2013 : rapport sur le blasphème de RSF

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    INTRODUCTION

    Pariant que le XXIe sicle serait religieux ou ne serait pas,Andr Malraux navait sans doute pas anticip lune des plus redoutablesconsquences de sa prdiction. Les abus de la religion peuvent savrerdune haute toxicit pour la libre circulation des informations, des ideset des opinions. Au nom de la religion ou des valeurs traditionnelles,on censure, non seulement les caricatures, mais aussi les vritsfactuelles chres Hannah Arendt. En terres dIslam ou ailleurs,cest la ralit de pays dont le systme de gouvernement est soumis la tutelle ou linfluence directe de la religion, entendue comme corpusde croyances confi la vigilance de certaines institutions. Cest de plusen plus souvent aussi la ralit de socits scularises, en raisondu conflit de valeurs d aux reprsentations (notamment mdiatiques)de la religion dans la sphre publique. Du fait aussi de lutilisation

    de la religion des fins politiques.

    Fond sur des recherches menes par Reporters sans frontires,le prsent rapport met en lumire deux dangers connexes pour unelibert dmocratique aussi fondamentale que celle dinformer. Le premierrside dans les ambigits de la censure pratique au nom de la religion.Veut-on punir la remise en cause dun dogme ? Latteinte prsumeau sentiment croyant dune communaut ? La contestation du pouvoirdes patriarches et des mollahs ? La confusion de ces registres sertles desseins de tous ceux qui dsignent aujourdhui les journalisteset les blogueurs comme les nouveaux hrtiques. Le second dangertient la prtention, inscrite dans les lgislations de prs de la moitides tats du monde (cf. encadr), de rendre la religion ou les valeurstraditionnelles intouchables, de les situer en-dehors - voire au-dessus- du champ habituel de la libre circulation des informations et desopinions, prvue par larticle 19 de la dclaration universelle des droitsde lhomme. Cette menace a acquis une envergure nouvelle lentamedu nouveau sicle avec une offensive diplomatique indite au seindes institutions onusiennes, au prix dalliances inattendues. Au Conseildes droits de lhomme des Nations Unies, les censeurs au nom de Dieurefusent de rendre les armes.

    ENQUTE DE BENOT HERVIEUavec l'quipe de Reporters sans frontires

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    sous caution pour raisons de sant en aot 2013, mais il reste poursuivipour atteinte au sentiment religieux et commentaires dsobligeantssur lIslam et le Prophte Mahomet. Manifestement, ces chefs dincul-pation sont utiliss par les magistrats locaux bien au-del des affairesdinsultes. La provocation des croyants commence avec la simplevocation des faits. De quoi compliquer singulirement la tche desjournalistes.

    Fin 2011, larchipel des Maldives dans lOcan indien voit resurgirle spectre des tensions religieuses sous la frule des fondamentalistesmusulmans sunnites du parti Adhaalath. Dans cette mosaque confes-sionnelle, le gouvernement durcit subitement le Religious Unity Actde 1994, aggravant les peines pour blasphme. Il est dsormaisinterdit aux mdias de promouvoir une religion autre que lIslam s unnite,religion dtat. Journaliste indpendant en ligne, Ismal Hilath Rasheedbrave lair du temps (voir photo ci-dessous). Il le paiera cher. Avec laval

    du ministre des Affaires islamiques, lAutorit des Communicationsdes Maldives (ACM) ferme son blog ddi aux thmatiques politiqueset religieuses. Motif ? Propos anti-islamiques. Musulman de traditionsoufie, cest--dire non sunnite, Hilath est accus dhumilier Allah,le Prophte et la foi. Il se rclame pourtant de cette foi pour rappelerque lIslam ne se rsume pas un seul courant et prner la cohabitationpacifique entre les communauts. En juin 2012, deux inconnus assnentun coup de poignard la gorge du journaliste devant son domicilede Mal, la capitale du pays. Il survivra. Censur, il est aussi un miracul.

    Dans de tels contextes, nimaginez pas vous adonner au reportage prtention objective, encore moins au journalisme dinvestigation.Le cyberactiviste saoudien Raef Badawi avait dnonc les agissementsde la Commission pour la promotion de la vertu et la prvention du vice,la redoutable police religieuse. Les autorits lont somm de retirerles posts de son blog. Cela sappelle de la censure. Il a refus.Le 29 juillet 2013, la Cour criminelle de Djeddah le dclare coupabledinfraction la loi sur la cybercriminalit. En Arabie saoudite, on neplaisante pas avec le respect du b on usage dInternet (cf. encadr).Le blogueur militant aurait commis le crime doffenser la religionet de violer les prceptes de la Charia. Raef Badawi est condamn sept ans de prison et six-cents coups de fouet. Son espoir de voirsa peine commue est faible.

    Cruellement punie dans certaines rgionsdu globe, loffense la religion sert trop souventdoutil de censure politique, voire doccultationde la ralit conomique, sociale et culturelle.Vritable carcan pour les journalistes et blogueurs,le radicalisme religieux (pas seulement musulman)empche de montrer le monde tel quil est.

    Il est des pays o toutes les vrits ne sont pas bonnes dire.En octobre 2009, le directeur de lhebdomadaire ymnite Al-ThaqafaMoaz Ashhabi sattire la plainte de trois dputs de son pays pourfalsification du Coran. Dans ses pages, Al-Thaqafaa-t-il travestile texte religieux, volontairement modifi une sourate ou remis en causede faon provocatrice la biographie de Mahomet ? Pas du tout.Les journalistes de lhebdomadaire nont fait que leur mtier, ils ontrendu compte dun sujet dactualit, un dbat entre religieux ymnitessur la vocalisation du texte fondateur de lIslam. Les dputs ne tolrentpas quAl-Thaqafanait pas pass ce passionnant dbat sous silence.Comme Moaz Ashhabi na diffam personne, la justice va-t-elle luidonner quitus de la vracit de ses informations ? En janvier 2010,le directeur du journal est condamn un an de prison. Cela fait lourdpour la simple vocation dun dbat bien rel. Moaz Ashhabi purgeraau final un peu moins de la moiti de sa peine. Une condamnationsymbolique ? Cinq mois de dtention, un symbole lourd pour lintresset dissuasif pour autrui.

