2007-2012 La Complexite d'Une Crise

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2007-2012 : La complexité d'une crise + Bernard Paulré Université Paris 1 Panthéon Sorbonne Résumé L'étude de la crise actuelle est abordée à partir de sept observations méthodologiques et empiriques dont l'ambition de faire passer un triple message : (1) la compréhension et l'étude des crises (et celle de la crise apparue en 2007 plus particulièrement) supposent des représentations ou des référentiels pluriels, divers et qui peuvent changer dans le temps. D'abord parce qu'une crise est un phénomène mouvant. Ensuite parce que sa durée peut conduire à des remises en cause de plus en plus profondes ou structurelles. C'est cette variété et cette mouvance des représentations qui justifient le titre de cet article ; (2) la crise de 2007 est, au moment de son déclenchement, une crise financière liée notamment à une crise de l'endettement privé, mais les conditions du désendettement ne sont pas toujours prises en compte alors que ce problème est central dès lors que l'on reconnaît l'importance de la financiarisation ; (3) la crise de 2007 ne peut pas être considérée comme derrière nous. D'abord parce que bon nombre de problèmes dont la résolution semblait nécessaire pour sortir de cette crise demeurent présents. Ensuite parce que nous n'avons pas encore rattrapé la tendance antérieure à 2007 *. Enfin parce que les politiques restrictives ou d'austérité menées dans certains pays semblent avoir conduit à une dégradation de leur situation. ______________________ * : au moment de la rédaction finale de cet article : avril 2013 + La version définitive a été publiée sous ce titre dans La crise du capitalisme financiarisé. Mélanges en l'honneur de François Morin, édité sous la direction de M. Hattab-Christmann, A. Isla et C. Vautier, 2014, Presses de l'Université de Toulouse 1 Capitole. Il s'agit ici d'une version intermédiaire

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Résumé L'étude de la crise actuelle est abordée à partir de sept observations méthodologiques et empiriques dont l'ambition de faire passer un triple message : (1) la compréhension et l'étude des crises (et celle de la crise apparue en 2007 plus particulièrement) supposent des représentations ou des référentiels pluriels, divers et qui peuvent changer dans le temps. D'abord parce qu'une crise est un phénomène mouvant. Ensuite parce que sa durée peut conduire à des remises en cause de plus en plus profondes ou structurelles. C'est cette variété et cette mouvance des représentations qui justifient le titre de cet article ; (2) la crise de 2007 est, au moment de son déclenchement, une crise financière liée notamment à une crise de l'endettement privé, mais les conditions du désendettement ne sont pas toujours prises en compte alors que ce problème est central dès lors que l'on reconnaît l'importance de la financiarisation ; (3) la crise de 2007 ne peut pas être considérée comme derrière nous. D'abord parce que bon nombre de problèmes dont la résolution semblait nécessaire pour sortir de cette crise demeurent présents. Ensuite parce que nous n'avons pas encore rattrapé la tendance antérieure à 2007 *. Enfin parce que les politiques restrictives ou d'austérité menées dans certains pays semblent avoir conduit à une dégradation de leur situation. ______________________ * : au moment de la rédaction finale de cet article : avril 2013

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  • 2007-2012 : La complexit d'une crise +

    Bernard Paulr

    Universit Paris 1 Panthon Sorbonne

    Rsum

    L'tude de la crise actuelle est aborde partir de sept observations mthodologiques et empiriques

    dont l'ambition de faire passer un triple message : (1) la comprhension et l'tude des crises (et celle de

    la crise apparue en 2007 plus particulirement) supposent des reprsentations ou des rfrentiels

    pluriels, divers et qui peuvent changer dans le temps. D'abord parce qu'une crise est un phnomne

    mouvant. Ensuite parce que sa dure peut conduire des remises en cause de plus en plus profondes ou

    structurelles. C'est cette varit et cette mouvance des reprsentations qui justifient le titre de cet article ;

    (2) la crise de 2007 est, au moment de son dclenchement, une crise financire lie notamment une

    crise de l'endettement priv, mais les conditions du dsendettement ne sont pas toujours prises en compte

    alors que ce problme est central ds lors que l'on reconnat l'importance de la financiarisation ; (3) la

    crise de 2007 ne peut pas tre considre comme derrire nous. D'abord parce que bon nombre de

    problmes dont la rsolution semblait ncessaire pour sortir de cette crise demeurent prsents. Ensuite

    parce que nous n'avons pas encore rattrap la tendance antrieure 2007 *. Enfin parce que les

    politiques restrictives ou d'austrit menes dans certains pays semblent avoir conduit une dgradation

    de leur situation.

    ______________________

    * : au moment de la rdaction finale de cet article : avril 2013

    + La version dfinitive a t publie sous ce titre dans La crise du capitalisme financiaris. Mlanges en l'honneur de Franois Morin, dit sous la direction de M. Hattab-Christmann, A. Isla et C. Vautier, 2014, Presses de l'Universit de

    Toulouse 1 Capitole. Il s'agit ici d'une version intermdiaire

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    L'tude d'une crise est une activit ncessairement ambige. Elle oscille entre, d'un ct, l'tude d'un

    phnomne historique c'est--dire d'un vnement significatif dans sa singularit et, de l'autre, une

    qute laborieuse d'objectivit privilgiant un objet construit et une traduction du rel qui ne le saisit

    d'ailleurs pas compltement. Cet effort d'objectivation peut emprunter plusieurs chemins, privilgier des

    niveaux d'analyse diffrents et exploiter des formulations thoriques varies. Alors que le caractre

    singulier d'une crise affaiblit, sinon fait disparatre, les repres et rduit la porte des schmes

    d'interprtation existants. L'accent mis sur la singularit cre un doute sur la possibilit d'un retour des

    normes antrieures, tout en clairant peu, au moins dans un premier temps, les nouveaux horizons

    possibles.

    Une crise est galement une exprience et une preuve. D'abord pour ceux qui la vivent et qui en

    sont, intentionnellement ou non, les acteurs. Ensuite pour ceux qui l'tudient ou qui conseillent les acteurs

    susceptibles d'intervenir macro conomiquement et d'avoir une influence sur son droulement. Pour tous

    ces acteurs, mais de l'intrieur, des reprsentations et des interprtations diverses de la crise qu'ils vivent

    sont produites. Ces reprsentations ne sont ni immdiates ni dfinitives. Elles ne sont pas immdiates

    parce qu'il existe un apprentissage de la crise et des contraintes ou des incertitudes nouvelles qu'elle fait

    natre. Elles sont varies parce que les contraintes se diffrencient localement et selon la nature des

    activits des individus. Ceux-ci n'ont pas une conscience complte de ce qui se passe. Elles ne sont pas

    dfinitives parce qu'en dployant ses effets, il y a des sauts qualitatifs qui font que la crise change de

    nature, s'approfondit et fait apparatre de nouveaux problmes et de nouvelles dimensions se superposant

    ou se substituant aux anciens.

    C'est dire que l'tude d'une crise se heurte, plus que d'autres phnomnes conomiques, la

    complexit de son objet et la varit invitable de ses reprsentations. Il peut tre tmraire de prtendre

    en avoir une vision dfinitive et fidle. Son analyse relve principalement de l'heuristique et d'un

    processus d'apprentissage.

    Les organisateurs de la journe lors de laquelle fut prsente une version orale du prsent texte 1,

    nous invitrent analyser la crise actuelle comme La crise du capitalisme financiaris . Nous pouvons

    comprendre cette demande comme exprimant la volont d'aborder la crise actuelle essentiellement

    comme la manifestation de la financiarisation contemporaine du capitalisme et de ses consquences. Il

    n'existe malheureusement pas de consensus sur ce que recouvre prcisment la notion de financiarisation.

    1 Colloque sur La crise du capitalisme financiaris organis Toulouse le 25 octobre 2012 par le LEREPS l'Universit

    Toulouse Capitole en l'honneur de Franois Morin. Le prsent texte se dmarque de la prsentation orale principalement par la

    prsentation et les commentaires d'un certain nombre de statistiques.

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    Surtout si on l'aborde par le ct empirique : les manifestations en sont suffisamment varies pour

    justifier bon nombre de points de vue diffrents. Certains auteurs proposent une dfinition que l'on

    qualifiera de large, comme G. Epstein par exemple, qui dsigne par financiarisation la place croissante

    des motifs financiers, des marchs financiers, des acteurs et des institutions financires dans le

    fonctionnement des conomies nationales et internationales (EPSTEIN, 2005). D'autres auteurs se sont

    appuys sur l'augmentation impressionnante d'un certain nombre de rotations sur des marchs tels que

    ceux des devises pour attirer l'attention sur l'ampleur dmesure des oprations financires. On peut

    encore partir de l'observation de la prminence macroconomique du secteur FIRE c'est--dire de la

    finance et de l'immobilier2. Enfin, dans un autre ordre d'ides tout aussi pertinent, on peut rappeler le lien

    troit entre la financiarisation des conomies et la phase descendante (baptise phase B) d'un cycle long

    dit Kondratiev 3.

    Nous avons propos de considrer qu'il y a financiarisation ds lors que les logiques financires

    prennent le pas sur les logiques conomiques, c'est--dire, notamment, lorsque les comportements

    individuels sont au moins autant focaliss sur l'volution des postes du bilan patrimonial et de leur

    structure que sur les valeurs des flux conomiques. Si bien que La financiarisation se traduit par une

    patrimonialisation des comportements (PAULR, 2008).

    L'tude de la crise actuelle sera ici aborde en enchanant sept observations mthodologiques et

    empiriques. Nous souhaitons faire passer un triple message : (1) la comprhension et l'tude des crises (et

    celle de la crise apparue en 2007 plus particulirement) supposent des reprsentations ou des rfrentiels

    qui sont pluriels et divers (notamment selon les acteurs), et qui peuvent changer dans le temps. D'abord

    parce qu'une crise est un objet mouvant. Ensuite parce que la dure d'une crise peut conduire des

    remises en cause de plus en plus profondes ou structurelles. C'est cette varit et cette mouvance des

    reprsentations qui justifient le titre de cet article ; (2) la crise de 2007 est, au moment de son

    dclenchement, une crise financire lie notamment une crise de l'endettement priv, mais les

    conditions du dsendettement ne sont pas toujours prises en compte alors que ce problme est central ds

    lors que l'on reconnat l'importance de la financiarisation ; (3) la crise de 2007 ne peut pas tre considre

    comme derrire nous. D'abord parce qu'un certain nombre de problmes dont la rsolution semblait

    ncessaire pour sortir de cette crise demeurent prsents. Ensuite parce que nous n'avons pas encore

    2 Acronyme d'origine nord-amricaine qui dsigne le secteur Finance, Insurance and Real Estate (c'est--dire Finance,

    Assurances et Immobilier) 3 Cf. plus particulirement sur ce point Immanuel Wallerstein (2001). Selon lui : dans une phase B, le capitalisme doit, pour

    continuer gnrer du profit, se financiariser et se rfugier dans la spculation. Depuis plus de trente ans, les entreprises, les

    Etats et les mnages s'endettent, massivement. Nous sommes aujourd'hui dans la dernire partie d'une phase B de Kondratieff,

    lorsque le dclin virtuel devient rel, et que les bulles explosent les unes aprs les autres : les faillites se multiplient, la

    concentration du capital augmente, le chmage progresse, et l'conomie connat une situation de dflation relle. (Extrait

    d'une interview publi dans le quotidien Le Monde du 16 fvrier 2008)

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    rattrap la tendance antrieure 2007 4. Enfin parce que les politiques d'austrit menes dans certains

    pays semblent avoir conduit une dgradation de leur situation.

