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Décembre 2000

20 000 lieues sous les mers

Jules Verne

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PREMIÈRE PARTIE

UN ÉCUEIL FUYANT

L'année 1866 fut marquée par un événement bizarre, unphénomène inexpliqué et inexplicable que personne n'asans doute oublié. Sans parler des rumeurs qui agitaientles populations des ports et surexcitaient l'esprit public àl'intérieur des continents les gens de mer furentparticulièrement émus. Les négociants, armateurs,capitaines de navires, skippers et masters de l'Europe et del'Amérique, officiers des marines militaires de tous pays,et, après eux, les gouvernements des divers États des deuxcontinents, se préoccupèrent de ce fait au plus haut point.En effet, depuis quelque temps, plusieurs navires s'étaientrencontrés sur mer avec "une chose énorme", un objetlong, fusiforme, parfois phosphorescent, infiniment plusvaste et plus rapide qu'une baleine.Les faits relatifs à cette apparition, consignés aux diverslivres de bord, s'accordaient assez exactement sur lastructure de l'objet ou de l'être en question, la vitesseinouïe de ses mouvements, la puissance surprenante de salocomotion, la vie particulière dont il semblait doué. Sic'était un cétacé, il surpassait en volume tous ceux que la

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science avait classés jusqu'alors. Ni Cuvier, ni Lacépède,ni M. Dumeril, ni M. de Quatrefages n'eussent admisl'existence d'un tel monstre - à moins de l'avoir vu, ce quis'appelle vu de leurs propres yeux de savants.A prendre la moyenne des observations faites à diversesreprises - en rejetant les évaluations timides quiassignaient à cet objet une longueur de deux cents piedset en repoussant les opinions exagérées qui le disaientlarge d'un mille et long de trois - on pouvait affirmer,cependant, que cet être phénoménal dépassait debeaucoup toutes les dimensions admises jusqu'à ce jourpar les ichtyologistes - s'il existait toutefois.Or, il existait, le fait en lui-même n'était plus niable, et,avec ce penchant qui pousse au merveilleux la cervellehumaine, on comprendra l'émotion produite dans lemonde entier par cette surnaturelle apparition. Quant à larejeter au rang des fables, il fallait y renoncer.En effet, le 20 juillet 1866, le steamer Governor-Higginson, de Calcutta and Burnach steam navigationCompany, avait rencontré cette masse mouvante à cinqmilles dans l'est des côtes de l'Australie. Le capitaineBaker se crut, tout d'abord, en présence d'un écueilinconnu; il se disposait même à en déterminer la situationexacte, quand deux colonnes d'eau, projetées parl'inexplicable objet, s'élancèrent en sifflant à centcinquante pieds dans l'air. Donc, à moins que cet écueil nefût soumis aux expansions intermittentes d'un geyser, leGovernor-Higginson avait affaire bel et bien à quelque

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mammifère aquatique, inconnu jusque-là, qui rejetait parses évents des colonnes d'eau, mélangées d'air et devapeur.Pareil fait fut également observé le 23 juillet de la mêmeannée, dans les mers du Pacifique, par le Cristobal-Colon,de West India and Pacific steam navigation Company.Donc, ce cétacé extraordinaire pouvait se transporter d'unendroit à un autre avec une vélocité surprenante, puisqueà trois jours d'intervalle, le Governor-Higginson et leCristobal-Colon l'avaient observé en deux points de lacarte séparés par une distance de plus de sept cents lieuesmarines.Quinze jours plus tard, à deux mille lieues de là I'Helvetia,de la Compagnie Nationale, et le Shannon, du Royal-Mail, marchant à contrebord dans cette portion del'Atlantique comprise entre les États-Unis et l'Europe, sesignalèrent respectivement le monstre par 42015' delatitude nord, et 60035' de longitude à l'ouest du méridiende Greenwich. Dans cette observation simultanée, on crutpouvoir évaluer la longueur minimum du mammifère àplus de trois cent cinquante pieds anglais, puisque leShannon et l'Helvetia étaient de dimension inférieure àlui, bien qu'ils mesurassent cent mètres de l'étrave àl'étambot. Or, les plus vastes baleines, celles quifréquentent les parages des îles Aléoutiennes, leKulammak et l'Umgullick, n'ont jamais dépassé lalongueur de cinquante-six mètres, - si même ellesl'atteignent.

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Ces rapports arrivés coup sur coup, de nouvellesobservations faites à bord du transatlantique le Pereire, unabordage entre l'Etna, de la ligne Inman, et le monstre, unprocès-verbal dressé par les officiers de la frégatefrançaise la Normandie, un très sérieux relèvement obtenupar l'état-major du commodore Fitz-James à bord duLord-Clyde, émurent profondément l'opinion publique.Dans les pays d'humeur légère, on plaisanta lephénomène, mais les pays graves et pratiques,l'Angleterre, l'Amérique, l'Allemagne, s'en préoccupèrentvivement.Partout dans les grands centres, le monstre devint à lamode; on le chanta dans les cafés, on le bafoua dans lesjournaux, on le joua sur les théâtres. Les canards eurent làune belle occasion de pondre des oeufs de toute couleur.On vit réapparaître dans les journaux - à court de copie -tous les êtres imaginaires et gigantesques, depuis labaleine blanche, le terrible " Moby Dick " des régionshyperboréennes, jusqu'au Kraken démesuré, dont lestentacules peuvent enlacer un bâtiment de cinq centstonneaux et l'entraîner dans les abîmes de l'Océan. Onreproduisit même les procès-verbaux des temps anciensles opinions d'Aristote et de Pline, qui admettaientl'existence de ces monstres, puis les récits norvégiens del'évêque Pontoppidan, les relations de Paul Heggede, etenfin les rapports de M. Harrington, dont la bonne foi nepeut être soupçonnée, quand il affirme avoir vu, étant àbord du Castillan, en 1857, cet énorme serpent qui n'avait

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jamais fréquenté jusqu'alors que les mers de l'ancienConstitutionnel.Alors éclata l'interminable polémique des crédules et desincrédules dans les sociétés savantes et les journauxscientifiques. La " question du monstre " enflamma lesesprits. Les journalistes, qui font profession de science enlutte avec ceux qui font profession d'esprit, versèrent desflots d'encre pendant cette mémorable campagne;quelques-uns même, deux ou trois gouttes de sang, car duserpent de mer, ils en vinrent aux personnalités les plusoffensantes.Six mois durant, la guerre se poursuivit avec des chancesdiverses. Aux articles de fond de l'Institut géographiquedu Brésil, de l'Académie royale des sciences de Berlin, del'Association Britannique, de l'Institution Smithsonniennede Washington, aux discussions du The IndianArchipelago, du Cosmos de l'abbé Moigno, desMittheilungen de Petermann, aux chroniques scientifiquesdes grands journaux de la France et de l'étranger, la petitepresse ripostait avec une verve intarissable. Ses spirituelsécrivains parodiant un mot de Linné, cité par lesadversaires du monstre, soutinrent en effet que "la naturene faisait pas de sots", et ils adjurèrent leurscontemporains de ne point donner un démenti à la nature,en admettant l'existence des Krakens, des serpents de mer,des " Moby Dick ", et autres élucubrations de marins endélire. Enfin, dans un article d'un journal satirique trèsredouté, le plus aimé de ses rédacteurs, brochant sur le

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tout, poussa au monstre, comme Hippolyte, lui porta undernier coup et l'acheva au milieu d'un éclat de rireuniversel. L'esprit avait vaincu la science.Pendant les premiers mois de l'année 1867, la questionparut être enterrée, et elle ne semblait pas devoir renaître,quand de nouveaux faits furent portés à la connaissancedu public. Il ne s'agit plus alors d'un problème scientifiqueà résoudre, mais bien d'un danger réel sérieux à éviter. Laquestion prit une tout autre face. Le monstre redevint îlot,rocher, écueil, mais écueil fuyant, indéterminable,insaisissable.Le 5 mars 1867, le Moravian, de Montréal OcéanCompany, se trouvant pendant la nuit par 27030' delatitude et 72015' de longitude, heurta de sa hanche detribord un roc qu'aucune carte ne marquait dans cesparages. Sous l'effort combiné du vent et de ses quatrecents chevaux-vapeur, il marchait à la vitesse de treizenoeuds. Nul doute que sans la qualité supérieure de sacoque, le Moravian, ouvert au choc, ne se fût engloutiavec les deux cent trente-sept passagers qu'il ramenait duCanada.L'accident était arrivé vers cinq heures du matin, lorsquele jour commençait à poindre. Les officiers de quart seprécipitèrent à l'arrière du bâtiment. Ils examinèrentl'Océan avec la plus scrupuleuse attention. Ils ne virentrien, si ce n'est un fort remous qui brisait à troisencablures, comme si les nappes liquides eussent étéviolemment battues. Le relèvement du lieu fut exactement

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pris, et le Moravian continua sa route sans avariesapparentes. Avait-il heurté une roche sous-marine, ouquelque énorme épave d'un naufrage? On ne put le savoir;mais, examen fait de sa carène dans les bassins de radoub,il fut reconnu qu'une partie de la quille avait été brisée.Ce fait, extrêmement grave en lui-même, eût peut-être étéoublié comme tant d'autres, si, trois semaines après, il nese fût reproduit dans des conditions identiques.Seulement, grâce à la nationalité du navire victime de cenouvel abordage, grâce à la réputation de la Compagnie àlaquelle ce navire appartenait, l'événement eut unretentissement immense.Personne n'ignore le nom du célèbre armateur anglaisCunard. Cet intelligent industriel fonda, en 1840, unservice postal entre Liverpool et Halifax, avec troisnavires en bois et à roues d'une force de quatre centschevaux, et d'une jauge de onze cent soixante-deuxtonneaux. Huit ans après, le matériel de la Compagnies'accroissait de quatre navires de six cent cinquantechevaux et de dix-huit cent vingt tonnes, et, deux ans plustard, de deux autres bâtiments supérieurs en puissance eten tonnage. En 1853, la compagnie Cunard, dont leprivilège pour le transport des dépêches venait d'êtrerenouvelé, ajouta successivement à son matériel l'Arahia,le Persia, le China, le Scolia, le Java, le Russia, tousnavires de première marche, et les plus vastes qui, aprèsle Great-Eastern, eussent jamais sillonné les mers. Ainsidonc, en 1867, la Compagnie possédait douze navires,

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dont huit à roues et quatre à hélices.Si je donne ces détails très succincts, c'est afin que chacunsache bien quelle est l'importance de cette compagnie detransports maritimes, connue du monde entier pour sonintelligente gestion. Nulle entreprise de navigationtransocéanienne n'a été conduite avec plus d'habileté;nulle affaire n'a été couronnée de plus de succès. Depuisvingt-six ans, les navires Cunard ont traversé deux millefois l'Atlantique, et jamais un voyage n'a été manqué,jamais un retard n'a eu lieu, jamais ni une lettre, ni unhomme, ni un bâtiment n'ont été perdus. Aussi, lespassagers choisissent-ils encore, malgré la concurrencepuissante que lui fait la France, la ligne Cunard depréférence à toute autre, ainsi qu'il appert d'un relevé faitsur les documents officiels des dernières années. Ceci dit,personne ne s'étonnera du retentissement que provoqual'accident arrivé à l'un de ses plus beaux steamers.Le 13 avril 1867, la mer étant belle, la brise maniable, leScotia se trouvait par 15012' de longitude et 45037' delatitude. Il marchait avec une vitesse de treize noeudsquarante-trois centièmes sous la poussée de ses millechevaux-vapeur. Ses roues battaient la mer avec unerégularité parfaite. Son tirant d'eau était alors de sixmètres soixante-dix centimètres, et son déplacement desix mille six cent vingt-quatre mètres cubes.A quatre heures dix-sept minutes du soir, pendant le lunchdes passagers réunis dans le grand salon, un choc, peusensible, en somme, se produisit sur la coque du Scotia,

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par sa hanche et un peu en arrière de la roue de bâbord.Le Scotia n'avait pas heurté, il avait été heurté, et plutôtpar un instrument tranchant ou perforant que contondant.L'abordage avait semblé si léger que personne ne s'en fûtinquiété à bord, sans le cri des caliers qui remontèrent surle pont en s'écriant:" Nous coulons! nous coulons! "Tout d'abord, les passagers furent très effrayés; mais lecapitaine Anderson se hâta de les rassurer. En effet, ledanger ne pouvait être imminent. Le Scotia, divisé en septcompartiments par des cloisons étanches, devait braverimpunément une voie d'eau.Le capitaine Anderson se rendit immédiatement dans lacale. Il reconnut que le cinquième compartiment avait étéenvahi par la mer, et la rapidité de l'envahissementprouvait que la voie d'eau était considérable. Fortheureusement, ce compartiment ne renfermait pas leschaudières, car les feux se fussent subitement éteints.Le capitaine Anderson fit stopper immédiatement, et l'undes matelots plongea pour reconnaître l'avarie. Quelquesinstants après, on constatait l'existence d'un trou large dedeux mètres dans la carène du steamer. Une telle voied'eau ne pouvait être aveuglée, et le Scotia, ses roues àdemi noyées, dut continuer ainsi son voyage. Il se trouvaitalors à trois cent mille du cap Clear, et après trois joursd'un retard qui inquiéta vivement Liverpool, il entra dansles bassins de la Compagnie.Les ingénieurs procédèrent alors à la visite du Scotia, qui

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fut mis en cale sèche. Ils ne purent en croire leurs yeux. Adeux mètres et demi au-dessous de la flottaison s'ouvraitune déchirure régulière, en forme de triangle isocèle. Lacassure de la tôle était d'une netteté parfaite, et elle n'eûtpas été frappée plus sûrement à l'emporte-pièce. Il fallaitdonc que l'outil perforant qui l'avait produite fût d'unetrempe peu commune - et après avoir été lancé avec uneforce prodigieuse, ayant ainsi perce une tôle de quatrecentimètres, il avait dû se retirer de lui-même par unmouvement rétrograde et vraiment inexplicable.Tel était ce dernier fait, qui eut pour résultat de passionnerà nouveau l'opinion publique. Depuis ce moment, en effet,les sinistres maritimes qui n'avaient pas de causedéterminée furent mis sur le compte du monstre. Cefantastique animal endossa la responsabilité de tous cesnaufrages, dont le nombre est malheureusementconsidérable; car sur trois mille navires dont la perte estannuellement relevée au Bureau- Veritas, le chiffre desnavires à vapeur ou à voiles, supposés perdus corps etbiens par suite d'absence de nouvelles, ne s'élève pas àmoins de deux cents!Or, ce fut le " monstre " qui, justement ou injustement, futaccusé de leur disparition, et, grâce à lui, lescommunications entre les divers continents devenant deplus en plus dangereuses, le public se déclara et demandacatégoriquement que les mers fussent enfin débarrasséeset à tout prix de ce formidable cétacé.

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LE POUR ET LE CONTRE

A l'époque où ces événements se produisirent, je revenaisd'une exploration scientifique entreprise dans lesmauvaises terres du Nebraska, aux États-Unis. En maqualité de professeur-suppléant au Muséum d'histoirenaturelle de Paris, le gouvernement français m'avait jointà cette expédition. Après six mois passés dans leNebraska, chargé de précieuses collections, j'arrivai àNew York vers la fin de mars. Mon départ pour la Franceétait fixé aux premiers jours de mai. Je m'occupais donc,en attendant, de classer mes richesses minéralogiques,botaniques et zoologiques, quand arriva l'incident duScotia.J'étais parfaitement au courant de la question à l'ordre dujour, et comment ne l'aurais-je pas été? J'avais lu et relutous les journaux américains et européens sans être plusavancé. Ce mystère m'intriguait. Dans l'impossibilité deme former une opinion, je flottais d'un extrême à l'autre.Qu'il y eut quelque chose, cela ne pouvait être douteux, etles incrédules étaient invités à mettre le doigt sur la plaiedu Scotia.A mon arrivée à New York, la question brûlait.L'hypothèse de l'îlot flottant, de l'écueil insaisissable,soutenue par quelques esprits peu compétents, était

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absolument abandonnée. Et, en effet, à moins que cetécueil n'eût une machine dans le ventre, commentpouvait-il se déplacer avec une rapidité si prodigieuse?De même fut repoussée l'existence d'une coque flottante,d'une énorme épave, et toujours à cause de la rapidité dudéplacement.Restaient donc deux solutions possibles de la question,qui créaient deux clans très distincts de partisans: d'uncôté, ceux qui tenaient pour un monstre d'une forcecolossale; de l'autre, ceux qui tenaient pour un bateau "sous-marin" d'une extrême puissance motrice.Or, cette dernière hypothèse, admissible après tout, ne putrésister aux enquêtes qui furent poursuivies dans les deuxmondes. Qu'un simple particulier eût à sa disposition untel engin mécanique, c'était peu probable. Où et quandl'eut-il fait construire, et comment aurait-il tenu cetteconstruction secrète?Seul, un gouvernement pouvait posséder une pareillemachine destructive, et, en ces temps désastreux oùl'homme s'ingénie à multiplier la puissance des armes deguerre, il était possible qu'un État essayât à l'insu desautres ce formidable engin. Après les chassepots, lestorpilles, après les torpilles, les béliers sous-marins, puisla réaction. Du moins, je l'espère.Mais l'hypothèse d'une machine de guerre tomba encoredevant la déclaration des gouvernements. Comme ils'agissait là d'un intérêt public, puisque lescommunications transocéaniennes en souffraient, la

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franchise des gouvernements ne pouvait être mise endoute. D'ailleurs, comment admettre que la constructionde ce bateau sous-marin eût échappé aux yeux du public?Garder le secret dans ces circonstances est très difficilepour un particulier, et certainement impossible pour unEtat dont tous les actes sont obstinément surveillés par lespuissances rivales.Donc, après enquêtes faites en Angleterre, en France, enRussie, en Prusse, en Espagne, en Italie, en Amérique,voire même en Turquie, l'hypothèse d'un Monitor sous-marin fut définitivement rejetée.A mon arrivée à New York, plusieurs personnes m'avaientfait l'honneur de me consulter sur le phénomène enquestion. J'avais publié en France un ouvrage in-quarto endeux volumes intitulé: Les Mystères des grands fondssous-marins. Ce livre, particulièrement goûté du mondesavant, faisait de moi un spécialiste dans cette partie assezobscure de l'histoire naturelle. Mon avis me fut demandé.Tant que je pus nier du fait, je me renfermai dans uneabsolue négation. Mais bientôt, collé au mur, je dusm'expliquer catégoriquement. Et même, " l'honorablePierre Aronnax, professeur au Muséum de Paris ", fut misen demeure par le New York-Herald de formuler uneopinion quelconque.Je m'exécutai. Je parlai faute de pouvoir me taire. Jediscutai la question sous toutes ses faces, politiquement etscientifiquement, et je donne ici un extrait d'un article trèsnourri que je publiai dans le numéro du 30 avril.

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" Ainsi donc, disais-je, après avoir examiné une à une lesdiverses hypothèses, toute autre supposition étant rejetée,il faut nécessairement admettre l'existence d'un animalmarin d'une puissance excessive."Les grandes profondeurs de l'Océan nous sont totalementinconnues. La sonde n'a su les atteindre. Que se passe-t-ildans ces abîmes reculés? Quels êtres habitent et peuventhabiter à douze ou quinze milles au-dessous de la surfacedes eaux? Quel est l'organisme de ces animaux? Onsaurait à peine le conjecturer." Cependant, la solution duproblème qui m'est soumis peut affecter la forme dudilemme." Ou nous connaissons toutes les variétés d'êtresqui peuplent notre planète, ou nous ne les connaissonspas."Si nous ne les connaissons pas toutes, si la nature aencore des secrets pour nous en ichtyologie, rien de plusacceptable que d'admettre l'existence de poissons ou decétacés, d'espèces ou même de genres nouveaux, d'uneorganisation essentiellement "fondrière", qui habitent lescouches inaccessibles à la sonde, et qu'un événementquelconque, une fantaisie, un caprice, si l'on veut, ramèneà de longs intervalles vers le niveau supérieur de l'Océan."Si, au contraire, nous connaissons toutes les espècesvivantes, il faut nécessairement chercher l'animal enquestion parmi les êtres marins déjà catalogués, et dans cecas, je serai disposé à admettre l'existence d'un Narwalgéant." Le narwal vulgaire ou licorne de mer atteint souvent une

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longueur de soixante pieds. Quintuplez, décuplez mêmecette dimension, donnez à ce cétacé une forceproportionnelle à sa taille, accroissez ses armes offensives,et vous obtenez l'animal voulu. Il aura les proportionsdéterminées par les Officiers du Shannon, l'instrumentexigé par la perforation du Scotia, et la puissancenécessaire pour entamer la coque d'un steamer." En effet, le narwal est armé d'une sorte d'épée d'ivoire,d'une hallebarde, suivant l'expression de certainsnaturalistes. C'est une dent principale qui a la dureté del'acier. On a trouvé quelques-unes de ces dents implantéesdans le corps des baleines que le narwal attaque toujoursavec succès. D'autres ont été arrachées, non sans peine, decarènes de vaisseaux qu'elles avaient percées d'outre enoutre, comme un foret perce un tonneau. Le musée de laFaculté de médecine de Paris possède une de ces défenseslongue de deux mètres vingt-cinq centimètres, et large dequarante-huit centimètres à sa base!" Eh bien! supposez l'arme dix fois plus forte, et l'animaldix fois plus puissant, lancez-le avec une rapidité de vingtmilles à l'heure, multipliez sa masse par sa vitesse, et vousobtenez un choc capable de produire la catastrophedemandée." Donc, jusqu'à plus amples informations, j'opinerais pourune licorne de mer, de dimensions colossales, armée, nonplus d'une hallebarde, mais d'un véritable éperon commeles frégates cuirassées ou les "rams" de guerre, dont elleaurait à la fois la masse et la puissance motrice.

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" Ainsi s'expliquerait ce phénomène inexplicable - àmoins qu'il n'y ait rien, en dépit de ce qu'on a entrevu, vu,senti et ressenti - ce qui est encore possible! "Ces derniers mots étaient une lâcheté de ma part; mais jevoulais jusqu'à un certain point couvrir ma dignité deprofesseur, et ne pas trop prêter à rire aux Américains, quirient bien, quand ils rient. Je me réservais uneéchappatoire. Au fond, j'admettais l'existence du"monstre".Mon article fut chaudement discuté, ce qui lui valut ungrand retentissement. Il rallia un certain nombre departisans. La solution qu'il proposait, d'ailleurs, laissaitlibre carrière à l'imagination. L'esprit humain se plaît à cesconceptions grandioses d'êtres surnaturels. Or la mer estprécisément leur meilleur véhicule, le seul milieu où cesgéants près desquels les animaux terrestres, éléphants ourhinocéros, ne sont que des nains - puissent se produire etse développer. Les masses liquides transportent les plusgrandes espèces connues de mammifères, et peut-êtrerecèlent-elles des mollusques d'une incomparable taille,des crustacés effrayants à contempler, tels que seraient deshomards de cent mètres ou des crabes pesant deux centstonnes! Pourquoi nous? Autrefois, les animaux terrestres,contemporains des époques géologiques, les quadrupèdes,les quadrumanes, les reptiles, les oiseaux étaientconstruits sur des gabarits gigantesques. Le Créateur lesavait jetés dans un moule colossal que le temps a réduitpeu à peu. Pourquoi la mer, dans ses profondeurs

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ignorées, n'aurait-elle pas gardé ces vastes échantillons dela vie d'un autre âge, elle qui ne se modifie jamais, alorsque le noyau terrestre change presque incessamment?Pourquoi ne cacherait-elle pas dans son sein les dernièresvariétés de ces espèces titanesques, dont les années sontdes siècles, et les siècles des millénaires?Mais je me laisse entraîner à des rêveries qu'il nem'appartient plus d'entretenir! Trêve à ces chimères que letemps a changées pour moi en réalités terribles. Je lerépète, l'opinion se fit alors sur la nature du phénomène,et le public admit sans conteste l'existence d'un êtreprodigieux qui n'avait rien de commun avec les fabuleuxserpents de mer.Mais si les uns ne virent là qu'un problème purementscientifique à résoudre, les autres, plus positifs, surtout enAmérique et en Angleterre, furent d'avis de purger l'Océande ce redoutable monstre, afin de rassurer lescommunications transocéaniennes. Les journauxindustriels et commerciaux traitèrent la questionprincipalement à ce point de vue. La Shipping andMercantile Gazette, le Lloyd, le Paquebot, la Revuemaritime et coloniale, toutes les feuilles dévouées auxCompagnies d'assurances qui menaçaient d'élever le tauxde leurs primes, furent unanimes sur ce point.L'opinion publique s'étant prononcée, les États de l'Unionse déclarèrent les premiers. On fit à New York lespréparatifs d'une expédition destinée à poursuivre lenarwal. Une frégate de grande marche I'Abraham-Lincoln,

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se mit en mesure de prendre la mer au plus tôt. Lesarsenaux furent ouverts au commandant Farragut, quipressa activement l'armement de sa frégate.Précisément, et ainsi que cela arrive toujours, du momentque l'on se fut décidé à poursuivre le monstre, le monstrene reparut plus. Pendant deux mois, personne n'enentendit parler. Aucun navire ne le rencontra. Il semblaitque cette Licorne eût connaissance des complots qui setramaient contre elle. On en avait tant causé, et même parle câble transatlantique! Aussi les plaisants prétendaient-ils que cette fine mouche avait arrêté au passage quelquetélégramme dont elle faisait maintenant son profit.Donc, la frégate armée pour une campagne lointaine etpourvue de formidables engins de pêche, on ne savait plusoù la diriger. Et l'impatience allait croissant, quand, le 2juillet, on apprit qu'un steamer de la ligne de SanFrancisco de Californie à Shangaï avait revu l'animal,trois semaines auparavant, dans les mers septentrionalesdu Pacifique.L'émotion causée par cette nouvelle fut extrême. Onn'accorda pas vingt-quatre heures de répit au commandantFarragut. Ses vivres étaient embarques. Ses soutesregorgeaient de charbon. Pas un homme ne manquait àson rôle d'équipage. Il n'avait qu'à allumer ses fourneaux,à chauffer, à démarrer! On ne lui eût pas pardonné unedemi-journée de retard! D'ailleurs, le commandantFarragut ne demandait qu'à partir.Trois heures avant que l'Abraham-Lincoln ne quittât le

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port de Brooklyn, je reçus une lettre libellée en ces termes:

Monsieur Aronnax, professeur au Muséum de Paris, FifthAvenue hotel.New York.

" Monsieur,

Si vous voulez vous joindre à l'expédition de l'Abraham-Lincoln, le gouvernement de l'Union verra avec plaisirque la France soit représentée par vous dans cetteentreprise. Le commandant Farragut tient une cabine àvotre disposition.Très cordialement, votre J.-B. HOBSON, Secrétaire de la marine. "

COMME IL PLAIRA A MONSIEUR

Trois secondes avant l'arrivée de la lettre de J.-B. Hobson,je ne songeais pas plus a poursuivre la Licorne qu'à tenterle passage du nord-ouest. Trois secondes après avoir lu lalettre de l'honorable secrétaire de la marine, je comprenaisenfin que ma véritable vocation, l'unique but de ma vie,était de chasser ce monstre inquiétant et d'en purger lemonde.Cependant, je revenais d'un pénible voyage, fatigué, avidede repos. Je n'aspirais plus qu'à revoir mon pays, mes

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amis, mon petit logement du Jardin des Plantes, meschères et précieuses collections! Mais rien ne put meretenir. J'oubliai tout, fatigues, amis, collections, etj'acceptai sans plus de réflexions l'offre du gouvernementaméricain." D'ailleurs, pensai-je, tout chemin ramène en Europe, etla Licorne sera assez aimable pour m'entraîner vers lescôtes de France! Ce digne animal se laissera prendre dansles mers d'Europe - pour mon agrément personnel - et jene veux pas rapporter moins d'un demi mètre de sahallebarde d'ivoire au Muséum d'histoire naturelle. "Mais, en attendant, il me fallait chercher ce narwal dansle nord de l'océan Pacifique; ce qui, pour revenir enFrance, était prendre le chemin des antipodes." Conseil! " criai-je d'une voix impatiente.Conseil était mon domestique. Un garçon dévoué quim'accompagnait dans tous mes voyages; un braveFlamand que j'aimais et qui me le rendait bien, un êtrephlegmatique par nature, régulier par principe, zélé parhabitude, s'étonnant peu des surprises de la vie, très adroitde ses mains, apte à tout service, et, en dépit de son nom,ne donnant jamais de conseils - même quand on ne lui endemandait pas.A se frotter aux savants de notre petit monde du Jardindes Plantes, Conseil en était venu à savoir quelque chose.J'avais en lui un spécialiste, très ferré sur la classificationen histoire naturelle, parcourant avec une agilitéd'acrobate toute l'échelle des embranchements des

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groupes, des classes, des sous-classes, des ordres, desfamilles, des genres, des sous-genres, des espèces et desvariétés. Mais sa science s'arrêtait là. Classer, c'était savie, et il n'en savait pas davantage. Très versé dans lathéorie de la classification, peu dans la pratique, il n'eûtpas distingué, je crois, un cachalot d'une baleine! Etcependant, quel brave et digne garçon!Conseil, jusqu'ici et depuis dix ans, m'avait suivi partoutoù m'entraînait la science. Jamais une réflexion de lui surla longueur ou la fatigue d'un voyage. Nulle objection àboucler sa valise pour un pays quelconque, Chine ouCongo, si éloigné qu'il fût. Il allait là comme ici, sans endemander davantage. D'ailleurs d'une belle santé quidéfiait toutes les maladies; des muscles solides, mais pasde nerfs, pas l'apparence de nerfs au moral, s'entend.Ce garçon avait trente ans, et son âge était à celui de sonmaître comme quinze est à vingt. Qu'on m'excuse de direainsi que j'avais quarante ans.Seulement, Conseil avait un défaut. Formaliste enragé ilne me parlait jamais qu'à la troisième personne - au pointd'en être agaçant." Conseil! " répétai-je, tout en commençant d'une mainfébrile mes préparatifs de départ.Certainement, j'étais sûr de ce garçon si dévoué.D'ordinaire, je ne lui demandais jamais s'il lui convenaitou non de me suivre dans mes voyages, mais cette fois, ils'agissait d'une expédition qui pouvait indéfiniment seprolonger, d'une entreprise hasardeuse, à la poursuite d'un

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animal capable de couler une frégate comme une coque denoix! Il y avait là matière à réflexion, même pour l'hommele plus impassible du monde! Qu'allait dire Conseil?" Conseil! " criai-je une troisième fois.Conseil parut." Monsieur m'appelle? dit-il en entrant.- Oui, mon garçon. Prépare-moi, prépare-toi. Nouspartons dans deux heures.- Comme il plaira à monsieur, répondit tranquillementConseil.- Pas un instant à perdre. Serre dans ma malle tous mesustensiles de voyage, des habits, des chemises, deschaussettes, sans compter, mais le plus que tu pourras, ethâte-toi!- Et les collections de monsieur? fit observer Conseil.- On s'en occupera plus tard.- Quoi! les archiotherium, les hyracotherium, lesoréodons, les chéropotamus et autres carcasses demonsieur?- On les gardera à l'hôtel.- Et le babiroussa vivant de monsieur?- On le nourrira pendant notre absence. D'ailleurs, jedonnerai l'ordre de nous expédier en France notreménagerie.- Nous ne retournons donc pas à Paris? demanda Conseil.- Si... certainement... répondis-je évasivement, mais enfaisant un crochet.- Le crochet qui plaira à monsieur.

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- Oh! ce sera peu de chose! Un chemin un peu moinsdirect, voilà tout. Nous prenons passage sur l'Abraham-Lincoln...- Comme il conviendra à monsieur, répondit paisiblementConseil.- Tu sais, mon ami, il s'agit du monstre... du fameuxnarwal... Nous allons en purger les mers!... L'auteur d'unouvrage in-quarto en deux volumes sur les Mystères desgrands fonds sous-marins ne peut se dispenser des'embarquer avec le commandant Farragut. Missionglorieuse, mais... dangereuse aussi! On ne sait pas où l'onva! Ces bêtes-là peuvent être très capricieuses! Mais nousirons quand même! Nous avons un commandant qui n'apas froid aux yeux!...- Comme fera monsieur, je ferai, répondit Conseil.- Et songes-y bien! car je ne veux rien te cacher. C'est làun de ces voyages dont on ne revient pas toujours!- Comme il plaira à monsieur. "Un quart d'heure après, nos malles étaient prêtes. Conseilavait fait en un tour de main, et j'étais sûr que rien nemanquait, car ce garçon classait les chemises et les habitsaussi bien que les oiseaux ou les mammifères.L'ascenseur de l'hôtel nous déposa au grand vestibule del'entresol. Je descendis les quelques marches quiconduisaient au rez-de-chaussée. Je réglai ma note à cevaste comptoir toujours assiégé par une fouleconsidérable. Je donnai l'ordre d'expédier pour Paris(France) mes ballots d'animaux empaillés et de plantes

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desséchées. Je fis ouvrir un crédit suffisant au babiroussa,et, Conseil me suivant, je sautai dans une voiture.Le véhicule à vingt francs la course descendit Broadwayjusqu'à Union-square, suivit Fourth-avenue jusqu'à sajonction avec Bowery-street, prit Katrin-street et s'arrêtaà la trente-quatrième pier. Là, le Katrinferryboat noustransporta, hommes, chevaux et voiture, à Brooklyn, lagrande annexe de New York, située sur la rive gauche dela rivière de l'Est, et en quelques minutes, nous arrivionsau quai près duquel l'Abraham-Lincoln vomissait par sesdeux cheminées des torrents de fumée noire.Nos bagages furent immédiatement transbordés sur lepont de la frégate. Je me précipitai à bord. Je demandai lecommandant Farragut. Un des matelots me conduisit surla dunette, où je me trouvai en présence d'un officier debonne mine qui me tendit la main." Monsieur Pierre Aronnax? me dit-il.- Lui-même, répondis-je. Le commandant Farragut?- En personne. Soyez le bienvenu, monsieur le professeur.Votre cabine vous attend. "Je saluai, et laissant le commandant aux soins de sonappareillage, je me fis conduire à la cabine qui m'étaitdestinée.L'Abraham-Lincoln avait été parfaitement choisi etaménagé pour sa destination nouvelle. C'était une frégatede grande marche, munie d'appareils surchauffeurs, quipermettaient de porter à sept atmosphères la tension de savapeur. Sous cette pression, I'Abraham-Lincoln atteignait

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une vitesse moyenne de dix-huit milles et trois dixièmesà l'heure, vitesse considérable, mais cependantinsuffisante pour lutter avec le gigantesque cétacé.Les aménagements intérieurs de la frégate répondaient àses qualités nautiques. Je fus très satisfait de ma cabine,située à l'arrière, qui s'ouvrait sur le carré des officiers." Nous serons bien ici, dis-je à Conseil.- Aussi bien, n'en déplaise à monsieur, répondit Conseil,qu'un bernard-l'ermite dans la coquille d'un buccin. "Je laissai Conseil arrimer convenablement nos malles, etje remontai sur le pont afin de suivre les préparatifs del'appareillage.A ce moment, le commandant Farragut faisait larguer lesdernières amarres qui retenaient l'Abraham-Lincoln à lapier de Brooklyn. Ainsi donc, un quart d'heure de retard,moins même, et la frégate partait sans moi, et je manquaiscette expédition extraordinaire, surnaturelle,invraisemblable, dont le récit véridique pourra bientrouver cependant quelques incrédules.Mais le commandant Farragut ne voulait perdre ni unjour, ni une heure pour rallier les mers dans lesquellesl'animal venait d'être signalé. Il fit venir son ingénieur." Sommes-nous en pression? lui demanda-t-il.- Oui, monsieur, répondit l'ingénieur.- Go ahead ", cria le commandant Farragut.A cet ordre, qui fut transmis à la machine au moyend'appareils à air comprimé, les mécaniciens firent agir laroue de la mise en train. La vapeur siffla en se précipitant

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dans les tiroirs entr'ouverts. Les longs pistons horizontauxgémirent et poussèrent les bielles de l'arbre. Les branchesde l'hélice battirent les flots avec une rapidité croissante,et l'Abraham-lincoln s'avança majestueusement au milieud'une centaine de ferry-boats et de tenders chargés despectateurs, qui lui faisaient cortège.Les quais de Brooklyn et toute la partie de New York quiborde la rivière de l'Est étaient couverts de curieux. Troishurrahs, partis de cinq cent mille poitrines. éclatèrentsuccessivement. Des milliers de mouchoirs s'agitèrent au-dessus de la masse compacte et saluèrent l'Abraham-Lincoln jusqu'à son arrivée dans les eaux de l'Hudson, àla pointe de cette presqu'île allongée qui forme la ville deNew York.Alors, la frégate, suivant du côté de New-Jerseyl'admirable rive droite du fleuve toute chargée de villas,passa entre les forts qui la saluèrent de leurs plus groscanons. L'Abraham-Lincoln répondit en amenant et enhissant trois fois le pavillon américain, dont les trente-neuf étoiles resplendissaient à sa corne d'artimon; puis,modifiant sa marche pour prendre le chenal balisé quis'arrondit dans la baie intérieure formée par la pointe deSandy-Hook, il rasa cette langue sablonneuse où quelquesmilliers de spectateurs l'acclamèrent encore une fois.Le cortège des boats et des tenders suivait toujours lafrégate, et il ne la quitta qu'à la hauteur du light-boat dontles deux feux marquent l'entrée des passes de New York.Trois heures sonnaient alors. Le pilote descendit dans son

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canot, et rejoignit la petite goélette qui l'attendait sous levent. Les feux furent poussés; l'hélice battit plusrapidement les flots; la frégate longea la côte jaune etbasse de Long-lsland, et, à huit heures du soir, après avoirperdu dans le nord-ouest les feux de Fire-lsland, ellecourut à toute vapeur sur les sombres eaux de l'Atlantique.

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NED LAND

Le commandant Farragut était un bon marin, digne de lafrégate qu'il commandait. Son navire et lui ne faisaientqu'un. Il en était l'âme. Sur la question du cétacé, aucundoute ne s'élevait dans son esprit, et il ne permettait pasque l'existence de l'animal fût discutée à son bord. Il ycroyait comme certaines bonnes femmes croient auLéviathan par foi, non par raison. Le monstre existait, ilen délivrerait les mers, il l'avait juré. C'était une sorte dechevalier de Rhodes, un Dieudonné de Gozon, marchantà la rencontre du serpent qui désolait son île. Ou lecommandant Farragut tuerait le narwal, ou le narwaltuerait le commandant Farragut. Pas de milieu.Les officiers du bord partageaient l'opinion de leur chef.Il fallait les entendre causer, discuter, disputer, calculer lesdiverses chances d'une rencontre, et observer la vasteétendue de l'Océan. Plus d'un s'imposait un quartvolontaire dans les barres de perroquet, qui eût mauditune telle corvée en toute autre circonstance. Tant que lesoleil décrivait son arc diurne, la mâture était peuplée dematelots auxquels les planches du pont brûlaient les pieds,et qui n'y pouvaient tenir en place! Et cependant.I'Abraham-Lincoln ne tranchait pas encore de son étraveles eaux suspectes du Pacifique.

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Quant à l'équipage, il ne demandait qu'à rencontrer lalicorne, à la harponner. et à la hisser à bord, à la dépecer.Il surveillait la mer avec une scrupuleuse attention.D'ailleurs, le commandant Farragut parlait d'une certainesomme de deux mille dollars, réservée à quiconque,mousse ou matelot, maître ou officier, signalerait l'animal.Je laisse à penser si les yeux s'exerçaient à bord del'Abraham-Lincoln.Pour mon compte, je n'étais pas en reste avec les autres,et je ne laissais à personne ma part d'observationsquotidiennes. La frégate aurait eu cent fois raison des'appeler l'Argus. Seul entre tous, Conseil protestait parson indifférence touchant la question qui nouspassionnait, et détonnait sur l'enthousiasme général dubord.J'ai dit que le commandant Farragut avait soigneusementpourvu son navire d'appareils propres à pêcher legigantesque cétacé. Un baleinier n'eût pas été mieux armé.Nous possédions tous les engins connus, depuis le harponqui se lance à la main, jusqu'aux flèches barbelées desespingoles et aux balles explosibles des canardières. Surle gaillard d'avant s'allongeait un canon perfectionné, sechargeant par la culasse, très épais de parois, très étroitd'âme, et dont le modèle doit figurer à l'Expositionuniverselle de 1867. Ce précieux instrument, d'origineaméricaine, envoyait sans se gêner, un projectile coniquede quatre kilogrammes à une distance moyenne de seizekilomètres.

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Donc, I'Abraham-Lincoln ne manquait d'aucun moyen dedestruction. Mais il avait mieux encore. Il avait Ned Land,le roi des harponneurs.Ned Land était un Canadien, d'une habileté de main peucommune, et qui ne connaissait pas d'égal dans sonpérilleux métier. Adresse et sang-froid, audace et ruse, ilpossédait ces qualités à un degré supérieur, et il fallait êtreune baleine bien maligne, ou un cachalot singulièrementastucieux pour échapper à son coup de harpon.Ned Land avait environ quarante ans. C'était un hommede grande taille - plus de six pieds anglais -vigoureusement bâti, l'air grave, peu communicatif,violent parfois, et très rageur quand on le contrariait. Sapersonne provoquait l'attention, et surtout la puissance deson regard qui accentuait singulièrement sa physionomie.Je crois que le commandant Farragut avait sagement faitd'engager cet homme à son bord. Il valait tout l'équipage,à lui seul, pour l'oeil et le bras. Je ne saurais le mieuxcomparer qu'à un télescope puissant qui serait en mêmetemps un canon toujours prêt à partir.Qui dit Canadien, dit Français, et, si peu communicatifque fût Ned Land, je dois avouer qu'il se prit d'unecertaine affection pour moi. Ma nationalité l'attirait sansdoute. C'était une occasion pour lui de parler, et pour moid'entendre cette vieille langue de Rabelais qui est encoreen usage dans quelques provinces canadiennes. La familledu harponneur était originaire de Québec, et formait déjàun tribu de hardis pêcheurs à l'époque où cette ville

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appartenait à la France.Peu à peu, Ned prit goût à causer. et j'aimais à entendre lerécit de ses aventures dans les mers polaires. Il racontaitses pêches et ses combats avec une grande poésienaturelle. Son récit prenait une forme épique, et je croyaisécouter quelque Homère canadien, chantant l'Iliade desrégions hyperboréennes.Je dépeins maintenant ce hardi compagnon, tel que je leconnais actuellement. C'est que nous sommes devenus devieux amis, unis de cette inaltérable amitié qui naît et secimente dans les plus effrayantes conjonctures! Ah! braveNed! je ne demande qu'à vivre cent ans encore, pour mesouvenir plus longtemps de toi!Et maintenant, quelle était l'opinion de Ned Land sur laquestion du monstre marin? Je dois avouer qu'il ne croyaitguère à la licorne, et que, seul à bord, il ne partageait pasla conviction générale. Il évitait même de traiter ce sujet,sur lequel je crus devoir l'entreprendre un jour.Par une magnifique soirée du 30 juillet, c'est-à-dire troissemaines après notre départ, la frégate se trouvait à lahauteur du cap Blanc, à trente milles sous le vent descôtes patagonnes. Nous avions dépassé le tropique duCapricorne, et le détroit de Magellan s'ouvrait à moins desept cent milles dans le sud. Avant huit jours, I'Abraham-Lincoln sillonnerait les flots du Pacifique.Assis sur la dunette, Ned Land et moi, nous causions dechoses et d'autres, regardant cette mystérieuse mer dontles profondeurs sont restées jusqu'ici inaccessibles aux

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regards de l'homme. J'amenai tout naturellement laconversation sur la licorne géante, et j'examinai lesdiverses chances de succès ou d'insuccès de notreexpédition. Puis, voyant que Ned me laissait parler sanstrop rien dire, je le poussai plus directement." Comment, Ned, lui demandai-je, comment pouvez-vousne pas être convaincu de l'existence du cétacé que nouspoursuivons? Avez-vous donc des raisons particulières devous montrer si incrédule? "Le harponneur me regarda pendant quelques instantsavant de répondre, frappa de sa main son large front parun geste qui lui était habituel, ferma les yeux comme pourse recueillir, et dit enfin:" Peut-être bien, monsieur Aronnax.- Cependant, Ned, vous, un baleinier de profession, vousqui êtes familiarisé avec les grands mammifères marins,vous dont l'imagination doit aisément accepter l'hypothèsede cétacés énormes, vous devriez être le dernier à douteren de pareilles circonstances!- C'est ce qui vous trompe, monsieur le professeur,répondit Ned. Que le vulgaire croie à des comètesextraordinaires qui traversent l'espace, ou à l'existence demonstres antédiluviens qui peuplent l'intérieur du globe,passe encore, mais ni l'astronome, ni le géologuen'admettent de telles chimères. De même, le baleinier. J'aipoursuivi beaucoup de cétacés, j'en ai harponné un grandnombre, j'en ai tué plusieurs, mais si puissants et si bienarmés qu'ils fussent, ni leurs queues, ni leurs défenses

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n'auraient pu entamer les plaques de tôle d'un steamer.- Cependant, Ned, on cite des bâtiments que la dent dunarwal a traversés de part en part.- Des navires en bois, c'est possible, répondit le Canadien,et encore, je ne les ai jamais vus. Donc, jusqu'à preuvecontraire, je nie que baleines, cachalots ou licornespuissent produire un pareil effet.- Écoutez-moi, Ned...- Non, monsieur le professeur, non. Tout ce que vousvoudrez excepté cela. Un poulpe gigantesque, peut-être?...- Encore moins, Ned. Le poulpe n'est qu'un mollusque, etce nom même indique le peu de consistance de ses chairs.Eût-il cinq cents pieds de longueur, le poulpe, quin'appartient point à l'embranchement des vertébrés, esttout à fait inoffensif pour des navires tels que le Scotia oul'Abraham-Lincoln. Il faut donc rejeter au rang des fablesles prouesses des Krakens ou autres monstres de cetteespèce.- Alors, monsieur le naturaliste, reprit Ned Land d'un tonassez narquois, vous persistez à admettre l'existence d'unénorme cétacé...?- Oui, Ned, je vous le répète avec une conviction quis'appuie sur la logique des faits. Je crois à l'existence d'unmammifère, puissamment organisé, appartenant àl'embranchement des vertébrés, comme les baleines, lescachalots ou les dauphins, et muni d'une défense cornéedont la force de pénétration est extrême.- Hum! fit le harponneur, en secouant la tête de l'air d'un

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homme qui ne veut pas se laisser convaincre.- Remarquez, mon digne Canadien, repris-je, que si un telanimal existe, s'il habite les profondeurs de l'Océan, s'ilfréquente les couches liquides situées à quelques millesau-dessous de la surface des eaux, il possèdenécessairement un organisme dont la solidité défie toutecomparaison.- Et pourquoi cet organisme si puissant? demanda Ned.- Parce qu'il faut une force incalculable pour se maintenirdans les couches profondes et résister à leur pression.- Vraiment? dit Ned qui me regardait en clignant de l'oeil.- Vraiment, et quelques chiffres vous le prouveront sanspeine.- Oh! les chiffres! répliqua Ned. On fait ce qu'on veut avecles chiffres!- En affaires, Ned, mais non en mathématiques. Écoutez-moi. Admettons que la pression d'une atmosphère soitreprésentée par la pression d'une colonne d'eau haute detrente-deux pieds. En réalité, la colonne d'eau serait d'unemoindre hauteur, puisqu'il s'agit de l'eau de mer dont ladensité est supérieure à celle de l'eau douce. Eh bien,quand vous plongez, Ned, autant de fois trente-deux piedsd'eau au-dessus de vous, autant de fois votre corpssupporte une pression égale à celle de l'atmosphère, c'est-à-dire de kilogrammes par chaque centimètre carré de sasurface. Il suit de là qu'à trois cent vingt pieds cettepression est de dix atmosphères, de cent atmosphères àtrois mille deux cents pieds, et de mille atmosphères à

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trente-deux mille pieds, soit deux lieues et demie environ.Ce qui équivaut à dire que si vous pouviez atteindre cetteprofondeur dans l'Océan, chaque centimètre carré de lasurface de votre corps subirait une pression de millekilogrammes. Or, mon brave Ned, savez-vous ce que vousavez de centimètres carrés en surface?- Je ne m'en doute pas, monsieur Aronnax.- Environ dix-sept mille.- Tant que cela?- Et comme en réalité la pression atmosphérique est unpeu supérieure au poids d'un kilogramme par centimètrecarré, vos dix-sept mille centimètres carrés supportent ence moment une pression de dix-sept mille cinq centsoixante-huit kilogrammes.- Sans que je m'en aperçoive?- Sans que vous vous en aperceviez. Et si vous n'êtes pasécrasé par une telle pression, c'est que l'air pénètre àl'intérieur de votre corps avec une pression égale. De là unéquilibre parfait entre la poussée intérieure et la pousséeextérieure, qui se neutralisent, ce qui vous permet de lessupporter sans peine. Mais dans l'eau, c'est autre chose.- Oui, je comprends, répondit Ned, devenu plus attentif,parce que l'eau m'entoure et ne me pénètre pas.- Précisément, Ned. Ainsi donc, à trente-deux pieds au-dessous de la surface de la mer, vous subiriez une pressionde dix-sept mille cinq cent soixante-huit kilogrammes; àtrois cent vingt pieds, dix fois cette pression, soit centsoixante-quinze mille six cent quatre-vingt kilogrammes;

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à trois mille deux cents pieds, cent fois cette pression, soitdix-sept cent cinquante-six mille huit cent kilogrammes;à trente-deux mille pieds, enfin, mille fois cette pression,soit dix-sept millions cinq cent soixante-huit millekilogrammes; c'est-à-dire que vous seriez aplati comme sil'on vous retirait des plateaux d'une machine hydraulique!- Diable! fit Ned.- Eh bien, mon digne harponneur, si des vertébrés, longsde plusieurs centaines de mètres et gros à proportion, semaintiennent à de pareilles profondeurs, eux dont lasurface est représentée par des millions de centimètrescarrés, c'est par milliards de kilogrammes qu'il fautestimer la poussée qu'ils subissent. Calculez alors quelledoit être la résistance de leur charpente osseuse et lapuissance de leur organisme pour résister à de tellespressions!- Il faut, répondit Ned Land, qu'ils soient fabriqués enplaques de tôle de huit pouces, comme les frégatescuirassées.- Comme vous dites, Ned, et songez alors aux ravages quepeut produire une pareille masse lancée avec la vitessed'un express contre la coque d'un navire.- Oui... en effet... peut-être, répondit le Canadien, ébranlépar ces chiffres, mais qui ne voulait pas se rendre.- Eh bien, vous ai-je convaincu?- Vous m'avez convaincu d'une chose, monsieur lenaturaliste, c'est que si de tels animaux existent au fonddes mers, il faut nécessairement qu'ils soient aussi forts

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que vous le dites.- Mais s'ils n'existent pas, entêté harponneur, commentexpliquez-vous l'accident arrivé au Scotia?- C'est peut-être..., dit Ned hésitant.- Allez donc!- Parce que... ça n'est pas vrai! " répondit le Canadien, enreproduisant sans le savoir une célèbre réponse d'Arago.Mais cette réponse prouvait l'obstination du harponneuret pas autre chose. Ce jour-là, je ne le poussai pasdavantage. L'accident du Scotia n'était pas niable. Le trouexistait si bien qu'il avait fallu le boucher, et je ne pensepas que l'existence du trou puisse se démontrer pluscatégoriquement. Or, ce trou ne s'était pas fait tout seul,et puisqu'il n'avait pas été produit par des roches sous-marines ou des engins sous-marins, il était nécessairementdû à l'outil perforant d'un animal.Or, suivant moi, et toutes les raisons précédemmentdéduites, cet animal appartenait à l'embranchement desvertébrés, à la classe des mammifères, au groupe despisciformes, et finalement à l'ordre des cétacés. Quant à lafamille dans laquelle il prenait rang, baleine, cachalot oudauphin, quant au genre dont il faisait partie, quant àl'espèce dans laquelle il convenait de le ranger, c'était unequestion à élucider ultérieurement. Pour la résoudre. ilfallait disséquer ce monstre inconnu, pour le disséquer leprendre, pour le prendre le harponner - ce qui étaitl'affaire de Ned Land - pour le harponner le voir ce quiétait l'affaire de l'équipage - et pour le voir le rencontrer -

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ce qui était l'affaire du hasard.

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A L'AVENTURE!

Le voyage de l'Abraham-Lincoln, pendant quelque temps,ne fut marqué par aucun incident. Cependant unecirconstance se présenta, qui mit en relief la merveilleusehabileté de Ned Land, et montra quelle confiance ondevait avoir en lui.Au large des Malouines, le 30 juin, la frégatecommuniqua avec des baleiniers américains, et nousapprîmes qu'ils n'avaient eu aucune connaissance dunarwal. Mais l'un d'eux, le capitaine du Monroe, sachantque Ned Land était embarqué à bord de l'Abraham-Lincoln, demanda son aide pour chasser une baleine quiétait en vue. Le commandant Farragut, désireux de voirNed Land à l'oeuvre, l'autorisa à se rendre à bord duMonroe. Et le hasard servit si bien notre Canadien, qu'aulieu d'une baleine, il en harponna deux d'un coup double,frappant l'une droit au coeur, et s'emparant de l'autre aprèsune poursuite de quelques minutes!Décidément, si le monstre a jamais affaire au harpon deNed Land, je ne parierai pas pour le monstre.La frégate prolongea la côte sud-est de l'Amérique avecune rapidité prodigieuse. Le 3 juillet, nous étions àl'ouvert du détroit de Magellan, à la hauteur du cap desVierges. Mais le commandant Farragut ne voulut pas

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prendre ce sinueux passage, et manoeuvra de manière àdoubler le cap Horn.L'équipage lui donna raison à l'unanimité. Et en effet,était-il probable que l'on pût rencontrer le narwal dans cedétroit resserré? Bon nombre de matelots affirmaient quele monstre n'y pouvait passer, " qu'il était trop gros pourcela! "Le 6 juillet, vers trois heures du soir, I'Abraham Lincoln,à quinze milles dans le sud, doubla cet îlot solitaire, ce rocperdu à l'extrémité du continent américain, auquel desmarins hollandais imposèrent le nom de leur villa natale,le cap Horn. La route fut donnée vers le nord-ouest, et lelendemain, l'hélice de la frégate battit enfin les eaux duPacifique." Ouvre l'oeil! ouvre l'oeil! " répétaient les matelots del'Abraham Lincoln.Et ils l'ouvraient démesurément. Les yeux et les lunettes,un peu éblouis, il est vrai, par la perspective de deux milledollars, ne restèrent pas un instant au repos. Jour et nuit,on observait la surface de l'Océan, et les nyctalopes, dontla faculté de voir dans l'obscurité accroissait les chancesde cinquante pour cent, avaient beau jeu pour gagner laprime.Moi, que l'appât de l'argent n'attirait guère, je n'étaispourtant pas le moins attentif du bord. Ne donnant quequelques minutes au repas, quelques heures au sommeil,indifférent au soleil ou à la pluie, je ne quittais plus lepont du navire. Tantôt penché sur les bastingages du

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gaillard d'avant, tantôt appuyé à la lisse de l'arrière, jedévorais d'un oeil avide le cotonneux sillage quiblanchissait la mer jusqu'à perte de vue! Et que de fois j'aipartagé l'émotion de l'état-major, de l'équipage, lorsquequelque capricieuse baleine élevait son dos noirâtre au-dessus des flots. Le pont de la frégate se peuplait en uninstant. Les capots vomissaient un torrent de matelots etd'officiers. Chacun, la poitrine haletante, l'oeil trouble,observait la marche du cétacé. Je regardais, je regardais àen user ma rétine, à en devenir aveugle, tandis queConseil, toujours phlegmatique, me répétait d'un toncalme:" Si monsieur voulait avoir la bonté de moins écarquillerses yeux, monsieur verrait bien davantage! "Mais, vaine émotion! L'Abraham-Lincoln modifiait saroute, courait sur l'animal signalé, simple baleine oucachalot vulgaire, qui disparaissait bientôt au milieu d'unconcert d'imprécations!Cependant, le temps restait favorable. Le voyages'accomplissait dans les meilleures conditions. C'étaitalors la mauvaise saison australe, car le juillet de cettezone correspond à notre janvier d'Europe; mais la mer semaintenait belle, et se laissait facilement observer dans unvaste périmètre.Ned Land montrait toujours la plus tenace incrédulité; ilaffectait même de ne point examiner la surface des flotsen dehors de son temps de bordée - du moins quandaucune baleine n'était en vue. Et pourtant sa merveilleuse

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puissance de vision aurait rendu de grands services. Mais,huit heures sur douze, cet entêté Canadien lisait oudormait dans sa cabine. Cent fois, je lui reprochai sonindifférence." Bah! répondait-il, il n'y a rien, monsieur Aronnax, et yeût-il quelque animal, quelle chance avons-nous del'apercevoir? Est-ce que nous ne courons pas à l'aventure?On a revu, dit-on, cette bête introuvable dans les hautesmers du Pacifique, je veux bien l'admettre, mais deuxmois déjà se sont écoulés depuis cette rencontre, et à s'enrapporter au tempérament de votre narwal, il n'aime pointà moisir longtemps dans les mêmes parages! Il est douéd'une prodigieuse facilité de déplacement. Or, vous lesavez mieux que moi, monsieur le professeur, la nature nefait rien à contre sens, et elle ne donnerait pas à un animallent de sa nature la faculté de se mouvoir rapidement, s'iln'avait pas besoin de s'en servir. Donc, si la bête existe,elle est déjà loin! "A cela, je ne savais que répondre. Évidemment, nousmarchions en aveugles. Mais le moyen de procéderautrement? Aussi, nos chances étaient-elles fort limitées.Cependant, personne ne doutait encore du succès, et pasun matelot du bord n'eût parié contre le narwal et contresa prochaine apparition.Le 20 juillet, le tropique du Capricorne fut coupé par 1050

de longitude, et le 27 du même mois, nous franchissionsl'équateur sur le cent dixième méridien. Ce relèvementfait, la frégate prit une direction plus décidée vers l'ouest,

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et s'engagea dans les mers centrales du Pacifique.Le commandant Farragut pensait, avec raison, qu'il valaitmieux fréquenter les eaux profondes, et s'éloigner descontinents ou des îles dont l'animal avait toujours paruéviter l'approche, " sans doute parce qu'il n'y avait pasassez d'eau pour lui! " disait le maître d'équipage. Lafrégate passa donc au large des Pomotou, des Marquises,des Sandwich, coupa le tropique du Cancer par 1320 delongitude, et se dirigea vers les mers de Chine.Nous étions enfin sur le théâtre des derniers ébats dumonstre! Et, pour tout dire, on ne vivait plus à bord. Lescoeurs palpitaient effroyablement, et se préparaient pourl'avenir d'incurables anévrismes. L'équipage entiersubissait une surexcitation nerveuse, dont je ne sauraisdonner l'idée. On ne mangeait pas, on ne dormait plus.Vingt fois par jour, une erreur d'appréciation, une illusiond'optique de quelque matelot perché sur les barres,causaient d'intolérables douleurs, et ces émotions, vingtfois répétées, nous maintenaient dans un état d'éréthismetrop violent pour ne pas amener une réaction prochaine.Et en effet, la réaction ne tarda pas à se produire. Pendanttrois mois, trois mois dont chaque jour durait un siècle!I'Abraham-Lincoln sillonna toutes les mers septentrionalesdu Pacifique, courant aux baleines signalées, faisant debrusques écarts de route, virant subitement d'un bord surl'autre, s'arrêtant soudain, forçant ou renversant sa vapeur,coup sur coup, au risque de déniveler sa machine, et il nelaissa pas un point inexploré des rivages du Japon à la

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côte américaine. Et rien! rien que l'immensité des flotsdéserts! Rien qui ressemblât à un narwal gigantesque, nià un îlot sous-marin, ni à une épave de naufrage, ni à unécueil fuyant, ni à quoi que ce fût de surnaturel!La réaction se fit donc. Le découragement s'emparad'abord des esprits, et ouvrit une brèche à l'incrédulité. Unnouveau sentiment se produisit à bord, qui se composaitde trois dixièmes de honte contre sept dixièmes de fureur.On était " tout bête " de s'être laissé prendre à unechimère, mais encore plus furieux! Les montagnesd'arguments entassés depuis un an s'écroulèrent à la fois,et chacun ne songea plus qu'à se rattraper aux heures derepas ou de sommeil du temps qu'il avait si sottementsacrifié.Avec la mobilité naturelle à l'esprit humain, d'un excès onse jeta dans un autre. Les plus chauds partisans del'entreprise devinrent fatalement ses plus ardentsdétracteurs. La réaction monta des fonds du navire, duposte des soutiers jusqu'au carré de l'état-major, etcertainement, sans un entêtement très particulier ducommandant Farragut, la frégate eût définitivement remisle cap au sud.Cependant, cette recherche inutile ne pouvait se prolongerplus longtemps. L'Abraham-Lincoln n'avait rien à sereprocher, ayant tout fait pour réussir. Jamais équipaged'un bâtiment de la marine américaine ne montra plus depatience et plus de zèle; son insuccès ne saurait lui êtreimputé; il ne restait plus qu'à revenir.

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Une représentation dans ce sens fut faite au commandant.Le commandant tint bon. Les matelots ne cachèrent pointleur mécontentement, et le service en souffrit. Je ne veuxpas dire qu'il y eut révolte à bord, mais après uneraisonnable période d'obstination, le commandantFarragut comme autrefois Colomb, demanda trois jours depatience. Si dans le délai de trois jours, le monstre n'avaitpas paru, l'homme de barre donnerait trois tours de roue,et l'Abraham-Lincoln ferait route vers les merseuropéennes.Cette promesse fut faite le 2 novembre. Elle eut toutd'abord pour résultat de ranimer les défaillances del'équipage. L'Océan fut observé avec une nouvelleattention. Chacun voulait lui jeter ce dernier coup d'oeildans lequel se résume tout le souvenir. Les lunettesfonctionnèrent avec une activité fiévreuse. C'était unsuprême défi porté au narwal géant, et celui-ci ne pouvaitraisonnablement se dispenser de répondre à cettesommation " à comparaître! "Deux jours se passèrent. L'Abraham-Lincoln se tenait souspetite vapeur. On employait mille moyens pour éveillerl'attention ou stimuler l'apathie de l'animal, au cas où il sefût rencontré dans ces parages. D'énormes quartiers delard furent mis à la traîne pour la plus grande satisfactiondes requins, je dois le dire. Les embarcations rayonnèrentdans toutes les directions autour de l'Abraham-Lincoln,pendant qu'il mettait en panne, et ne laissèrent pas unpoint de mer inexploré. Mais le soir du 4 novembre arriva

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sans que se fût dévoilé ce mystère sous-marin.Le lendemain, 5 novembre, à midi, expirait le délai derigueur. Après le point, le commandant Farragut, fidèle àsa promesse, devait donner la route au sud-est, etabandonner définitivement les régions septentrionales duPacifique.La frégate se trouvait alors par 31015' de latitude nord etpar 136042' de longitude est. Les terres du Japon nousrestaient à moins de deux cents milles sous le vent. Lanuit approchait. On venait de piquer huit heures. De grosnuages voilaient le disque de la lune, alors dans sonpremier quartier. La mer ondulait paisiblement sousl'étrave de la frégate.En ce moment, j'étais appuyé à l'avant, sur le bastingagede tribord. Conseil, posté près de moi, regardait devantlui. L'équipage, juché dans les haubans, examinaitl'horizon qui se rétrécissait et s'obscurcissait peu à peu.Les officiers, armes de leur lorgnette de nuit, fouillaientl'obscurité croissante. Parfois le sombre Océan étincelaitsous un rayon que la lune dardait entre la frange de deuxnuages. Puis, toute trace lumineuse s'évanouissait dans lesténèbres.En observant Conseil, je constatai que ce brave garçonsubissait tant soit peu l'influence générale. Du moins, jele crus ainsi. Peut-être, et pour la première fois, ses nerfsvibraient-ils sous l'action d'un sentiment de curiosité." Allons, Conseil, lui dis-je, voilà une dernière occasiond'empocher deux mille dollars.