    Au Bangladesh, le blogueur Asif Mohiuddin avait couvert les procsde dirigeants du parti islamiste Jamaat-e-Islami, jugs pour des crimesde guerre et crimes contre lhumanit commis durant la guerredindpendance de 1971. Un sujet hauts risques. Les plus fanatiquestolrent mal quun homme connu pour son engagement contre lint-grisme se permette de raconter ce qui se passe dans la salle daudience,et ce qui a eu lieu au moment de la naissance du pays. Aujourdhui,Asif Mohiuddin fait figure de rescap des geles dun pays o la rpliqueaux fondamentalismes vaut souvent condamnation pour outrage lareligion. Un mois aprs une rincarcration, le blogueur a t libr

    1QUAND LA NOTIONDE SACR ENTRAVELE DROIT DE SAVOIR

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    Ali Nishan / AFP

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    Dans lesprit du censeur, aucune diffrencene semble imaginable entre lapproche du dogmeet la soumission celui-ci. Le raccourci passepar pertes et profits le sens premier de la notionde blasphme, qui ne sapplique quau seulcroyant dans sa relation sa propre religion sildcide de la contester, et qui devient apostasiesil lui prend de la renier. Mais assez limitesen nombre sont, en dfinitive, ces situationso le blasphme, entendu dans son acceptionvritable, vient faire pice une information caractre strictement religieux ou touchantau corpus fondateur dune religion (dbatsthologiques de fond, questions rituelles, aspects

    historiques). Le journaliste, le blogueur oule mdia ont rarement cette science et cettevocation. Les foudres de la censure ou dufanatisme sabattent bien plus souvent sur eux

    lorsque, dans le registre de lopinion ou du fait, ils traitent de lactualit.Ainsi lorsque le journalisme se fait vecteur dopinion, travers lditorial,le parti-pris ou la caricature. De m me, quand il questionne linfluencede la religion dans la socit et, s ouvent, la lgitimit de ceux qui disentdtenir la norme au nom de la foi.

    SACRILGE FABRIQUCes exemples tmoignent du carcan religieux qui enserre linformationdans des pays rgime thocratique ou strict encadrement cultuel.L, ltat ne reconnat pas la sparation entre religion et politiquequalifiant les socits scularises. Ces c as soulignent galementla cruaut des chtiments rservs pareille insolence, du bannisse-ment au fouet, voire lexcution capitale en place publique. Ils rvlentsurtout que des pouvoirs ou des factions radicales se dclarant dinves-titure divine rpriment tout propos ayant trait la religion surgi sur lesondes, dans des colonnes ou sur la Toile. Dans cette logique, la notionsi subjective de sentiment des croyants est opportunment convoquepour justifier un blasphme ou une atteinte au dogme ou aux valeurstraditionnelles.

    Pour les censeurs, mme lexploration pdagogique dune religion peut

    justifier lanathme. Peu suspect de provocation impie, le magazinecatholique franais Le Plerinsest vu interdire de distribution surle sol marocain en fvrier 2012. Quelques jours plus tt, lhebdoma-daire L'Expressavait subi le mme sort. Le hors-srie 50 cls pourcomprendre lIslam propos par le premier et le numro spcialsur La grande histoire des peuples arabes dit par le second compor-taient lun et lautre une reprsentation du visage du Prophte.A la mme poque, deux numros dun autre hebdomadaire franais,Le Nouvel Observateur, nont pu franchir les portes du Royaumechrifien pour la mme raison.

    en signant la Loi sur les crimes informa-tiques, laquelle oblige les fournisseurs daccs Internet enregistrer toutes les donneschanges par leurs utilisateurs pendant sixmois sous peine de svres sanctions.Les internautes publiant des contenus illgauxou se servant de moyens dtourns pouraccder aux contenus bloqus sont passibles

    de lourdes peines de prison.

    Pour les thologiens musulmans qui ont tentdapporter une approche dogmatique au web,Internet porterait atteinte la foi et la socitislamique. Des cyber-fatwas ont commenc voir le jour, notamment contre lutilisationde YouTube. En Arabie Saoudite, le C omitdes recherches scientifiques et de la dlivrancedes fatwas a rendu un avis tranch contreles cyber-cafs : Si ces lieux peuvent servir des fins mauvaises, pouvant nuire auxcroyances islamiques [] alors il est illicitede sy rendre.

    Paralllement, les autorits religieusespromeuvent la cration dun web islamique,purg des contenus rputs impies du webtraditionnel, dot de ses propres supportsplate-forme de partage vido commeNaqatube.com, de moteurs de rechercheslectifs ou encore de rseaux sociauxmusulmans et non mixtes.

    En septembre 2012, le gouvernement iraniena inaugur un Internet halal national, rseauparallle dot dune vitesse de connexionleve, mais surveill et censur dans sonintgralit. A terme, les serveurs locaux sontcenss hberger tous les sites iraniens.Les applications et services tels que b otesmails, moteurs de recherche, rseaux sociauxet oprateurs devraient tre dvelopps sousle contrle du gouvernement. Dans lespoirde gommer toute voix dissidente.

    Les prescriptions religieuses agissent aussisur la Toile. Malgr limpossibilit dimposertotalement la vertu dans la sphre virtuelle,les pays musulmans les plus intransigeantsrivalisent dingniosit pour y pourchasser le

    vice. La monarchie saoudienne a institution-nalis la hisbahlectronique, du nom de ceprincipe de la Charia inspir de linjonctioncoranique qui ordonne le convenable et punitle blmable. Intitul Le vice moral dInternetet comment pratiquer la hisbah, un guidepratique dit par la Commission pour lapromotion de la vertu et la prvention du vicejustifie la censure par linterdit confessionnel.Des recommandations y sont formules pourdactivits pour devenir cyber-gendarmede la hisbah sur le net. Le document contientdes lments de sensibilisation au dangeret la menace des sites internet immoraux.

    Il adresse des recommandations auxmodrateurs de la Toile pour censurer ousignaler des contenus jugs rprhensibles.Le programme de la Commission a attir troiscents volontaires venus se former la pratique

    de la hisbahsur les rseaux sociaux.

    Au Soudan, le Conseil National des Tlcom-munications insiste sur limportance du filtragedu net travers la grille de la hisbah. Il sagitde protger les valeurs morales de la Oumma(communaut des croyants), et les principesde la vertu et de la chastet. En gypte,des collectifs citoyens ont invoqu le principede la hisbah pour obtenir de la justice leblocage de laccs aux sites pornographiques.