    1re

    observation : l'instabilit foncire du capitalisme.

    Force est de constater que dans le capitalisme, formation instable, les crises sont un phnomne

    rcurrent.

    Je suis, comme d'autres, hostile au principe selon lequel l'conomie de march rapprocherait

    ncessairement un systme conomique de la stabilit. Certes, en conomie pure, on peut toujours

    dfendre cette position, mais les conditions concrtes de fonctionnement des marchs n'assurent

    nullement cette stabilit toute thorique. Elles semblent plutt l'en loigner.

    N'oublions pas l'enseignement de Schumpeter : le rgime d'volution, initi par des innovations,

    contrarie et perturbe le rgime du circuit c'est--dire la tendance l'quilibre Walrasien. Avec Schumpeter

    et Braudel, le capitalisme, en tant que rgime ou tage o se conoivent la dynamique et le

    changement, et o s'exploitent les leviers du pouvoir conomique, se distingue et s'carte des relations

    marchandes d'un univers banalis ou routinis 5. Dans cet esprit, l'analyse d'une crise consiste

    invitablement identifier les liaisons et les comportements dviants ou nouveaux qu'autorise ou que

    suscite, un certain moment, une organisation capitaliste.

    Mais les comportements dviants constituent aussi un lment essentiel de la crise d'une autre faon.

    Si une crise cre des contraintes, elle ouvre galement un espace de libert. Elle offre la possibilit aux

    acteurs conomiques d'explorer des opportunits nouvelles et d'exercer leur volont. Il ne faut pas

    s'tonner que les priodes de crise soient propices aux innovations en tous genres et aux entrepreneurs, le

    mot tant pris en un sens large.

    Si l'on veut parler de tendance l'quilibre, il faut admettre qu'elle est sans cesse perturbe par des

    dcisions qui conduisent s'en carter, voire qui rebattent les cartes. Les paramtres et conditions de

    fonctionnement du systme peuvent tre perturbs et, supposer qu'il y ait convergence vers un quilibre,

    il se peut trs bien qu'il ne s'agisse pas ncessairement d'un retour l'quilibre antrieur. C'est l'une des

    faons dont se manifeste l'histoire dans l'analyse conomique.

    4 Au moment de la prparation de cet article, c'est--dire au 1

    er trimestre 2013.

    5 Nous ne considrons pas Joseph Schumpeter et Fernand Braudel comme fondamentalement loigns l'un de l'autre quant

    cet aspect majeur de leur vision du capitalisme. De faon essentielle, pour l'un comme pour l'autre, le comportement des

    acteurs du capitalisme s'loigne de la concurrence et s'y oppose, et le capitalisme est l'origine d'une dynamique de

    changement. Une analyse dtaille allant au-del de cette orientation commune mettrait cependant en vidence, sans grande

    difficult, des diffrences. Cf. sur ce point : Fabrice Dannequin, (2004).

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    5

    2me

    observation : les limites de la recherche d'un modle gnral de crise

    Les conomistes qui nous ont prcds, ceux du dbut du XXme

    sicle notamment, se sont efforc de

    concevoir des thories gnrales des cycles et des crises 6.

    Depuis la 2me

    guerre mondiale, le mme type de qute se prsente diffremment : l'exploitation

    systmatique de bases de donnes conduit certains chercheurs chafauder des reprsentations en

    moyenne des droulements des crises. De mme qu'A. Quetelet avait cr la notion d'homme moyen

    (QUETELET, 1835), certains conomistes raisonnent partir des notions de crise ou de rcession

    moyennes . Or une moyenne statistique ne fait pas une thorie, ni ne remplace l'examen direct et

    approfondi des faits.

    De plus, chaque crise a sa part d'originalit, notamment parce qu'elle s'inscrit dans l'histoire et qu'elle

    reflte les traits caractristiques de son poque 7. Si, du fait de certains traits ou comportements

    permanents de l'organisation capitaliste, aucune crise ne peut tre totalement originale, ce n'est pas pour

    autant que toutes obiraient au mme schma. On ne peut donc pas affirmer que la crise actuelle est la

    crise du capitalisme. Cette crise est une crise du capitalisme tel qu'il se prsente aujourd'hui, et srement

    pas celle du capitalisme en gnral.

    L'originalit de la crise actuelle a fait l'objet de beaucoup d'articles et d'un ouvrage important

    (Carmen M. REINHART et Kenneth S. ROGOFF, 2009).

    Penchons-nous sur la faon dont elle se manifeste aux tats-Unis. On peut aborder de trois faons

    diffrentes la question de savoir si elle ressemble celles qui l'ont prcde. Dit autrement, la recherche

    d'un air de famille avec des pisodes de crise antrieurs peut se faire selon trois directions.

    A - la comparaison avec les rcessions antrieures aux tats-Unis

    On peut trouver une illustration de l'approche statistique des rcessions dans certains travaux du

    NBER et de la Federal Reserve Bank of Saint Louis 8. Dans un article publi en 2009, on peut lire ceci :

    L'conomie U.S. a eu l'exprience de six rcessions lors des quarante dernires annes. En moyenne,

    elles ont dur 10,7 mois. Les plus longues celles qui dbutrent en novembre 1973 et en juillet 1981

    ont dur chacune 16 mois. La plus courte celle qui dbuta en janvier 1980 n'a dur que six mois

    6 Par exemple, pour illustrer simplement le propos, on peut se reporter la prsentation synthtique qui fut sans doute la plus

    lue et commente, celle de Gottfried HABERLER (1964). L'une des premires phrases de l'avertissement de 1964 (Foreword)

    est la suivante : Je n'affirme pas que le cycle des affaires est mort. J'affirme que les dpressions profondes et longues sont une

    chose du pass. Je pense que la majorit des conomistes () sont aujourd'hui d'accord avec cette proposition, alors qu'ils ne l'taient pas il y a 10 ans (p. vii). Cette position peut tre rapproche de celle qui fut mise en avant pendant la priode dite de

    la New Economy et selon laquelle les cycles n'existaient plus 7 Rappelons que la rfrence la moyenne par A. Qutelet se fondait sur sa relative stabilit dans le temps (d'ailleurs observe

    statistiquement). 8 Certaines analyses dveloppes au sein du NBER amricain sont bien connues et ont ouvert la voie. Voir par exemple

    Gerhard BRY et Charlotte BOSHAN (1971) ; Otto ECKSTEIN et Allen SINA (1990),

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    Quoique les causes de la rcession actuelle puissent tre uniques, les principaux indicateurs ont boug de

    faon prvisible. Dans une rcession la svrit du dclin est aussi pertinente que sa dure 9. D'o la

    prvision, qui se rvla exacte, que la rcession de 2007 durerait 18 mois, soit jusqu'au milieu de l'anne

    2009.

    Sur la base des analyses statistiques on considre gnralement que la croissance du PIB sur les huit

    trimestres qui suivent une rcession tend tre d'autant plus importante que celle-ci a t plus svre :

    Les retournements la baisse sont finalement suivis par des phases de reprise, et, historiquement, la

    force de celle-ci semble tre grossirement corrle avec la profondeur de la rcession qui l'a

    prcde . C'est ce qu'on appelle la rgle de Zarnovitz.

    Ainsi, en 2009, Edward Lazear, ancien Prsident du comit des conseillers conomiques du Prsident

    Bush, annona que la profondeur du retournement permettait d'envisager une croissance et un sursaut

    rapide : J'ai dit en janvier 2009 que je prvoyais deux mauvais trimestres mais que la seconde moiti

    de l'anne 2009 serait positive avec, peut-tre, une trs forte croissance en 2010. Ces prvisions ne

    supposaient aucun stimulus ; le retournement projet tait plutt bas sur le rebond naturel de l'conomie

    qui se produirait aprs que la crise financire ait disparu. Le redmarrage de la croissance du PIB, qui est

    le second acte sur la route du rtablissement complet, a probablement commenc au printemps de cette

    anne. ( Stimulus and the Jobless Recovery , The Wall Street Journal, November 1, 2009).

    Les services d'analyse conomique de l'administration amricaine ont d'ailleurs estim une relation

    linaire entre l'importance de la priode qui s'est coule depuis le creux d'une rcession et le taux de

    croissance du PIB ce moment de la reprise (cf. COUNCIL OF ECONOMIC ADVISERS, Economic

    Report of the President, Washington United States Government Printing Office, 2009, p. 54). Ils

    observent que dans la mesure o une rcession est plus profonde que la moyenne, la majeure partie de

    la profondeur excessive est compense dans les quatre premiers trimestres de la reprise. Durant les deux

    ans qui suivent une rcession, la croissance du PIB rel est en moyenne de 5%, chiffre semblable au

    rythme de la reprise tel qu'il a t anticip par l'administration pour 2010 et 2011. Les 5 % de taux de

    croissance pour 2010 et 2011 vont ramener le taux de chmage, partir du pic de 2009, 5 % en 2012,

    soit le centre de la fourchette cohrente avec une inflation stable (Ibid.).

    Or si la dure de la rcession de 2007 est conforme ce que l'analyse statistique, associe un peu de

    jugement, laissait prvoir, il n'en est pas du tout de mme pour la reprise qui l'a suivie. La valeur de 7,8

    %, a t atteinte pour la premire fois en septembre 2012, plus de 50 % au-dessus des 5 % prvus (ou

    esprs) pour 2012. En janvier 2013, le taux de chmage est encore de 7,9 %. En mars 2013 le taux de

    chmage tombe 7,6 % mais pour de "mauvaises" raisons : un nombre important d'amricains se retirent

    9 Charles S. GASCON, The Current Recession: How Bad Is It ? Economic SYNOPSES, 2009, n 4.

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    du march et le taux d'activit tombe 63,3 %.

    Graphique 1 : Evolution de l'emploi non agricole au cours de quelques rcessions US

    d'aprs la deuxime guerre mondiale (ajuste en fonction de la croissance de l'emploi tendancielle)

    Indice Pic NBER = 100

    En abscisse :nombre de trimestres passs depuis le pic identifi par le NBER

    Source : U.S. Department of Commerce, Bureau of Economic Analysis, Congressional Budget Office ;

    National Bureau of Economic Research (NBER) et calculs du Federal Reserve Board staff.