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- Que monsieur me permette de le lui dire, réponditConseil, je n'ai jamais compté sur cette prime, et legouvernement de l'Union pouvait promettre cent milledollars, il n'en aurait pas été plus pauvre.- Tu as raison, Conseil. C'est une sotte affaire, après tout,et dans laquelle nous nous sommes lancés troplégèrement. Que de temps perdu, que d'émotions inutiles!Depuis six mois déjà, nous serions rentrés en France...- Dans le petit appartement de monsieur, répliqua Conseil,dans le Muséum de monsieur! Et j'aurais déjà classé lesfossiles de monsieur! Et le babiroussa de monsieur seraitinstallé dans sa cage du Jardin des Plantes, et il attireraittous les curieux de la capitale!- Comme tu dis, Conseil, et sans compter, j'imagine, quel'on se moquera de nous!- Effectivement, répondit tranquillement Conseil, je penseque l'on se moquera de monsieur. Et, faut-il le dire...?- Il faut le dire, Conseil.- Eh bien, monsieur n'aura que ce qu'il mérite!- Vraiment!- Quand on a l'honneur d'être un savant comme monsieur,on ne s'expose pas... "Conseil ne put achever son compliment. Au milieu dusilence général, une voix venait de se faire entendre.C'était la voix de Ned Land, et Ned Land s'écriait:" Ohé! la chose en question, sous le vent, par le travers ànous! "

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A TOUTE VAPEUR

A ce cri, l'équipage entier se précipita vers le harponneur,commandant, officiers, maîtres, matelots, mousses,jusqu'aux ingénieurs qui quittèrent leur machine,jusqu'aux chauffeurs qui abandonnèrent leurs fourneaux.L'ordre de stopper avait été donné, et la frégate ne couraitplus que sur son erre.L'obscurité était profonde alors, et quelques bons quefussent les yeux du Canadien, je me demandais commentil avait vu et ce qu'il avait pu voir. Mon coeur battait à serompre.Mais Ned Land ne s'était pas trompé, et tous, nousaperçûmes l'objet qu'il indiquait de la main.A deux encablures de l'Abraham-Lincoln et de sa hanchede tribord, la mer semblait être illuminée par dessus. Cen'était point un simple phénomène de phosphorescence, etl'on ne pouvait s'y tromper. Le monstre, immergé àquelques toises de la surface des eaux, projetait cet éclattrès intense, mais inexplicable, que mentionnaient lesrapports de plusieurs capitaines. Cette magnifiqueirradiation devait être produite par un agent d'une grandepuissance éclairante. La partie lumineuse décrivait sur lamer un immense ovale très allongé, au centre duquel secondensait un foyer ardent dont l'insoutenable éclat

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s'éteignait par dégradations successives."Ce n'est qu'une agglomération de moléculesphosphorescentes, s'écria l'un des officiers.- Non, monsieur, répliquai-je avec conviction. Jamais lespholades ou les salpes ne produisent une si puissantelumière. Cet éclat est de nature essentiellementélectrique... D'ailleurs, voyez, voyez! il se déplace! il semeut en avant, en arrière! il s'élance sur nous! "Un cri général s'éleva de la frégate." Silence! dit le commandant Farragut. La barre au vent,toute! Machine en arrière! "Les matelots se précipitèrent à la barre, les ingénieurs àleur machine. La vapeur fut immédiatement renversée etl'Abraham-Lincoln, abattant sur bâbord, décrivit un demi-cercle." La barre droite! Machine en avant! " cria le commandantFarragut.Ces ordres furent exécutés, et la frégate s'éloignarapidement du foyer lumineux.Je me trompe. Elle voulut s'éloigner, mais le surnaturelanimal se rapprocha avec une vitesse double de la sienne.Nous étions haletants. La stupéfaction, bien plus que lacrainte nous tenait muets et immobiles. L'animal nousgagnait en se jouant. Il fit le tour de la frégate qui filaitalors quatorze noeuds. et l'enveloppa de ses nappesélectriques comme d'une poussière lumineuse. Puis ils'éloigna de deux ou trois milles, laissant une traînéephosphorescente comparable aux tourbillons de vapeur

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que jette en arrière la locomotive d'un express. Tout d'uncoup. des obscures limites de l'horizon, où il alla prendreson élan, le monstre fonça subitement vers l'Abraham-Lincoln avec une effrayante rapidité, s'arrêta brusquementà vingt pieds de ses précintes, s'éteignit non pas ens'abîmant sous les eaux, puisque son éclat ne subit aucunedégradation mais soudainement et comme si la source dece brillant effluve se fût subitement tarie! Puis, il reparutde l'autre côté du navire, soit qu'il l'eût tourné, soit qu'ileût glissé sous sa coque. A chaque instant une collisionpouvait se produire, qui nous eût été fatale.Cependant, je m'étonnais des manoeuvres de la frégate.Elle fuyait et n'attaquait pas. Elle était poursuivie, elle quidevait poursuivre, et j'en fis l'observation au commandantFarragut. Sa figure, d'ordinaire si impassible, étaitempreinte d'un indéfinissable étonnement." Monsieur Aronnax, me répondit-il, je ne sais à quel êtreformidable j'ai affaire, et je ne veux pas risquerimprudemment ma frégate au milieu de cette obscurité.D'ailleurs, comment attaquer l'inconnu, comment s'endéfendre? Attendons le jour et les rôles changeront.- Vous n'avez plus de doute, commandant, sur la nature del'animal?- Non, monsieur, c'est évidemment un narwal gigantesque,mais aussi un narwal électrique.- Peut-être, ajoutai-je, ne peut-on pas plus l'approcherqu'une gymnote ou une torpille!- En effet, répondit le commandant, et s'il possède en lui

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une puissance foudroyante, c'est à coup sûr le plus terribleanimal qui soit jamais sorti de la main du Créateur. C'estpourquoi, monsieur, je me tiendrai sur mes gardes. "Tout l'équipage resta sur pied pendant la nuit. Personne nesongea à dormir. L'Abraham-Lincoln, ne pouvant lutter devitesse, avait modéré sa marche et se tenait sous petitevapeur. De son côté, le narwal, imitant la frégate, selaissait bercer au gré des lames, et semblait décidé à nepoint abandonner le théâtre de la lutte.Vers minuit, cependant, il disparut, ou, pour employer uneexpression plus juste, il " s'éteignit " comme un gros verluisant. Avait-il fui? Il fallait le craindre, non pas l'espérer.Mais à une heure moins sept minutes du matin, unsifflement assourdissant se fit entendre, semblable à celuique produit une colonne d'eau, chassée avec une extrêmeviolence.Le commandant Farragut, Ned Land et moi, nous étionsalors sur la dunette, jetant d'avides regards à travers lesprofondes ténèbres." Ned Land, demanda le commandant, vous avez souvententendu rugir des baleines?- Souvent, monsieur, mais jamais de pareilles baleinesdont la vue m'ait rapporté deux mille dollars.- En effet, vous avez droit à la prime. Mais, dites-moi, cebruit n'est-il pas celui que font les cétacés rejetant l'eaupar leurs évents?- Le même bruit, monsieur, mais celui-ci estincomparablement plus fort. Aussi, ne peut-on s'y

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tromper. C'est bien un cétacé qui se tient là dans nos eaux.Avec votre permission, monsieur, ajouta le harponneur,nous lui dirons deux mots demain au lever du jour.- S'il est d'humeur à vous entendre, maître Land, répondis-je d'un ton peu convaincu.- Que je l'approche à quatre longueurs de harpon, ripostale Canadien, et il faudra bien qu'il m'écoute!- Mais pour l'approcher, reprit le commandant, je devraimettre une baleinière à votre disposition?- Sans doute, monsieur.- Ce sera jouer la vie de mes hommes?- Et la mienne! " répondit simplement le harponneur.Vers deux heures du matin le foyer lumineux reparut, nonmoins intense, à cinq milles au vent de l'Abraham-Lincoln. Malgré la distance, malgré le bruit du vent et dela mer, on entendait distinctement les formidablesbattements de queue de l'animal et jusqu'à sa respirationhaletante. Il semblait qu'au moment où l'énorme narwalvenait respirer à la surface de l'océan, l'air s'engouffraitdans ses poumons, comme fait la vapeur dans les vastescylindres d'une machine de deux mille chevaux." Hum! pensai-je, une baleine qui aurait la force d'unrégiment de cavalerie, ce serait une jolie baleine! "On resta sur le qui-vive jusqu'au jour, et l'on se prépara aucombat. Les engins de pêche furent disposés le long desbastingages. Le second fit charger ces espingoles quilancent un harpon à une distance d'un mille, et de longuescanardières à balles explosives dont la blessure est

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mortelle, même aux plus puissants animaux. Ned Lands'était contenté d'affûter son harpon, arme terrible dans samain.A six heures, l'aube commença à poindre, et avec lespremières lueurs de l'aurore disparut l'éclat électrique dunarwal. A sept heures, le jour était suffisamment fait, maisune brume matinale très épaisse rétrécissait l'horizon, etles meilleures lorgnettes ne pouvaient la percer. De là,désappointement et colère.Je me hissai jusqu'aux barres d'artimon. Quelquesofficiers s'étaient déjà perchés à la tête des mâts.A huit heures, la brume roula lourdement sur les flots, etses grosses volutes se levèrent peu à peu. L'horizons'élargissait et se purifiait à la fois.Soudain, et comme la veille, la voix de Ned Land se fitentendre." La chose en question, par bâbord derrière! " cria leharponneur.Tous les regards se dirigèrent vers le point indiqué.Là, à un mille et demi de la frégate, un long corps noirâtreémergeait d'un mètre au-dessus des flots. Sa queue,violemment agitée, produisait un remous considérable.Jamais appareil caudal ne battit la mer avec une tellepuissance. Un immense sillage, d'une blancheur éclatante,marquait le passage de l'animal et décrivait une courbeallongée.La frégate s'approcha du cétacé. Je l'examinai en touteliberté d'esprit. Les rapports du Shannon et de l'Helvelia

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avaient un peu exagéré ses dimensions, et j'estimai salongueur à deux cent cinquante pieds seulement. Quant àsa grosseur, je ne pouvais que difficilement l'apprécier;mais, en somme, l'animal me parut être admirablementproportionné dans ses trois dimensions.Pendant que j'observais cet être phénoménal, deux jets devapeur et d'eau s'élancèrent de ses évents, et montèrent àune hauteur de quarante mètres, ce qui me fixa sur sonmode de respiration. J'en conclus définitivement qu'ilappartenait à l'embranchement des vertébrés, classe desmammifères, sous-classe des monodelphiens, groupe despisciformes, ordre des cétacés, famille... Ici, je ne pouvaisencore me prononcer. L'ordre des cétacés comprend troisfamilles: les baleines, les cachalots et les dauphins, et c'estdans cette dernière que sont rangés les narwals. Chacunede ces famille se divise en plusieurs genres, chaque genreen espèces, chaque espèce en variétés. Variété, espèce,genre et famille me manquaient encore, mais je ne doutaispas de compléter ma classification avec l'aide du ciel et ducommandant Farragut.L'équipage attendait impatiemment les ordres de son chef.Celui-ci, après avoir attentivement observé l'animal, fitappeler l'ingénieur. L'ingénieur accourut." Monsieur, dit le commandant, vous avez de la pression?- Oui, monsieur, répondit l'ingénieur.- Bien. Forcez vos feux, et à toute vapeur! "Trois hurrahs accueillirent cet ordre. L'heure de la lutteavait sonné. Quelques instants après, les deux cheminées

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de la frégate vomissaient des torrents de fumée noire, et lepont frémissait sous le tremblotement des chaudières.L'Abraham-Lincoln, chassé en avant par sa puissantehélice, se dirigea droit sur l'animal. Celui-ci le laissaindifféremment s'approcher à une demi-encablure; puisdédaignant de plonger, il prit une petite allure de fuite, etse contenta de maintenir sa distance.Cette poursuite se prolongea pendant trois quarts d'heureenviron, sans que la frégate gagnât deux toises sur lecétacé Il était donc évident qu'à marcher ainsi, on nel'atteindrait jamaisLe commandant Farragut tordait avec rage l'épaisse touffede poils qui foisonnait sous son menton." Ned Land? " cria-t-il.Le Canadien vint à l'ordre." Eh bien, maître Land, demanda le commandant, meconseillez-vous encore de mettre mes embarcations à lamer?- Non, monsieur, répondit Ned Land, car cette bête-là nese laissera prendre que si elle le veut bien.- Que faire alors?- Forcer de vapeur si vous le pouvez, monsieur. Pour moi,avec votre permission, s'entend, je vais m'installer sous lessous-barbes de beaupré, et si nous arrivons à longueur deharpon, je harponne.- Allez, Ned, répondit le commandant Farragut. Ingénieur,cria-t-il, faites monter la pression. "Ned Land se rendit à son poste. Les feux furent plus

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activement poussés; l'hélice donna quarante-trois tours àla minute, et la vapeur fusa par les soupapes. Le loch jeté,on constata que l'Abraham-Lincoln marchait à raison dedix-huit milles cinq dixièmes à l'heure.Mais le maudit animal filait aussi avec une vitesse de dix-huit milles cinq dixièmes.Pendant une heure encore, la frégate se maintint sous cetteallure, sans gagner une toise! C'était humiliant pour l'undes plus rapides marcheurs de la marine américaine. Unesourde colère courait parmi l'équipage. Les matelotsinjuriaient le monstre, qui, d'ailleurs, dédaignait de leurrépondre. Le commandant Farragut ne se contentait plusde tordre sa barbiche, il la mordait.L'ingénieur fut encore une fois appelé." Vous avez atteint votre maximum de pression? Luidemanda le commandant.- Oui, monsieur, répondit l'ingénieur.- Et vos soupapes sont chargées?...- A six atmosphères et demie.- Chargez-les à dix atmosphères. "Voilà un ordre américain s'il en fut. On n'eût pas mieuxfait sur le Mississippi pour distancer une "concurrence"!" Conseil, dis-je à mon brave serviteur qui se trouvait prèsde moi, sais-tu bien que nous allons probablement sauter?- Comme il plaira à monsieur! " répondit Conseil.Eh bien! je l'avouerai, cette chance, il ne me déplaisait pasde la risquer.Les soupapes furent chargées. Le charbon s'engouffra

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dans les fourneaux. Les ventilateurs envoyèrent destorrents d'air sur les brasiers. La rapidité de l'AbrahamLincoln s'accrut. Ses mâts tremblaient jusque dans leursemplantures, et les tourbillons de fumée pouvaient à peinetrouver passage par les cheminées trop étroites.On jeta le loch une seconde fois." Eh bien! timonier? demanda le commandant Farragut.- Dix neuf milles trois dixièmes, monsieur.- Forcez les feux. "L'ingénieur obéit. Le manomètre marqua dix atmosphères.Mais le cétacé " chauffa " lui aussi, sans doute, car, sansse gêner, il fila ses dix-neuf milles et trois dixièmes.Quelle poursuite! Non, je ne puis décrire l'émotion quifaisait vibrer tout mon être. Ned Land se tenait à sonposte, le harpon à la main. Plusieurs fois, l'animal se laissaapprocher."Nous le gagnons! nous le gagnons!" s'écria le Canadien.Puis, au moment où il se disposait à frapper, le cétacé sedérobait avec une rapidité que je ne puis estimer à moinsde trente milles à l'heure. Et même, pendant notremaximum de vitesse, ne se permit-il pas de narguer lafrégate en en faisant le tour! Un cri de fureur s'échappa detoutes les poitrines!A midi, nous n'étions pas plus avancés qu'à huit heures dumatin.Le commandant Farragut se décida alors à employer desmoyens plus directs." Ah! dit-il, cet animal-là va plus vite que l'Abraham-

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Lincoln! Eh bien: nous allons voir s'il distancera sesboulets coniques. Maître, des hommes à la pièce del'avant. "Le canon de gaillard fut immédiatement chargé et braqué.Le coup partit, mais le boulet passa à quelques pieds au-dessus du cétacé, qui se tenait à un demi-mille." A un autre plus adroit! cria le commandant, et cinq centsdollars à qui percera cette infernale bête! "Un vieux canonnier à barbe grise - que je vois encore - ,l'oeil calme, la physionomie froide, s'approcha de sapièce, la mit en position et visa longtemps. Une fortedétonation éclata, à laquelle se mêlèrent les hurrahs del'équipage.Le boulet atteignit son but, il frappa l'animal, mais nonpas normalement, et glissant sur sa surface arrondie, il allase perdre à deux milles en mer." Ah ça! dit le vieux canonnier, rageant, ce gueux-là estdonc blindé avec des plaques de six pouces!- Malédiction! " s'écria le commandant Farragut.La chasse recommença, et le commandant Farragut sepenchant vers moi, me dit:" Je poursuivrai l'animal jusqu'à ce que ma frégate éclate!- Oui, répondis-je, et vous aurez raison! "On pouvait espérer que l'animal s'épuiserait, et qu'il neserait pas indifférent à la fatigue comme une machine àvapeur. Mais il n'en fut rien. Les heures s'écoulèrent, sansqu'il donnât aucun signe d'épuisement.Cependant, il faut dire à la louange de l'Abraham-Lincoln

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qu'il lutta avec une infatigable ténacité. Je n'estime pas àmoins de cinq cents kilomètres la distance qu'il parcourutpendant cette malencontreuse journée du 6 novembre!Mais la nuit vint et enveloppa de ses ombres le houleuxocéan.En ce moment, je crus que notre expédition était terminée,et que nous ne reverrions plus jamais le fantastiqueanimal. Je me trompais.A dix heures cinquante minutes du soir, la clartéélectrique réapparut, à trois milles au vent de la frégate,aussi pure, aussi intense que pendant la nuit dernière.Le narwal semblait immobile. Peut-être, fatigué de sajournée, dormait-il, se laissant aller à l'ondulation deslames? Il y avait là une chance dont le commandantFarragut résolut de profiter.Il donna ses ordres. L'Abraham-Lincoln fut tenu souspetite vapeur, et s'avança prudemment pour ne pas éveillerson adversaire. Il n'est pas rare de rencontrer en pleinocéan des baleines profondément endormies que l'onattaque alors avec succès, et Ned Land en avait harponnéplus d'une pendant son sommeil. Le Canadien allareprendre son poste dans les sous-barbes du beaupré.La frégate s'approcha sans bruit, stoppa à deux encabluresde l'animal, et courut sur son erre. On ne respirait plus àbord. Un silence profond régnait sur le pont. Nous n'étionspas à cent pieds du foyer ardent, dont l'éclat grandissait etéblouissait nos yeux.En ce moment, penché sur la lisse du gaillard d'avant je

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voyais au-dessous de moi Ned Land, accroché d'une mainà la martingale, de l'autre brandissant son terrible harponVingt pieds à peine le séparaient de l'animal immobile.Tout d'un coup, son bras se détendit violemment, et leharpon fut lancé. J'entendis le choc sonore de l'arme, quisemblait avoir heurté un corps dur.La clarté électrique s'éteignit soudain, et deux énormestrombes d'eau s'abattirent sur le pont de la frégate, courantcomme un torrent de l'avant à l'arrière, renversant leshommes, brisant les saisines des dromes.Un choc effroyable se produisit, et, lancé par-dessus lalisse, sans avoir le temps de me retenir, je fus précipité àla mer.

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UNE BALEINE D'ESPECE INCONNUE

Bien que j'eusse été surpris par cette chute inattendue, jen'en conservai pas moins une impression très nette de messensations.Je fus d'abord entraîné à une profondeur de vingt piedsenviron. Je suis bon nageur, sans prétendre égaler Byronet Edgar Poe, qui sont des maîtres, et ce plongeon ne mefit point perdre la tête. Deux vigoureux coups de talonsme ramenèrent à la surface de la mer.Mon premier soin fut de chercher des yeux la frégate.L'équipage s'était-il aperçu de ma disparition?L'Abraham-Lincoln avait-il viré de bord? Le commandantFarragut mettait-il une embarcation à la mer? Devais-jeespérer d'être sauvé?Les ténèbres étaient profondes. J'entrevis une masse noirequi disparaissait vers l'est, et dont les feux de positions'éteignirent dans l'éloignement. C'était la frégate. Je mesentis perdu." A moi! à moi! " criai-je. en nageant vers l'Abraham-Lincoln d'un bras désespéré.Mes vêtements m'embarrassaient. L'eau les collait à moncorps, ils paralysaient mes mouvements. Je coulais! jesuffoquais!..." A moi! "

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Ce fut le dernier cri que je jetai. Ma bouche s'emplit d'eau.Je me débattis, entraîné dans l'abîme...Soudain, mes habits furent saisis par une mainvigoureuse, je me sentis violemment ramené à la surfacede lamer, et j'entendis, oui, j'entendis ces parolesprononcées à mon oreille:" Si monsieur veut avoir l'extrême obligeance de s'appuyersur mon épaule, monsieur nagera beaucoup plus à sonaise. "Je saisis d'une main le bras de mon fidèle Conseil." Toi! dis-je, toi!- Moi-même, répondit Conseil, et aux ordres de monsieur.- Et ce choc t'a précipité en même temps que moi à lamer?- Nullement. Mais étant au service de monsieur, j'ai suivimonsieur! "Le digne garçon trouvait cela tout naturel!" Et la frégate? demandai-je.- La frégate! répondit Conseil en se retournant sur le dos,je crois que monsieur fera bien de ne pas trop compter surelle!- Tu dis?- Je dis qu'au moment où je me précipitai à la mer,j'entendis les hommes de barre s'écrier: "L'hélice et legouvernail sont brisés..."- Brisés?- Oui! brisés par la dent du monstre. C'est la seule avarie,je pense, que l'Abraham-Lincoln ait éprouvée. Mais,

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circonstance fâcheuse pour nous, il ne gouverne plus.- Alors, nous sommes perdus!- Peut-être, répondit tranquillement Conseil. Cependant,nous avons encore quelques heures devant nous, et enquelques heures, on fait bien des choses! "L'imperturbable sang-froid de Conseil me remonta. Jenageai plus vigoureusement; mais, gêné par mesvêtements qui me serraient comme un chape de plomb,j'éprouvais une extrême difficulté à me soutenir. Conseils'en aperçut." Que monsieur me permette de lui faire une incision ",dit-il.Et glissant un couteau ouvert sous mes habits, il les fenditde haut en bas d'un coup rapide. Puis, il m'en débarrassalestement, tandis que je nageais pour tous deux.A mon tour, je rendis le même service à Conseil, et nouscontinuâmes de " naviguer " l'un près de l'autre.Cependant, la situation n'en était pas moins terrible. Peut-être notre disparition n'avait-elle pas été remarquée, etl'eût-elle été, la frégate ne pouvait revenir sous le vent ànous, étant démontée de son gouvernail. Il ne fallait donccompter que sur ses embarcations.Conseil raisonna froidement dans cette hypothèse et fitson plan en conséquence. Étonnante nature! Cephlegmatique garçon était là comme chez lui!Il fut donc décidé que notre seule chance de salut étantd'être recueillis par les embarcations de l'Abraham-Lincoln, nous devions nous organiser de manière a les

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attendre le plus longtemps possible. Je résolus alors dediviser nos forces afin de ne pas les épuisersimultanément, et voici ce qui fut convenu: pendant quel'un de nous, étendu sur le dos, se tiendrait, immobile, lesbras croisés, les jambes allongées, l'autre nagerait et lepousserait en avant. Ce rôle de remorqueur ne devait pasdurer plus de dix minutes, et nous relayant ainsi, nouspouvions surnager pendant quelques heures, et peut-êtrejusqu'au lever du jour.Faible chance! mais l'espoir est si fortement enraciné aucoeur de l'homme! Puis, nous étions deux. Enfin jel'affirme bien que cela paraisse improbable - , si jecherchais à détruire en moi toute illusion, si je voulais "désespérer ", je ne le pouvais pas!La collision de la frégate et du cétacé s'était produite versonze heures du soir environ. Je comptais donc sur huitheures de nage jusqu'au lever du soleil. Opérationrigoureusement praticable, en nous relayant. La mer assezbelle, nous fatiguait peu. Parfois, je cherchais à percer duregard ces épaisses ténèbres que rompait seule laphosphorescence provoquée par nos mouvements. Jeregardais ces ondes lumineuses qui se brisaient sur mamain et dont la nappe miroitante se tachait de plaqueslivides. On eût dit que nous étions plongés dans un bainde mercure.Vers une heure du matin, je fus pris d'une extrême fatigue.Mes membres se raidirent sous l'étreinte de crampesviolentes. Conseil dut me soutenir, et le soin de notre

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conservation reposa sur lui seul. J'entendis bientôt haleterle pauvre garçon; sa respiration devint courte et pressée.Je compris qu'il ne pouvait résister longtemps." Laisse-moi! laisse-moi! lui dis-je.- Abandonner monsieur! jamais! répondit-il. Je comptebien me noyer avant lui! "En ce moment, la lune apparut à travers les franges d'ungros nuage que le vent entraînait dans l'est. La surface dela mer étincela sous ses rayons. Cette bienfaisante lumièreranima nos forces. Ma tête se redressa. Mes regards seportèrent à tous les points de l'horizon. J'aperçus lafrégate. Elle était à cinq mille de nous, et ne formait plusqu'une masse sombre, à peine appréciable! Maisd'embarcations, point!Je voulus crier. A quoi bon, à pareille distance! Mes lèvresgonflées ne laissèrent passer aucun son. Conseil putarticuler quelques mots, et je l'entendis répéter à plusieursreprises:" A nous! à nous! "Nos mouvements un instant suspendus, nous écoutâmes.Et, fût-ce un de ces bourdonnements dont le sangoppressé emplit l'oreille, mais il me sembla qu'un crirépondait au cri de Conseil." As-tu entendu? murmurai-je.- Oui! oui! "Et Conseil jeta dans l'espace un nouvel appel désespéré.Cette fois, pas d'erreur possible! Une voix humainerépondait à la nôtre! Était-ce la voix de quelque infortuné,

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abandonné au milieu de l'Océan, quelque autre victime duchoc éprouvé par le navire? Ou plutôt une embarcation dela frégate ne nous hélait-elle pas dans l'ombre?Conseil fit un suprême effort, et, s'appuyant sur monépaule, tandis que je résistais dans une dernièreconvulsion, il se dressa à demi hors de l'eau et retombaépuisé." Qu'as-tu vu?- J'ai vu... murmura-t-il, j'ai vu... mais ne parlons pas...gardons toutes nos forces!... "Qu'avait-il vu? Alors, je ne sais pourquoi, la pensée dumonstre me vint pour la première fois à l'esprit!... Maiscette voix cependant?... Les temps ne sont plus où lesJonas se réfugient dans le ventre des baleines!Pourtant, Conseil me remorquait encore. Il relevait parfoisla tête, regardait devant lui, et jetait un cri dereconnaissance auquel répondait une voix de plus en plusrapprochée. Je l'entendais à peine. Mes forces étaient àbout; mes doigts s'écartaient; ma main ne me fournissaitplus un point d'appui; ma bouche, convulsivementouverte, s'emplissait d'eau salée; le froid m'envahissait. Jerelevai la tête une dernière fois, puis, je m'abîmai...En cet instant, un corps dur me heurta. Je m'ycramponnai. Puis, je sentis qu'on me retirait, qu'on meramenait à la surface de l'eau, que ma poitrine sedégonflait, et je m'évanouis...Il est certain que je revins promptement à moi, grâce à devigoureuses frictions qui me sillonnèrent le corps.

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J'entr'ouvris les yeux..." Conseil! murmurai-je.- Monsieur m'a sonné? " répondit Conseil.En ce moment, aux dernières clartés de la lune quis'abaissait vers l'horizon, j'aperçus une figure qui n'étaitpas celle de Conseil, et que je reconnus aussitôt." Ned! m'écriai-je- En personne, monsieur, et qui court après sa prime!répondit le Canadien.- Vous avez été précipité à la mer au choc de la frégate?- Oui, monsieur le professeur, mais plus favorisé quevous, j'ai pu prendre pied presque immédiatement sur unîlot flottant.- Un îlot?- Ou, pour mieux dire, sur notre narwal gigantesque.- Expliquez-vous, Ned.- Seulement, j'ai bientôt compris pourquoi mon harponn'avait pu l'entamer et s'était émoussé sur sa peau.- Pourquoi, Ned, pourquoi?- C'est que cette bête-là, monsieur le professeur, est faiteen tôle d'acier! "Il faut que je reprenne mes esprits, que je revivifie messouvenirs, que je contrôle moi-même mes assertions.Les dernières paroles du Canadien avaient produit unrevirement subit dans mon cerveau. Je me hissairapidement au sommet de l'être ou de l'objet à demiimmergé qui nous servait de refuge. Je l'éprouvai du pied.C'était évidemment un corps dur, impénétrable, et non pas

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cette substance molle qui forme la masse des grandsmammifères marins.Mais ce corps dur pouvait être une carapace osseuse,semblable à celle des animaux antédiluviens, et j'en seraisquitte pour classer le monstre parmi les reptilesamphibies, tels que les tortues ou les alligators.Eh bien! non! Le dos noirâtre qui me supportait était lisse,poli, non imbriqué. Il rendait au choc une sonoritémétallique, et, si incroyable que cela fût, il semblait que,dis-je, il était fait de plaques boulonnées.Le doute n'était pas possible! L'animal, le monstre, lephénomène naturel qui avait intrigué le monde savant toutentier, bouleversé et fourvoyé l'imagination des marinsdes deux hémisphères, il fallait bien le reconnaître, c'étaitun phénomène plus étonnant encore, un phénomène demain d'homme.La découverte de l'existence de l'être le plus fabuleux, leplus mythologique, n'eût pas, au même degré, surpris maraison. Que ce qui est prodigieux vienne du Créateur, c'esttout simple. Mais trouver tout à coup, sous ses yeux,l'impossible mystérieusement et humainement réalisé,c'était à confondre l'esprit!Il n'y avait pas à hésiter cependant. Nous étions étendussur le dos d'une sorte de bateau sous-marin, qui présentait,autant que j'en pouvais juger, la forme d'un immensepoisson d'acier. L'opinion de Ned Land était faite sur cepoint. Conseil et moi, nous ne pûmes que nous y ranger." Mais alors, dis-je, cet appareil renferme en lui un

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mécanisme de locomotion et un équipage pour lemanoeuvrer?- Évidemment, répondit le harponneur, et néanmoins,depuis trois heures que j'habite cette île flottante, elle n'apas donné signé de vie.- Ce bateau n'a pas marché?- Non, monsieur Aronnax. Il se laisse bercer au gré deslames, mais il ne bouge pas.- Nous savons, à n'en pas douter, cependant, qu'il est douéd'une grande vitesse. Or, comme il faut une machine pourproduire cette vitesse et un mécanicien pour conduirecette machine, j'en conclus... que nous sommes sauvés.- Hum! " fit Ned Land d'un ton réservé.En ce moment, et comme pour donner raison à monargumentation, un bouillonnement se fit à l'arrière de cetétrange appareil, dont le propulseur était évidemment unehélice, et il se mit en mouvement. Nous n'eûmes que letemps de nous accrocher à sa partie supérieure quiémergeait de quatre-vingts centimètres environ. Trèsheureusement sa vitesse n'était pas excessive." Tant qu'il navigue horizontalement, murmura Ned Land,je n'ai rien à dire. Mais s'il lui prend la fantaisie deplonger, je ne donnerais pas deux dollars de ma peau! "Moins encore, aurait pu dire le Canadien. Il devenait doncurgent de communiquer avec les êtres quelconquesrenfermés dans les flancs de cette machine. Je cherchai àsa surface une ouverture, un panneau, " un troud'homme", pour employer l'expression technique; mais les

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lignes de boulons, solidement rabattues sur la jointure destôles, étaient nettes et uniformes.D'ailleurs, la lune disparut alors, et nous laissa dans uneobscurité profonde. Il fallut attendre le jour pour aviseraux moyens de pénétrer à l'intérieur de ce bateau sous-marin.Ainsi donc, notre salut dépendait uniquement du capricedes mystérieux timoniers qui dirigeaient cet appareil, et,s'ils plongeaient, nous étions perdus! Ce cas excepté, je nedoutais pas de la possibilité d'entrer en relations avec eux.Et, en effet, s'ils ne faisaient pas eux-mêmes leur air, ilfallait nécessairement qu'ils revinssent de temps en tempsà la surface de l'Océan pour renouveler leur provision demolécules respirables. Donc, nécessité d'une ouverture quimettait l'intérieur du bateau en communication avecl'atmosphère.Quant à l'espoir d'être sauvé par le commandant Farragut,il fallait y renoncer complètement. Nous étions entraînésvers l'ouest, et j'estimai que notre vitesse, relativementmodérée, atteignait douze milles à l'heure. L'hélice battaitles flots avec une régularité mathématique, émergeantquelquefois et faisant jaillir l'eau phosphorescente à unegrande hauteur.Vers quatre heures du matin, la rapidité de l'appareils'accrut. Nous résistions difficilement à ce vertigineuxentraînement, lorsque les lames nous battaient de pleinfouet. Heureusement, Ned rencontra sous sa main un largeorganeau fixé à la partie supérieure du dos de tôle, et nous

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parvînmes à nous y accrocher solidement.Enfin cette longue nuit s'écoula. Mon souvenir incompletne permet pas d'en retracer toutes les impressions. Un seuldétail me revient à l'esprit. Pendant certaines accalmies dela mer et du vent, je crus entendre plusieurs fois des sonsvagues, une sorte d'harmonie fugitive produite par desaccords lointains. Quel était donc le mystère de cettenavigation sous-marine dont le monde entier cherchaitvainement l'explication? Quels êtres vivaient dans cetétrange bateau? Quel agent mécanique lui permettait de sedéplacer avec une si prodigieuse vitesse?Le jour parut. Les brumes du matin nous enveloppaient,mais elles ne tardèrent pas à se déchirer. J'allais procéderà un examen attentif de la coque qui formait à sa partiesupérieure une sorte de plate-forme horizontale, quand jela sentis s'enfoncer peu à peu." Eh! mille diables! s'écria Ned Land, frappant du pied latôle sonore, ouvrez donc, navigateurs peu hospitaliers! "Mais il était difficile de se faire entendre au milieu desbattements assourdissants de l'hélice. Heureusement, lemouvement d'immersion s'arrêta.Soudain, un bruit de ferrures violemment poussées seproduisit à l'intérieur du bateau. Une plaque se souleva,un homme parut, jeta un cri bizarre et disparutaussitôt.Quelques instants après, huit solides gaillards, le visagevoilé, apparaissaient silencieusement, et nous entraînaientdans leur formidable machine.

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Cet enlèvement, si brutalement exécuté, s'était accompliavec la rapidité de l'éclair. Mes compagnons et moi, nousn'avions pas eu le temps de nous reconnaître. Je ne sais cequ'ils éprouvèrent en se sentant introduits dans cetteprison flottante; mais, pour mon compte, un rapide frissonme glaça l'épiderme. A qui avions-nous affaire? Sansdoute à quelques pirates d'une nouvelle espèce quiexploitaient la mer à leur façon.A peine l'étroit panneau fut-il refermé sur moi, qu'uneobscurité profonde m'enveloppa. Mes yeux, imprégnés dela lumière extérieure, ne purent rien percevoir. Je sentismes pieds nus se cramponner aux échelons d'une échellede fer. Ned Land et Conseil, vigoureusement saisis, mesuivaient. Au bas de l'échelle, une porte s'ouvrit et sereferma immédiatement sur nous avec un retentissementsonore.Nous étions seuls. Où? Je ne pouvais le dire, à peinel'imaginer. Tout était noir, mais d'un noir si absolu,qu'après quelques minutes, mes yeux n'avaient encore pusaisir une de ces lueurs indéterminées qui flottent dans lesplus profondes nuits.Cependant, Ned Land, furieux de ces façons de procéder,donnait un libre cours à son indignation.

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"Mille diables! s'écriait-il, voilà des gens qui enremonteraient aux Calédoniens pour l'hospitalité! Il neleur manque plus que d'être anthropophages! Je n'en seraispas surpris, mais je déclare que l'on ne me mangera passans que je proteste!- Calmez-vous, ami Ned, calmez-vous, répondittranquillement Conseil. Ne vous emportez pas avantl'heure. Nous ne sommes pas encore dans la rôtissoire!- Dans la rôtissoire, non, riposta le Canadien, mais dansle four, à coup sûr! Il y fait assez noir. Heureusement, mon"bowie-kniff " ne m'a pas quitté, et j'y vois toujours assezclair pour m'en servir. Le premier de ces bandits qui metla main sur moi...- Ne vous irritez pas, Ned, dis-je alors au harponneur, etne nous compromettez point par d'inutiles violences. Quisait si on ne nous écoute pas! Tâchons plutôt de savoir oùnous sommes! "Je marchai en tâtonnant. Après cinq pas, je rencontrai unemuraille de fer, faite de tôles boulonnées. Puis, meretournant, je heurtai une table de bois, près de laquelleétaient rangés plusieurs escabeaux. Le plancher de cetteprison se dissimulait sous une épaisse natte de phormiumqui assourdissait le bruit des pas. Les murs nus nerévélaient aucune trace de porte ni de fenêtre. Conseil,faisant un tour en sens inverse, me rejoignit, et nousrevînmes au milieu de cette cabine, qui devait avoir vingtpieds de long sur dix pieds de large. Quant à sa hauteur,Ned Land, malgré sa grande taille, ne put la mesurer.

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Une demi-heure s'était déjà écoulée sans que la situationse fût modifiée, quand, d'une extrême obscurité, nos yeuxpassèrent subitement à la plus violente lumière. Notreprison s'éclaira soudain, c'est-à-dire qu'elle s'emplit d'unematière lumineuse tellement vive que je ne pus d'abord ensupporter l'éclat. A sa blancheur, à son intensité, jereconnus cet éclairage électrique, qui produisait autour dubateau sous-marin comme un magnifique phénomène dephosphorescence. Après avoir involontairement fermé lesyeux, je les rouvris, et je vis que l'agent lumineuxs'échappait d'un demi-globe dépoli qui s'arrondissait à lapartie supérieure de la cabine." Enfin! on y voit clair! s'écria Ned Land, qui, son couteauà la main, se tenait sur la défensive.- Oui, répondis-je, risquant l'antithèse, mais la situationn'en est pas moins obscure.- Que monsieur prenne patience ", dit l'impassibleConseil.Le soudain éclairage de la cabine m'avait permis d'enexaminer les moindres détails. Elle ne contenait que latable et les cinq escabeaux. La porte invisible devait êtrehermétiquement fermée. Aucun bruit n'arrivait à notreoreille. Tout semblait mort à l'intérieur de ce bateau.Marchait-il, se maintenait-il à la surface de l'Océan,s'enfonçait-il dans ses profondeurs? Je ne pouvais ledeviner.Cependant, le globe lumineux ne s'était pas allumé sansraison. j'espérais donc que les hommes de l'équipage ne

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tarderaient pas à se montrer. Quand on veut oublier lesgens, on n'éclaire pas les oubliettes.Je ne me trompais pas. Un bruit de verrou se fit entendre,la porte s'ouvrit, deux hommes parurent.L'un était de petite taille, vigoureusement musclé, larged'épaules, robuste de membres, la tête forte, la chevelureabondante et noire, la moustache épaisse, le regard vif etpénétrant, et toute sa personne empreinte de cette vivacitéméridionale qui caractérise en France les populationsprovençales. Diderot a très justement prétendu que legeste de l'homme est métaphorique, et ce petit homme enétait certainement la preuve vivante. On sentait que dansson langage habituel, il devait prodiguer les prosopopées,les métonymies et les hypallages. Ce que. d'ailleurs, je nefus jamais à même de vérifier, car il employa toujoursdevant moi un idiome singulier et absolumentincompréhensible.Le second inconnu mérite une description plus détaillée.Un disciple de Gratiolet ou d'Engel eût lu sur saphysionomie à livre ouvert. Je reconnus sans hésiter sesqualités dominantes - la confiance en lui, car sa tête sedégageait noblement sur l'arc formé par la ligne de sesépaules, et ses yeux noirs regardaient avec une froideassurance: - le calme, car sa peau, pâle plutôt que colorée,annonçait la tranquillité du sang; - l'énergie, quedémontrait la rapide contraction de ses musclessourciliers; le courage enfin, car sa vaste respirationdénotait une grande expansion vitale.

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J'ajouterai que cet homme était fier, que son regard fermeet calme semblait refléter de hautes pensées, et que de toutcet ensemble, de l'homogénéité des expressions dans lesgestes du corps et du visage, suivant l'observation desphysionomistes, résultait une indiscutable franchise.Je me sentis " involontairement " rassuré en sa présence,et j'augurai bien de notre entrevue.Ce personnage avait-il trente-cinq ou cinquante ans, jen'aurais pu le préciser. Sa taille était haute, son front large,son nez droit, sa bouche nettement dessinée. ses dentsmagnifiques, ses mains fines, allongées, éminemment "psychiques " pour employer un mot de la chirognomonie,c'est-à-dire dignes de servir une âme haute et passionnée.Cet homme formait certainement le plus admirable typeque j'eusse jamais rencontré. Détail particulier, ses yeux,un peu écartés l'un de l'autre, pouvaient embrassersimultanément près d'un quart de l'horizon. Cette facultéje l'ai vérifié plus tard se doublait d'une puissance devision encore supérieure à celle de Ned Land. Lorsque cetinconnu fixait un objet, la ligne de ses sourcils se fronçait,ses larges paupières se rapprochaient de manière àcirconscrire la pupille des yeux et à rétrécir ainsi l'étenduedu champ visuel, et il regardait! Quel regard! comme ilgrossissait les objets rapetissés par l'éloignement! commeil vous pénétrait jusqu'à l'âme! comme il perçait cesnappes liquides, si opaques à nos yeux, et comme il lisaitau plus profond des mers!...Les deux inconnus, coiffés de bérets faits d'une fourrure

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de loutre marine, et chaussés de bottes de mer en peau dephoque, portaient des vêtements d'un tissu particulier, quidégageaient la taille et laissaient une grande liberté demouvements.Le plus grand des deux évidemment le chef du bord - nousexamina avec une extrême attention, sans prononcer uneparole. Puis, se retournant vers son compagnon, ils'entretint avec lui dans une langue que je ne pusreconnaître. C'était un idiome sonore, harmonieux,flexible, dont les voyelles semblaient soumises à uneaccentuation très variée.L'autre répondit par un hochement de tête, et ajouta deuxou trois mots parfaitement incompréhensibles. Puis duregard il parut m'interroger directement.Je répondis, en bon français, que je n'entendais point sonlangage; mais il ne sembla pas me comprendre, et lasituation devint assez embarrassante." Que monsieur raconte toujours notre histoire, me ditConseil. Ces messieurs en saisiront peut-être quelquesmots! "Je recommençai le récit de nos aventures, articulantnettement toutes mes syllabes, et sans omettre un seuldétail. Je déclinai nos noms et qualités; puis, je présentaidans les formes le professeur Aronnax, son domestiqueConseil, et maître Ned Land, le harponneur.L'homme aux yeux doux et calmes m'écoutatranquillement, poliment même, et avec une attentionremarquable. Mais rien dans sa physionomie n'indiqua

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qu'il eût compris mon histoire. Quand j'eus fini, il neprononça pas un seul mot.Restait encore la ressource de parler anglais. Peut-être seferait-on entendre dans cette langue qui est à peu prèsuniverselle. Je la connaissais, ainsi que la langueallemande, d'une manière suffisante pour la lirecouramment, mais non pour la parler correctement. Or,ici, il fallait surtout se faire comprendre." Allons, à votre tour, dis-je au harponneur. A vous,maître Land, tirez de votre sac le meilleur anglais qu'aitjamais parlé un Anglo-Saxon. et tâchez d'être plusheureux que moi. "Ned ne se fit pas prier et recommença mon récit que jecompris à peu près. Le fond fut le même, mais la formedifféra. Le Canadien, emporté par son caractère, y mitbeaucoup d'animation. Il se plaignit violemment d'êtreemprisonné au mépris du droit des gens, demanda envertu de quelle loi on le retenait ainsi, invoqua l'habeascorpus, menaça de poursuivre ceux qui le séquestraientindûment, se démena, gesticula, cria, et finalement, il fitcomprendre par un geste expressif que nous mourions defaim.Ce qui était parfaitement vrai, mais nous l'avions à peuprès oublié.A sa grande stupéfaction, le harponneur ne parut pas avoirété plus intelligible que moi. Nos visiteurs ne sourcillèrentpas. Il était évident qu'ils ne comprenaient ni la langued'Arago ni celle de Faraday.

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Fort embarrassé, après avoir épuisé vainement nosressources philologiques, je ne savais plus quel partiprendre, quand Conseil me dit:" Si monsieur m'y autorise, je raconterai la chose enallemand.- Comment! tu sais l'allemand? m'écriai-je.- Comme un Flamand, n'en déplaise à monsieur.- Cela me plaît, au contraire. Va, mon garçon. "Et Conseil, de sa voix tranquille, raconta pour la troisièmefois les diverses péripéties de notre histoire. Mais, malgréles élégantes tournures et la belle accentuation dunarrateur, la langue allemande n'eut aucun succès.Enfin, poussé à bout, je rassemblai tout ce qui me restaitde mes premières études, et j'entrepris de narrer nosaventures en latin. Cicéron se fût bouché les oreilles etm'eût renvoyé à la cuisine, mais cependant, je parvins àm'en tirer. Même résultat négatif.Cette dernière tentative définitivement avortée, les deuxinconnus échangèrent quelques mots dans leurincompréhensible langage, et se retirèrent, sans mêmenous avoir adresse un de ces gestes rassurants qui ontcours dans tous les pays du monde. La porte se referma." C'est une infamie! s'écria Ned Land, qui éclata pour lavingtième fois. Comment! on leur parle français, anglais,allemand, latin, à ces coquins-là, et il n'en est pas un quiait la civilité de répondre!Calmez-vous, Ned, dis-je au bouillant harponneur, lacolère ne mènerait à rien.

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- Mais savez-vous, monsieur le professeur, reprit notreirascible compagnon, que l'on mourrait parfaitement defaim dans cette cage de fer?- Bah! fit Conseil, avec de la philosophie, on peut encoretenir longtemps!- Mes amis, dis-je, il ne faut pas se désespérer. Nous noussommes trouvés dans de plus mauvaises passes. Faites-moi donc le plaisir d'attendre pour vous former uneopinion sur le commandant et l'équipage de ce bateau.- Mon opinion est toute faite, riposta Ned Land. Ce sontdes coquins...- Bon! et de quel pays?- Du pays des coquins!- Mon brave Ned, ce pays-là n'est pas encoresuffisamment indiqué sur la mappemonde, et j'avoue quela nationalité de ces deux inconnus est difficile àdéterminer! Ni Anglais, ni Français, ni Allemands, voilàtout ce que l'on peut affirmer. Cependant, je serais tentéd'admettre que ce commandant et son second sont néssous de basses latitudes. Il y a du méridional en eux. Maissont-ils espagnols, turcs, arabes ou indiens, c'est ce queleur type physique ne me permet pas de décider. Quant àleur langage. il est absolument incompréhensible.Voilà le désagrément de ne pas savoir toutes les langues,répondit Conseil, ou le désavantage de ne pas avoir unelangue unique!- Ce qui ne servirait à rien! répondit Ned Land. Ne voyez-vous pas que ces gens-là ont un langage à eux, un langage

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inventé pour désespérer les braves gens qui demandent àdîner! Mais, dans tous les pays de la terre ouvrir labouche, remuer les mâchoires, happer des dents et deslèvres, est-ce que cela ne se comprend pas de reste? Est-ceque cela ne veut pas dire à Québec comme aux Pomotou,à Paris comme aux antipodes: J'ai faim! donnez-moi àmanger!...- Oh! fit Conseil, il y a des natures si inintelligentes!... "Comme il disait ces mots, la porte s'ouvrit. Un stewartentra. Il nous apportait des vêtements, vestes et culottes demer, faites d'une étoffe dont je ne reconnus pas la nature.Je me hâtai de les revêtir, et mes compagnons m'imitèrent.Pendant ce temps, le stewart muet, sourd peut-être avaitdisposé la table et placé trois couverts." Voilà quelque chose de sérieux, dit Conseil, et celas'annonce bien.- Bah! répondit le rancunier harponneur, que diablevoulez-vous qu'on mange ici? du foie de tortue, du filet derequin, du beefsteak de chien de mer!- Nous verrons bien! " dit Conseil.Les plats, recouverts de leur cloche d'argent, furentsymétriquement posés sur la nappe, et nous prîmes placeà table. Décidément, nous avions affaire à des genscivilisés, et sans la lumière électrique qui nous inondait,je me serais cru dans la salle à manger de l'hôtel Adelphi,à Liverpool, ou du Grand-Hôtel, à Paris. Je dois diretoutefois que le pain et le vin manquaient totalement.L'eau était fraîche et limpide, mais c'était de l'eau - ce qui

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ne fut pas du goût de Ned Land. Parmi les mets qui nousfurent servis, je reconnus divers poissons délicatementapprêtés; mais, sur certains plats, excellents d'ailleurs, jene pus me prononcer, et je n'aurais même su dire à quelrègne, végétal ou animal, leur contenu appartenait. Quantau service de table, il était élégant et d'un goût parfait.Chaque ustensile, cuiller, fourchette, couteau, assiette,portait une lettre entourée d'une devise en exergue, et dontvoici le fac-similé exact:Mobile dans l'élément mobile! Cette devise s'appliquaitjustement à cet appareil sous-marin, à la condition detraduire la préposition in par dans et non par sur. La lettreN formait sans doute l'initiale du nom de l'énigmatiquepersonnage qui commandait au fond des mers!Ned et Conseil ne faisaient pas tant de réflexions. Ilsdévoraient, et je ne tardai pas à les imiter. J'étais,d'ailleurs, rassuré sur notre sort, et il me paraissait évidentque nos hôtes ne voulaient pas nous laisser mourird'inanition.Cependant, tout finit ici-bas, tout passe, même la faim degens qui n'ont pas mangé depuis quinze heures. Notreappétit satisfait, le besoin de sommeil se fitimpérieusement sentir. Réaction bien naturelle, aprèsl'interminable nuit pendant laquelle nous avions luttécontre la mort." Ma foi, je dormirais bien, dit Conseil.- Et moi, je dors! " répondit Ned Land.Mes deux compagnons s'étendirent sur le tapis de la

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cabine, et furent bientôt plongés dans un profondsommeil.Pour mon compte, je cédai moins facilement à ce violentbesoin de dormir. Trop de pensées s'accumulaient dansmon esprit, trop de questions insolubles s'y pressaient,trop d'images tenaient mes paupières entr'ouvertes! Oùétions-nous? Quelle étrange puissance nous emportait? Jesentais - ou plutôt je croyais sentir - l'appareil s'enfoncervers les couches les plus reculées de la mer. De violentscauchemars m'obsédaient. J'entrevoyais dans cesmystérieux asiles tout un monde d'animaux inconnus,dont ce bateau sous-marin semblait être le congénère,vivant, se mouvant, formidable comme eux!... Puis, moncerveau se calma, mon imagination se fondit en une vaguesomnolence, et je tombai bientôt dans un morne sommeil.

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LES COLERES DE NED LAND

Quelle fut la durée de ce sommeil, je l'ignore; mais il dutêtre long, car il nous reposa complètement de nos fatigues.Je me réveillai le premier. Mes compagnons n'avaient pasencore bougé, et demeuraient étendus dans leur coincomme des masses inertes.A peine relevé de cette couche passablement dure, jesentis mon cerveau dégagé, mon esprit net. Jerecommençai alors un examen attentif de notre cellule.Rien n'était changé à ses dispositions intérieures. Laprison était restée prison, et les prisonniers, prisonniers.Cependant le stewart, profitant de notre sommeil, avaitdesservi la table. Rien n'indiquait donc une modificationprochaine dans cette situation, et je me demandaisérieusement si nous étions destinés à vivre indéfinimentdans cette cage.Cette perspective me sembla d'autant plus pénible que, simon cerveau était libre de ses obsessions de la veille, jeme sentais la poitrine singulièrement oppressée. Marespiration se faisait difficilement. L'air lourd ne suffisaitplus au jeu de mes poumons. Bien que la cellule fût vaste,il était évident que nous avions consommé en grandepartie l'oxygène qu'elle contenait. En effet, chaque hommedépense en une heure, l'oxygène renfermé dans cent litres

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d'air et cet air, chargé alors d'une quantité presque égaled'acide carbonique, devient irrespirable.Il était donc urgent de renouveler l'atmosphère de notreprison, et, sans doute aussi, L'atmosphère du bateau sous-marin.Là se posait une question à mon esprit. Commentprocédait le commandant de cette demeure flottante?Obtenait-il de l'air par des moyens chimiques, endégageant par la chaleur l'oxygène contenu dans duchlorate de potasse, et en absorbant l'acide carbonique parla potasse caustique? Dans ce cas, il devait avoir conservéquelques relations avec les continents, afin de se procurerles matières nécessaires à cette opération. Se bornait-ilseulement à emmagasiner l'air sous de hautes pressionsdans des réservoirs, puis à le répandre suivant les besoinsde son équipage? Peut-être. Ou, procédé plus commode.plus économique, et par conséquent plus probable, secontentait-il de revenir respirer à la surface des eaux,comme un cétacé. et de renouveler pour vingt-quatreheures sa provision d'atmosphère? Quoi qu'il en soit. etquelle que fût la méthode, il me paraissait prudent del'employer sans retard.En effet, j'étais déjà réduit à multiplier mes inspirationspour extraire de cette cellule le peu d'oxygène qu'ellerenfermait, quand, soudain, je fus rafraîchi par un courantd'air pur et tout parfumé d'émanations salines. C'était bienla brise de mer, vivifiante et chargée d'iode! J'ouvrislargement la bouche, et mes poumons se saturèrent de

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fraîches molécules. En même temps, je sentis unbalancement, un roulis de médiocre amplitude, maisparfaitement déterminable. Le bateau, le monstre de tôlevenait évidemment de remonter à la surface de l'Océanpour y respirer à la façon des baleines. Le mode deventilation du navire était donc parfaitement reconnu.Lorsque j'eus absorbé cet air pur à pleine poitrine, jecherchai le conduit, l'" aérifère ", si l'on veut, qui laissaitarriver jusqu'à nous ce bienfaisant effluve. et je ne tardaipas à le trouver. Au-dessus de la porte s'ouvrait un troud'aérage laissant passer une fraîche colonne d'air, quirenouvelait ainsi l'atmosphère appauvrie de la cellule.J'en étais là de mes observations, quand Ned et Conseils'éveillèrent presque en même temps, sous l'influence decette aération revivifiante. Ils se frottèrent les yeux, sedétirèrent les bras et furent sur pied en un instant." Monsieur a bien dormi? me demanda Conseil avec sapolitesse quotidienne.- Fort bien, mon brave garçon, répondis-je. Et, vous,maître Ned Land?- Profondément, monsieur le professeur. Mais, je ne saissi je me trompe, il me semble que je respire comme unebrise de mer? "Un marin ne pouvait s'y méprendre, et je racontai auCanadien ce qui s'était passé pendant son sommeil." Bon! dit-il, cela explique parfaitement ces mugissementsque nous entendions, lorsque le prétendu narwal setrouvait en vue de l'Abraham-Lincoln.

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- Parfaitement, maître Land, c'était sa respiration!- Seulement, monsieur Aronnax, je n'ai aucune idée del'heure qu'il est, à moins que ce ne soit l'heure du dîner?- L'heure du dîner, mon digne harponneur? Dites, aumoins, l'heure du déjeuner, car nous sommes certainementau lendemain d'hier.- Ce qui démontre, répondit Conseil, que nous avons prisvingt-quatre heures de sommeil.- C'est mon avis. répondis-je.- Je ne vous contredis point, répliqua Ned Land. Maisdîner ou déjeuner, le stewart sera le bienvenu, qu'ilapporte l'un ou l'autre.- L'un et l'autre, dit Conseil- Juste, répondit le Canadien, nous avons droit à deuxrepas, et pour mon compte, je ferai honneur à tous lesdeux.- Eh bien! Ned, attendons, répondis-je. Il est évident queces inconnus n'ont pas l'intention de nous laisser mourirde faim, car, dans ce cas, le dîner d'hier soir n'auraitaucun sens. - A moins qu'on ne nous engraisse! riposta Ned.- Je proteste, répondis-je. Nous ne sommes point tombésentre les mains de cannibales!- Une fois n'est pas coutume, répondit sérieusement leCanadien. Qui sait si ces gens-là ne sont pas privés depuislongtemps de chair fraîche, et dans ce cas, troisparticuliers sains et bien constitués comme monsieur leprofesseur, son domestique et moi...

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- Chassez ces idées, maître Land, répondis-je auharponneur, et surtout. ne partez pas de là pour vousemporter contre nos hôtes, ce qui ne pourrait qu'aggraverla situation.- En tout cas, dit le harponneur, j'ai une faim de tous lesdiables, et dîner ou déjeuner, le repas n'arrive guère!- Maître Land, répliquai-je, il faut se conformer aurèglement du bord, et je suppose que notre estomacavance sur la cloche du maître-coq.- Eh bien! on le mettra à l'heure, répondit tranquillementConseil.- Je vous reconnais là, ami Conseil, riposta l'impatientCanadien. Vous usez peu votre bile et vos nerfs! Toujourscalme! Vous seriez capable de dire vos grâces avant votrebénédicité, et de mourir de faim plutôt que de vousplaindre!- A quoi cela servirait-il? demanda Conseil.- Mais cela servirait à se plaindre! C'est déjà quelquechose. Et si ces pirates - je dis pirates par respect, et pourne pas contrarier monsieur le professeur qui défend de lesappeler cannibales - , si ces pirates se figurent qu'ils vontme garder dans cette cage où j'étouffe, sans apprendre dequels jurons j'assaisonne mes emportements, ils setrompent! Voyons, monsieur Aronnax. parlezfranchement. Croyez-vous qu'ils nous tiennent longtempsdans cette boîte de fer?- A dire vrai, je n'en sais pas plus long que vous, amiLand.

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- Mais enfin, que supposez-vous?- Je suppose que le hasard nous a rendus maîtres d'unsecret important. Or, l'équipage de ce bateau sous-marina intérêt à le garder, et si cet intérêt est plus grave que lavie de trois hommes, je crois notre existence trèscompromise. Dans le cas contraire, à la premièreoccasion, le monstre qui nous a engloutis nous rendra aumonde habité par nos semblables.- A moins qu'il ne nous enrôle parmi son équipage, ditConseil, et qu'il nous garde ainsi...- Jusqu'au moment, répliqua Ned Land, où quelquefrégate, plus rapide ou plus adroite que l'Abraham-Lincoln, s'emparera de ce nid de forbans, et enverra sonéquipage et nous respirer une dernière fois au bout de sagrand'vergue.- Bien raisonné, maître Land, répliquai-je. Mais on nenous a pas encore fait, que je sache, de proposition à cetégard. Inutile donc de discuter le parti que nous devronsprendre, le cas échéant. Je vous le répète, attendons,prenons conseil des circonstances, et ne faisons rien,puisqu'il n'y a rien à faire.- Au contraire! monsieur le professeur, répondit leharponneur, qui n'en voulait pas démordre, il faut fairequelque chose.- Eh! quoi donc, maître Land?- Nous sauver.- Se sauver d'une prison "terrestre" est souvent difficile,mais d'une prison sous-marine, cela me paraît absolument

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impraticable.- Allons, ami Ned, demanda Conseil, que répondez-vousà l'objection de monsieur? Je ne puis croire qu'unAméricain soit jamais à bout de ressources! "Le harponneur. visiblement embarrassé, se taisait. Unefuite, dans les conditions où le hasard nous avait jetés,était absolument impossible. Mais un Canadien est à demifrançais, et maître Ned Land le fit bien voir par saréponse." Ainsi, monsieur Aronnax, reprit-il après quelquesinstants de réflexion, vous ne devinez pas ce que doiventfaire des gens qui ne peuvent s'échapper de leur prison?- Non, mon ami.- C'est bien simple, il faut qu'ils s'arrangent de manière ày rester.- Parbleu! fit Conseil, vaut encore mieux être dedans quedessus ou dessous!- Mais après avoir jeté dehors geôliers, porte-clefs etgardiens, ajouta Ned Land.- Quoi, Ned? vous songeriez sérieusement à vous emparerde ce bâtiment?- Très sérieusement, répondit le Canadien.- C'est impossible.- Pourquoi donc, monsieur? Il peut se présenter quelquechance favorable, et je ne vois pas ce qui pourrait nousempêcher d'en profiter. S'ils ne sont qu'une vingtained'hommes à bord de cette machine, ils ne feront pasreculer deux Français et un Canadien, je suppose! "

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Mieux valait admettre la proposition du harponneur quede la discuter. Aussi, me contentai-je de répondre:" Laissons venir les circonstances, maître Land, et nousverrons. Mais, jusque-là, je vous en prie, contenez votreimpatience. On ne peut agir que par ruse, et ce n'est pasen vous emportant que vous ferez naître des chancesfavorables. Promettez-moi donc que vous accepterez lasituation sans trop de colère.- Je vous le promets, monsieur le professeur, répondit NedLand d'un ton peu rassurant. Pas un mot violent ne sortirade ma bouche, pas un geste brutal ne me trahira, quandbien même le service de la table ne se ferait pas avec toutela régularité désirable.- J'ai votre parole, Ned ", répondis-je au Canadien.Puis, la conversation fut suspendue, et chacun de nous semit à réfléchir à part soi. J'avouerai que, pour moncompte, et malgré l'assurance du harponneur, je neconservais aucune illusion. Je n'admettais pas ces chancesfavorables dont Ned Land avait parlé. Pour être sisûrement manoeuvré, le bateau sous-marin exigeait unnombreux équipage, et conséquemment, dans le cas d'unelutte, nous aurions affaire à trop forte partie. D'ailleurs, ilfallait, avant tout, être libres, et nous ne l'étions pas. Je nevoyais même aucun moyen de fuir cette cellule de tôle sihermétiquement fermée. Et pour peu que l'étrangecommandant de ce bateau eût un secret à garder - ce quiparaissait au moins probable il ne nous laisserait pas agirlibrement à son bord. Maintenant, se débarrasserait-il de

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nous par la violence, ou nous jetterait-il un jour surquelque coin de terre? C'était là l'inconnu. Toutes ceshypothèses me semblaient extrêmement plausibles, et ilfallait être un harponneur pour espérer de reconquérir saliberté.Je compris d'ailleurs que les idées de Ned Lands'aigrissaient avec les réflexions qui s'emparaient de soncerveau. J'entendais peu à peu les jugements gronder aufond de son gosier, et je voyais ses gestes redevenirmenaçants. Il se levait, tournait comme une bête fauve encage, frappait les murs du pied et du poing. D'ailleurs, letemps s'écoulait, la faim se faisait cruellement sentir, et,cette fois, le stewart ne paraissait pas. Et c'était oubliertrop longtemps notre position de naufragés, si l'on avaitréellement de bonnes intentions à notre égard.Ned Land, tourmenté par les tiraillements de son robusteestomac, se montait de plus en plus, et, malgré sa parole,je craignais véritablement une explosion, lorsqu'il setrouverait en présence de l'un des hommes du bord.Pendant deux heures encore, la colère de Ned Lands'exalta. Le Canadien appelait, il criait, mais en vain. Lesmurailles de tôle étaient sourdes. Je n'entendais mêmeaucun bruit à l'intérieur de ce bateau, qui semblait mort.Il ne bougeait pas, car j'aurais évidemment senti lesfrémissements de la coque sous l'impulsion de l'hélice.Plongé sans doute dans l'abîme des eaux, il n'appartenaitplus à la terre. Tout ce morne silence était effrayant.Quant à notre abandon, notre isolement au fond de cette

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cellule, je n'osais estimer ce qu'il pourrait durer. Lesespérances que j'avais conçues après notre entrevue avecle commandant du bord s'effaçaient peu à peu. La douceurdu regard de cet homme, l'expression généreuse de saphysionomie, la noblesse de son maintien, toutdisparaissait de mon souvenir. Je revoyais cet énigmatiquepersonnage tel qu'il devait être, nécessairementimpitoyable, cruel. Je le sentais en dehors de l'humanité,inaccessible à tout sentiment de pitié, implacable ennemide ses semblables auxquels il avait dû vouer uneimpérissable haine!Mais, cet homme, allait-il donc nous laisser pérird'inanition, enfermés dans cette prison étroite livrés à ceshorribles tentations auxquelles pousse la faim farouche?Cette affreuse pensée prit dans mon esprit une intensitéterrible, et l'imagination aidant, je me sentis envahir parune épouvante insensée. Conseil restait calme, Ned Landrugissait.En ce moment, un bruit se fit entendre extérieurement.Des pas résonnèrent sur la dalle de métal. Les serruresfurent fouillées, la porte s'ouvrit, le stewart parut.Avant que j'eusse fait un mouvement pour l'en empêcher,le Canadien s'était précipité sur ce malheureux; il l'avaitrenversé; il le tenait à la gorge. Le stewart étouffait soussa main puissante.Conseil cherchait déjà à retirer des mains du harponneursa victime à demi suffoquée, et j'allais joindre mes effortsaux siens, quand, subitement, je fus cloué à ma place par

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ces mots prononcés en français:"Calmez-vous, maître Land, et vous, monsieur leprofesseur, veuillez m'écouter!"