    En rplique au printemps de 2009, lIrana franchi un pas de plus dans la cyber-censure

    DE LA CYBER-CHARIA L'INTERNET "HALLAL"

    Blasphmateurpour ses ennemis,le journaliste dfie

    le plus souventdes intrts rputs

    couverts par lonctionreligieuse

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    Blasphmateur pour ses ennemis, le journaliste dfie le plus souventdes intrts rputs couverts par lonction religieuse. Prsentateur de laradio Ada Koima(les joies de la colline) Gao au nord du Mali, AbdoulMalick Maga a pris un risque, dans son mission nocturne du 4 aot2012, en racontant comment des villageois avaient sauv in extremisun jeune homme accus de vol dune am putation de la main par lessbires du Mouvement pour lunicit du Jihad en Afrique de lOuest(Mujao). Affront la Charia ? Les assaillants qui capturrent ce soir - lAbdul Malick Maga en pleine mission, le rourent de coups puis laban-donnrent inconscient, songeaient moins leur credo qu leur propreposture dans le conflit arm les opposant au gouvernement de Bamako.

    Engage dans la propagation des enseignements du Prophteet du Jihad, la secte islamiste radicale nigriane Boko Haramse proccupe beaucoup de limage que les mdias vhiculentdelle. Depuis son apparition en 2002 dans les tats du nord du pays

    (Kano, Borno, Kaduna), ce groupe extrmiste en guerre dclareavec les autorits dAbuja cumule les attentats contre les rdactionset les assassinats de journalistes accuss de dformer le rcitde ses activits. Abattu de sang-froid larme feu en octobre2011 Maiduguri, Zakarya Isa compte parmi ses nombreuses victimes.

    Le journaliste rentrait-il de la mosque au moment de sa mort ?Peu importe Boko Haram, aux milices Shebab somaliennes ou aux thocratesprdateurs de journalistes des diffrents continents ( lexceptionnotable des Amriques). Attenter leur rputation et se vouer la damnation revient au mme. Quil y ait eu blasphme ou non.

    THMES ET TABOUSAmplifie avec Internet, linformation religieusement sensible nourrittout autant la colre des censeurs lorsquelle porte sur ces sujets ditsde socit touchant lintime. Vritables marqueurs de scularisation,la place des femmes, lhomosexualit ou la procration constituentles thmes cls de ce conflit de valeurs o le poids social de la religionest remis en cause. Ebranl dans son autorit, le censeur peut, en loc-currence, sappuyer encore plus facilement sur le ressenti des fidles.

    La prgnance des tabous place le journaliste ou le blogueur la mercide son propre public. Les exemples abondent. Presque tous tmoignentde ce glissement o lindignation spontane se charge du sentimentdatteinte la foi qui autorise au final linvocation dune offense la religion et aux valeurs. Une rcente affaire survenue Omanrsume assez cette gradation.

    Ce 5 septembre 2013 Mascate, le gouvernement annonce le dclen-chement de poursuites contre deux contributeurs de lhebdomadaireanglophone local The Week, dont son rdacteur en chef. En cause :un article publi quelques jours plus tt sur la condition deshomosexuels dans le sultanat. Si la nature des charges nest pasprcise, le ministre de lInformation entend ne pas permettre denuire aux fondamentaux, valeurs et principes de la socit ou de porteratteinte la religion ou la m oralit. Le contenu de larticle incriminest, une fois de plus, bien loin de prter le flanc ce genre dacc usationsmais la logique de censure balaie toute analyse. En donnant la parole des homosexuels omanais et trangers qui estiment leur sort beaucoupplus enviable dans le sultanat quen territoires voisins, les journalistes deThe Weekont la fois sali limage du pays [o lhomosexualit restepnalise ndlr], vers dans lapologie de pratiques contre-nature etainsi attent la moralit et ses fondements [religieux, il va de soi ndlr]. Samir Al-Zakwani, le rdacteur en chef de The Week, et soncollaborateur risquent de six mois trois ans de prison. Mais la rue lesa dj condamns. Le dchanement haineux sur les rseaux sociaux a

    mme trouv cho au sein de lAssociation des journalistes omanais, quirclame pour The Weekla privation de sa licence de diffusion. Face lavindicte gnrale, lhebdomadaire a formul des excuses et censur sonpropre article. En Iran, o lon a mme mis au point un Internet hallal(cf. encadr) pour prvenir de dangereuses lectures, les journalisteslocaux nauraient pas risqu pas de commettre un tel pch rdac-tionnel. En Rpublique islamique, lhomosexualit a nexiste pas, aplusieurs fois certifi lancien prsident Mahmoud Ahmadinejad.

    Samsson / AFP

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    ICNES RPRESSIVESComme dans les monarchies du Golfe persique ou en Iran, il nestparfois pas recommand de critiquer le clerg dominant en terrechrtienne. La Carlie [rgion russe frontalire de la Finlande ndlr]est fatigue des popes, titrait le blogueur et dfenseur des droits delhomme Maksim Ekimov dans un article post le 31 dcembre 2011.Poursuivi pour incitation la haine religieuse, perquisitionn par lesfonctionnaires du FSB (services de renseignement), condamn pardcision de justice un placement en hpital psychiatrique, lhommena d son salut qu un exil prcipit en Estonie en mai suivant. En faitde haine religieuse, Maksim Ekimov fustigeait le poids conomique etsocial des hirarques de lglise russe traditionnellement trs prochedu pouvoir. Accus dextrmisme, le rdacteur en chef du journalde Kaliningrad Tridevyaty region VIPBoris Obraztsov a cop, enseptembre 2011, dune condamnation une amende de 110 000

    roubles (environ 2 500 euros) pour avoir dnonc les privilges fonciersexorbitants de la clricature orthodoxe, gratifie sous sa plume des douxsurnoms de travestis barbus ou de vermines qui se tiennent la ttede nimporte quelle organisation religieuse. Vhmente, la chronique nesaventurait pourtant pas dans le registre des c royances. Prenant pourcible le patriarcat de Moscou et ses missaires, elle sassumait commetribune politique. Son auteur, connu pour son opposition notoire auKremlin, reste ce jour dans le collimateur des tribunaux, car la tribunea t republie sur la Toile en dcembre 2012. Bien loin du dogme,la religion est ici vise en tant que systme institutionnel, garant decertains codes moraux. L non plus, toute vrit nest pas bonne dire.Souvent, la loi est l pour le rappeler.

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    Alexey Sazonov /AFP

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    Dans les thocraties, larme lgaledu blasphme sert maintenir lordre social.Ailleurs, les lois qui se rfrent au sentimentdes fidles. Parfois, comme dans les anciennesrpubliques sovitiques, le cadre juridiquerestreint le champ de linformation en empchantautant la contestation de la religion que la libreexpression des croyances.