    Quant aux taux de croissance annuels du PIB rel pour 2010 et 2011, ils ont t respectivement de

    2,4 % et de 1,8 %, soit plus de 50 % en dessous des 5 % anticips 10

    .

    Ce qu'il faut retenir, selon nous, de ce genre d'approche statistique, c'est ce qu'elle fait apparatre a

    contrario. Nous pensons que les rcessions passes ne doivent pas tre considres comme des repres et

    des outils normatifs d'interprtation ou de prvision de la rcession prsente mais, l'inverse, doivent

    tre utilises pour en faire ressortir certaines singularits 11

    . Car la rcession de 2007 a un caractre

    historique marqu. Il s'agit en effet, d'abord, de la rcession tats-Unienne dont la dure fut la plus longue

    depuis la grande dpression : de dcembre 2007 juin 2009 selon le NBER, soit 18 mois. C'est pour cette

    raison qu'on la dsigne comme La grande rcession (The Great Recession) aux USA, la distinguant ainsi

    10

    C'est seulement si l'on prend des valeurs nominales et des taux de croissance trimestriels que l'on obtient, deux reprises

    seulement, des valeurs suprieures 5 % (2me

    trimestre 2011 et 3me

    trimestre 2012). 11

    Prcisons : les singularits d'une crise ne ressortent pas uniquement et simplement de la comparaison statistique avec des

    crises passes, auquel cas nous n'aurions pas avanc. Il existe d'autres voies d'identification et, de plus, les originalits issues de

    la comparaison statistique sont souvent des indices pour la recherche de singularits de structure ou de fonctionnement.

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    de La grande dpression (la crise de 1929). Et il s'agit, ensuite, de la priode de reprise qui, de toutes les

    crises US de l'aprs-guerre, durera certainement le plus longtemps.

    B - This time is different : la crise actuelle est d'origine financire

    La rgle de Zarnovitz est tenue en chec dans la rcession actuelle. La question des raisons de cette

    singularit mobilisa l'attention de bon nombre d'analystes. D'autant plus qu'il y avait un enjeu politique

    tournant autour du rle et de l'efficacit des politiques menes par le Prsident Dmocrate B. Obama alors

    que la rcession tait en voie d'achvement quand il prit ses fonctions.

    Or l'analyse sommaire faite auparavant comporte un biais. La crise de 2007 n'est en effet pas

    comparable n'importe laquelle des rcessions qui l'ont prcde, car il s'agit d'une rcession cause par

    une crise financire. Or, d'une part, on admet gnralement que les crises financires ont des priodes de

    rtablissement sensiblement plus longues que les autres crises. Et d'autre part, les crises financires sont

    suffisamment rares aux tats-Unis pour que, finalement, on ne dispose pas d'une base statistique apte

    permettre des comparaisons, puisque, si on se limite au XXme

    sicle, la seule comparaison disponible aux

    USA est la crise de 1929.

    Les profils des deux crises financires sont en fait trs diffrents. Ainsi, au terme d'une priode de 5

    ans aprs le dbut de la rcession actuelle (soit dcembre 2012), le taux de chmage tait encore de

    presque 3 points suprieur sa valeur d'avant la rcession (7,8 compar 5 %). En ce qui concerne la

    crise de 1929, l'cart tait d'environ 7 points au terme de la mme priode. Le niveau d'emploi antrieur

    la phase de rcession ne fut retrouv qu'au bout de 8 ans (96 trimestres) pour la crise de 1929, et n'a pas

    encore t rejoint pour la crise actuelle (cf. le graphique 2, ci-dessous).

    Si l'on regarde le niveau du PIB (dollars chans 2005), le rattrapage s'effectue en 16 trimestres pour

    la rcession de 2007 (4me

    trimestre 2007 au 4me

    trimestre 2011) alors qu'en 1929, il s'effectua au terme

    de 28 trimestres soit 7 annes.

    La question se pose alors de savoir si la lenteur du rtablissement actuel s'explique uniquement par la

    nature financire de la crise. L'un des lments d'explication alternative rside dans la faiblesse de la

    demande qui pourrait elle-mme tre la consquence de politiques de relance montaire et fiscale

    insuffisantes (Paul KRUGMAN, 2010). On rejoint ici en partie le dbat sur l'alternative austrit-relance.

    Mais il faut prendre galement en considration l'ampleur de la dette accumule au cours des dcennies

    passes (prive comme publique) et ses consquences sur les comportements de dsendettement. Nous

    reviendrons sur ces points.

    Un autre facteur explicatif pourrait tre l'incertitude sur les politiques conomiques (Gary S.

    BECKER, Steven J. DAVIS et Kevin M. MURPHY, 2010). Il faut noter ce propos la prsence d'un

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    facteur historique spcifique qui a pu jouer un rle dans une ventuelle prolongation de la phase de

    retournement actuelle, ne serait-ce que du fait de l'incertitude forte qu'il a gnre : il s'agit de la crise

    europenne. L'incertitude de l'conomie mondiale en 2011-2012 rsultant des tensions intra-europennes

    n'a pas d'quivalent dans les autres crises financires connues.

    Graphique 2 : Evolution de l'emploi non agricole aprs le pic prcdent la rcession aux Etats-Unis :

    comparaison de la Grande dpression de 1929 et de la Grande rcession de 2007

    Nombre de mois passs depuis le dbut de la rcession

    * Note : L'emploi de la Grande dpression a t ajust pour tenir compte du changement dans la population non agricole.

    Source : Graphique tir de S. MINERD, The Keynesian depression, Market Perspectives,

    Guggenheim Partners, dcembre 2012.

    C - les comparaisons internationales

    L'accent mis sur les caractres singuliers des crises vaut aussi, et peut tre davantage, ds lors que

    l'on est attentif aux comparaisons internationales.

    On peut ainsi observer que la crise US de 2007 est, en ce qui concerne les pertes d'emplois, d'une

    profondeur infrieure aux crises rcentes des pays nordiques (Norvge 1987 8,5 ans ; Finlande 1991

    17,3 annes et Sude 1991 17,8 annes). Ce qui permet, sur cette base, de relativiser son degr de

    gravit, mme si cela ne retire rien aux difficults et aux souffrances qu'elle gnre.

    La crise Sudoise fournit un terme de comparaison intressant car le systme bancaire y a t

    fortement impact par lclatement dune bulle immobilire, elle-mme conscutive une expansion

    incontrle du crdit. Les causes en sont donc semblables celles de la crise des subprimes. La Sude fut

    Indice de l'emploi non agricole (pic pre-recession = 100)

  • B. Paulr - 2007-2012 : La complexit d'une crise

    10

    galement confronte au problme de la prise en charge des actifs toxiques. Le gouvernement les prit en

    charge en contrepartie d'une prise de participation dans les banques.

    La rponse apporte par les autorits de lpoque a permis un sauvetage rapide du systme bancaire

    sudois. Le cot en fut lev puisqu'on estime que le pays aurait perdu au maximum 4 % de son PIB.

    Mais ce chiffre fut revu la baisse ultrieurement.

    On observe que la crise de 2007 produit aux tats-Unis une perte d'emploi maximale de l'ordre de 6

    %, ce niveau de perte tant (avec la crise Norvgienne de 1987) le plus faible de toutes les crises

    financires reprsentes dans le graphique ci-dessus. Nous sommes loin des 19 % de perte conscutifs la

    crise Finlandaise de 1991 et des 18 % de la crise de 1929.

    Graphique 3 : L'volution des pertes d'emploi au cours de diffrentes crises financires

    Graphique tir de : J. LERNER, 19 septembre 2011, This Time is Different, An Update on Carmen

    M. Reinhart & Kenneth S. Rogoff's Research, Oregon Office of Economic Analysis

    L'analyse de l'volution du PIB fait ressortir la gravit de la crise finlandaise de 1991 : la variation

    relative du PIB y chute de 0,5 % en 1990 6 % en 1991. Le PIB y retrouve son niveau pr-crise (1990)

    au bout de 6 ans.

    En Sude, l'emploi retrouve son niveau pr-crise, comme la Finlande, en un peu plus de 17 ans. Ce

    pays retrouve son niveau de PIB pr-crise, nous l'avons vu, au bout de 4 ans soit la mme dure que celle

    mise actuellement par les USA pour retrouver le niveau du PIB pr-crise.

  • B. Paulr - 2007-2012 : La complexit d'une crise

    11

    Graphique 4 : volution du niveau du PIB pour 4 pays nordiques

    au cours des crises financires de 1988 et 1991

    (PIB valu en PPP, en dollar constant 2005).

    Source : Compil par l'auteur partir des donnes de la Banque mondiale

    Le graphique qui suit (Graphique 5), tir d'une tude de la Banque du Canada, synthtise notre

    propos sur la relativit des comparaisons des trajectoires de redressement du PIB dans des situations de

    crise. Sur ce graphique sont repris les trois rfrentiels possibles : les rcessions amricaines antrieures

    (la surface grise), les 5 crises financires de la deuxime moiti du XXe sicle et la crise de 1929.

    On constate que la trajectoire du PIB rel suite la crise de 2007 est trs proche de celle du PIB

    associe aux cinq grandes crises financires contemporaines des pays nordiques, de l'Espagne et du

    Japon. Mais proximit numrique ne veut pas dire identit

    3me

    observation : premiers facteurs de complexit d'une crise.

    Le problme de l'analyse d'une crise est double sinon triple.

    Il y a d'un ct la crise comme objet d'analyse des conomistes. Pour ceux-ci, les cycles sont le plus

    souvent considrs comme le rsultat de la propagation dans le systme conomique de chocs de nature

    exogne 12

    . Tout se passe comme s'il existait une espce de phnomne naturel ou un choc pur (les

    12

    Ragnar Frisch et Eugen Slutzky sont l'origine de l'analyse des fluctuations sur la base d'un principe d'analyse impulsion-

    propagation, autrement dit en termes de choc (Ragnar FRISCH, 1933 ; Eugen E. SLUTZKY, 1937). On qualifie cette

    approche de conception exogne des cycles ou des fluctuations. Ce qui n'est pas parfaitement exact car la fluctuation dpend

    du choc et de la situation ou de la structure du systme impact au moment du choc. On peut voquer ce propos la parabole

    dite du cheval bascule, nonce ainsi par R. Frisch : Si vous frappez un cheval bascule avec un bton, le mouvement du

    0,85

    0,9

    0,95

    1

    1,05

    1,1

    1,15

    1,2

    1,25

    1,3

    1,35

    0 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10

    Denmark Finland Norway Sweden

  • B. Paulr - 2007-2012 : La complexit d'une crise

    12

    subprimes pour le cas particulier qui nous concerne), dont les caractristiques, associes la situation ce

    moment du systme impact, devraient suffire en expliquer totalement les effets. Ce modle de choc

    suscite ainsi une analyse causale du droulement et des consquences de la crise associant deux types de

    facteurs : (i) les facteurs considrs comme exognes un moment donn et venant perturber un systme

    conomique (d'o l'tude de la nature de ces facteurs, de leurs points d'impact et de leur capacit

    dstabilisatrice) ; (ii) les caractristiques du systme conomique au moment du choc qui permettent de

    rendre compte de la faon dont il se comporte suite la perturbation, des dsquilibres importants qu'il

    peut manifester, des modes de propagation des effets du choc, et de la dynamique qui s'enclenche 13

    .