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L'HOMME DES EAUX

C'était le commandant du bord qui parlait ainsi.A ces mots, Ned Land se releva subitement. Le stewart,presque étranglé sortit en chancelant sur un signe de sonmaître; mais tel était l'empire du commandant à son bord,que pas un geste ne trahit le ressentiment dont cet hommedevait être animé contre le Canadien. Conseil, intéressémalgré lui, moi stupéfait, nous attendions en silence ledénouement de cette scène.Le commandant, appuyé sur l'angle de la table, les brascroisés, nous observait avec une profonde attention.Hésitait-il à parler? Regrettait-il ces mots qu'il venait deprononcer en français? On pouvait le croire.Après quelques instants d'un silence qu'aucun de nous nesongea à interrompre:" Messieurs, dit-il d'une voix calme et pénétrante, je parleégalement le français, l'anglais, l'allemand et le latin.J'aurais donc pu vous répondre dès notre premièreentrevue, mais je voulais vous connaître d'abord, réfléchirensuite. Votre quadruple récit, absolument semblable aufond, m'a affirmé l'identité de vos personnes. Je saismaintenant que le hasard a mis en ma présence monsieurPierre Aronnax, professeur d'histoire naturelle au Muséumde Paris, chargé d'une mission scientifique à l'étranger,

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Conseil son domestique, et Ned Land, d'originecanadienne, harponneur à bord de la frégate l'Abraham-Lincoln, de la marine nationale des États-Unisd'Amérique. "Je m'inclinai d'un air d'assentiment. Ce n'était pas unequestion que me posait le commandant. Donc, pas deréponse à faire. Cet homme s'exprimait avec une aisanceparfaite, sans aucun accent. Sa phrase était nette, ses motsjustes, sa facilité d'élocution remarquable. Et cependant,je ne " sentais " pas en lui un compatriote.Il reprit la conversation en ces termes:" Vous avez trouvé sans doute, monsieur, que j'ailongtemps tardé à vous rendre cette seconde visite. C'estque, votre identité reconnue, je voulais peser mûrement leparti à prendre envers vous. J'ai beaucoup hésité. Les plusfâcheuses circonstances vous ont mis en présence d'unhomme qui a rompu avec l'humanité. Vous êtes venutroubler mon existence...- Involontairement, dis-je.- Involontairement? répondit l'inconnu, en forçant un peusa voix. Est-ce involontairement que l'Abraham-Lincolnme chasse sur toutes les mers? Est-ce involontairementque vous avez pris passage à bord de cette frégate? Est-ceinvolontairement que vos boulets ont rebondi sur la coquede mon navire? Est-ce involontairement que maître NedLand m'a frappé de son harpon? "Je surpris dans ces paroles une irritation contenue. Mais,à ces récriminations j'avais une réponse toute naturelle à

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faire, et je la fis." Monsieur, dis-je, vous ignorez sans doute lesdiscussions qui ont eu lieu à votre sujet en Amérique et enEurope. Vous ne savez pas que divers accidents,provoqués par le choc de votre appareil sous-marin, ontému l'opinion publique dans les deux continents. Je vousfais grâce des hypothèses sans nombre par lesquelles oncherchait à expliquer l'inexplicable phénomène dont seulvous aviez le secret. Mais sachez qu'en vous poursuivantjusque sur les hautes mers du Pacifique, I'Abraham-Lincoln croyait chasser quelque puissant monstre marindont il fallait à tout prix délivrer l'Océan. "Un demi-sourire détendit les lèvres du commandant, puis,d'un ton plus calme: " Monsieur Aronnax, répondit-il, oseriez-vous affirmerque votre frégate n'aurait pas poursuivi et canonné unbateau sous-marin aussi bien qu'un monstre? "Cette question m'embarrassa, car certainement lecommandant Farragut n'eût pas hésité. Il eût cru de sondevoir de détruire un appareil de ce genre tout comme unnarwal gigantesque." Vous comprenez donc, monsieur, reprit l'inconnu, quej'ai le droit de vous traiter en ennemis. "Je ne répondis rien, et pour cause. A quoi bon discuterune proposition semblable, quand la force peut détruireles meilleurs arguments." J'ai longtemps hésité, reprit le commandant. Rien nem'obligeait à vous donner l'hospitalité. Si je devais me

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séparer de vous, je n'avais aucun intérêt à vous revoir. Jevous remettais sur la plate-forme de ce navire qui vousavait servi de refuge. Je m'enfonçais sous les mers, etj'oubliais que vous aviez jamais existé. N'était-ce pas mondroit?- C'était peut-être le droit d'un sauvage, répondis-je, cen'était pas celui d'un homme civilisé.- Monsieur le professeur, répliqua vivement lecommandant, je ne suis pas ce que vous appelez unhomme civilisé! J'ai rompu avec la société tout entièrepour des raisons que moi seul j'ai le droit d'apprécier. Jen'obéis donc point à ses règles, et je vous engage à nejamais les invoquer devant moi! "Ceci fut dit nettement. Un éclair de colère et de dédainavait allumé les yeux de l'inconnu, et dans la vie de cethomme, j'entrevis un passé formidable. Non seulement ils'était mis en dehors des lois humaines, mais il s'était faitindépendant, libre dans la plus rigoureuse acception dumot, hors de toute atteinte! Qui donc oserait le poursuivreau fond des mers, puisque, à leur surface, il déjouait lesefforts tentés contre lui? Quel navire résisterait au choc deson monitor sous-marin? Quelle cuirasse, si épaissequ'elle fût, supporterait les coups de son éperon? Nul,entre les hommes, ne pouvait lui demander compte de sesoeuvres. Dieu, s'il y croyait, sa conscience, s'il en avaitune, étaient les seuls juges dont il put dépendre.Ces réflexions traversèrent rapidement mon esprit.pendant que l'étrange personnage se taisait, absorbé et

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comme retiré en lui-même. Je le considérais avec un effroimélangé d'intérêt, et sans doute, ainsi qu'Oedipeconsidérait le Sphinx.Après un assez long silence, le commandant reprit laparole." J'ai donc hésité, dit-il, mais j'ai pensé que mon intérêtpouvait s'accorder avec cette pitié naturelle à laquelle toutêtre humain a droit. Vous resterez à mon bord, puisque lafatalité vous y a jetés. Vous y serez libres, et, en échangede cette liberté, toute relative d'ailleurs, je ne vousimposerai qu'une seule condition. Votre parole de vous ysoumettre me suffira.- Parlez, monsieur, répondis-je, je pense que cettecondition est de celles qu'un honnête homme peutaccepter?- Oui, monsieur, et la voici. Il est possible que certainsévénements imprévus m'obligent à vous consigner dansvos cabines pour quelques heures ou quelques jours,suivant le cas. Désirant ne jamais employer la violence,j'attends de vous, dans ce cas, plus encore que dans tousles autres, une obéissance passive. En agissant ainsi, jecouvre votre responsabilité, je vous dégage entièrement,car c'est à moi de vous mettre dans l'impossibilité de voirce qui ne doit pas être vu. Acceptez-vous cettecondition?"Il se passait donc à bord des choses tout au moinssingulières, et que ne devaient point voir des gens qui nes'étaient pas mis hors des lois sociales! Entre les surprises

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que l'avenir me ménageait, celle-ci ne devait pas être lamoindre." Nous acceptons, répondis-je. Seulement, je vousdemanderai, monsieur, la permission de vous adresser unequestion, une seule.- Parlez, monsieur.- Vous avez dit que nous serions libres à votre bord?- Entièrement.- Je vous demanderai donc ce que vous entendez par cetteliberté.- Mais la liberté d'aller, de venir, de voir, d'observer mêmetout ce qui se passe ici - sauf en quelques circonstancesgraves - , la liberté enfin dont nous jouissons nous-mêmes, mes compagnons et moi. "Il était évident que nous ne nous entendions point." Pardon, monsieur, repris-je, mais cette liberté, ce n'estque celle que tout prisonnier a de parcourir sa prison! Ellene peut nous suffire.- Il faudra, cependant, qu'elle vous suffise!- Quoi! nous devons renoncer à jamais de revoir notrepatrie, nos amis, nos parents!- Oui, monsieur. Mais renoncer à reprendre cetinsupportable joug de la terre, que les hommes croient êtrela liberté, n'est peut-être pas aussi pénible que vous lepensez!- Par exemple, s'écria Ned Land, jamais je ne donnerai maparole de ne pas chercher à me sauver!- Je ne vous demande pas de parole, maître Land répondit

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froidement le commandant.- Monsieur, répondis-je, emporté malgré moi, vous abusezde votre situation envers nous! C'est de la cruauté!- Non, monsieur, c'est de la clémence! Vous êtes mesprisonniers après combat! Je vous garde, quand jepourrais d'un mot vous replonger dans les abîmes del'Océan! Vous m'avez attaqué! Vous êtes venus surprendreun secret que nul homme au monde ne doit pénétrer, lesecret de toute mon existence! Et vous croyez que Je vaisvous renvoyer sur cette terre qui ne doit plus meconnaître! Jamais! En vous retenant, ce n'est pas vous queje garde, c'est moi-même! "Ces paroles indiquaient de la part du commandant unparti pris contre lequel ne prévaudrait aucun argument." Ainsi, monsieur, repris-je, vous nous donnez toutsimplement à choisir entre la vie ou la mort?- Tout simplement.- Mes amis, dis-je, à une question ainsi posée, il n'y a rienà répondre. Mais aucune parole ne nous lie au maître dece bord.- Aucune, monsieur ", répondit l'inconnu.Puis, d'une voix plus douce, il reprit:" Maintenant, permettez-moi d'achever ce que j'ai à vousdire. Je vous connais, monsieur Aronnax. Vous, sinon voscompagnons, vous n'aurez peut-être pas tant à vousplaindre du hasard qui vous lie à mon sort. Vous trouverezparmi les livres qui servent à mes études favorites cetouvrage que vous avez publié sur les grands fonds de la

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mer. Je l'ai souvent lu. Vous avez poussé votre oeuvreaussi loin que vous le permettait la science terrestre. Maisvous ne savez pas tout, vous n'avez pas tout vu. Laissez-moi donc vous dire, monsieur le professeur, que vous neregretterez pas le temps passé à mon bord. Vous allezvoyager dans le pays des merveilles. L'étonnement, lastupéfaction seront probablement l'état habituel de votreesprit. Vous ne vous blaserez pas facilement sur lespectacle incessamment offert à vos yeux. Je vais revoirdans un nouveau tour du monde sous-marin - qui sait? ledernier peut-être - tout ce que j'ai pu étudier au fond deces mers tant de fois parcourues, et vous serez moncompagnon d'études. A partir de ce jour, vous entrez dansun nouvel élément, vous verrez ce que n'a vu encoreaucun homme car moi et les miens nous ne comptons plus- et notre planète, grâce à moi, va vous livrer ses dernierssecrets. "Je ne puis le nier; ces paroles du commandant firent surmoi un grand effet. J'étais pris là par mon faible, etj'oubliai, pour un instant, que la contemplation de ceschoses sublimes ne pouvait valoir la liberté perdue.D'ailleurs, je comptais sur l'avenir pour trancher cettegrave question. Ainsi, je me contentai de répondre:" Messieurs, si vous avez brisé avec l'humanité, je veuxcroire que vous n'avez pas renié tout sentiment humain.Nous sommes des naufragés charitablement recueillis àvotre bord, nous ne l'oublierons pas. Quant à moi, je neméconnais pas que, si l'intérêt de la science pouvait

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absorber jusqu'au besoin de liberté, ce que me prometnotre rencontre m'offrirait de grandes compensations. "Je pensais que le commandant allait me tendre la mainpour sceller notre traité. Il n'en fit rien. Je le regrettai pourlui." Une dernière question, dis-je, au moment où cet êtreinexplicable semblait vouloir se retirer.- Parlez, monsieur le professeur. - De quel nom dois-je vous appeler?- Monsieur, répondit le commandant, je ne suis pour vousque le capitaine Nemo, et vos compagnons et vous, n'êtespour moi que les passagers du Nautilus. "Le capitaine Nemo appela. Un stewart parut. Le capitainelui donna ses ordres dans cette langue étrangère que je nepouvais reconnaître. Puis, se tournant vers le Canadien etConseil:" Un repas vous attend dans votre cabine, leur dit-il.Veuillez suivre cet homme.- Ça n'est pas de refus! " répondit le harponneur.Conseil et lui sortirent enfin de cette cellule où ils étaientrenfermés depuis plus de trente heures." Et maintenant, monsieur Aronnax, notre déjeuner estprêt. Permettez-moi de vous précéder.- A vos ordres, capitaine. "Je suivis le capitaine Nemo, et dès que j'eus franchi laporte, je pris une sorte de couloir électriquement éclairé,semblable aux coursives d'un navire. Après un parcoursd'une dizaine de mètres. une seconde porte s'ouvrit devant

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moi.J'entrai alors dans une salle à manger ornée et meubléeavec un goût sévère. De hauts dressoirs de chêne,incrustés d'ornements d'ébène, s'élevaient aux deuxextrémités de cette salle, et sur leurs rayons à ligneondulée étincelaient des faïences, des porcelaines, desverreries d'un prix inestimable. La vaisselle plate yresplendissait sous les rayons que versait un plafondlumineux, dont de fines peintures tamisaient etadoucissaient l'éclat.Au centre de la salle était une table richement servie. Lecapitaine Nemo m'indiqua la place que je devais occuper." Asseyez-vous, me dit-il, et mangez comme un hommequi doit mourir de faim. "Le déjeuner se composait d'un certain nombre de platsdont la mer seule avait fourni le contenu, et de quelquesmets dont j'ignorais la nature et la provenance. J'avoueraique c'était bon, mais avec un goût particulier auquel jem'habituai facilement. Ces divers aliments me parurentriches en phosphore, et je pensai qu'ils devaient avoir uneorigine marine.Le capitaine Nemo me regardait. Je ne lui demandai rien,mais il devina mes pensées, et il répondit de lui-même auxquestions que je brûlais de lui adresser." La plupart de ces mets vous sont inconnus, me dit-il.Cependant, vous pouvez en user sans crainte. Ils sontsains et nourrissants. Depuis longtemps, j'ai renoncé auxaliments de la terre, et je ne m'en porte pas plus mal. Mon

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équipage, qui est vigoureux, ne se nourrit pas autrementque moi.- Ainsi, dis-je, tous ces aliments sont des produits de lamer?- Oui, monsieur le professeur, la mer fournit à tous mesbesoins. Tantôt, je mets mes filets a la traîne, et je lesretire, prêts à se rompre. Tantôt, je vais chasser au milieude cet élément qui paraît être inaccessible à l'homme, et jeforce le gibier qui gîte dans mes forêts sous-marines. Mestroupeaux, comme ceux du vieux pasteur de Neptune,paissent sans crainte les immenses prairies de l'Océan. J'ailà une vaste propriété que j'exploite moi-même et qui esttoujours ensemencée par la main du Créateur de touteschoses. "Je regardai le capitaine Nemo avec un certain étonnement,et je lui répondis:" Je comprends parfaitement, monsieur, que vos filetsfournissent d'excellents poissons à votre table; jecomprends moins que vous poursuiviez le gibieraquatique dans vos forêts sous-marines; mais je necomprends plus du tout qu'une parcelle de viande, sipetite qu'elle soit, figure dans votre menu.- Aussi, monsieur, me répondit le capitaine Nemo, ne fais-je jamais usage de la chair des animaux terrestres.- Ceci, cependant, repris-je, en désignant un plat oùrestaient encore quelques tranches de filet.- Ce que vous croyez être de la viande, monsieur leprofesseur, n'est autre chose que du filet de tortue de mer.

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Voici également quelques foies de dauphin que vousprendriez pour un ragoût de porc. Mon cuisinier est unhabile préparateur, qui excelle à conserver ces produitsvariés de l'Océan. Goûtez à tous ces mets. Voici uneconserve d'holoturies qu'un Malais déclarerait sans rivaleau monde, voilà une crème dont le lait a été fourni par lamamelle des cétacés, et le sucre par les grands fucus de lamer du Nord, et enfin, permettez-moi de vous offrir desconfitures d'anémones qui valent celles des fruits les plussavoureux. "Et je goûtais, plutôt en curieux qu'en gourmet, tandis quele capitaine Nemo m'enchantait par ses invraisemblablesrécits." Mais cette mer, monsieur Aronnax, me dit-il, cettenourrice prodigieuse, inépuisable, elle ne me nourrit passeulement; elle me vêtit encore. Ces étoffes qui vouscouvrent sont tissées avec le byssus de certainscoquillages; elles sont teintes avec la pourpre des ancienset nuancées de couleurs violettes que j'extrais des aplysisde la Méditerranée. Les parfums que vous trouverez sur latoilette de votre cabine sont le produit de la distillationdes plantes marines. Votre lit est fait du plus doux zostèrede l'Océan. Votre plume sera un fanon de baleine, votreencre la liqueur sécrétée par la seiche ou l'encornet. Toutme vient maintenant de la mer comme tout lui retourneraun jour!- Vous aimez la mer, capitaine.- Oui! je l'aime! La mer est tout! Elle couvre les sept

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dixièmes du globe terrestre. Son souffle est pur et sain.C'est l'immense désert où l'homme n'est jamais seul, caril sent frémir la vie à ses côtés. La mer n'est que levéhicule d'une surnaturelle et prodigieuse existence; ellen'est que mouvement et amour; c'est l'infini vivant,comme l'a dit un de vos poètes. Et en effet, monsieur leprofesseur, la nature s'y manifeste par ses trois règnes,minéral, végétal, animal. Ce dernier y est largementreprésenté par les quatre groupes des zoophytes, par troisclasses des articulés, par cinq classes des mollusques, partrois classes des vertébrés, les mammifères, les reptiles etces innombrables légions de poissons, ordre infinid'animaux qui compte plus de treize mille espèces, dontun dixième seulement appartient à l'eau douce. La mer estle vaste réservoir de la nature. C'est par la mer que leglobe a pour ainsi dire commencé, et qui sait s'il ne finirapas par elle! Là est la suprême tranquillité. La mern'appartient pas aux despotes. A sa surface, ils peuventencore exercer des droits iniques, s'y battre, s'y dévorer, ytransporter toutes les horreurs terrestres. Mais à trentepieds au-dessous de son niveau, leur pouvoir cesse, leurinfluence s'éteint, leur puissance disparaît! Ah! monsieur,vivez, vivez au sein des mers! Là seulement estl'indépendance! Là je ne reconnais pas de maîtres! Là jesuis libre! "Le capitaine Nemo se tut subitement au milieu de cetenthousiasme qui débordait de lui. S'était-il laisséentraîner au-delà de sa réserve habituelle? Avait-il trop

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parlé? Pendant quelques instants, il se promena, très agité.Puis, ses nerfs se calmèrent, sa physionomie reprit safroideur accoutumée, et, se tournant vers moi:" Maintenant, monsieur le professeur, dit-il, si vousvoulez visiter le Nautilus, je suis a vos ordres."

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LE NAUTILUS

Le capitaine Nemo se leva. Je le suivis. Une double porte,ménagée à l'arrière de la salle, s'ouvrit, et j'entrai dans unechambre de dimension égale à celle que je venais dequitter.C'était une bibliothèque. De hauts meubles en palissandrenoir, incrustés de cuivres, supportaient sur leurs largesrayons un grand nombre de livres uniformément reliés. Ilssuivaient le contour de la salle et se terminaient à leurpartie inférieure par de vastes divans, capitonnés de cuirmarron, qui offraient les courbes les plus confortables. Delégers pupitres mobiles, en s'écartant ou se rapprochant àvolonté, permettaient d'y poser le livre en lecture. Aucentre se dressait une vaste table, couverte de brochures,entre lesquelles apparaissaient quelques journaux déjàvieux. La lumière électrique inondait tout cet harmonieuxensemble, et tombait de quatre globes dépolis à demiengagés dans les volutes du plafond. Je regardais avec uneadmiration réelle cette salle si ingénieusement aménagée,et je ne pouvais en croire mes yeux." Capitaine Nemo, dis-je à mon hôte, qui venait des'étendre sur un divan, voilà une bibliothèque qui feraithonneur à plus d'un palais des continents, et je suisvraiment émerveillé, quand je songe qu'elle peut vous

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suivre au plus profond des mers.- Où trouverait-on plus de solitude, plus de silence,monsieur le professeur? répondit le capitaine Nemo. Votrecabinet du Muséum vous offre-t-il un repos aussicomplet?- Non, monsieur, et je dois ajouter qu'il est bien pauvreauprès du vôtre. Vous possédez la six ou sept millevolumes...- Douze mille, monsieur Aronnax. Ce sont les seuls liensqui me rattachent à la terre. Mais le monde a fini pour moile jour où mon Nautilus s'est plongé pour la première foissous les eaux. Ce jour-là, j'ai acheté mes derniersvolumes, mes dernières brochures, mes derniers journaux,et depuis lors, je veux croire que l'humanité n'a plus nipensé, ni écrit. Ces livres, monsieur le professeur, sontd'ailleurs à votre disposition, et vous pourrez en userlibrement. "Je remerciai le capitaine Nemo, et je m'approchai desrayons de la bibliothèque. Livres de science, de morale etde littérature, écrits en toute langue, y abondaient; mais jene vis pas un seul ouvrage d'économie politique; ilssemblaient être sévèrement proscrits du bord. Détailcurieux, tous ces livres étaient indistinctement classés, enquelque langue qu'ils fussent écrits, et ce mélangeprouvait que le capitaine du Nautilus devait lirecouramment les volumes que sa main prenait au hasard.Parmi ces ouvrages, je remarquai les chefs-d'oeuvre desmaîtres anciens et modernes, c'est-à-dire tout ce que

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l'humanité a produit de plus beau dans l'histoire, la poésie,le roman et la science, depuis Homère jusqu'à VictorHugo, depuis Xénophon jusqu'à Michelet, depuisRabelais jusqu'à madame Sand. Mais la science, plusparticulièrement, faisait les frais de cette bibliothèque; leslivres de mécanique, de balistique. d'hydrographie, demétéorologie, de géographie, de géologie, etc., y tenaientune place non moins importante que les ouvragesd'histoire naturelle, et je compris qu'ils formaient laprincipale étude du capitaine. Je vis là tout le Humboldt,tout l'Arago, les travaux de Foucault, d'Henry Sainte-Claire Deville, de Chasles, de Milne-Edwards, deQuatrefages, de Tyndall, de Faraday, de Berthelot, del'abbé Secchi, de Petermann, du commandant Maury,d'Agassis etc. Les mémoires de l'Académie des sciences,les bulletins des diverses sociétés de géographie, etc., et,en bon rang, les deux volumes qui m'avaient peut-êtrevalu cet accueil relativement charitable du capitaineNemo. Parmi les oeuvres de Joseph Bertrand, son livreintitulé les Fondateurs de l'Astronomie me donna mêmeune date certaine; et comme je savais qu'il avait paru dansle courant de 1865, je pus en conclure que l'installation duNautilus ne remontait pas à une époque postérieure. Ainsidonc, depuis trois ans, au plus, le capitaine Nemo avaitcommencé son existence sous-marine. J'espérai, d'ailleurs,que des ouvrages plus récents encore me permettraient defixer exactement cette époque; mais j'avais le temps defaire cette recherche, et je ne voulus pas retarder

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davantage notre promenade à travers les merveilles duNautilus." Monsieur, dis-je au capitaine, je vous remercie d'avoirmis cette bibliothèque à ma disposition. Il y a là destrésors de science, et j'en profiterai.- Cette salle n'est pas seulement une bibliothèque, dit lecapitaine Nemo, c'est aussi un fumoir.- Un fumoir? m'écriai-je. On fume donc à bord?- Sans doute.- Alors, monsieur, je suis forcé de croire que vous avezconservé des relations avec La Havane.- Aucune, répondit le capitaine. Acceptez ce cigare,monsieur Aronnax, et, bien qu'il ne vienne pas de LaHavane, vous en serez content, si vous êtes connaisseur."Je pris le cigare qui m'était offert, et dont la formerappelait celle du londrès; mais il semblait fabriqué avecdes feuilles d'or. Je l'allumai à un petit brasero quesupportait un élégant pied de bronze, et j'aspirai sespremières bouffées avec la volupté d'un amateur qui n'apas fumé depuis deux jours." C'est excellent, dis-je, mais ce n'est pas du tabac.- Non, répondit le capitaine, ce tabac ne vient ni de LaHavane ni de l'Orient. C'est une sorte d'algue, riche ennicotine, que la mer me fournit, non sans quelqueparcimonie. Regrettez-vous les londrès, monsieur?- Capitaine, je les méprise à partir de ce jour.- Fumez donc à votre fantaisie, et sans discuter l'originede ces cigares. Aucune régie ne les a contrôlés, mais ils

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n'en sont pas moins bons, j'imagine.- Au contraire. "A ce moment le capitaine Nemo ouvrit une porte quifaisait face à celle par laquelle j'étais entré dans labibliothèque, et je passai dans un salon immense etsplendidement éclairé.C'était un vaste quadrilatère, à pans coupés, long de dixmètres, large de six, haut de cinq. Un plafond lumineux,décoré de légères arabesques, distribuait un jour clair etdoux sur toutes les merveilles entassées dans ce musée.Car, c'était réellement un musée dans lequel une mainintelligente et prodigue avait réuni tous les trésors de lanature et de l'art, avec ce pêle-mêle artiste qui distingueun atelier de peintre.Une trentaine de tableaux de maîtres, à cadres uniformes,séparés par d'étincelantes panoplies, ornaient les paroistendues de tapisseries d'un dessin sévère. Je vis là destoiles de la plus haute valeur, et que, pour la plupart,j'avais admirées dans les collections particulières del'Europe et aux expositions de peinture. Les diversesécoles des maîtres anciens étaient représentées par unemadone de Raphaël, une vierge de Léonard de Vinci, unenymphe du Corrège, une femme du Titien, une adorationde Véronèse, une assomption de Murillo, un portraitd'Holbein, un moine de Vélasquez, un martyr de Ribeira,une kermesse de Rubens, deux paysages flamands deTéniers, trois petits tableaux de genre de Gérard Dow, deMetsu, de Paul Potter, deux toiles de Géricault et de

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Prudhon, quelques marines de Backuysen et de Vernet.Parmi les oeuvres de la peinture moderne, apparaissaientdes tableaux signés Delacroix, Ingres, Decamps, Troyon,Meissonnier, Daubigny, etc., et quelques admirablesréductions de statues de marbre ou de bronze, d'après lesplus beaux modèles de l'antiquité, se dressaient sur leurspiédestaux dans les angles de ce magnifique musée. Cetétat de stupéfaction que m'avait prédit le commandant duNautilus commençait déjà à s'emparer de mon esprit." Monsieur le professeur, dit alors cet homme étrange,vous excuserez le sans-gêne avec lequel je vous reçois, etle désordre qui règne dans ce salon.- Monsieur, répondis-je, sans chercher à savoir qui vousêtes, m'est-il permis de reconnaître en vous un artiste?- Un amateur, tout au plus, monsieur. J'aimais autrefois àcollectionner ces belles oeuvres créées par la main del'homme. J'étais un chercheur avide, un fureteurinfatigable, et j'ai pu réunir quelques objets d'un haut prix.Ce sont mes derniers souvenirs de cette terre qui est mortepour moi. A mes yeux, vos artistes modernes ne sont déjàplus que des anciens; ils ont deux ou trois mille ansd'existence, et je les confonds dans mon esprit. Lesmaîtres n'ont pas d'âge.- Et ces musiciens? dis-je, en montrant des partitions deWeber, de Rossini, de Mozart, de Beethoven, d'Haydn, deMeyerbeer, d'Herold, de Wagner, d'Auber, de Gounod, etnombre d'autres, éparses sur un pianoorgue de grandmodèle qui occupait un des panneaux du salon.

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- Ces musiciens, me répondit le capitaine Nemo, ce sontdes contemporains d'Orphée, car les différenceschronologiques s'effacent dans la mémoire des morts - etje suis mort, monsieur le professeur, aussi bien mort queceux de vos amis qui reposent à six pieds sous terre! "Le capitaine Nemo se tut et sembla perdu dans une rêverieprofonde. Je le considérais avec une vive émotion,analysant en silence les étrangetés de sa physionomie.Accoudé sur l'angle d'une précieuse table de mosaïque, ilne me voyait plus, il oubliait ma présence.Je respectai ce recueillement, et je continuai de passer enrevue les curiosités qui enrichissaient ce salon.Auprès des oeuvres de l'art, les raretés naturelles tenaientune place très importante. Elles consistaientprincipalement en plantes, en coquilles et autresproductions de l'Océan, qui devaient être les trouvaillespersonnelles du capitaine Nemo. Au milieu du salon, unjet d'eau, électriquement éclairé, retombait dans unevasque faite d'un seul tridacne. Cette coquille, fournie parle plus grand des mollusques acéphales, mesurait sur sesbords, délicatement festonnés, une circonférence de sixmètres environ; elle dépassait donc en grandeur ces beauxtridacnes qui furent donnés à François 1er par laRépublique de Venise, et dont l'église Saint-Sulpice, àParis, a fait deux bénitiers gigantesques.Autour de cette vasque, sous d'élégantes vitrines fixéespar des armatures de cuivre, étaient classés et étiquetés lesplus précieux produits de la mer qui eussent jamais été

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livrés aux regards d'un naturaliste. On conçoit ma joie deprofesseur.L'embranchement des zoophytes offrait de très curieuxspécimens de ses deux groupes des polypes et deséchinodermes. Dans le premier groupe, des tubipores, desgorgones disposées en éventail, des éponges douces deSyrie, des isis des Molluques, des pennatules, unevirgulaire admirable des mers de Norvège, desombellulaires variées, des alcyonnaires, toute une série deces madrépores que mon maître Milne-Edwards a sisagacement classés en sections, et parmi lesquels jeremarquai d'adorables flabellines, des oculines de l'îleBourbon, le " char de Neptune " des Antilles, de superbesvariétés de coraux, enfin toutes les espèces de ces curieuxpolypiers dont l'assemblage forme des îles entières quideviendront un jour des continents. Dans leséchinodermes, remarquables par leur enveloppe épineuse,les astéries, les étoiles de mer, les pantacrines, lescomatules, les astérophons, les oursins, les holoturies, etc.,représentaient la collection complète des individus de cegroupe.Un conchyliologue un peu nerveux se serait pâmécertainement devant d'autres vitrines plus nombreuses oùétaient classés les échantillons de l'embranchement desmollusques. Je vis là une collection d'une valeurinestimable, et que le temps me manquerait à décrire toutentière. Parmi ces produits, je citerai, pour mémoireseulement, - l'élégant marteau royal de l'Océan indien dont

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les régulières taches blanches ressortaient vivement sur unfond rouge et brun, - un spondyle impérial, aux vivescouleurs, tout hérissé d'épines, rare spécimen dans lesmuséums européens, et dont j'estimai la valeur à vingtmille francs, un marteau commun des mers de laNouvelle-Hollande, qu'on se procure difficilement, - desbuccardes exotiques du Sénégal, fragiles coquillesblanches à doubles valves, qu'un souffle eût dissipéescomme une bulle de savon, - plusieurs variétés desarrosoirs de Java, sortes de tubes calcaires bordés de replisfoliacés, et très disputés par les amateurs, - toute une sériede troques, les uns jaune verdâtre, pêchés dans les mersd'Amérique, les autres d'un brun roux, amis des eaux dela Nouvelle-Hollande, ceux-ci, venus du golfe duMexique, et remarquables par leur coquille imbriquée,ceux-là, des stellaires trouvés dans les mers australes, etenfin, le plus rare de tous, le magnifique éperon de laNouvelle-Zélande; - puis, d'admirables tellines sulfurées,de précieuses espèces de cythérées et de Vénus, le cadrantreillissé des côtes de Tranquebar, le sabot marbré à nacreresplendissante, les perroquets verts des mers de Chine, lecône presque inconnu du genre Coenodulli, toutes lesvariétés de porcelaines qui servent de monnaie dans l'Indeet en Afrique, la " Gloire de la Mer ", la plus précieusecoquille des Indes orientales; - enfin des littorines, desdauphinules, des turritelles des janthines, des ovules, desvolutes, des olives, des mitres, des casques, des pourpres,des buccins, des harpes, des rochers, des tritons, des

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cérites, des fuseaux, des strombes, des pterocères, despatelles, des hyales, des cléodores, coquillages délicats etfragiles, que la science a baptisés de ses noms les pluscharmants.A part, et dans des compartiments spéciaux, sedéroulaient des chapelets de perles de la plus grandebeauté, que la lumière électrique piquait de pointes de feu,des perles roses, arrachées aux pinnes marines de la merRouge, des perles vertes de l'haliotyde iris, des perlesjaunes, bleues, noires. curieux produits des diversmollusques de tous les océans et de certaines moules descours d'eau du Nord, enfin plusieurs échantillons d'un prixinappréciable qui avaient été distillés par les pintadinesles plus rares. Quelques-unes de ces perles surpassaient engrosseur un oeuf de pigeon; elles valaient, et au-delà, celleque le voyageur Tavernier vendit trois millions au shah dePerse, et primaient cette autre perle de l'iman de Mascate,que je croyais sans rivale au monde.Ainsi donc, chiffrer la valeur de cette collection était, pourainsi dire, impossible. Le capitaine Nemo avait dûdépenser des millions pour acquérir ces échantillonsdivers, et je me demandais à quelle source il puisait poursatisfaire ainsi ses fantaisies de collectionneur, quand jefus interrompu par ces mots:" Vous examinez mes coquilles, monsieur le professeur.En effet, elles peuvent intéresser un naturaliste; mais, pourmoi, elles ont un charme de plus, car je les ai toutesrecueillies de ma main, et il n'est pas une mer du globe qui

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ait échappé à mes recherches.- Je comprends, capitaine, je comprends cette joie de sepromener au milieu de telles richesses. Vous êtes de ceuxqui ont fait eux-mêmes leur trésor. Aucun muséum del'Europe ne possède une semblable collection des produitsde l'Océan. Mais si j'épuise mon admiration pour elle, queme restera-t-il pour le navire qui les porte! Je ne veuxpoint pénétrer des secrets qui sont les vôtres! Cependant,j'avoue que ce Nautilus, la force motrice qu'il renferme enlui, les appareils qui permettent de le manoeuvrer, l'agentsi puissant qui l'anime, tout cela excite au plus haut pointma curiosité. Je vois suspendus aux murs de ce salon desinstruments dont la destination m'est inconnue. Puis-jesavoir?...- Monsieur Aronnax, me répondit le capitaine Nemo, jevous ai dit que vous seriez libre à mon bord, et parconséquent, aucune partie du Nautilus ne vous estinterdite. Vous pouvez donc le visiter en détail et je meferai un plaisir d'être votre cicérone.- Je ne sais comment vous remercier, monsieur, mais jen'abuserai pas de votre complaisance. Je vous demanderaiseulement à quel usage sont destinés ces instruments dephysique...- Monsieur le professeur, ces mêmes instruments setrouvent dans ma chambre, et c'est là que j'aurai le plaisirde vous expliquer leur emploi. Mais auparavant, venezvisiter la cabine qui vous est réservée. Il faut que voussachiez comment vous serez installé à bord du Nautilus."

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Je suivis le capitaine Nemo, qui, par une des portespercées à chaque pan coupé du salon, me fit rentrer dansles coursives du navire. Il me conduisit vers l'avant, et làje trouvai, non pas une cabine, mais une chambreélégante, avec lit, toilette et divers autres meubles.Je ne pus que remercier mon hôte." Votre chambre est contiguë à la mienne, me dit-il, enouvrant une porte, et la mienne donne sur le salon quenous venons de quitter. "J'entrai dans la chambre du capitaine. Elle avait un aspectsévère, presque cénobitique. Une couchette de fer, unetable de travail, quelques meubles de toilette. Le toutéclairé par un demi-jour. Rien de confortable. Le strictnécessaire, seulement.Le capitaine Nemo me montra un siège." Veuillez vous asseoir ", me dit-il.Je m'assis, et il prit la parole en ces termes:

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TOUT PAR L'ÉLECTRICITÉ

"Monsieur, dit le capitaine Nemo, me montrant lesinstruments suspendus aux parois de sa chambre, voici lesappareils exigés par la navigation du Nautilus. Ici commedans le salon, je les ai toujours sous les yeux, et ilsm'indiquent ma situation et ma direction exacte au milieude l'Océan. Les uns vous sont connus, tels que lethermomètre qui donne la température intérieure duNautilus; le baromètre, qui pèse le poids de l'air et préditles changements de temps; l'hygromètre, qui marque ledegré de sécheresse de l'atmosphère; le storm-glass, dontle mélange, en se décomposant, annonce l'arrivée destempêtes; la boussole, qui dirige ma route; le sextant, quipar la hauteur du soleil m'apprend ma latitude; leschronomètres, qui me permettent de calculer malongitude; et enfin des lunettes de jour et de nuit, qui meservent à scruter tous les points de l'horizon, quand leNautilus est remonté à la surface des flots.- Ce sont les instruments habituels au navigateur,répondis-je, et j'en connais l'usage. Mais en voici d'autresqui répondent sans doute aux exigences particulières duNautilus. Ce cadran que j'aperçois et que parcourt uneaiguille mobile, n'est-ce pas un manomètre?

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- C'est un manomètre, en effet. Mis en communicationavec l'eau dont il indique la pression extérieure, il medonne par là même la profondeur à laquelle se maintientmon appareil.- Et ces sondes d'une nouvelle espèce?- Ce sont des sondes thermométriques qui rapportent latempérature des diverses couches d'eau.- Et ces autres instruments dont je ne devine pas l'emploi?- Ici, monsieur le professeur, je dois vous donner quelquesexplications, dit le capitaine Nemo. Veuillez doncm'écouter. "Il garda le silence pendant quelques instants, puis il dit:" Il est un agent puissant, obéissant, rapide, facile, qui seplie à tous les usages et qui règne en maître à mon bord.Tout se fait par lui. Il m'éclaire, il m'échauffe, il est l'âmede mes appareils mécaniques. Cet agent, c'est l'électricité.- L'électricité! m'écriai-je assez surpris.- Oui, monsieur.- Cependant, capitaine, vous possédez une extrêmerapidité de mouvements qui s'accorde mal avec le pouvoirde l'électricité. Jusqu'ici, sa puissance dynamique estrestée très restreinte et n'a pu produire que de petitesforces!- Monsieur le professeur, répondit le capitaine Nemo, monélectricité n'est pas celle de tout le monde, et c'est là toutce que vous me permettrez de vous en dire.- Je n'insisterai pas. monsieur, et je me contenterai d'êtretrès étonné d'un tel résultat. Une seule question,

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cependant, à laquelle vous ne répondrez pas si elle estindiscrète. Les éléments que vous employez pour produirece merveilleux agent doivent s'user vite. Le zinc, parexemple, comment le remplacez-vous, puisque vousn'avez plus aucune communication avec la terre?- Votre question aura sa réponse, répondit le capitaineNemo. Je vous dirai, d'abord, qu'il existe au fond des mersdes mines de zinc, de fer, d'argent, d'or, dont l'exploitationserait très certainement praticable. Mais je n'ai rienemprunté à ces métaux de la terre, et j'ai voulu nedemander qu'à la mer elle-même les moyens de produiremon électricité.- A la mer?- Oui, monsieur le professeur, et les moyens ne memanquaient pas. J'aurais pu, en effet, en établissant uncircuit entre des fils plongés à différentes profondeurs,obtenir l'électricité par la diversité de températures qu'ilséprouvaient; mais j'ai préféré employer un système pluspratique.- Et lequel?- Vous connaissez la composition de l'eau de mer. Surmille grammes on trouve quatre-vingt-seize centièmes etdemi d'eau, et deux centièmes deux tiers environ dechlorure de sodium; puis. en petite quantité, des chloruresde magnésium et de potassium, du bromure demagnésium, du sulfate de magnésie, du sulfate et ducarbonate de chaux. Vous voyez donc que le chlorure desodium s'y rencontre dans une proportion notable. Or,

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c'est ce sodium que j'extrais de l'eau de mer et dont jecompose mes éléments.- Le sodium?- Oui, monsieur. Mélangé avec le mercure, il forme unamalgame qui tient lieu du zinc dans les éléments Bunzen.Le mercure ne s'use jamais. Le sodium seul se consomme,et la mer me le fournit elle-même. Je vous dirai, en outre,que les piles au sodium doivent être considérées commeles plus énergiques, et que leur force électromotrice estdouble de celle des piles au zinc.- Je comprends bien, capitaine, l'excellence du sodiumdans les conditions où vous vous trouvez. La mer lecontient. Bien. Mais il faut encore le fabriquer, l'extraireen un mot. Et comment faites-vous? Vos piles pourraientévidemment servir à cette extraction; mais, si je ne metrompe, la dépense du sodium nécessitée par les appareilsélectriques dépasserait la quantité extraite. Il arriveraitdonc que vous en consommeriez pour le produire plus quevous n'en produiriez!- Aussi, monsieur le professeur, je ne l'extrais pas par lapile, et j'emploie tout simplement la chaleur du charbonde terre.- De terre? dis-je en insistant.Disons le charbon de mer, si vous voulez, répondit lecapitaine Nemo.- Et vous pouvez exploiter des mines sous-marines dehouille?- Monsieur Aronnax, vous me verrez à l'oeuvre. Je ne vous

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demande qu'un peu de patience, puisque vous avez letemps d'être patient. Rappelez-vous seulement ceci: jedois tout à l'Océan; il produit l'électricité, et l'électricitédonne au Nautilus la chaleur, la lumière, le mouvement,la vie en un mot.- Mais non pas l'air que vous respirez?- Oh! je pourrais fabriquer l'air nécessaire à maconsommation, mais c'est inutile puisque je remonte à lasurface de la mer, quand il me plaît. Cependant, sil'électricité ne me fournit pas l'air respirable, ellemanoeuvre, du moins, des pompes puissantes quil'emmagasinent dans des réservoirs spéciaux, ce qui mepermet de prolonger, au besoin, et aussi longtemps que jele veux, mon séjour dans les couches profondes.- Capitaine, répondis-je, je me contente d'admirer. Vousavez évidemment trouvé ce que les hommes trouverontsans doute un jour, la véritable puissance dynamique del'électricité.- Je ne sais s'ils la trouveront, répondit froidement lecapitaine Nemo. Quoi qu'il en soit, vous connaissez déjàla première application que j'ai faite de ce précieux agent.C'est lui qui nous éclaire avec une égalité, une continuitéque n'a pas la lumière du soleil. Maintenant, regardezcette horloge; elle est électrique, et marche avec unerégularité qui défie celle des meilleurs chronomètres. Jel'ai divisée en vingt-quatre heures, comme les horlogesitaliennes, car pour moi, il n'existe ni nuit, ni jour, nisoleil, ni lune, mais seulement cette lumière factice que

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j'entraîne jusqu'au fond des mers! Voyez, en ce moment,il est dix heures du matin.- Parfaitement.- Autre application de l'électricité. Ce cadran, suspendudevant nos yeux, sert à indiquer la vitesse du Nautilus. Unfil électrique le met en communication avec l'hélice duloch, et son aiguille m'indique la marche réelle del'appareil. Et, tenez, en ce moment, nous filons avec unevitesse modérée de quinze milles à l'heure.- C'est merveilleux, répondis-je, et je vois bien, capitaine,que vous avez eu raison d'employer cet agent, qui estdestiné à remplacer le vent, l'eau et la vapeur.- Nous n'avons pas fini, monsieur Aronnax, dit lecapitaine Nemo en se levant, et si vous voulez me suivre,nous visiterons l'arrière du Nautilus. "En effet, je connaissais déjà toute la partie antérieure dece bateau sous-marin, dont voici la division exacte, enallant du centre à l'éperon: la salle à manger de cinqmètres, séparée de la bibliothèque par une cloisonétanche, c'est-à-dire ne pouvant être pénétrée par l'eau, labibliothèque de cinq mètres, le grand salon de dix mètres,séparé de la chambre du capitaine par une seconde cloisonétanche, ladite chambre du capitaine de cinq mètres, lamienne de deux mètres cinquante, et enfin un réservoird'air de sept mètres cinquante, qui s'étendait jusqu'àl'étrave. Total, trente-cinq mètres de longueur. Lescloisons étanches étaient percées de portes qui sefermaient hermétiquement au moyen d'obturateurs en

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caoutchouc, et elles assuraient toute sécurité à bord duNautilus, au cas où une voie d'eau se fût déclarée.Je suivis le capitaine Nemo. à travers les coursives situéesen abord, et j'arrivai au centre du navire. Là, se trouvaitune sorte de puits qui s'ouvrait entre deux cloisonsétanches. Une échelle de fer, cramponnée à la paroi,conduisait à son extrémité supérieure. Je demandai aucapitaine à quel usage servait cette échelle." Elle aboutit au canot, répondit-il.- Quoi! vous avez un canot? répliquai-je, assez étonné.- Sans doute. Une excellente embarcation, légère etinsubmersible, qui sert à la promenade et à la pêche.- Mais alors, quand vous voulez vous embarquer, vousêtes forcé de revenir à la surface de la mer?- Aucunement. Ce canot adhère à la partie supérieure dela coque du Nautilus, et occupe une cavité disposée pourle recevoir. Il est entièrement ponté, absolument étanche,et retenu par de solides boulons. Cette échelle conduit àun trou d'homme percé dans la coque du Nautilus, quicorrespond à un trou pareil percé dans le flanc du canot.C'est par cette double ouverture que je m'introduis dansl'embarcation. On referme l'une, celle du Nautilus; jereferme l'autre, celle du canot, au moyen de vis depression; je largue les boulons, et l'embarcation remonteavec une prodigieuse rapidité à la surface de la mer.J'ouvre alors le panneau du pont, soigneusement closjusque-là, je mâte, je hisse ma voile ou je prends mesavirons, et je me promène.

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- Mais comment revenez-vous à bord?- Je ne reviens pas, monsieur Aronnax, c'est le Nautilusqui revient.- A vos ordres!- A mes ordres. Un fil électrique me rattache à lui. Jelance un télégramme, et cela suffit.- En effet, dis-je, grisé par ces merveilles, rien n'est plussimple! "Après avoir dépassé la cage de l'escalier qui aboutissait àla plate-forme, je vis une cabine longue de deux mètres,dans laquelle Conseil et Ned Land, enchantés de leurrepas, s'occupaient à le dévorer à belles dents. Puis, uneporte s'ouvrit sur la cuisine longue de trois mètres, situéeentre les vastes cambuses du bord.Là, l'électricité, plus énergique et plus obéissante que legaz lui-même, faisait tous les frais de la cuisson. Les fils,arrivant sous les fourneaux, communiquaient à deséponges de platine une chaleur qui se distribuait et semaintenait régulièrement. Elle chauffait également desappareils distillatoires qui, par la vaporisation,fournissaient une excellente eau potable. Auprès de cettecuisine s'ouvrait une salle de bains, confortablementdisposée, et dont les robinets fournissaient l'eau froide oul'eau chaude, à volonté.A la cuisine succédait le poste de l'équipage, long de cinqmètres. Mais la porte en était fermée, et je ne pus voir sonaménagement, qui m'eût peut-être fixé sur le nombred'hommes nécessité par la manoeuvre du Nautilus.

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Au fond s'élevait une quatrième cloison étanche quiséparait ce poste de la chambre des machines. Une portes'ouvrit, et je me trouvai dans ce compartiment où lecapitaine Nemo - ingénieur de premier ordre, à coup sûr -avait disposé ses appareils de locomotion.Cette chambre des machines, nettement éclairée, nemesurait pas moins de vingt mètres en longueur. Elle étaitnaturellement divisée en deux parties; la premièrerenfermait les éléments qui produisaient l'électricité. et laseconde, le mécanisme qui transmettait le mouvement àl'hélice.Je fus surpris, tout d'abord, de l'odeur sui generis quiemplissait ce compartiment. Le capitaine Nemo s'aperçutde mon impression." Ce sont, me dit-il, quelques dégagements de gaz,produits par l'emploi du sodium; mais ce n'est qu'un légerinconvénient. Tous les matins, d'ailleurs, nous purifionsle navire en le ventilant à grand air. "Cependant, j'examinais avec un intérêt facile à concevoirla machine du Nautilus." Vous le voyez, me dit le capitaine Nemo, j'emploie deséléments Bunzen, et non des éléments Ruhmkorff. Ceux-ci eussent été impuissants. Les éléments Bunzen sont peunombreux, mais forts et grands, ce qui vaut mieux,expérience faite. L'électricité produite se rend à l'arrière,où elle agit par des électro-aimants de glande dimensionsur un système particulier de leviers et d'engrenages quitransmettent le mouvement à l'arbre de l'hélice. Celle-ci.

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dont le diamètre est de six mètres et le pas de sept mètrescinquante, peut donner jusqu'à cent vingt tours parseconde.- Et vous obtenez alors?- Une vitesse de cinquante milles à l'heure. "Il y avait là un mystère, mais je n'insistai pas pour leconnaître. Comment l'électricité pouvait-elle agir avec unetelle puissance? Où cette force presque illimitée prenait-elle son origine? Etait-ce dans sa tension excessiveobtenue par des bobines d'une nouvelle sorte? Était-cedans sa transmission qu'un système de leviers inconnuspouvait accroître à l'infini? C'est ce que je ne pouvaiscomprendre." Capitaine Nemo, dis-je, je constate les résultats et je necherche pas à les expliquer. J'ai vu le Nautilus manoeuvrerdevant l'Abraham-Lincoln, et je sais à quoi m'en tenir sursa vitesse. Mais marcher ne suffit pas. Il faut voir où l'onva! Il faut pouvoir se diriger à droite, à gauche, en haut, enbas! Comment atteignez-vous les grandes profondeurs, oùvous trouvez une résistance croissante qui s'évalue par descentaines d'atmosphères? Comment remontez-vous à lasurface de l'Océan? Enfin, comment vous maintenez-vousdans le milieu qui vous convient? Suis-je indiscret envous le demandant?- Aucunement, monsieur le professeur, me répondit lecapitaine, après une légère hésitation. puisque vous nedevez jamais quitter ce bateau sous-marin. Venez dans lesalon. C'est notre véritable cabinet de travail, et là, vous

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apprendrez tout ce que vous devez savoir sur le Nautilus!"

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QUELQUES CHIFFRES

Un instant après, nous étions assis sur un divan du salon,le cigare aux lèvres. Le capitaine mit sous mes yeux uneépure qui donnait les plan, coupe et élévation du Nautilus.Puis il commença sa description en ces termes:" Voici. monsieur Aronnax, les diverses dimensions dubateau qui vous porte. C'est un cylindre très allongé, àbouts coniques. Il affecte sensiblement la forme d'uncigare, forme déjà adoptée à Londres dans plusieursconstructions du même genre. La longueur de ce cylindre.de tête en tête, est exactement de soixante-dix mètres, etson bau. à sa plus grande largeur, est de huit mètres. Iln'est donc pas construit tout à fait au dixième comme vossteamers de grande marche, mais ses lignes sontsuffisamment longues et sa coulée assez prolongée, pourque l'eau déplacée s'échappe aisément et n'oppose aucunobstacle a sa marche." Ces deux dimensions vous permettent d'obtenir par unsimple calcul la surface et le volume du Nautilus. Sasurface comprend mille onze mètres carrés et quarante-cinq centièmes; son volume, quinze cents mètres cubes etdeux dixièmes - ce qui revient à dire qu'entièrementimmergé, il déplace ou pèse quinze cents mètres cubes outonneaux." Lorsque j'ai fait les plans de ce navire destiné à une

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navigation sous-marine, j'ai voulu, qu'en équilibre dansl'eau il plongeât des neuf dixièmes, et qu'il émergeât d'undixième seulement. Par conséquent, il ne devait déplacerdans ces conditions que les neuf dixièmes de son volume,soit treize cent cinquante-six mètres cubes et quarante-huit centièmes, c'est-à-dire ne peser que ce même nombrede tonneaux. J'ai donc dû ne pas dépasser ce poids en leconstruisant suivant les dimensions sus-dites." Le Nautilus se compose de deux coques, l'une intérieure,l'autre extérieure, réunies entre elles par des fers en T quilui donnent une rigidité extrême. En effet, grâce à cettedisposition cellulaire, il résiste comme un bloc, comme s'ilétait plein. Son bordé ne peut céder; il adhère par lui-même et non par le serrage des rivets, et l'homogénéité desa construction, due au parfait assemblage des matériaux,lui permet de défier les mers les plus violentes." Ces deux coques sont fabriquées en tôle d'acier dont ladensité par rapport à l'eau est de sept, huit dixièmes. Lapremière n'a pas moins de cinq centimètres d'épaisseur, etpèse trois cent quatre-vingt-quatorze tonneaux quatre-vingt-seize centièmes. La seconde enveloppe, la quille,haute de cinquante centimètres et large de vingt-cinq,pesant, à elle seule, soixante-deux tonneaux, la machine,le lest, les divers accessoires et aménagements, lescloisons et les étrésillons intérieurs, ont un poids de neufcent soixante et un tonneaux soixante-deux centièmes,qui, ajoutés aux trois cent quatre-vingt-quatorze tonneauxet quatre-vingt-seize centièmes, forment le total exigé de

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treize cent cinquante-six tonneaux et quarante-huitcentièmes. Est-ce entendu?- C'est entendu, répondis-je.- Donc, reprit le capitaine, lorsque le Nautilus se trouve àflot dans ces conditions, il émerge d'un dixième. Or, si j'aidisposé des réservoirs d'une capacité égale à ce dixième,soit d'une contenance de cent cinquante tonneaux etsoixante-douze centièmes, et si je les remplis d'eau, lebateau déplaçant alors quinze cent sept tonneaux, ou lespesant, sera complètement immergé. C'est ce qui arrive,monsieur le professeur. Ces réservoirs existent en aborddans les parties inférieures du Nautilus.J'ouvre des robinets, ils se remplissent, et le bateaus'enfonçant vient affleurer la surface de l'eau.- Bien, capitaine, mais nous arrivons alors à la véritabledifficulté. Que vous puissiez affleurer la surface del'Océan, je le comprends. Mais plus bas, en plongeant au-dessous de cette surface, votre appareil sous-marin ne va-t-il pas rencontrer une pression et par conséquent subirune poussée de bas en haut qui doit être évaluée à uneatmosphère par trente pieds d'eau, soit environ unkilogramme par centimètre carré?- Parfaitement, monsieur.- Donc, à moins que vous ne remplissiez le Nautilus enentier, je ne vois pas comment vous pouvez l'entraîner ausein des masses liquides.- Monsieur le professeur, répondit le capitaine Nemo, il nefaut pas confondre la statique avec la dynamique, sans

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quoi l'on s'expose à de graves erreurs. Il y a très peu detravail à dépenser pour atteindre les basses régions del'Océan, car les corps ont une tendance à devenir"fondriers". Suivez mon raisonnement.- Je vous écoute, capitaine.- Lorsque j'ai voulu déterminer l'accroissement de poidsqu'il faut donner au Nautilus pour l'immerger, je n'ai eu àme préoccuper que de la réduction du volume que l'eau demer éprouve à mesure que ses couches deviennent de plusen plus profondes.- C'est évident, répondis-je.- Or, si l'eau n'est pas absolument incompressible, elle est,du moins, très peu compressible. En effet, d'après lescalculs les plus récents, cette réduction n'est que de quatrecent trente-six dix millionièmes par atmosphère, ou parchaque trente pieds de profondeur. S'agit-il d'aller à millemètres, je tiens compte alors de la réduction du volumesous une pression équivalente à celle d'une colonne d'eaude mille mètres, c'est-à-dire sous une pression de centatmosphères. Cette réduction sera alors de quatre centtrente-six cent millièmes. Je devrai donc accroître le poidsde façon à peser quinze cent treize tonneaux soixante-dix-sept centièmes, au lieu de quinze cent sept tonneaux deuxdixièmes. L'augmentation ne sera conséquemment que desix tonneaux cinquante-sept centièmes.- Seulement?- Seulement, monsieur Aronnax, et le calcul est facile àvérifier. Or, j'ai des réservoirs supplémentaires capables

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d'embarquer cent tonneaux. Je puis donc descendre à desprofondeurs considérables. Lorsque je veux remonter à lasurface et l'affleurer, il me suffit de chasser cette eau, et devider entièrement tous les réservoirs, si je désire que leNautilus émerge du dixième de sa capacité totale. "A ces raisonnements appuyés sur des chiffres, je n'avaisrien à objecter." J'admets vos calculs, capitaine, répondis-je, et j'auraismauvaise grâce à les contester, puisque l'expérience leurdonne raison chaque jour. Mais je pressens actuellementen présence une difficulté réelle.- Laquelle, monsieur?- Lorsque vous êtes par mille mètres de profondeur, lesparois du Nautilus supportent une pression de centatmosphères. Si donc, à ce moment, vous voulez vider lesréservoirs supplémentaires pour alléger votre bateau etremonter à la surface, il faut que les pompes vainquentcette pression de cent atmosphères, qui est de centkilogrammes par centimètre carré. De là une puissance...- Que l'électricité seule pouvait me donner, se hâta de direle capitaine Nemo. Je vous répète, monsieur, que lepouvoir dynamique de mes machines est à peu près infini.Les pompes du Nautilus ont une force prodigieuse, etvous avez dû le voir, quand leurs colonnes d'eau se sontprécipitées comme un torrent sur l'Abraham-Lincoln.D'ailleurs, je ne me sers des réservoirs supplémentairesque pour atteindre des profondeurs moyennes de quinzecent à deux mille mètres, et cela dans le but de ménager

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mes appareils. Aussi, lorsque la fantaisie me prend devisiter les profondeurs de l'Océan à deux ou trois lieuesau-dessous de sa surface, j'emploie des manoeuvres pluslongues, mais non moins infaillibles.- Lesquelles, capitaine? demandai-je.- Ceci m'amène naturellement à vous dire comment semanoeuvre le Nautilus.- Je suis impatient de l'apprendre.- Pour gouverner ce bateau sur tribord, sur bâbord, pourévoluer, en un mot, suivant un plan horizontal, je me sersd'un gouvernail ordinaire à large safran, fixé sur l'arrièrede l'étambot, et qu'une roue et des palans font agir. Maisje puis aussi mouvoir le Nautilus de bas en haut et de hauten bas, dans un plan vertical, au moyen de deux plansinclinés, attachés à ses flancs sur son centre de flottaison,plans mobiles, aptes à prendre toutes les positions, et quise manoeuvrent de l'intérieur au moyen de levierspuissants. Ces plans sont-ils maintenus parallèles aubateau, celui-ci se meut horizontalement. Sont-ils inclinés,le Nautilus, suivant la disposition de cette inclinaison etsous la poussée de son hélice, ou s'enfonce suivant unediagonale aussi allongée qu'il me convient, ou remontesuivant cette diagonale. Et même, si je veux revenir plusrapidement à la surface, j'embraye l'hélice, et la pressiondes eaux fait remonter verticalement le Nautilus commeun ballon qui, gonflé d'hydrogène, s'élève rapidementdans les airs.- Bravo! capitaine, m'écriais-je. Mais comment le timonier

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peut-il suivre la route que vous lui donnez au milieu deseaux?- Le timonier est placé dans une cage vitrée, qui fait saillieà la partie supérieure de la coque du Nautilus, et quegarnissent des verres lenticulaires.- Des verres capables de résister à de telles pressions?- Parfaitement. Le cristal, fragile au choc, offre cependantune résistance considérable. Dans des expériences depêche à la lumière électrique faites en 1864, au milieu desmers du Nord, on a vu des plaques de cette matière, sousune épaisseur de sept millimètres seulement, résister à unepression de seize atmosphères, tout en laissant passer depuissants rayons calorifiques qui lui répartissaientinégalement la chaleur. Or, les verres dont je me sers n'ontpas moins de vingt et un centimètres à leur centre, c'est-à-dire trente fois cette épaisseur.- Admis, capitaine Nemo; mais enfin, pour voir, il fautque la lumière chasse les ténèbres, et je me demandecomment au milieu de l'obscurité des eaux...- En arrière de la cage du timonier est placé un puissantréflecteur électrique, dont les rayons illuminent la mer àun demi-mille de distance.- Ah! bravo, trois fois bravo! capitaine. Je m'expliquemaintenant cette phosphorescence du prétendu narval, quia tant intrigué les savants! A ce propos, je vousdemanderai si l'abordage du Nautilus et du Scotia, qui aeu un si grand retentissement, a été le résultat d'unerencontre fortuite?

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- Purement fortuite, monsieur. Je naviguais à deux mètresau-dessous de la surface des eaux, quand le choc s'estproduit. J'ai d'ailleurs vu qu'il n'avait eu aucun résultatfâcheux.- Aucun, monsieur. Mais quant à votre rencontre avecl'Abraham-Lincoln?...- Monsieur le professeur, j'en suis fâché pour l'un desmeilleurs navires de cette brave marine américaine maison m'attaquait et j'ai dû me défendre! Je me suis contenté,toutefois, de mettre la frégate hors d'état de me nuire - ellene sera pas gênée de réparer ses avaries au port le plusprochain.- Ah! commandant, m'écriai-je avec conviction, c'estvraiment un merveilleux bateau que votre Nautilus!- Oui, monsieur le professeur, répondit avec une véritableémotion le capitaine Nemo, et je l'aime comme la chair dema chair! Si tout est danger sur un de vos navires soumisaux hasards de l'Océan, si sur cette mer, la premièreimpression est le sentiment de l'abîme, comme l'a si biendit le Hollandais Jansen, au-dessous et à bord du Nautilus,le coeur de l'homme n'a plus rien à redouter. Pas dedéformation à craindre, car la double coque de ce bateaua la rigidité du fer; pas de gréement que le roulis ou letangage fatiguent; pas de voiles que le vent emporte; pasde chaudières que la vapeur déchire; pas d'incendie àredouter, puisque cet appareil est fait de tôle et non debois; pas de charbon qui s'épuise, puisque l'électricité estson agent mécanique; pas de rencontre à redouter,

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puisqu'il est seul à naviguer dans les eaux profondes; pasde tempête à braver, puisqu'il trouve à quelques mètresau-dessous des eaux l'absolue tranquillité! Voilà,monsieur. Voilà le navire par excellence! Et s'il est vraique l'ingénieur ait plus de confiance dans le bâtiment quele constructeur, et le constructeur plus que le capitaine lui-même, comprenez donc avec quel abandon je me fie àmon Nautilus, puisque j'en suis tout à la fois le capitaine,le constructeur et l'ingénieur! "Le capitaine Nemo parlait avec une éloquence entraînante.Le feu de son regard, la passion de son geste, letransfiguraient. Oui! il aimait son navire comme un pèreaime son enfant!Mais une question, indiscrète peut-être, se posaitnaturellement, et je ne pus me retenir de la lui faire." Vous êtes donc ingénieur, capitaine Nemo?- Oui, monsieur le professeur, me répondit-il, j'ai étudié àLondres, à Paris, à New York, du temps que j'étais unhabitant des continents de la terre.- Mais comment avez-vous pu construire, en secret, cetadmirable Nautilus?- Chacun de ses morceaux, monsieur Aronnax, m'estarrivé d'un point différent du globe, et sous unedestination déguisée. Sa quille a été forgée au Creusot,son arbre d'hélice chez Pen et Co, de Londres, les plaquesde tôle de sa coque chez Leard, de Liverpool, son hélicechez Scott, de Glasgow. Ses réservoirs ont été fabriquéspar Cail et Co, de Paris, sa machine par Krupp, en Prusse,

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son éperon dans les ateliers de Motala, en Suède, sesinstruments de précision chez Hart frères, de New York,etc., et chacun de ces fournisseurs a reçu mes plans sousdes noms divers.- Mais, repris-je, ces morceaux ainsi fabriqués, il a fallules monter, les ajuster?- Monsieur le professeur, j'avais établi mes ateliers sur unîlot désert, en plein Océan. Là, mes ouvriers c'est-à-diremes braves compagnons que j'ai instruits et formés, etmoi, nous avons achevé notre Nautilus. Puis, l'opérationterminée, le feu a détruit toute trace de notre passage surcet îlot que j'aurais fait sauter, si je l'avais pu.- Alors il m'est permis de croire que le prix de revient dece bâtiment est excessif?- Monsieur Aronnax, un navire en fer coûte onze centvingt-cinq francs par tonneau. Or, le Nautilus en jaugequinze cents. Il revient donc à seize cent quatre-vingt-septmille francs, soit deux millions y compris sonaménagement, soit quatre ou cinq millions avec lesoeuvres d'art et les collections qu'il renferme.- Une dernière question, capitaine Nemo.- Faites, monsieur le professeur. - Vous êtes donc riche?- Riche à l'infini, monsieur, et je pourrais, sans me gêner,payer les dix milliards de dettes de la France! "Je regardai fixement le bizarre personnage qui me parlaitainsi. Abusait-il de ma crédulité? L'avenir devait mel'apprendre.

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LE FLEUVE NOIR

La portion du globe terrestre occupée par les eaux estévaluée à trois millions huit cent trente-deux milles cinqcent cinquante-huit myriamètres carrés, soit plus detrente-huit millions d'hectares. Cette masse liquidecomprend deux milliards deux cent cinquante millions demilles cubes, et formerait une sphère d'un diamètre desoixante lieues dont le poids serait de trois quintillions detonneaux. Et, pour comprendre ce nombre, il faut se direque le quintillion est au milliard ce que le milliard est àl'unité, c'est-à-dire qu'il y a autant de milliards dans unquintillion que d'unités dans un milliard. Or, cette masseliquide, c'est à peu près la quantité d'eau que verseraienttous les fleuves de la terre pendant quarante mille ans.Durant les époques géologiques, à la période du feusuccéda la période de l'eau. L'Océan fut d'abord universel.Puis, peu à peu, dans les temps siluriens, des sommets demontagnes apparurent, des îles émergèrent, disparurentsous des déluges partiels, se montrèrent à nouveau, sesoudèrent. formèrent des continents et enfin les terres sefixèrent géographiquement telles que nous les voyons. Lesolide avait conquis sur le liquide trente-sept millions sixcent cinquante-sept milles carrés, soit douze mille neuf

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cent seize millions d'hectares.La configuration des continents permet de diviser les eauxen cinq grandes parties: l'Océan glacial arctique, l'Océanglacial antarctique, l'Océan indien, l'Océan atlantique,l'Océan pacifique.L'Océan pacifique s'étend du nord au sud entre les deuxcercles polaires, et de l'ouest a l'est entre l'Asie etl'Amérique sur une étendue de cent quarante-cinq degrésen longitude. C'est la plus tranquille des mers; sescourants sont larges et lents, ses marées médiocres, sespluies abondantes. Tel était l'Océan que ma destinéem'appelait d'abord à parcourir dans les plus étrangesconditions." Monsieur le professeur, me dit le capitaine Nemo, nousallons, si vous le voulez bien, relever exactement notreposition, et fixer le point de départ de ce voyage. Il estmidi moins le quart. Je vais remonter à la surface deseaux. "Le capitaine pressa trois fois un timbre électrique. Lespompes commencèrent à chasser l'eau des réservoirs;l'aiguille du manomètre marqua par les différentespressions le mouvement ascensionnel du Nautilus, puiselle s'arrêta." Nous sommes arrivés ", dit le capitaine.Je me rendis à l'escalier central qui aboutissait à la plate-forme. Je gravis les marches de métal, et, par les panneauxouverts, j'arrivai sur la partie supérieure du Nautilus.La plate-forme émergeait de quatre-vingts centimètres

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seulement. L'avant et l'arrière du Nautilus présentaientcette disposition fusiforme qui le faisait justementcomparer à un long cigare. Je remarquai que ses plaquesde tôles, imbriquées légèrement, ressemblaient auxécailles qui revêtent le corps des grands reptiles terrestres.Je m'expliquai donc très naturellement que, malgré lesmeilleures lunettes, ce bateau eût toujours été pris pour unanimal marin.Vers le milieu de la plate-forme, le canot, à demi-engagédans la coque du navire, formait une légère extumescence.En avant et en arrière s'élevaient deux cages de hauteurmédiocre, à parois inclinées, et en partie fermées pard'épais verres lenticulaires: l'une destinée au timonier quidirigeait le Nautilus, l'autre où brillait le puissant fanalélectrique qui éclairait sa route.La mer était magnifique, le ciel pur. A peine si le longvéhicule ressentait les larges ondulations de l'Océan. Unelégère brise de l'est ridait la surface des eaux. L'horizon,dégagé de brumes, se prêtait aux meilleures observations.Nous n'avions rien en vue. Pas un écueil, pas un îlot. Plusd'Abraham-Lincoln. L'immensité déserte.Le capitaine Nemo, muni de son sextant, prit la hauteurdu soleil, qui devait lui donner sa latitude. Il attenditpendant quelques minutes que l'astre vint affleurer le bordde l'horizon. Tandis qu'il observait, pas un de ses musclesne tressaillait, et l'instrument n'eût pas été plus immobiledans une main de marbre." Midi, dit-il. Monsieur le professeur, quand vous

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voudrez?... "Je jetai un dernier regard sur cette mer un peu jaunâtre desatterrages japonais, et je redescendis au grand salon.Là, le capitaine fit son point et calculachronométriquement sa longitude, qu'il contrôla par deprécédentes observations d'angle horaires. Puis il me dit:" Monsieur Aronnax, nous sommes par cent trente-septdegrés et quinze minutes de longitude à l'ouest...- De quel méridien? demandai-je vivement, espérant quela réponse du capitaine m'indiquerait peut-être sanationalité.- Monsieur, me répondit-il, j'ai divers chronomètres régléssur les méridiens de Paris, de Greenwich et deWashington. Mais, en votre honneur je me servirai decelui de Paris. "Cette réponse ne m'apprenait rien. Je m'inclinai, et lecommandant reprit:" Trente-sept degrés et quinze minutes de longitude àl'ouest du méridien de Paris, et par trente degrés et septminutes de latitude nord, c'est-à-dire à trois cents millesenviron des côtes du Japon. C'est aujourd'hui 8 novembre,à midi, que commence notre voyage d'exploration sous leseaux.- Dieu nous garde! répondis-je.- Et maintenant, monsieur le professeur, ajouta lecapitaine, je vous laisse à vos études. J'ai donné la routeà l'est-nord-est par cinquante mètres de profondeur. Voicides cartes à grands points, où vous pourrez la suivre. Le

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salon est à votre disposition, et je vous demande lapermission de me retirer. "Le capitaine Nemo me salua. Je restai seul, absorbé dansmes pensées. Toutes se portaient sur ce commandant duNautilus. Saurais-je jamais à quelle nation appartenait cethomme étrange qui se vantait de n'appartenir à aucune?Cette haine qu'il avait vouée à l'humanité, cette haine quicherchait peut-être des vengeances terribles, qui l'avaitprovoquée? Etait-il un de ces savants méconnus, un de cesgénies " auxquels on a fait du chagrin ", suivantl'expression de Conseil, un Galilée moderne, ou bien unde ces hommes de science comme l'Américain Maury,dont la carrière a été brisée par des révolutions politiques?Je ne pouvais encore le dire. Moi que le hasard venait dejeter à son bord, moi dont il tenait la vie entre les mains,il m'accueillait froidement, mais hospitalièrement.Seulement, il n'avait jamais pris la main que je lui tendais.Il ne m'avait jamais tendu la sienne.Une heure entière, je demeurai plongé dans ces réflexions,cherchant à percer ce mystère si intéressant pour moi. Puismes regards se fixèrent sur le vaste planisphère étalé surla table, et je plaçai le doigt sur le point même où secroisaient la longitude et la latitude observées.La mer a ses fleuves comme les continents. Ce sont descourants spéciaux, reconnaissables à leur température, àleur couleur, et dont le plus remarquable est connu sous lenom de courant du Gulf Stream. La science a déterminé,sur le globe, la direction de cinq courants principaux: un

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dans l'Atlantique nord, un second dans l'Atlantique sud,un troisième dans le Pacifique nord, un quatrième dans lePacifique sud, et un cinquième dans l'Océan indien sud.Il est même probable qu'un sixième courant existaitautrefois dans l'Océan indien nord, lorsque les mersCaspienne et d'Aral, réunies aux grands lacs de l'Asie, neformaient qu'une seule et même étendue d'eau.Or, au point indiqué sur le planisphère, se déroulait l'unde ces courants, le Kuro-Scivo des Japonais, le Fleuve-Noir, qui, sorti du golfe du Bengale où le chauffent lesrayons perpendiculaires du soleil des Tropiques, traversele détroit de Malacca, prolonge la côte d'Asie, s'arronditdans le Pacifique nord jusqu'aux îles Aléoutiennes,charriant des troncs de camphriers et autres produitsindigènes, et tranchant par le pur indigo de ses eauxchaudes avec les flots de l'Océan. C'est ce courant que leNautilus allait parcourir. Je le suivais du regard, je levoyais se perdre dans l'immensité du Pacifique, et je mesentais entraîner avec lui, quand Ned Land et Conseilapparurent à la porte du salon.Mes deux braves compagnons restèrent pétrifiés à la vuedes merveilles entassées devant leurs yeux." Où sommes-nous? où sommes-nous? s'écria leCanadien. Au muséum de Québec?- S'il plaît à monsieur, répliqua Conseil, ce serait plutôt àl'hôtel du Sommerard!- Mes amis, répondis-je en leur faisant signe d'entrer, vousn'êtes ni au Canada ni en France, mais bien à bord du

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Nautilus, et à cinquante mètres au-dessous du niveau dela mer.- Il faut croire monsieur, puisque monsieur l'affirme.répliqua Conseil; mais franchement, ce salon est fait pourétonner même un Flamand comme moi.- Etonne-toi, mon ami. et regarde, car, pour unclassificateur de ta force. il y a de quoi travailler ici. "Je n'avais pas besoin d'encourager Conseil. Le bravegarçon, penché sur les vitrines. murmurait déjà des motsde la langue des naturalistes: classe des Gastéropodes,famille des Buccinoïdes, genre des Porcelaines, espècesdes Cyproea Madagascariensis, etc.Pendant ce temps, Ned Land, assez peu conchyliologue,m'interrogeait sur mon entrevue avec le capitaine Nemo.Avais-je découvert qui il était, d'où il venait, où il allait,vers quelles profondeurs il nous entraînait? Enfin millequestions auxquelles je n'avais pas le temps de répondre.Je lui appris tout ce que je savais, ou plutôt, tout ce que jene savais pas, et je lui demandai ce qu'il avait entendu ouvu de son côté." Rien vu, rien entendu! répondit le Canadien. Je n'ai pasmême aperçu l'équipage de ce bateau. Est-ce que, parhasard, il serait électrique aussi, lui?- Electrique!- Par ma foi! on serait tenté de le croire. Mais vous,monsieur Aronnax, demanda Ned Land, qui avait toujoursson idée, vous ne pouvez me dire combien d'hommes il ya à bord? Dix, vingt, cinquante, cent?