    Les 17 et 18 juillet 2010 Thran, un coup de filet des servicesde renseignements se solde par larrestation de sept tudiants gsde 19 28 ans. Trois dentre eux Mohammad Reza Ghozalideh,Ladan Mostoufi Maab et Hojat Nikoui sont toujours dtenus.A lpoque de leur arrestation et de leur transfert la sinistre prisondEvin, ces jeunes net-citoyens dissidents ont d avouer sous la tortureleur appartenance un rseau anti-religieux blasphmant lIslam.Les charges initialement retenues contre eux taient aussi lourdesque multiples : publicit contre le rgime, insulte envers le sacr,action contre la scurit nationale en collaboration avec des organi-sations hostiles la Rvolution, insulte envers le Prophte et, crimesuprme, moharebehautrement dit rbellion contre Dieu.Autant dinculpations passibles de la peine de mort, en lespcecommue en prison ferme et en coups de fouet.

    La liste de ces chefs daccusation rallonge utiliss contre les jeunesblogueurs rvle un saisissant mlange des registres temporel etspirituel. Que sagit-il de punir ? O se situe la suppose offense ?Les autorits de la Rpublique islamique ont, en l occurrence, dvoilleurs intentions vritables en abandonnant en cours de procdure lesgriefs rputs les plus graves, relevant directement du domaine religieux.De lourdes condamnations nen sont pas m oins tombes. Bouscul parla vague protestataire surgie en juin 2009 aprs la rlection contestede Mahmoud Ahmadinejad, branl par le pouvoir de nuisance denet-citoyens capables dinformer lopinion internationale via les rseaux

    2LES CONTRAINTESJURIDIQUES DE LA LOIDE DIEU

    sociaux, le rgime des mollahs avait dabord cur de montrer sonautorit et maintenir lordre. Cette affaire des s ept blogueurs iraniensrappelle une fois encore quen terre thocratique la religion peut treinstrumentalise des fins bien peu religieuses. Il serait pourtant tropsimple de considrer que llment religieux ne serait ici daucun poidsparce quil na pas fait la dcision.

    TROIS ORDRES LISLaisser aller les journalistes et blogueurs critiques ? Accepter quese dveloppe une information libre ? Les prdateurs de droit divinont en effet tout perdre dune telle tolrance. Elle signifie lmanci-pation intellectuelle des citoyens, la germination dune socit civileautonome vis--vis du pouvoir, et ds lors, la possible dsarticula-tion des fondements dun systme de gouvernement. Dans des paystoujours nombreux o la frontire du spirituel et du temporel na jamaist dlimite, le rgime doit son maintien au lien quil estime absoluentre ordre divin, ordre politique (et institutionnel) et ordre public. Cestce lien quexprime lentrelacs daccusations mlant sacr et profaneportes par les mollahsiraniens contre les jour-nalistes et les blogueursdissidents. Contesterle rgime ? Cest sedresser contre un pouvoirdessence divine et donccontre Dieu lui-mme.Se dresser contre Dieu ?Cest naturellement faireinjure la communautcroyante sa dvotion etdonc la socit. Punir leblasphme ou latteinteaux valeurs, cest doncassurer lordre.

    Incarn par les exemplesextrmes de lIran ou

    de lArabie saoudite, ceraisonnement se retrouveailleurs aux fondements decertaines lgislations voire de codes de la presse. Celui du Maroc prvoitainsi une peine de trois cinq ans de prison, et de 10 000 100 000dirhams (de 900 9 000 euros), pour toute offense envers Sa Majestle Roi, les princes et princesses royaux. Ce mme article 41 du codechrifien applique une peine identique lorsque la publication dun journalou crit attente la religion islamique, au rgime monarchique ou lintgrit territoriale. Lquation juridique porte la marque dun rgime ole souverain, garant de lunit politique et figure suprme de l excutif,est galement commandeur des croyants. Mais en fait de protection dela religion ou des valeurs religieuses, la loi bnficie ici une seulereligion en tant quelle est dEtat.

    Contester le rgime ?Cest se dresser

    contre un pouvoirdessence divine

    et donc contre Dieu

    lui-mme

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    LA RELIGION, LES RELIGIONSOU UNE RELIGION ?La situation des journalistes et des blogueurs est de loin la plus critiquedans les pays une quinzaine au total et tous musulmans o le corpsde doctrine tabli constitue la source du droit. Dans un tel cas de figure,lacteur de linformation tant soit peu contestataire devient facilementassimilable aux hrtiques, apostats et athes mais aussi aux minoritsreligieuses que la loi vise galement. Du Ymen lEgypte, en passantpar lAfghanistan, le Pakistan ou encore la Libye, la religion tellequinscrite dans la lgislation nest autre que celle dont se revendiquela majorit de la population. Sy rfrer ou la dfendre comme cimentsocial, en flattant le sentiment des croyants majoritaires, semble releverdun impratif de survie pour des Etats de ces rgions, notamment ceuxen reconstruction ou fragiliss par des mouvances radicales qui

    les contraignent donner des gages.

    De l sexplique que des pouvoirs qui ne sont pas toujours en soidessence religieuse concdent un espace consquent aux oulmasou aux muftis sur les terrains politiques et juridiques. La sphrede linformation et de la communication constitue lindicateur cl de cetteinfluence. Prsident lu et garant dune Constitution rcente qui a prioriproscrit la censure et reconnat le pluralisme, l afghan Hamid Karza a dpar deux fois en moins de deux semaines, au printemps 2013, plier face la pression du Conseil des oulmas pour ordonner son ministrede lInformation et de la Culture dempcher la diffusionde films et dmissions contraires aux valeurs islamiques de la socit

    afghane. En Libye, durant la mme priode,la simple interview dune dfenseure des droitsdes femmes sur la question du port du voilea valu au journaliste de la chane LibyaInternationalReda Fhelboom la fatwa du muftiCheikh Sadeq Al-Ghariani, laccusant lui et sonmdia de promouvoir le chiisme, lathisme,de diffamer lIslam et les compagnons duProphte. En Tunisie voisine, traverse elleaussi par la vague des Printemps de lanne2011, le gouvernement du parti islamisteEnnahda na, en revanche, pas totalementeu raison de lhritage lac maintenu sousla priode Ben Ali. Dj bien en peinede saccorder sur une Loi fondamentale,lAssemble nationale constituante a pourlinstant cart loption dy inscrire la criminali-sation des atteintes au sacr.