    Graphique 5 : L'volution du PIB rel dans la crise actuelle compare

    aux volutions du PIB lors des 5 grandes crises financires et de la Grande dpression. Valeur 100 = valeur du PIB rel au moment du pic pr-rcession

    Source : Banque du Canada, The US Recovery from the Great Recession A Story of Debt and Deleveraging, 2013.

    Dans leur article sur l'existence d'un modle du cycle des affaires (Olivier J. BLANCHARD, Mark

    W. WATSON, 1986), Blanchard et Watson appliquent ce principe d'analyse. Pour rsumer la recherche

    existante sur les perturbations (impulses), ils soulvent diffrentes questions dont celle de savoir si les

    fluctuations de l'activit conomique sont dtermines par une accumulation de petits chocs dont chacun

    cheval sera trs diffrent de celui du bton . Cette phrase est parfois attribue Knut Wicksell quoiqu'on n'en trouve nulle

    trace dans ses crits. Cf. Stefano ZAMBELLI, 2004. 13

    Une approche alternative consiste partir du principe que les cycles sont le rsultat d'une instabilit naturelle (mais limite)

    des conomies de march, les chocs exognes ayant plutt comme effet de modifier leur rgularit

  • B. Paulr - 2007-2012 : La complexit d'une crise

    13

    est peu important (approche inaugure par E. E. Slutsky dans un article fameux), ou bien par des chocs

    importants et peu frquents. Ils observent que cette deuxime approche est manifestement sous-jacente

    bon nombre de descriptions et de discussions sur les politiques conomiques.

    Revenons la question que nous soulevions. Face l'approche des experts , il y a la posture des

    responsables des politiques macroconomiques (gouvernements, banquiers centraux). Ceux-ci ont une

    certaine interprtation de la situation sur laquelle ils ont l'intention d'intervenir en fonction de leur vision

    de l'efficacit des politiques qu'ils pensent pouvoir appliquer. Les responsables politiques se positionnent

    plus que les experts 14

    en termes d'action, de justification des politiques menes, et de la recherche d'une

    efficacit pratique revendicable dans des dlais proches. Ils se positionnent sur le terrain de la causalit et

    de l'efficacit des politiques possibles. Bien entendu, les points de vue des responsables des politiques

    macroconomiques ne sont pas neutres et leur position doctrinale transparat la fois dans leur

    interprtation de la situation et la nature et l'efficacit supposes (ou revendiques) des politiques

    mener.

    On comprend aisment que les registres des discours et les objectifs des responsables politiques

    soient diffrents de ceux des experts 15

    . Mais la situation est plus complique encore car, assez

    rapidement, toute crise perd pour tout le monde ce caractre de choc et d'vnement soudain d'origine

    prtendument exogne. L'ide qu'une situation de crise garderait longtemps ses traits d'origine de sorte

    que son analyse ou sa correction se poserait, au bout d'un certain temps, dans les mmes termes qu'au

    dbut n'est pas acceptable. En effet, toute crise devient rapidement un phnomne hybride rsultant de

    l'interaction entre le dploiement des consquences de l'vnement perturbateur initial, et les interventions

    des diffrents acteurs qui tentent soit de s'adapter la situation nouvelle, soit d'en corriger tout ou partie

    des effets, localement ou macro-conomiquement.

    Une crise n'est donc pas un phnomne existant en soi et qui perdure dans ses caractristiques

    initiales. Elle est rapidement, et pour une part de plus en plus importante avec le temps, ce qu'on en

    fait concrtement. Ce qu'on appelle la crise n'est plus, au bout d'une certaine priode, un phnomne

    en soi bien identifiable et en quelque sorte distance. Elle est devenue un phnomne endogne au sens

    o elle rsulte aussi, en bien ou en mal, des interventions de certains acteurs (et pas uniquement les

    gouvernements).

    14

    Du moins ceux qui n'interviennent pas comme conseillers d'un responsable politique ou dans le dbat sur la conduite des

    politiques conomiques. 15

    Nous pourrions voquer d'autres aspects comme l'horizon de temps des responsables politiques (la prochaine lection), la

    difficult reconnatre publiquement l'incapacit intervenir sur un problme, les manuvres rhtoriques et la volont performative.

  • B. Paulr - 2007-2012 : La complexit d'une crise

    14

    C'est dire que les discours et les actions des responsables conomiques occupent une place essentielle

    et qu'ils peuvent mme avoir une capacit performative, sur les anticipations notamment. Les gouverneurs

    des Banques centrales se situent de faon essentielle sur le terrain des annonces performatives. Les

    actions compensatrices ou de dpense des autres acteurs domestiques (mnages et entreprises) jouent

    galement un rle dans l'volution de la crise et, ventuellement, dans sa transformation.

    Les interventions des diffrents acteurs peuvent aussi accentuer, et mme dformer la signification et

    la nature de la crise initiale. Ainsi, les politiques dites d'austrit 16

    sont accuses de n'tre pas efficaces eu

    gard aux objectifs poursuivis et mme d'avoir des effets ngatifs. Par ailleurs, le gonflement de la base

    montaire a des effets de cration de bulle de prix sur certains actifs. Il peut aussi avoir des consquences

    ou tre un facteur de risque pour certains pays mergents.

    On a une bonne illustration de cette approche de la transformation d'une crise du fait de l'interaction

    entre la propagation des effets d'un choc initial et les interventions diverses qui se produisent dans la

    polmique suscite aux tats-Unis par la longueur juge inhabituelle de la priode de rtablissement.

    Cette polmique, qui s'est dveloppe en 2009, anne de la fin de la rcession proprement dite et premire

    anne de la prsidence Obama, portait prcisment sur le point de savoir si la faiblesse du rtablissement

    tait ou non la consquence des politiques menes. Une autre manifestation de ces dbats concerne encore

    aujourd'hui, et en Europe plus particulirement, le fait de savoir si les politiques d'austrit prolongent ou

    non la crise 17

    .

    4me

    observation : la dynamique d'une crise et son dploiement, un autre facteur de complexit.

    La crise dans laquelle nous sommes plongs illustre bien le caractre volutif et changeant de toute

    crise. Chacun reconnatra aisment qu'en cinq ans la crise de 2007 a chang de nature. Encore faut-il

    prciser ce que l'on veut dire.

    Les changements ou les nouvelles manifestations de la crise ne rsultent d'ailleurs pas seulement des

    interventions des responsables montaires ou politiques. Les modes de propagation jouent galement un

    rle, surtout lorsque les retombes ou les fluctuations atteignent certaines zones critiques et qu'ils excitent

    ou dstabilisent certains facteurs susceptibles de crer des dsquilibres nouveaux. De plus, si la crise

    produit ainsi des rpliques de nature diffrente, il ne faut pas imaginer que les manifestations

    16

    Nous utilisons cette expression pour viter le dbat sur la question de savoir o commencent les politiques d'austrit et

    dans quelle mesure celles-ci doivent ou peuvent tre distingues des politiques restrictives, des politiques d'ajustement

    budgtaire excessives, des politiques budgtaires d'austrit etc. D'une autre faon, la distinction entre politique de rigueur et

    politique d'austrit n'est pas parfaitement tablie et reconnue dans la sphre acadmique, et la discussion est d'autant plus

    complique que les responsables politiques l'ont instrumentalise. 17

    On utilise parfois l'adjectif iatrogenic , d'origine mdicale, pour dsigner le fait que le traitement mdical subi par un

    malade conduit des dsordres plus grands. Cf. par exemple : Noahpinion (Blog), 6 fvrier 2013.

  • B. Paulr - 2007-2012 : La complexit d'une crise

    15

    nouvelles de la crise viennent remplacer les manifestations anciennes, la crise changeant de nature. On est

    plutt dans un processus d'accumulation et de complexification, les facteurs de crise initiaux venant

    exciter des facteurs de crise nouveaux qui se conjuguent aux prcdents.

    Dans le cas prsent, nous pouvons identifier au moins 3 crises18

    .

    Au dpart, une crise financire, au sens classique, qui englobe une vraie phase de panique. C'est 2007

    et 2008. Je reviendrai sur le fait de savoir si la crise financire a t rsolue mais on peut au moins

    reconnatre que, heureusement, nous ne sommes plus dans l'tat de crise paroxystique que l'on a connu

    l't 2007 et l'automne 2008.

    Il y eut ensuite la transmission de la crise financire l'conomie relle. D'une crise financire, nous

    sommes passs une crise conomique, c'est--dire un problme de rcession et de reprise incertaine de

    l'expansion. Cela commence en septembre 2008. L'Irlande est le premier pays entrer en rcession. Le

    monde connait une phase de rcession d'un an (dernier trimestre 2008 dernier trimestre 2009). Il en sort

    grce une reprise forte au 1er

    trimestre 2010, mais connait ensuite une lente diminution de rythme.

    Il y a une troisime crise, encore plus complexe et hybride : la crise de l'Europe qui elle-mme

    englobe trois crises visibles : celle de l'Euro, celle des dettes souveraines des pays de l'Euro-zone

    notamment, et celle des institutions europennes. Mais, si l'on doit aller plus loin, le poison de l'Europe,

    c'est l'htrognit des comptitivits des pays. C'est donc une crise la fois politico-conomique,

    industrielle et financire. Cette crise europenne est la consquence de la crise financire mais pas

    uniquement. Elle est le rsultat d'un choc sur une zone comportant des facteurs de dsquilibre ou de

    fragilit prexistants et profonds. La crise mondiale joue, comme c'est souvent le cas, le rle de rvlateur

    de facteurs critiques dj prsents. Il est frappant de constater que la crise europenne conscutive la

    crise financire a conduit certains acteurs prendre conscience de problmes poss depuis Maastricht et

    du caractre inachev de la construction europenne. De plus, les premires ractions des acteurs la

    crise de l'euro ont contribu dsolidariser l'ensemble montaire et financier europen, faisant merger le

    risque de repli sur les espaces nationaux, ce qui a rendu plus intense, videmment, la crise europenne.

    Insistons : ces trois crises ne sont pas dans un rapport de succession et de substitution. Elles sont dans

    une relation de cohabitation complexe et d'interdpendance. Ce sont des manifestations diffrentes d'un

    mme choc qui se conjuguent. De plus, nous les prsentons de faon globalise, alors que chacune peut

    tre analyse plus finement et faire apparatre des facteurs d'htrognit qui lui confrent un caractre

    systmique complexe.