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- Je ne saurais vous répondre, maître Land. D'ailleurs,croyez-moi, abandonnez, pour le moment, cette idée devous emparer du Nautilus ou de le fuir. Ce bateau est undes chefs-d'oeuvre de l'industrie moderne, et je regretteraisde ne pas l'avoir vu! Bien des gens accepteraient lasituation qui nous est faite, ne fût-ce que pour sepromener à travers ces merveilles. Ainsi. tenez-voustranquille, et tâchons de voir ce qui se passe autour denous.- Voir! s'écria le harponneur, mais on ne voit rien, on neverra rien de cette prison de tôle! Nous marchons, nousnaviguons en aveugles... "- Ned Land prononçait ces derniers mots, quandl'obscurité se fit subitement, mais une obscurité absolue.Le plafond lumineux s'éteignit, et si rapidement, que mesyeux en éprouvèrent une impression douloureuse,analogue à celle que produit le passage contraire desprofondes ténèbres à la plus éclatante lumière.Nous étions restés muets, ne remuant pas, ne sachantquelle surprise, agréable ou désagréable, nous attendait.Mais un glissement se fit entendre. On eût dit que despanneaux se manoeuvraient sur les flancs du Nautilus. " C'est la fin de la fin! dit Ned Land.- Ordre des Hydroméduses! " murmura Conseil.Soudain, le jour se fit de chaque côté du salon, à traversdeux ouvertures oblongues. Les masses liquidesapparurent vivement éclairées par les effluencesélectriques. Deux plaques de cristal nous séparaient de la

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mer. Je frémis, d'abord, à la pensée que cette fragile paroipouvait se briser; mais de fortes armatures de cuivre lamaintenaient et lui donnaient une résistance presqueinfinie.La mer était distinctement visible dans un rayon d'unmille autour du Nautilus. Quel spectacle! Quelle plume lepourrait décrire! Qui saurait peindre les effets de lalumière à travers ces nappes transparentes, et la douceurde ses dégradations successives jusqu'aux couchésinférieures et supérieures de l'Océan!On connaît la diaphanéité de la mer. On sait que salimpidité l'emporte sur celle de l'eau de roche. Lessubstances minérales et organiques, qu'elle tient ensuspension, accroissent même sa transparence. Danscertaines parties de l'Océan, aux Antilles, cent quarante-cinq mètres d'eau laissent apercevoir le lit de sable avecune surprenante netteté, et la force de pénétration desrayons solaires ne paraît s'arrêter qu'à une profondeur detrois cents mètres. Mais, dans ce milieu fluide queparcourait le Nautilus, l'éclat électrique se produisait ausein même des ondes. Ce n'était plus de l'eau lumineuse,mais de la lumière liquide.Si l'on admet l'hypothèse d'Erhemberg, qui croit à uneillumination phosphorescente des fonds sous-marins, lanature a certainement réservé pour les habitants de la merl'un de ses plus prodigieux spectacles, et j'en pouvaisjuger ici par les mille jeux de cette lumière. De chaquecôté, j'avais une fenêtre ouverte sur ces abîmes inexplorés.

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L'obscurité du salon faisait valoir la clarté extérieure, etnous regardions comme si ce pur cristal eût été la vitred'un immense aquarium.Le Nautilus ne semblait pas bouger. C'est que les pointsde repère manquaient. Parfois, cependant, les lignes d'eau,divisées par son éperon, filaient devant nos regards avecune vitesse excessive.Emerveillés, nous étions accoudés devant ces vitrines, etnul de nous n'avait encore rompu ce silence destupéfaction, quand Conseil dit:" Vous vouliez voir. ami Ned, eh bien, vous voyez!- Curieux! curieux! faisait le Canadien - qui oubliant sescolères et ses projets d'évasion, subissait une attractionirrésistible - et l'on viendrait de plus loin pour admirer cespectacle!- Ah! m'écriai-je, je comprends la vie de cet homme! Ils'est fait un monde à part qui lui réserve ses plusétonnantes merveilles!- Mais les poissons? fit observer le Canadien. Je ne voispas de poissons!- Que vous importe, ami Ned, répondit Conseil, puisquevous ne les connaissez pas.- Moi! un pêcheur! s'écria Ned Land.Et sur ce sujet, une discussion s'éleva entre les deux amis,car ils connaissaient les poissons, mais chacun d'unefaçon très différente.Tout le monde sait que les poissons forment la quatrièmeet dernière classe de l'embranchement des vertébrés. On

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les a très justement définis: " des vertébrés à circulationdouble et à sang froid, respirant par des branchies etdestinés à vivre dans l'eau ". Ils composent deux sériesdistinctes: la série des poissons osseux. c'est-à-dire ceuxdont l'épine dorsale est faite de vertèbres osseuses, et lespoissons cartilagineux. c'est-à-dire ceux dont l'épinedorsale est faite de vertèbres cartilagineuses.Le Canadien connaissait peut-être cette distinction, maisConseil en savait bien davantage, et maintenant, liéd'amitié avec Ned. il ne pouvait admettre qu'il fût moinsinstruit que lui. Aussi lui dit-il:" Ami Ned, vous êtes un tueur de poissons, un très habilepêcheur. Vous avez pris un grand nombre de cesintéressants animaux. Mais je gagerais que vous ne savezpas comment on les classe.- Si. répondit sérieusement le harponneur. On les classe enpoissons qui se mangent et en poissons qui ne se mangentpas!- Voilà une distinction de gourmand, répondit Conseil. Mais dites-moi si vous connaissez la différence qui existeentre les poissons osseux et les poissons cartilagineux?- Peut-être bien, Conseil.- Et la subdivision de ces deux grandes classes?- Je ne m'en doute pas, répondit le Canadien.- Eh bien, ami Ned, écoutez et retenez! Les poissonsosseux se subdivisent en six ordres: Primo. Lesacanthoptérygiens, dont la mâchoire supérieure estcomplète. mobile. et dont les branchies affectent la forme

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d'un peigne. Cet ordre comprend quinze familles, c'est-à-dire les trois quarts des poissons connus. Type: la perchecommune.- Assez bonne à manger, répondit Ned Land.- Secundo, reprit Conseil, les abdominaux, qui ont lesnageoires ventrales suspendues sous l'abdomen et enarrière des pectorales, sans être attachées aux os del'épaule - ordre qui se divise en cinq familles, et quicomprend la plus grande partie des poissons d'eau douce.Type: la carpe, le brochet.- Peuh! fit le Canadien avec un certain mépris, despoissons d'eau douce!- Tertio, dit Conseil, les subrachiens, dont les ventralessont attachées sous les pectorales et immédiatementsuspendues aux os de l'épaule. Cet ordre contient quatrefamilles. Type: plies, limandes, turbots, barbues, soles,etc.- Excellent! excellent! s'écriait le harponneur, qui nevoulait considérer les poissons qu'au point de vuecomestible.- Quarto, reprit Conseil, sans se démonter, les apodes, aucorps allongé, dépourvus de nageoires ventrales, et revêtusd'une peau épaisse et souvent gluanteordre qui ne comprend qu'une famille. Type: l'anguille, legymnote.- Médiocre! médiocre! répondit Ned Land.- Quinto, dit Conseil, les lophobranches, qui ont lesmâchoires complètes et libres, mais dont les branchies

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sont formées de petites houppes. disposées par paires lelong des arcs branchiaux. Cet ordre ne compte qu'unefamille. Type: les hippocampes, les pégases dragons.- Mauvais! mauvais! répliqua le harponneur.- Sexto, enfin, dit Conseil, les plectognathes, dont l'osmaxillaire est attaché fixement sur le côte del'intermaxillaire qui forme la mâchoire, et dont l'arcadepalatine s'engrène par suture avec le crâne, ce qui la rendimmobile ordre qui manque de vraies ventrales, et qui secompose de deux familles. Types: les tétrodons, lespoissons-lunes.- Bons à déshonorer une chaudière! s'écria le Canadien.- Avez-vous compris, ami Ned? demanda le savantConseil.- Pas le moins du monde, ami Conseil, répondit leharponneur. Mais allez toujours, car vous êtes trèsintéressant.- Quant aux poissons cartilagineux, repritimperturbablement Conseil, ils ne comprennent que troisordres.- Tant mieux, fit Ned.- Primo, les cyclostomes, dont les mâchoires sont soudéesen un anneau mobile, et dont les branchies s'ouvrent pardes trous nombreux - ordre ne comprenant qu'une seulefamille. Type: la lamproie.- Faut l'aimer. répondit Ned Land.- Secundo, les sélaciens, avec branchies semblables àcelles des cyclostomes, mais dont la mâchoire inférieure

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est mobile. Cet ordre, qui est le plus important de laclasse, comprend deux familles. Types: la raie et lessquales.- Quoi! s'écria Ned, des raies et des requins dans le mêmeordre! Eh bien, ami Conseil, dans l'intérêt des raies, je nevous conseille pas de les mettre ensemble dans le mêmebocal!- Tertio, répondit Conseil, les sturioniens, dont lesbranchies sont ouvertes, comme à l'ordinaire, par uneseule fente garnie d'un opercule ordre qui comprendquatre genres. Type: l'esturgeon.- Ah! ami Conseil, vous avez gardé le meilleur pour la finà mon avis, du moins. Et c'est tout?- Oui, mon brave Ned, répondit Conseil, et remarquez quequand on sait cela, on ne sait rien encore. car les famillesse subdivisent en genres, en sous-genres. en espèces, envariétés...- Eh bien. ami Conseil, dit le harponneur, se penchant surla vitre du panneau, voici des variétés qui passent!- Oui! des poissons, s'écria Conseil. On se croirait devantun aquarium!- Non, répondis-je, car l'aquarium n'est qu'une cage, et cespoissons-là sont libres comme l'oiseau dans l'air.- Eh bien, ami Conseil, nommez-les donc, nommez-lesdonc! disait Ned Land.- Moi, répondit Conseil, je n'en suis pas capable! Celaregarde mon maître! " Et en effet, le digne garçon. classificateur enragé, n'était

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point un naturaliste, et je ne sais pas s'il aurait distinguéun thon d'une bonite. En un mot, le contraire duCanadien, qui nommait tous ces poissons sans hésiter.- Un baliste, avais-je dit.- Et un baliste chinois! répondait Ned Land.- Genre des balistes, famille des sclérodermes, ordre desplectognathes ". murmurait Conseil.Décidément, à eux deux, Ned et Conseil auraient fait unnaturaliste distingué.Le Canadien ne s'était pas trompé. Une troupe de balistes,à corps comprimé. à peau grenue, armés d'un aiguillon surleur dorsale, se jouaient autour du Nautilus, et agitaientles quatre rangées de piquants qui hérissent chaque côtéde leur queue. Rien de plus admirable que leur enveloppe,grise par-dessus, blanche par-dessous dont les taches d'orscintillaient dans le sombre remous des lames. Entre euxondulaient des raies, comme une nappe abandonnée auxvents. et parmi elles, j'aperçus, à ma grande joie, cette raiechinoise, jaunâtre à sa partie supérieure, rose tendre sousle ventre et munie de trois aiguillons en arrière de son oeil:espèce rare, et même douteuse au temps de Lacépède, quine l'avait jamais vue que dans un recueil de dessinsjaponais.Pendant deux heures toute une armée aquatique fit escorteau Nautilus. Au milieu de leurs jeux, de leurs bonds,tandis qu'ils rivalisaient de beauté, d'éclat et de vitesse, jedistinguai le labre vert, le mulle barberin, marqué d'unedouble raie noire. Le gobie éléotre, à caudale arrondie,

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blanc de couleur et tacheté de violet sur le dos, le scombrejaponais, admirable maquereau de ces mers, au corps bleuet à la tête argentée, de brillants azurors dont le nom seulemporte toute description des spares rayés, aux nageoiresvariées de bleu et de jaune, des spares fascés, relevésd'une bande noire sur leur caudale, des spares zonéphoresélégamment corsetés dans leurs six ceintures, desaulostones, véritables bouches en flûte ou bécasses demer, dont quelques échantillons atteignaient une longueurd'un mètre, des salamandres du Japon, des murèneséchidnées, longs serpents de six pieds, aux yeux vifs etpetits, et à la vaste bouche hérissée de dents, etc.Notre admiration se maintenait toujours au plus hautpoint. Nos interjections ne tarissaient pas. Ned nommaitles poissons, Conseil les classait, moi, je m'extasiaisdevant la vivacité de leurs allures et la beauté de leursformes. Jamais il ne m'avait été donné de surprendre cesanimaux vivants, et libres dans leur élément naturel.Je ne citerai pas toutes les variétés qui passèrent ainsidevant nos yeux éblouis, toute cette collection des mersdu Japon et de la Chine. Ces poissons accouraient, plusnombreux que les oiseaux dans l'air, attirés sans doute parl'éclatant foyer de lumière électrique.Subitement, le jour se fit dans le salon. Les panneaux detôle se refermèrent. L'enchanteresse vision disparut. Maislongtemps, je rêvai encore, jusqu'au moment où mesregards se fixèrent sur les instruments suspendus auxparois. La boussole montrait toujours la direction au nord-

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nord-est, le manomètre indiquait une pression de cinqatmosphères correspondant à une profondeur de cinquantemètres, et le loch électrique donnait une marche de quinzemilles à l'heure.J'attendais le capitaine Nemo. Mais il ne parut pas.L'horloge marquait cinq heures.Ned Land et Conseil retournèrent à leur cabine. Moi, jeregagnai ma chambre. Mon dîner s'y trouvait préparé. Il secomposait d'une soupe à la tortue faite des carets les plusdélicats, d'un surmulet à chair blanche. un peu feuilletée,dont le foie préparé à part fit un manger délicieux, et defilets de cette viande de l'holocante empereur, dont lasaveur me parut supérieure à celle du saumon.Je passai la soirée à lire, à écrire, à penser. Puis, lesommeil me gagnant, je m'étendis sur ma couche dezostère, et je m'endormis profondément, pendant que leNautilus se glissait à travers le rapide courant du FleuveNoir.

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UNE INVITATION PAR LETTRE

Le lendemain, 9 novembre, je ne me réveillai qu'après unlong sommeil de douze heures. Conseil vint, suivant sonhabitude, savoir "comment monsieur avait passé la nuit".et lui offrir ses services. Il avait laissé son ami le Canadiendormant comme un homme qui n'aurait fait que cela toutesa vie.Je laissai le brave garçon babiller à sa fantaisie, sans troplui répondre. J'étais préoccupé de l'absence du capitaineNemo pendant notre séance de la veille, et j'espérais lerevoir aujourd'hui.Bientôt j'eus revêtu mes vêtements de byssus. Leur natureprovoqua plus d'une fois les réflexions de Conseil. Je luiappris qu'ils étaient fabriqués avec les filaments lustrés etsoyeux qui rattachent aux rochers les " jambonneaux ",sortes de coquilles très abondantes sur les rivages de laMéditerranée. Autrefois, on en faisait de belles étoffes,des bas, des gants, car ils étaient à la fois très moelleux ettrès chauds. L'équipage du Nautilus pouvait donc se vêtirà bon compte, sans rien demander ni aux cotonniers, niaux moutons, ni aux vers à soie de la terre.Lorsque je fus habillé, je me rendis au grand salon. Il étaitdésert.Je me plongeai dans l'étude de ces trésors de

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conchyliologie, entassés sous les vitrines. Je fouillai ausside vastes herbiers, emplis des plantes marines les plusrares, et qui, quoique desséchées, conservaient leursadmirables couleurs. Parmi ces précieuses hydrophytes, jeremarquai des cladostèphes verticillées, des padines-paon,des caulerpes à feuilles de vigne, des callithamnesgranifères, de délicates céramies à teintes écarlates, desagares disposées en éventails, des acétabules, semblablesà des chapeaux de champignons très déprimés, et quifurent longtemps classées parmi les zoophytes, enfin touteune série de varechs.La journée entière se passa, sans que je fusse honoré de lavisite du capitaine Nemo. Les panneaux du salon nes'ouvrirent pas. Peut-être ne voulait-on pas nous blaser surces belles choses.La direction du Nautilus se maintint à l'est-nord-est, savitesse à douze milles, sa profondeur entre cinquante etsoixante mètres.Le lendemain, 10 novembre, même abandon, mêmesolitude. Je ne vis personne de l'équipage. Ned et Conseilpassèrent la plus grande partie de la journée avec moi. Ilss'étonnèrent de l'inexplicable absence du capitaine. Cethomme singulier était-il malade? Voulait-il modifier sesprojets à notre égard?Après tout, suivant la remarque de Conseil. nousjouissions d'une entière liberté, nous étions délicatementet abondamment nourris. Notre hôte se tenait dans lestermes de son traité. Nous ne pouvions nous plaindre, et

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d'ailleurs, la singularité même de notre destinée nousréservait de si belles compensations, que nous n'avionspas encore le droit de l'accuser.Ce jour-là, je commençai le journal de ces aventures, cequi m'a permis de les raconter avec la plus scrupuleuseexactitude, et, détail curieux, je l'écrivis sur un papierfabriqué avec la zostère marine.Le 11 novembre, de grand matin, l'air frais répandu àl'intérieur du Nautilus m'apprit que nous étions revenus àla surface de l'Océan, afin de renouveler les provisionsd'oxygène. Je me dirigeai vers l'escalier central, et jemontai sur la plate-forme.Il était six heures. Je trouvai le temps couvert, la mergrise, mais calme. A peine de houle. Le capitaine Nemo,que j'espérais rencontrer là, viendrait-il? Je n'aperçus quele timonier, emprisonné dans sa cage de verre. Assis surla saillie produite par la coque du canot, j'aspirai avecdélices les émanations salines.Peu à peu, la brume se dissipa sous l'action des rayonssolaires. L'astre radieux débordait de l'horizon oriental. Lamer s'enflamma sous son regard comme une traînée depoudre. Les nuages, éparpillés dans les hauteurs, secolorèrent de tons vifs admirablement nuancés, et denombreuses " langues de chat " annoncèrent du vent pourtoute la journée.Mais que faisait le vent à ce Nautilus que les tempêtes nepouvaient effrayer!J'admirai donc ce joyeux lever de soleil, si gai, si

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vivifiant, lorsque j'entendis quelqu'un monter vers laplate-forme.Je me préparais à saluer le capitaine Nemo, mais ce futson second - que j'avais déjà vu pendant la première visitedu capitaine - qui apparut. Il s'avança sur la plate-forme.et ne sembla pas s'apercevoir de ma présence. Sapuissante lunette aux yeux, il scruta tous les points del'horizon avec une attention extrême. Puis, cet examenfait, il s'approcha du panneau, et prononça une phrasedont voici exactement les termes. Je l'ai retenue, car,chaque matin, elle se reproduisit dans des conditionsidentiques. Elle était ainsi conçue:" Nautron respoc lorni virch. "Ce qu'elle signifiait, je ne saurais le dire.Ces mots prononcés, le second redescendit. Je pensai quele Nautilus allait reprendre sa navigation sous-marine. Jeregagnai donc le panneau, et par les coursives je revins àma chambre.Cinq jours s'écoulèrent ainsi, sans que la situation semodifiât. Chaque matin, je montais sur la plate-forme. Lamême phrase était prononcée par le même individu. Lecapitaine Nemo ne paraissait pas.J'avais pris mon parti de ne plus le voir, quand, le 16novembre, rentré dans ma chambre avec Ned et Conseil,je trouvai sur la table un billet à mon adresse.Je l'ouvris d'une main impatiente. Il était écrit d'uneécriture franche et nette, mais un peu gothique et quirappelait les types allemands.

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Ce billet était libellé en ces termes:

Monsieur le professeur Aronnax, à bord du Nautilus.

16 novembre 1867.

Le capitaine Nemo invite monsieur le professeur Aronnaxà une partie de chasse qui aura lieu demain matin dans sesforêts de l'île Crespo. Il espère que rien n'empêcheramonsieur le professeur d'y assister, et il verra avec plaisirque ses compagnons se joignent à lui. Le commandant du Nautilus, Capitaine NEMO. "

" Une chasse! s'écria Ned.- Et dans ses forêts de l'île Crespo! ajouta Conseil.- Mais il va donc à terre, ce particulier-là? reprit NedLand.- Cela me paraît clairement indiqué, dis-je en relisant lalettre.- Eh bien! il faut accepter, répliqua le Canadien. Une foissur la terre ferme, nous aviserons à prendre un parti.D'ailleurs, je ne serai pas fâché de manger quelquesmorceaux de venaison fraîche. "Sans chercher à concilier ce qu'il y avait de contradictoireentre l'horreur manifeste du capitaine Nemo pour lescontinents et les îles, et son invitation de chasser en forêt,je me contentai de répondre:

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" Voyons d'abord ce que c'est que l'île Crespo. "Je consultai le planisphère, et, par 32040' de latitude nordet 167050' de longitude ouest, je trouvai un îlot qui futreconnu en 1801 par le capitaine Crespo, et que lesanciennes cartes espagnoles nommaient Rocca de la Plata,c'est-à-dire " Roche d'Argent ". Nous étions donc à dix-huit cents milles environ de notre point de départ, et ladirection un peu modifiée du Nautilus le ramenait vers lesud-est.Je montrai à mes compagnons ce petit roc perdu au milieudu Pacifique nord. " Si le capitaine Nemo va quelquefois à terre, leur dis-je,il choisit du moins des îles absolument désertes! "Ned Land hocha la tête sans répondre, puis Conseil et luime quittèrent. Après un souper qui me fut servi par lestewart muet et impassible, je m'endormis, non sansquelque préoccupation.Le lendemain, 17 novembre, à mon réveil, je sentis que leNautilus était absolument immobile. Je m'habillailestement, et j'entrai dans le grand salon.Le capitaine Nemo était là. Il m'attendait, se leva, salua,et me demanda s'il me convenait de l'accompagner.Comme il ne fit aucune allusion à son absence pendantces huit jours, je m'abstins de lui en parler, et je répondissimplement que mes compagnons et moi nous étions prêtsà le suivre." Seulement, monsieur, ajoutai-je, je me permettrai devous adresser une question.

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- Adressez, monsieur Aronnax, et, si je puis y répondre, j'yrépondrai.- Eh bien, capitaine, comment se fait-il que vous, qui avezrompu toute relation avec la terre, vous possédiez desforêts dans l'île Crespo?- Monsieur le professeur, me répondit le capitaine, lesforêts que je possède ne demandent au soleil ni sa lumièreni sa chaleur. Ni les lions, ni les tigres, ni les panthères, niaucun quadrupède ne les fréquentent. Elles ne sontconnues que de moi seul. Elles ne poussent que pour moiseul. Ce ne sont point des forêts terrestres, mais bien desforêts sous-marines.- Des forêts sous-marines! m'écriai-je.- Oui, monsieur le professeur.- Et vous m'offrez de m'y conduire?- Précisément.- A pied?- Et même à pied sec.- En chassant?- En chassant.- Le fusil à la main?- Le fusil à la main. "Je regardai le commandant du Nautilus d'un air qui n'avaitrien de flatteur pour sa personne." Décidément, il a le cerveau malade, pensai-je. Il a eu unaccès qui a dure huit jours, et même qui dure encore. C'estdommage! Je l'aimais mieux étrange que fou! "Cette pensée se lisait clairement sur mon visage, mais le

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capitaine Nemo se contenta de m'inviter à le suivre, et jele suivis en homme résigné à tout.Nous arrivâmes dans la salle à manger, où le déjeuner setrouvait servi." Monsieur Aronnax, me dit le capitaine, je vous prieraide partager mon déjeuner sans façon. Nous causerons enmangeant. Mais, si je vous ai promis une promenade enforêt, je ne me suis point engagé à vous y faire rencontrerun restaurant. Déjeunez donc en homme qui ne dîneraprobablement que fort tard. "Je fis honneur au repas. Il se composait de divers poissonset de tranches d'holoturies, excellents zoophytes, relevésd'algues très apéritives, telles que la Porphyria laciniata etla Laurentia primafetida. La boisson se composait d'eaulimpide à laquelle, à l'exemple du capitaine, j'ajoutaiquelques gouttes d'une liqueur fermentée, extraite, suivantla mode kamchatkienne, de l'algue connue sous le nom de" Rhodoménie palmée ".Le capitaine Nemo mangea, d'abord, sans prononcer uneseule parole. Puis, il me dit:" Monsieur le professeur, quand je vous ai proposé devenir chasser dans mes forêts de Crespo, vous m'avez cruen contradiction avec moi-même. Quand je vous ai apprisqu'il s'agissait de forêts sous-marines, vous m'avez crufou. Monsieur le professeur, il ne faut jamais juger leshommes à la légère.- Mais, capitaine, croyez que...- Veuillez m'écouter, et vous verrez si vous devez

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m'accuser de folie ou de contradiction.- Je vous écoute.- Monsieur le professeur, vous le savez aussi bien quemoi, l'homme peut vivre sous l'eau à la conditiond'emporter avec lui sa provision d'air respirable. Dans lestravaux sous-marins, l'ouvrier, revêtu d'un vêtementimperméable et la tête emprisonnée dans une capsule demétal, reçoit l'air de l'extérieur au moyen de pompesfoulantes et de régulateurs d'écoulement.- C'est l'appareil des scaphandres, dis-je.- En effet, mais dans ces conditions, l'homme n'est paslibre. Il est rattache à la pompe qui lui envoie l'air par untuyau de caoutchouc, véritable chaîne qui le rive à la terre,et si nous devions être ainsi retenus au Nautilus, nous nepourrions aller loin.- Et le moyen d'être libre? demandai-je.- C'est d'employer l'appareil Rouquayrol-Denayrouze,imaginé par deux de vos compatriotes, mais que j'aiperfectionné pour mon usage, et qui vous permettra devous risquer dans ces nouvelles conditionsphysiologiques, sans que vos organes en souffrentaucunement. Il se compose d'un réservoir en tôle épaisse,dans lequel j'emmagasine l'air sous une pression decinquante atmosphères. Ce réservoir se fixe sur le dos aumoyen de bretelles, comme un sac de soldat. Sa partiesupérieure forme une boîte d'où l'air, maintenu par unmécanisme à soufflet, ne peut s'échapper qu'à sa tensionnormale. Dans l'appareil Rouquayrol, tel qu'il est employé,

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deux tuyaux en caoutchouc, partant de cette boîte,viennent aboutir à une sorte de pavillon qui emprisonne lenez et la bouche de l'opérateur; l'un sert à l'introduction del'air inspiré, l'autre à l'issue de l'air expiré, et la langueferme celui-ci ou celui-là, suivant les besoins de larespiration. Mais, moi qui affronte des pressionsconsidérables au fond des mers, j'ai dû enfermer ma tête,comme celle des scaphandres, dans une sphère de cuivre,et c'est à cette sphère qu'aboutissent les deux tuyauxinspirateurs et expirateurs.- Parfaitement, capitaine Nemo, mais l'air que vousemportez doit s'user vite, et dès qu'il ne contient plus quequinze pour cent d'oxygène, il devient irrespirable.Sans doute, mais je vous l'ai dit, monsieur Aronnax, lespompes du Nautilus me permettent de l'emmagasiner sousune pression considérable, et, dans ces conditions, leréservoir de l'appareil peut fournir de l'air respirablependant neuf ou dix heures.- Je n'ai plus d'objection à faire, répondis-je. Je vousdemanderai seulement, capitaine, comment vous pouvezéclairer votre route au fond de l'Océan?- Avec l'appareil Ruhmkorff, monsieur Aronnax. Si lepremier se porte sur le dos, le second s'attache à laceinture. Il se compose d'une pile de Bunzen que je metsen activité, non avec du bichromate de potasse, mais avecdu sodium. Une bobine d'induction recueille l'électricitéproduite, et la dirige vers une lanterne d'une dispositionparticulière. Dans cette lanterne se trouve un serpentin de

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verre qui contient seulement un résidu de gaz carbonique.Quand l'appareil fonctionne, ce gaz devient lumineux, endonnant une lumière blanchâtre et continue. Ainsi pourvu,je respire et je vois.- Capitaine Nemo, à toutes mes objections vous faites desi écrasantes réponses que je n'ose plus douter.Cependant, si je suis bien forcé d'admettre les appareilsRouquayrol et Ruhmkorff, je demande à faire des réservespour le fusil dont vous voulez m'armer.- Mais ce n'est point un fusil à poudre, répondit lecapitaine.- C'est donc un fusil à vent?- Sans doute. Comment voulez-vous que je fabrique de lapoudre à mon bord, n'ayant ni salpêtre, ni soufre nicharbon?- D'ailleurs, dis-je, pour tirer sous l'eau, dans un milieuhuit cent cinquante-cinq fois plus dense que l'air ilfaudrait vaincre une résistance considérable.- Ce ne serait pas une raison. Il existe certains canons,perfectionnés après Fulton par les Anglais Philippe Coleset Burley, par le Français Furcy, par l'Italien Landi, quisont munis d'un système particulier de fermeture, et quipeuvent tirer dans ces conditions. Mais je vous le répète,n'ayant pas de poudre, je l'ai remplacée par de l'air à hautepression, que les pompes du Nautilus me fournissentabondamment.- Mais cet air doit rapidement s'user.- Eh bien, n'ai-je pas mon réservoir Rouquayrol, qui peut,

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au besoin, m'en fournir. Il suffit pour cela d'un robinet adhoc. D'ailleurs, monsieur Aronnax, vous verrez par vous-même que, pendant ces chasses sous-marines, on ne faitpas grande dépense d'air ni de balles.- Cependant, il me semble que dans cette demi-obscurité,et au milieu de ce liquide très dense par rapport àl'atmosphère, les coups ne peuvent porter loin et sontdifficilement mortels?- Monsieur, avec ce fusil tous les coups sont mortels, aucontraire, et dès qu'un animal est touché, si légèrementque ce soit, il tombe foudroyé.- Pourquoi?- Parce que ce ne sont pas des balles ordinaires que cefusil lance, mais de petites capsules de verre - inventéespar le chimiste autrichien Leniebroek - et dont j'ai unapprovisionnement considérable. Ces capsules de verre,recouvertes d'une armature d'acier, et alourdies par unculot de plomb, sont de véritables petites bouteilles deLeyde, dans lesquelles l'électricité est forcée à une trèshaute tension. Au plus léger choc, elles se déchargent, etl'animal, si puissant qu'il soit, tombe mort. J'ajouterai queces capsules ne sont pas plus grosses que du numéroquatre, et que la charge d'un fusil ordinaire pourrait encontenir dix.- Je ne discute plus, répondis-je en me levant de table, etje n'ai plus qu'à prendre mon fusil. D'ailleurs, ou vousIrez, j'irai. "Le capitaine Nemo me conduisit vers l'arrière du Nautilus,

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et, en passant devant la cabine de Ned et de Conseil,j'appelai mes deux compagnons qui nous suivirentaussitôt.Puis, nous arrivâmes à une cellule située en abord près dela chambre des machines, et dans laquelle nous devionsrevêtir nos vêtements de promenade.

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PROMENADE EN PLAINE

Cette cellule était, à proprement parler, l'arsenal et levestiaire du Nautilus. Une douzaine d'appareils descaphandres, suspendus à la paroi, attendaient lespromeneurs.Ned Land, en les voyant, manifesta une répugnanceévidente à s'en revêtir." Mais, mon brave Ned, lui dis-je, les forêts de l'île deCrespo ne sont que des forêts sous-marines!- Bon! fit le harponneur désappointé, qui voyait s'évanouirses rêves de viande fraîche. Et vous, monsieur Aronnax,vous allez vous introduire dans ces habits-là?- Il le faut bien, maître Ned.- Libre à vous, monsieur, répondit le harponneur, haussantles épaules, mais quant à moi, à moins qu'on ne m'y force,je n'entrerai jamais là-dedans.- On ne vous forcera pas, maître Ned, dit le capitaineNemo.- Et Conseil va se risquer? demanda Ned.- Je suis monsieur partout où va monsieur ", réponditConseil.Sur un appel du capitaine, deux hommes de l'équipagevinrent nous aider à revêtir ces lourds vêtementsimperméables, faits en caoutchouc sans couture, et

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préparés de manière à supporter des pressionsconsidérables. On eût dit une armure à la fois souple etrésistante. Ces vêtements formaient pantalon et veste. Lepantalon se terminait par d'épaisses chaussures, garnies delourdes semelles de plomb. Le tissu de la veste étaitmaintenu par des lamelles de cuivre qui cuirassaient lapoitrine, la défendaient contre la poussée des eaux, etlaissaient les poumons fonctionner librement; ses manchesfinissaient en forme de gants assouplis, qui necontrariaient aucunement les mouvements de la main.Il y avait loin, on le voit, de ces scaphandres perfectionnésaux vêtements informes, tels que les cuirasses de liège, lessoubrevestes, les habits de mer, les coffres, etc., qui furentinventés et prônés dans le XVIIIe siècle.Le capitaine Nemo, un de ses compagnons - sorted'Hercule, qui devait être d'une force prodigieuse - ,Conseil et moi, nous eûmes bientôt revêtu ces habits descaphandres. Il ne s'agissait plus que d'emboîter notre têtedans sa sphère métallique. Mais, avant de procéder à cetteopération, je demandai au capitaine la permissiond'examiner les fusils qui nous étaient destinés.L'un des hommes du Nautilus me présenta un fusil simpledont la crosse, faite en tôle d'acier et creuse à l'intérieur,était d'assez grande dimension. Elle servait de réservoir àl'air comprimé, qu'une soupape, manoeuvrée par unegâchette, laissait échapper dans le tube de métal. Uneboîte à projectiles, évidée dans l'épaisseur de la crosse,renfermait une vingtaine de balles électriques, qui, au

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moyen d'un ressort, se plaçaient automatiquement dans lecanon du fusil. Dès qu'un coup était tiré, l'autre était prêtà partir." Capitaine Nemo, dis-je, cette arme est parfaite et d'unmaniement facile. Je ne demande plus qu'à l'essayer. Maiscomment allons-nous gagner le fond de la mer?- En ce moment, monsieur le professeur, le Nautilus estéchoué par dix mètres d'eau, et nous n'avons plus qu'àpartir.- Mais comment sortirons-nous?- Vous l'allez voir. "Le capitaine Nemo introduisit sa tête dans la calottesphérique. Conseil et moi, nous en fîmes autant, non sansavoir entendu le Canadien nous lancer un " bonne chasse" ironique. Le haut de notre vêtement était terminé par uncollet de cuivre taraudé, sur lequel se vissait ce casque demétal. Trois trous, protégés par des verres épais,permettaient de voir suivant toutes les directions, rienqu'en tournant la tête à l'intérieur de cette sphère. Dèsqu'elle fut en place, les appareils Rouquayrol, placés surnotre dos, commencèrent à fonctionner, et, pour moncompte, je respirai à l'aise.La lampe Ruhmkorff suspendue à ma ceinture, le fusil àla main, j'étais prêt à partir. Mais, pour être franc,emprisonné dans ces lourds vêtements et cloué au tillacpar mes semelles de plomb, il m'eût été impossible defaire un pas.Mais ce cas était prévu, car je sentis que l'on me poussait

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dans une petite chambre contiguë au vestiaire. Mescompagnons, également remorqués, me suivaient.J'entendis une porte, munie d'obturateurs, se refermer surnous, et une profonde obscurité nous enveloppa.Après quelques minutes, un vif sifflement parvint à monoreille. Je sentis une certaine impression de froid monterde mes pieds à ma poitrine. Évidemment, de l'intérieur dubateau on avait, par un robinet, donné entrée à l'eauextérieure qui nous envahissait, et dont cette chambre futbientôt remplie. Une seconde porte, percée dans le flancdu Nautilus, s'ouvrit alors. Un demi-jour nous éclaira. Uninstant après, nos pieds foulaient le fond de la mer.Et maintenant. comment pourrais-je retracer lesimpressions que m'a laissées cette promenade sous leseaux? Les mots sont impuissants à raconter de tellesmerveilles! Quand le pinceau lui-même est inhabile àrendre les effets particuliers à l'élément liquide, commentla plume saurait-elle les reproduire?Le capitaine Nemo marchait en avant, et son compagnonnous suivait à quelques pas en arrière. Conseil et moi,nous restions l'un près de l'autre, comme si un échange deparoles eût été possible à travers nos carapacesmétalliques. Je ne sentais déjà plus la lourdeur de mesvêtements, de mes chaussures, de mon réservoir d'air, nile poids de cette épaisse sphère, au milieu de laquelle matête ballottait comme une amande dans sa coquille. Tousces objets, plongés dans l'eau, perdaient une partie de leurpoids égale à celui du liquide déplacé. et je me trouvais

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très bien de cette loi physique reconnue par Archimède. Jen'étais plus une masse inerte, et j'avais une liberté demouvement relativement grande.La lumière, qui éclairait le sol jusqu'à trente pieds au-dessous de la surface de l'Océan, m'étonna par sapuissance. Les rayons solaires traversaient aisément cettemasse aqueuse et en dissipaient la coloration. Jedistinguais nettement les objets à une distance de centmètres. Au-delà, les fonds se nuançaient des finesdégradations de l'outremer, puis ils bleuissaient dans leslointains, et s'effaçaient au milieu d'une vague obscurité.Véritablement, cette eau qui m'entourait n'était qu'unesorte d'air, plus dense que l'atmosphère terrestre, maispresque aussi diaphane. Au-dessus de moi, j'apercevais lacalme surface de la mer.Nous marchions sur un sable fin, uni, non ridé commecelui des plages qui conserve l'empreinte de la houle. Cetapis éblouissant, véritable réflecteur, repoussait lesrayons du soleil avec une surprenante intensité. De là,cette immense réverbération qui pénétrait toutes lesmolécules liquides. Serai-je cru si j'affirme, qu'à cetteprofondeur de trente pieds, j'y voyais comme en pleinjour?Pendant un quart d'heure, je foulai ce sable ardent, seméd'une impalpable poussière de coquillages. La coque duNautilus, dessinée comme un long écueil, disparaissaitpeu à peu, mais son fanal, lorsque la nuit se serait faite aumilieu des eaux, devait faciliter notre retour à bord, en

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projetant ses rayons avec une netteté parfaite. Effetdifficile à comprendre pour qui n'a vu que sur terre cesnappes blanchâtres si vivement accusées. Là, la poussièredont l'air est saturé leur donne l'apparence d'un brouillardlumineux; mais sur mer, comme sous mer, ces traitsélectriques se transmettent avec une incomparable pureté.Cependant, nous allions toujours, et la vaste plaine desable semblait être sans bornes. J'écartais de la main lesrideaux liquides qui se refermaient derrière moi, et la tracede mes pas s'effaçait soudain sous la pression de l'eau.Bientôt, quelques formes d'objets. à peine estompées dansl'éloignement, se dessinèrent à mes yeux. Je reconnus demagnifiques premiers plans de rochers, tapissés dezoophytes du plus bel échantillon, et je fus tout d'abordfrappé d'un effet spécial à ce milieu.Il était alors dix heures du matin. Les rayons du soleilfrappaient la surface des flots sous un angle assez oblique,et au contact de leur lumière décomposée par la réfractioncomme à travers un prisme, fleurs, rochers, plantules,coquillages, polypes, se nuançaient sur leurs bords dessept couleurs du spectre solaire. C'était une merveille, unefête des yeux, que cet enchevêtrement de tons colorés, unevéritable kaléidoscopie de vert, de jaune, d'orange, deviolet, d'indigo, de bleu, en un mot, toute la palette d'uncoloriste enragé! Que ne pouvais-je communiquer àConseil les vives sensations qui me montaient au cerveau,et rivaliser avec lui d'interjections admiratives! Que nesavais-je, comme le capitaine Nemo et son compagnon,

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échanger mes pensées au moyen de signes convenus!Aussi, faute de mieux, je me parlais à moi-même. je criaisdans la boîte de cuivre qui coiffait ma tête, dépensantpeut-être en vaines paroles plus d'air qu'il ne convenait.Devant ce splendide spectacle, Conseil s'était arrêtecomme moi. Évidemment, le digne garçon. en présence deces échantillons de zoophytes et de mollusques, classait,classait toujours. Polypes et échinodermes abondaient surle sol. Les isis variées, les cornulaires qui viventisolément, des touffes d'oculines vierges, désignéesautrefois sous le nom de " corail blanc ", les fongieshérissées en forme de champignons, les anémonesadhérant par leur disque musculaire, figuraient un parterrede fleurs, émaillé de porpites parées de leur collerette detentacules azurés. d'étoiles de mer qui constellaient lesable, et d'astérophytons verruqueux, fines dentellesbrodées par la main des naïades, dont les festons sebalançaient aux faibles ondulations provoquées par notremarche. C'était un véritable chagrin pour moi d'écrasersous mes pas les brillants spécimens de mollusques quijonchaient le sol par milliers, les peignes concentriques,les marteaux, les donaces, véritables coquillesbondissantes, les troques, les casques rouges, les strombesaile-d'ange, les aphysies, et tant d'autres produits de cetinépuisable Océan. Mais il fallait marcher, et nous allionsen avant, pendant que voguaient au-dessus de nos têtesdes troupes de physalies, laissant leurs tentacules d'outre-mer flotter à la traîne, des méduses dont l'ombrelle opaline

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ou rose tendre, festonnée d'un liston d'azur, nous abritaitdes rayons solaires, et des pélagies panopyres, qui, dansl'obscurité, eussent semé notre chemin de lueursphosphorescentes!Toutes ces merveilles, je les entrevis dans l'espace d'unquart de mille, m'arrêtant à peine, et suivant le capitaineNemo, qui me rappelait d'un geste. Bientôt, la nature dusol se modifia. A la plaine de sable succéda une couche devase visqueuse que les Américains nomment " oaze ",uniquement composée de coquilies siliceuses ou calcaires.Puis, nous parcourûmes une prairie d'algues, plantespélagiennes que les eaux n'avaient pas encore arrachées,et dont la végétation était fougueuse. Ces pelouses à tissuserré, douces au pied, eussent rivalisé avec les plusmoelleux tapis tissés par la main des hommes. Mais, enmême temps que la verdure s'étalait sous nos pas, ellen'abandonnait pas nos têtes. Un léger berceau de plantesmarines, classées dans cette exubérante famille des algues,dont on connaît plus de deux mille espèces, se croisait àla surface des eaux. Je voyais flotter de longs rubans defucus, les uns globuleux, les autres tubulés, des laurencies,des cladostèphes, au feuillage si délié, des rhodymènespalmés, semblables à des éventails de cactus. J'observaique les plantes vertes se maintenaient plus près de lasurface de la mer, tandis que les rouges occupaient uneprofondeur moyenne, laissant aux hydrophytes noires oubrunes le soin de former les jardins et les parterres descouches reculées de l'Océan.

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Ces algues sont véritablement un prodige de la création,une des merveilles de la flore universelle. Cette familleproduit à la fois les plus petits et les plus grands végétauxdu globe. Car de même qu'on a compté quarante mille deces imperceptibles plantules dans un espace de cinqmillimètres carrés, de même on a recueilli des fucus dontla longueur dépassait cinq cents mètres.Nous avions quitté le Nautilus depuis une heure et demieenviron. Il était près de midi. Je m'en aperçus à laperpendicularité des rayons solaires qui ne se réfractaientplus. La magie des couleurs disparut peu à peu, et lesnuances de l'émeraude et du saphir s'effacèrent de notrefirmament. Nous marchions d'un pas régulier quirésonnait sur le sol avec une intensité étonnante. Lesmoindres bruits se transmettaient avec une vitesse àlaquelle l'oreille n'est pas habituée sur la terre. En effet,l'eau est pour le son un meilleur véhicule que l'air, et il s'ypropage avec une rapidité quadruple.En ce moment, le sol s'abaissa par une pente prononcée.La lumière prit une teinte uniforme. Nous atteignîmes uneprofondeur de cent mètres, subissant alors une pression dedix atmosphères. Mais mon vêtement de scaphandre étaitétabli dans des conditions telles que je ne souffraisaucunement de cette pression. Je sentais seulement unecertaine gêne aux articulations des doigts, et encore cemalaise ne tarda-t-il pas à disparaître. Quant à la fatigueque devait amener cette promenade de deux heures sousun harnachement dont j'avais si peu l'habitude, elle était

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nulle. Mes mouvements, aidés par l'eau, se produisaientavec une surprenante facilité.Arrivé à cette profondeur de trois cents pieds, je percevaisencore les rayons du soleil, mais faiblement. A leur éclatintense avait succédé un crépuscule rougeâtre. moyenterme entre le jour et la nuit. Cependant, nous voyionssuffisamment à nous conduire. et il n'était pas encorenécessaire de mettre les appareils Ruhmkorff en activité.En ce moment, le capitaine Nemo s'arrêta. Il attendit queje l'eusse rejoint, et du doigt, il me montra quelquesmasses obscures qui s'accusaient dans l'ombre à une petitedistance." C'est la forêt de l'île Crespo ", pensai-je, et je ne metrompais pas.

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UNE FORET SOUS-MARINE

Nous étions enfin arrivés à la lisière de cette forêt, sansdoute l'une des plus belles de l'immense domaine ducapitaine Nemo. Il la considérait comme étant sienne, ets'attribuait sur elle les mêmes droits qu'avaient lespremiers hommes aux premiers jours du monde.D'ailleurs, qui lui eût disputé la possession de cettepropriété sous-marine? Quel autre pionnier plus hardiserait venu, la hache à la main, en défricher les sombrestaillis?Cette forêt se composait de grandes plantes arborescentes,et, dès que nous eûmes pénétré sous ses vastes arceaux.mes regards furent tout d'abord frappés d'une singulièredisposition de leurs ramures - disposition que je n'avaispas encore observée jusqu'alors.Aucune des herbes qui tapissaient le sol, aucune desbranches qui hérissaient les arbrisseaux, ne rampait, ni nese courbait, ni ne s'étendait dans un plan horizontal.Toutes montaient vers la surface de l'Océan. Pas defilaments, pas de rubans, si minces qu'ils fussent, qui nese tinssent droit comme des tiges de fer. Les fucus et leslianes se développaient suivant une ligne rigide etperpendiculaire, commandée par la densité de l'élémentqui les avait produits. Immobiles, d'ailleurs, lorsque je les

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écartais de la main, ces plantes reprenaient aussitôt leurposition première. C'était ici le règne de la verticalité.Bientôt, je m'habituai à cette disposition bizarre, ainsiqu'à l'obscurité relative qui nous enveloppait. Le sol de laforêt était semé de blocs aigus, difficiles à éviter. La floresous-marine m'y parut être assez complète, plus richemême qu'elle ne l'eût été sous les zones arctiques outropicales, où ses produits sont moins nombreux. Mais,pendant quelques minutes, je confondis involontairementles règnes entre eux, prenant des zoophytes pour deshydrophytes, des animaux pour des plantes. Et qui ne s'yfût pas trompé? La faune et la flore se touchent de si prèsdans ce monde sous-marin!J'observai que toutes ces productions du règne végétal netenaient au sol que par un empâtement superficiel.Dépourvues de racines, indifférentes au corps solide,sable, coquillage, test ou galet, qui les supporte, elles nelui demandent qu'un point d'appui, non la vitalité. Cesplantes ne procèdent que d'elles-mêmes, et le principe deleur existence est dans cette eau qui les soutient, qui lesnourrit. La plupart, au lieu de feuilles, poussaient deslamelles de formes capricieuses, circonscrites dans unegamme restreinte de couleurs, qui ne comprenait que lerose, le carmin, le vert, l'olivâtre, le fauve et le brun. Jerevis là, mais non plus desséchées comme les échantillonsdu Nautilus, des padines-paons, déployées en éventailsqui semblaient solliciter la brise, des céramies écarlates,des laminaires allongeant leurs jeunes pousses

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comestibles, des néréocystées filiformes et fluxueuses, quis'épanouissaient à une hauteur de quinze mètres, desbouquets s'acétabules, dont les tiges grandissent par lesommet, et nombre d'autres plantes pélagiennes, toutesdépourvues de fleurs. " Curieuse anomalie, bizarreélément, a dit un spirituel naturaliste, où le règne animalfleurit, et où le règne végétal ne fleurit pas! "Entre ces divers arbrisseaux, grands comme les arbres deszones tempérées, et sous leur ombre humide, se massaientde véritables buissons à fleurs vivantes, des haies dezoophytes, sur lesquels s'épanouissaient des méandrineszébrées de sillons tortueux, des cariophylles jaunâtres àtentacules diaphanes, des touffes gazonnantes dezoanthaires, et pour compléter l'illusion -, les poissons-mouches volaient de branches en branches, comme unessaim de colibris, tandis que de jaunes lépisacanthes, àla mâchoire hérissée, aux écailles aiguës, desdactyloptères et des monocentres, se levaient sous nos pas,semblables à une troupe de bécassines.Vers une heure, le capitaine Nemo donna le signal de lahalte. J'en fus assez satisfait pour mon compte, et nousnous étendîmes sous un berceau d'alariées, dont leslongues lanières amincies se dressaient comme desflèches.Cet instant de repos me parut délicieux. Il ne nousmanquait que le charme de la conversation. Maisimpossible de parler, impossible de répondre. J'approchaiseulement ma grosse tête de cuivre de la tête de Conseil.

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Je vis les yeux de ce brave garçon briller de contentement,et en signe de satisfaction. il s'agita dans sa carapace del'air le plus comique du monde.Après quatre heures de cette promenade, je fus très étonnéde ne pas ressentir un violent besoin de manger. A quoitenait cette disposition de l'estomac, je ne saurais le dire.Mais, en revanche, j'éprouvais une insurmontable envie dedormir, ainsi qu'il arrive à tous les plongeurs. Aussi mesyeux se fermèrent-ils bientôt derrière leur épaisse vitre, etje tombai dans une invincible somnolence, que lemouvement de la marche avait seul pu combattrejusqu'alors. Le capitaine Nemo et son robuste compagnon,étendus dans ce limpide cristal, nous donnaient l'exempledu sommeil.Combien de temps restai-je ainsi plongé dans cetassoupissement, je ne pus l'évaluer; mais lorsque je meréveillai, il me sembla que le soleil s'abaissait versl'horizon. Le capitaine Nemo s'était déjà relevé, et jecommençais à me détirer les membres, quand uneapparition inattendue me remit brusquement sur les pieds.A quelques pas, une monstrueuse araignée de mer, hauted'un mètre, me regardait de ses yeux louches, prête às'élancer sur moi. Quoique mon habit de scaphandre fûtassez épais pour me défendre contre les morsures de cetanimal, je ne pus retenir un mouvement d'horreur. Conseilet le matelot du Nautilus s'éveillèrent en ce moment. Lecapitaine Nemo montra à son compagnon le hideuxcrustacé, qu'un coup de crosse abattit aussitôt, et je vis les

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horribles pattes du monstre se tordre dans des convulsionsterribles.Cette rencontre me fit penser que d'autres animaux, plusredoutables, devaient hanter ces fonds obscurs, et quemon scaphandre ne me protégerait pas contre leursattaques. Je n'y avais pas songé jusqu'alors, et je résolusde me tenir sur mes gardes. Je supposais, d'ailleurs, quecette halte marquait le terme de notre promenade; mais jeme trompais, et, au lieu de retourner au Nautilus, lecapitaine Nemo continua son audacieuse excursion.Le sol se déprimait toujours, et sa pente, s'accusantdavantage, nous conduisit à de plus grandes profondeurs.Il devait être à peu près trois heures, quand nousatteignîmes une étroite vallée, creusée entre de hautesparois à pic, et située par cent cinquante mètres de fond.Grâce à la perfection de nos appareils, nous dépassionsainsi de quatre-vingt-dix mètres la limite que la naturesemblait avoir imposée jusqu'ici aux excursions sous-marines de l'homme.Je dis cent cinquante mètres, bien qu'aucun instrument neme permît d'évaluer cette distance. Mais je savais que,même dans les mers les plus limpides, les rayons solairesne pouvaient pénétrer plus avant. Or, précisément,l'obscurité devint profonde. Aucun objet n'était visible àdix pas. Je marchais donc en tâtonnant, quand je visbriller subitement une lumière blanche assez vive. Lecapitaine Nemo venait de mettre son appareil électriqueen activité. Son compagnon l'imita. Conseil et moi nous

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suivîmes leur exemple. J'établis, en tournant une vis, lacommunication entre la bobine et le serpentin de verre, etla mer, éclairée par nos quatre lanternes, s'illumina dansun rayon de vingt-cinq mètres.Le capitaine Nemo continua de s'enfoncer dans lesobscures profondeurs de la forêt dont les arbrisseaux seraréfiaient de plus en plus. J'observai que la vie végétaledisparaissait plus vite que la vie animale. Les plantespélagiennes abandonnaient déjà le sol devenu aride, qu'unnombre prodigieux d'animaux, zoophytes, articulés,mollusques et poissons y pullulaient encore.Tout en marchant, je pensais que la lumière de nosappareils Ruhmkorff devait nécessairement attirerquelques habitants de ces sombres couches. Mais s'ilsnous approchèrent, ils se tinrent du moins à une distanceregrettable pour des chasseurs. Plusieurs fois, je vis lecapitaine Nemo s'arrêter et mettre son fusil en joue; puis,après quelques instants d'observation, il se relevait etreprenait sa marche.Enfin, vers quatre heures environ, cette merveilleuseexcursion s'acheva. Un mur de rochers superbes et d'unemasse imposante se dressa devant nous, entassement deblocs gigantesques, énorme falaise de granit, creusée degrottes obscures, mais qui ne présentait aucune rampepraticable. C'étaient les accores de l'île Crespo. C'était laterre.Le capitaine Nemo s'arrêta soudain. Un geste de lui nousfit faire halte, et si désireux que je fusse de franchir cette

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muraille, je dus m'arrêter. Ici finissaient les domaines ducapitaine Nemo. Il ne voulait pas les dépasser. Au-delà,c'était cette portion du globe qu'il ne devait plus fouler dupied.Le retour commença. Le capitaine Nemo avait repris latête de sa petite troupe, se dirigeant toujours sans hésiter.Je crus voir que nous ne suivions pas le même cheminpour revenir au Nautilus. Cette nouvelle route, très raide,et par conséquent très pénible, nous rapprocha rapidementde la surface de la mer. Cependant, ce retour dans lescouches supérieures ne fut pas tellement subit que ladécompression se fit trop rapidement, ce qui aurait puamener dans notre organisme des désordres graves, etdéterminer ces lésions internes si fatales aux plongeurs.Très promptement, la lumière reparut et grandit, et, lesoleil étant déjà bas sur l'horizon, la réfraction borda denouveau les divers objets d'un anneau spectral.A dix mètres de profondeur, nous marchions au milieud'un essaim de petits poissons de toute espèce, plusnombreux que les oiseaux dans l'air, plus agiles aussi,mais aucun gibier aquatique, digne d'un coup de fusil. nes'était encore offert à nos regards.En ce moment, je vis l'arme du capitaine, vivementépaulée, suivre entre les buissons un objet mobile. Lecoup partit, j'entendis un faible sifflement, et un animalretomba foudroyé à quelques pas.C'était une magnifique loutre de mer, une enhydre, le seulquadrupède qui soit exclusivement marin. Cette loutre,

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longue d'un mètre cinquante centimètres, devait avoir untrès grand prix. Sa peau, d'un brun marron en dessus, etargentée en dessous, faisait une de ces admirablesfourrures si recherchées sur les marchés russes et chinois;la finesse et le lustre de son poil lui assuraient une valeurminimum de deux mille francs. J'admirai fort ce curieuxmammifère à la tête arrondie et ornée d'oreilles courtes,aux yeux ronds, aux moustaches blanches et semblablesà celles du chat, aux pieds palmés et unguiculés, à laqueue touffue. Ce précieux carnassier, chassé et traquépar les pêcheurs, devient extrêmement rare, et il s'estprincipalement réfugié dans les portions boréales duPacifique, où vraisemblablement son espèce ne tarderapas à s'éteindre.Le compagnon du capitaine Nemo vint prendre la bête, lachargea sur son épaule, et l'on se remit en route.Pendant une heure, une plaine de sable se déroula devantnos pas. Elle remontait souvent à moins de deux mètres dela surface des eaux. Je voyais alors notre image, nettementreflétée, se dessiner en sens inverse, et, au-dessus de nous,apparaissait une troupe identique. reproduisant nosmouvements et nos gestes, de tout point semblable, en unmot, à cela près qu'elle marchait la tête en bas et les piedsen l'air.Autre effet à noter. C'était le passage de nuages épais quise formaient et s'évanouissaient rapidement; mais enréfléchissant, je compris que ces prétendus nuagesn'étaient dus qu'à l'épaisseur variable des longues lames

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de fond, et j'apercevais même les " moutons " écumeuxque leur crête brisée multipliait sur les eaux. Il n'était pasjusqu'à l'ombre des grands oiseaux qui passaient sur nostêtes, dont je ne surprisse le rapide effleurement à lasurface de la mer.En cette occasion, je fus témoin de l'un des plus beauxcoups de fusil qui ait jamais fait tressaillir les fibres d'unchasseur. Un grand oiseau, à large envergure, trèsnettement visible, s'approchait en planant. Le compagnondu capitaine Nemo le mit en joue et le tira, lorsqu'il fut àquelques mètres seulement au-dessus des flots. L'animaltomba foudroyé, et sa chute l'entraîna jusqu'à la portée del'adroit chasseur qui s'en empara. C'était un albatros de laplus belle espèce, admirable spécimen des oiseauxpélagiens.Notre marche n'avait pas été interrompue par cet incident.Pendant deux heures, nous suivîmes tantôt des plainessableuses, tantôt des prairies de varechs, fort pénibles àtraverser. Franchement, je n'en pouvais plus, quandj'aperçus une vague lueur qui rompait, à un demi mille,l'obscurité des eaux. C'était le fanal du Nautilus. Avantvingt minutes, nous devions être à bord, et là, jerespirerais à l'aise, car il me semblait que mon réservoir nefournissait plus qu'un air très pauvre en oxygène. Mais jecomptais sans une rencontre qui retarda quelque peu notrearrivée.J'étais resté d'une vingtaine de pas en arrière, lorsque jevis le capitaine Nemo revenir brusquement vers moi. De

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sa main vigoureuse, il me courba à terre, tandis que soncompagnon en faisait autant de Conseil. Tout d'abord, jene sus trop que penser de cette brusque attaque, mais jeme rassurai en observant que le capitaine se couchait prèsde moi et demeurait immobile.J'étais donc étendu sur le sol, et précisément à l'abri d'unbuisson de varechs, quand, relevant la tête, j'aperçusd'énormes masses passer bruyamment en jetant des lueursphosphorescentes.Mon sang se glaça dans mes veines! J'avais reconnu lesformidables squales qui nous menaçaient. C'était uncouple de tintoréas, requins terribles, à la queue énorme,au regard terne et vitreux, qui distillent une matièrephosphorescente par des trous percés autour de leurmuseau. Monstrueuses mouches à feu, qui broient unhomme tout entier dans leurs mâchoires de fer! Je ne saissi Conseil s'occupait à les classer, mais pour mon compte,j'observais leur ventre argenté, leur gueule formidable,hérissée de dents, à un point de vue peu scientifique, etplutôt en victime qu'en naturaliste.Très heureusement, ces voraces animaux y voient mal. Ilspassèrent sans nous apercevoir, nous effleurant de leursnageoires brunâtres, et nous échappâmes, comme parmiracle, à ce danger plus grand, à coup sûr, que larencontre d'un tigre en pleine forêt.Une demi-heure après, guidés par la traînée électrique,nous atteignions le Nautilus. La porte extérieure étaitrestée ouverte, et le capitaine Nemo la referma, dès que

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nous fûmes rentrés dans la première cellule. Puis, il pressaun bouton. J'entendis manoeuvrer les pompes au dedansdu navire, je sentis l'eau baisser autour de moi et, enquelques instants, la cellule fut entièrement vidée. Laporte intérieure s'ouvrit alors, et nous passâmes dans levestiaire.Là, nos habits de scaphandre furent retirés, non sanspeine, et, très harassé, tombant d'inanition et de sommeil,je regagnai ma chambre, tout émerveillé de cettesurprenante excursion au fond des mers.