    Tout aussi confronts au double dfi dassurerla concorde citoyenne et de contenir leradicalisme ambiant, dautres Etats sappuientsur des lgislations plus en phase avec unedmographie religieuse composite.En Irak, larticle 372 du code pnal prvoitune peine pouvant aller jusqu trois ansde prison pour les dlits qui violent lessensibilits religieuses. Au Bangladesh olIslam est devenu religion dEtat en 1988,et en Inde multiconfessionnelle, le mme

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    code pnal adopt en 1860 sous loccupation britannique et toujoursen vigueur sanctionne de deux trois ans de prison les actes, parolesou crits manifestant lintention dlibre et maligne doutrager lessentiments religieux dune catgorie de citoyens. Numriquementpremier pays musulman du monde, lIndonsie est dote dun codepnal dont larticle 156 sanctionne de quatre annes de prison l'expres-sion de la diffamation publique, lhostilit et la haine contre certainescommunauts, dont des groupes religieux. Moins discriminatoiresen tant que telles et plus conformes au dessein de protger la religionen gnral, ces lgislations nont pourtant pas lieu de rassurer les jour-nalistes ou les blogueurs.

    Applicables toute forme datteinte la religion, ces dispositionslgales constituent autant de freins au traitement dun sujet relatif la religion dans un support dinformation. Plus grave, elles reposentsur les notions subjectives de sensibilits croyantes ou sentiments

    religieux dont les contours sont par nature impossibles fixer.Une satire ? Une critique ? Pour peu quil se sente confort, le sentimentcroyant redfinit rapidement la premire comme blasphmeet la seconde comme diffamation ou outrage. Cest au prix de platesexcuses en forme de reniement que lhebdomadaire indonsien Tempoa vit les foudres de larticle 156, aprs lannonce dune plainte delAlliance des tudiants et jeunes chrtiens (AMPK). Lobjet du sacrilgetait une couverture parodiant Le dernier repasde Lonard de Vinci,o lancien prsident Suharto, dnonc pour ses pratiques de corruptionet de npotisme, se tenait la place de Jsus entour de ses six enfants.

    Garanties prtendues de paix sociale mais rels leviers de censureet dautocensure, les lois sanctuarisant la ou les religions natteignentpas plus leur objectif politique majeur consistant juguler la surenchredes plus religieux. Au Kurdistan irakien,les excuses du directeur du mensuel bilingue(kurde et arabe) Chirpa MagazineHamin Arynont en rien apais la colre des islamis tesaprs la publication, en mai 2012, dun articlesign de lcrivain kurde exil en NorvgeGoran Halmat. Dj post sur Facebook deuxans plus tt, ce texte intitul Moi et Dieu,fustigeant le groupe arm Ansar Al-Islam,a cot au magazine une suspensionde parution dure indtermine la demande

    de lUnion des oulmas et de partis islamistescomme la Jamaa Islamiya. Lhistoire auraitpu se conclure sur la condamnation publiquepar le Premier ministre de la rgion autonomeNerchivan Barzani dune offense enverslIslam. Las, les appels des cadres de la JamaaIslamiya lannulation de rassemblementsprvus au lendemain de lanathme gouver-nemental nont pas t suivis. Deux millepersonnes ont dfil le 8 mai 2012 Erbil pour rclamer la mort de GoranHalmat. Arrt la veille, Hamin Ary a fait lobjet dune brve inculpationsur la base de larticle 372 du code pnal pour violation des sensibilitsreligieuses, en lieu et place de ladite loi 35 qui rgit normalementles affaires de presse mais ne prvoit pas de peine de prison.

    Lacteurde linformation tant

    soit peu contestataire

    devient facilementassimilable

    un hrtique

    nsall / AFP

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    AGENTS DOUBLESLes Etats aux frontires hrites de lancienne URSS nont pas tousla mme religion majoritaire. Mais quils soient dominante musulmanecomme en Asie centrale ou chrtienne orthodoxe dans les paysrussophones ou certaines nations du Caucase, ils connaissentfrquemment des oppositions communautaires en leur sein. Pour parer ce que le pouvoir peroit comme des menaces contre la cohsionsociale et la scurit de lEtat, le mnagement du sentiment descroyants est galement luvre. Lobjectif de paix publique apparatnanmoins plus marqu dans les lgislations de ces pays qui sanc-tionnent non pas le blasphme mais lincitation la haine, linimitiet la discorde religieuses au mme titre que lincitation la haineraciale. Les codes pnaux russe (art. 282), kazakh (art. 164), turkmne(art. 177), armnien (art. 226), ukrainien (art. 161), ou encore blarusse(art. 130) comportent sur ce point des formulations similaireset prvoient en pareils cas des peines de prison parfois lourdes. Certainsde ces tats, qui invoquent les valeurs traditionnelles comme assisesdune identit nationale rcente et surtout pour lgitimer leur autorit,promeuvent ce concept au niveau diplomatique pour faire pice luniversalisme des droits de lhomme (cf. chapitre suivant).

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    Or larsenal juridique est ici double tranchant. Il cible autant lextr-misme que la discorde religieuse. La loi voudrait-elle dfinir les limitesdu religieusement acceptable ? Pas question, en tout cas, pourles Etats dAsie centrale ou du Caucase de cder la moindre parcelledinfluence des islamistes dsignant les ennemis intrieurs.Dans ce climat pour partie lgu par lpoque s ovitique, o lencadre-ment idologique des populations tait la rgle, la suspicion de gouver-nements autocratiques rejaillit assez vite sur celui qui croit un peu tropau ciel comme sur celui qui le moque. Journalistes, blogueurset opposants subissent un rgime de sanction attrape-tout, doubleface mais gure moins liberticide.

    Si larticle 156 du code pnal ouzbek punit de prison lincitation la haine et la discorde religieuses, larticle 216 du mme codecondamne avec autant de svrit lorganisation ou la participationactive un mouvement social ou religieux interdit. Le prtexte

    a commodment servi rduire au silence le commentateur sportifet animateur de radio Khayroullo Khamidov, condamn en mai 2010 six ans de prison par un tribunal de Tashkent et toujours incarcr.Habitu dialoguer avec ses auditeurs lantenne de la petitestation Nawruz, lhomme navait jamais fait mystre de ses rfrencesreligieuses. Sa voix dtonnait semble-t-il trop de la doxa dun rgimeparmi les plus intraitables de la rgion envers s es dissidents.Au Tadjikistan, le correspondant de la BBCOurinbo Ousmonova dabord t accus dappartenance au Hizb-ut-Tahrir, avant decomparatre, en octobre 2011, pour avoir omis dinformer les autorits

    de ses contacts avec ce partiislamiste interdit. Tortur en coursdinterrogatoire, le journalistea cop dune peine de trois ansde prison ferme mais a bnficidune amnistie sous la pressioninternationale. Sa condamnationa toutefois t confirme par laCour suprme de la Rpublique,comme un avertissement lensemble des journalistesamens couvrir les activitsdune organisation dclareillgale. En dlicatesselui aussi avec les autorits de son

    pays, le journaliste indpendantet dfenseur des droitsde lhomme kazakh AlexandreKharlamov aura pass six moisen dtention provisoire, dontquelques semaines en hpitalpsychiatrique, avant de sortirde prison le 4 septembre 2013.Dans son cas, ce sont linversedes post de blog jugs ngatifsenvers la religion qui lui ont valuce traitement. Lhomme demeure ce jour assign rsidence.Le plus petit dnominateur religieuxdevrait-il chaque fois dcouragerles acteurs de linformation ?