    Au bout du compte, la crise doit tre considre comme systmique. Ce qui peut se comprendre de

    deux faons. D'abord elle est systmique au sens o elle est mondiale. Ensuite elle est systmique au sens

    18

    Sans compter les crises des matires premires, des biens agricoles, et cologique que nous n'abordons pas ici.

  • B. Paulr - 2007-2012 : La complexit d'une crise

    16

    o les diffrentes dimensions de la socit sont mises en rsonance dans la crise : dimensions conomique

    et financire, dimension sociale, dimension politique et institutionnelle, dimension cologique, etc.

    5me

    observation : les causes multiples de la crise. Causes proches ou immdiates versus causes

    profondes ou lointaines

    Grosso modo, on rencontre en conomie deux conceptions de la notion de crise :

    1- une conception consistant dsigner une situation critique bien localise dans le temps. R.

    Goldsmith dfinissait ainsi la notion de crise financire : une dtrioration brutale, brve et cyclique

    dun ensemble dindicateurs financiers : taux dintrt court terme, prix des actifs, faillite des

    institutions financires etc. (Raymond GOLDSMITH, 1982).

    2- selon un autre usage du mot, le mot crise dsigne un phnomne long de mutation. C'est la notion

    de grande crise des rgulationnistes.

    L'une des difficults souleves par cette dernire notion est que l'on peut s'interroger sur l'application

    du mot crise un phnomne qui dure 20 ou 30 ans, par exemple la priode qui va du dbut des annes 70

    au dbut des annes 90. Quelqu'un avait utilis ce propos l'expression de crise interminable . Il y a l

    une ambigit dont l'examen va nous permettre de souligner un autre facteur de complexit dans l'tude

    des crises.

    Selon les conomistes rgulationnistes, il y a grande crise quand il n'est pas possible de la rsoudre

    dans le cadre des structures actuelles. Selon B. Rosier, rien ne permet de penser que les conditions d'un

    retour l'essor [aprs une dpression] soient automatiques. Une drive peut se produire, conduisant hors

    du systme (Bernard ROSIER, 1995, p. 119). Ainsi, lors de la crise de 1929, le systme conomique

    parat incapable de cheminer vers une reprise de lui-mme, c'est--dire partir du jeu de ses propres

    structures selon le processus classique (), la dpression des annes trente est la premire de l'histoire du

    capitalisme n'avoir pas connu de reprise 'spontane', ce qui explique son ampleur (Ibid., p. 51).

    Cet usage de la notion de grande crise se heurte selon nous la difficult qu'une crise n'est pas

    facilement identifiable comme grande crise ds son commencement. L'incapacit du systme

    conomique rsorber ou absorber la crise dans le cadre de ses structures actuelles ne se manifeste pas

    d'emble. Elle peut se rvler progressivement, et cela bien aprs les premiers moments de la crise. Sauf

    tre en mesure d'valuer d'emble et lucidement l'ampleur et la profondeur des enjeux ouverts. Ce qui est

    loin d'tre trivial. Ou sauf inscrire l'avnement de la crise dans le prolongement de tensions de caractre

    structurel s'tant manifestes auparavant. Ce qui peut sembler moins difficile, mais n'est pas toujours

    possible ou immdiat.

  • B. Paulr - 2007-2012 : La complexit d'une crise

    17

    La notion de grande crise a un caractre un peu fonctionnaliste dans la mesure o, par un usage un

    peu prcipit, on prjuge de l'issue attendue et normale d'une crise, savoir une transformation

    structurelle du systme conomique. Ainsi, par exemple, pour B. Rosier, la fonction [de la crise de

    1929] vient se confondre avec celle de la dpression longue dans laquelle elle se trouve inscrite () (p.

    57), laquelle dpression longue est un temps de mutation indispensable la reproduction du systme

    capitaliste dans la trs longue priode (Ibid., p. 119).

    Une autre difficult est que, dans le contexte rgulationniste, la notion de crise financire semble

    distingue sinon spare de celle de crise structurelle (Robert BOYER, Mario DEHOVE et Dominique

    PLIHON, 2004). Si la thse d'une grande crise est aussitt mise par certains, c'est moins en rfrence

    une crise financire qu' une crise de mutation lie aux drglements issus de la financiarisation. Or si l'on

    prend la crise de 2007, nous avons affaire une crise qui se manifeste d'abord, lorsqu'elle clate, comme

    une crise financire, et qui se transmet ensuite l'conomie relle.

    Venons-en une autre difficult. Selon un usage qui nous semble critiquable, la notion de grande

    crise est parfois destine caractriser une priode de transformation lente, de mutation rampante sans

    que celle-ci ait t ncessairement marque, provoque ou scande par une rupture ou un drglement

    brutal intervenant un moment donn. Autrement dit, la notion de grande crise est quelquefois utilise

    pour dsigner des mutations en quelque sorte sans crise (au sens d'pisode critique brutal et intense). Elle

    procde dans ce cas d'une vision thorique globale centre sur les changements de rgime d'accumulation

    et des modes de rgulation. Il y a crise parce qu'il y a des dysfonctionnements dont on pose qu'ils vont

    dboucher sur un changement de rgime. La notion de crise n'est pas associe une phase intense et

    brutale, elle est fonctionnelle et lie un inluctable changement de priode. Les rgulationnistes ont

    ainsi utilis la notion de grande crise pour caractriser les annes 1980 marques par deux pisodes de

    rcession et la monte du chmage, les analysant comme moment d'une crise structurelle (crise

    d'puisement du fordisme) (Robert BOYER, 1987) 19

    .

    Nous comprenons l'intention des rgulationnistes lorsqu'ils usent ainsi de la notion de grande crise, et

    nous la jugeons lgitime. Mais il convient, selon nous, de rserver le mot crise des phnomnes

    comportant des facteurs de dtrioration relativement soudains et brutaux, sachant qu'il faut distinguer la

    priode de dtrioration (la rcession) qui, dans les conomies contemporaines ne dure apparemment pas

    plus de 18 mois, et la priode de rtablissement ou de reprise qui peut durer vraiment longtemps 20

    . La

    notion de grande crise ne fait pas clairement appel cette phase critique. Dans les circonstances o il

    19

    Par rapport notre propos, il est frappant d'observer que R. Boyer pose, au dbut du 1er

    article, la question de l'existence

    d'une crise dans les annes 1980. Il intitule une section L'arlsienne ou la crise introuvable , page 37. 20

    Rappelons les cas extrmes, pour la priode contemporaine, et concernant des crises financires, de la Finlande et de la

    Sude : 17 ans.

  • B. Paulr - 2007-2012 : La complexit d'une crise

    18

    s'agit de dsigner plutt la dtrioration ou la transformation progressive d'un systme sans qu'il y ait eu

    un moment critique fort, un autre vocabulaire serait plus appropri : grande mutation par exemple.

    Dans les premiers moments d'une vraie crise, les plus critiques gnralement, un clivage pourra

    apparatre entre ceux qui considrent que la crise est de nature plutt conjoncturelle, et ceux qui y voient

    d'emble une crise structurelle profonde. Si cette divergence se manifeste ds le commencement de la

    crise et donc, faisons cette hypothse, en l'absence d'lments immdiatement trs probants, elle risque

    d'tre davantage la manifestation d'oppositions doctrinales ou idologiques. C'est plus tard, la lumire

    des effets des premires mesures de politique conomique et/ou de l'examen d'un certain nombre de

    caractristiques de la crise, que ce dilemme pourra commencer tre tranch ou, du moins, plus

    prcisment argument.

    La caractrisation et le traitement d'une crise tels qu'ils rsultent de cette distinction suggrent la

    rgle d'analyse suivante : sauf raisons flagrantes et dterminantes, il semble raisonnable de traiter d'abord

    une crise comme une crise dont la rsolution est possible dans le cadre des structures existantes puis, si ce

    traitement se rvle un chec ou ds lors que des indices forts feront apparatre un soupon de grande

    crise, il conviendra ensuite de l'aborder analytiquement et en politique comme une grande crise.

    En bref, la mouvance de la crise, dans ses manifestations et dans le jugement qui est port sur elle,

    constitue un facteur de complexit important qui vient s'ajouter aux autres.

    Pour prolonger cette rflexion, il faut observer que la notion de crise comme rsultat de l'impact d'un

    choc exogne sur un systme comportant des points de fragilit n'est pas sans soulever galement d'autres

    problmes. La discussion est notamment obscurcie par le fait que les notions d'exogne ou d'endogne

    sont discutables. La crise des subprimes est-elle endogne ou exogne ? On considre souvent

    implicitement qu'il s'agit d'un choc exogne . Mais son origine n'est certainement pas extrieure au

    systme financier US conu comme un espace gographique et social. Elle peut tre considre comme

    exogne dans la mesure o on lui attribue un caractre exceptionnel, singulier et, en quelque sorte, hors

    normes. Elle est donc exogne par rapport au systme financier institutionnel considr dans son

    fonctionnement normal c'est--dire en fonction de la reprsentation que l'on a du fonctionnement

    rgulier de ce systme. Il s'agit de comportements qui s'cartent des normes habituelles.

    Sous cet angle, le problme est moins celui de chocs exognes que l'existence de comportements

    dviants c'est--dire d'innovations au sens de ruptures dans les modes de fonctionnement ou les lois de

  • B. Paulr - 2007-2012 : La complexit d'une crise

    19

    comportement des agents internes au systme 21

    . Autrement dit, les chocs rsultent moins d'un vnement

    extrieur au systme national que du cumul ou du passage la limite des dviances internes celui-ci.

    Pour toutes ces raisons, nous prfrons la distinction qui consiste opposer les causes proches ou

    immdiates aux causes profondes ou lointaines, celle consistant incriminer des chocs exognes. Telle

    est notre faon d'aborder la question de l'architecture du systme et d'identifier les comportements

    dviants et les innovations perturbatrices. C'est aussi un moyen de mnager la distinction entre crise et

    grande crise dans la mesure o les causes profondes ou lointaines des crises sont en gnral les facteurs

    de fragilisation du systme, c'est--dire les phnomnes qui dforment son fonctionnement, qui crent un

    terrain propice aux consquences importantes des causes proches et peuvent entrainer le systme vers une

    mutation.

    Dans le cas prsent, quelles sont les causes proches ? Ce sont celles qui sont l'origine directe de la

    crise des subprimes. Elles concernent donc le dispositif qui a permis la distribution et la ventilation de ce

    type de prt aux tats-Unis, et les comportements des acteurs agissant dans ce cadre :

    1- la volont politique de faciliter l'accs la proprit des classes moyennes dans n'importe quelles

    conditions,

    2- le recours une innovation financire (la titrisation) rendant possible, notamment, une pratique

    consistant pour les banques ne plus porter les titres hypothcaires mais les transfrer d'autres

    structures sur des bases assez opaques ce qui a rendu les banques en partie irresponsables.