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QUATRE MILLE LIEUES SOUS LE PACIFIQUE

Le lendemain matin, 18 novembre, j'étais parfaitementremis de mes fatigues de la veille, et je montai sur laplate-forme, au moment ou le second du Nautilusprononçait sa phrase quotidienne. Il me vint alors à l'espritqu'elle se rapportait à l'état de la mer, ou plutôt qu'ellesignifiait: " Nous n'avons rien en vue. "Et en effet, l'Océan était désert. Pas une voile à l'horizon.Les hauteurs de l'île Crespo avaient disparu pendant lanuit. La mer, absorbant les couleurs du prisme, àl'exception des rayons bleus, réfléchissait ceux-ci danstoutes les directions et revêtait une admirable teinted'indigo. Une moire, à larges raies, se dessinaitrégulièrement sur les flots onduleux.J'admirais ce magnifique aspect de l'Océan, quand lecapitaine Nemo apparut. Il ne sembla pas s'apercevoir dema présence, et commença une série d'observationsastronomiques. Puis, son opération terminée, il allas'accouder sur la cage du fanal, et ses regards se perdirentà la surface de l'Océan.Cependant, une vingtaine de matelots du Nautilus, tousgens vigoureux et bien constitues, étaient montés sur laplate-forme. Ils venaient retirer les filets qui avaient étémis à la traîne pendant la nuit. Ces marins appartenaient

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évidemment à des nations différentes, bien que le typeeuropéen fût indiqué chez tous. Je reconnus, à ne pas metromper, des Irlandais, des Français, quelques Slaves, unGrec ou un Candiote. Du reste, ces hommes étaient sobresde paroles, et n'employaient entre eux que ce bizarreidiome dont je ne pouvais pas même soupçonner l'origine.Aussi, je dus renoncer à les interroger.Les filets furent halés à bord. C'étaient des espèces dechaluts, semblables à ceux des côtes normandes, vastespoches qu'une vergue flottante et une chaîne transfiléedans les mailles inférieures tiennent entr'ouvertes. Cespoches, ainsi traînées sur leurs gantiers de fer, balayaientle fond de l'Océan et ramassaient tous ses produits sur leurpassage. Ce jour-là, ils ramenèrent de curieux échantillonsde ces parages poissonneux, des lophies, auxquels leursmouvements comiques ont valu le qualificatif d'histrions,des commerçons noirs, munis de leurs antennes, desbalistes ondulés, entourés de bandelettes rouges, destétrodons-croissants, dont le venin est extrêmement subtil,quelques lamproies olivâtres, des macrorhinques, couvertsd'écailles argentées, des trichiures, dont la puissanceélectrique est égale à celle du gymnote et de la torpille,des notoptères écailleux, à bandes brunes et transversales,des gades verdâtres, plusieurs variétés de gobies, etc.,enfin, quelques poissons de proportions plus vastes, uncaranx à tête proéminente, long d'un mètre, plusieursbeaux scombres bonites, chamarrés de couleurs bleues etargentées, et trois magnifiques thons que la rapidité de

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leur marche n'avait pu sauver du chalut.J'estimai que ce coup de filet rapportait plus de millelivres de poissons. C'était une belle pêche, mais nonsurprenante. En effet, ces filets restent à la traîne pendantplusieurs heures et enserrent dans leur prison de fil tout unmonde aquatique. Nous ne devions donc pas manquer devivres d'une excellente qualité, que la rapidité du Nautiluset l'attraction de sa lumière électrique pouvaientrenouveler sans cesse.Ces divers produits de la mer furent immédiatementaffalés par le panneau vers les cambuses, destinés, les unsà être mangés frais, les autres à être conservés.La pêche finie, la provision d'air renouvelée, je pensaisque le Nautilus allait reprendre son excursion sous-marine, et je me préparais à regagner ma chambre, quand,se tournant vers moi, le capitaine Nemo me dit sans autrepréambule:" Voyez cet océan, monsieur le professeur, n'est-il pasdoué d'une vie réelle? N'a-t-il pas ses colères et sestendresses? Hier, il s'est endormi comme nous, et le voilàqui se réveille après une nuit paisible! "Ni bonjour, ni bonsoir! N'eût-on pas dit que cet étrangepersonnage continuait avec moi une conversation déjàcommencée?" Regardez, reprit-il, il s'éveille sous les caresses du soleil!Il va revivre de son existence diurne! C'est uneintéressante étude que de suivre le jeu de son organisme.Il possède un pouls, des artères, il a ses spasmes, et je

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donne raison à ce savant Maury, qui a découvert en luiune circulation aussi réelle que la circulation sanguinechez les animaux. "Il est certain que le capitaine Nemo n'attendait de moiaucune réponse, et il me parut inutile de lui prodiguer les" Evidemment ", les " A coup sûr ", et les " Vous avezraison ". Il se parlait plutôt à lui-même, prenant de longstemps entre chaque phrase. C'était une méditation à voixhaute." Oui, dit-il, l'Océan possède une circulation véritable, et,pour la provoquer, il a suffi au Créateur de toutes chosesde multiplier en lui le calorique, le sel et les animalcules.Le calorique, en effet, crée des densités différentes, quiamènent les courants et les contre-courants. L'évaporation,nulle aux régions hyperboréennes, très active dans leszones équatoriales, constitue un échange permanent deseaux tropicales et des eaux polaires. En outre, j'ai surprisces courants de haut en bas et de bas en haut, qui formentla vraie respiration de l'Océan. J'ai vu la molécule d'eau demer, échauffée à la surface, redescendre vers lesprofondeurs, atteindre son maximum de densité à deuxdegrés au-dessous de zéro, puis se refroidissant encore,devenir plus légère et remonter. Vous verrez, aux pôles,les conséquences de ce phénomène, et vous comprendrezpourquoi, par cette loi de la prévoyante nature, lacongélation ne peut jamais se produire qu'à la surface deseaux! "Pendant que le capitaine Nemo achevait sa phrase, je me

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disais: " Le pôle! Est-ce que cet audacieux personnageprétend nous conduire jusque-là! "Cependant, le capitaine s'était tu, et regardait cet élémentsi complètement, si incessamment étudié par lui. Puisreprenant:" Les sels, dit-il, sont en quantité considérable dans lamer, monsieur le professeur, et si vous enleviez tous ceuxqu'elle contient en dissolution, vous en feriez une massede quatre millions et demi de lieues cubes, qui, étalée surle globe, formerait une couche de plus de dix mètres dehauteur. Et ne croyez pas que la présence de ces sels nesoit due qu'à un caprice de la nature. Non. Ils rendent leseaux marines moins évaporables, et empêchent les ventsde leur enlever une trop grande quantité de vapeurs, qui,en se résolvant, submergeraient les zones tempérées. Rôleimmense, rôle de pondérateur dans l'économie générale duglobe! "Le capitaine Nemo s'arrêta, se leva même, fit quelques passur la plate-forme, et revint vers moi:" Quant aux infusoires, reprit-il, quant à ces milliardsd'animalcules, qui existent par millions dans unegouttelette, et dont il faut huit cent mille pour peser unmilligramme, leur rôle n'est pas moins important. Ilsabsorbent les sels marins, ils s'assimilent les élémentssolides de l'eau, et, véritables faiseurs de continentscalcaires, ils fabriquent des coraux et des madrépores! Etalors la goutte d'eau, privée de son aliment minéral,s'allège, remonte à la surface, y absorbe les sels

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abandonnés par l'évaporation, s'alourdit, redescend, etrapporte aux animalcules de nouveaux éléments àabsorber. De là, un double courant ascendant etdescendant, et toujours le mouvement, toujours la vie! Lavie, plus intense que sur les continents, plus exubérante,plus infinie, s'épanouissant dans toutes les parties de cetocéan, élément de mort pour l'homme, a-t-on dit, élémentde vie pour des myriades d'animaux et pour moi! "Quand le capitaine Nemo parlait ainsi, il se transfiguraitet provoquait en moi une extraordinaire émotion." Aussi, ajouta-t-il, là est la vraie existence! Et jeconcevrais la fondation de villes nautiques,d'agglomérations de maisons sous-marines, qui, comme leNautilus reviendraient respirer chaque matin à la surfacedes mers, villes libres, s'il en fut, cités indépendantes! Etencore, qui sait si quelque despote... "Le capitaine Nemo acheva sa phrase par un geste violent.Puis, s'adressant directement à moi, comme pour chasserune pensée funeste:" Monsieur Aronnax, me demanda-t-il, savez-vous quelleest la profondeur de l'Océan?- Je sais, du moins, capitaine, ce que les principauxsondages nous ont appris.- Pourriez-vous me les citer, afin que je les contrôle aubesoin?- En voici quelques-uns, répondis-je, qui me reviennent àla mémoire. Si je ne me trompe, on a trouvé uneprofondeur moyenne de huit mille deux cents mètres dans

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l'Atlantique nord, et de deux mille cinq cents mètres dansla Méditerranée. Les plus remarquables sondes ont étéfaites dans l'Atlantique sud, près du trente-cinquièmedegré, et elles ont donné douze mille mètres, quatorzemille quatre-vingt-onze mètres, et quinze mille centquarante-neuf mètres. En somme, on estime que si le fondde la mer était nivelé, sa profondeur moyenne serait desept kilomètres environ.- Bien, monsieur le professeur, répondit le capitaineNemo, nous vous montrerons mieux que cela, je l'espère.Quant à la profondeur moyenne de cette partie duPacifique, je vous apprendrai qu'elle est seulement dequatre mille mètres. "Ceci dit, le capitaine Nemo se dirigea vers le panneau etdisparut par l'échelle. Je le suivis, et je regagnai le grandsalon. L'hélice se mit aussitôt en mouvement, et le lochaccusa une vitesse de vingt milles à l'heure.Pendant les jours, pendant les semaines qui s'écoulèrent,le capitaine Nemo fut très sobre de visites. Je ne le visqu'à de rares intervalles. Son second faisait régulièrementle point que je trouvais reporté sur la carte, de telle sorteque je pouvais relever exactement la route du Nautilus. Conseil et Land passaient de longues heures avec moi.Conseil avait raconté à son ami les merveilles de notrepromenade, et le Canadien regrettait de ne nous avoirpoint accompagnés. Mais j'espérais que l'occasion sereprésenterait de visiter les forêts océaniennes.Presque chaque jour, pendant quelques heures, les

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panneaux du salon s'ouvraient, et nos yeux ne sefatiguaient pas de pénétrer les mystères du monde sous-marin.La direction générale du Nautilus était sud-est, et il semaintenait entre cent mètres et cent cinquante mètres deprofondeur. Un jour, cependant, par je ne sais quelcaprice, entraîné diagonalement au moyen de ses plansinclinés, il atteignit les couches d'eau situées par deuxmille mètres. Le thermomètre indiquait une températurede 4,25 centigrades, température qui, sous cetteprofondeur, paraît être commune à toutes les latitudes.Le 26 novembre, à trois heures du matin le Nautilusfranchit le tropique du Cancer par 1720 de longitude. Le27, il passa en vue des Sandwich, où l'illustre Cook trouvala mort, le 14 février 1779. Nous avions alors fait quatremille huit cent soixante lieues depuis notre point dedépart. Le matin, lorsque j'arrivai sur la plate-forme,j'aperçus, à deux milles sous le vent, Haouaï, la plusconsidérable des sept îles qui forment cet archipel. Jedistinguai nettement sa lisière cultivée, les diverseschaînes de montagnes qui courent parallèlement à la côte,et ses volcans que domine le Mouna-Rea, élevé de cinqmille mètres au-dessus du niveau de la mer. Entre autreséchantillons de ces parages, les filets rapportèrent desflabellaires pavonées, polypes comprimés de formegracieuse, et qui sont particuliers à cette partie de l'Océan.La direction du Nautilus se maintint au sud-est. Il coupal'Équateur, le 1er décembre, par 1420 de longitude, et le 4

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du même mois, après une rapide traversée que ne signalaaucun incident, nous eûmes connaissance du groupe desMarquises. J'aperçus à trois milles, par 8057' de latitudesud et 139032' de longitude ouest, la pointe Martin deNouka-Hiva, la principale de ce groupe qui appartient à laFrance. Je vis seulement les montagnes boisées qui sedessinaient à l'horizon, car le capitaine Nemo n'aimait pasà rallier les terres. Là, les filets rapportèrent de beauxspécimens de poissons, des choryphènes aux nageoiresazurées et à la queue d'or, dont la chair est sans rivale aumonde, des hologymnoses à peu près dépourvus d'écailles,mais d'un goût exquis, des ostorhinques à mâchoireosseuse, des thasards jaunâtres qui valaient la bonite, touspoissons dignes d'être classés à l'office du bord.Après avoir quitté ces îles charmantes protégées par lepavillon français, du 4 au 11 décembre, le Nautilusparcourut environ deux mille milles. Cette navigation futmarquée par la rencontre d'une immense troupe decalmars, curieux mollusques, très voisins de la seiche. Lespêcheurs français les désignent sous le nom d'encornets,et ils appartiennent à la classe des céphalopodes et à lafamille des dibranchiaux, qui comprend avec eux lesseiches et les argonautes. Ces animaux furentparticulièrement étudiés par les naturalistes de l'antiquité,et ils fournissaient de nombreuses métaphores auxorateurs de l'Agora, en même temps qu'un plat excellentà la table des riches citoyens, s'il faut en croire Athénée,médecin grec, qui vivait avant Gallien.

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Ce fut pendant la nuit du 9 au 10 décembre, que leNautilus rencontra cette armée de mollusques qui sontparticulièrement nocturnes. On pouvait les compter parmillions. Ils émigraient des zones tempérées vers les zonesplus chaudes, en suivant l'itinéraire des harengs et dessardines. Nous les regardions à travers les épaisses vitresde cristal, nageant à reculons avec une extrême rapidité,se mouvant au moyen de leur tube locomoteur,poursuivant les poissons et les mollusques, mangeant lespetits, mangés des gros, et agitant dans une confusionindescriptible les dix pieds que la nature leur a implantéssur la tête, comme une chevelure de serpentspneumatiques. Le Nautilus, malgré sa vitesse, naviguapendant plusieurs heures au milieu de cette trouped'animaux. et ses filets en ramenèrent une innombrablequantité, où je reconnus les neuf espèces que d'Orbigny aclassées pour l'océan Pacifique.On le voit, pendant cette traversée, la mer prodiguaitincessamment ses plus merveilleux spectacles. Elle lesvariait à l'infini. Elle changeait son décor et sa mise enscène pour le plaisir de nos yeux, et nous étions appelésnon seulement à contempler les oeuvres du Créateur aumilieu de l'élément liquide, mais encore à pénétrer les plusredoutables mystères de l'Océan.Pendant la journée du 11 décembre, j'étais occupé à liredans le grand salon. Ned Land et Conseil observaient leseaux lumineuses par les panneaux entr'ouverts. LeNautilus était immobile. Ses réservoirs remplis, il se tenait

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à une profondeur de mille mètres, région peut habitée desOcéans, dans laquelle les gros poissons faisaient seuls derares apparitions.Je lisais en ce moment un livre charmant de Jean Macé,les Serviteurs de l'estomac, et j'en savourais les leçonsingénieuses, lorsque Conseil interrompit ma lecture." Monsieur veut-il venir un instant? me dit-il d'une voixsingulière.- Qu'y a-t-il donc, Conseil?- Que monsieur regarde. "Je me levai, j'allai m'accouder devant la vitre, et jeregardai.En pleine lumière électrique, une énorme masse noirâtre,immobile, se tenait suspendue au milieu des eaux. Jel'observai attentivement, cherchant à reconnaître la naturede ce gigantesque cétacé. Mais une pensée traversasubitement mon esprit." Un navire! m'écriai-je.- Oui, répondit le Canadien, un bâtiment désemparé qui acoule a pic! "Ned Land ne se trompait pas. Nous étions en présenced'un navire, dont les haubans coupés pendaient encore aleurs cadènes. Sa coque paraissait être en bon état, et sonnaufrage datait au plus de quelques heures. Trois tronçonsde mâts, rasés à deux pieds au-dessus du pont, indiquaientque ce navire engagé avait dû sacrifier sa mâture. Mais,couché sur le flanc, il s'était rempli, et il donnait encore labande à bâbord. Triste spectacle que celui de cette

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carcasse perdue sous les flots, mais plus triste encore lavue de son pont où quelques cadavres, amarrés par descordes, gisaient encore! J'en comptai quatre - quatrehommes, dont l'un se tenait debout, au gouvernail - puisune femme, à demi-sortie par la claire-voie de la dunette,et tenant un enfant dans ses bras. Cette femme était jeune.Je pus reconnaître, vivement éclairés par les feux duNautilus, ses traits que l'eau n'avait pas encoredécomposés. Dans un suprême effort, elle avait élevé au-dessus de sa tête son enfant, pauvre petit être dont les brasenlaçaient le cou de sa mère! L'attitude des quatre marinsme parut effrayante, tordus qu'ils étaient dans desmouvements convulsifs, et faisant un dernier effort pours'arracher des cordes qui les liaient au navire. Seul, pluscalme, la face nette et grave, ses cheveux grisonnantscollés à son front, la main crispée à la roue du gouvernail,le timonier semblait encore conduire son trois-mâtsnaufragé à travers les profondeurs de l'Océan!Quelle scène! Nous étions muets, le coeur palpitant,devant ce naufrage pris sur le fait, et, pour ainsi dire,photographié à sa dernière minute! Et je voyais déjàs'avancer, l'oeil en feu, d'énormes squales, attirés par cetappât de chair humaine!Cependant le Nautilus, évoluant, tourna autour du naviresubmergé, et, un instant, je pus lire sur son tableaud'arrière:Florida, Sunderland.

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VANIKORO

Ce terrible spectacle inaugurait la série des catastrophesmaritimes, que le Nautilus devait renconter sur sa route.Depuis qu'il suivait des mers plus fréquentées, nousapercevions souvent des coques naufragées qui achevaientde pourrir entre deux eaux, et, plus profondément, descanons, des boulets, des ancres, des chaînes, et milleautres objets de fer, que la rouille dévorait.Cependant, toujours entraînés par ce Nautilus, où nousvivions comme isolés, le 11 décembre, nous eûmesconnaissance de l'archipel des Pomotou, ancien " groupedangereux " de Bougainville, qui s'étend sur un espace decinq cents lieues de l'est-sud-est à l'ouest-nord-ouest. entre13030' et 23050' de latitude sud, et 125030' et 151030' delongitude ouest, depuis l'île Ducie jusqu'à l'île Lazareff.Cet archipel couvre une superficie de trois cent soixante-dix lieues carrées, et il est formé d'une soixantaine degroupes d'îles, parmi lesquels on remarque le groupeGambier, auquel la France a imposé son protectorat. Cesîles sont coralligènes. Un soulèvement lent, mais continu,provoqué par le travail des polypes, les reliera un jourentre elles. Puis, cette nouvelle île se soudera plus tard auxarchipels voisins, et un cinquième continent s'étendradepuis la Nouvelle-Zélande et la Nouvelle-Calédonie

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jusqu'aux Marquises.Le jour où je développai cette théorie devant le capitaineNemo, il me répondit froidement:" Ce ne sont pas de nouveaux continents qu'il faut à laterre, mais de nouveaux hommes! "Les hasards de sa navigation avaient précisément conduitle Nautilus vers l'île Clermont-Tonnerre, l'une des pluscurieuses du groupe, qui fut découvert en 1822, par lecapitaine Bell, de la Minerve. Je pus alors étudier cesystème madréporique auquel sont dues les îles de cetOcéan.Les madrépores, qu'il faut se garder de confondre avec lescoraux, ont un tissu revêtu d'un encroûtement calcaire, etles modifications de sa structure ont amené M. Milne-Edwards, mon illustre maître, à les classer en cinqsections. Les petits animalcules qui sécrètent ce polypiervivent par milliards au fond de leurs cellules. Ce sontleurs dépôts calcaires qui deviennent rochers, récifs, îlots,îles. Ici, ils forment un anneau circulaire, entourant unlagon ou un petit lac intérieur, que des brèches mettent encommunication avec la mer. Là, ils figurent des barrièresde récifs semblables à celles qui existent sur les côtes dela Nouvelle-Calédonie et de diverses îles des Pomotou. End'autres endroits, comme à la Réunion et à Maurice, ilsélèvent des récifs frangés, hautes murailles droites, prèsdesquelles les profondeurs de l'Océan sont considérables.En prolongeant à quelques encablures seulement lesaccores de l'île Clermont-Tonnerre, j'admirai l'ouvrage

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gigantesque, accompli par ces travailleursmicroscopiques. Ces murailles étaient spécialementl'oeuvre des madréporaires désignés par les noms demillepores, de porites, d'astrées et de méandrines. Cespolypes se développent particulièrement dans les couchesagitées de la surface de la mer, et par conséquent, c'est parleur partie supérieure qu'ils commencent cessubstructions, lesquelles s'enfoncent peu à peu avec lesdébris de sécrétions qui les supportent. Telle est, dumoins, la théorie de M. Darwin, qui explique ainsi laformation des atolls - théorie supérieure, selon moi, à cellequi donne pour base aux travaux madréporiques dessommets de montagnes ou de volcans, immergés àquelques pieds au-dessous du niveau de la mer.Je pus observer de très près ces curieuses murailles, car,à leur aplomb, la sonde accusait plus de trois cents mètresde profondeur, et nos nappes électriques faisaient étincelerce brillant calcaire.Répondant à une question que me posa Conseil, sur ladurée d'accroissement de ces barrières colossales, jel'étonnai beaucoup en lui disant que les savants portaientcet accroissement à un huitième de pouce par siècle." Donc, pour élever ces murailles, me dit-il, il a fallu?...- Cent quatre-vingt-douze mille ans, mon brave Conseil,ce qui allonge singulièrement les jours bibliques.D'ailleurs, la formation de la houille, c'est-à-dire laminéralisation des forêts enlisées par les déluges, a exigéun temps beaucoup plus considérable. Mais j'ajouterai que

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les jours de la Bible ne sont que des époques et nonl'intervalle qui s'écoule entre deux levers de soleil, car,d'après la Bible elle-même. Le soleil ne date pas dupremier jour de la création. "Lorsque le Nautilus revint à la surface de l'Océan, je pusembrasser dans tout son développement cette île deClermont-Tonnerre, basse et boisée. Ses rochesmadréporiques furent évidemment fertilisées par lestrombes et les tempêtes. Un jour, quelque graine, enlevéepar l'ouragan aux terres voisines, tomba sur les couchescalcaires, mêlées des détritus décomposés de poissons etde plantes marines qui formèrent l'humus végétal. Unenoix de coco, poussée par les lames, arriva sur cette côtenouvelle. Le germe prit racine. L'arbre, grandissant, arrêtala vapeur d'eau. Le ruisseau naquit. La végétation gagnapeu à peu. Quelques animalcules, des vers, des insectes,abordèrent sur des troncs arrachés aux îles du vent. Lestortues vinrent pondre leurs oeufs. Les oiseaux nichèrentdans les jeunes arbres. De cette façon, la vie animale sedéveloppa, et, attiré par la verdure et la fertilité, l'hommeapparut. Ainsi se formèrent ces îles, oeuvres immensesd'animaux microscopiques.Vers le soir, Clermont-Tonnerre se fondit dansl'éloignement, et la route du Nautilus se modifia d'unemanière sensible. Après avoir touché le tropique duCapricorne par le cent trente-cinquième degré delongitude, il se dirigea vers l'ouest-nord-ouest, remontanttoute la zone intertropicale. Quoique le soleil de l'été fût

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prodigue de ses rayons, nous ne souffrions aucunement dela chaleur, car à trente ou quarante mètres au-dessous del'eau, la température ne s'élevait pas au-dessus de dix àdouze degrés.Le 15 décembre, nous laissions dans l'est le séduisantarchipel de la Société. et la gracieuse Taiti, la reine duPacifique. J'aperçus le matin, quelques milles sous le vent,les sommets élevés de cette île. Ses eaux fournirent auxtables du bord d'excellents poissons, des maquereaux, desbonites, des albicores, et des variétés d'un serpent de mernommé munérophis.Le Nautilus avait franchi huit mille cent milles. Neufmille sept cent vingt milles étaient relevés au loch,lorsqu'il passa entre l'archipel de Tonga-Tabou, oùpérirent les équipages de l'Argo, du Port-au-Prince et duDuke-of-Portland, et l'archipel des Navigateurs, où fut tuéle capitaine de Langle, l'ami de La Pérouse. Puis, il eutconnaissance de l'archipel Viti, où les sauvagesmassacrèrent les matelots de l'Union et le capitaineBureau, de Nantes, commandant l'Aimable-Josephine. Cet archipel qui se prolonge sur une étendue de centlieues du nord au sud, et sur quatre-vingt-dix lieues del'est à l'ouest, est compris entre 60 et 20 de latitude sud, et174� et 179� de longitude ouest. Il se compose d'uncertain nombre d'îles, d'îlots et d'écueils, parmi lesquelson remarque les îles de Viti-Levou, de Vanoua-Levou etde Kandubon.Ce fut Tasman qui découvrit ce groupe en 1643, l'année

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même où Toricelli inventait le baromètre, et où Louis XIVmontait sur le trône. Je laisse à penser lequel de ces faitsfut le plus utile à l'humanité. Vinrent ensuite Cook en1714, d'Entrecasteaux en 1793, et enfin Dumont-d'Urville,en 1827, débrouilla tout le chaos géographique de cetarchipel. Le Nautilus s'approcha de la baie de Wailea,théâtre des terribles aventures de ce capitaine Dillon, qui,le premier, éclaira le mystère du naufrage de La Pérouse.Cette baie, draguée à plusieurs reprises, fournitabondamment des huîtres excellentes. Nous enmangeâmes immodérément, après les avoir ouvertes surnotre table même, suivant le précepte de Sénèque. Cesmollusques appartenaient à l'espèce connue sous le nomd'ostrea lamellosa, qui est très commune en Corse. Cebanc de Wailea devait être considérable, et certainement,sans des causes multiples de destruction, cesagglomérations finiraient par combler les baies, puisquel'on compte jusqu'à deux millions d'oeufs dans un seulindividu.Et si maître Ned Land n'eut pas à se repentir de sagloutonnerie en cette circonstance, c'est que l'huître est leseul mets qui ne provoque jamais d'indigestion. En effet,il ne faut pas moins de seize douzaines de ces mollusquesacéphales pour fournir les trois cent quinze grammes desubstance azotée, nécessaires à la nourriture quotidienned'un seul homme.Le 25 décembre, le Nautilus naviguait au milieu del'archipel des Nouvelles-Hébrides, que Quiros découvrit

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en 1606, que Bougainville explora en 1768, et auquelCook donna son nom actuel en 1773. Ce groupe secompose principalement de neuf grandes îles, et formeune bande de cent vingt lieues du nord-nord-ouest au sud-sud-est, comprise entre 150 et 20 de latitude sud, et entre1640 et 1680 de longitude. Nous passâmes assez près del'île d'Aurou, qui, au moment des observations de midi,m'apparut comme une masse de bois verts, dominée parun pic d'une grande hauteur.Ce jour-là, c'était Noël, et Ned Land me sembla regrettervivement la célébration du " Christmas ", la véritable fêtede la famille, dont les protestants sont fanatiques.Je n'avais pas aperçu le capitaine Nemo depuis unehuitaine de jours, quand le 27, au matin, il entra dans legrand salon, ayant toujours l'air d'un homme qui vous aquitté depuis cinq minutes. J'étais occupé à reconnaîtresur le planisphère la route du Nautilus. Le capitaines'approcha, posa un doigt sur un point de la carte, etprononça ce seul mot:" Vanikoro. "Ce nom fut magique. C'était le nom des îlots sur lesquelsvinrent se perdre les vaisseaux de La Pérouse. Je merelevai subitement." Le Nautilus nous porte à Vanikoro? demandai-je.- Oui, monsieur le professeur, répondit le capitaine.- Et je pourrai visiter ces îles célèbres où se brisèrent laBoussole et l'Astrolabe?- Si cela vous plaît, monsieur le professeur.

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- Quand serons-nous à Vanikoro? - Nous y sommes, monsieur le professeur. "Suivi du capitaine Nemo, je montait sur la plate-forme, etde là, mes regards parcoururent avidement l'horizon.Dans le nord-est émergeaient deux îles volcaniquesd'inégale grandeur, entourées d'un récif de coraux quimesurait quarante milles de circuit. Nous étions enprésence de l'île de Vanikoro proprement dite, à laquelleDumont d'Urville imposa le nom d'île de la Recherche, etprécisément devant le petit havre de Vanou, situé par1604' de latitude sud, et 164032' de longitude est. Lesterres semblaient recouvertes de verdure depuis la plagejusqu'aux sommets de l'intérieur, que dominait le montKapogo, haut de quatre cent soixante-seize toises.Le Nautilus, après avoir franchi la ceinture extérieure deroches par une étroite passe, se trouva en dedans desbrisants, où la mer avait une profondeur de trente àquarante brasses. Sous le verdoyant ombrage despalétuviers, j'aperçus quelques sauvages qui montrèrentune extrême surprise à notre approche. Dans ce long corpsnoirâtre, s'avançant à fleur d'eau, ne voyaient-ils pasquelque cétacé formidable dont ils devaient se défier?En ce moment, le capitaine Nemo me demanda ce que jesavais du naufrage de La Pérouse." Ce que tout le monde en sait, capitaine, lui répondis-je.- Et pourriez-vous m'apprendre ce que tout le monde ensait? me demanda-t-il d'un ton un peu ironique.- Très facilement. "

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Je lui racontai ce que les derniers travaux de Dumontd'Urville avaient fait connaître, travaux dont voici lerésumé très succinct.La Pérouse et son second, le capitaine de Langle, furentenvoyés par Louis XVI, en 1785, pour accomplir unvoyage de circumnavigation. Ils montaient les corvettes laBoussole et l'Astrolabe, qui ne reparurent plus.En 1791, le gouvernement français, justement inquiet dusort des deux corvettes. arma deux grandes flûtes, laRecherche et l'Espérance, qui quittèrent Brest, le 28septembre, sous les ordres de Bruni d'Entrecasteaux. Deuxmois après, on apprenait par la déposition d'un certainBowen, commandant l'Alhermale, que des débris denavires naufragés avaient été vus sur les côtes de laNouvelle-Géorgie. Mais d'Entrecasteaux, ignorant cettecommunication, - assez incertaine, d'ailleurs - se dirigeavers les îles de l'Amirauté, désignées dans un rapport ducapitaine Hunter comme étant le lieu du naufrage de LaPérouse.Ses recherches furent vaines. L'Espérance et la Recherchepassèrent même devant Vanikoro sans s'y arrêter, et, ensomme, ce voyage fut très malheureux, car il coûta la vieà d'Entrecasteaux, à deux de ses seconds et à plusieursmarins de son équipage.Ce fut un vieux routier du Pacifique, le capitaine Dillon,qui, le premier, retrouva des traces indiscutables desnaufragés. Le 15 mai 1824, son navire, le Saint-Patrick,passa près de l'île de Tikopia, l'une des Nouvelles-

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Hébrides. Là, un lascar, l'ayant accosté dans une pirogue,lui vendit une poignée d'épée en argent qui portaitl'empreinte de caractères gravés au burin. Ce lascarprétendait, en outre, que, six ans auparavant, pendant unséjour à Vanikoro, il avait vu deux Européens quiappartenaient à des navires échoués depuis de longuesannées sur les récifs de l'île.Dillon devina qu'il s'agissait des navires de La Pérouse,dont la disparition avait ému le monde entier. Il voulutgagner Vanikoro, où, suivant le lascar, se trouvaient denombreux débris du naufrage; mais les vents et lescourants l'en empêchèrent.Dillon revint à Calcutta. Là, il sut intéresser à sadécouverte la Société Asiatique et la Compagnie desIndes. Un navire, auquel on donna le nom de laRecherche, fut mis à sa disposition, et il partit, le 23janvier 1827, accompagné d'un agent français.La Recherche, après avoir relâché sur plusieurs points duPacifique, mouilla devant Vanikoro, le 7 juillet 1827,dans ce même havre de Vanou, où le Nautilus flottait ence moment.Là, il recueillit de nombreux restes du naufrage, desustensiles de fer, des ancres, des estropes de poulies, despierriers, un boulet de dix-huit, des débris d'instrumentsd'astronomie, un morceau de couronnement, et une clocheen bronze portant cette inscription: " Bazin m'a fait ",marque de la fonderie de l'Arsenal de Brest vers 1785. Ledoute n'était donc plus possible.

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Dillon, complétant ses renseignements, resta sur le lieu dusinistre jusqu'au mois d'octobre. Puis, il quitta Vanikoro,se dirigea vers la Nouvelle-Zélande, mouilla à Calcutta, le7 avril 1828, et revint en France, où il fut trèssympathiquement accueilli par Charles X.Mais, à ce moment, Dumont d'Urville, sans avoir euconnaissance des travaux de Dillon, était déjà parti pourchercher ailleurs le théâtre du naufrage. Et, en effet, onavait appris par les rapports d'un baleinier que desmédailles et une croix de Saint-Louis se trouvaient entreles mains des sauvages de la Louisiade et de la Nouvelle-Calédonie.Dumont d'Urville, commandant l'Astrolabe, avait doncpris la mer, et, deux mois après que Dillon venait dequitter Vanikoro, il mouillait devant Hobart-Town. Là, ilavait connaissance des résultats obtenus par Dillon, et, deplus, il apprenait qu'un certain James Hobbs, second del'Union, de Calcutta, ayant pris terre sur une île située par8018' de latitude sud et 156030' de longitude est, avaitremarqué des barres de fer et des étoffes rouges dont seservaient les naturels de ces parages.Dumont d'Urville, assez perplexe, et ne sachant s'il devaitajouter foi à ces récits rapportés par des journaux peudignes de confiance, se décida cependant à se lancer surles traces de Dillon.Le 10 février 1828, I 'Astrolabe se présenta devantTikopia, prit pour guide et interprète un déserteur fixé surcette île, fit route vers Vanikoro, en eut connaissance le 12

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février, prolongea ses récifs jusqu'au 14, et, le 20seulement, mouilla au-dedans de la barrière, dans le havrede Vanou.Le 23, plusieurs des officiers firent le tour de l'île, etrapportèrent quelques débris peu importants. Les naturels,adoptant un système de dénégations et de faux-fuyants,refusaient de les mener sur le lieu du sinistre. Cetteconduite, très louche, laissa croire qu'ils avaient maltraitéles naufragés, et, en effet, ils semblaient craindre queDumont d'Urville ne fût venu venger La Pérouse et sesinfortunés compagnons.Cependant, le 26, décidés par des présents, et comprenantqu'ils n'avaient à craindre aucune représaille, ilsconduisirent le second, M. Jacquinot, sur le théâtre dunaufrage.Là, par trois ou quatre brasses d'eau, entre les récifs Pacouet Vanou, gisaient des ancres, des canons, des saumons defer et de plomb, empâtés dans les concrétions calcaires. Lachaloupe et la baleinière de l'Astrolabe furent dirigées verscet endroit, et, non sans de longues fatigues, leurséquipages parvinrent à retirer une ancre pesant dix-huitcents livres, un canon de huit en fonte, un saumon deplomb et deux pierriers de cuivre.Dumont d'Urville, interrogeant les naturels, apprit aussique La Pérouse, après avoir perdu ses deux navires sur lesrécifs de l'île, avait construit un bâtiment plus petit, pouraller se perdre une seconde fois... Où? On ne savait.Le commandant de l'Astrolahe fit alors élever, sous une

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touffe de mangliers, un cénotaphe à la mémoire du célèbrenavigateur et de ses compagnons. Ce fut une simplepyramide quadrangulaire, assise sur une base de coraux,et dans laquelle n'entra aucune ferrure qui pût tenter lacupidité des naturels.Puis, Dumont d'Urville voulut partir; mais ses équipagesétaient minés par les fièvres de ces côtes malsaines, et,très malade lui-même, il ne put appareiller que le 17 mars.Cependant, le gouvernement français, craignant queDumont d'Urville ne fût pas au courant des travaux deDillon, avait envoyé à Vanikoro la corvette la Bayonnaise,commandée par Legoarant de Tromelin, qui était enstation sur la côte ouest de l'Amérique. La Bayonnaisemouilla devant Vanikoro, quelques mois après le départde l'Astrolabe, ne trouva aucun document nouveau, maisconstata que les sauvages avaient respecté le mausolée deLa Pérouse.Telle est la substance du récit que je fis au capitaineNemo." Ainsi, me dit-il, on ne sait encore où est allé périr cetroisième navire construit par les naufragés sur l'île deVanikoro?- On ne sait. "Le capitaine Nemo ne répondit rien, et me fit signe de lesuivre au grand salon. Le Nautilus s'enfonça de quelquesmètres au-dessous des flots, et les panneaux s'ouvrirent.Je me précipitai vers la vitre, et sous les empâtements decoraux, revêtus de fongies, de syphonules, d'alcyons, de

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cariophyllées, à travers des myriades de poissonscharmants, des girelles, des glyphisidons, despomphérides, des diacopes, des holocentres, je reconnuscertains débris que les dragues n'avaient pu arracher, desétriers de fer, des ancres, des canons, des boulets, unegarniture de cabestan, une étrave, tous objets provenantdes navires naufragés et maintenant tapissés de fleursvivantes.Et pendant que je regardais ces épaves désolées, lecapitaine Nemo me dit d'une voix grave:" Le commandant La Pérouse partit le 7 décembre 1785avec ses navires la Boussole et l'Astrolabe. Il mouillad'abord à Botany-Bay, visita l'archipel des Amis, laNouvelle-Calédonie, se dirigea vers Santa-Cruz et relâchaà Namouka, l'une des îles du groupe Hapaï. Puis, sesnavires arrivèrent sur les récifs inconnus de Vanikoro. LaBoussole, qui marchait en avant, s'engagea sur la côteméridionale. L'Astrolabe vint à son secours et s'échoua demême. Le premier navire se détruisit presqueimmédiatement. Le second, engravé sous le vent, résistaquelques jours. Les naturels firent assez bon accueil auxnaufragés. Ceux-ci s'installèrent dans l'île, etconstruisirent un bâtiment plus petit avec les débris desdeux grands. Quelques matelots restèrent volontairementà Vanikoro.Les autres, affaiblis, malades, partirent avec La Pérouse.Ils se dirigèrent vers les îles Salomon, et ils périrent, corpset biens, sur la côte occidentale de l'île principale du

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groupe, entre les caps Déception et Satisfaction!- Et comment le savez-vous? m'écriai-je.- Voici ce que j'ai trouvé sur le lieu même de ce derniernaufrage! "Le capitaine Nemo me montra une boîte de ferblanc,estampillée aux armes de France, et toute corrodée par leseaux salines. Il l'ouvrit, et je vis une liasse de papiersjaunis, mais encore lisibles.C'étaient les instructions même du ministre de la Marineau commandant La Pérouse, annotées en marge de la mainde Louis XVI!" Ah! c'est une belle mort pour un marin! dit alors lecapitaine Nemo. C'est une tranquille tombe que cettetombe de corail, et fasse le ciel que, mes compagnons etmoi, nous n'en ayons jamais d'autre! "

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LE DÉTROIT DE TORRES

Pendant la nuit du 27 au 28 décembre, le Nautilusabandonna les parages de Vanikoro avec une vitesseexcessive. Sa direction était sud-ouest, et, en trois jours,il franchit les sept cent cinquante lieues qui séparent legroupe de La Pérouse de la pointe sud-est de la Papouasie.Le ler janvier 1863, de grand matin, Conseil me rejoignitsur la plate-forme." Monsieur, me dit ce brave garçon, monsieur mepermettra-t-il de lui souhaiter une bonne année?- Comment donc, Conseil, mais exactement comme sij'étais à Paris, dans mon cabinet du Jardin des Plantes.J'accepte tes voeux et je t'en remercie. Seulement, je tedemanderai ce que tu entends par "une bonne année",dans les circonstances où nous nous trouvons. Est-cel'année qui amènera la fin de notre emprisonnement, oul'année qui verra se continuer cet étrange voyage?- Ma foi, répondit Conseil, je ne sais trop que dire àmonsieur. Il est certain que nous voyons de curieuseschoses, et que, depuis deux mois, nous n'avons pas eu letemps de nous ennuyer. La dernière merveille est toujoursla plus étonnante, et si cette progression se maintient, jene sais pas comment cela finira. M'est avis que nous neretrouverons jamais une occasion semblable.

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- Jamais, Conseil.- En outre, monsieur Nemo, qui justifie bien son nomlatin, n'est pas plus gênant que s'il n'existait pas.- Comme tu le dis, Conseil.- Je pense donc, n'en déplaise à monsieur, qu'une bonneannée serait une année qui nous permettrait de tout voir...- De tout voir, Conseil? Ce serait peut-être long. Maisqu'en pense Ned Land?- Ned Land pense exactement le contraire de moi,répondit Conseil. C'est un esprit positif et un estomacimpérieux. Regarder les poissons et toujours en manger nelui suffit pas. Le manque de vin, de pain, de viande, celane convient guère à un digne Saxon auquel les beefsteakssont familiers, et que le brandy ou le gin, pris dans uneproportion modérée, n'effrayent guère!- Pour mon compte, Conseil, ce n'est point là ce qui metourmente, et je m'accommode très bien du régime dubord.- Moi de même, répondit Conseil. Aussi je pense autant àrester que maître Land à prendre la fuite. Donc, si l'annéequi commence n'est pas bonne pour moi, elle le sera pourlui, et réciproquement. De cette façon, il y aura toujoursquelqu'un de satisfait. Enfin, pour conclure, je souhaite àmonsieur ce qui fera plaisir à monsieur.- Merci, Conseil. Seulement je te demanderai de remettreà plus tard la question des étrennes, et de les remplacerprovisoirement par une bonne poignée de main. Je n'aique cela sur moi.

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- Monsieur n'a jamais été si généreux ", répondit Conseil.Et là-dessus, le brave garçon s'en alla.Le 2 janvier, nous avions fait onze mille trois centquarante milles, soit cinq mille deux cent cinquantelieues, depuis notre point de départ dans les mers duJapon. Devant l'éperon du Nautilus s'étendaient lesdangereux parages de la mer de corail, sur la côte nord-estde l'Australie. Notre bateau prolongeait à une distance dequelques milles ce redoutable banc sur lequel les naviresde Cook faillirent se perdre, le 10 juin 1770. Le bâtimentque montait Cook donna sur un roc, et s'il ne coula pas, cefut grâce à cette circonstance que le morceau de corail,détaché au choc, resta engagé dans la coque entr'ouverte.J'aurais vivement souhaité de visiter ce récif long de troiscent soixante lieues, contre lequel la mer, toujourshouleuse, se brisait avec une intensité formidable etcomparable aux roulements du tonnerre. Mais en cemoment, les plans inclinés du Nautilus nous entraînaientà une grande profondeur, et je ne pus rien voir de ceshautes murailles coralligènes. Je dus me contenter desdivers échantillons de poissons rapportés par nos filets. Jeremarquai, entre autres, des germons, espèces de scombresgrands comme des thons. aux flancs bleuâtres et rayés debandes transversales qui disparaissent avec la vie del'animal. Ces poissons nous accompagnaient par troupeset fournirent à notre table une chair excessivementdélicate. On prit aussi un grand nombre de spares vertors,longs d'un demi-décimètre, ayant le goût de la dorade, et

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des pyrapèdes volants, véritables hirondelles sous-marines, qui, par les nuits obscures, rayentalternativement les airs et les eaux de leurs lueursphosphorescentes. Parmi les mollusques et les zoophytes,je trouvai dans les mailles du chalut diverses espècesd'alcyoniaires, des oursins, des marteaux, des éperons,des. cadrans, des cérites, des hyalles. La flore étaitreprésentée par de belles algues flottantes, des laminaireset des macrocystes, imprégnées du mucilage quitranssudait à travers leurs pores, et parmi lesquelles jerecueillis une admirable Nemastoma Geliniaroide, qui futclassée parmi les curiosités naturelles du musée.Deux jours après avoir traversé la mer de Corail, le 4janvier, nous eûmes connaissance des côtes de laPapouasie. A cette occasion, le capitaine Nemo m'appritque son intention était de gagner l'océan Indien par ledétroit de Torrès. Sa communication se borna là. Ned vitavec plaisir que cette route le rapprochait des merseuropéennes.Ce détroit de Torrès est regardé comme non moinsdangereux par les écueils qui le hérissent que par lessauvages habitants qui fréquentent ses côtes. Il sépare dela Nouvelle-Hollande la grande île de la Papouasie,nommée aussi Nouvelle-Guinée.La Papouasie a quatre cents lieues de long sur cent trentelieues de large, et une superficie de quarante mille lieuesgéographiques. Elle est située, en latitude, entre 00l9' et1002' sud, et en longitude, entre 128023' et 146015'. A

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midi, pendant que le second prenait la hauteur du soleil,j'aperçus les sommets des monts Arfalxs, élevés par planset terminés par des pitons aigus.Cette terre, découverte en 1511 par le Portugais FranciscoSerrano, fut visitée successivement par don José deMenesès en 1526, par Grijalva en 1527, par le généralespagnol Alvar de Saavedra en 1528, par Juigo Ortez en1545, par le Hollandais Shouten en 1616, par NicolasSruick en 1753, par Tasman, Dampier, Fumel, Carteret,Edwards, Bougainville, Cook, Forrest, Mac Cluer, pard'Entrecasteaux en 1792, par Duperrey en 1823, et parDumont d'Urville en 1827. " C'est le foyer des noirs quioccupent toute la Malaisie ". a dit M. de Rienzi, et je neme doutais guère que les hasards de cette navigationallaient me mettre en présence des redoutablesAndamenes.Le Nautilus se présenta donc à l'entrée du plus dangereuxdétroit du globe, de celui que les plus hardis navigateursosent à peine franchir, détroit que Louis Paz de Torrèsaffronta en revenant des mers du Sud dans la Mélanésie,et dans lequel, en 1840, les corvettes échouées de Dumontd'Urville furent sur le point de se perdre corps et biens. LeNautilus lui-même, supérieur à tous les dangers de la mer,allait, cependant, faire connaissance avec les récifscoralliens.Le détroit de Torrès a environ trente-quatre lieues delarge, mais il est obstrué par une innombrable quantitéd'îles, d'îlots, de brisants, de rochers, qui rendent sa

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navigation presque impraticable. En conséquence, lecapitaine Nemo prit toutes les précautions voulues pour letraverser. Le Nautilus, flottant à fleur d'eau, s'avançaitsous une allure modérée. Son hélice, comme une queue decétacé, battait les flots avec lenteur.Profitant de cette situation, mes deux compagnons et moi,nous avions pris place sur la plate-forme toujours déserte.Devant nous s'élevait la cage du timonier, et je me trompefort, ou le capitaine Nemo devait être là, dirigeant lui-même son Nautilus.J'avais sous les yeux les excellentes cartes du détroit deTorrès levées et dressées par l'ingénieur hydrographeVincendon Dumoulin et l'enseigne de vaisseau Coupvent-Desbois - maintenant amiral qui faisaient partie de l'état-major de Dumont d'Urville pendant son dernier voyage decircumnavigation. Ce sont, avec celles du capitaine King,les meilleures cartes qui débrouillent l'imbroglio de cetétroit passage, et je les consultais avec une scrupuleuseattention.Autour du Nautilus la mer bouillonnait avec furie. Lecourant de flots, qui portait du sud-est au nord-ouest avecune vitesse de deux milles et demi, se brisait sur lescoraux dont la tête émergeait çà et là." Voilà une mauvaise mer! me dit Ned Land.- Détestable, en effet, répondis-je, et qui ne convient guèreà un bâtiment comme le Nautilus. - Il faut, reprit le Canadien, que ce damné capitaine soitbien certain de sa route, car je vois là des pâtés de coraux

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qui mettraient sa coque en mille pièces, si elle leseffleurait seulement! "En effet, la situation était périlleuse, mais le Nautilussemblait se glisser comme par enchantement au milieu deces furieux écueils. Il ne suivait pas exactement la routede l'Astrolabe et de la Zélée qui fut fatale à Dumontd'Urville. Il prit plus au nord, rangea l'île Murray, et revintau sud-ouest, vers le passage de Cumberland. Je croyaisqu'il allait y donner franchement, quand, remontant dansle nord-ouest, il se porta, à travers une grande quantitéd'îles et d'îlots peu connus, vers l'île Tound et le canalMauvais.Je me demandais déjà si le capitaine Nemo, imprudentjusqu'à la folie, voulait engager son navire dans cettepasse où touchèrent les deux corvettes de Dumontd'Urville, quand, modifiant une seconde fois sa directionet coupant droit à l'ouest, il se dirigea vers l'île Gueboroar.Il était alors trois heures après-midi. Le flot se cassait, lamarée étant presque pleine. Le Nautilus s'approcha decette île que je vois encore avec sa remarquable lisière dependanus. Nous la rangions à moins de deux milles.Soudain, un choc me renversa. Le Nautilus venait detoucher contre un écueil, et il demeura immobile, donnantune légère gîte sur bâbord.Quand je me relevai, j'aperçus sur la plate-forme lecapitaine Nemo et son second. Ils examinaient la situationdu navire, échangeant quelques mots dans leurincompréhensible idiome.

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Voici quelle était cette situation. A deux milles, partribord, apparaissait l'île Gueboroar dont la côtes'arrondissait du nord à l'ouest, comme un immense bras.Vers le sud et l'est se montraient déjà quelques têtes decoraux que le jusant laissait à découvert. Nous nous étionséchoués au plein. et dans une de ces mers où les maréessont médiocres, circonstance fâcheuse pour le renflouagedu Nautilus. Cependant. Le navire n'avait aucunementsouffert, tant sa coque était solidement liée. Mais s'il nepouvait ni couler, ni s'ouvrir, il risquait fort d'être à jamaisattaché sur ces écueils, et alors c'en était fait de l'appareilsous-marin du capitaine Nemo.Je réfléchissais ainsi, quand le capitaine, froid et calme,toujours maître de lui, ne paraissant ni ému ni contrarié,s'approcha:" Un accident? lui dis-je.- Non, un incident, me répondit-il.- Mais un incident, répliquai-je, qui vous obligera peut-être à redevenir un habitant de ces terres que vous fuyez!"Le capitaine Nemo me regarda d'un air singulier. et fit ungeste négatif. C'était me dire assez clairement que rien nele forcerait jamais à remettre les pieds sur un continent.Puis il dit:" D'ailleurs, monsieur Aronnax, le Nautilus n'est pas enperdition. Il vous transportera encore au milieu desmerveilles de l'Océan. Notre voyage ne fait quecommencer, et je ne désire pas me priver si vite del'honneur de votre compagnie.

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- Cependant, capitaine Nemo, repris-je sans relever latournure ironique de cette phrase, le Nautilus s'est échouéau moment de la pleine mer. Or, les marées ne sont pasfortes dans le Pacifique, et, si vous ne pouvez délester leNautilus - ce qui me paraît impossible je ne vois pascomment il sera renfloué.- Les marées ne sont pas fortes dans le Pacifique, vousavez raison, monsieur le professeur, répondit le capitaineNemo, mais, au détroit de Torrès, on trouve encore unedifférence d'un mètre et demi entre le niveau des hautes etbasses mers. C'est aujourd'hui le 4 janvier, et dans cinqjours la pleine lune. Or, je serai bien étonné si cecomplaisant satellite ne soulève pas suffisamment cesmasses d'eau, et ne me rend pas un service que je ne veuxdevoir qu'à lui seul. "Ceci dit, le capitaine Nemo, suivi de son second,redescendit à l'intérieur du Nautilus. Quant au bâtiment,il ne bougeait plus et demeurait immobile. comme si lespolypes coralliens l'eussent déjà maçonné dans leurindestructible ciment." Eh bien, monsieur? me dit Ned Land, qui vint à moiaprès le départ du capitaine.Eh bien, ami Ned, nous attendrons tranquillement lamarée du 9, car il paraît que la lune aura la complaisancede nous remettre à flot.- Tout simplement?- Tout simplement.- Et ce capitaine ne va pas mouiller ses ancres au large,

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mettre sa machine sur ses chaînes, et tout faire pour sedéhaler?Puisque la marée suffira! " répondit simplement Conseil.Le Canadien regarda Conseil, puis il haussa les épaules.C'était le marin qui parlait en lui." Monsieur, répliqua-t-il, vous pouvez me croire quand jevous dis que ce morceau de fer ne naviguera plus jamaisni sur ni sous les mers. Il n'est bon qu'à vendre au poids.Je pense donc que le moment est venu de faussercompagnie au capitaine Nemo.- Ami Ned, répondis-je, je ne désespère pas comme vousde ce vaillant Nautilus, et dans quatre jours nous sauronsà quoi nous en tenir sur les marées du Pacifique.D'ailleurs, le conseil de fuir pourrait être opportun si nousétions en vue des côtes de l'Angleterre ou de la Provence,mais dans les parages de la Papouasie, c'est autre chose,et il sera toujours temps d'en venir à cette extrémité, si leNautilus ne parvient pas à se relever, ce que je regarderaiscomme un événement grave.- Mais ne saurait-on tâter, au moins, de ce terrain? repritNed Land. Voilà une île. Sur cette île, il y a des arbres.Sous ces arbres. des animaux terrestres, des porteurs decôtelettes et de roastbeefs, auxquels je donneraisvolontiers quelques coups de dents.- Ici, l'ami Ned a raison, dit Conseil, et je me range à sonavis. Monsieur ne pourrait-il obtenir de son ami lecapitaine Nemo de nous transporter à terre, ne fût-ce quepour ne pas perdre l'habitude de fouler du pied les parties

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solides de notre planète?- Je peux le lui demander, répondis-je, mais il refusera.- Que monsieur se risque, dit Conseil, et nous saurons àquoi nous en tenir sur l'amabilité du capitaine. "A ma grande surprise, le capitaine Nemo m'accorda lapermission que je lui demandais, et il le fit avec beaucoupde grâce et d'empressement, sans même avoir exigé demoi la promesse de revenir à bord. Mais une fuite àtravers les terres de la Nouvelle-Guinée eût été trèspérilleuse, et je n'aurais pas conseillé à Ned Land de latenter. Mieux valait être prisonnier à bord du Nautilus,que de tomber entre les mains des naturels de laPapouasie.Le canot fut mis à notre disposition pour le lendemainmatin. Je ne cherchai pas à savoir si le capitaine Nemonous accompagnerait. Je pensai même qu'aucun hommede l'équipage ne nous serait donné, et que Ned Land seraitseul chargé de diriger l'embarcation. D'ailleurs, la terre setrouvait à deux milles au plus, et ce n'était qu'un jeu pourle Canadien de conduire ce léger canot entre les lignes derécifs si fatales aux grands navires.Le lendemain, 5 janvier, le canot, déponté, fut arraché deson alvéole et lancé à la mer du haut de la plate-forme.Deux hommes suffirent à cette opération. Les avironsétaient dans l'embarcation, et nous n'avions plus qu'à yprendre place.A huit heures, armés de fusils et de haches, nousdébordions du Nautilus. La mer était assez calme. Une

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petite brise soufflait de terre. Conseil et moi, placés auxavirons, nous nagions vigoureusement, et Ned gouvernaitdans les étroites passes que les brisants laissaient entreeux. Le canot se maniait bien et filait rapidement.Ned Land ne pouvait contenir sa joie. C'était unprisonnier échappé de sa prison, et il ne songeait guèrequ'il lui faudrait y rentrer." De la viande! répétait-il, nous allons donc manger de laviande, et quelle viande! Du véritable gibier! Pas de pain,par exemple! Je ne dis pas que le poisson ne soit unebonne chose, mais il ne faut pas en abuser, et un morceaude fraîche venaison, grillé sur des charbons ardents,variera agréablement notre ordinaire.- Gourmand! répondait Conseil, il m'en fait venir l'eau àla bouche.- Il reste à savoir, dis-je, si ces forêts sont giboyeuses, etsi le gibier n'y est pas de telle taille qu'il puisse lui-mêmechasser le chasseur.- Bon! monsieur Aronnax, répondit le Canadien, dont lesdents semblaient être affûtées comme un tranchant dehache, mais je mangerai du tigre, de l'aloyau de tigre, s'iln'y a pas d'autre quadrupède dans cette île.- L'ami Ned est inquiétant, répondit Conseil.- Quel qu'il soit, reprit Ned Land, tout animal à quatrepattes sans plumes, ou à deux pattes avec plumes, serasalué de mon premier coup de fusil.- Bon! répondis-je, voilà les imprudences de maître Landqui vont recommencer!

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- N'ayez pas peur, monsieur Aronnax, répondit leCanadien, et nagez ferme! Je ne demande pas vingt-cinqminutes pour vous offrir un mets de ma façon. "A huit heures et demie, le canot du Nautilus venaits'échouer doucement sur une grève de sable, après avoirheureusement franchi l'anneau coralligène qui entouraitl'île de Gueboroar.

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QUELQUES JOURS A TERRE

Je fus assez vivement impressionné en touchant terre. NedLand essayait le sol du pied, comme pour en prendrepossession. Il n'y avait pourtant que deux mois que nousétions, suivant l'expression du capitaine Nemo, les "passagers du Nautilus ". c'est-à-dire. en réalité, lesprisonniers de son commandant.En quelques minutes. nous fûmes à une portée de fusil dela côte. Le sol était presque entièrement madréporique,mais certains lits de torrents desséchés. semés de débrisgranitiques, démontraient que cette île était due à uneformation primordiale. Tout l'horizon se cachait derrièreun rideau de forêts admirables. Des arbres énormes, dontla taille atteignait parfois deux cents pieds, se reliaient l'unà l'autre par des guirlandes de lianes, vrais hamacsnaturels que berçait une brise légère. C'étaient desmimosas, des ficus, des casuarinas, des teks, des hibiscus,des pendanus, des palmiers, mélangés à profusion, et sousl'abri de leur voûte verdoyante, au pied de leur stypegigantesque, croissaient des orchidées des légumineuseset des fougères.Mais, sans remarquer tous ces beaux échantillons de laflore papouasienne, le Canadien abandonna l'agréablepour l'utile. Il aperçut un cocotier, abattit quelques-uns de

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ses fruits, les brisa, et nous bûmes leur lait, nousmangeâmes leur amande, avec une satisfaction quiprotestait contre l'ordinaire du Nautilus. " Excellent! disait Ned Land.- Exquis! répondait Conseil.- Et je ne pense pas, dit le Canadien. que votre Nemos'oppose à ce que nous introduisions une cargaison decocos à son bord?- Je ne le crois pas, répondis-je, mais il n'y voudra pasgoûter!- Tant pis pour lui! dit Conseil.- Et tant mieux pour nous! riposta Ned Land. Il en resteradavantage.- Un mot seulement, maître Land, dis-je au harponneurqui se disposait à ravager un autre cocotier, le coco estune bonne chose, mais avant d'en remplir le canot, il meparaît sage de reconnaître si l'île ne produit pas quelquesubstance non moins utile. Des légumes frais seraient bienreçus à l'office du Nautilus. - Monsieur a raison, répondit Conseil, et je propose deréserver trois places dans notre embarcation, l'une pour lesfruits, l'autre pour les légumes, et la troisième pour lavenaison, dont je n'ai pas encore entrevu le plus minceéchantillon.- Conseil, il ne faut désespérer de rien, répondit leCanadien.- Continuons donc notre excursion, repris-je, mais ayonsl'oeil aux aguets. Quoique l'île paraisse inhabitée, elle

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pourrait renfermer, cependant, quelques individus quiseraient moins difficiles que nous sur la nature du gibier!- Hé! hé! fit Ned Land, avec un mouvement de mâchoiretrès significatif.- Eh bien! Ned! s'écria Conseil.- Ma foi, riposta le Canadien, je commence à comprendreles charmes de l'anthropophagie!- Ned! Ned! que dites-vous là! répliqua Conseil. Vous,anthropophage! Mais je ne serai plus en sûreté près devous, moi qui partage votre cabine! Devrai-je donc meréveiller un jour à demi dévoré?- Ami Conseil, je vous aime beaucoup, mais pas assezpour vous manger sans nécessité.- Je ne m'y fie pas, répondit Conseil. En chasse! Il fautabsolument abattre quelque gibier pour satisfaire cecannibale, ou bien, l'un de ces matins, monsieur netrouvera plus que des morceaux de domestique pour leservir. "Tandis que s'échangeaient ces divers propos, nouspénétrions sous les sombres voûtes de la forêt, et pendantdeux heures, nous la parcourûmes en tous sens.Le hasard servit à souhait cette recherche de végétauxcomestibles, et l'un des plus utiles produits des zonestropicales nous fournit un aliment précieux qui manquaità bord.Je veux parler de l'arbre à pain, très abondant dans l'îleGueboroar, et j'y remarquai principalement cette variétédépourvue de graines, qui porte en malais le nom de "

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Rima ".Cet arbre se distinguait des autres arbres par un troncdroit et haut de quarante pieds. Sa cime, gracieusementarrondie et formée de grandes feuilles multilobées,désignait suffisamment aux yeux d'un naturaliste cet "artocarpus " qui a été très heureusement naturalisé aux îlesMascareignes. De sa masse de verdure se détachaient degros fruits globuleux, larges d'un décimètre, et pourvusextérieurement de rugosités qui prenaient une dispositionhexagonale. Utile végétal dont la nature a gratifie lesrégions auxquelles le blé manque, et qui, sans exigeraucune culture, donne des fruits pendant huit mois del'année.Ned Land les connaissait bien, ces fruits. Il en avait déjàmangé pendant ses nombreux voyages, et il savaitpréparer leur substance comestible. Aussi leur vue excita-t-elle ses désirs, et il n'y put tenir plus longtemps." Monsieur, me dit-il, que je meure si je ne goûte pas unpeu de cette pâte de l'arbre à pain!- Goûtez, ami Ned, goûtez à votre aise. Nous sommes icipour faire des expériences, faisons-les.- Ce ne sera pas long ", répondit le Canadien.Et, armé d'une lentille, il alluma un feu de bois mort quipétilla joyeusement. Pendant ce temps, Conseil et moi,nous choisissions les meilleurs fruits de l'artocarpus.Quelques-uns n'avaient pas encore atteint un degrésuffisant de maturité, et leur peau épaisse recouvrait unepulpe blanche, mais peu fibreuse. D'autres, en très grand

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nombre, jaunâtres et gélatineux, n'attendaient que lemoment d'être cueillis.Ces fruits ne renfermaient aucun noyau. Conseil enapporta une douzaine à Ned Land, qui les plaça sur un feude charbons, après les avoir coupés en tranches épaisses,et ce faisant, il répétait toujours:" Vous verrez, monsieur, comme ce pain est bon!- Surtout quand on en est privé depuis longtemps, ditConseil.- Ce n'est même plus du pain, ajouta le Canadien. C'estune pâtisserie délicate. Vous n'en avez jamais mange,monsieur?- Non, Ned.- Eh bien, préparez-vous à absorber une chose succulente.Si vous n'y revenez pas, je ne suis plus le roi desharponneurs! "Au bout de quelques minutes, la partie des fruits exposéeau feu fut complètement charbonnée. A l'intérieurapparaissait une pâte blanche, sorte de mie tendre, dont lasaveur rappelait celle de l'artichaut.Il faut l'avouer, ce pain était excellent, et j'en mangeaiavec grand plaisir." Malheureusement, dis-je, une telle pâte ne peut se garderfraîche, et il me paraît inutile d'en faire une provision pourle bord.- Par exemple, monsieur! s'écria Ned Land. Vous parlez làcomme un naturaliste, mais moi, je vais agir comme unboulanger. Conseil, faites une récolte de ces fruits que

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nous reprendrons à notre retour.- Et comment les préparerez-vous? demandai-je auCanadien.- En fabriquant avec leur pulpe une pâte fermentée qui segardera indéfiniment et sans se corrompre. Lorsque jevoudrai l'employer, je la ferai cuire à la cuisine du bord,et malgré sa saveur un peu acide, vous la trouverezexcellente.- Alors, maître Ned, je vois qu'il ne manque rien à cepain...- Si, monsieur le professeur, répondit le Canadien, il ymanque quelques fruits ou tout ou moins quelqueslégumes!Cherchons les fruits et les légumes. "Lorsque notre récolte fut terminée, nous nous mîmes enroute pour compléter ce dîner " terrestre ".Nos recherches ne furent pas vaines, et, vers midi, nousavions fait une ample provision de bananes. Ces produitsdélicieux de la zone torride mûrissent pendant toutel'année, et les Malais, qui leur ont donné le nom de "pisang ", les mangent sans les faire cuire. Avec cesbananes, nous recueillîmes des jaks énormes dont le goûtest très accusé, des mangues savoureuses, et des ananasd'un grosseur invraisemblable. Mais cette récolte prit unegrande partie de notre temps, que, d'ailleurs, il n'y avaitpas lieu de regretter.Conseil observait toujours Ned. Le harponneur marchaiten avant, et, pendant sa promenade à travers la forêt, il

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glanait d'une main sûre d'excellents fruits qui devaientcompléter sa provision." Enfin, demanda Conseil, il ne vous manque plus rien,ami Ned?- Hum! fit le Canadien.- Quoi! vous vous plaignez?- Tous ces végétaux ne peuvent constituer un repas,répondit Ned. C'est la fin d'un repas, c'est un dessert. Maisle potage? mais le rôti?- En effet, dis-je, Ned nous avait promis des côtelettes quime semblent fort problématiques.- Monsieur, répondit le Canadien, non seulement la chassen'est pas finie, mais elle n'est même pas commencée.Patience! Nous finirons bien par rencontrer quelqueanimal de plume ou de poil, et, si ce n'est pas en cetendroit, ce sera dans un autre...- Et si ce n'est pas aujourd'hui, ce sera demain, ajoutaConseil, car il ne faut pas trop s'éloigner. Je proposemême de revenir au canot.- Quoi! déjà! s'écria Ned.- Nous devons être de retour avant la nuit, dis-je.- Mais quelle heure est-il donc? demanda le Canadien.- Deux heures, au moins, répondit Conseil.- Comme le temps passe sur ce sol ferme! s'écria maîtreNed Land avec un soupir de regret.- En route ", répondit Conseil.Nous revînmes donc à travers la forêt, et nouscomplétâmes notre récolte en faisant une razzia de

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chouxpalmistes qu'il fallut cueillir à la cime des arbres, depetits haricots que je reconnus pour être les " abrou "desMalais, et d'ignames d'une qualité supérieure.Nous étions surchargés quand nous arrivâmes au canot.Cependant, Ned Land ne trouvait pas encore sa provisionsuffisante. Mais le sort le favorisa. Au moment des'embarquer, il aperçut plusieurs arbres, hauts de vingt-cinq à trente pieds, qui appartenaient à l'espèce despalmiers. Ces arbres, aussi précieux que l'artocarpus, sontjustement comptés parmi les plus utiles produits de laMalaisie.C'étaient des sagoutiers, végétaux qui croissent sansculture, se reproduisant, comme les mûriers, par leursrejetons et leurs graines.Ned Land connaissait la manière de traiter ces arbres. Ilprit sa hache, et la maniant avec une grande vigueur, il eutbientôt couché sur le sol deux ou trois sagoutiers dont lamaturité se reconnaissait à la poussière blanche quisaupoudrait leurs palmes.Je le regardai faire plutôt avec les yeux d'un naturalistequ'avec les yeux d'un homme affamé. Il commença parenlever à chaque tronc une bande d'écorce, épaisse d'unpouce, qui recouvrait un réseau de fibres allongéesformant d'inextricables noeuds, que mastiquait une sortede farine gommeuse. Cette farine, c'était le sagou,substance comestible qui sert principalement àl'alimentation des populations mélanésiennes.Ned Land se contenta, pour le moment, de couper ces

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troncs par morceaux, comme il eût fait de bois à brûler, seréservant d'en extraire plus tard la farine, de la passer dansune étoffe afin de la séparer de ses ligaments fibreux, d'enfaire évaporer l'humidité au soleil, et de la laisser durcirdans des moules.Enfin, à cinq heures du soir, chargés de toutes nosrichesses, nous quittions le rivage de l'île, et, une demi-heure après, nous accostions le Nautilus. Personne neparut à notre arrivée. L'énorme cylindre de tôle semblaitdésert. Les provisions embarquées, je descendis à machambre. J'y trouvai mon souper prêt. Je mangeai, puis jem'endormis.Le lendemain, 6 janvier, rien de nouveau à bord. Pas unbruit à l'intérieur, pas un signe de vie. Le canot était restéle long du bord, à la place même où nous l'avions laissé.Nous résolûmes de retourner à l'île Gueboroar. Ned Landespérait être plus heureux que la veille au point de vue duchasseur, et désirait visiter une autre partie de la forêt.Au lever du soleil, nous étions en route. L'embarcation,enlevée par le flot qui portait à terre, atteignit l'île en peud'instants.Nous débarquâmes, et, pensant qu'il valait mieux s'enrapporter à l'instinct du Canadien, nous suivîmes NedLand dont les longues jambes menaçaient de nousdistancer.Ned Land remonta la côte vers l'ouest, puis, passant à guéquelques lits de torrents, il gagna la haute plaine quebordaient d'admirables forêts. Quelques martins-pêcheurs

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rôdaient le long des cours d'eau, mais ils ne se laissaientpas approcher. Leur circonspection me prouva que cesvolatiles savaient à quoi s'en tenir sur des bipèdes de notreespèce, et j'en conclus que, si l'île n'était pas habitée, dumoins, des êtres humains la fréquentaient.Après avoir traversé une assez grasse prairie, nousarrivâmes à la lisière d'un petit bois qu'animaient le chantet le vol d'un grand nombre d'oiseaux." Ce ne sont encore que des oiseaux, dit Conseil.- Mais il y en a qui se mangent! répondit le harponneur.- Point, ami Ned, répliqua Conseil, car je ne vois là que desimples perroquets.- Ami Conseil, répondit gravement Ned, le perroquet estle faisan de ceux qui n'ont pas autre chose à manger.- Et j'ajouterai, dis-je, que cet oiseau, convenablementpréparé, vaut son coup de fourchette. "En effet, sous l'épais feuillage de ce bois, tout un mondede perroquets voltigeait de branche en branche,n'attendant qu'une éducation plus soignée pour parler lalangue humaine. Pour le moment, ils caquetaient encompagnie de perruches de toutes couleurs, de graveskakatouas, qui semblaient méditer quelque problèmephilosophique, tandis que des loris d'un rouge éclatantpassaient comme un morceau d'étamine emporté par labrise, au milieu de kalaos au vol bruyant, de papouaspeints des plus fines nuances de l'azur, et de toute unevariété de volatiles charmants, mais généralement peucomestibles.