    RELIGION(S) : UNE PROTECTION LGALEDANS LA MOITI DES TATS

    Selon une tude publie en 2012 auxEtats-Unis par le Pew Research Center1, 94des 198 pays du monde, soit 47 % des tats,sont dots dune loi punissant le blasphme,lapostasie ou la diffamation des religions.Disparue du vocabulaire courant dansle monde occidental, lapostasie, le faitde renoncer volontairement sa religion,

    est souvent considre comme lun des crimesles plus graves en terre musulmane. Vingt paysla punissent, parfois de mort. Tous ont lIslampour religion dominante. Ces pays sont :

    lgypte, lIrak, lIran, la Jordanie, le Kowet,Oman, le Qatar, lArabie Saoudite, la Syrie,les Emirats arabes unis et le Ymenpour la rgion Maghreb Moyen-Orient

    lAfghanistan, la Malaisie, les Maldiveset le Pakistan pour la rgion Asie-Pacifique

    les Comores, la Mauritanie, le Soudan,le Nigria et la Somalie pour le continentafricain.

    A lexception de cinq dentre eux - Irak, Syrie,Ymen, Mauritanie et Comores - tous les paysprcits disposent galement de lois sanc-tionnant le blasphme, cest--dire linjure oula critique faite au dogme ou aux symbolesreligieux. A la liste prcdente sajoutentlAlgrie, le Bahren, le Liban, le Maroc2, lInde,lIndonsie, Singapour et la Turquie. Huit pays

    de lUnion europenne entrent galement dansce cadre, malgr la trs faible application de cetype de lgislation en leur sein (cf. encadr) :lAllemagne, le Danemark, la Grce, lIrlande,lItalie, Malte, les Pays-Bas et la Pologne.

    La liste sallonge nettement avec les pays 86 au total o la loi rprime plus gnrale-ment le dlit de diffamation des religions.Le terme peut renvoyer certaines manifesta-tions traditionnelles de blasphme mais dansla mesure o celles-ci sont reues commeune offense par une communaut croyantedtermine. La diffamation des religionsprend alors appui sur la notion combienproblmatique de sentiment religieux.

    Dans la pratique, nombreux sont les pays,en particulier de lUnion europenne(cf. encadr), nappliquer ce type de lois quedans un contexte de discrimination avreenvers une communaut ou dun groupedindividus pour des motifs religieux.La sanction vise latteinte aux personneset non latteinte aux croyances ou aux dogmes.

    La diffamation des religions figure dansles lgislations de 24 des 28 tats de lUE(lItalie ne retenant que le seul blasphme,lEstonie, la Bulgarie et Chypre ntant pourvusdaucune loi en la matire). Le continentamricain compte six tats entrant dans ce casde figure : le Brsil, le Canada, le Chili,le Salvador, Trinit-et-Tobago et le Venezuela.

    1 Cf. lien (chiffres pour lanne 2011) :http://www.pewforum.org/2012/11/21/laws-penalizing-blas-phemy-apostasy-and-defamation-of-religion-are-widespread/

    2 Ltude du Pew Resarch Center liste le Sahara Occidentalcomme entit spare.

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    LES CARICATURES DE LA DISCORDELe dbat prend une tournure vritablement conflictuelle la finde lanne 2005. Au mois de s eptembre, le quotidien danois Jyllands-Posten(voir photo de gauche) publie douze caricatures de Mahomet,dont la plus connue reprsente le Prophte coiff dun turban en formede bombe. Accompagnant un article consacr la libert dexpression,les dessins rpondent leur manire lcrivain danois Kare Bluitgen,qui sest plaint publiquement de ne pas trouver dillustrateur poursa biographie de Mahomet. Bientt rpercuts dans dautres publica-tions europennes comme lhebdomadaire franais Charlie Hebdo,les caricatures gagnent leur tour la dimension de symboles au titredun double combat : celui de critiquer et de moquer la religion, et pluslargement celui de revendiquer de ne pas croire. Le dbat de fondest alors pos : le sentiment croyant justifiant la notion de diffamationdes religions peut-il tre considr comme un droit de lhomme et si

    oui, est-il susceptible de primer sur cet autre droit humain fondamentalquest la libert dinformation et dexpression ?

    Pour les pays de lOCI, la rponse va de soi. Leur riposte diplomatiquese met en place les 7 et 8 dcembre 2005 en Arabie s aoudite, loccasion de la troisime session extraordinaire du sommet islamique.Le plan dcennal dont accouche la rencontre raffirme lobjectif delutte contre lislamophobie, lequel passe par une rsolution contrai-gnante des instances de lONU. La demande des Etats de lOCI esten partie satisfaite quelques jours plus tard avec une rsolution contrela diffamation des religions adopte sur proposition du Ymen parlAssemble gnrale de lONU, mais sans valeur coercitive. Ds lors,et malgr la vive opposition des pays occidentaux et dune centainedONG nationales et internationales, loffensive diplomatique se poursuit.