    3- le fait que les pratiques des prts hypothcaires furent mal rgules ou non matrises. Le congrs

    vota ce sujet, en 1994, une loi que Greenspan refusa d'appliquer 22

    .

    Il s'agit de causes suffisantes pour dclencher la crise (ou, du moins, mettre en place un terrain

    propice), mais qui ne sont nullement ncessaires au sens o elles rsultent d'un certain nombre de

    contingences. Dit autrement : le mme genre de crise aurait pu se dclencher d'une faon diffrente23

    . Par

    consquent, il faut identifier les causes profondes qui expliquent notamment les dviances et la fragilit

    de la structure du systme financier US (c'est le premier atteint et le premier coupable). C'est l que nous

    abordons vritablement l'architecture du capitalisme financiaris.

    21

    Nous utilisons ici le mot innovation non pas en son sens Schumpeterien (innovation se traduisant par un produit ou un

    procd nouveaux, ou encore une organisation industrielle nouvelle) mais au sens qu'il a dans l'tude de la dcision. Cf., par

    exemple, James G. MARCH et Herbert A. SIMON, 1971. 22

    Le Congrs US vota en 1994 une loi sur la proprit immobilire et la protection des emprunteurs hypothcaires (Ownership

    and Equity Protection Act). Mais en 2005 Alan Greenspan refusa d'introduire les rgles permettant de l'appliquer, partant du

    principe que les prts subprimes allaient se rguler sans intervention rgulatrice. Finalement, moins de 1 % de tous les prts

    hypothcaires furent soumis aux restrictions rsultant de cette loi (cf. Michael HIRSCH, 2008). 23

    Par exemple, dans les annes 2008-2009 on a craint aux tats-Unis une crise ayant son origine dans les crdits accords aux

    tudiants.

  • B. Paulr - 2007-2012 : La complexit d'une crise

    20

    Ainsi, la liste des causes profondes possibles de la crise de 2007, liste non hirarchise de causes

    formant systme, englobe :

    1- L'interdpendance des conomies et le caractre fortement systmique de la finance dans un

    monde o les capitaux circulent librement.

    2- Une croissance considrable de la liquidit au niveau mondial qui profite surtout aux marchs

    boursiers, de matires premires et de produits financiers sophistiqus et spculatifs.

    3- Une drive de la finance au service d'elle-mme plus qu'au service de l'conomie dans son

    ensemble. Elle rsulte en partie des changements dans les conditions de rmunration et les systmes

    d'incitation des gestionnaires de la finance. Elle se manifeste par la mise en place d'un systme bancaire

    parallle (shadow banking) 24

    , par des innovations financires sophistiques et, finalement, par un

    phnomne hybride : la croissance du systme bancaire, en taille et en pouvoir, mais aussi sa fragilisation

    (Louis-Philippe ROCHON et Sergio ROSSI, 2010).

    4- Une monte rgulire, d'origine lointaine, de l'endettement, priv comme public (B. PAULRE,

    2008) 25

    .

    5- L'absence ou l'chec des rgulations face la finance et la mondialisation.

    6- La dynamique de la rpartition des revenus et ses effets sur la consommation et l'endettement des

    mnages se manifestant, notamment, aux tats-Unis, par un levier lev.

    7- Des dfaillances intellectuelles : (1) l'hgmonie de l'cole no-classique et, notamment,

    l'hypothse de l'efficience des marchs financiers, qui fait que le laisser faire et la promotion de

    l'conomie de march prosprent sans limites dans la priode dite de Grande modration 26

    ; (2) le fait de

    ne pas avoir tenu compte temps de l'exprience japonaise et de sa dcennie perdue, ainsi que de la crise

    sudoise.

    Ces causes profondes ont un caractre plus structurel.

    Les deux catgories de cause se rfrent des dviances dont les effets se cumulent dans le temps et

    se conjuguent.

    24

    Ce secteur aux contours flous comprend notamment les fonds montaires, les assureurs et les fonds alternatifs (hedge

    funds). 25

    Sur ce point prcisment, cf. B. PAULRE, 2008, notamment le dcollage du ratio [dette cumule de tous les agents/PNB]

    qui commence se manifester, aux tats-Unis, la fin des annes 70. La tendance qui fera passer ce ratio de 1,5 au dbut des

    annes 70 3,5 en 2007 est visible ds le tout dbut des annes 80. Cf. Graphique 1, p. 188. 26

    Il est devenu d'usage courant de considrer que, depuis 1995 environ, l'conomie US plus particulirement est caractrise

    par une grande modration , au sens o la variabilit du taux de croissance du PIB rel et celle du taux d'inflation ont

    diminu sensiblement. Des diminutions analogues sont observables dans d'autres pays dvelopps mis part le Japon. L'article

    de BLANCHARD et SIMON de 2001 est considr comme pionnier sur ce point.

  • B. Paulr - 2007-2012 : La complexit d'une crise

    21

    6me

    observation : o en sommes-nous ?

    O en est-on ? Comment a volu l'architecture ?

    Six observations permettent de justifier la thse que le processus de correction des drives passes est

    insuffisamment engag et/ou qu'il manque d'efficacit.

    A - En ce qui concerne la rgulation financire

    Lors de la runion du FMI de Tokyo (9-14 octobre 2012), Christine Lagarde a dclar que le systme

    financier n'est toujours pas plus sr qu'au moment de la faillite de Lehman Brothers en 2009 : le

    systme est encore beaucoup trop complexe, les activits sont encore trop concentres dans de grands

    tablissements , a-t-elle prcis. Elle a dclar que le spectre de banques trop grandes pour faire

    faillite (too big to fail) continue hanter le secteur.

    Nous rejoignons F. Morin lorsqu'il observe qu' une sphre financire globalise on ne peut rpondre

    que par une rgulation ncessairement, elle aussi, unitaire dans son diagnostic architectural (Le

    nouveau mur de l'argent, op. cit., p. 234). Il faut malheureusement reconnatre que la rforme de la

    rgulation financire avance lentement et de faon parfois un peu hsitante quant la direction et au

    caractre contraignant des nouvelles rglementations. La rcession a dmarr fin 2007 et la crise a t la

    plus forte au cours de l'anne 2008. Or, la plupart des rformes prvues ne seront pas pleinement

    oprationnelles avant fin 2013, sinon 2014 voire 2019.

    Certes, la ncessit et l'urgence d'une rforme de la rgulation du systme bancaire et financier ne

    sont pas contestes. La crise a t trop forte et trop soudaine pour que se manifeste une opposition franche

    ce type de rforme. Mais celle-ci se heurte plusieurs difficults dont la conjugaison ralentit beaucoup

    les processus de dcision et rend leur issue incertaine :

    - la superposition de plusieurs niveaux de rgulation : national, rgional (Europe) et international, qui

    introduit dans le dbat un facteur de complexit important ainsi que des dlais dcisionnels,

    - la puissance des acteurs dont il s'agit de contrler et d'encadrer les activits. F. Morin a soulign que

    l'oligopole bancaire est le vritable rgulateur des marchs montaires et financiers mondiaux (Le

    nouveau mur de l'argent, op. cit., p. 226). Il s'agit donc, en quelque sorte, de rguler le rgulateur et, bien

    videmment, ce n'est pas facile,

    - la nouveaut de la situation associe l'incertitude ou une connaissance insuffisante des

    mcanismes contrler, des interdpendances en jeu et des outils financiers, sans compter la masse

    considrable des encours de toutes sortes accumuls,

    - la globalisation financire, qui rend les interdpendances denses, multiplie le nombre et le poids des

    acteurs systmiques, et introduit une dimension gopolitique,

  • B. Paulr - 2007-2012 : La complexit d'une crise

    22

    - l'existence d'un sentiment d'urgence qui a jou certainement un rle mobilisateur dans les annes

    2008-2009 mais dont l'effet s'rode mesure que l'on s'loigne de la phase paroxystique de la crise.

    La reforme a t impulse par les sommets des chefs d'tat (G20) et, plus particulirement, par ceux

    qui se sont tenus au plus fort de la crise : sommets de Washington (15 novembre 2008), de Londres (2

    avril 2009) et de Pittsburgh (24 et 25 septembre 2009).

    C'est le 28 janvier 2013 qu'est enfin install le Conseil de Stabilit Financire (Financial Stability

    Board - FSB) auquel le G20 de Londres a confi trois missions principales 27, 28

    . Cette innovation

    institutionnelle est intressante puisque l'on peut considrer qu'il s'agit d'une premire tape dans la

    construction d'une architecture de rgulation financire mondiale 29

    .

    Examinons rapidement, en leur contenu, le degr d'avancement sur les trois problmes poss en

    matire de rgulation bancaire et financire : (i) la question de la rglementation prudentielle, (ii) la

    question de la supervision bancaire et de la rsolution, et (iii) celle de la sparation des activits bancaires.

    Ces problmes sont traits des rythmes diffrents selon les niveaux auxquels on se situe (international,

    rgional ou national).

    En ce qui concerne la rglementation prudentielle, la rforme dite de Ble III , labore par le

    Comit de Ble et publie le 16 dcembre 2010, vise principalement : renforcer le niveau et la qualit

    des fonds propres ; mettre en place un ratio de levier ; amliorer la gestion du risque de liquidit ;

    renforcer les exigences prudentielles concernant le risque de contrepartie et le suivi des activits de

    march 30

    . Les recommandations du comit devaient tre transposes en droit national avant le 1er

    janvier

    2013, les banques ayant jusqu'en 2019 pour les appliquer. La traduction en droit europen (directive

    d'adquation des fonds propres des banques CRD IV : Capital Requirements Directive IV) se heurte une

    srieuse difficult car les tats europens ne sont pas tous d'accord sur le mode de transposition 31

    .

    Le dispositif Bale III prsente d'ailleurs certains inconvnients non ngligeables. Non seulement il

    ignore le hors bilan l'origine de la crise des subprimes mais, de plus, il pousserait les banques

    27

    Les trois missions sont : 1- Dterminer les vulnrabilits du systme financier mondial et identifier et valuer les rgulations

    mettre en uvre pour les prvenir ; 2- Promouvoir la mise en uvre et sassurer du respect des standards internationaux en matire de rgulation financire et 3- Favoriser la coordination et la cohrence des activits des normalisateurs techniques

    internationaux pour viter les recoupements de comptences et les lacunes dans diffrents domaines (domaine prudentiel,

    rgulation des marchs, prvention du risque systmique etc.). 28

    Notons que le FSB, dont le secrtariat est hberg par la Banque des rglements internationaux, Ble, chapeaute

    maintenant le Comit de Bale sur le contrle bancaire. 29

    Ce Conseil correspond en partie la proposition de Franois Morin de crer ce qu'il appelle un Comit global de rgulation

    (CGR), cf. Le nouveau mur de l'argent, op. cit., p. 235. 30

    cela sajoutent des propositions de nature macro-prudentielle visant rduire la procyclicit. 31

    Traumatis par les nombreux plans de renflouement conscutifs la crise de 2007-2008, le Royaume-Uni, associ la

    Sude, l'Espagne et certains pays de l'Est dont la Pologne, souhaite que chaque pays puisse exiger de ses banques le respect de

    normes plus svres que celles de Ble III. D'autres pays europens, notamment la France, l'Allemagne, l'Italie et l'Autriche, s'y

    opposent. Craignant de placer leurs propres banques en position concurrentielle dfavorable face des tablissements mieux

    capitaliss, ils souhaitent une harmonisation maximale (single rule book).