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Cependant, un oiseau particulier à ces terres, et qui n'ajamais dépassé la limite des îles d'Arrou et des îles desPapouas, manquait à cette collection. Mais le sort meréservait de l'admirer avant peu.Après avoir traversé un taillis de médiocre épaisseur, nousavions retrouvé une plaine obstruée de buissons. Je visalors s'enlever de magnifiques oiseaux que la dispositionde leurs longues plumes obligeait à se diriger contre levent. Leur vol ondulé, la grâce de leurs courbes aériennes,le chatoiement de leurs couleurs, attiraient et charmaientle regard. Je n'eus pas de peine à les reconnaître." Des oiseaux de paradis! m'écriai-je.- Ordre des passereaux, section des clystomores, réponditConseil.- Famille des perdreaux? demanda Ned Land.- Je ne crois pas, maître Land. Néanmoins, je compte survotre adresse pour attraper un de ces charmants produitsde la nature tropicale!- On essayera, monsieur le professeur, quoique je sois plushabitué à manier le harpon que le fusil. "Les Malais, qui font un grand commerce de ces oiseauxavec les Chinois, ont, pour les prendre, divers moyens quenous ne pouvions employer. Tantôt ils disposent des lacetsau sommet des arbres élevés que les paradisiers habitentde préférence. Tantôt ils s'en emparent avec une glutenace qui paralyse leurs mouvements. Ils vont mêmejusqu'à empoisonner les fontaines où ces oiseaux ontl'habitude de boire. Quant à nous, nous étions réduits à les

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tirer au vol, ce qui nous laissait peu de chances de lesatteindre. Et en effet, nous épuisâmes vainement unepartie de nos munitions.Vers onze heures du matin, le premier plan des montagnesqui forment le centre de l'île était franchi, et nous n'avionsencore rien tué. La faim nous aiguillonnait. Les chasseurss'étaient fiés au produit de leur chasse, et ils avaient eutort. Très heureusement, Conseil, à sa grande surprise, fitun coup double et assura le déjeuner. Il abattit un pigeonblanc et un ramier, qui, lestement plumés et suspendus àune brochette, rôtirent devant un feu ardent de bois mort.Pendant que ces intéressants animaux cuisaient, Nedprépara des fruits de l'artocarpus. Puis, le pigeon et leramier furent dévorés jusqu'aux os et déclarés excellents.La muscade, dont ils ont l'habitude de se gaver, parfumeleur chair et en fait un manger délicieux." C'est comme si les poulardes se nourrissaient de truffes,dit Conseil.- Et maintenant, Ned. que vous manque-t-il? demandai-jeau Canadien.- Un gibier à quatre pattes, monsieur Aronnax, réponditNed Land. Tous ces pigeons ne sont que hors-d'oeuvre etamusettes de la bouche. Aussi, tant que je n'aurai pas tuéun animal à côtelettes, je ne serai pas content!- Ni moi, Ned, si je n'attrape pas un paradisier.- Continuons donc la chasse, répondit Conseil, mais enrevenant vers la mer. Nous sommes arrivés aux premièrespentes des montagnes, et je pense qu'il vaut mieux

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regagner la région des forêts. "C'était un avis sensé, et il fut suivi. Après une heure demarche, nous avions atteint une véritable forêt desagoutiers. Quelques serpents inoffensifs fuyaient sousnos pas. Les oiseaux de paradis se dérobaient à notreapproche, et véritablement, je désespérais de les atteindre,lorsque Conseil, qui marchait en avant, se baissa soudain,poussa un cri de triomphe, et revint à moi, rapportant unmagnifique paradisier." Ah! bravo! Conseil, m'écriai-je.- Monsieur est bien bon, répondit Conseil.- Mais non, mon garçon. Tu as fait là un coup de maître.Prendre un de ces oiseaux vivants, et le prendre à la main!- Si monsieur veut l'examiner de près, il verra que je n'aipas eu grand mérite.- Et pourquoi, Conseil?- Parce que cet oiseau est ivre comme une caille.- Ivre?- Oui, monsieur, ivre des muscades qu'il dévorait sous lemuscadier où je l'ai pris. Voyez, ami Ned, voyez lesmonstrueux effets de l'intempérance!- Mille diables! riposta le Canadien, pour ce que j'ai bu degin depuis deux mois, ce n'est pas la peine de me lereprocher! "Cependant, j'examinais le curieux oiseau. Conseil ne setrompait pas. Le paradisier, enivré par le suc capiteux,était réduit à l'impuissance. Il ne pouvait voler. Il marchaità peine. Mais cela m'inquiéta peu, et je le laissai cuver ses

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muscades.Cet oiseau appartenait à la plus belle des huit espèces quel'on compte en Papouasie et dans les îles voisines. C'étaitle paradisier " grand-émeraude ", l'un des plus rares. Ilmesurait trois décimètres de longueur. Sa tête étaitrelativement petite, ses yeux placés près de l'ouverture dubec, et petits aussi. Mais il offrait une admirable réunionde nuances. étant jaune de bec, brun de pieds et d'ongles,noisette aux ailes empourprées à leurs extrémités, jaunepâle à la tête et sur le derrière du cou, couleur d'émeraudeà la gorge, brun marron au ventre et à la poitrine. Deuxfilets cornés et duveteux s'élevaient au-dessus de sa queue,que prolongeaient de longues plumes très légères, d'unefinesse admirable, et ils complétaient l'ensemble de cemerveilleux oiseau que les indigènes ont poétiquementappelé 1'" oiseau du soleil ".Je souhaitais vivement de pouvoir ramener à Paris cesuperbe spécimen des paradisiers, afin d'en faire don auJardin des Plantes, qui n'en possède pas un seul vivant." C'est donc bien rare? demanda le Canadien, du ton d'unchasseur qui estime fort peu le gibier au point de vue del'art.- Très rare, mon brave compagnon, et surtout très difficileà prendre vivant. Et même morts, ces oiseaux sont encorel'objet d'un important trafic. Aussi, les naturels ont-ilsimaginé d'en fabriquer comme on fabrique des perles oudes diamants.- Quoi! s'écria Conseil, on fait de faux oiseaux de paradis?

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- Oui, Conseil.- Et monsieur connaît-il le procédé des indigènes?- Parfaitement. Les paradisiers, pendant la mousson d'est,perdent ces magnifiques plumes qui entourent leur queue,et que les naturalistes ont appelées plumes subalaires. Cesont ces plumes que recueillent les faux-monnayeurs envolatiles, et qu'ils adaptent adroitement à quelque pauvreperruche préalablement mutilée. Puis ils teignent lasuture, ils vernissent l'oiseau, et ils expédient auxmuséums et aux amateurs d'Europe ces produits de leursingulière industrie.- Bon! fit Ned Land, si ce n'est pas l'oiseau, ce sonttoujours ses plumes, et tant que l'objet n'est pas destiné àêtre mangé. je n'y vois pas grand mal! "Mais si mes désirs étaient satisfaits par la possession de ceparadisier, ceux du chasseur canadien ne l'étaient pasencore. Heureusement, vers deux heures, Ned Land abattitun magnifique cochon des bois, de ceux que les naturelsappellent " bari-outang ". L'animal venait à propos pournous procurer de la vraie viande de quadrupède, et il futbien reçu. Ned Land se montra très glorieux de son coupde fusil. Le cochon, touché par la balle électrique, étaittombé raide mort.Le Canadien le dépouilla et le vida proprement, après enavoir retiré une demi-douzaine de côtelettes destinées àfournir une grillade pour le repas du soir. Puis, cettechasse fut reprise, qui devait encore être marquée par lesexploits de Ned et de Conseil.

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En effet, les deux amis, battant les buissons, firent leverune troupe de kangaroos, qui s'enfuirent en bondissant surleurs pattes élastiques. Mais ces animaux ne s'enfuirentpas si rapidement que la capsule électrique ne put lesarrêter dans leur course." Ah! monsieur le professeur, s'écria Ned Land que la ragedu chasseur prenait à la tête, quel gibier excellent, cuit àl'étuvée surtout! Quel approvisionnement pour leNautilus! Deux! trois! cinq à terre! Et quand je pense quenous dévorerons toute cette chair, et que ces imbéciles dubord n'en auront pas miette! "Je crois que, dans l'excès de sa joie, le Canadien, s'iln'avait pas tant parlé, aurait massacré toute la bande! Maisil se contenta d'une douzaine de ces intéressantsmarsupiaux, qui forment le premier ordre des mammifèresaplacentaires - nous dit Conseil.Ces animaux étaient de petite taille. C'était une espèce deces " kangaroos-lapins ", qui gîtent habituellement dans lecreux des arbres, et dont la vélocité est extrême; mais s'ilssont de médiocre grosseur, ils fournissent, du moins, lachair la plus estimée.Nous étions très satisfaits des résultats de notre chasse. Lejoyeux Ned se proposait de revenir le lendemain à cette îleenchantée, qu'il voulait dépeupler de tous ses quadrupèdescomestibles. Mais il comptait sans les événements.A six heures du soir, nous avions regagné la plage. Notrecanot était échoué à sa place habituelle. Le Nautilus,semblable à un long écueil, émergeait des flots à deux

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milles du rivage.Ned Land, sans plus tarder, s'occupa de la grande affairedu dîner. Il s'entendait admirablement à toute cettecuisine. Les côtelettes de " bari-outang ", grillées sur descharbons, répandirent bientôt une délicieuse odeur quiparfuma l'atmosphère!...Mais je m'aperçois que je marche sur les traces duCanadien. Me voici en extase devant une grillade de porcfrais! Que l'on me pardonne, comme j'ai pardonné àmaître Land, et pour les mêmes motifs!Enfin, le dîner fut excellent. Deux ramiers complétèrent cemenu extraordinaire. La pâte de sagou, le pain del'artocarpus, quelques mangues, une demi-douzained'ananas, et la liqueur fermentée de certaines noix decocos, nous mirent en joie. Je crois même que les idées demes dignes compagnons n'avaient pas toute la nettetédésirable. " Si nous ne retournions pas ce soir au Nautilus? ditConseil.Si nous n'y retournions jamais? " ajouta Ned Land.En ce moment une pierre vint tomber à nos pieds, etcoupa court à la proposition du harponneur.

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LA FOUDRE DU CAPITAINE NEMO

Nous avions regardé du côté de la forêt, sans nous lever,ma main s'arrêtant dans son mouvement vers ma bouche,celle de Ned Land achevant son office." Une pierre ne tombe pas du ciel, dit Conseil, ou bien ellemérite le nom d'aérolithe. "Une seconde pierre, soigneusement arrondie, qui enlevade la main de Conseil une savoureuse cuisse de ramier,donna encore plus de poids à son observation.Levés tous les trois, le fusil à l'épaule, nous étions prêts àrépondre à toute attaque." Sont-ce des singes? s'écria Ned Land.- A peu près, répondit Conseil, ce sont des sauvages.- Au canot! " dis-je en me dirigeant vers la mer.Il fallait, en effet, battre en retraite, car une vingtaine denaturels, armés d'arcs et de frondes, apparaissaient sur lalisière d'un taillis, qui masquait l'horizon de droite, à centpas à peine.Notre canot était échoué à dix toises de nous.Les sauvages s'approchaient, sans courir, mais ilsprodiguaient les démonstrations les plus hostiles. Lespierres et les flèches pleuvaient.Ned Land n'avait pas voulu abandonner ses provisions, etmalgré l'imminence du danger, son cochon d'un côté, ses

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kangaroos de l'autre, il détalait avec une certaine rapidité.En deux minutes, nous étions sur la grève. Charger lecanot des provisions et des armes, le pousser à la mer,armer les deux avirons, ce fut l'affaire d'un instant. Nousn'avions pas gagné deux encablures, que cent sauvages,hurlant et gesticulant, entrèrent dans l'eau jusqu'à laceinture. Je regardais si leur apparition attirerait sur laplate-forme quelques hommes du Nautilus. Mais non.L'énorme engin, couché au large, demeurait absolumentdésert.Vingt minutes plus tard, nous montions à bord. Lespanneaux étaient ouverts. Après avoir amarré le canot,nous rentrâmes à l'intérieur du Nautilus. Je descendis au salon, d'où s'échappaient quelquesaccords. Le capitaine Nemo était là, courbé sur son orgueet plongé dans une extase musicale." Capitaine! " lui dis-je.Il ne m'entendit pas." Capitaine! " repris-je en le touchant de la main.Il frissonna, et se retournant:" Ah! c'est vous, monsieur le professeur? me dit-il. Ehbien! avez-vous fait bonne chasse, avez-vous herboriséavec succès?- Oui, capitaine, répondis-je, mais nous avonsmalheureusement ramené une troupe de bipèdes dont levoisinage me paraît inquiétant.- Quels bipèdes?- Des sauvages.

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- Des sauvages! répondit le capitaine Nemo d'un tonironique. Et vous vous étonnez, monsieur le professeur,qu'ayant mis le pied sur une des terres de ce globe, vousy trouviez des sauvages? Des sauvages, où n'y en a-t-ilpas? Et d'ailleurs, sont-ils pires que les autres, ceux quevous appelez des sauvages?- Mais, capitaine...- Pour mon compte, monsieur, j'en ai rencontré partout.- Eh bien, répondis-je, si vous ne voulez pas en recevoirà bord du Nautilus, vous ferez bien de prendre quelquesprécautions.- Tranquillisez-vous, monsieur le professeur, il n'y a paslà de quoi se préoccuper.- Mais ces naturels sont nombreux.- Combien en avez-vous compté?- Une centaine, au moins.- Monsieur Aronnax, répondit le capitaine Nemo, dont lesdoigts s'étaient replacés sur les touches de l'orgue, quandtous les indigènes de la Papouasie seraient réunis sur cetteplage, le Nautilus n'aurait rien à craindre de leursattaques! "Les doigts du capitaine couraient alors sur le clavier del'instrument, et je remarquai qu'il n'en frappait que lestouches noires, ce qui donnait à ses mélodies une couleuressentiellement écossaise. Bientôt, il eut oublié maprésence, et fut plongé dans une rêverie que je ne cherchaiplus à dissiper.Je remontai sur la plate-forme. La nuit était déjà venue,

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car, sous cette basse latitude, le soleil se coucherapidement et sans crépuscule. Je n'aperçus plus queconfusément l'Ile Gueboroar. Mais des feux nombreux,allumés sur la plage, attestaient que les naturels nesongeaient pas à la quitter.Je restai seul ainsi pendant plusieurs heures, tantôtsongeant ces indigènes mais sans les redouter autrement,car l'imperturbable confiance du capitaine me gagnait -tantôt les oubliant, pour admirer les splendeurs de cettenuit des tropiques. Mon souvenir s'envolait vers la France,à la suite de ces étoiles zodiacales qui devaient l'éclairerdans quelques heures. La lune resplendissait au milieu desconstellations du zénith. Je pensai alors que ce fidèle etcomplaisant satellite reviendrait après-demain, à cettemême place, pour soulever ces ondes et arracher leNautilus à son lit de coraux. Vers minuit, voyant que toutétait tranquille sur les flots assombris aussi bien que sousles arbres du rivage, je regagnai ma cabine, et jem'endormis paisiblement.La nuit s'écoula sans mésaventure. Les Papouass'effrayaient, sans doute, à la seule vue du monstre échouédans la baie, car, les panneaux, restés ouverts, leur eussentoffert un accès facile à l'intérieur du Nautilus.A six heures du matin - 8 janvier je remontai sur la plate-forme. Les ombres du matin se levaient. L'île montrabientôt, à travers les brumes dissipées, ses plages d'abord,ses sommets ensuite.Les indigènes étaient toujours là, plus nombreux que la

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veille - cinq ou six cents peut-être. Quelques-uns,profitant de la marée basse, s'étaient avancés sur les têtesde coraux, à moins de deux encablures du Nautilus. Je lesdistinguai facilement. C'étaient bien de véritablesPapouas, à taille athlétique, hommes de belle race, aufront large et élevé, au nez gros mais non épaté, aux dentsblanches. Leur chevelure laineuse, teinte en rouge,tranchait sur un corps, noir et luisant comme celui desNubiens. Au lobe de leur oreille, coupé et distendu,pendaient des chapelets en os. Ces sauvages étaientgénéralement nus. Parmi eux, je remarquai quelquesfemmes, habillées, des hanches au genou, d'une véritablecrinoline d'herbes que soutenait une ceinture végétale.Certains chefs avaient orné leur cou d'un croissant et decolliers de verroteries rouges et blanches. Presque tous,armés d'arcs, de flèches et de boucliers, portaient à leurépaule une sorte de filet contenant ces pierres arrondiesque leur fronde lance avec adresse.Un de ces chefs, assez rapproché du Nautilus, l'examinaitavec attention. Ce devait être un " mado " de haut rang,car il se drapait dans une natte en feuilles de bananiers,dentelée sur ses bords et relevée d'éclatantes couleurs.J'aurais pu facilement abattre cet indigène, qui se trouvaità petite portée; mais je crus qu'il valait mieux attendre desdémonstrations véritablement hostiles. Entre Européens etsauvages, il convient que les Européens ripostent etn'attaquent pas.Pendant tout le temps de la marée basse, ces indigènes

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rôdèrent près du Nautilus, mais ils ne se montrèrent pasbruyants. Je les entendais répéter fréquemment le mot "assai ", et à leurs gestes je compris qu'ils m'invitaient àaller à terre, invitation que je crus devoir décliner.Donc, ce jour-là, le canot ne quitta pas le bord, au granddéplaisir de maître Land qui ne put compléter sesprovisions. Cet adroit Canadien employa son temps àpréparer les viandes et farines qu'il avait rapportées de l'îleGueboroar. Quant aux sauvages, ils regagnèrent la terrevers onze heures du matin, dès que les têtes de corailcommencèrent à disparaître sous le flot de la maréemontante. Mais je vis leur nombre s'accroîtreconsidérablement sur la plage. Il était probable qu'ilsvenaient des îles voisines ou de la Papouasie proprementdite. Cependant, je n'avais pas aperçu une seule pirogueindigène.N'ayant rien de mieux à faire, je songeai à draguer cesbelles eaux limpides, qui laissaient voir à profusion descoquilles, des zoophytes et des plantes pélagiennes.C'était, d'ailleurs, la dernière journée que le Nautilus allaitpasser dans ces parages, si, toutefois, il flottait à la pleinemer du lendemain, suivant la promesse du capitaineNemo.J'appelai donc Conseil qui m'apporta une petite drague legère, à peu près semblable à celles qui servent à pêcher leshuîtres." Et ces sauvages? me demanda Conseil. N'en déplaise àmonsieur, ils ne me semblent pas très méchants!

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- Ce sont pourtant des anthropophages, mon garçon.- On peut être anthropophage et brave homme, réponditConseil, comme on peut être gourmand et honnête. L'unn'exclut pas l'autre.- Bon! Conseil, je t'accorde que ce sont d'honnêtesanthropophages, et qu'ils dévorent honnêtement leursprisonniers. Cependant, comme je ne tiens pas à êtredévoré, même honnêtement, je me tiendrai sur mesgardes, car le commandant du Nautilus ne paraît prendreaucune précaution. Et maintenant à l'ouvrage. "Pendant deux heures, notre pêche fut activement conduite,mais sans rapporter aucune rareté. La drague s'emplissaitd'oreilles de Midas, de harpes, de mélanies, etparticulièrement des plus beaux marteaux que j'eusse vujusqu'à ce jour. Nous prîmes aussi quelques holoturies,des huîtres perlières, et une douzaine de petites tortues quifurent réservées pour l'office du bord.Mais, au moment où je m'y attendais le moins, je mis lamain sur une merveille, je devrais dire sur une difformiténaturelle, très rare à rencontrer. Conseil venait de donnerun coup de drague, et son appareil remontait chargé dediverses coquilles assez ordinaires, quand, tout d'un coup,il me vit plonger rapidement le bras dans le filet, en retirerun coquillage, et pousser un cri de conchyliologue, c'est-à-dire le cri le plus perçant que puisse produire un gosierhumain." Eh! qu'a donc monsieur? demanda Conseil, très surpris.Monsieur a-t-il été mordu?

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- Non, mon garçon, et cependant, j'eusse volontiers payéd'un doigt ma découverte!- Quelle découverte?- Cette coquille, dis-je en montrant l'objet de montriomphe.- Mais c'est tout simplement une olive porphyre, genreolive, ordre des pectinibranches, classe des gastéropodes,embranchement des mollusques...- Oui, Conseil, mais au lieu d'être enroulée de droite àgauche, cette olive tourne de gauche à droite!- Est-il possible! s'écria Conseil.- Oui, mon garçon, c'est une coquille sénestre!- Une coquille sénestre! répétait Conseil, le coeurpalpitant.- Regarde sa spire!- Ah! monsieur peut m'en croire, dit Conseil en prenant laprécieuse coquille d'une main tremblante, mais je n'aijamais éprouvé une émotion pareille! "Et il y avait de quoi être ému! On sait, en effet, commel'ont fait observer les naturalistes, que la dextrosité est uneloi de nature. Les astres et leurs satellites, dans leurmouvement de translation et de rotation, se meuvent dedroite à gauche. L'homme se sert plus souvent de sa maindroite que de sa main gauche, et, conséquemment, sesinstruments et ses appareils, escaliers, serrures, ressorts demontres, etc., sont combinés de manière a être employésde droite à gauche. Or, la nature a généralement suivicette loi pour l'enroulement de ses coquilles. Elles sont

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toutes dextres, à de rares exceptions, et quand, par hasard,leur spire est sénestre, les amateurs les payent au poids del'or.Conseil et moi, nous étions donc plongés dans lacontemplation de notre trésor, et je me promettais biend'en enrichir le Muséum, quand une pierre,malencontreusement lancée par un indigène, vint briser leprécieux objet dans la main de Conseil.Je poussai un cri de désespoir! Conseil se jeta sur monfusil, et visa un sauvage qui balançait sa fronde à dixmètres de lui. Je voulus l'arrêter, mais son coup partit etbrisa le bracelet d'amulettes qui pendait au bras del'indigène." Conseil, m'écriai-je, Conseil!- Eh quoi! Monsieur ne voit-il pas que ce cannibale acommencé l'attaque?- Une coquille ne vaut pas la vie d'un homme! lui dis-je.- Ah! le gueux! s'écria Conseil, j'aurais mieux aimé qu'ilm'eût cassé l'épaule! "Conseil était sincère, mais je ne fus pas de son avis.Cependant, la situation avait changé depuis quelquesinstants, et nous ne nous en étions pas aperçus. Unevingtaine de pirogues entouraient alors le Naulilus. Cespirogues, creusées dans des troncs d'arbre, longues,étroites, bien combinées pour la marche, s'équilibraient aumoyen d'un double balancier en bambous qui flottait à lasurface de l'eau. Elles étaient manoeuvrées par d'adroitspagayeurs à demi nus, et je ne les vis pas s'avancer sans

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inquiétude.C'était évident que ces Papouas avaient eu déjà desrelations avec les Européens, et qu'ils connaissaient leursnavires. Mais ce long cylindre de fer allongé dans la baie,sans mâts, sans cheminée, que devaient-ils en penser?Rien de bon, car ils s'en étaient d'abord tenus à distancerespectueuse. Cependant. Le voyant immobile, ilsreprenaient peu à peu confiance, et cherchaient à sefamiliariser avec lui. Or, c'était précisément cettefamiliarité qu'il fallait empêcher. Nos armes, auxquellesla détonation manquait, ne pouvaient produire qu'un effetmédiocre sur ces indigènes. qui n'ont de respect que pourles engins bruyants. La foudre, sans les roulements dutonnerre, effraierait peu les hommes, bien que le dangersoit dans l'éclair, non dans le bruit.En ce moment, les pirogues s'approchèrent plus près duNautilus, et une nuée de flèches s'abattit sur lui." Diable! il grêle! dit Conseil, et peut-être une grêleempoisonnée!- Il faut prévenir le capitaine Nemo ", dis-je en rentrantpar le panneau.Je descendis au salon. Je n'y trouvai personne. Je mehasardai à frapper à la porte qui s'ouvrait sur la chambredu capitaine.Un " entrez " me répondit. J'entrai, et je trouvai lecapitaine Nemo plongé dans un calcul où les x et autressignes algébriques ne manquaient pas." Je vous dérange? dis-je par politesse.

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- En effet, monsieur Aronnax, me répondit le capitaine,mais je pense que vous avez eu des raisons sérieuses deme voir?- Très sérieuses. Les pirogues des naturels nous entourent,et, dans quelques minutes, nous serons certainementassaillis par plusieurs centaines de sauvages.- Ah! fit tranquillement le capitaine Nemo, ils sont venusavec leurs pirogues?- Oui, monsieur.- Eh bien, monsieur, il suffit de fermer les panneaux.- Précisément, et je venais vous dire...- Rien n'est plus facile ", dit le capitaine Nemo.Et, pressant un bouton électrique, il transmit un ordre auposte de l'équipage." Voilà qui est fait, monsieur, me dit-il, après quelquesinstants. Le canot est en place, et les panneaux sontfermés. Vous ne craignez pas, j'imagine, que cesmessieurs défoncent des murailles que les boulets de votrefrégate n'ont pu entamer?- Non, capitaine, mais il existe encore un danger.- Lequel, monsieur?- C'est que demain, à pareille heure, il faudra rouvrir lespanneaux pour renouveler l'air du Nautilus... - Sans contredit, monsieur, puisque notre bâtiment respireà la manière des cétacés.- Or, si à ce moment, les Papouas occupent la plate-forme,je ne vois pas comment vous pourrez les empêcherd'entrer.

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- Alors, monsieur, vous supposez qu'ils monteront à bord?- J'en suis certain.- Eh bien, monsieur, qu'ils montent. Je ne vois aucuneraison pour les en empêcher. Au fond, ce sont de pauvresdiables, ces Papouas, et je ne veux pas que ma visite à l'îleGueboroar coûte la vie à un seul de ces malheureux! "Cela dit, j'allais me retirer; mais le capitaine Nemo meretint et m'invita à m'asseoir près de lui. Il me questionnaavec intérêt sur nos excursions à terre, sur nos chasses, etn'eut pas l'air de comprendre ce besoin de viande quipassionnait le Canadien. Puis, la conversation effleuradivers sujets, et, sans être plus communicatif, le capitaineNemo se montra plus aimable.Entre autres choses, nous en vînmes à parler de lasituation du Nautilus, précisément échoué dans ce détroit,où Dumont d'Urville fut sur le point de se perdre. Puis àce propos:" Ce fut un de vos grands marins, me dit le capitaine, unde vos plus intelligents navigateurs que ce d'Urville! C'estvotre capitaine Cook, à vous autres, Français. Infortunésavant! Avoir bravé les banquises du pôle Sud, les corauxde l'Océanie, les cannibales du Pacifique, pour périrmisérablement dans un train de chemin de fer! Si cethomme énergique a pu réfléchir pendant les dernièressecondes de son existence, vous figurez-vous quelles ontdû être ses suprêmes pensées! "En parlant ainsi, le capitaine Nemo semblait ému, et jeporte cette émotion à son actif.

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Puis, la carte à la main, nous revîmes les travaux dunavigateur français, ses voyages de circumnavigation, sadouble tentative au pôle Sud qui amena la découverte desterres Adélie et Louis-Philippe, enfin ses levéshydrographiques des principales îles de l'Océanie." Ce que votre d'Urville a fait à la surface des mers, me ditle capitaine Nemo, je l'ai fait à l'intérieur de l'Océan, etplus facilement, plus complètement que lui. L'Astrolabeet la Zélée, incessamment ballottées par les ouragans, nepouvaient valoir le Nautilus, tranquille cabinet de travail,et véritablement sédentaire au milieu des eaux!- Cependant, capitaine, dis-je, il y a un point deressemblance entre les corvettes de Dumont d'Urville et leNautilus. - Lequel, monsieur?- C'est que le Nautilus s'est échoué comme elles!- Le Nautilus ne s'est pas échoué, monsieur, me réponditfroidement le capitaine Nemo. Le Nautilus est fait pourreposer sur le lit des mers, et les pénibles travaux, lesmanoeuvres qu'imposa à d'Urville le renflouage de sescorvettes, je ne les entreprendrai pas. L'Astrolabe et laZélée ont failli périr, mais mon Nautilus ne court aucundanger. Demain, au jour dit, à l'heure dite, la marée lesoulèvera paisiblement, et il reprendra sa navigation àtravers les mers.- Capitaine, dis-je, je ne doute pas....- Demain, ajouta le capitaine Nemo en se levant, demain,à deux heures quarante minutes du soir, le Nautilus

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flottera et quittera sans avarie le détroit de Torrès. "Ces paroles prononcées d'un ton très bref, le capitaineNemo s'inclina légèrement. C'était me donner congé, et jerentrai dans ma chambre.Là, je trouvai Conseil, qui désirait connaître le résultat demon entrevue avec le capitaine." Mon garçon, répondis-je, lorsque j'ai eu l'air de croireque son Nautilus était menace par les naturels de laPapouasie, le capitaine m'a répondu très ironiquement. Jen'ai donc qu'une chose à dire: Aie confiance en lui, et vadormir en paix.- Monsieur n'a pas besoin de mes services?- Non, mon ami. Que fait Ned Land?- Que monsieur m'excuse, répondit Conseil, mais l'amiNed confectionne un pâté de kangaroo qui sera unemerveille! "Je restai seul, je me couchai, mais je dormis assez mal.J'entendais le bruit des sauvages qui piétinaient sur laplate-forme en poussant des cris assourdissants. La nuit sepassa ainsi, et sans que l'équipage sortît de son inertiehabituelle. Il ne s'inquiétait pas plus de la présence de cescannibales que les soldats d'un fort blindé ne sepréoccupent des fourmis qui courent sur son blindage.A six heures du matin, je me levai... Les panneauxn'avaient pas été ouverts. L'air ne fut donc pas renouveléà l'intérieur, mais les réservoirs, chargés à touteoccurrence, fonctionnèrent à propos et lancèrent quelquesmètres cubes d'oxygène dans l'atmosphère appauvrie du

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Nautilus. Je travaillai dans ma chambre jusqu'à midi, sans avoir vu,même un instant, le capitaine Nemo. On ne paraissaitfaire à bord aucun préparatif de départ.J'attendis quelque temps encore, puis, je me rendis augrand salon. La pendule marquait deux heures et demie.Dans dix minutes, le flot devait avoir atteint sonmaximum de hauteur, et, si le capitaine Nemo n'avaitpoint fait une promesse téméraire, le Nautilus seraitimmédiatement dégagé. Sinon, bien des mois sepasseraient avant qu'il pût quitter son lit de corail.Cependant, quelques tressaillements avant-coureurs sefirent bientôt sentir dans la coque du bateau. J'entendisgrincer sur son bordage les aspérités calcaires du fondcorallien.A deux heures trente-cinq minutes, le capitaine Nemoparut dans le salon." Nous allons partir, dit-il.- Ah! fis-je.- J'ai donné l'ordre d'ouvrir les panneaux.- Et les Papouas?- Les Papouas? répondit le capitaine Nemo, haussantlégèrement les épaules.- Ne vont-ils pas pénétrer à l'intérieur du Nautilus?- Et comment?- En franchissant les panneaux que vous aurez fait ouvrir.- Monsieur Aronnax, répondit tranquillement le capitaineNemo, on n'entre pas ainsi par les panneaux du Nautilus,

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même quand ils sont ouverts. "Je regardai le capitaine." Vous ne comprenez pas? me dit-il. - Aucunement. - Eh bien! venez et vous verrez. "Je me dirigeai vers l'escalier central. Là, Ned Land etConseil, très intrigués, regardaient quelques hommes del'équipage qui ouvraient les panneaux, tandis que des crisde rage et d'épouvantables vociférations résonnaient au-dehors.Les mantelets furent rabattus extérieurement. Vingtfigures horribles apparurent. Mais le premier de cesindigènes qui mit la main sur la rampe de l'escalier, rejetéen arrière par je ne sais quelle force invisible, s'enfuit,poussant des cris affreux et faisant des gambadesexorbitantes.Dix de ses compagnons lui succédèrent. Dix eurent lemême sort.Conseil était dans l'extase. Ned Land, emporté par sesinstincts violents, s'élança sur l'escalier. Mais, dès qu'il eutsaisi la rampe à deux mains, il fut renversé à son tour." Mille diables! s'écria-t-il. Je suis foudroyé! "Ce mot m'expliqua tout. Ce n'était plus une rampe, maisun câble de métal, tout chargé de l'électricité du bord, quiaboutissait à la plate-forme. Quiconque la touchaitressentait une formidable secousse , et cette secousse eûtété mortelle, si le capitaine Nemo eût lancé dans ceconducteur tout le courant de ses appareils! On peut

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réellement dire, qu'entre ses assaillants et lui, il avaittendu un réseau électrique que nul ne pouvait impunémentfranchir.Cependant, les Papouas épouvantés avaient battu enretraite, affolés de terreur. Nous, moitié riants, nousconsolions et frictionnions le malheureux Ned Land quijurait comme un possédé.Mais, en ce moment, le Nautilus, soulevé par lesdernières ondulations du flot, quitta son lit de corail àcette quarantième minute exactement fixée par lecapitaine. Son hélice battit les eaux avec une majestueuselenteur. Sa vitesse s'accrut peu à peu, et, naviguant à lasurface de l'Océan, il abandonna sain et sauf lesdangereuses passes du détroit de Torrès.

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ÆGRI SOMNIA

Le jour suivant, 10 janvier, le Nautilus reprit sa marcheentre deux eaux, mais avec une vitesse remarquable queje ne puis estimer à moins de trente-cinq milles à l'heure.La rapidité de son hélice était telle que je ne pouvais nisuivre ses tours ni les compter.Quand je songeais que ce merveilleux agent électrique,après avoir donné le mouvement, la chaleur, la lumière auNautilus, le protégeait encore contre les attaquesextérieures, et le transformait en une arche sainte àlaquelle nul profanateur ne touchait sans être foudroyé,mon admiration n'avait plus de bornes, et de l'appareil,elle remontait aussitôt à l'ingénieur qui l'avait créé.Nous marchions directement vers l'ouest, et, le 11 janvier,nous doublâmes ce cap Wessel, situé par 1350 delongitude et l00 de latitude nord, qui forme la pointe est dugolfe de Carpentarie. Les récifs étaient encore nombreux,mais plus clairsemés, et relevés sur la carte avec uneextrême précision. Le Nautilus évita facilement lesbrisants de Money à bâbord, et les récifs Victoria àtribord, placés par 1300 de longitude, et sur ce dixièmeparallèle que nous suivions rigoureusement.Le 13 janvier, le capitaine Nemo. arrivé dans la mer deTimor, avait connaissance de l'île de ce nom par 1220 de

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longitude. Cette île dont la superficie est de seize centvingt-cinq lieues carrées est gouvernée par des radjahs.Ces princes se disent fils de crocodiles, c'est-à-dire issusde la plus haute origine à laquelle un être humain puisseprétendre. Aussi, ces ancêtres écailleux foisonnent dansles rivières de l'île, et sont l'objet d'une vénérationparticulière. On les protège, on les gâte, on les adule, onles nourrit, on leur offre des jeunes filles en pâture, etmalheur à l'étranger qui porte la main sur ces lézardssacrés.Mais le Nautilus n'eut rien à démêler avec ces vilainsanimaux. Timor ne fut visible qu'un instant, à midi,pendant que le second relevait sa position. Également, jene fis qu'entrevoir cette petite île Rotti, qui fait partie dugroupe, et dont les femmes ont une réputation de beautétrès établie sur les marchés malais.A partir de ce point, la direction du Nautilus, en latitude,s'infléchit vers le sud-ouest. Le cap fut mis sur l'océanIndien. Où la fantaisie du capitaine Nemo allait-elle nousentraîner? Remontrait-il vers les côtes de l'Asie? Serapprocherait-il des rivages de l'Europe? Résolutions peuprobables de la part d'un homme qui fuyait les continentshabités? Descendrait-il donc vers le sud? Irait-il doublerle cap de Bonne-Espérance, puis le cap Horn, et pousserau pôle antarctique? Reviendrait-il enfin vers ses mers duPacifique, où son Nautilus trouvait une navigation facileet indépendante? L'avenir devait nous l'apprendre.Après avoir prolongé les écueils de Cartier, d'Hibernia, de

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Seringapatam, de Scott, derniers efforts de l'élémentsolide contre l'élément liquide, le 14 janvier, nous étionsau-delà de toutes terres. La vitesse du Nautilus futsingulièrement ralentie, et, très capricieux dans sesallures, tantôt il nageait au milieu des eaux, et tantôt ilflottait à leur surface.Pendant cette période du voyage, le capitaine Nemo fitd'intéressantes expériences sur les diverses températuresde la mer à des couches différentes. Dans les conditionsordinaires, ces relevés s'obtiennent au moyend'instruments assez compliqués. dont les rapports sont aumoins douteux, que ce soient des sondesthermométriques, dont les verres se brisent souvent sousla pression des eaux, ou des appareils basés sur lavariation de résistance de métaux aux courantsélectriques. Ces résultats ainsi obtenus ne peuvent êtresuffisamment contrôlés. Au contraire, le capitaine Nemoallait lui-même chercher cette température dans lesprofondeurs de la mer, et son thermomètre, mis encommunication avec les diverses nappes liquides, luidonnait immédiatement et sûrement le degré recherché.C'est ainsi que, soit en surchargeant ses réservoirs, soit endescendant obliquement au moyen de ses plans inclinés,le Nautilus atteignit successivement des profondeurs detrois, quatre, cinq, sept, neuf et dix mille mètres, et lerésultat définitif de ces expériences fut que la merprésentait une température permanente de quatre degrés etdemi, à une profondeur de mille mètres, sous toutes les

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latitudes.Je suivais ces expériences avec le plus vif intérêt. Lecapitaine Nemo y apportait une véritable passion.Souvent, je me demandai dans quel but il faisait cesobservations. Était-ce au profit de ces semblables? Cen'était pas probable, car, un jour ou l'autre, ses travauxdevaient périr avec lui dans quelque mer ignorée! A moinsqu'il ne me destinât le résultat de ses expériences. Maisc'était admettre que mon étrange voyage aurait un terme,et ce terme, je ne l'apercevais pas encore.Quoi qu'il en soit, le capitaine Nemo me fit égalementconnaître divers chiffres obtenus par lui et quiétablissaient le rapport des densités de l'eau dans lesprincipales mers du globe. De cette communication, jetirai un enseignement personnel qui n'avait rien descientifique.C'était pendant la matinée du 15 janvier. Le capitaine,avec lequel je me promenais sur la plate-forme, medemanda si je connaissais les différentes densités queprésentent les eaux de la mer. Je lui répondisnégativement, et j'ajoutai que la science manquaitd'observations rigoureuses à ce sujet." Je les ai faites, ces observations, me dit-il, et je puis enaffirmer la certitude.- Bien, répondis-je, mais le Nautilus est un monde à part,et les secrets de ses savants n'arrivent pas jusqu'à la terre.- Vous avez raison, monsieur le professeur, me dit-il,après quelques instants de silence. C'est un monde à part.

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Il est aussi étranger à la terre que les planètes quiaccompagnent ce globe autour du soleil, et l'on neconnaîtra jamais les travaux des savants de Saturne ou deJupiter. Cependant, puisque le hasard a lié nos deuxexistences, je puis vous communiquer le résultat de mesobservations.- Je vous écoute, capitaine.- Vous savez, monsieur le professeur, que l'eau de mer estplus dense que l'eau douce, mais cette densité n'est pasuniforme. En effet, si je représente par un la densité del'eau douce, je trouve un vingt-huit millième pour les eauxde l'Atlantique, un vingt-six millième pour les eaux duPacifique, un trente-millième pour les eaux de laMéditerranée...- Ah! pensai-je, il s'aventure dans la Méditerranée?- Un dix-huit millième pour les eaux de la mer Ionienne,et un vingt-neuf millième pour les eaux de l'Adriatique. "Décidément, le Nautilus ne fuyait pas les mers fréquentéesde l'Europe, et j'en conclus qu'il nous ramènerait - peut-être avant peu vers des continents plus civilisés. Je pensaique Ned Land apprendrait cette particularité avec unesatisfaction très naturelle.Pendant plusieurs jours, nos journées se passèrent enexpériences de toutes sortes, qui portèrent sur les degrésde salure des eaux à différentes profondeurs, sur leurélectrisation, sur leur coloration, sur leur transparence, etdans toutes ces circonstances, le capitaine Nemo déployaune ingéniosité qui ne fut égalée que par sa bonne grâce

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envers moi. Puis, pendant quelques jours, je ne le revisplus, et demeurai de nouveau comme isolé à son bord.Le 16 janvier, le Nautilus parut s'endormir à quelquesmètres seulement au-dessous de la surface des flots. Sesappareils électriques ne fonctionnaient pas, et son héliceimmobile le laissait errer au gré des courants. Je supposaique l'équipage s'occupait de réparations intérieures,nécessitées par la violence des mouvements mécaniquesde la machine.Mes compagnons et moi, nous fûmes alors témoins d'uncurieux spectacle. Les panneaux du salon étaient ouverts,et comme le fanal du Nautilus n'était pas en activité, unevague obscurité régnait au milieu des eaux.Le ciel orageux et couvert d'épais nuages ne donnait auxpremières couches de l'Océan qu'une insuffisante clarté.J'observais l'état de la mer dans ces conditions, et les plusgros poissons ne m'apparaissaient plus que comme desombres à peine figurées, quand le Nautilus se trouvasubitement transporté en pleine lumière. Je crus d'abordque le fanal avait été rallumé, et qu'il projetait son éclatélectrique dans la masse liquide. Je me trompais, et aprèsune rapide observation, je reconnus mon erreur.Le Nautilus flottait au milieu d'une couchephosphorescente, qui dans cette obscurité devenaitéblouissante. Elle était produite par des myriadesd'animalcules lumineux, dont l'étincellement s'accroissaiten glissant sur la coque métallique de l'appareil. Jesurprenais alors des éclairs au milieu de ces nappes

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lumineuses, comme eussent été des coulées de plombfondu dans une fournaise ardente, ou des massesmétalliques portées au rouge blanc; de telle sorte que paropposition, certaines portions lumineuses faisaient ombredans ce milieu igné, dont toute ombre semblait devoir êtrebannie. Non! ce n'était plus l'irradiation calme de notreéclairage habituel! Il y avait là une vigueur et unmouvement insolites! Cette lumière, on la sentait vivante!En effet, c'était une agglomération infinie d'infusoirespélagiens, de noctiluques miliaires, véritables globules degelée diaphane, pourvus d'un tentacule filiforme, et donton a compté jusqu'à vingt-cinq mille dans trentecentimètres cubes d'eau. Et leur lumière était encoredoublée par ces lueurs particulières aux méduses, auxastéries, aux aurélies, aux pholadesdattes, et autreszoophytes phosphorescents, imprégnés du graissin desmatières organiques décomposées par la mer, et peut-êtredu mucus secrète par les poissons.Pendant plusieurs heures, le Nautilus flotta dans ces ondesbrillantes, et notre admiration s'accrut à voir les grosanimaux marins s'y jouer comme des salamandres. Je vislà, au milieu de ce feu qui ne brûle pas, des marsouinsélégants et rapides, infatigables clowns des mers, et desistiophores longs de trois mètres, intelligents précurseursdes ouragans, dont le formidable glaive heurtait parfois lavitre du salon. Puis apparurent des poissons plus petits,des balistes variés, des scomberoïdes-sauteurs, desnasons-loups, et cent autres qui zébraient dans leur course

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la lumineuse atmosphère.Ce fut un enchantement que cet éblouissant spectacle!Peut-être quelque condition atmosphérique augmentait-elle l'intensité de ce phénomène? Peut-être quelque oragese déchaînait-il à la surface des flots? Mais, à cetteprofondeur de quelques mètres, le Nautilus ne ressentaitpas sa fureur, et il se balançait paisiblement au milieu deseaux tranquilles.Ainsi nous marchions, incessamment charmés parquelque merveille nouvelle. Conseil observait et classaitses zoophytes, ses articulés, ses mollusques, ses poissons.Les journées s'écoulaient rapidement, et je ne les comptaisplus. Ned, suivant son habitude, cherchait à varierl'ordinaire du bord. Véritables colimaçons, nous étionsfaits à notre coquille, et j'affirme qu'il est facile de devenirun parfait colimaçon.Donc, cette existence nous paraissait facile, naturelle, etnous n'imaginions plus qu'il existât une vie différente à lasurface du globe terrestre, quand un événement vint nousrappeler à l'étrangeté de notre situation.Le 18 janvier, le Nautilus se trouvait par 1050 delongitude et 150 de latitude méridionale. Le temps étaitmenaçant, la mer dure et houleuse. Le vent soufflait del'est en grande brise. Le baromètre, qui baissait depuisquelques jours, annonçait une prochaine lutte deséléments.J'étais monté sur la plate-forme au moment où le secondprenait ses mesures d'angles horaires. J'attendais, suivant

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la coutume, que la phrase quotidienne fût prononcée.Mais, ce jour-là, elle fut remplacée par une autre phrasenon moins incompréhensible. Presque aussitôt, je visapparaître le capitaine Nemo, dont les yeux, munis d'unelunette, se dirigèrent vers l'horizon.Pendant quelques minutes, le capitaine resta immobile,sans quitter le point enfermé dans le champ de sonobjectif. Puis, il abaissa sa lunette, et échangea unedizaine de paroles avec son second. Celui-ci semblait êtreen proie à une émotion qu'il voulait vainement contenir.Le capitaine Nemo, plus maître de lui, demeurait froid.Il paraissait, d'ailleurs, faire certaines objectionsauxquelles le second répondait par des assurancesformelles. Du moins, je le compris ainsi, à la différence deleur ton et de leurs gestes.Quant à moi, j'avais soigneusement regardé dans ladirection observée, sans rien apercevoir. Le ciel et l'eau seconfondaient sur une ligne d'horizon d'une parfaitenetteté.Cependant, le capitaine Nemo se promenait d'uneextrémité à l'autre de la plate-forme, sans me regarder,peut-être sans me voir. Son pas était assuré, mais moinsrégulier que d'habitude. 11 s'arrêtait parfois, et les brascroisés sur la poitrine, il observait la mer. Que pouvait-ilchercher sur cet immense espace? Le Nautilus se trouvaitalors à quelques centaines de milles de la côte la plusrapprochée.Le second avait repris sa lunette et interrogeait

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obstinément l'horizon, allant et venant, frappant du pied.contrastant avec son chef par son agitation nerveuse.D'ailleurs, ce mystère allait nécessairement s'éclaircir, etavant peu, car, sur un ordre du capitaine Nemo, lamachine, accroissant sa puissance propulsive, imprima àl'hélice une rotation plus rapide.En ce moment, le second attira de nouveau l'attention ducapitaine. Celui-ci suspendit sa promenade et dirigea salunette vers le point indiqué. Il l'observa longtemps. Demon côté, très sérieusement intrigué, je descendis ausalon, et j'en rapportai une excellente longue-vue dont jeme servais ordinairement. Puis, l'appuyant sur la cage dufanal qui formait saillie à l'avant de la plate-forme, je medisposai à parcourir toute la ligne du ciel et de la mer.Mais, mon oeil ne s'était pas encore appliqué à l'oculaire,que l'instrument me fut vivement arraché des mains.Je me retournai. Le capitaine Nemo était devant moi, maisje ne le reconnus pas. Sa physionomie était transfigurée.Son oeil, brillant d'un feu sombre, se dérobait sous sonsourcil froncé. Ses dents se découvraient à demi. Soncorps raide, ses poings fermés, sa tête retirée entre lesépaules, témoignaient de la haine violente que respiraittoute sa personne. Il ne bougeait pas. Ma lunette tombéede sa main, avait roulé à ses pieds.Venais-je donc, sans le vouloir, de provoquer cetteattitude de colère? S'imaginait-il, cet incompréhensiblepersonnage, que j'avais surpris quelque secret interdit auxhôtes du Nautilus?

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Non! cette haine, je n'en étais pas l'objet, car il ne meregardait pas, et son oeil restait obstinément fixé surl'impénétrable point de l'horizon.Enfin, le capitaine Nemo redevint maître de lui. Saphysionomie, si profondément altérée, reprit son calmehabituel. Il adressa à son second quelques mots en langueétrangère, puis il se retourna vers moi." Monsieur Aronnax, me dit-il d'un ton assez impérieux,je réclame de vous l'observation de l'un des engagementsqui vous lient à moi.- De quoi s'agit-il, capitaine?- Il faut vous laisser enfermer, vos compagnons et vous,jusqu'au moment où je jugerai convenable de vous rendrela liberté.- Vous êtes le maître, lui répondis-je, en le regardantfixement. Mais puis-je vous adresser une question?- Aucune, monsieur. "Sur ce mot, je n'avais pas à discuter, mais à obéir, puisquetoute résistance eût été impossible.Je descendis à la cabine qu'occupaient Ned Land etConseil, et je leur fis part de la détermination ducapitaine. Je laisse à penser comment cettecommunication fut reçue par le Canadien. D'ailleurs, letemps manqua à toute explication. Quatre hommes del'équipage attendaient à la porte, et ils nous conduisirentà cette cellule où nous avions passé notre première nuit àbord du Nautilus. Ned Land voulut réclamer, mais la porte se ferma sur lui

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pour toute réponse." Monsieur me dira-t-il ce que cela signifie? " medemanda Conseil.Je racontai à mes compagnons ce qui s'était passé. Ilsfurent aussi étonnés que moi, mais aussi peu avancés.Cependant, j'étais plongé dans un abîme de réflexions, etl'étrange appréhension de la physionomie du capitaineNemo ne quittait pas ma pensée. J'étais incapabled'accoupler deux idées logiques, et je me perdais dans lesplus absurdes hypothèses, quand je fus tiré de macontention d'esprit par ces paroles de Ned Land:" Tiens! le déjeuner est servi! "En effet, la table était préparée. Il était évident que lecapitaine Nemo avait donné cet ordre en même tempsqu'il faisait hâter la marche du Nautilus. " Monsieur me permettra-t-il de lui faire unerecommandation? me demanda Conseil.- Oui, mon garçon, répondis-je.- Eh bien! que monsieur déjeune. C'est prudent, car nousne savons ce qui peut arriver.- Tu as raison, Conseil.- Malheureusement, dit Ned Land, on ne nous a donnéque le menu du bord.- Ami Ned, répliqua Conseil, que diriez-vous donc, si ledéjeuner avait manqué totalement! "Cette raison coupa net aux récriminations du harponneur.Nous nous mîmes à table. Le repas se fit assezsilencieusement. Je mangeai peu. Conseil " se força ",

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toujours par prudence, et Ned Land, quoi qu'il en eût, neperdit pas un coup de dent. Puis, le déjeuner terminé,chacun de nous s'accota dans son coin.En ce moment, le globe lumineux qui éclairait la cellules'éteignit et nous laissa dans une obscurité profonde. NedLand ne tarda pas à s'endormir, et, ce qui m'étonna,Conseil se laissa aller aussi à un lourd assoupissement. Jeme demandais ce qui avait pu provoquer chez lui cetimpérieux besoin de sommeil, quand je sentis moncerveau s'imprégner d'une épaisse torpeur. Mes yeux, queje voulais tenir ouverts, se fermèrent malgré moi. J'étaisen proie à une hallucination douloureuse. Évidemment,des substances soporifiques avaient été mêlées auxaliments que nous venions de prendre! Ce n'était donc pasassez de la prison pour nous dérober les projets ducapitaine Nemo, il fallait encore le sommeil!J'entendis alors les panneaux se refermer. Les ondulationsde la mer qui provoquaient un léger mouvement de roulis,cessèrent. Le Nautilus avait-il donc quitté la surface del'Océan? Était-il rentré dans la couche immobile des eaux?Je voulus résister au sommeil. Ce fut impossible. Marespiration s'affaiblit. Je sentis un froid mortel glacer mesmembres alourdis et comme paralysés. Mes paupières,véritables calottes de plomb, tombèrent sur mes yeux. Jene pus les soulever. Un sommeil morbide, pleind'hallucinations, s'empara de tout mon être. Puis, lesvisions disparurent, et me laissèrent dans un completanéantissement.

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LE ROYAUME DU CORAIL

Le lendemain, je me réveillai la tête singulièrementdégagée. A ma grande surprise, j'étais dans ma chambre.Mes compagnons. sans doute, avaient été réintégrés dansleur cabine, sans qu'ils s'en fussent aperçus plus que moi.Ce qui s'était passé pendant cette nuit, ils l'ignoraientcomme je l'ignorais moi-même, et pour dévoiler cemystère, je ne comptais que sur les hasards de l'avenir.Je songeai alors à quitter ma chambre. Étais-je encore unefois libre ou prisonnier? Libre entièrement. J'ouvris laporte, je pris par les coursives, je montai l'escalier central.Les panneaux, fermés la veille, étaient ouverts. J'arrivaisur la plate-forme.Ned Land et Conseil m'y attendaient. Je les interrogeai. Ilsne savaient rien. Endormis d'un sommeil pesant qui neleur laissait aucun souvenir, ils avaient été très surpris dese retrouver dans leur cabine.Quant au Nautilus, il nous parut tranquille et mystérieuxcomme toujours. Il flottait à la surface des flots sous uneallure modérée. Rien ne semblait changé à bord.Ned Land, de ses yeux pénétrants, observa la mer. Elleétait déserte. Le Canadien ne signala rien de nouveau àl'horizon, ni voile, ni terre. Une brise d'ouest soufflaitbruyamment, et de longues lames, échevelées par le vent,imprimaient à l'appareil un très sensible roulis.

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Le Nautilus, après avoir renouvelé son air, se maintint àune profondeur moyenne de quinze mètres, de manière àpouvoir revenir promptement à la surface des flots.Opération qui, contre l'habitude, fut pratiquée plusieursfois, pendant cette journée du 19 janvier. Le secondmontait alors sur la plate-forme, et la phrase accoutuméeretentissait à l'intérieur du navire.Quant au capitaine Nemo, il ne parut pas. Des gens dubord, je ne vis que l'impassible stewart, qui me servit avecson exactitude et son mutisme ordinaires.Vers deux heures, j'étais au salon. occupé à classer mesnotes, lorsque le capitaine ouvrit la porte et parut. Je lesaluai. Il me rendit un salut presque imperceptible, sansm'adresser la parole. Je me remis à mon travail, espérantqu'il me donnerait peut-être des explications sur lesévénements qui avaient marqué la nuit précédente. Il n'enfit rien. Je le regardai. Sa figure me parut fatiguée; sesyeux rougis n'avaient pas été rafraîchis par le sommeil; saphysionomie exprimait une tristesse profonde, un réelchagrin. Il allait et venait, s'asseyait et se relevait, prenaitun livre au hasard, l'abandonnait aussitôt. consultait sesinstruments sans prendre ses notes habituelles, et semblaitne pouvoir tenir un instant en place.Enfin, il vint vers moi et me dit:" Etes-vous médecin, monsieur Aronnax? "Je m'attendais si peu à cette demande, que je le regardaiquelque temps sans répondre." Etes-vous médecin? répéta-t-il. Plusieurs de vos

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collègues ont fait leurs études de médecine, Gratiolet,Moquin-Tandon et autres.- En effet, dis-je, je suis docteur et interne des hôpitaux.J'ai pratiqué pendant plusieurs années avant d'entrer auMuséum.- Bien, monsieur. "Ma réponse avait évidemment satisfait le capitaine Nemo.Mais ne sachant où il en voulait venir, j'attendis denouvelles questions, me réservant de répondre suivant lescirconstances. " Monsieur Aronnax, me dit le capitaine, consentiriez-vous à donner vos soins à l'un de mes hommes?- Vous avez un malade?- Oui.- Je suis prêt à vous suivre.- Venez. "J'avouerai que mon coeur battait. Je ne sais pourquoi jevoyais une certaine connexité entre cette maladie d'unhomme de l'équipage et les événements de la veille, et cemystère me préoccupait au moins autant que le malade.Le capitaine Nemo me conduisit à l'arrière du Nautilus,et me fit entrer dans une cabine située près du poste desmatelots.Là, sur un lit, reposait un homme d'une quarantained'années, à figure énergique, vrai type de l'Anglo-Saxon.Je me penchai sur lui. Ce n'était pas seulement un malade,c'était un blessé. Sa tête, emmaillotée de linges sanglants,reposait sur un double oreiller. Je détachai ces linges, et le

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blessé, regardant de ses grands yeux fixes, me laissa faire,sans proférer une seule plainte.La blessure était horrible. Le crâne, fracassé par uninstrument contondant, montrait la cervelle à nu, et lasubstance cérébrale avait subi une attrition profonde. Descaillots sanguins s'étaient formés dans la masse diffluente,qui affectait une couleur lie de vin. Il y avait eu à la foiscontusion et commotion du cerveau. La respiration dumalade était lente, et quelques mouvements spasmodiquesdes muscles agitaient sa face. La phlegmasie cérébraleétait complète et entraînait la paralysie du sentiment et dumouvement.Je pris le pouls du blessé. Il était intermittent. Lesextrémités du corps se refroidissaient déjà, et je vis que lamort s'approchait, sans qu'il me parût possible del'enrayer. Après avoir pansé ce malheureux, je rajustai leslinges de sa tête, et je me retournai vers le capitaineNemo." D'où vient cette blessure? Lui demandai-je.- Qu'importe! répondit évasivement le capitaine. Un chocdu Nautilus a brisé un des leviers de la machine, qui afrappé cet homme. Mais votre avis sur son état? "J'hésitais à me prononcer. " Vous pouvez parler, me dit le capitaine. Cet hommen'entend pas le français. "Je regardai une dernière fois le blessé, puis je répondis:" Cet homme sera mort dans deux heures.- Rien ne peut le sauver?

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- Rien. "La main du capitaine Nemo se crispa, et quelques larmesglissèrent de ses yeux, que je ne croyais pas faits pourpleurer.Pendant quelques instants, j'observai encore ce mourantdont la vie se retirait peu à peu. Sa pâleur s'accroissaitencore sous l'éclat électrique qui baignait son lit de mort.Je regardais sa tête intelligente. sillonnée de ridesprématurées, que le malheur, la misère peut-être. avaientcreusées depuis longtemps. Je cherchais à surprendre lesecret de sa vie dans les dernières paroles échappées à seslèvres!" Vous pouvez vous retirer, monsieur Aronnax ", me ditle capitaine Nemo.Je laissai le capitaine dans la cabine du mourant, et jeregagnai ma chambre. très ému de cette scène. Pendanttoute la journée, je fus agité de sinistres pressentiments.La nuit, je dormis mal, et, entre mes songes fréquemmentinterrompus, je crus entendre des soupirs lointains etcomme une psalmodie funèbre. Était-ce la prière desmorts, murmurée dans cette langue que je ne savaiscomprendre?Le lendemain matin, je montai sur le pont. Le capitaineNemo m'y avait précédé. Dès qu'il m'aperçut. il vint àmoi." Monsieur le professeur, me dit-il, vous conviendrait-ilde faire aujourd'hui une excursion sous-marine?- Avec mes compagnons? demandai-je.

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- Si cela leur plaît.- Nous sommes à vos ordres, capitaine.- Veuillez donc aller revêtir vos scaphandres. "Du mourant ou du mort il ne fut pas question. Je rejoignisNed Land et Conseil. Je leur fis connaître la propositiondu capitaine Nemo. Conseil s'empressa d'accepter, et,cette fois, le Canadien se montra très disposé à noussuivre.Il était huit heures du matin. A huit heures et demie, nousétions vêtus pour cette nouvelle promenade, et munis desdeux appareils d'éclairage et de respiration. La doubleporte fut ouverte, et, accompagnés du capitaine Nemo quesuivaient une douzaine d'hommes de l'équipage, nousprenions pied à une profondeur de dix mètres sur le solferme où reposait le Nautilus. Une légère pente aboutissait à un fond accidenté. parquinze brasses de profondeur environ. Ce fond différaitcomplètement de celui que j'avais visité pendant mapremière excursion sous les eaux de l'Océan Pacifique. Ici,point de sable fin, point de prairies sous-marines, nulleforêt pélagienne. Je reconnus immédiatement cette régionmerveilleuse dont, ce jour-là, le capitaine Nemo nousfaisait les honneurs. C'était le royaume du corail.Dans l'embranchement des zoophytes et dans la classe desalcyonnaires, on remarque l'ordre des gorgonaires quirenferme les trois groupes des gorgoniens, des isidiens etdes coralliens. C'est à ce dernier qu'appartient le corail,curieuse substance qui fut tour à tour classée dans les

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règnes minéral, végétal et animal. Remède chez lesanciens, bijou chez les modernes, ce fut seulement en1694 que le Marseillais Peysonnel le rangeadéfinitivement dans le règne animal.Le corail est un ensemble d'animalcules, réunis sur unpolypier de nature cassante et pierreuse. Ces polypes ontun générateur unique qui les a produits parbourgeonnement, et ils possèdent une existence propre,tout en participant à la vie commune. C'est donc une sortede socialisme naturel. Je connaissais les derniers travauxfaits sur ce bizarre zoophyte, qui se minéralise tout ens'arborisant, suivant la très juste observation desnaturalistes, et rien ne pouvait être plus intéressant pourmoi que de visiter l'une de ces forêts pétrifiées que lanature a plantées au fond des mers.Les appareils Rumhkorff furent mis en activité, et noussuivîmes un banc de corail en voie de formation, qui, letemps aidant, fermera un jour cette portion de l'océanindien. La route était bordée d'inextricables buissonsformés par l'enchevêtrement d'arbrisseaux que couvraientde petites fleurs étoilées à rayons blancs. Seulement, àl'inverse des plantes de la terre, ces arborisations, fixéesaux rochers du sol, se dirigeaient toutes de haut en bas.La lumière produisait mille effets charmants en se jouantau milieu de ces ramures si vivement colorées. Il mesemblait voir ces tubes membraneux et cylindriquestrembler sous l'ondulation des eaux. J'étais tenté decueillir leurs fraîches corolles ornées de délicats

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tentacules, les unes nouvellement épanouies, les autresnaissant à peine, pendant que de légers poissons, auxrapides nageoires, les effleuraient en passant comme desvolées d'oiseaux. Mais, si ma main s'approchait de cesfleurs vivantes, de ces sensitives animées, aussitôt l'alertese mettait dans la colonie. Les corolles blanches rentraientdans leurs étuis rouges, les fleurs s'évanouissaient sousmes regards, et le buisson se changeait en un bloc demamelons pierreux.Le hasard m'avait mis là en présence des plus précieuxéchantillons de ce zoophyte. Ce corail valait celui qui sepêche dans la Méditerranée, sur les côtes de France,d'Italie et de Barbarie. Il justifiait par ses tons vifs cesnoms poétiques de fleur de sang et d'écume de sang quele commerce donne à ses plus beaux produits. Le corail sevend jusqu'à cinq cents francs le kilogramme, et en cetendroit, les couches liquides recouvraient la fortune detout un monde de corailleurs. Cette précieuse matière,souvent mélangée avec d'autres polypiers, formait alorsdes ensembles compacts et inextricables appelés "macciota ", et sur lesquels je remarquai d'admirablesspécimens de corail rose.Mais bientôt les buissons se resserrèrent, les arborisationsgrandirent. De véritables taillis pétrifiés et de longuestravées d'une architecture fantaisiste s'ouvrirent devantnos pas. Le capitaine Nemo s'engagea sous une obscuregalerie dont la pente douce nous conduisit à uneprofondeur de cent mètres. La lumière de nos serpentins

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produisait parfois des effets magiques, en s'accrochantaux rugueuses aspérités de ces arceaux naturels et auxpendentifs disposés comme des lustres, qu'elle piquait depointes de feu. Entre les arbrisseaux coralliens, j'observaid'autres polypes non moins curieux, des mélites, des irisaux ramifications articulées, puis quelques touffes decorallines, les unes vertes, les autres rouges, véritablesalgues encroûtées dans leurs sels calcaires, que lesnaturalistes, après longues discussions, ont définitivementrangées dans le règne végétal. Mais, suivant la remarqued'un penseur, " c'est peut-être là le point réel où la vieobscurément se soulève du sommeil de pierre, sans sedétacher encore de ce rude point de départ ".Enfin, après deux heures de marche, nous avions atteintune profondeur de trois cents mètres environ, c'est-à-direla limite extrême sur laquelle le corail commence à seformer. Mais là, ce n'était plus le buisson isolé, ni lemodeste taillis de basse futaie. C'était la forêt immense,les grandes végétations minérales, les énormes arbrespétrifiés, réunis par des guirlandes d'élégantes plumarias,ces lianes de la mer, toutes parées de nuances et de reflets.Nous passions librement sous leur haute ramure perduedans l'ombre des flots, tandis qu'à nos pieds, les tubipores,les méandrines, les astrées, les fongies, les cariophylles,formaient un tapis de fleurs, semé de gemmeséblouissantes.Quel indescriptible spectacle! Ah! que ne pouvions-nouscommuniquer nos sensations! Pourquoi étions-nous

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emprisonnés sous ce masque de métal et de verre!Pourquoi les paroles nous étaient-elles interdites de l'un àl'autre! Que ne vivions-nous, du moins, de la vie de cespoissons qui peuplent le liquide élément, ou plutôt encorede celle de ces amphibies qui, pendant de longues heures,peuvent parcourir, au gré de leur caprice, le doubledomaine de la terre et des eaux!Cependant, le capitaine Nemo s'était arrêté. Mescompagnons et mol nous suspendîmes notre marche, et,me retournant, je vis que ses hommes formaient un demi-cercle autour de leur chef. En regardant avec plusd'attention, j'observai que quatre d'entre eux portaient surleurs épaules un objet de forme oblongue.Nous occupions, en cet endroit. Le centre d'une vasteclairière, entourée par les hautes arborisations de la forêtsous-marine. Nos lampes projetaient sur cet espace unesorte de clarté crépusculaire qui allongeait démesurémentles ombres sur le sol. A la limite de la clairière, l'obscuritéredevenait profonde, et ne recueillait que de petitesétincelles retenues par les vives arêtes du corail.Ned Land et Conseil étaient près de moi. Nous regardions,et il me vint à la pensée que j'allais assister a une scèneétrange. En observant le sol, je vis qu'il était gonflé, en decertains points, par de légères extumescences encroûtéesde dépôts calcaires, et disposées avec une régularité quitrahissait la main de l'homme.Au milieu de la clairière, sur un piédestal de rocsgrossièrement entassés, se dressait une croix de corail, qui

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étendait ses longs bras qu'on eût dit faits d'un sangpétrifié.Sur un signe du capitaine Nemo, un de ses hommess'avança, et à quelques pieds de la croix, il commença àcreuser un trou avec une pioche qu'il détacha de saceinture.Je compris tout! Cette clairière c'était un cimetière, cetrou, une tombe, cet objet oblong, le corps de l'hommemort dans la nuit! Le capitaine Nemo et les siens venaiententerrer leur compagnon dans cette demeure commune, aufond de cet inaccessible Océan!Non! jamais mon esprit ne fut surexcité à ce point! Jamaisidées plus impressionnantes n'envahirent mon cerceau! Jene voulais pas voir ce que voyait mes yeux!Cependant, la tombe se creusait lentement. Les poissonsfuyaient çà et là leur retraite troublée. J'entendaisrésonner, sur le sol calcaire, le fer du pic qui étincelaitparfois en heurtant quelque silex perdu au fond des eaux.Le trou s'allongeait, s'élargissait, et bientôt il fut assezprofond pour recevoir le corps.Alors, les porteurs s'approchèrent. Le corps, enveloppédans un tissu de byssus blanc, descendit dans sa humidetombe. Le capitaine Nemo, les bras croisés sur la poitrine,et tous les amis de celui qui les avait aiméss'agenouillèrent dans l'attitude de la prière... Mes deuxcompagnons et moi, nous nous étions religieusementinclinés.La tombe fut alors recouverte des débris arrachés au sol,

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qui formèrent un léger renflement.Quand ce fut fait, le capitaine Nemo et ses hommes seredressèrent; puis, se rapprochant de la tombe, tousfléchirent encore le genou, et tous étendirent leur main ensigne de suprême adieu...Alors, la funèbre troupe reprit le chemin du Nautilus,repassant sous les arceaux de la forêt, au milieu des taillis,le long des buissons de corail, et toujours montant.Enfin, les feux du bord apparurent. Leur traînée lumineusenous guida jusqu'au Nautilus. A une heure, nous étions deretour.Dès que mes vêtements furent changés, je remontai sur laplate-forme, et, en proie à une terrible obsession d'idées,j'allai m'asseoir près du fanal.Le capitaine Nemo me rejoignit. Je me levai et lui dis:" Ainsi, suivant mes prévisions, cet homme est mort dansla nuit?- Oui, monsieur Aronnax, répondit le capitaine Nemo.- Et il repose maintenant près de ses compagnons, dans cecimetière de corail?- Oui, oubliés de tous, mais non de nous! Nous creusonsla tombe, et les polypes se chargent d'y sceller nos mortspour l'éternité! "Et cachant d'un geste brusque son visage dans ses mainscrispées, le capitaine essaya vainement de comprimer unsanglot. Puis il ajouta:" C'est là notre paisible cimetière, à quelques centaines depieds au-dessous de la surface des flots!