    Tendue, la discussion vire au dialogue de sourd et influe en partiesur le sabordage de la Commission des droits de lhomme de lONU,qui renat en mars 2006 sous le nom de Conseil des droits de lhommeavec dautres mcanismes. Aux yeux des pays occidentaux, leurs propreslgislations (cf. encadr) et les textes internationaux condamnent djbien assez les discriminations sous toutes leurs formes, y compris cellesse fondant sur une appartenance religieuse. Pour les pays de lOCI, leblasphme ou latteinte aux valeurs religieuses ne se diss ocient pas decomportements, propos ou contenus de nature choquer la sensibilitdes croyants (en fait des musulmans) ou plus largement discriminatoires.Leur abondance dans les supports de communication et dinformationmrite selon lOCI une vigilance particulire. Vote le 18 dcembre 2007par lAssemble gnrale de lONU, une nouvelle rsolution, toujourssans valeur contraignante, prend les occidentaux revers.Non seulement le respect des religions bnficie avec elle duneimportance apparemment suprieure la libert dexpression, mais letexte reoit lappui inattendu de la Russie et plus encore de pays offi-ciellement athes comme la Chine, le Vietnam ou Cuba. Le mot dordrediffrentialiste se superpose au calcul gopolitique. Lamertume desoccidentaux est dautant plus grande que des voix sinquitent en leursein du sort des minorits religieuses, notamment non-musulmanes,dans les pays de lOCI.

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    premire rsolution destine combattre la diffamation de lIslam.Etendue dans sa version finale toutes les religions, le texterecommande tous les Etats, travers leur cadre juridique national,en conformit avec les instruments internationaux de dfense des

    droits de lhomme, de prendretoutes les mesures appropriespour combattre la haine, la discrimi-nation, lintolrance et les actesde violence, dintimidation etcoercition motivs par lintolrancereligieuse, y compris les attaquescontre des sites religieux,et dencourager la comprhension,la tolrance et le respect en matirede libert de religion et de croyance.Cinq autres rsolutions du mme

    type sont adoptes au s einde la Commission jusquen 2005.Leur formulation est consensuelle.Cependant, elle ne rsout pasle malentendu dorigine entre lespays de lOCI et leurs contradicteurs.

    Pour les premiers, la diffamation des religions sassimile lislamo-phobie, laquelle inclut sous un mme mot la contestation dun dogme,la provocation envers le sentiment dune communaut croyante,et la stigmatisation de cette mme communaut par des strotypesraciaux et culturels. Latteinte aux croyances et latteinte aux personnesne feraient donc quun (cf. encadr).

    / SCANPIX DENMARK / AFP

    Ces provocationssont une menace pourla paix et la scuritinternationales et le

    caractre sacr de la viekemeleddin Ihsanoglu, secrtaire gnral de l'OCI

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    FRAGILE REVANCHEConforte par la rsolution de dcembre2007, lOCI continue sur sa lance.Au cours de la septime session du Conseildes droits de lhomme, en mars 2008,elle tente dobtenir une redfinition du rledu Rapporteur spcial de lONU pour lalibert dexpression, qui il reviendrait presque exclusive-ment de signaler au sein des instances o labus de libertdexpression constitue un acte de discrimination raciale oureligieuse. Cet amendement est sans doute le pasde trop. Le 9 dcembre suivant, une dclaration conjointedes Rapporteurs spciaux pour la libert dexpression delONU, de lOrganisation pour la scurit et la cooprationen Europe (OSCE), de lOrganisation des Etats amricains

    (OEA) et de la Commission africaine des droits de lhommeet des peuples (ACHPR), ritre leur opposition touteinterdiction de la diffamation des religions et prconisela fin des rsolutions internationales en ce sens.

    Dautres suivront pourtant, avec des votes plus serrs,comme celle adopte le 25 mars 2010 au Conseildes droits de lhomme, une fois encore s ur propositiondu Pakistan. Or dans lintervalle, les pays contradicteurs delOCI ont marqu un autre point important : le 22 avril 2009,la dclaration finale de la Confrence des nations unies surle racisme de lONU dite Durban II ne mentionne pas ladiffamation des religions. Deux ans plus tard, les pays delOCI cdent lissue dpres discussions conduites souslgide des Etats-Unis. En contrepartie de leur renoncement des notions incompatibles avec les standards internatio-naux en matire de libert dexpression, un compromisest trouv la faveur dune rsolution vote le 19 dcembre2011 sur la lutte contre lintolrance, les strotypesngatifs, la stigmatisation, la discrimination, lincitation la violence et la violence fonds sur la religion oula conviction. Fin de lhistoire ? Une tincelle nommeLinnocence des Musulmansa suffi rallumer des braises peine teintes. Et un autre grain de s able pourrait encorecompliquer les dbats. Depuis 2009, trois rsolutionssollicitant la promotion des valeurs traditionnelles ont tdposes par la Russie au Conseil des droits de lhomme.Adopte en septembre 2012, la troisime dfinit de tellesvaleurs comme un moyen de promouvoir les droits delhomme et les liberts fondamentales. La libertde linformation compte-elle parmi ces dernires au vude la conception quen donne en ce moment le Kremlin ?

    EUROPE : DES LOIS NATIONALES CONTRE-COURANTDE LA JURISPRUDENCE

    en Pologne, pour toute personne qui blesseles sentiments religieux dune autre personnepar un outrage public lobjet de ladorationreligieuse ou un lieu consacr la pratiquereligieuse (art. 196 du code pnal).

    En pratique, latteinte aux symboles etsentiments religieux proccupe moins quele risque manifeste de trouble lordre publicquelle gnre. Certains tats ont adaptleur lgislation en consquence. Dot dunparagraphe sur le blasphme ou loutrage Dieu tomb en dsutude, le code pnalallemand fait encourir une peine allant jusqu

    trois ans de prison pour qui publiquement oupar la publication dcrits offense la croyancereligieuse ou la conception du mondedautrui, mais uniquement dune manirede nature troubler lordre social et la paixpublique. Ici encore, la rfrence aux contenusde croyance est maintenue.

    Comme en Allemagne, le paragraphe anti-blas-phme du code pnal danois ne rencontre plusgure doccasions de sappliquer. La lgislationinsiste en revanche sur la discriminationciblant certaines communauts, en sanction-nant de deux ans de prison les propos publicsmenaant ou insultant un groupe de personnesen raison de sa race, sa couleur, son originesociale ou ethnique, sa religion ou sonorientation sexuelle. Cette optique juridiquea galement t suivie en Grande-Bretagneavec ladoption en 2006 du Racial andReligious Hatred Act, le dlit de blasphmetant abrog deux ans plus tard en Angleterreet au Pays de Galles.

    La pratique juridique dans des socits scu-larises a, lvidence, fait voluer certaineslgislations destines lorigine protger lescontenus de croyances. Or la rfrence detels contenus que la loi aurait vocation protger va contre-courant dune jurispru-dence europenne qui, au nom du principe delibert dexpression et dinformation, prend soinde distinguer entre latteinteauxcroyances etlatteinteauxpersonnes. Ce mme distinguoest la source de la rsolution de lAssemblegnrale de lONU du 19 dcembre 2011.