  • B. Paulr - 2007-2012 : La complexit d'une crise

    23

    dvelopper le shadow banking ce qui accrot les facteurs d'inquitude suscits par ce secteur 32

    . D'o la

    forte ncessit, souligne par M. Barnier, d'avancer de manire concerte, notamment dans le cadre du

    FSB, sur la rgulation du shadow banking.

    En ce qui concerne la supervision bancaire, le cadre d'intervention est au mieux rgional (niveau

    europen) et le plus souvent national.

    En Grande Bretagne la rforme de la supervision bancaire prend des allures de rvolution 33

    .

    Dsormais toutes les fonctions seront exerces par la Banque dAngleterre qui devient ainsi le nouveau

    gendarme des marchs financiers dans ce pays 34

    . Grande premire : les anglais ont dcid de confier un

    tranger, Mark Carney, ex-gouverneur de la Banque du Canada, la direction de la Banque d'Angleterre.

    Au niveau Europen, la question de la supervision europenne a fini par dboucher, difficilement, le

    13 dcembre 2012, sur un accord. Aux termes de celui-ci, la Banque centrale europenne pourra

    superviser lensemble des banques, et non les seuls grands tablissements systmiques. Elle prendra soin

    de sparer ces activits de celles qui relvent de son rle de banque centrale.

    En ce qui concerne la rsolution, les dirigeants de l'Union europenne (UE) ont dcid de crer un

    mcanisme de rsolution unique pour les banques de la rgion. Selon J. M. Barroso, L'tablissement du

    mcanisme commun de rsolution ferait en sorte que c'est le secteur bancaire, plutt que les

    contribuables, qui paie la facture pour le sauvetage des banques en faillite 35,

    36

    .

    L'ide de sparer les activits de banque de dtail des activits de banque d'investissement n'est pas

    nouvelle 37. Les avantages attendus dune telle sparation sont multiples. On a constat, au plus fort de la

    crise, des injonctions internationales la sparation, mais la rgulation lgislative se ralise surtout au

    niveau national.

    Aux tats-Unis, la rgle propose par Paul Volcker, ancien Prsident de la Fed., et prsente dans le

    cadre de l'amendement Merkley-Levin du Dodd-Frank Wall Street Reform and Consumer Protection Act

    32

    Selon Philippe Wahl, Il y aura une nouvelle crise bancaire, nous le savons, [] Et nous savons d'o elle viendra , mentionnant le secteur bancaire parallle : Il est moins rgul, moins tax, il crot et, selon moi, il reprsente la prochaine

    crise [] Nous devrions essayer de prparer l'avenir et voir comment nous pouvons empcher cette nouvelle crise financire . 33

    Le chancelier de l'chiquier, dans un discours retentissant, a stigmatis la sparation des rles entre la Banque centrale,

    lautorit rglementaire et le Conseil du trsor, dclarant, en substance, que le Trsor tait inefficace, la Banque centrale sans pouvoirs et le rgulateur, la Financial Services Authority, emptr dans une multitude de rglements. Cf. le Discours du

    chancelier de lchiquier du 4 fvrier 2013. 34

    D'o un risque de conflit d'intrts. 35

    Un fonds de rsolution devrait tre abond principalement par des prlvements sur le secteur bancaire, comme le produit de

    la taxe sur les transactions financires. 36

    Le mode de rsolution de la crise Chypriote dbut 2013 (prlvement sur les dpts suprieurs 10 000 Euros, aprs avoir

    envisag des prlvements ds le premier Euro) et certains commentaires qui ont suivi ont mis en lumire cette volution

    doctrinale si ce n'est que les dposants sont aussi mis contribution. 37

    C'est au lendemain de la crise de 1929 que les tats-Unis adoptrent le Glass Steagall Act (1933), obligeant une stricte

    sparation entre banques commerciales (spcialises dans les activits de crdit et de gestion des dpts) et les banques

    daffaires (spcialises dans les activits financires) (la France embotera le pas avec la loi bancaire de 1945).

  • B. Paulr - 2007-2012 : La complexit d'une crise

    24

    de juillet 2010, vise limiter les investissements spculatifs des banques et empcher les conflits

    d'intrts pouvant toucher les banques d'investissement. Elle s'applique partir d'avril 2012 et les banques

    disposent de deux ans pour la mettre en uvre. Ce n'est pas une rgle de sparation stricte.

    Le DoddFrank Act adopt en 2010 est, au-del de la rgle dite de Volcker , une vaste rforme de

    la rglementation de lensemble des agents financiers (banques, assurances, hedge funds, agences de

    notation, etc.) ainsi que de la surveillance des risques systmiques. Mais sa mise en uvre avance trs

    lentement et difficilement. Ainsi, selon le cabinet d'avocats Davis Polk, 148 des 398 dispositions que

    ncessite l'application de la loi ont t codifies de manire dfinitive au 1er

    fvrier 2013. Et un grand

    nombre de dispositions ont dj dpass leur date limite de finalisation (quand elle tait prvue) (Mathilde

    Damg, 2013).

    En Europe, la demande de Michel Barnier, le groupe dexperts dirig par le gouverneur de la

    Banque centrale de Finlande, Erkki Liikanen, a remis un rapport le 2 octobre 2012. Celui-ci recommande

    un cloisonnement bancaire strict et revient galement sur les rmunrations des dirigeants et des traders.

    La dmarche europenne est cependant devance par les processus lgislatifs de plusieurs pays

    europens38

    .

    B - En ce qui concerne les liquidits excessives

    Mis part quelques brefs flchissements, la liquidit mondiale est toujours croissante. Au niveau

    mondial la progression de la base montaire continue tre beaucoup plus rapide que celle du PIB

    nominal, si bien que de 1990 2012, elle semble voluer un rythme exponentiel. En % du PIB mondial

    la base montaire mondiale est passe d'un peu plus de 8 % en 1992 20 % en 2009 (Natixis). Elle tait

    aux alentours de 15 % en 2007.

    La croissance de la liquidit mondiale provient essentiellement de l'accroissement des rserves de la

    Chine en 2007 et 2008. Puis, c'est la politique US de Quantitative easing qui produit ses effets tout au

    long de l'anne 2009 et un peu dans la premire moiti de 2010, les rserves de la Chine redevenant

    prpondrantes dans la seconde moiti de 2010.

    Selon les donnes compiles par P. Artus et S. Broyer (2013), la base montaire mondiale, de l'ordre

    de 16 600 milliards de USD fin 2012, semble connatre un ralentissement de sa croissance. On peut y voir

    38

    En Allemagne, un projet de loi de rgulation bancaire a t prsent par le gouvernement le 6 fvrier 2013, et pourrait entrer

    en vigueur en janvier 2014. Le Royaume-Uni sest illustr en 2011 avec la publication du rapport Vickers, mais le gouvernement britannique ne semble pas press de mettre ces recommandations en uvre, une probable chance tant 2019. La France nest pas en reste avec la loi de sparation et de rgulation des activits bancaires en cours de discussion l'Assemble Nationale au moment o ces lignes sont crites et dont certains regrettent le caractre limit ou insuffisamment

    contraignant.

  • B. Paulr - 2007-2012 : La complexit d'une crise

    25

    l'effet du ralentissement de la croissance montaire des pays mergents, alors que celle des pays

    dvelopps, tout en flchissant, demeure suprieure 10 %.

    L'examen des volutions du ratio [total du bilan de la banque centrale du pays i / PIB du pays i] pour

    les 4 principales banques centrales mondiales (cf. graphique 6 ci-dessous) permet de constater que les

    ratios des deux banques centrales europennes (zone Euro et UK) se dtachent par un mouvement

    ascendant trs net : dpassement de la Banque du Japon par l'ECB au dbut de 2012 d'une part ;

    dpassement de la FED par la banque d'Angleterre au mme moment, d'autre part.

    Graphique 6 : Ratio [Total du bilan / PNB]

    pour les principales Banques Centrales (Japon, BCE, UK et USA)

    Source : http://www.alsosprachanalyst.com

    Traitement des bilans de la BOE, de la FED, de la BoJ et de l'ECB.

    Ce sont surtout les volutions compares des bases montaires nationales et des crdits l'conomie

    qui sont instructives. Les effets des politiques montaires des banques centrales sur l'conomie semblent

    peu prs inoprants. Malgr les nettes volutions des bases montaires, la croissance de la monnaie reste

    faible ou nulle. Si les effets de la politique US de quantitative easing sont notables au niveau des marchs

    spculatifs (or, matires premires et march boursier), ils sont dcevants en termes de croissance et de

    cration d'emploi. D'o une interrogation sur l'existence d'une trappe liquidit, aux tats-Unis au moins.

    D'o galement une autre interrogation sur l'efficacit de la politique montaire.

  • B. Paulr - 2007-2012 : La complexit d'une crise

    26

    Selon nos calculs, le taux de croissance annuel moyen des crdits bancaires au secteur priv pour les

    trois pays recenss (USA, Grande Bretagne et zone Euro) pour la priode [septembre 1999 - mars 2008]

    est de 8,04 %. Pour la priode [juin 2008 - septembre 2012], ce taux tombe 0,89 %, sachant que pour les

    tats Unis il s'tablit -0,95 %. Mais depuis le dbut de 2012, les tats-Unis, contrairement aux deux

    autres zones, sont revenus dans la partie positive.

    Graphique 7 : Crdits bancaires au secteur priv. USA, Angleterre et zone Euro.

    Taux de croissance annuel - Donnes trimestrielles non ajustes.

    Source : compilation par l'auteur des donnes de la BRI

    Nous avons voqu dans la section prcdente le dveloppement de la finance de l'ombre

    (shadow banking). Les entits de l'ombre , qui chappent aux rglementations classiques, ont continu

    grossir ces dernires annes. Aprs la crise, la croissance du shadow banking se ralentit

    considrablement mais globalement elle demeure positive comme le montre le graphique suivant,

    l'encours global s'levant de 62 trillions de dollars en 2007 67 trillions en 2011 selon le rapport annuel

    du Conseil de stabilit financire (FSB), reprsentant 90 % des actifs financiers dans le monde.