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- Vos morts y dorment, du moins, tranquilles, capitaine,hors de l'atteinte des requins!- Oui, monsieur, répondit gravement le capitaine Nemo,des requins et des hommes! "

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DEUXIEME PARTIE

L'OCÉAN INDIEN

Ici commence la seconde partie de ce voyage sous lesmers. La première s'est terminée sur cette émouvantescène du cimetière de corail qui a laissé dans mon espritune impression profonde. Ainsi donc, au sein de cette merimmense, la vie du capitaine Nemo se déroulait toutentière, et il n'était pas jusqu'à sa tombe qu'il n'eûtpréparée dans le plus impénétrable de ses abîmes. Là, pasun des monstres de l'Océan ne viendrait troubler le derniersommeil de ces hôtes du Nautilus, de ces amis, rivés lesuns aux autres, dans la mort aussi bien que dans la vie! "Nul homme, non plus! " avait ajouté le capitaine.Toujours cette même défiance, farouche, implacable,envers les sociétés humaines!Pour moi, je ne me contentais plus des hypothèses quisatisfaisaient Conseil. Ce digne garçon persistait à ne voirdans le commandant du Nautilus qu'un de ces savantsméconnus qui rendent à l'humanité mépris pourindifférence. C'était encore pour lui un génie incomprisqui, las des déceptions de la terre, avait dû se réfugierdans cet inaccessible milieu où ses instincts s'exerçaient

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librement. Mais, à mon avis, cette hypothèse n'expliquaitqu'un des cotes du capitaine Nemo.En effet, le mystère de cette dernière nuit pendant laquellenous avions été enchaînés dans la prison et le sommeil, laprécaution si violemment prise par le capitaine d'arracherde mes yeux la lunette prête à parcourir l'horizon, lablessure mortelle de cet homme due à un chocinexplicable du Nautilus, tout cela me poussait dans unevoie nouvelle. Non! le capitaine Nemo ne se contentaitpas de fuir les hommes! Son formidable appareil servaitnon seulement ses instincts de liberté, mais peut-être aussiles intérêts de je ne sais quelles terribles représailles.En ce moment, rien n'est évident pour moi, je n'entrevoisencore dans ces ténèbres que des lueurs, et je dois meborner à écrire, pour ainsi dire, sous la dictée desévénements.D'ailleurs rien ne nous lie au capitaine Nemo. Il sait ques'échapper du Nautilus est impossible. Nous ne sommespas même prisonniers sur parole. Aucun engagementd'honneur ne nous enchaîne. Nous ne sommes que descaptifs, que des prisonniers déguisés sous le nom d'hôtespar un semblant de courtoisie. Toutefois, Ned Land n'apas renoncé à l'espoir de recouvrer sa liberté. Il est certainqu'il profitera de la première occasion que le hasard luioffrira. Je ferai comme lui sans doute. Et cependant, ce nesera pas sans une sorte de regret que j'emporterai ce quela générosité du capitaine nous aura laissé pénétrer desmystères du Nautilus! Car enfin, faut-il haïr cet homme ou

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l'admirer? Est-ce une victime ou un bourreau? Et puis,pour être franc, je voudrais. avant de l'abandonner àjamais, je voudrais avoir accompli ce tour du monde sous-marin dont les débuts sont si magnifiques. Je voudraisavoir observé la complète série des merveilles entasséessous les mers du globe. Je voudrais avoir vu ce que nulhomme n'a vu encore, quand je devrais payer de ma viecet insatiable besoin d'apprendre! Qu'ai-je découvertjusqu'ici? Rien, ou presque rien, puisque nous n'avonsencore parcouru que six mille lieues à travers le Pacifique!Pourtant je sais bien que le Nautilus se rapproche desterres habitées, et que, si quelque chance de salut s'offreà nous, il serait cruel de sacrifier mes compagnons à mapassion pour l'inconnu. Il faudra les suivre, peut-êtremême les guider. Mais cette occasion se présentera-t-ellejamais? L'homme privé par la force de son libre arbitre ladésire, cette occasion, mais le savant, le curieux, laredoute.Ce jour-là, 21 janvier 1868, à midi, le second vint prendrela hauteur du soleil. Je montai sur la plate-forme, j'allumaiun cigare, et je suivis l'opération. Il me parut évident quecet homme ne comprenait pas le français, car plusieursfois je fis à voix haute des réflexions qui auraient dû luiarracher quelque signe involontaire d'attention, s'il les eûtcomprises, mais il resta impassible et muet.Pendant qu'il observait au moyen du sextant. un desmatelots du Nautilus cet homme vigoureux qui nous avaitaccompagnés lors de notre première excursion sous-

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marine à l'île Crespo vint nettoyer les vitres du fanal.J'examinai alors l'installation de cet appareil dont lapuissance était centuplée par des anneaux lenticulairesdisposés comme ceux des phares, et qui maintenaient salumière dans le plan utile. La lampe électrique étaitcombinée de manière à donner tout son pouvoir éclairant.Sa lumière, en effet, se produisait dans le vide, ce quiassurait à la fois sa régularité et son intensité. Ce videéconomisait aussi les pointes de graphite entre lesquellesse développe l'arc lumineux. Économie importante pourle capitaine Nemo, qui n'aurait pu les renouveleraisément. Mais, dans ces conditions, leur usure étaitpresque insensible.Lorsque le Nautilus se prépara à reprendre sa marchesous-marine, je redescendis au salon. Les panneaux serefermèrent, et la route fut donnée directement à l'ouest.Nous sillonnions alors les flots de l'océan Indien, vasteplaine liquide d'une contenance de cinq cent cinquantemillions d'hectares, et dont les eaux sont si transparentesqu'elles donnent le vertige à qui se penche à leur surface.Le Nautilus y flottait généralement entre cent et deuxcents mètres de profondeur. Ce fut ainsi pendant quelquesjours. A tout autre que moi, pris d'un immense amour dela mer, les heures eussent sans doute paru longues etmonotones; mais ces promenades quotidiennes sur laplate-forme où je me retrempais dans l'air vivifiant del'Océan, le spectacle de ces riches eaux à travers les vitresdu salon, la lecture des livres de la bibliothèque, la

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rédaction de mes mémoires, employaient tout mon tempset ne me laissaient pas un moment de lassitude ou d'ennui.Notre santé à tous se maintenait dans un état trèssatisfaisant. Le régime du bord nous convenaitparfaitement, et pour mon compte, je me serais bien passédes variantes que Ned Land, par esprit de protestation,s'ingéniait à y apporter. De plus, dans cette températureconstante, il n'y avait pas même un rhume à craindre.D'ailleurs, ce madréporaire Dendrophyllée, connu enProvence sous le nom de " Fenouil de mer ", et dont ilexistait une certaine réserve à bord, eût fourni avec lachair fondante de ses polypes une pâte excellente contrela toux.Pendant quelques jours, nous vîmes une grande quantitéd'oiseaux aquatiques, palmipèdes, mouettes ou goélands.Quelques-uns furent adroitement tués, et, préparés d'unecertaine façon, ils fournirent un gibier d'eau trèsacceptable. Parmi les grands voiliers, emportés à delongues distances de toutes terres, et qui se reposent surles flots des fatigues du vol, j'aperçus de magnifiquesalbatros au cri discordant comme un braiement d'âne,oiseaux qui appartiennent à la famille des longipennes. Lafamille des totipalmes était représentée par des frégatesrapides qui pêchaient prestement les poissons de lasurface, et par de nombreux phaétons ou paille-en-queue,entre autres, ce phaéton à brins rouges, gros comme unpigeon, et dont le plumage blanc est nuancé de tons rosesqui font valoir la teinte noire des ailes.

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Les filets du Nautilus rapportèrent plusieurs sortes detortues marines, du genre caret, à dos bombé, et dontl'écaille est très estimée. Ces reptiles, qui plongentfacilement, peuvent se maintenir longtemps sous l'eau enfermant la soupape charnue située à l'orifice externe deleur canal nasal. Quelques-uns de ces carets, lorsqu'on lesprit, dormaient encore dans leur carapace, à l'abri desanimaux marins. La chair de ces tortues étaitgénéralement médiocre, mais leurs oeufs formaient unrégal excellent.Quant aux poissons, ils provoquaient toujours notreadmiration, quand nous surprenions à travers lespanneaux ouverts les secrets de leur vie aquatique. Jeremarquai plusieurs espèces qu'il ne m'avait pas été donnéd'observer jusqu'alors.Je citerai principalement des ostracions particuliers à lamer Rouge, à la mer des Indes et à cette partie de l'Océanqui baigne les côtes de l'Amérique équinoxiale. Cespoissons, comme les tortues, les tatous, les oursins, lescrustacés, sont protégés par une cuirasse qui n'est nicrétacée, ni pierreuse, mais véritablement osseuse. Tantôt,elle affecte la forme d'un solide triangulaire, tantôt laforme d'un solide quadrangulaire. Parmi les triangulaires,j'en notai quelques-uns d'une longueur d'un demi-décimètre, d'une chair salubre, d'un goût exquis, bruns àla queue, jaunes aux nageoires, et dont je recommandel'acclimatation même dans les eaux douces, auxquellesd'ailleurs un certain nombre de poissons de mer

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s'accoutument aisément. Je citerai aussi des ostracionsquadrangulaires. surmontés sur le dos de quatre grostubercules: des ostracions mouchetés de points blancssous la partie inférieure du corps, qui s'apprivoisentcomme des oiseaux; des trigones, pourvus d'aiguillonsformés par la prolongation de leur croûte osseuse, etauxquels leur singulier grognement a valu le surnom de "cochons de mer "; puis des dromadaires à grosses bossesen forme de cône, dont la chair est dure et coriace.Je relève encore sur les notes quotidiennes tenues parmaître Conseil certains poissons du genre tétrodons,particuliers à ces mers, des spenglériens au dos rouge, à lapoitrine blanche, qui se distinguent par trois rangéeslongitudinales de filaments, et des électriques, longs desept pouces, parés des plus vives couleurs. Puis, commeéchantillons d'autres genres, des ovoïdes semblables à unoeuf d'un brun noir, sillonnés de bandelettes blanches etdépourvus de queue; des diodons. véritables porcs-épicsde la mer, munis d'aiguillons et pouvant se gonfler demanière à former une pelote hérissée de dards; deshippocampes communs à tous les océans; des pégasesvolants, à museau allongé, auxquels leurs nageoirespectorales, très étendues et disposées en forme d'ailes,permettent sinon de voler, du moins de s'élancer dans lesairs; des pigeons spatulés, dont la queue est couverte denombreux anneaux écailleux; des macrognathes à longuemâchoire, excellents poissons longs de vingt-cinqcentimètres et brillants des plus agréables couleurs; des

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calliomores livides, dont la tête est rugueuse; desmyriades de blennies-sauteurs, rayés de noir, aux longuesnageoires pectorales, glissant à la surface des eaux avecune prodigieuse vélocité; de délicieux vélifères, quipeuvent hisser leurs nageoires comme autant de voilesdéployées aux courants favorables; des kurtes splendides,auxquels la nature a prodigué le jaune, le bleu céleste,l'argent et l'or; des trichoptères, dont les ailes sont forméesde filaments; des cottes, toujours maculées de limon, quiproduisent un certain bruissement; des trygles, dont le foieest considéré comme poison; des bodians, qui portent surles yeux une oeillère mobile; enfin des soufflets, aumuseau long et tubuleux, véritables gobe-mouches del'Océan, armés d'un fusil que n'ont prévu ni les Chassepotni les Remington, et qui tuent les insectes en les frappantd'une simple goutte d'eau.Dans le quatre-vingt-neuvième genre des poissons classéspar Lacépède, qui appartient à la seconde sous-classe desosseux, caractérisés par un opercule et une membranebronchiale, je remarquai la scorpène, dont la tête estgarnie d'aiguillons et qui ne possède qu'une seule nageoiredorsale; ces animaux sont revêtus ou privés de petitesécailles, suivant le sous-genre auquel ils appartiennent. Lesecond sous-genre nous donna des échantillons dedydactyles longs de trois à quatre décimètres, rayés dejaune, mais dont la tête est d'un aspect fantastique. Quantau premier sous-genre, il fournit plusieurs spécimens dece poisson bizarre justement surnommé " crapaud de

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mer", poisson à tête grande, tantôt creusée de sinusprofonds, tantôt boursouflée de protubérances; hérisséd'aiguillons et parsemé de tubercules, il porte des cornesirrégulières et hideuses; son corps et sa queue sont garnisde callosités; ses piquants font des blessures dangereuses;il est répugnant et horrible.Du 21 au 23 janvier, le Nautilus marcha à raison de deuxcent cinquante lieues par vingt-quatre heures, soit cinqcent quarante milles, ou vingt-deux milles à l'heure.Si nous reconnaissions au passage les diverses variétés depoissons, c'est que ceux-ci, attirés par l'éclat électrique,cherchaient à nous accompagner; la plupart, distancés parcette vitesse, restaient bientôt en arrière; quelques-unscependant parvenaient à se maintenir pendant un certaintemps dans les eaux du Nautilus.Le 24 au matin, par 1205' de latitude sud et 94033' delongitude, nous eûmes connaissance de l'île Keeling,soulèvement madréporique planté de magnifiques cocos,et qui fut visitée par M. Darwin et le capitaine Fitz-Roy.Le Nautilus prolongea à peu de distance les accores decette île déserte. Ses dragues rapportèrent de nombreuxéchantillons de polypes et d'échinodermes, et des testscurieux de l'embranchement des mollusques. Quelquesprécieux produits de l'espèce des dauphinules accrurentles trésors du capitaine Nemo, auquel je joignis une astréepunctifère, sorte de polypier parasite souvent fixé sur unecoquille.Bientôt l'île Keeling disparut sous l'horizon, et la route fut

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donnée au nord-ouest vers la pointe de la péninsuleindienne." Des terres civilisées, me dit ce jour-là Ned Land. Celavaudra mieux que ces îles de la Papouasie, où l'onrencontre plus de sauvages que de chevreuils! Sur cetteterre indienne, monsieur le professeur, il y a des routes,des chemins de fer, des villes anglaises, françaises etindoues. On ne ferait pas cinq milles sans y rencontrer uncompatriote. Hein! est-ce que le moment n'est pas venu debrûler la politesse au capitaine Nemo?- Non. Ned, non, répondis-je d'un ton très déterminé.Laissons courir, comme vous dites, vous autres marins. LeNautilus se rapproche des continents habités. Il revientvers l'Europe, qu'il nous y conduise. Une fois arrivés dansnos mers, nous verrons ce que la prudence nousconseillera de tenter. D'ailleurs, je ne suppose pas que lecapitaine Nemo nous permette d'aller chasser sur les côtesdu Malabar ou de Coromandel comme dans les forêts dela Nouvelle-Guinée.- Eh bien! monsieur, ne peut-on se passer de sapermission? "Je ne répondis pas au Canadien. Je ne voulais pasdiscuter. Au fond, j'avais à coeur d'épuiser jusqu'au boutles hasards de la destinée qui m'avait jeté à bord duNautilus. A partir de l'île Keeling, notre marche se ralentitgénéralement. Elle fut aussi plus capricieuse et nousentraîna souvent à de grandes profondeurs. On fit

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plusieurs fois usage des plans inclinés que des leviersintérieurs pouvaient placer obliquement à la ligne deflottaison. Nous allâmes ainsi jusqu'à deux et troiskilomètres, mais sans jamais avoir vérifié les grands fondsde cette mer indienne que des sondes de treize millemètres n'ont pas pu atteindre. Quant à la température desbasses couches, le thermomètre indiqua toujoursinvariablement quatre degrés au-dessus de zéro. J'observaiseulement que, dans les nappes supérieures, l'eau étaittoujours plus froide sur les hauts fonds qu'en pleine mer.Le 25 janvier, l'Océan étant absolument désert, le Nautiluspassa la journée à sa surface, battant les flots de sapuissante hélice et les faisant rejaillir à une grandehauteur. Comment, dans ces conditions, ne l'eût-on paspris pour un cétacé gigantesque? Je passai les trois quartsde cette journée sur la plate-forme. Je regardais la mer.Rien à l'horizon, si ce n'est, vers quatre heures du soir, unlong steamer qui courait dans l'ouest à contrebord. Samâture fut visible un instant, mais il ne pouvait apercevoirle Nautilus, trop ras sur l'eau. Je pensai que ce bateau àvapeur appartenait à la ligne péninsulaire et orientale quifait le service de l'île de Ceyland à Sydney, en touchant àla pointe du roi George et à Melbourne.A cinq heures du soir. avant ce rapide crépuscule qui liele jour à la nuit dans les zones tropicales, Conseil et moinous fûmes émerveillés par un curieux spectacle.Il est un charmant animal dont la rencontre, suivant lesanciens, présageait des chances heureuses. Aristote,

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Athénée, Pline, Oppien, avaient étudié ses goûts et épuiséà son égard toute la poétique des savants de la Grèce et del'Italie. Ils l'appelèrent Nautilus et Pompylius. Mais lascience moderne n'a pas ratifié leur appellation, et cemollusque est maintenant connu sous le nom d'Argonaute.Qui eût consulté Conseil eût appris de ce brave garçonque l'embranchement des mollusques se divise en cinqclasses; que la première classe, celle des céphalopodesdont les sujets sont tantôt nus, tantôt testacés, comprenddeux familles, celles des dibranchiaux et destétrabranchiaux, qui se distinguent par le nombre de leursbranches: que la famille des dibranchiaux renferme troisgenres, l'argonaute, le calmar et la seiche, et que la familledes tétrabranchiaux n'en contient qu'un seul, le nautile. Siaprès cette nomenclature. un esprit rebelle eût confondul'argonaute, qui est aétahulifère, c'est-à-dire porteur deventouses, avec le nautile, qui est tentaculifère, c'est-à-dire porteur de tentacules, il aurait été sans excuse.Or, c'était une troupe de ces argonautes qui voyageaitalors à la surface de l'Océan. Nous pouvions en compterplusieurs centaines. Ils appartenaient à l'espèce desargonautes tuberculés qui est spéciale aux mers de l'Inde.Ces gracieux mollusques se mouvaient à reculons aumoyen de leur tube locomoteur en chassant par ce tubel'eau qu'ils avaient aspirée. De leurs huit tentacules. six.allongés et amincis. flottaient sur l'eau, tandis que lesdeux autres. arrondis en palmes, se tendaient au ventcomme une voile légère. Je voyais parfaitement leur

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coquille spiraliforme et ondulée que Cuvier comparejustement à une élégante chaloupe. Véritable bateau eneffet. Il transporte l'animal qui l'a sécrété, sans quel'animal y adhère." L'argonaute est libre de quitter sa coquille, dis-je àConseil, mais il ne la quitte jamais.- Ainsi fait le capitaine Nemo. répondit judicieusementConseil. C'est pourquoi il eût mieux fait d'appeler sonnavire l'Argonaute. "Pendant une heure environ. Le Nautilus flotta au milieu decette troupe de mollusques. Puis, je ne sais quel effroi lesprit soudain. Comme à un signal, toutes les voiles furentsubitement amenées; les bras se replièrent, les corps secontractèrent. Les coquilles se renversant changèrent leurcentre de gravité, et toute la flottille disparut sous les flots.Ce fut instantané, et jamais navires d'une escadre nemanoeuvrèrent avec plus d'ensemble.En ce moment, la nuit tomba subitement, et les lames, àpeine soulevées par la brise, s'allongèrent paisiblementsous les précintes du Nautilus.Le lendemain, 26 janvier, nous coupions l'Équateur sur lequatre-vingt-deuxième méridien, et nous rentrions dansl'hémisphère boréal.Pendant cette journée, une formidable troupe de squalesnous fit cortège. Terribles animaux qui pullulent dans cesmers et les rendent fort dangereuses. C'étaient des squalesphilipps au dos brun et au ventre blanchâtre armés deonze rangées de dents, des squales oeillés dont le cou est

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marqué d'une grande tache noire cerclée de blanc quiressemble à un oeil. des squales isabelle à museau arrondiet semé de points obscurs. Souvent, ces puissants animauxse précipitaient contre la vitre du salon avec une violencepeu rassurante. Ned Land ne se possédait plus alors. Ilvoulait remonter à la surface des flots et harponner cesmonstres, surtout certains squales émissoles dont lagueule est pavée de dents disposées comme une mosaïque,et de grands squales tigrés, longs de cinq mètres, qui leprovoquaient avec une insistance toute particulière. Maisbientôt le Nautilus, accroissant sa vitesse, laissafacilement en arrière les plus rapides de ces requins.Le 27 janvier, à l'ouvert du vaste golfe du Bengale, nousrencontrâmes à plusieurs reprises, spectacle sinistre! descadavres qui flottaient à la surface des flots. C'étaient lesmorts des villes indiennes. charriés par le Gange jusqu'àla haute mer, et que les vautours, les seuls ensevelisseursdu pays, n'avaient pas achevé de dévorer. Mais les squalesne manquaient pas pour les aider dans leur funèbrebesogne.Vers sept heures du soir, le Nautilus à demi immergénavigua au milieu d'une mer de lait. A perte de vuel'Océan semblait être lactifié. Était-ce l'effet des rayonslunaires? Non, car la lune, ayant deux jours à peine, étaitencore perdue au-dessous de l'horizon dans les rayons dusoleil. Tout le ciel, quoique éclairé par le rayonnementsidéral, semblait noir par contraste avec la blancheur deseaux.

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Conseil ne pouvait en croire ses yeux, et il m'interrogeaitsur les causes de ce singulier phénomène. Heureusement,j'étais en mesure de lui répondre." C'est ce qu'on appelle une mer de lait, lui dis-je, vasteétendue de flots blancs qui se voit fréquemment sur lescôtes d'Amboine et dans ces parages.- Mais, demanda Conseil, monsieur peut-il m'apprendrequelle cause produit un pareil effet. car cette eau ne s'estpas changée en lait, je suppose!- Non, mon garçon, et cette blancheur qui te surprend n'estdue qu'à la présence de myriades de bestioles infusoires,sortes de petits vers lumineux, d'un aspect gélatineux etincolore, de l'épaisseur d'un cheveu, et dont la longueur nedépasse pas un cinquième de millimètre. Quelques-unesde ces bestioles adhèrent entre elles pendant l'espace deplusieurs lieues.- Plusieurs lieues! s'écria Conseil.- Oui, mon garçon, et ne cherche pas à supputer le nombrede ces infusoires! Tu n'y parviendrais pas, car, si je ne metrompe, certains navigateurs ont flotté sur ces mers de laitpendant plus de quarante milles. "Je ne sais si Conseil tint compte de ma recommandation,mais il parut se plonger dans des réflexions profondes,cherchant sans doute à évaluer combien quarante millescarrés contiennent de cinquièmes de millimètres. Pourmoi, je continuai d'observer le phénomène. Pendantplusieurs heures, le Nautilus trancha de son éperon cesflots blanchâtres, et je remarquai qu'il glissait sans bruit

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sur cette eau savonneuse, comme s'il eût flotté dans cesremous d'écume que les courants et les contre-courantsdes baies laissaient quelquefois entre eux.Vers minuit, la mer reprit subitement sa teinte ordinaire,mais derrière nous. jusqu'aux limites de l'horizon. Le ciel.réfléchissant la blancheur des flots. sembla longtempsimprégné des vagues lueurs d'une aurore boréale.

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UNE NOUVELLE PROPOSITION DU CAPITAINENEMO

Le 28 février, lorsque le Nautilus revint à midi à la surfacede la mer, par 904' de latitude nord, il se trouvait en vued'une terre qui lui restait à huit milles dans l'ouest.J'observai tout d'abord une agglomération de montagnes,hautes de deux mille pieds environ, dont les formes semodelaient très capricieusement. Le point terminé, jerentrai dans le salon, et lorsque le relèvement eut étéreporté sur la carte, je reconnus que nous étions enprésence de l'île de Ceylan, cette perle qui pend au lobeinférieur de la péninsule indienne.J'allai chercher dans la bibliothèque quelque livre relatifà cette île, l'une des plus fertiles du globe. Je trouvaiprécisément un volume de Sirr H. C., esq., intitulé Ceylanand the Cingalese. Rentré au salon, je notai d'abord lesrelèvements de Ceyland, à laquelle l'antiquité avaitprodigué tant de noms divers. Sa situation était entre 5055'et 9049' de latitude nord, et entre 79042' et 8204' delongitude à l'est du méridien de Greenwich; sa longueur,deux cent soixante-quinze milles; sa largeur maximum,cent cinquante milles; sa circonférence. neuf cents milles;sa superficie, vingt-quatre mille quatre cent quarante-huitmilles, c'est-à-dire un peu inférieure à celle de l'Irlande.

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Le capitaine Nemo et son second parurent en ce moment.Le capitaine jeta un coup d'oeil sur la carte. Puis, seretournant vers moi:" L'île de Ceylan, dit-il, une terre célèbre par ses pêcheriesde perles. Vous serait-il agréable, monsieur Aronnax, devisiter l'une de ses pêcheries?- Sans aucun doute, capitaine.- Bien. Ce sera chose facile. Seulement, si nous voyons lespêcheries, nous ne verrons pas les pêcheurs. L'exploitationannuelle n'est pas encore commencée. N'importe. Je vaisdonner l'ordre de rallier le golfe de Manaar, où nousarriverons dans la nuit. "Le capitaine dit quelques mots à son second qui sortitaussitôt. Bientôt le Nautilus rentra dans son liquideélément, et le manomètre indiqua qu'il s'y tenait à uneprofondeur de trente pieds.La carte sous les yeux, je cherchai alors ce golfe deManaar. Je le trouvai par le neuvième parallèle, sur la côtenord-ouest de Ceylan. Il était formé par une ligne allongéede la petite île Manaar. Pour l'atteindre, il fallait remontertout le rivage occidental de Ceylan." Monsieur le professeur, me dit alors le capitaine Nemo,on pêche des perles dans le golfe du Bengale, dans la merdes Indes, dans les mers de Chine et du Japon, dans lesmers du sud de l'Amérique, au golfe de Panama, au golfede Californie; mais c'est à Ceylan que cette pêche obtientles plus beaux résultats. Nous arrivons un peu tôt, sansdoute. Les pêcheurs ne se rassemblent que pendant le

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mois de mars au golfe de Manaar, et là, pendant trentejours, leurs trois cents bateaux se livrent à cette lucrativeexploitation des trésors de la mer. Chaque bateau estmonté par dix rameurs et par dix pêcheurs. Ceux-ci,divisés en deux groupes, plongent alternativement etdescendent à une profondeur de douze mètres au moyend'une lourde pierre qu'ils saisissent entre leurs pieds etqu'une corde rattache au bateau.- Ainsi, dis-je, c'est toujours ce moyen primitif qui estencore en usage?- Toujours, me répondit le capitaine Nemo, bien que cespêcheries appartiennent au peuple le plus industrieux duglobe, aux Anglais, auxquels le traité d'Amiens les acédées en 1802.- Il me semble, cependant, que le scaphandre, tel que vousl'employez, rendrait de grands services dans une telleopération.- Oui, car ces pauvres pêcheurs ne peuvent demeurerlongtemps sous l'eau. L'Anglais Perceval, dans son voyageà Ceylan, parle bien d'un Cafre qui restait cinq minutessans remonter à la surface, mais le fait me paraît peucroyable. Je sais que quelques plongeurs vont jusqu'àcinquante-sept secondes, et de très habiles jusqu'à quatre-vingt-sept; toutefois ils sont rares, et, revenus à bord, cesmalheureux rendent par le nez et les oreilles de l'eauteintée de sang. Je crois que la moyenne de temps que lespêcheurs peuvent supporter est de trente secondes,pendant lesquelles ils se hâtent d'entasser dans un petit

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filet toutes les huîtres perlières qu'ils arrachent; mais,généralement, ces pêcheurs ne vivent pas vieux; leur vues'affaiblit; des ulcérations se déclarent à leurs yeux; desplaies se forment sur leur corps, et souvent même ils sontfrappés d'apoplexie au fond de la mer.- Oui, dis-je, c'est un triste métier, et qui ne sert qu'à lasatisfaction de quelques caprices. Mais, dites-moi,capitaine, quelle quantité d'huîtres peut pêcher un bateaudans sa Journée?- Quarante à cinquante mille environ. On dit même qu'en1814, le gouvernement anglais ayant fait pêcher pour sonpropre compte, ses plongeurs, dans vingt journées detravail, rapportèrent soixante-seize millions d'huîtres.- Au moins, demandai-je, ces pêcheurs sont-ilssuffisamment rétribués?- A peine, monsieur le professeur. A Panama, ils negagnent qu'un dollar par semaine. Le plus souvent, ils ontun sol par huître qui renferme une perle, et combien enramènent-ils qui n'en contiennent pas!- Un sol à ces pauvres gens qui enrichissent leurs maîtres!C'est odieux.- Ainsi, monsieur le professeur, me dit le capitaine Nemo,vos compagnons et vous, vous visiterez le banc deManaar, et si par hasard quelque pêcheur hâtif s'y trouvedéjà, eh bien, nous le verrons opérer.- C'est convenu, capitaine.- A propos, monsieur Aronnax, vous n'avez pas peur desrequins?

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- Des requins? " m'écriai-je.Cette question me parut, pour le moins, très oiseuse." Eh bien? reprit le capitaine Nemo.- Je vous avouerai, capitaine, que je ne suis pas encoretrès familiarisé avec ce genre de poissons.- Nous y sommes habitués, nous autres, répliqua lecapitaine Nemo, et avec le temps, vous vous y ferez.D'ailleurs, nous serons armés, et, chemin faisant, nouspourrons peut-être chasser quelque squale. C'est unechasse intéressante. Ainsi donc, à demain, monsieur leprofesseur, et de grand matin. "Cela dit d'un ton dégagé, le capitaine Nemo quitta lesalon.On vous inviterait à chasser l'ours dans les montagnes dela Suisse, que vous diriez: " Très bien! demain nous ironschasser l'ours. " On vous inviterait à chasser le lion dansles plaines de l'Atlas, ou le tigre dans les jungles de l'Inde,que vous diriez: " Ah! ah! il paraît que nous allons chasserle tigre ou le lion! " Mais on vous inviterait à chasser lerequin dans son élément naturel, que vous demanderiezpeut-être à réfléchir avant d'accepter cette invitation.Pour moi, je passai ma main sur mon front où perlaientquelques gouttes de sueur froide." Réfléchissons, me dis-je, et prenons notre temps.Chasser des loutres dans les forêts sous-marines, commenous l'avons fait dans les forêts de l'île Crespo, passeencore. Mais courir le fond des mers, quand on est à peuprès certain d'y rencontrer des squales, c'est autre chose!

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Je sais bien que dans certains pays, aux îles Andamènesparticulièrement, les nègres n'hésitent pas à attaquer lerequin, un poignard dans une main et un lacet dans l'autre,mais je sais aussi que beaucoup de ceux qui affrontent cesformidables animaux ne reviennent pas vivants!D'ailleurs, je ne suis pas un nègre, et quand je serais unnègre, je crois que, dans ce cas, une légère hésitation dema part ne serait pas déplacée. "Et me voilà rêvant de requins, songeant à ces vastesmâchoires armées de multiples rangées de dents, etcapables de couper un homme en deux. Je me sentais déjàune certaine douleur autour des reins. Puis, je ne pouvaisdigérer le sans-façon avec lequel le capitaine avait faitcette déplorable invitation! N'eût-on pas dit qu'il s'agissaitd'aller traquer sous bois quelque renard inoffensif?" Bon! pensai-je, jamais Conseil ne voudra venir, et celame dispensera d'accompagner le capitaine. "Quant à Ned Land, j'avoue que je ne me sentais pas aussisûr de sa sagesse. Un péril, si grand qu'il fût, avaittoujours un attrait pour sa nature batailleuse.Je repris ma lecture du livre de Sirr, mais je le feuilletaimachinalement. Je voyais, entre les lignes, des mâchoiresformidablement ouvertes.En ce moment, Conseil et le Canadien entrèrent, l'airtranquille et même joyeux. Ils ne savaient pas ce qui lesattendait." Ma foi, monsieur, me dit Ned Land, votre capitaineNemo que le diable emporte! - vient de nous faire une très

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aimable proposition.- Ah! dis-je, vous savez...- N'en déplaise à monsieur, répondit Conseil, lecommandant du Nautilus nous a invités à visiter demain,en compagnie de monsieur, les magnifiques pêcheries deCeyland. Il l'a fait en termes excellents et s'est conduit envéritable gentleman.- Il ne vous a rien dit de plus?- Rien, monsieur, répondit le Canadien, si ce n'est qu'ilvous avait parlé de cette petite promenade.- En effet, dis-je. Et il ne vous a donné aucun détail sur...- Aucun, monsieur le naturaliste. Vous nousaccompagnerez, n'est-il pas vrai?- Moi... sans doute! Je vois que vous y prenez goût, maîtreLand.- Oui! c'est curieux, très curieux.- Dangereux peut-être! ajoutai-je d'un ton insinuant.- Dangereux, répondit Ned Land, une simple excursionsur un banc d'huîtres! "Décidément le capitaine Nemo avait jugé inutile d'éveillerl'idée de requins dans l'esprit de mes compagnons. Moi,je les regardais d'un oeil troublé, et comme s'il leurmanquait déjà quelque membre. Devais-je les prévenir?Oui, sans doute, mais je ne savais trop comment m'yprendre." Monsieur, me dit Conseil, monsieur voudra-t-il nousdonner des détails sur la pêche des perles?- Sur la pêche elle-même, demandai-je, ou sur les

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incidents qui...- Sur la pêche, répondit le Canadien. Avant de s'engagersur le terrain, il est bon de le connaître.- Eh bien! asseyez-vous, mes amis, et je vais vousapprendre tout ce que l'Anglais Sirr vient de m'apprendreà moi-même. "Ned et Conseil prirent place sur un divan, et tout d'abordle Canadien me dit:" Monsieur, qu'est-ce que c'est qu'une perle?- Mon brave Ned, répondis-je, pour le poète, la perle estune larme de la mer; pour les Orientaux, c'est une gouttede rosée solidifiée; pour les dames, c'est un bijou de formeoblongue, d'un éclat hyalin, d'une matière nacrée, qu'ellesportent au doigt, au cou ou à l'oreille; pour le chimiste,c'est un mélange de phosphate et de carbonate de chauxavec un peu de gélatine, et enfin, pour les naturalistes,c'est une simple sécrétion maladive de l'organe qui produitla nacre chez certains bivalves.- Embranchement des mollusques, dit Conseil, classe desacéphales, ordre des testacés.- Précisément, savant Conseil. Or, parmi ces testacés,l'oreille-de-mer iris, les turbots, les tridacnes, lespinnesmarines, en un mot tous ceux qui sécrètent la nacrec'est-à-dire cette substance bleue, bleuâtre, violette oublanche, qui tapisse l'intérieur de leurs valves, sontsusceptibles de produire des perles.- Les moules aussi? demanda le Canadien.- Oui! les moules de certains cours d'eau de l'Ecosse, du

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pays de Galles, de l'Irlande, de la Saxe, de la Bohème, dela France.- Bon! on y fera attention, désormais, répondit leCanadien.- Mais, repris-je, le mollusque par excellence qui distillela perle, c'est l'huître perlière, la méléagrina-Margaritiferala précieuse pintadine. La perle n'est qu'une concrétionnacrée qui se dispose sous une forme globuleuse. Ou elleadhère à la coquille de l'huître, ou elle s'incruste dans lesplis de l'animal. Sur les valves, la perle est adhérente; surles chairs, elle est libre. Mais elle a toujours pour noyauun petit corps dur, soit un ovule stérile, soit un grain desable, autour duquel la matière nacrée se dépose enplusieurs années, successivement et par couches minceset concentriques.- Trouve-t-on plusieurs perles dans une même huître?demanda Conseil.- Oui, mon garçon. Il y a de certaines pintadines quiforment un véritable écrin. On a même cité une huître,mais je me permets d'en douter, qui ne contenait pasmoins de cent cinquante requins.- Cent cinquante requins! s'écria Ned Land.- Ai-je dit requins? m'écriai-je vivement. Je veux dire centcinquante perles. Requins n'aurait aucun sens.- En effet, dit Conseil. Mais monsieur nous apprendra-t-ilmaintenant par quels moyens on extrait ces perles?- On procède de plusieurs façons, et souvent même, quandles perles adhèrent aux valves, les pêcheurs les arrachent

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avec des pinces. Mais, le plus communément, lespintadines sont étendues sur des nattes de sparterie quicouvrent le rivage. Elles meurent ainsi à l'air libre, et, aubout de dix jours, elles se trouvent dans un étatsatisfaisant de putréfaction. On les plonge alors dans devastes réservoirs d'eau de mer, puis on les ouvre et on leslave. C'est à ce moment que commence le double travaildes rogueurs. D'abord, ils séparent les plaques de nacreconnues dans le commerce sous le nom de francheargentée, de bâtarde blanche et de batarde noire, qui sontlivrées par caisses de cent vingt-cinq à cent cinquantekilogrammes. Puis, ils enlèvent le parenchyme de l'huître,ils le font bouillir, et ils le tamisent afin d'en extrairejusqu'aux plus petites perles.- Le prix de ces perles varie suivant leur grosseur?demanda Conseil.- Non seulement selon leur grosseur, répondis-je, maisaussi selon leur forme, selon leur eau, c'est-à-dire leurcouleur, et selon leur orient, c'est-à-dire cet éclatchatoyant et diapré qui les rend si charmantes a l'oeil. Lesplus belles perles sont appelées perles vierges ouparagons; elles se forment isolément dans le tissu dumollusque; elles sont blanches, souvent opaques, maisquelquefois d'une transparence opaline, et le pluscommunément sphériques ou piriformes. Sphériques, ellesforment les bracelets; piriformes, des pendeloques, et,étant les plus précieuses, elles se vendent à la pièce. Lesautres perles adhèrent à la coquille de l'huître, et, plus

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irrégulières, elles se vendent au poids. Enfin, dans unordre inférieur se classent les petites perles, connues sousle nom de semences; elles se vendent à la mesure etservent plus particulièrement à exécuter des broderies surles ornements d'église.- Mais ce travail, qui consiste à séparer les perles selonleur grosseur, doit être long et difficile, dit le Canadien.- Non, mon ami. Ce travail se fait au moyen de onze tamisou cribles percés d'un nombre variable de trous. Les perlesqui restent dans les tamis, qui comptent de vingt à quatre-vingts trous, sont de premier ordre. Celles qui nes'échappent pas des cribles percés de cent à huit centstrous sont de second ordre. Enfin, les perles pourlesquelles l'on emploie les tamis percés de neuf cents àmille trous forment la semence.- C'est ingénieux, dit Conseil, et je vois que la division, leclassement des perles, s'opère mécaniquement. Etmonsieur pourra-t-il nous dire ce que rapportel'exploitation des bancs d'huîtres perlières?- A s'en tenir au livre de Sirr, répondis-je, les pêcheries deCeylan sont affermées annuellement pour la somme detrois millions de squales.- De francs! reprit Conseil.- Oui, de francs! Trois millions de francs, repris-je. Maisje crois que ces pêcheries ne rapportent plus ce qu'ellesrapportaient autrefois. Il en est de même des pêcheriesaméricaines, qui, sous le règne de Charles Quint,produisaient quatre millions de francs, présentement

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réduits aux deux tiers. En somme, on peut évaluer à neufmillions de francs le rendement général de l'exploitationdes perles.- Mais, demanda Conseil, est-ce que l'on ne cite pasquelques perles célèbres qui ont été cotées à un très hautprix?- Oui, mon garçon. On dit que César offrit à Servillia uneperle estimée cent vingt mille francs de notre monnaie.- J'ai même entendu raconter, dit le Canadien, qu'unecertaine dame antique buvait des perles dans son vinaigre.- Cléopâtre, riposta Conseil.- Ça devait être mauvais, ajouta Ned Land.- Détestable, ami Ned, répondit Conseil; mais un petitverre de vinaigre qui coûte quinze cents mille francs, c'estd'un joli prix.- Je regrette de ne pas avoir épousé cette dame, dit leCanadien en manoeuvrant son bras d'un air peu rassurant.- Ned Land l'époux de Cléopâtre! s'écria Conseil.- Mais j'ai dû me marier, Conseil, répondit sérieusementle Canadien, et ce n'est pas ma faute si l'affaire n'a pasréussi. J'avais même acheté un collier de perles à KatTender, ma fiancée, qui, d'ailleurs, en a épousé un autre.Eh bien, ce collier ne m'avait pas coûté plus d'un dollar etdemi, et cependant - monsieur le professeur voudra bienme croire les perles qui le composaient n'auraient paspassé par le tamis de vingt trous.- Mon brave Ned, répondis-je en riant, c'étaient des perlesartificielles, de simples globules de verre enduits à

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l'intérieur d'essence d'Orient.- Si peu que rien! Ce n'est autre chose que la substanceargentée de l'écaille de l'ablette, recueillie dans l'eau etconservée dans l'ammoniaque. Elle n'a aucune valeur.- C'est peut-être pour cela que Kat Tender en a épousé unautre, répondit philosophiquement maître Land.- Mais, dis-je, pour en revenir aux perles de haute valeur,je ne crois pas que jamais souverain en ait possédé unesupérieure à celle du capitaine Nemo.- Celle-ci, dit Conseil, en montrant le magnifique bijouenfermé sous sa vitrine.- Certainement, je ne me trompe pas en lui assignant unevaleur de deux millions de...- Francs! dit vivement Conseil.- Oui, dis-je, deux millions de francs, et, sans doute ellen'aura coûté au capitaine que la peine de la ramasser.- Eh! s'écria Ned Land, qui dit que demain, pendant notrepromenade, nous ne rencontrerons pas sa pareille!- Bah! fit Conseil.- Et pourquoi pas?- A quoi des millions nous serviraient-ils à bord duNautilus?- A bord, non, dit Ned Land, mais... ailleurs.- Oh! ailleurs! fit Conseil en secouant la tête.- Au fait, dis-je, maître Land a raison. Et si nousrapportons jamais en Europe ou en Amérique une perle dequelques millions, voilà du moins qui donnera une grandeauthenticité, et, en même temps, un grand prix au récit de

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nos aventures.- Je le crois, dit le Canadien.- Mais, dit Conseil, qui revenait toujours au côté instructifdes choses, est-ce que cette pêche des perles estdangereuse?- Non, répondis-je vivement, surtout si l'on prendcertaines précautions.- Que risque-t-on dans ce métier? dit Ned Land: d'avalerquelques gorgées d'eau de mer!- Comme vous dites, Ned. A propos, dis-je, en essayant deprendre le ton dégagé du capitaine Nemo, est-ce que vousavez peur des requins, brave Ned?- Moi, répondit le Canadien, un harponneur de profession!C'est mon métier de me moquer d'eux!- Il ne s'agit pas, dis-je, de les pêcher avec un émerillon,de les hisser sur le pont d'un navire, de leur couper laqueue à coups de hache, de leur ouvrir le ventre, de leurarracher le coeur et de le jeter à la mer!- Alors, il s'agit de...?- Oui, précisément.- Dans l'eau?- Dans l'eau.- Ma foi, avec un bon harpon! Vous savez, monsieur, cesrequins, ce sont des bêtes assez mal façonnées. Il fautqu'elles se retournent sur le ventre pour vous happer, et,pendant ce temps... "Ned Land avait une manière de prononcer le mot " happer" qui donnait froid dans le dos.

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" Eh bien, et toi, Conseil, que penses-tu de ces squales?- Moi, dit Conseil, je serai franc avec monsieur.- A la bonne heure, pensai-je.- Si monsieur affronte les requins, dit Conseil, je ne voispas pourquoi son fidèle domestique ne les affronterait pasavec lui! "

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UNE PERLE DE DIX MILLIONS

La nuit arriva. Je me couchai. Je dormis assez mal. Lessquales jouèrent un rôle important dans mes rêves, et jetrouvai très juste et très injuste à la fois cette étymologiequi fait venir le mot requin du mot " requiem ".Le lendemain, à quatre heures du matin, je fus réveillé parle stewart que le capitaine Nemo avait spécialement misà mon service. Je me levai rapidement, je m'habillai et jepassai dans le salon.Le capitaine Nemo m'y attendait." Monsieur Aronnax, me dit-il, êtes-vous prêt à partir?- Je suis prêt.- Veuillez me suivre.- Et mes compagnons, capitaine?- Ils sont prévenus et nous attendent.- N'allons-nous pas revêtir nos scaphandres? demandai-je.- Pas encore. Je n'ai pas laissé le Nautilus approcher detrop près cette côte, et nous sommes assez au large dubanc de Manaar; mais j'ai fait parer le canot qui nousconduira au point précis de débarquement et nousépargnera un assez long trajet. Il emporte nos appareils deplongeurs, que nous revêtirons au moment oùcommencera cette exploration sous-marine. "Le capitaine Nemo me conduisit vers l'escalier central,

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dont les marches aboutissaient à la plate-forme. Ned etConseil se trouvaient là, enchantés de la " partie de plaisir" qui se préparait. Cinq matelots du Nautilus, les avironsarmés, nous attendaient dans le canot qui avait été bossécontre le bord.La nuit était encore obscure. Des plaques de nuagescouvraient le ciel et ne laissaient apercevoir que de raresétoiles. Je portai mes yeux du côté de la terre, mais je nevis qu'une ligne trouble qui fermait les trois quarts del'horizon du sud-ouest au nord-ouest. Le Nautilus, ayantremonté pendant la nuit la côte occidentale de Ceylan, setrouvait à l'ouest de la baie, ou plutôt de ce golfe formépar cette terre et l'île de Manaar. Là, sous les sombreseaux, s'étendait le banc de pintadines, inépuisable champde perles dont la longueur dépasse vingt milles.Le capitaine Nemo, Conseil, Ned Land et moi. nousprîmes place à l'arrière du canot. Le patron del'embarcation se mit à la barre; ses quatre compagnonsappuyèrent sur leurs avirons; la bosse fut larguée et nousdébordâmes.Le canot se dirigea vers le sud. Ses nageurs ne sepressaient pas. J'observai que leurs coups d'aviron,vigoureusement engagés sous l'eau, ne se succédaient quede dix secondes en dix secondes, suivant la méthodegénéralement usitée dans les marines de guerre. Tandisque l'embarcation courait sur son erre, les gouttelettesliquides frappaient en crépitant le fond noir des flotscomme des bavures de plomb fondu. Une petite houle,

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venue du large, imprimait au canot un léger roulis, etquelques crêtes de lames clapotaient à son avant.Nous étions silencieux. A quoi songeait le capitaineNemo? Peut-être à cette terre dont il s'approchait. et qu'iltrouvait trop près de lui, contrairement a l'opinion duCanadien, auquel elle semblait encore trop éloignée.Quant à Conseil, il était là en simple curieux.Vers cinq heures et demie, les premières teintes del'horizon accusèrent plus nettement la ligne supérieure dela côte. Assez plate dans l'est, elle se renflait un peu versle sud. Cinq milles la séparaient encore, et son rivage seconfondait avec les eaux brumeuses. Entre elle et nous, lamer était déserte. Pas un bateau, pas un plongeur. Solitudeprofonde sur ce lieu de rendez-vous des pêcheurs deperles. Ainsi que le capitaine Nemo me l'avait faitobserver, nous arrivions un mois trop tôt dans ces parages.A six heures, le jour se fit subitement, avec cette rapiditéparticulière aux régions tropicales, qui ne connaissent nil'aurore ni le crépuscule. Les rayons solaires percèrent lerideau de nuages amoncelés sur l'horizon oriental, etl'astre radieux s'éleva rapidement.Je vis distinctement la terre, avec quelques arbres épars çàet là.Le canot s'avança vers l'île de Manaar, qui s'arrondissaitdans le sud. Le capitaine Nemo s'était levé de son banc etobservait la mer.Sur un signe de lui, l'ancre fut mouillée, et la chaînecourut à peine, car le fond n'était pas à plus d'un mètre, et

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il formait en cet endroit l'un des plus hauts points du bancde pintadines. Le canot évita aussitôt sous la poussée dujusant qui portait au large." Nous voici arrivés, monsieur Aronnax, dit alors lecapitaine Nemo. Vous voyez cette baie resserrée. C'est icimême que dans un mois se réuniront les nombreuxbateaux de pêche des exploitants, et ce sont ces eaux queleurs plongeurs iront audacieusement fouiller. Cette baieest heureusement disposée pour ce genre de pêche. Elleest abritée des vents les plus forts, et la mer n'y est jamaistrès houleuse, circonstance très favorable au travail desplongeurs. Nous allons maintenant revêtir nosscaphandres, et nous commencerons notre promenade. "Je ne répondis rien, et tout en regardant ces flots suspects,aidé des matelots de l'embarcation, je commençai à revêtirmon lourd vêtement de mer. Le capitaine Nemo et mesdeux compagnons s'habillaient aussi. Aucun des hommesdu Nautilus ne devait nous accompagner dans cettenouvelle excursion.Bientôt nous fûmes emprisonnés jusqu'au cou dans levêtement de caoutchouc, et des bretelles fixèrent sur notredos les appareils à air. Quant aux appareils Ruhmkorff, iln'en était pas question. Avant d'introduire ma tête dans sacapsule de cuivre, j'en fis l'observation au capitaine. " Ces appareils nous seraient inutiles, me répondit lecapitaine. Nous n'irons pas à de grandes profondeurs, etles rayons solaires suffiront à éclairer notre marche.D'ailleurs, il n'est pas prudent d'emporter sous ces eaux

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une lanterne électrique. Son éclat pourrait attirerinopinément quelque dangereux habitant de ces parages."Pendant que le capitaine Nemo prononçait ces paroles, jeme retournai vers Conseil et Ned Land. Mais ces deuxamis avaient déjà emboîté leur tête dans la calottemétallique, et ils ne pouvaient ni entendre ni répondre.Une dernière question me restait à adresser au capitaineNemo:" Et nos armes, lui demandai-je, nos fusils?- Des fusils! à quoi bon? Vos montagnards n'attaquent-ilspas l'ours un poignard à la main, et l'acier n'est-il pas plussûr que le plomb? Voici une lame solide. Passez-la à votreceinture et partons. "Je regardai mes compagnons. Ils étaient armés commenous, et, de plus, Ned Land brandissait un énorme harponqu'il avait déposé dans le canot avant de quitter leNautilus.Puis, suivant l'exemple du capitaine, je me laissai coifferde la pesante sphère de cuivre, et nos réservoirs a airfurent immédiatement mis en activité.Un instant après, les matelots de l'embarcation nousdébarquaient les uns après les autres, et, par un mètre etdemi d'eau, nous prenions pied sur un sable uni. Lecapitaine Nemo nous fit un signe de la main. Nous lesuivîmes, et par une pente douce nous disparûmes sous lesflots.Là, les idées qui obsédaient mon cerveaum'abandonnèrent. Je redevins étonnamment calme. La

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facilité de mes mouvements accrut ma confiance, etl'étrangeté du spectacle captiva mon imagination.Le soleil envoyait déjà sous les eaux une clarté suffisante.Les moindres objets restaient perceptibles. Après dixminutes de marche, nous étions par cinq mètres d'eau, etle terrain devenait à peu près plat.Sur nos pas, comme des compagnies de bécassines dansun marais, se levaient des volées de poissons curieux dugenre des monoptères, dont les sujets n'ont d'autrenageoire que celle de la queue. Je reconnus le javanais,véritable serpent long de huit décimètres, au ventre livide,que l'on confondrait facilement avec le congre sans leslignes d'or de ses flancs. Dans le genre des stromatées,dont le corps est très comprimé et ovale, j'observai desparus aux couleurs éclatantes portant comme une fauxleur nageoire dorsale, poissons comestibles qui, séchés etmarinés, forment un mets excellent connu sous le nom dekarawade puis des tranquebars, appartenant au genre desapsiphoroïdes, dont le corps est recouvert d'une cuirasseécailleuse à huit pans longitudinaux.Cependant l'élévation progressive du soleil éclairait deplus en plus la masse des eaux. Le sol changeait peu àpeu. Au sable fin succédait une véritable chaussée derochers arrondis, revêtus d'un tapis de mollusques et dezoophytes. Parmi les échantillons de ces deuxembranchements, je remarquai des placènes à valvesminces et inégales, sortes d'ostracées particulières à la merRouge et à l'océan Indien, des lucines orangées à coquille

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orbiculaire, des tarières subulées, quelques-unes de cespourpres persiques qui fournissaient au Nautilus uneteinture admirable, des rochers cornus, longs de quinzecentimètres, qui se dressaient sous les flots comme desmains prêtes à vous saisir, des turbinelles cornigères,toutes hérissées d'épines, des lingules hyantes, desanatines, coquillages comestibles qui alimentent lesmarchés de l'Hindoustan, des pélagies panopyres,légèrement lumineuses, et enfin d'admirables oculinesflabelliformes, magnifiques éventails qui forment l'unedes plus riches arborisations de ces mers.Au milieu de ces plantes vivantes et sous les berceauxd'hydrophytes couraient de gauches légions d'articulés,particulièrement des ranines dentées, dont la carapacereprésente un triangle un peu arrondi, des birguesspéciales à ces parages, des parthenopes horribles, dontl'aspect répugnait aux regards. Un animal non moinshideux que je rencontrai plusieurs fois, ce fut ce crabeénorme observé par M. Darwin, auquel la nature a donnél'instinct et la force nécessaires pour se nourrir de noix decoco; il grimpe aux arbres du rivage, il fait tomber la noixqui se fend dans sa chute, et il l'ouvre avec ses puissantespinces. Ici, sous ces flots clairs, ce crabe courait avec uneagilité sans pareille, tandis que des chélonées franches, decette espèce qui fréquente les côtes du Malabar, sedéplaçaient lentement entre les roches ébranlées.Vers sept heures, nous arpentions enfin le banc depintadines, sur lequel les huîtres perlières se reproduisent

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par millions. Ces mollusques précieux adhéraient aux rocset y étaient fortement attachés par ce byssus de couleurbrune qui ne leur permet pas de se déplacer. En quoi ceshuîtres sont inférieures aux moules elles-mêmesauxquelles la nature n'a pas refusé toute faculté delocomotion.La pintadine meleagrina, la mère perle, dont les valvessont à peu près égales, se présente sous la forme d'unecoquille arrondie, aux épaisses parois, très rugueuses àl'extérieur. Quelques-unes de ces coquilles étaientfeuilletées et sillonnées de bandes verdâtres quirayonnaient de leur sommet. Elles appartenaient auxjeunes huîtres. Les autres, à surface rude et noire, vieillesde dix ans et plus, mesuraient jusqu'à quinze centimètresde largeur.Le capitaine Nemo me montra de la main cetamoncellement prodigieux de pintadines, et je comprisque cette mine était véritablement inépuisable, car la forcecréatrice de la nature l'emporte sur l'instinct destructif del'homme. Ned Land, fidèle a cet instinct, se hâtait d'emplirdes plus beaux mollusques un filet qu'il portait à son côté.Mais nous ne pouvions nous arrêter. Il fallait suivre lecapitaine qui semblait se diriger par des sentiers connusde lui seul. Le sol remontait sensiblement, et parfois monbras, que j'élevais, dépassait la surface de la mer. Puis leniveau du banc se rabaissait capricieusement. Souventnous tournions de hauts rocs effilés en pyramidions. Dansleurs sombres anfractuosités de gros crustacés, pointés sur

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leurs hautes pattes comme des machines de guerre, nousregardaient de leurs yeux fixes, et sous nos piedsrampaient des myrianes, des glycères, des aricies et desannélides, qui allongeaient démesurément leurs antenneset leurs cyrrhes tentaculaires.En ce moment s'ouvrit devant nos pas une vaste grotte,creusée dans un pittoresque entassement de rocherstapissés de toutes les hautes-lisses de la flore sous-marine.D'abord, cette grotte me parut profondément obscure. Lesrayons solaires semblaient s'y éteindre par dégradationssuccessives. Sa vague transparence n'était plus que de lalumière noyée.Le capitaine Nemo y entra. Nous après lui. Mes yeuxs'accoutumèrent bientôt à ces ténèbres relatives. Jedistinguai les retombées si capricieusement contournéesde la voûte que supportaient des piliers naturels,largement assis sur leur base granitique, comme leslourdes colonnes de l'architecture toscane. Pourquoi notreincompréhensible guide nous entraînait-il au fond de cettecrypte sous-marine? J'allais le savoir avant peu.Après avoir descendu une pente assez raide, nos piedsfoulèrent le fond d'une sorte de puits circulaire. Là, lecapitaine Nemo s'arrêta, et de la main il nous indiqua unobjet que je n'avais pas encore aperçu.C'était une huître de dimension extraordinaire, unetridacne gigantesque, un bénitier qui eût contenu un lacd'eau sainte, une vasque dont la largeur dépassait deuxmètres, et conséquemment plus grande que celle qui

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ornait le salon du Nautilus. Je m'approchai de ce mollusque phénoménal. Par sonbyssus il adhérait à une table de granit, et là il sedéveloppait isolément dans les eaux calmes de la grotte.J'estimai le poids de cette tridacne à trois centskilogrammes. Or, une telle huître contient quinze kilos dechair, et il faudrait l'estomac d'un Gargantua pour enabsorber quelques douzaines.Le capitaine Nemo connaissait évidemment l'existence dece bivalve. Ce n'était pas la première fois qu'il le visitait,et je pensais qu'en nous conduisant en cet endroit ilvoulait seulement nous montrer une curiosité naturelle. Jeme trompais. Le capitaine Nemo avait un intérêtparticulier à constater l'état actuel de cette tridacne.Les deux valves du mollusque étaient entr'ouvertes. Lecapitaine s'approcha et introduisit son poignard entre lescoquilles pour les empêcher de se rabattre; puis, de lamain, il souleva la tunique membraneuse et frangée surses bords qui formait le manteau de l'animal.Là, entre les plis foliacés, je vis une perle libre dont lagrosseur égalait celle d'une noix de cocotier. Sa formeglobuleuse, sa limpidité parfaite, son orient admirable enfaisaient un bijou d'un inestimable prix. Emporté par lacuriosité, j'étendais la main pour la saisir, pour la peser,pour la palper! Mais le capitaine m'arrêta, fit un signenégatif, et, retirant son poignard par un mouvementrapide, il laissa les deux valves se refermer subitement.Je compris alors quel était le dessein du capitaine Nemo.

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En laissant cette perle enfouie sous le manteau de latridacne, il lui permettait de s'accroître insensiblement.Avec chaque année la sécrétion du mollusque y ajoutaitde nouvelles couches concentriques. Seul, le capitaineconnaissait la grotte où " mûrissait " cet admirable fruit dela nature; seul il l'élevait, pour ainsi dire, afin de latransporter un jour dans son précieux musée. Peut-êtremême, suivant l'exemple des Chinois et des Indiens, avait-il déterminé la production de cette perle en introduisantsous les plis du mollusque quelque morceau de verre et demétal, qui s'était peu à peu recouvert de la matière nacrée.En tout cas, comparant cette perle à celles que jeconnaissais déjà, à celles qui brillaient dans la collectiondu capitaine, j'estimai sa valeur à dix millions de francsau moins. Superbe curiosité naturelle et non bijou de luxe,car je ne sais quelles oreilles féminines auraient pu lasupporter.La visite à l'opulente tridacne était terminée. Le capitaineNemo quitta la grotte, et nous remontâmes sur le banc depintadines, au milieu de ces eaux claires que ne troublaitpas encore le travail des plongeurs.Nous marchions isolément, en véritables flâneurs, chacuns'arrêtant ou s'éloignant au gré de sa fantaisie. Pour moncompte, je n'avais plus aucun souci des dangers que monimagination avait exagérés si ridiculement. Le haut-fondse rapprochait sensiblement de la surface de la mer, etbientôt par un mètre d'eau ma tête dépassa le niveauocéanique. Conseil me rejoignit, et collant sa grosse

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capsule à la mienne, il me fit des yeux un salut amical.Mais ce plateau élevé ne mesurait que quelques toises, etbientôt nous fûmes rentrés dans notre élément. Je croisavoir maintenant le droit de le qualifier ainsi.Dix minutes après, le capitaine Nemo s'arrêtait soudain.Je crus qu'il faisait halte pour retourner sur ses pas. Non.D'un geste, il nous ordonna de nous blottir près de lui aufond d'une large anfractuosité. Sa main se dirigea vers unpoint de la masse liquide, et je regardai attentivement.A cinq mètres de moi, une ombre apparut et s'abaissajusqu'au sol. L'inquiétante idée des requins traversa monesprit. Mais je me trompais, et, cette fois encore, nousn'avions pas affaire aux monstres de l'Océan.C'était un homme, un homme vivant, un Indien, un noir,un pêcheur, un pauvre diable, sans doute, qui venaitglaner avant la récolte. J'apercevais les fonds de son canotmouillé à quelques pieds au-dessus de sa tête. Il plongeait,et remontait successivement. Une pierre taillée en pain desucre et qu'il serrait du pied, tandis qu'une corde larattachait à son bateau, lui servait à descendre plusrapidement au fond de la mer. C'était là tout son outillage.Arrivé au sol, par cinq mètres de profondeur environ, il seprécipitait à genoux et remplissait son sac de pintadinesramassées au hasard. Puis, il remontait, vidait son sac,ramenait sa pierre, et recommençait son opération qui nedurait que trente secondes.Ce plongeur ne nous voyait pas. L'ombre du rocher nousdérobait a ses regards. Et d'ailleurs, comment ce pauvre

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Indien aurait-il jamais supposé que des hommes, des êtressemblables à lui, fussent là, sous les eaux, épiant sesmouvements. ne perdant aucun détail de sa pêche!Plusieurs fois, il remonta ainsi et plongea de nouveau. Ilne rapportai pas plus d'une dizaine de pintadines à chaqueplongée, car il fallait les arracher du banc auquel elless'accrochaient par leur robuste byssus. Et combien de ceshuîtres étaient privées de ces perles pour lesquelles ilrisquait sa vie!Je l'observais avec une attention profonde. Sa manoeuvrese faisait régulièrement, et pendant une demi-heure, aucundanger ne parut le menacer. Je me familiarisais donc avecle spectacle de cette pêche intéressante, quand, tout d'uncoup, à un moment où l'Indien était agenouillé sur le sol,je lui vis faire un geste d'effroi? se relever et prendre sonélan pour remonter à la surface des flots.Je compris son épouvante. Une ombre gigantesqueapparaissait au-dessus du malheureux plongeur. C'était unrequin de grande taille qui s'avançait diagonalement, l'oeilen feu, les mâchoires ouvertes!J'étais muet d'horreur, incapable de faire un mouvement.Le vorace animal, d'un vigoureux coup de nageoire,s'élança vers l'Indien, qui se jeta de côté et évita lamorsure du requin, mais non le battement de sa queue, carcette queue, le frappant à la poitrine, I étendit sur le sol.Cette scène avait duré quelques secondes à peine. Lerequin revint, et, se retournant sur le dos, il s'apprêtait àcouper l'Indien en deux, quand je sentis le capitaine

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Nemo, posté près de moi, se lever subitement. Puis, sonpoignard à la main, il marcha droit au monstre, prêt àlutter corps à corps avec lui.Le squale, au moment où il allait happer le malheureuxpêcheur, aperçut son nouvel adversaire, et se replaçant surle ventre, il se dirigea rapidement vers lui.Je vois encore la pose du capitaine Nemo. Replié sur lui-même, il attendait avec un admirable sang-froid leformidable squale, et lorsque celui-ci se précipita sur lui,le capitaine, se jetant de côté avec une prestesseprodigieuse, évita le choc et lui enfonça son poignarddans le ventre. Mais, tout n'était pas dit. Un combatterrible s'engagea.Le requin avait rugi, pour ainsi dire. Le sang sortait à flotsde ses blessures. La mer se teignit de rouge, et, à traversce liquide opaque, je ne vis plus rien.Plus rien, jusqu'au moment où, dans une éclaircie,j'aperçus l'audacieux capitaine, cramponné à l'une desnageoires de l'animal, luttant corps à corps avec lemonstre, labourant de coups de poignard le ventre de sonennemi, sans pouvoir toutefois porter le coup définitif,c'est-à-dire l'atteindre en plein coeur. Le squale, sedébattant, agitait la masse des eaux avec furie, et leurremous menaçait de me renverser.J'aurais voulu courir au secours du capitaine. Mais, clouépar l'horreur, je ne pouvais remuer.Je regardais, l'oeil hagard. Je voyais les phases de la luttese modifier. Le capitaine tomba sur le sol, renversé par la

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masse énorme qui pesait sur lui. Puis, les mâchoires durequin s'ouvrirent démesurément comme une cisailled'usine, et c'en était fait du capitaine si, prompt comme lapensée, son harpon à la main, Ned Land, se précipitantvers le requin, ne l'eût frappe de sa terrible pointe.Les flots s'imprégnèrent d'une masse de sang. Ilss'agitèrent sous les mouvements du squale qui les battaitavec une indescriptible fureur. Ned Land n'avait pasmanqué son but. C'était le râle du monstre. Frappé aucoeur, il se débattait dans des spasmes épouvantables,dont le contrecoup renversa Conseil.Cependant, Ned Land avait dégagé le capitaine. Celui-ci,relevé sans blessures, alla droit à l'indien, coupa vivementla corde qui le liait à sa pierre, le prit dans ses bras et, d'unvigoureux coup de talon, il remonta à la surface de la mer.Nous le suivîmes tous trois, et, en quelques instants,miraculeusement sauvés, nous atteignions l'embarcationdu pêcheur.Le premier soin du capitaine Nemo fut de rappeler cemalheureux à la vie. Je ne savais s'il réussirait. Jel'espérais, car l'immersion de ce pauvre diable n'avait pasété longue. Mais le coup de queue du requin pouvaitl'avoir frappé à mort.Heureusement, sous les vigoureuses frictions de Conseilet du capitaine, je vis, peu à peu, le noyé revenir ausentiment. Il ouvrit les yeux. Quelle dut être sa surpris-jeson épouvante même, à voir les quatre grosses têtes decuivre qui se penchaient sur lui!