    Dans un arrt dat de septembre 1994(Otto Preminger Institute c/Autriche), la Coureuropenne des droits de lhomme (CEDH)reconnaissait lexistence dun droit au respectdes convictions intimes. La juridiction nenrappelait pas moins dans ce mme arrt que :Ceux qui choisissent dexercer la libert demanifester leur religion, quils appartiennent une majorit ou une minorit religieuse,ne peuvent raisonnablement sattendre lefaire labri de toute critique. Lapplication dece principe a t renforce depuis deux autresarrts (Giniewski c/France, Aydin Tatlav c/Turquie) rendus en 2006, en rfrence directe

    larticle 10 de la Convention europennedes droits de lhomme qui protge la libertdexpression.

    Le dbat mettant aux prises la libert dex-pression et la diffamation des religionsau niveau europen ne connat pas lesmmes revirements qu chelle mondiale(cf. chapitre). Toujours en 2006, en pleinetourmente des caricatures, la rsolution 1510de lAssemble parlementaire du Conseil delEurope raffirmait : Si les attaques visantdes personnes et motives par des consi-drations religieuses ou raciales ne peuventtre tolres, les lois sur le blasphme nesauraient tre utilises pour restreindre lalibert dexpression et de pense.

    Saisie de cette question, la Commissioneuropenne pour la dmocratie par le droit organe consultatif du Conseil de lEurope plusconnu sous le nom de Commission de Venise sest prononce en 2008 dans le mmeesprit. Les sanctions pnales ne se justifientquen cas dincitation la haine[y comprisreligieuse], si la qualification de trouble lordre public ne convient pas, conclut-elle.Ces mmes sanctions ne se justifient pas,en revanche, en cas dinsulte au sentimentreligieux, et encore moins en cas deblasphme. Les foudres posthumes du moinePaisios pourraient bien tre les dernirescontre un blasphmateur dans cette partiedu monde.

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    Puissante et amplement finance par lesdeniers publics, lglise orthodoxe grecque negote gure que lon sattaque ses symboles.Philippos Loizos la appris ses dpens enseptembre 2012 pour avoir mis en ligne surFacebook une satire du moine Paisios, dcden 1994, candidat la canonisation pour sestalents de gurisseur. Arrt, le jeune scien-

    tifique de 27 ans est dab ord poursuivi pourblasphme au titre de larticle 189 du codepnal hellnique, qui sanctionne le dlit dunmaximum de deux ans de prison. Cette chargeest finalement abandonne au profitde loffense envers la religion orthodoxe(ou tout autre religion reconnue) que punitde la mme peine larticle 199 du code pnal.

    Quasi indite dans un pays de lUnioneuropenne, laffaire a localement relancle dbat sur labolition dune lgislation siobsolte. Si la Grce est seule appliquercomme tel le dlit de blasphme au s einde lUE, huit pays des Vingt-Huit font figurer lanotion dans leur arsenal juridique (cf. encadr).La trs catholique Irlande a mme adoptune rcente loi sur la diffamation, entre envigueur le 1erjanvier 2010, dont larticle 36rend passible dune amende de 25 000 eurosL'Expression du blasphme, au bnficede nimporte quelle religion ou confession.Lexistence de cette loi a commodment fournides arguments au Pakistan pour rpliquer auxcritiques de lUnion europenne sur son cadrelgal et le sort de ses minorits religieuses.

    Ailleurs en Europe occidentale, quelle soitou non mentionne dans les textes, la notionde blasphme tend seffacer au profit decelle, plus gnrale, doffense aux sentimentsreligieux. Larticle 525 du code pnal espagnolpunit ainsi dune peine de huit douze moisde prison les attaques portes au dogmereligieux, croyances ou crmonies.La peine peut tre porte deux ans fermes

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    RECOMMANDATIONS

    Au vu de lexamen ralis dans le prsent rapport, et en accordavec son mandat et ses principes, Reporters sans frontires :

    Raffirme limprescriptibilit du droit de tout individu la libertdexpression et dinformation - consacre par lArticle 19 de laDclaration universelle des droits de lhomme de 194 8 -, que lexercicede cette libert se manifeste ou non en conformit avec un corpusdonn de rfrences religieuses, idologiques, politiques ou philoso-phiques.

    Rcuse toute restriction de cette libert, autre que celles prvuesau titre de lArticle 19 du Pacte international de lONU relatifsaux droits civils et politiques. C es restrictions concerne, dune part

    le respect des droits et de la rputation dautrui, dautre partla sauvegarde de la s curit nationale, de lordre public, de la santou de la moralit publiques. Concernant ces dernires, des critresextrmement prcis doivent justifier dventuelles limitations la libertdexpression et dinformation.

    Nadmet, concrtement, dentrave pnale la libert dexpressionet dinformation que dans les seuls cas de propos ou dcrits incitantouvertement la haine, la violence et la discrimination contreune communaut ou un individu, ou portant atteinte la vie privedes personnes.

    Considre, ce titre, comme irrvocable la stricte distinctionentre latteinte aux croyances, aux ides ou aux dogmes dune part,et latteinte aux personnes dautre part, et tient cette dernirepour seule recevable.

    Appelle les institutions internationales et leurs organismes affilis rejeter les tentatives de certains Etats consistant mettre la luttecontre le blasphme ou la diffamation des religions quivalencedes droits fondamentaux de la personne.

    Formule le vu de voir, termes, aboli toute limitation de la libertdinformation et dexpression au nom de la religion dans les lgislationsde pays europens qui prtendent faire modle en matire de droits

    de lhomme et de pluralisme.

    Rappelle que le droit la caricature - par dfinition excessive, insolenteet assume comme telle est lun des corollaires inluctablesde la libert dexpression.

    Approuve la rsolution de lAssemble gnrale de lONU du 19dcembre 2011, mais rappelle que la lutte contre lintolrance,les strotypes ngatifs, la stigmatisation, la discrimination,lincitation la violence et la violence fonds sur la religionou la conviction sapplique autant aux non-croyants quaux croyants,majoritaires ou non.

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    REPORTERS SANS FRONTIRESassure la promotion et la dfense de la libert dinformeret dtre inform partout dans le monde. Lorganisation, base Paris, compte dix bureaux linternational ( Berlin, Bruxelles, Genve, Madrid, New York, Stockholm, Tunis, Turin, Vienne,

    Washington DC ) et plus de 150 correspondants rpartis sur les cinq continents.

    Directeur gnral :CHRISTOPHE DELOIREResponsable du bureau Amriques :BENOT HERVIEU

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