  • B. Paulr - 2007-2012 : La complexit d'une crise

    27

    Graphique 8 : L'importance du Shadow banking mondial, 2002-2011, en trillions de dollars

    Le graphique ci-dessous (Graphique 9) permet d'observer la diffrence entre le rythme de croissance

    du shadow banking avant la crise (entre 2002 et 2007) et son rythme aprs la crise (2007-2011). Avant la

    crise, le taux de croissance de la finance d'ombre est trs lev. Entre 10 % de rythme annuel moyen

    (Japon par exemple) plus de 100 % (Argentine 39

    et Chine). Cette priode est caractrise par des taux

    d'intrt faibles, une sous-valuation du risque et un accroissement de l'endettement (leviers).

    Deux groupes de pays mergent : d'un ct ceux dans lesquels le taux de croissance du secteur,

    quoique faible, demeure positif, et de l'autre ceux o le taux de croissance est ngatif. La France et les

    tats-Unis, appartiennent ce second groupe, alors que la zone Euro est dans le premier.

    Si le problme du shadow banking n'a pas t rsolu, il faut reconnatre que son dveloppement s'est

    beaucoup ralenti. Cependant, la rpartition gographique des risques s'est modifie. Il semble que ce soit

    le dveloppement de ce secteur en Chine qui soit actuellement trs surveill. Au moment o nous

    crivons ces lignes, dbut avril 2013, l'inquitude sur ce phnomne semble augmenter.

    C - En ce qui concerne les dettes souveraines

    La dette publique continue progresser. Selon les prvisions du FMI la dette publique dans les pays

    dvelopps devrait dpasser 110 % du PIB en 2012 et 113 % en 2013. Pour Christine Lagarde la dette

    publique atteint maintenant quasiment un niveau de temps de guerre . On observe facilement que la

    crise a fait dcoller la dette publique et n'a pas contribu la rduire. Si on doit attribuer une efficacit

    aux politiques de rduction de la dette publique 40

    , ce qui est trs discutable pour d'autres raisons, on doit

    39

    Le taux de croissance de l'Argentine est un peu particulier et doit tre relativis parce que durant cette priode, ce pays sort

    d'une crise financire svre. 40

    Arithmtiquement, le ratio entre une dette qui croit un taux (ventuellement dcroissant) et le PNB qui croit un taux

    moindre que la dette, augmente.

  • B. Paulr - 2007-2012 : La complexit d'une crise

    28

    considrer que c'est, au mieux, en contenant l'augmentation de la dette qu'elle se manifeste, plutt qu'en la

    diminuant. Mis part la priode 2006-2007, seule l'Allemagne, parmi les pays dont l'volution est

    reprsente dans le graphique ci-dessous, exhibe un point d'inflexion et semble amorcer une diminution

    Graphique 9 : Taux de croissance annuel du secteur des Autres Intermdiaires Financiers

    avant et aprs la crise

    Source : FSB (Financial Stability Board), Global Shadow Banking Monitoring Report 2012

    du ratio [Dette publique/PIB]. Pour les autres pays, y compris le Japon 41

    , la dette publique augmente

    grosso modo de 50 % entre le point bas local de 2007 et 2013. L'Angleterre est le pays dont la dette

    publique augmente le plus dans l'chantillon trait : elle fait plus que doubler entre 2007 et 201342

    .

    Vouloir rduire cette dette avec une croissance faible sera incroyablement difficile . Pour la

    France, selon une tude de Thomas Jobert, avec un bon contexte, il faudrait 10 ans pour esprer ramener

    le ratio [Dette publique / PIB] 60 % (Thomas JOBERT et Ruhi TUNCER, 2009).

    41

    Le Japon se singularise par l'augmentation importante du ratio avant 2007 (de 90 en 1995 170 en 2006, soit pas loin du

    doublement) alors que pour les autres pays on observe une relative stabilit entre 1995 et 2007. 42

    L'Angleterre part de plus bas (la valeur du ratio est d'environ 57 % en 2008, contre des valeurs comprises entre 65 et 75 %

    pour les autres pays) et atteint 110 % en 2013.

  • B. Paulr - 2007-2012 : La complexit d'une crise

    29

    Graphique 10 : General government gross financial liabilities (Source : OCDE)

    En % du PNB

    Source : donnes de l'OCDE Compiles par l'auteur

    D - En ce qui concerne la demande et l'endettement extrme des mnages

    Lvolution de la dette des agents non financiers est un lment crucial de lanalyse de la crise et de

    son issue. Le poids ngatif de limportance de la dette dans la reprise peut sexpliquer par un effet de

    richesse jouant ngativement ou par les consquences du dsendettement (deleveraging) qui vont

    inflchir la consommation et/ou linvestissement.

    Avant dvoquer les mcanismes en jeu dans lactuelle sortie de crise, examinons dabord lvolution

    de la dette depuis la priode qui a prcd la rcession de 2007-2008. Pour comparer simplement les

    dynamiques de la zone Euro, des USA et de la France, nous utilisons deux critres lmentaires : (1) le

    diffrentiel relatif de taux dendettement entre la dernire valeur connue (3me trimestre 2012) et la valeur

    de lacm, et (2) le diffrentiel relatif de taux entre la dernire valeur connue et la 1re valeur de la srie

    fournie par la Banque de France (1er

    trimestre 1999).

    Nous constatons :

    - en ce qui concerne lendettement des Mnages : des volutions pas trop loignes quand on

    compare lcart entre T3-12 et T1-99 (de +27,2 % pour les USA +34,7 % pour la France) et quand on

    compare le taux relatif de dsendettement depuis l'acm : -1,4 % pour les USA, -5,4 % pour la zone Euro

    et 0 % pour la France. On observe, en substance, que les taux dendettement des Mnages ont assez peu

  • B. Paulr - 2007-2012 : La complexit d'une crise

    30

    rgress depuis lacm de la priode de crise 43. Mais, alors que le taux dendettement des Mnages aux

    USA a rejoint, en T3-2012 le niveau qui tait le sien en T2-04, pour la zone Euro le niveau de T3-12

    rejoint celui de T3-09, un niveau de crise. Quant la France, le taux demeure quasiment au maximum

    historique.

    - en ce qui concerne lendettement des Socits Non Financires (SNF), les volutions sont nettement

    plus contrastes. Le diffrentiel de taux entre T3-12 et lacm slve, en termes relatifs, -14,3 % pour

    les USA, ce qui constitue une amlioration non ngligeable quoiquinacheve. Mais, pour la zone Euro, le

    diffrentiel est trs faible (-2%) et il est nul pour la France. On peut donc faire tat dun retard de la zone

    euro et, notamment de la France, compare aux tats-Unis. La comparaison des performances de T3-12

    rapportes T1-99, fait ressortir des carts encore plus grands : si lendettement des SNF sest accru de

    27,2 % aux tats-Unis, il sest accru de 40 % dans la zone Euro et de 71,2 % pour la France. Pour

    lendettement des SNF, la situation de la zone Euro globalement et celle de la France semblent donc trs

    dgrades quand on les compare celle des SNF des USA. Pour la France, nous en sommes, comme pour

    les Mnages, un taux historique.

    En substance et en synthse : (1) le taux dendettement des Mnages demeure lev et, (2) le taux

    dendettement des SNF a bien rgress aux tats-Unis (alors quil avait moins augment) mais demeure

    proccupant dans la zone Euro sinon trs proccupant en France. Les deux tableaux qui suivent

    rassemblent les observations faites.

    La question se pose alors de savoir si la rgression (faible) des taux dendettement depuis leur acm

    est suffisante pour ne pas gner la croissance. On peut, en effet, difficilement imaginer qu'un niveau lev

    43

    Cette conclusion vaut pour la srie utilise : si lon prend dautres sources, les chiffres sont diffrents.

  • B. Paulr - 2007-2012 : La complexit d'une crise

    31

    des taux dendettement demeure sans effet sur les conditions de la reprise. Ce niveau peut contribuer

    anticiper ou comprendre lefficacit des politiques menes.

    La relation en jeu est celle qui lie la situation financire des agents privs non financiers leur

    consommation et leur investissement. En ce qui concerne les mnages, dont on sait la place cruciale

    quoccupe la consommation dans lactivit conomique aux tats Unis (plus de 70 % en moyenne depuis

    2002) deux facteurs sont en prsence : effet de richesse et rle du processus de dsendettement. Pour

    lessentiel, le rle de leffet de richesse doit se manifester au travers de leffet du prix des biens

    immobiliers sur la consommation. Or, il semble que la diminution de la consommation soit trop

    importante pour tre explique uniquement par la variation des prix de limmobilier. Cest pourquoi on

    soriente vers une explication de la faiblesse de la consommation, pour une part importante, par le haut

    niveau dendettement des mnages.

    Cette thse a t formule par plusieurs auteurs, et notamment par l'conomiste Richard KOO (2008)

    qui compare la crise actuelle avec la Grande Dpression et ce qu'on appelle la Dcennie perdue du Japon.

    On retrouve selon lui dans ces crises la mme squence de lclatement dune bulle alimente par

    lendettement qui dbouche sur une rcession de bilan (Balance Sheet Recession). Contraints de

    rduire leur niveau dendettement pour restaurer leur bilan les agents privs rduisent leurs dpenses, ce

    qui contribue dprimer lactivit conomique et retarde finalement la reconsolidation des bilans.

    L'originalit revendique par R. Koo est que la profession des conomistes n'a jamais envisag une

    rcession qui pourrait tre cause par la minimisation de sa dette par le secteur priv destine rtablir

    des bilans suite une bulle du prix des actifs finance par la dette (The Economist, 20 aot 2011, p. 13).

    La thse de la Rcession de Bilan rejoint, tout en s'en diffrenciant, les analyses antrieures d'I.

    FISHER (1988) sur la dflation de la dette et de H. Minsky sur l'instabilit financire (Hyman MINSKY,

    1986). I. Fisher avait insist sur le rle du surendettement dans l'avnement de la crise et le rle de la

    liquidation de la dette dans la dpression qui suit. Selon H. Minsky, il existe dans le capitalisme une

    tendance endogne l'instabilit. Une priode de prosprit conomique conduit les agents sous-estimer

    toujours de plus en plus les risques, se tourner vers des modes de financement toujours plus spculatifs,

    recourir un levier toujours plus lev et faire appel des innovations financires. Suite au

    retournement des prix dactifs, lendettement devient insoutenable et le processus fishrien de dflation

    par la dette s'enclenche. Postrieur aux premires publications de R. Koo, on peut aussi se reporter un

    article de KRUGMAN et EGGERTSSON publi en 2012.

  • B. Paulr - 2007-2012 : La complexit d'une crise

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    R. Koo caractrise ainsi la Rcession de bilan :

    - une rcession par le bilan se manifeste aprs lclatement dune bulle dactifs finance par la dette

    et qui laisse un grand nombre dacteurs privs avec un bilan dsquilibr, dtenant plus de dettes que

    d'actifs.

    - pour rtablir son bilan, le secteur priv se focalise davantage sur un effort de minimisation de la

    dette que sur la maximisation du profit.

    - pendant la priode o le secteur priv se dsendette, mme si l'on se trouve dans un environnement

    o les taux d'intrt sont nu