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Et surtout, que dut-il penser, quand le capitaine Nemo,tirant d'une poche de son vêtement un sachet de perles, lelui eut mis dans la main? Cette magnifique aumône del'homme des eaux au pauvre Indien de Ceylan fut acceptéepar celui-ci d'une main tremblante.Ses yeux effarés indiquaient du reste qu'il ne savait àquels êtres surhumains il devait à la fois la fortune et lavie.Sur un signe du capitaine, nous regagnâmes le banc depintadines, et, suivant la route déjà parcourue, après unedemi-heure de marche nous rencontrions l'ancre quirattachait au sol le canot du Nautilus. Une fois embarqués, chacun de nous, avec l'aide desmatelots, se débarrassa de sa lourde carapace de cuivre.La première parole du capitaine Nemo fut pour leCanadien." Merci, maître Land, lui dit-il.- C'est une revanche, capitaine, répondit Ned Land. Jevous devais cela. "Un pâle sourire glissa sur les lèvres du capitaine, et ce futtout."Au Nautilus ", dit-il.L'embarcation vola sur les flots. Quelques minutes plustard, nous rencontrions le cadavre du requin qui flottait.A la couleur noire marquant l'extrémité de ses nageoires,je reconnus le terrible mélanoptère de la mer des Indes, del'espèce des requins proprement dits. Sa longueurdépassait vingt-cinq pieds; sa bouche énorme occupait le

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tiers de son corps. C'était un adulte, ce qui se voyait auxsix rangées de dents, disposées en triangles isocèles sur lamâchoire supérieure.Conseil le regardait avec un intérêt tout scientifique, et jesuis sûr qu'il le rangeait, non sans raison, dans la classedes cartilagineux. ordre des chondroptérygiens àbranchies fixes, famille des sélaciens, genre des squales.Pendant que je considérais cette masse inerte, unedouzaine de ces voraces mélanoptères apparut tout d'uncoup autour de l'embarcation; mais, sans se préoccuper denous, ils se jetèrent sur le cadavre et s'en disputèrent leslambeaux.A huit heures et demie, nous étions de retour à bord duNautilus. Là, je me pris à réfléchir sur les incidents de notreexcursion au banc de Manaar. Deux observations s'endégageaient inévitablement. L'une, portant sur l'audacesans pareille du capitaine Nemo, l'autre sur sondévouement pour un être humain, l'un des représentantsde cette race qu'il fuyait sous les mers. Quoi qu'il en dît,cet homme étrange n'était pas parvenu encore à tuer soncoeur tout entier.Lorsque je lui fis cette observation, il me répondit d'un tonlégèrement ému:" Cet Indien, monsieur le professeur, c'est un habitant dupays des opprimés, et je suis encore, et, jusqu'à mondernier souffle, je serai de ce pays-là! "

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LA MER ROUGE

Pendant la journée du 29 janvier, l'île de Ceylan disparutsous l'horizon, et le Nautilus, avec une vitesse de vingtmilles à l'heure, se glissa dans ce labyrinthe de canaux quiséparent les Maledives des Laquedives. Il rangea mêmel'île Kittan, terre d'origine madréporique, découverte parVasco de Gama en 1499, et l'une des dix-neuf principalesîles de cet archipel des Laquedives, situé entre 100 et14030' de latitude nord, et 690 et 50072' de longitude est.Nous avions fait alors seize mille deux cent vingt milles,ou sept mille cinq cents lieues depuis notre point dedépart dans les mers du Japon.Le lendemain 30 janvier - lorsque le Nautilus remonta àla surface de l'Océan, il n'avait plus aucune terre en vue.Il faisait route au nord-nord-ouest, et se dirigeait vers cettemer d'Oman, creusée entre l'Arabie et la péninsuleindienne, qui sert de débouché au golfe Persique.C'était évidemment une impasse, sans issue possible. Oùnous conduisait donc le capitaine Nemo? Je n'aurais pu ledire. Ce qui ne satisfit pas le Canadien, qui, ce jour-là, medemanda où nous allions." Nous allons, maître Ned, où nous conduit la fantaisie ducapitaine.- Cette fantaisie, répondit le Canadien, ne peut nous

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mener loin. Le golfe Persique n'a pas d'issue, et si nous yentrons, nous ne tarderons guère à revenir sur nos pas. - Eh bien! nous reviendrons, maître Land, et si après legolfe Persique, le Nautilus veut visiter la mer Rouge, ledétroit de Babel-Mandeb est toujours là pour lui livrerpassage.- Je ne vous apprendrai pas, monsieur, répondit Ned Land,que la mer Rouge est non moins fermée que le golfe,puisque l'isthme de Suez n'est pas encore percé, et, le fût-il, un bateau mystérieux comme le nôtre ne se hasarderaitpas dans ses canaux coupés d'écluses. Donc, la mer Rougen'est pas encore le chemin qui nous ramènera en Europe.- Aussi, n'ai-je pas dit que nous reviendrions en Europe.- Que supposez-vous donc?- Je suppose qu'après avoir visité ces curieux parages del'Arabie et de l'Égypte, le Nautilus redescendra l'Océanindien, peut-être à travers le canal de Mozambique, peut-être au large des Mascareignes, de manière à gagner le capde Bonne-Espérance.Et une fois au cap de Bonne-Espérance? demanda leCanadien avec une insistance toute particulière.- Eh bien, nous pénétrerons dans cet Atlantique que nousne connaissons pas encore. Ah ça! ami Ned, vous vousfatiguez donc de ce voyage sous les mers? Vous vousblasez donc sur le spectacle incessamment varié desmerveilles sous-marines? Pour mon compte, je verrai avecun extrême dépit finir ce voyage qu'il aura été donné à sipeu d'hommes de faire.

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- Mais savez-vous, monsieur Aronnax, répondit leCanadien, que voilà bientôt trois mois que nous sommesemprisonnés à bord de ce Nautilus ?- Non, Ned, je ne le sais pas, je ne veux pas le savoir, et jene compte ni les jours, ni les heures.- Mais la conclusion?- La conclusion viendra en son temps. D'ailleurs, nous n'ypouvons rien, et nous discutons inutilement. Si vousveniez me dire, mon brave Ned: "Une chance d'évasionnous est offerte", je la discuterais avec vous. Mais tel n'estpas le cas et, à vous parler franchement, je ne crois pasque le capitaine Nemo s'aventure jamais dans les merseuropéennes. "Par ce court dialogue, on verra que, fanatique du Nautilus,j'étais incarné dans la peau de son commandant.Quant à Ned Land, il termina la conversation par cesmots, en forme de monologue: " Tout cela est bel et bon,mais, à mon avis, où il y a de la gêne, il n'y a plus deplaisir. "Pendant quatre jours, jusqu'au 3 février, le Nautilus visitala mer d'Oman, sous diverses vitesses et à diversesprofondeurs. Il semblait marcher au hasard, comme s'il eûthésité sur la route à suivre, mais il ne dépassa jamais letropique du Cancer.En quittant cette mer, nous eûmes un instant connaissancede Mascate, la plus importante ville du pays d'Oman.J'admirai son aspect étrange, au milieu des noirs rochersqui l'entourent et sur lesquels se détachent en blanc ses

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maisons et ses forts. J'aperçus le dôme arrondi de sesmosquées, la pointe élégante de ses minarets, ses fraîcheset verdoyantes terrasses. Mais ce ne fut qu'une vision, etle Nautilus s'enfonça bientôt sous les flots sombres de cesparages.Puis, il prolongea à une distance de six milles les côtesarabiques du Mahrah et de l'Hadramant, et sa ligneondulée de montagnes, relevée de quelques ruinesanciennes. Le 5 février, nous donnions enfin dans le golfed'Aden, véritable entonnoir introduit dans ce goulot deBabel-Mandeb, qui entonne les eaux indiennes dans lamer Rouge.Le 6 février, le Nautilus flottait en vue d'Aden, perché surun promontoire qu'un isthme étroit réunit au continent,sorte de Gibraltar inaccessible, dont les Anglais ont refaitles fortifications, après s'en être emparés en 1839.J'entrevis les minarets octogones de cette ville qui futautrefois l'entrepôt le plus riche et le plus commerçant dela côte, au dire de l'historien Edrisi.Je croyais bien que le capitaine Nemo, parvenu à ce point,allait revenir en arrière; mais je me trompais, et, à magrande surprise, il n'en fut rien.Le lendemain, 7 février, nous embouquions le détroit deBabel-Mandeb, dont le nom veut dire en langue arabe: "la porte des Larmes ". Sur vingt milles de large, il necompte que cinquante-deux kilomètres de long, et pour leNautilus lancé à toute vitesse, le franchir fut l'affaire d'uneheure à peine. Mais je ne vis rien, pas même cette île de

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Périm, dont le gouvernement britannique a fortifié laposition d'Aden. Trop de steamers anglais ou français deslignes de Suze à Bombay, à Calcutta, à Melbourne, àBourbon, à Maurice, sillonnaient cet étroit passage, pourque le Nautilus tentât de s'y montrer. Aussi se tint-ilprudemment entre deux eaux.Enfin, à midi, nous sillonnions les flots de la mer Rouge.La mer Rouge, lac célèbre des traditions bibliques, que lespluies ne rafraîchissent guère, qu'aucun fleuve importantn'arrose, qu'une excessive évaporation pompeincessamment et qui perd chaque année une trancheliquide haute d'un mètre et demi! Singulier golfe, qui,fermé et dans les conditions d'un lac, serait peut-êtreentièrement desséché; inférieur en ceci à ses voisines laCaspienne ou l'Asphaltite, dont le niveau a seulementbaissé jusqu'au point où leur évaporation a précisémentégalé la somme des eaux reçues dans leur sein.Cette mer Rouge a deux mille six cents kilomètres delongueur sur une largeur moyenne de deux cent quarante.Au temps des Ptolémées et des empereurs romains, elle futla grande artère commerciale du monde, et le percementde l'isthme lui rendra cette antique importance que lesrailways de Suez ont déjà ramenée en partie.Je ne voulus même pas chercher à comprendre ce capricedu capitaine Nemo qui pouvait le décider à nous entraînerdans ce golfe. Mais j'approuvai sans réserve le Nautilusd'y être entré. Il prit une allure moyenne, tantôt se tenantà la surface, tantôt plongeant pour éviter quelque navire,

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et je pus observer ainsi le dedans et le dessus de cette mersi curieuse.Le 8 février, dès les premières heures du jour, Moka nousapparut, ville maintenant ruinée, dont les muraillestombent au seul bruit du canon, et qu'abritent çà et làquelques dattiers verdoyants. Cité importante, autrefois,qui renfermait six marchés publics, vingt-six mosquées,et à laquelle ses murs, défendus par quatorze forts,faisaient une ceinture de trois kilomètres.Puis, le Nautilus se rapprocha des rivages africains où laprofondeur de la mer est plus considérable. Là, entre deuxeaux d'une limpidité de cristal, par les panneaux ouverts,il nous permit de contempler d'admirables buissons decoraux éclatants, et de vastes pans de rochers revêtusd'une splendide fourrure verte d'algues et de fucus. Quelindescriptible spectacle, et quelle variété de sites et depaysages à l'arasement de ces écueils et de ces îlotsvolcaniques qui confinent à la côte Iybienne! Mais où cesarborisations apparurent dans toute leur beauté, ce fut versles rives orientales que le Nautilus ne tarda pas à rallier.Ce fut sur les côtes du Téhama, car alors non seulementces étalages de zoophytes fleurissaient au-dessous duniveau de la mer, mais ils formaient aussi desentrelacements pittoresques qui se déroulaient à dixbrasses au-dessus; ceux-ci plus capricieux, mais moinscolorés que ceux-là dont l'humide vitalité des eauxentretenait la fraîcheur.Que d'heures charmantes je passai ainsi à la vitre du

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salon! Que d'échantillons nouveaux de la flore et de lafaune sous-marine j'admirai sous l'éclat de notre fanalélectrique! Des fongies agariciformes, des actinies decouleur ardoisée, entre autres le thalassianthus aster destubipores disposés comme des flûtes et n'attendant que lesouffle du dieu Pan, des coquilles particulières à cettemer, qui s'établissent dans les excavations madréporiqueset dont la base est contournée en courte spirale, et enfinmille spécimens d'un polypier que je n'avais pas observéencore, la vulgaire éponge.La classe des spongiaires, première du groupe despolypes, a été précisément créée par ce curieux produitdont l'utilité est incontestable. L'éponge n'est point unvégétal comme l'admettent encore quelques naturalistes,mais un animal du dernier ordre, un polypier inférieur àcelui du corail. Son animalité n'est pas douteuse, et on nepeut même adopter l'opinion des anciens qui laregardaient comme un être intermédiaire entre la plante etl'animal. Je dois dire cependant, que les naturalistes nesont pas d'accord sur le mode d'organisation de l'éponge.Pour les uns, c'est un polypier, et pour d'autres tels que M.Milne Edwards, c'est un individu isolé et unique.La classe des spongiaires contient environ trois centsespèces qui se rencontrent dans un grand nombre de mers,et même dans certains cours d'eau où elles ont reçu le nomde " fluviatiles ". Mais leurs eaux de prédilection sontcelles de la Méditerranée, de l'archipel grec, de la côte deSyrie et de la mer Rouge. Là se reproduisent et se

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développent ces éponges fines-douces dont la valeurs'élève jusqu'à cent cinquante francs, l'éponge blonde deSyrie, l'éponge dure de Barbarie, etc. Mais puisque je nepouvais espérer d'étudier ces zoophytes dans les échellesdu Levant, dont nous étions séparés par l'infranchissableisthme de Suez, je me contentai de les observer dans leseaux de la mer Rouge.J'appelai donc Conseil près de moi, pendant que leNautilus, par une profondeur moyenne de huit à neufmètres, rasait lentement tous ces beaux rochers de la côteorientale.Là croissaient des éponges de toutes formes, des épongespédiculées, foliacées, globuleuses, digitées. Ellesjustifiaient assez exactement ces noms de corbeilles, decalices, de quenouilles, de cornes d'élan, de pied de lion,de queue de paon, de gant de Neptune, que leur ontattribués les pêcheurs, plus poètes que les savants. De leurtissu fibreux, enduit d'une substance gélatineuse a demifluide, s'échappaient incessamment de petits filets d'eau,qui après avoir porté la vie dans chaque cellule, en étaientexpulsés par un mouvement contractile. Cette substancedisparaît après la mort du polype, et se putréfie endégageant de l'ammoniaque. Il ne reste plus alors que cesfibres cornées ou gélatineuses dont se compose l'épongedomestique, qui prend une teinte roussâtre, et quis'emploie à des usages divers, selon son degré d'élasticité,de perméabilité ou de résistance à la macération.Ces polypiers adhéraient aux rochers, aux coquilles des

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mollusques et même aux tiges d'hydrophytes. Ilsgarnissaient les plus petites anfractuosités, les unss'étalant, les autres se dressant ou pendant comme desexcroissances coralligènes. J'appris à Conseil que ceséponges se pêchaient de deux manières, soit à la drague,soit à la main. Cette dernière méthode qui nécessitel'emploi des plongeurs, est préférable, car en respectant letissu du polypier, elle lui laisse une valeur très supérieure.Les autres zoophytes qui pullulaient auprès desspongiaires, consistaient principalement en méduses d'uneespèce très élégante; les mollusques étaient représentéspar des variétés de calmars, qui, d'après d'Orbigny, sontspéciales à la mer Rouge, et les reptiles par des tortuesvirgata, appartenant au genre des chélonées, quifournirent à notre table un mets sain et délicat.Quant aux poissons, ils étaient nombreux et souventremarquables. Voici ceux que les filets du Nautilusrapportaient plus fréquemment à bord: des raies, parmilesquelles les limmes de forme ovale, de couleur brique,au corps semé d'inégales taches bleues et reconnaissablesà leur double aiguillon dentelé, des arnacks au dosargenté, des pastenaques à la queue pointillée, et desbockats, vastes manteaux longs de deux mètres quiondulaient entre les eaux, des aodons, absolumentdépourvus de dents, sortes de cartilagineux qui serapprochent du squale, des ostracions-dromadaires dontla bosse se termine par un aiguillon recourbé, long d'unpied et demi, des ophidies, véritables murènes à la queue

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argentée, au dos bleuâtre, aux pectorales brunes bordéesd'un liséré gris, des fiatoles, espèces de stromatées, zébrésd'étroites raies d'or et parés des trois couleurs de la France,des blémies-garamits, longs de quatre décimètres, desuperbes caranx, décorés de sept bandes transversales d'unbeau noir, de nageoires bleues et jaunes, et d'écailles d'oret d'argent, des centropodes, des mulles auriflammes à têtejaune, des scares, des labres, des balistes, des gobies, etc.,et mille autres poissons communs aux Océans que nousavions déjà traversés.Le 9 février, le Nautilus flottait dans cette partie la pluslarge de la mer Rouge, qui est comprise entre Souakin surla côte ouest et Quonfodah sur la côte est, sur un diamètrede cent quatre-vingt-dix milles.Ce jour-là à midi, après le point, le capitaine Nemo montasur la plate-forme où je me trouvai. Je me promis de nepoint le laisser redescendre sans l'avoir au moins pressentisur ses projets ultérieurs. Il vint à moi dès qu'il m'aperçut,m'offrit gracieusement un cigare et me dit:" Eh bien! monsieur le professeur, cette mer Rouge vousplaît-elle? Avez-vous suffisamment observé les merveillesqu'elle recouvre, ses poissons et ses zoophytes, sesparterres d'éponges et ses forêts de corail? Avez-vousentrevu les villes jetées sur ses bords?- Oui, capitaine Nemo, répondis-je, et le Nautilus s'estmerveilleusement prêté à toute cette étude. Ah! c'est unintelligent bateau!- Oui, monsieur, intelligent, audacieux et invulnérable! Il

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ne redoute ni les terribles tempêtes de la mer Rouge, ni sescourants, ni ses écueils.- En effet, dis-je, cette mer est citée entre les plusmauvaises, et si je ne me trompe, au temps des Anciens,sa renommée était détestable.- Détestable, monsieur Aronnax. Les historiens grecs etlatins n'en parlent pas à son avantage, et Strabon ditqu'elle est particulièrement dure à l'époque des ventsEtésiens et de la saison des pluies. L'Arabe Edrisi qui ladépeint sous le nom de golfe de Colzoum raconte que lesnavires périssaient en grand nombre sur ses bancs desable, et que personne ne se hasardait à y naviguer la nuit.C'est, prétend-il, une mer sujette à d'affreux ouragans,semée d'îles inhospitalières, et "qui n'offre rien de bon" nidans ses profondeurs, ni à sa surface. En effet, telle estl'opinion qui se trouve dans Arrien, Agatharchide etArtémidore.- On voit bien, répliquai-je, que ces historiens n'ont pasnavigué à bord du Nautilus. - En effet, répondit en souriant le capitaine, et sous cerapport, les modernes ne sont pas plus avancés que lesanciens. Il a fallu bien des siècles pour trouver lapuissance mécanique de la vapeur! Qui sait si dans centans, on verra un second Nautilus! Les progrès sont lents,monsieur Aronnax.- C'est vrai, répondis-je, votre navire avance d'un siècle,de plusieurs peut-être, sur son époque. Quel malheurqu'un secret pareil doive mourir avec son inventeur! "

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Le capitaine Nemo ne me répondit pas. Après quelquesminutes de silence:" Vous me parliez, dit-il, de l'opinion des ancienshistoriens sur les dangers qu'offre la navigation de la merRouge?- C'est vrai, répondis-je, mais leurs craintes n'étaient-ellespas exagérées?- Oui et non, monsieur Aronnax, me répondit le capitaineNemo, qui me parut posséder à fond "sa mer Rouge". Cequi n'est plus dangereux pour un navire moderne, biengréé, solidement construit, maître de sa direction grâce àl'obéissante vapeur, offrait des périls de toutes sortes auxbâtiments des anciens. Il faut se représenter ces premiersnavigateurs s'aventurant sur des barques faites deplanches cousues avec des cordes de palmier, calfatées derésine pilée et enduites de graisse de chiens de mer. Ilsn'avaient pas même d'instruments pour relever leurdirection, et ils marchaient à l'estime au milieu decourants qu'ils connaissaient à peine. Dans ces conditions,les naufrages étaient et devaient être nombreux. Mais denotre temps, les steamers qui font le service entre Suez etles mers du Sud n'ont plus rien à redouter des colères dece golfe, en dépit des moussons contraires. Leurscapitaines et leurs passagers ne se préparent pas au départpar des sacrifices propitiatoires, et, au retour, ils ne vontplus, ornés de guirlandes et de bandelettes dorées,remercier les dieux dans le temple voisin.- J'en conviens, dis-je, et la vapeur me paraît avoir tué la

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reconnaissance dans le coeur des marins. Mais capitaine,puisque vous semblez avoir spécialement étudié cette mer,pouvez-vous m'apprendre quelle est l'origine de son nom?- Il existe, monsieur Aronnax, de nombreuses explicationsà ce sujet. Voulez-vous connaître l'opinion d'unchroniqueur du XIVe siècle?- Volontiers.- Ce fantaisiste prétend que son nom lui fut donné aprèsle passage des Israélites, lorsque le Pharaon eut péri dansles flots qui se refermèrent à la voix de Moïse:En signe de cette merveille, Devint la mer rouge et vermeille. Non puis ne surent la nommer Autrement que la rouge mer.- Explication de poète, capitaine Nemo, répondis-je, maisje ne saurais m'en contenter. Je vous demanderai doncvotre opinion personnelle.- La voici. Suivant moi, monsieur Aronnax, il faut voirdans cette appellation de mer Rouge une traduction dumot hébreu "Edrom", et si les anciens lui donnèrent cenom, ce fut à cause de la coloration particulière de seseaux.- Jusqu'ici cependant je n'ai vu que des flots limpides etsans aucune teinte particulière.- Sans doute, mais en avançant vers le fond du golfe, vousremarquerez cette singulière apparence. Je me rappelleavoir vu la baie de Tor entièrement rouge, comme un lacde sang.

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- Et cette couleur, vous l'attribuez à la présence d'unealgue microscopique?- Oui. C'est une matière mucilagineuse pourpre produitepar ces chétives plantules connues sous le nom detrichodesmies, et dont il faut quarante mille pour occuperl'espace d'un millimètre carré. Peut-être en rencontrerez-vous. quand nous serons à Tor.- Ainsi. capitaine Nemo, ce n'est pas la première fois quevous parcourez la mer Rouge à bord du Nautilus?- Non, monsieur.- Alors, puisque vous parliez plus haut du passage desIsraélites et de la catastrophe des Égyptiens, je vousdemanderai si vous avez reconnu sous les eaux des tracesde ce grand fait historique?- Non, monsieur le professeur, et cela pour une excellenteraison.- Laquelle?- C'est que l'endroit même où Moïse a passé avec tout sonpeuple est tellement ensablé maintenant que les chameauxy peuvent à peine baigner leurs jambes. Vous comprenezque mon Nautilus n'aurait pas assez d'eau pour lui.- Et cet endroit?... demandai-je.- Cet endroit est situé un peu au-dessus de Suez, dans cebras qui formait autrefois un profond estuaire, alors quela mer Rouge s'étendait jusqu'aux lacs amers. Maintenant,que ce passage soit miraculeux ou non, les Israélites n'enont pas moins passé là pour gagner la Terre promise, etl'armée de Pharaon a précisément péri en cet endroit. Je

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pense donc que des fouilles pratiquées au milieu de cessables mettraient à découvert une grande quantité d'armeset d'instruments d'origine égyptienne.- C'est évident, répondis-je, et il faut espérer pour lesarchéologues que ces fouilles se feront tôt ou tard, lorsquedes villes nouvelles s'établiront sur cet isthme, après lepercement du canal de Suez. Un canal bien inutile pour unnavire tel que le Nautilus !- Sans doute, mais utile au monde entier, dit le capitaineNemo. Les anciens avaient bien compris cette utilité pourleurs affaires commerciales d'établir une communicationentre la mer Rouge et la Méditerranée; mais ils nesongèrent point à creuser un canal direct, et ils prirent leNil pour intermédiaire. Très probablement, le canal quiréunissait le Nil à la mer Rouge fut commencé sousSésostris, si l'on en croit la tradition. Ce qui est certain,c'est que, six cent quinze ans avant Jésus-Christ, Necosentreprit les travaux d'un canal alimenté par les eaux duNil, à travers la plaine d'Égypte qui regarde l'Arabie. Cecanal se remontait en quatre jours, et sa largeur était telleque deux trirèmes pouvaient y passer de front. Il futcontinué par Darius, fils d'Hytaspe. et probablementachevé par Ptolémée II. Strabon le vit employé à lanavigation; mais la faiblesse de sa pente entre son pointde départ, près de Bubaste, et la mer Rouge, ne le rendaitnavigable que pendant quelques mois de l'année. Ce canalservit au commerce jusqu'au siècle des Antonins;abandonné, ensablé, puis rétabli par les ordres du calife

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Omar, il fut définitivement comblé en 761 ou 762 par lecalife Al-Mansor, qui voulut empêcher les vivres d'arriverà Mohammed-ben-Abdoallah, révolté contre lui. Pendantl'expédition d'Égypte, votre général Bonaparte retrouva lestraces de ces travaux dans le désert de Suez, et, surpris parla marée. il faillit périr quelques heures avant de rejoindreHadjaroth, là même où Moïse avait campé trois mille troiscents ans avant lui.- Eh bien, capitaine, ce que les anciens n'avaient oséentreprendre, cette jonction entre les deux mers quiabrégera de neuf mille kilomètres la route de Cadix auxIndes, M. de Lesseps l'a fait, et avant peu, il aura changél'Afrique en une île immense.- Oui, monsieur Aronnax, et vous avez le droit d'être fierde votre compatriote. C'est un homme qui honore plus unenation que les plus grands capitaines! Il a commencécomme tant d'autres par les ennuis et les rebuts, mais il atriomphé, car il a le génie de la volonté. Et il est triste depenser que cette oeuvre, qui aurait dû être une oeuvreinternationale, qui aurait suffi à illustrer un règne, n'auraréussi que par l'énergie d'un seul homme. Donc, honneurà M. de Lesseps!- Oui, honneur à ce grand citoyen, répondis-je, toutsurpris de l'accent avec lequel le capitaine Nemo venait deparler.- Malheureusement, reprit-il, je ne puis vous conduire àtravers ce canal de Suez, mais vous pourrez apercevoir leslongues jetées de Port-Saïd après-demain, quand nous

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serons dans la Méditerranée.- Dans la Méditerranée! m'écriai-je.- Oui. monsieur le professeur. Cela vous étonne?- Ce qui m'étonne, c'est de penser que nous y serons après-demain.- Vraiment?- Oui, capitaine, bien que je dusse être habitué à nem'étonner de rien depuis que je suis à votre bord!- Mais à quel propos cette surprise?- A propos de l'effroyable vitesse que vous serez forcéd'imprimer au Nautilus s'il doit se retrouver après-demainen pleine Méditerranée, ayant fait le tour de l'Afrique etdoublé le cap de Bonne-Espérance!- Et qui vous dit qu'il fera le tour de l'Afrique, monsieur leprofesseur? Qui vous parle de doubler le cap de Bonne-Espérance!- Cependant, à moins que le Nautilus ne navigue en terreferme et qu'il ne passe par-dessus l'isthme...- Ou par-dessous, monsieur Aronnax.- Par-dessous?- Sans doute, répondit tranquillement le capitaine Nemo.Depuis longtemps la nature a fait sous cette langue deterre ce que les hommes font aujourd'hui à sa surface.- Quoi! il existerait un passage!- Oui, un passage souterrain que j'ai nommé Arabian-Tunnel. Il prend au-dessous de Suez et aboutit au golfe dePéluse.- Mais cet isthme n'est composé que de sables mouvants?

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- Jusqu'à une certaine profondeur. Mais à cinquantemètres seulement se rencontre une inébranlable assise deroc.- Et c'est par hasard que vous avez découvert ce passage?demandai-je de plus en plus surpris.- Hasard et raisonnement, monsieur le professeur, etmême, raisonnement plus que hasard.- Capitaine, je vous écoute, mais mon oreille résiste à cequ'elle entend.- Ah monsieur! Aures habent et non audient est de tous lestemps. Non seulement ce passage existe, mais j'en aiprofité plusieurs fois. Sans cela, je ne me serais pasaventuré aujourd'hui dans cette impasse de la mer Rouge.- Est-il indiscret de vous demander comment vous avezdécouvert ce tunnel?- Monsieur, me répondit le capitaine, il n'y peut y avoirrien de secret entre gens qui ne doivent plus se quitter. "Je ne relevai pas l'insinuation et j'attendis le récit ducapitaine Nemo." Monsieur le professeur, me dit-il, c'est un simpleraisonnement de naturaliste qui m'a conduit a découvrir cepassage que je suis seul à connaître. J'avais remarqué quedans la mer Rouge et dans la Méditerranée, il existait uncertain nombre de poissons d'espèces absolumentidentiques, des ophidies, des fiatoles, des girelles, despersègues, des joels, des exocets. Certain de ce fait je medemandai s'il n'existait pas de communication entre lesdeux mers. Si elle existait, le courant souterrain devait

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forcément aller de la mer Rouge à la Méditerranée par leseul effet de la différence des niveaux. Je pêchai donc ungrand nombre de poissons aux environs de Suez. Je leurpassai à la queue un anneau de cuivre, et je les rejetai à lamer. Quelques mois plus tard, sur les côtes de Syrie, jereprenais quelques échantillons de mes poissons ornés deleur anneau indicateur. La communication entre les deuxm'était donc démontrée. Je la cherchai avec mon Nautilus,je la découvris, je m'y aventurai, et avant peu, monsieur leprofesseur, vous aussi vous aurez franchi mon tunnelarabique! "

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ARABIAN-TUNNEL

Ce jour même, je rapportai à Conseil et à Ned Land lapartie de cette conversation qui les intéressait directement.Lorsque je leur appris que, dans deux jours, nous serionsau milieu des eaux de la Méditerranée, Conseil battit desmains, mais le Canadien haussa les épaules." Un tunnel sous-marin! s'écria-t-il, une communicationentre les deux mers! Qui a jamais entendu parler de cela?- Ami Ned, répondit Conseil, aviez-vous jamais entenduparler du Nautilus? Non! il existe cependant. Donc, nehaussez pas les épaules si légèrement, et ne repoussez pasles choses sous prétexte que vous n'en avez Jamaisentendu parler.- Nous verrons bien! riposta Ned Land, en secouant latête. Après tout, je ne demande pas mieux que de croire àson passage, à ce capitaine, et fasse le ciel qu'il nousconduise, en effet, dans la Méditerranée. "Le soir même, par 21030' de latitude nord, le Nautilus,flottant à la surface de la mer, se rapprocha de la côtearabe. J'aperçus Djeddah, important comptoir de l'Égypte,de la Syrie, de la Turquie et des Indes. Je distinguai asseznettement l'ensemble de ses constructions, les naviresamarrés le long des quais, et ceux que leur tirant d'eauobligeait à mouiller en rade. Le soleil, assez bas sur

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l'horizon, frappait en plein les maisons de la ville et faisaitressortir leur blancheur. En dehors, quelques cabanes debois ou de roseaux indiquaient le quartier habité par lesBédouins.Bientôt Djeddah s'effaça dans les ombres du soir, et leNautilus rentra sous les eaux légèrementphosphorescentes.Le lendemain, 10 février, plusieurs navires apparurent quicouraient à contre-bord de nous. Le Nautilus reprit sanavigation sous-marine; mais à midi, au moment du point,la mer étant déserte, il remonta jusqu'à sa ligne deflottaison.Accompagné de Ned et de Conseil, je vins m'asseoir surla plate-forme. La côte à l'est se montrait comme unemasse à peine estompée dans un humide brouillard.Appuyés sur les flancs du canot, nous causions de choseset d'autres, quand Ned Land tendant sa main vers un pointde la mer, me dit:" Voyez-vous là quelque chose, monsieur le professeur?- Non, Ned, répondis-je, mais je n'ai pas vos yeux, vous lesavez.- Regardez bien, reprit Ned, là, par tribord devant, à peuprès à la hauteur du fanal! Vous ne voyez pas une massequi semble remuer?- En effet, dis-je, après une attentive observation,j'aperçois comme un long corps noirâtre à la surface deseaux.- Un autre Nautilus? dit Conseil.

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- Non, répondit le Canadien, mais je me trompe fort, ouc'est là quelque animal marin.- Y a-t-il des baleines dans la mer Rouge? demandaConseil.- Oui, mon garçon, répondis-je, on en rencontrequelquefois.- Ce n'est point une baleine, reprit Ned Land, qui neperdait pas des yeux l'objet signalé. Les baleines et moi,nous sommes de vieilles connaissances, et je ne metromperais pas à leur allure.- Attendons, dit Conseil. Le Nautilus se dirige de ce côté,et avant peu nous saurons à quoi nous en tenir. "En effet, cet objet noirâtre ne fut bientôt qu'à un mille denous. Il ressemblait à un gros écueil échoué en pleine mer.Qu'était-ce? Je ne pouvais encore me prononcer." Ah! il marche! il plonge! s'écria Ned Land. Millediables! Quel peut être cet animal? Il n'a pas la queuebifurquée comme les baleines ou les cachalots, et sesnageoires ressemblent à des membres tronqués.- Mais alors...., fis-je.- Bon, reprit le Canadien, le voilà sur le dos, et il dresseses mamelles en l'air!- C'est une sirène, s'écria Conseil, une véritable sirène,n'en déplaise à monsieur. "Ce nom de sirène me mit sur la voie, et je compris que cetanimal appartenait à cet ordre d'êtres marins, dont la fablea fait les sirènes, moitié femmes et moitié poissons." Non, dis-je à Conseil, ce n'est point une sirène, mais un

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être curieux dont il reste à peine quelques échantillonsdans la mer Rouge. C'est un dugong.- Ordre des syréniens, groupe des pisciformes, sous-classedes monodelphiens, classe des mammifères,embranchement des vertébrés ", répondit Conseil.Et lorsque Conseil avait ainsi parlé, il n'y avait plus rienà dire.Cependant Ned Land regardait toujours. Ses yeuxbrillaient de convoitise à la vue de cet animal. Sa mainsemblait prête à le harponner. On eût dit qu'il attendait lemoment de se jeter à la mer pour l'attaquer dans sonélément." Oh! monsieur, me dit-il d'une voix tremblanted'émotion, je n'ai jamais tué de "cela". "Tout le harponneur était dans ce mot.En cet instant, le capitaine Nemo parut sur la plateforme.Il aperçut le dugong. Il comprit l'attitude du Canadien, ets'adressant directement à lui:" Si vous teniez un harpon, maître Land, est-ce qu'il nevous brûlerait pas la main?- Comme vous dites, monsieur.- Et il ne vous déplairait pas de reprendre pour un jourvotre métier de pêcheur, et d'ajouter ce cétacé à la liste deceux que vous avez déjà frappés?- Cela ne me déplairait point.- Eh bien, vous pouvez essayer.- Merci, monsieur, répondit Ned Land dont les yeuxs'enflammèrent.

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- Seulement, reprit le capitaine, je vous engage à ne pasmanquer cet animal, et cela dans votre intérêt.- Est-ce que ce dugong est dangereux à attaquer?demandai-je malgré le haussement d'épaule du Canadien.- Oui, quelquefois, répondit le capitaine. Cet animalrevient sur ses assaillants et chavire leur embarcation.Mais pour maître Land, ce danger n'est pas à craindre.Son coup d'oeil est prompt, son bras est sûr. Si je luirecommande de ne pas manquer ce dugong, c'est qu'on leregarde justement comme un fin gibier, et je sais quemaître Land ne déteste pas les bons morceaux.- Ah! fit le Canadien, cette bête-la se donne aussi le luxed'être bonne à manger?- Oui, maître Land. Sa chair, une viande véritable, estextrêmement estimée, et on la réserve dans toute laMalaisie pour la table des princes. Aussi fait-on à cetexcellent animal une chasse tellement acharnée que, demême que le lamantin, son congénère, il devient de plusen plus rare.- Alors, monsieur le capitaine, dit sérieusement Conseil,si par hasard celui-ci était le dernier de sa race, neconviendrait-il pas de l'épargner dans l'intérêt de lascience?- Peut-être, répliqua le Canadien; mais, dans l'intérêt de lacuisine, il vaut mieux lui donner la chasse.- Faites donc, maître Land ", répondit le capitaine Nemo.En ce moment sept hommes de l'équipage, muets etimpassibles comme toujours, montèrent sur la plate-

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forme. L'un portait un harpon et une ligne semblable àcelles qu'emploient les pêcheurs de baleines. Le canot futdéponté, arraché de son alvéole, lancé à la mer. Sixrameurs prirent place sur leurs bancs et le patron se mit àla barre. Ned, Conseil et moi, nous nous assîmes àl'arrière." Vous ne venez pas, capitaine? demandai-je.- Non, monsieur, mais je vous souhaite une bonnechasse."Le canot déborda, et, enlevé par ses six avirons, il sedirigea rapidement vers le dugong, qui flottait alors à deuxmilles du Nautilus. Arrivé à quelques encablures du cétacé, il ralentit samarche, et les rames plongèrent sans bruit dans les eauxtranquilles. Ned Land, son harpon à la main, alla se placerdebout sur l'avant du canot. Le harpon qui sert à frapperla baleine est ordinairement attaché à une très longuecorde qui se dévide rapidement lorsque l'animal blessél'entraîne avec lui. Mais ici la corde ne mesurait pas plusd'une dizaine de brasses, et son extrémité était seulementfrappée sur un petit baril qui, en flottant, devait indiquerla marche du dugong sous les eaux.Je m'étais levé et j'observais distinctement l'adversaire duCanadien. Ce dugong, qui porte aussi le nom d'halicore,ressemblait beaucoup au lamantin. Son corps oblong seterminait par une caudale très allongée et ses nageoireslatérales par de véritables doigts. Sa différence avec lelamantin consistait en ce que sa mâchoire supérieure était

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armée de deux dents longues et pointues, qui formaient dechaque côté des défenses divergentes.Ce dugong, que Ned Land se préparait à attaquer, avaitdes dimensions colossales, et sa longueur dépassait aumoins sept mètres. Il ne bougeait pas et semblait dormirà la surface des flots, circonstance qui rendait sa captureplus facile.Le canot s'approcha prudemment à trois brasses del'animal. Les avirons restèrent suspendus sur leurs dames.Je me levai à demi. Ned Land, le corps un peu rejeté enarrière, brandissait son harpon d'une main exercée.Soudain, un sifflement se fit entendre, et le dugongdisparut. Le harpon, lancé avec force, n'avait frappé quel'eau sans doute." Mille diables! s'écria le Canadien furieux, je l'aimanqué!- Non, dis-je, l'animal est blessé, voici son sang, maisvotre engin ne lui est pas resté dans le corps.- Mon harpon! mon harpon! " cria Ned Land.Les matelots se remirent à nager, et le patron dirigeal'embarcation vers le baril flottant. Le harpon repêché, lecanot se mit à la poursuite de l'animal.Celui-ci revenait de temps en temps à la surface de la merpour respirer. Sa blessure ne l'avait pas affaibli, car il filaitavec une rapidité extrême. L'embarcation, manoeuvrée pardes bras vigoureux, volait sur ses traces. Plusieurs fois ellel'approcha à quelques brasses, et le Canadien se tenait prêtà frapper; mais le dugong se dérobait par un plongeon

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subit, et il était impossible de l'atteindre.On juge de la colère qui surexcitait l'impatient Ned Land.Il lançait au malheureux animal les plus énergiques juronsde la langue anglaise. Pour mon compte, je n'en étaisencore qu'au dépit de voir le dugong déjouer toutes nosruses.On le poursuivit sans relâche pendant une heure, et jecommençais à croire qu'il serait très difficile de s'enemparer, quand cet animal fut pris d'une malencontreuseidée de vengeance dont il eut à se repentir. Il revint sur lecanot pour l'assaillir à son tour.Cette manoeuvre n'échappa point au Canadien." Attention! " dit-il.Le patron prononça quelques mots de sa langue bizarre, etsans doute il prévint ses hommes de se tenir sur leursgardes.Le dugong, arrivé à vingt pieds du canot, s'arrêta, humabrusquement l'air avec ses vastes narines percées non àl'extrémité, mais à la partie supérieure de son museau.Puis. prenant son élan, il se précipita sur nous.Le canot ne put éviter son choc; à demi renversé, ilembarqua une ou deux tonnes d'eau qu'il fallut vider;mais, grâce à l'habileté du patron, abordé de biais et nonde plein, il ne chavira pas. Ned Land, cramponné àl'étrave, lardait de coups de harpon le gigantesque animal,qui, de ses dents incrustées dans le plat-bord, soulevaitl'embarcation hors de l'eau comme un lion fait d'unchevreuil. Nous étions renversés les uns sur les autres, et

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je ne sais trop comment aurait fini l'aventure, si leCanadien, toujours acharné contre la bête, ne l'eût enfinfrappée au coeur.J'entendis le grincement des dents sur la tôle, et le dugongdisparut, entraînant le harpon avec lui. Mais bientôt lebaril revint à la surface, et peu d'instants après, apparut lecorps de l'animal, retourné sur le dos. Le canot lerejoignit, le prit à la remorque et se dirigea vers leNautilus. Il fallut employer des palans d'une grande puissance pourhisser le dugong sur la plate-forme. Il pesait cinq millekilogrammes. On le dépeça sous les yeux du Canadien,qui tenait à suivre tous les détails de l'opération. Le jourmême, le stewart me servit au dîner quelques tranches decette chair habilement apprêtée par le cuisinier du bord. Jela trouvai excellente, et même supérieure à celle du veau,sinon du boeuf.Le lendemain 11 février, l'office du Nautilus s'enrichitencore d'un gibier délicat. Une compagnie d'hirondellesde mer s'abattit sur le Nautilus. C'était une espèce desterna nilotica, particulière à l'Égypte, dont le bec est noir,la tête grise et pointillée, l'oeil entouré de points blancs, ledos, les ailes et la queue grisâtres, le ventre et la gorgeblancs, les pattes rouges. On prit aussi quelques douzainesde canards du Nil, oiseaux sauvages d'un haut goût, dontle cou et le dessus de la tête sont blancs et tachetés denoir.La vitesse du Nautilus était alors modérée. Il s'avançait en

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flânant, pour ainsi dire. J'observai que l'eau de la merRouge devenait de moins en moins salée, a mesure quenous approchions de Suez.Vers cinq heures du soir, nous relevions au nord le cap deRas-Mohammed. C'est ce cap qui forme l'extrémité del'Arabie Pétrée, comprise entre le golfe de Suez et le golfed'Acabah.Le Nautilus pénétra dans le détroit de Jubal, qui conduitau golfe de Suez. J'aperçus distinctement une hautemontagne, dominant entre les deux golfes le Ras-Mohammed. C'était le mont Oreb, ce Sinaï, au sommetduquel Moïse vit Dieu face à face, et que l'esprit se figureincessamment couronné d'éclairs.A six heures, le Nautilus, tantôt flottant, tantôt immergé,passait au large de Tor, assise au fond d'une baie dont leseaux paraissaient teintées de rouge, observation déjà faitepar le capitaine Nemo. Puis la nuit se fit, au milieu d'unlourd silence que rompaient parfois le cri du pélican et dequelques oiseaux de nuit, le bruit du ressac irrité par lesrocs ou le gémissement lointain d'un steamer battant leseaux du golfe de ses pales sonores.De huit à neuf heures, le Nautilus demeura à quelquesmètres sous les eaux. Suivant mon calcul, nous devionsêtre très près de Suez. A travers les panneaux du salon,j'apercevais des fonds de rochers vivement éclairés parnotre lumière électrique. Il me semblait que le détroit serétrécissait de plus en plus.A neuf heures un quart, le bateau étant revenu à la

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surface, je montai sur la plate-forme. Très impatient defranchir le tunnel du capitaine Nemo, je ne pouvais teniren place, et je cherchais à respirer l'air frais de la nuit.Bientôt, dans l'ombre, j'aperçus un feu pâle, à demidécoloré par la brume, qui brillait à un mille de nous." Un phare flottant ", dit-on près de moi.Je me retournai et je reconnus le capitaine." C'est le feu flottant de Suez, reprit-il. Nous ne tarderonspas à gagner l'orifice du tunnel.- L'entrée n'en doit pas être facile?- Non, monsieur. Aussi j'ai pour habitude de me tenir dansla cage du timonier pour diriger moi-même la manoeuvre.Et maintenant, si vous voulez descendre, monsieurAronnax, le Nautilus va s'enfoncer sous les flots, et il nereviendra à leur surface qu'après avoir franchi l'Arabian-Tunnel. "Je suivis le capitaine Nemo. Le panneau se ferma, lesréservoirs d'eau s'emplirent, et l'appareil s'immergea d'unedizaine de mètres.Au moment où me disposais à regagner ma chambre, lecapitaine m'arrêta." Monsieur le professeur, me dit-il, vous plairait-il dem'accompagner dans la cage du pilote?- Je n'osais vous le demander, répondis-je.- Venez donc. Vous verrez ainsi tout ce que l'on peut voirde cette navigation à la fois sous-terrestre et sous-marine."Le capitaine Nemo me conduisit vers l'escalier central. Ami-rampe, il ouvrit une porte, suivit les coursives

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supérieures et arriva dans la cage du pilote, qui, on le sait,s'élevait à l'extrémité de la plate-forme.C'était une cabine mesurant six pieds sur chaque face, àpeu près semblable à celles qu'occupent les timoniers dessteamboats du Mississipi ou de l'Hudson. Au milieu semanoeuvrait une roue disposée verticalement, engrenéesur les drosses du gouvernail qui couraient jusqu'à l'arrièredu Nautilus. Quatre hublots de verres lenticulaires, évidésdans les parois de la cabine, permettaient à l'homme debarre de regarder dans toutes les directions.Cette cabine était obscure; mais bientôt mes yeuxs'accoutumèrent à cette obscurité, et j'aperçus le pilote, unhomme vigoureux, dont les mains s'appuyaient sur lesjantes de la roue. Au-dehors, la mer apparaissait vivementéclairée par le fanal qui rayonnait en arrière de la cabine,à l'autre extrémité de la plate-forme." Maintenant, dit le capitaine Nemo, cherchons notrepassage. "Des fils électriques reliaient la cage du timonier avec lachambre des machines, et de là, le capitaine pouvaitcommuniquer simultanément à son Nautilus la directionet le mouvement. Il pressa un bouton de métal, et aussitôtla vitesse de l'hélice fut très diminuée.Je regardais en silence la haute muraille très accore quenous longions en ce moment, inébranlable base du massifsableux de la côte. Nous la suivîmes ainsi pendant uneheure, à quelques mètres de distance seulement. Lecapitaine Nemo ne quittait pas du regard la boussole

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suspendue dans la cabine à ses deux cerclesconcentriques. Sur un simple geste, le timonier modifiaità chaque instant la direction du Nautilus. Je m'étais placé au hublot de bâbord, et j'apercevais demagnifiques substructions de coraux, des zoophytes, desalgues et des crustacés agitant leurs pattes énormes, quis'allongeaient hors des anfractuosités du roc.A dix heures un quart, le capitaine Nemo prit lui-même labarre. Une large galerie, noire et profonde, s'ouvraitdevant nous. Le Nautilus s'y engouffra hardiment. Unbruissement inaccoutumé se fit entendre sur ses flancs.C'étaient les eaux de la mer Rouge que la pente du tunnelprécipitait vers la Méditerranée. Le Nautilus suivait letorrent, rapide comme une flèche, malgré les efforts de samachine qui, pour résister, battait les flots à contre-hélice.Sur les murailles étroites du passage, je ne voyais plus quedes raies éclatantes, des lignes droites, des sillons de feutracés par la vitesse sous l'éclat de l'électricité. Mon coeurpalpitait, et je le comprimais de la main.A dix heures trente-cinq minutes, le capitaine Nemoabandonna la roue du gouvernail, et se retournant versmoi:" La Méditerranée ", me dit-il.En moins de vingt minutes, le Nautilus, entraîné par cetorrent, venait de franchir l'isthme de Suez.

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L'ARCHIPEL GREC

Le lendemain, 12 février, au lever du jour, le Nautilusremonta à la surface des flots. Je me précipitai sur laplate-forme. A trois milles dans le sud se dessinait lavague silhouette de Péluse. Un torrent nous avait portésd'une mer à l'autre. Mais ce tunnel, facile à descendre,devait être impraticable à remonter.Vers sept heures, Ned et Conseil me rejoignirent. Cesdeux inséparables compagnons avaient tranquillementdormi, sans se préoccuper autrement des prouesses duNautilus. " Eh bien, monsieur le naturaliste, demanda le Canadiend'un ton légèrement goguenard, et cette Méditerranée?- Nous flottons à sa surface, ami Ned.- Hein! fit Conseil, cette nuit même?...- Oui, cette nuit même, en quelques minutes, nous avonsfranchi cet isthme infranchissable.- Je n'en crois rien, répondit le Canadien.- Et vous avez tort, maître Land, repris-je. Cette côte bassequi s'arrondit vers le sud est la côte égyptienne.- A d'autres, monsieur, répliqua l'entêté Canadien.- Mais puisque monsieur l'affirme, lui dit Conseil, il fautcroire monsieur.- D'ailleurs, Ned, le capitaine Nemo m'a fait les honneurs

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de son tunnel, et j'étais près de lui, dans la cage dutimonier, pendant qu'il dirigeait lui-même le Nautilus àtravers cet étroit passage.- Vous entendez, Ned? dit Conseil.- Et vous qui avez de si bons yeux, ajoutai-je, vouspouvez, Ned, apercevoir les jetées de Port-Saïd quis'allongent dans la mer. "Le Canadien regarda attentivement." En effet, dit-il, vous avez raison, monsieur le professeur,et votre capitaine est un maître homme. Nous sommesdans la Méditerranée. Bon. Causons donc, s'il vous plaît,de nos petites affaires, mais de façon à ce que personne nepuisse nous entendre. "Je vis bien où le Canadien voulait en venir. En tout cas, jepensai qu'il valait mieux causer, puisqu'il le désirait, ettous les trois nous allâmes nous asseoir près du fanal, oùnous étions moins exposés à recevoir l'humide embrun deslames." Maintenant, Ned, nous vous écoutons, dis-je. Qu'avez-vous à nous apprendre?- Ce que j'ai à vous apprendre est très simple, répondit leCanadien. Nous sommes en Europe, et avant que lescaprices du capitaine Nemo nous entraînent jusqu'au fonddes mers polaires ou nous ramènent en Océanie, jedemande à quitter le Nautilus. "J'avouerai que cette discussion avec le Canadienm'embarrassait toujours. Je ne voulais en aucune façonentraver la liberté de mes compagnons, et cependant je

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n'éprouvais nul désir de quitter le capitaine Nemo. Grâceà lui, grâce à son appareil, je complétais chaque jour mesétudes sous-marines, et je refaisais mon livre des fondssous-marins au milieu même de son élément.Retrouverais-je jamais une telle occasion d'observer lesmerveilles de l'Océan? Non, certes! Je ne pouvais donc mefaire à cette idée d'abandonner le Nautilus avant notrecycle d'investigations accompli." Ami Ned, dis-je, répondez-moi franchement. Vousennuyez-vous à bord? Regrettez-vous que la destinée vousait jeté entre les mains du capitaine Nemo? "Le Canadien resta quelques instants sans répondre. Puis,se croisant les bras:" Franchement, dit-il, je ne regrette pas ce voyage sous lesmers. Je serai content de l'avoir fait; mais pour l'avoir fait,il faut qu'il se termine. Voilà mon sentiment.- Il se terminera, Ned.- Où et quand?- Où? je n'en sais rien. Quand? je ne peux le dire, ouplutôt je suppose qu'il s'achèvera, lorsque ces mersn'auront plus rien à nous apprendre. Tout ce qui acommencé a forcément une fin en ce monde.- Je pense comme monsieur, répondit Conseil, et il est fortpossible qu'après avoir parcouru toutes les mers du globe,le capitaine Nemo nous donne la volée à tous trois.- La volée! s'écria le Canadien. Une volée, voulez-vousdire?- N'exagérons pas, maître Land, repris-je. Nous n'avons

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rien à craindre du capitaine, mais je ne partage pas nonplus les idées de Conseil. Nous sommes maîtres dessecrets du Nautilus, et je n'espère pas que soncommandant, pour nous rendre notre liberté, se résigne àles voir courir le monde avec nous.- Mais alors, qu'espérez-vous donc? demanda le Canadien.- Que des circonstances se rencontreront dont nouspourrons, dont nous devrons profiter, aussi bien dans sixmois que maintenant.- Ouais! fit Ned Land. Et où serons-nous dans six mois,s'il vous plaît, monsieur le naturaliste?- Peut-être ici, peut-être en Chine. Vous le savez, leNautilus est un rapide marcheur. Il traverse les océanscomme une hirondelle traverse les airs, ou un express lescontinents. Il ne craint point les mers fréquentées. Quinous dit qu'il ne va pas rallier les côtes de France,d'Angleterre ou d'Amérique, sur lesquelles une fuitepourra être aussi avantageusement tentée qu'ici?- Monsieur Aronnax, répondit le Canadien, vos argumentspèchent par la base. Vous parlez au futur: "Nous serons là!Nous serons ici!" Moi je parle au présent: "Nous sommesici, et il faut en profiter." "J'étais pressé de près par la logique de Ned Land, et je mesentais battu sur ce terrain. Je ne savais plus quelsarguments faire valoir en ma faveur. " Monsieur, reprit Ned, supposons, par impossible, quele capitaine Nemo vous offre aujourd'hui même la liberté.Accepterez-vous?

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- Je ne sais, répondis-je.- Et s'il ajoute que cette offre qu'il vous fait aujourd'hui,il ne la renouvellera pas plus tard, accepterez-vous? "Je ne répondis pas." Et qu'en pense l'ami Conseil? demanda Ned Land.- L'ami Conseil, répondit tranquillement ce digne garçon,l'ami Conseil n'a rien à dire. Il est absolument désintéressédans la question. Ainsi que son maître, ainsi que soncamarade Ned, il est célibataire. Ni femme, ni parents, nienfants ne l'attendent au pays. Il est au service demonsieur, il pense comme monsieur, il parle commemonsieur, et, à son grand regret, on ne doit pas comptersur lui pour faire une majorité. Deux personnes seulementsont en présence: monsieur d'un côté, Ned Land de l'autre.Cela dit, l'ami Conseil écoute, et il est prêt à marquer lespoints. "Je ne pus m'empêcher de sourire, à voir Conseil annihilersi complètement sa personnalité. Au fond, le Canadiendevait être enchanté de ne pas l'avoir contre lui." Alors, monsieur, dit Ned Land, puisque Conseil n'existepas, ne discutons qu'entre nous deux. J'ai parlé, vousm'avez entendu. Qu'avez-vous à répondre? "Il fallait évidemment conclure, et les faux-fuyants merépugnaient." Ami Ned, dis-je, voici ma réponse. Vous avez raisoncontre moi, et mes arguments ne peuvent tenir devant lesvôtres. Il ne faut pas compter sur la bonne volonté ducapitaine Nemo. La prudence la plus vulgaire lui défend

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de nous mettre en liberté. Par contre, la prudence veut quenous profitions de la première occasion de quitter leNautilus. - Bien, monsieur Aronnax, voilà qui est sagement parlé.- Seulement, dis-je, une observation, une seule. Il faut quel'occasion soit sérieuse. Il faut que notre premièretentative de fuite réussisse; car si elle avorte, nous neretrouverons pas l'occasion de la reprendre, et le capitaineNemo ne nous pardonnera pas.- Tout cela est juste, répondit le Canadien. Mais votreobservation s'applique à toute tentative de fuite, qu'elle aitlieu dans deux ans ou dans deux jours. Donc, la questionest toujours celle-ci: si une occasion favorable se présente,il faut la saisir.- D'accord. Et maintenant, me direz-vous. Ned, ce quevous entendez par une occasion favorable?- Ce serait celle qui. par une nuit sombre, amènerait leNautilus à peu de distance d'une côte européenne. - Et vous tenteriez de vous sauver à la nage?Oui, si nous étions suffisamment rapprochés d'un rivage,et si le navire flottait à la surface. Non, si nous étionséloignés, et si le navire naviguait sous les eaux.- Et dans ce cas?- Dans ce cas, je chercherais à m'emparer du canot. Je saiscomment il se manoeuvre. Nous nous introduirions àl'intérieur, et les boulons enlevés, nous remonterions à lasurface, sans même que le timonier, placé à l'avant,s'aperçût de notre fuite.

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- Bien, Ned. Épiez donc cette occasion; mais n'oubliez pasqu'un échec nous perdrait.- Je ne l'oublierai pas, monsieur.- Et maintenant, Ned, voulez-vous connaître toute mapensée sur votre projet?- Volontiers, monsieur Aronnax.- Eh bien, je pense je ne dis pas j'espère - - je pense quecette occasion favorable ne se présentera pas.- Pourquoi cela?- Parce que le capitaine Nemo ne peut se dissimuler quenous n'avons pas renoncé à l'espoir de recouvrer notreliberté, et qu'il se tiendra sur ses gardes, surtout dans lesmers et en vue des côtes européennes.- Je suis de l'avis de monsieur, dit Conseil.- Nous verrons bien, répondit Ned Land, qui secouait latête d'un air déterminé.- Et maintenant, Ned Land, ajoutai-je, restons-en là. Plusun mot sur tout ceci. Le jour où vous serez prêt, vous nouspréviendrez et nous vous suivrons. Je m'en rapportecomplètement à vous. "Cette conversation, qui devait avoir plus tard de si gravesconséquences, se termina ainsi. Je dois dire maintenantque les faits semblèrent confirmer mes prévisions augrand désespoir du Canadien. Le capitaine Nemo sedéfiait-il de nous dans ces mers fréquentées, ou voulait-ilseulement se dérober à la vue des nombreux navires detoutes nations qui sillonnent la Méditerranée? Je l'ignore,mais il se maintint le plus souvent entre deux eaux et au

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large des côtes. Ou le Nautilus émergeait, ne laissantpasser que la cage du timonier, ou il s'en allait à degrandes profondeurs, car entre l'archipel grec et l'AsieMineure nous ne trouvions pas le fond par deux millemètres.Aussi, je n'eus connaissance de l'île de Carpathos, l'unedes Sporades, que par ce vers de Virgile que le capitaineNemo me cita, en posant son doigt sur un point duplanisphère:

Est in Carpathio Neptuni gurgite vates CoeruleusProteus...

C'était, en effet, l'antique séjour de Protée, le vieuxpasteur des troupeaux de Neptune, maintenant l'île deScarpanto, située entre Rhodes et la Crète. Je n'en vis queles soubassements granitiques à travers la vitre du salon.Le lendemain, 14 février, je résolus d'employer quelquesheures à étudier les poissons de l'Archipel; mais par unmotif quelconque, les panneaux demeurèrenthermétiquement fermés. En relevant la direction duNautilus, je remarquai qu'il marchait vers Candie,l'ancienne île de Crète. Au moment où je m'étaisembarqué sur I'Abraham-Lincoln, cette île venait des'insurger tout entière contre le despotisme turc. Mais cequ'était devenue cette insurrection depuis cette époque, jel'ignorais absolument, et ce n'était pas le capitaine Nemo,privé de toute communication avec la terre, qui aurait pu

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me l'apprendre.Je ne fis donc aucune allusion à cet événement, lorsque,le soir, je me trouvai seul avec lui dans le salon.D'ailleurs, il me sembla taciturne, préoccupé. Puis,contrairement à ses habitudes, il ordonna d'ouvrir les deuxpanneaux du salon, et, allant de l'un à l'autre, il observaattentivement la masse des eaux. Dans quel but? Je nepouvais le deviner, et, de mon côté. j'employai mon tempsà étudier les poissons qui passaient devant mes yeux.Entre autres, je remarquai ces gobies aphyses, citées parAristote et vulgairement connues sous le nom de " lochesde mer ", que l'on rencontre particulièrement dans les eauxsalées avoisinant le delta du Nil. Près d'elles se déroulaientdes pagres à demi phosphorescents, sortes de spares queles Égyptiens rangeaient parmi les animaux sacrés, et dontl'arrivée dans les eaux du Reuve, dont elles annonçaient lefécond débordement, était fêtée par des cérémoniesreligieuses. Je notai également des cheilines longues detrois décimètres, poissons osseux à écailles transparentes,dont la couleur livide est mélangée de taches rouges; cesont de grands mangeurs de végétaux marins, ce qui leurdonne un goût exquis; aussi ces cheilines étaient-elles trèsrecherchées des gourmets de l'ancienne Rome, et leursentrailles, accommodées avec des laites de murènes, descervelles de paons et des langues de phénicoptères,composaient ce plat divin qui ravissait Vitellius.Un autre habitant de ces mers attira mon attention etramena dans mon esprit tous les souvenirs de l'antiquité.

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Ce fut le rémora qui voyage attaché au ventre des requins;au dire des anciens, ce petit poisson, accroché à la carèned'un navire, pouvait l'arrêter dans sa marche, et l'un d'eux,retenant le vaisseau d'Antoine pendant la batailled'Actium, facilita ainsi la victoire d'Auguste. A quoitiennent les destinées des nations! J'observai égalementd'admirables anthias qui appartiennent à l'ordre deslutjans, poissons sacrés pour les Grecs qui leurattribuaient le pouvoir de chasser les monstres marins deseaux qu'ils fréquentaient; leur nom signifie, fleur, et ils lejustifiaient par leurs couleurs chatoyantes, leurs nuancescomprises dans la gamme du rouge depuis la pâleur durose jusqu'à l'éclat du rubis, et les fugitifs reflets quimoiraient leur nageoire dorsale. Mes yeux ne pouvaient sedétacher de ces merveilles de la mer, quand ils furentfrappés soudain par une apparition inattendue.Au milieu des eaux, un homme apparut, un plongeurportant à sa ceinture une bourse de cuir. Ce n'était pas uncorps abandonné aux flots. C'était un homme vivant quinageait d'une main vigoureuse, disparaissant parfois pouraller respirer à la surface et replongeant aussitôt.Je me retournai vers le capitaine Nemo, et d'une voixémue:" Un homme! un naufragé! m'écriai-je. Il faut le sauver àtout prix! "Le capitaine ne me répondit pas et vint s'appuyer à lavitre.L'homme s'était rapproché, et, la face collée au panneau,

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il nous regardait.A ma profonde stupéfaction, le capitaine Nemo lui fit unsigne. Le plongeur lui répondit de la main, remontaimmédiatement vers la surface de la mer, et ne reparutplus." Ne vous inquiétez pas, me dit le capitaine. C'est Nicolas,du cap Matapan, surnommé le Pesce. Il est bien connudans toutes les Cyclades. Un hardi plongeur! L'eau est sonélément, et il y vit plus que sur terre, allant sans cessed'une île à l'autre et jusqu'à la Crète.- Vous le connaissez, capitaine?- Pourquoi pas, monsieur Aronnax? "Cela dit, le capitaine Nemo se dirigea vers un meubleplacé près du panneau gauche du salon. Près de cemeuble, je vis un coffre cerclé de fer, dont le couvercleportait sur une plaque de cuivre le chiffre du Nautilus,avec sa devise Mobilis in mobile. En ce moment, le capitaine, sans se préoccuper de maprésence, ouvrit le meuble, sorte de coffre-fort quirenfermait un grand nombre de lingots.C'étaient des lingots d'or. D'où venait ce précieux métalqui représentait une somme énorme? Où le capitainerecueillait-il cet or, et qu'allait-il faire de celui-ci?Je ne prononçai pas un mot. Je regardai. Le capitaineNemo prit un à un ces lingots et les rangeaméthodiquement dans le coffre qu'il remplit entièrement.J'estimai qu'il contenait alors plus de mille kilogrammesd'or, c'est-à-dire près de cinq millions de francs.

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Le coffre fut solidement fermé, et le capitaine écrivit surson couvercle une adresse en caractères qui devaientappartenir au grec moderne.Ceci fait, le capitaine Nemo pressa un bouton dont le filcorrespondait avec le poste de l'équipage. Quatre hommeparurent, et non sans peine ils poussèrent le coffre hors dusalon. Puis, j'entendis qu'ils le hissaient au moyen depalans sur l'escalier de fer.En ce moment, le capitaine Nemo se tourna vers moi:" Et vous disiez. monsieur le professeur? me demanda-t-il.- Je ne disais rien, capitaine.- Alors, monsieur, vous me permettrez de vous souhaiterle bonsoir. "Et sur ce, le capitaine Nemo quitta le salon.Je rentrai dans ma chambre très intrigué, on le conçoit.J'essayai vainement de dormir. Je cherchais une relationentre l'apparition de ce plongeur et ce coffre rempli d'or.Bientôt, je sentis à certains mouvements de roulis et detangage, que le Nautilus quittant les couches inférieuresrevenait à la surface des eaux.Puis, j'entendis un bruit de pas sur la plate-forme. Jecompris que l'on détachait le canot, qu'on le lançait à lamer. Il heurta un instant les flancs du Nautilus, et toutbruit cessa.Deux heures après, le même bruit, les mêmes allées etvenues se reproduisaient. L'embarcation, hissée à bord,était rajustée dans son alvéole, et le Nautilus sereplongeait sous les flots.

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Ainsi donc, ces millions avaient été transportés à leuradresse. Sur quel point du continent? Quel était lecorrespondant du capitaine Nemo?Le lendemain, je racontai à Conseil et au Canadien lesévénements de cette nuit, qui surexcitaient ma curiosité auplus haut point. Mes compagnons ne furent pas moinssurpris que moi." Mais où prend-il ces millions? " demanda Ned Land.A cela, pas de réponse possible. Je me rendis au salonaprès avoir déjeuné, et je me mis au travail. Jusqu'à cinqheures du soir, je rédigeai mes notes. En ce moment -devais-je l'attribuer à une disposition personnelle - jesentis une chaleur extrême, et je dus enlever monvêtement de byssus. Effet incompréhensible, car nousn'étions pas sous de hautes latitudes, et d'ailleurs leNautilus, immergé, ne devait éprouver aucune élévationde température. Je regardai le manomètre. Il marquait uneprofondeur de soixante pieds, à laquelle la chaleuratmosphérique n'aurait pu atteindre.Je continuai mon travail. mais la température s'éleva aupoint de devenir intolérable." Est-ce que le feu serait à bord? " me demandai-je.J'allais quitter le salon, quand le capitaine Nemo entra. Ils'approcha du thermomètre, le consulta, et se retournantvers moi:" Quarante-deux degrés, dit-il.- Je m'en aperçois, capitaine, répondis-je, et pour peu quecette chaleur augmente, nous ne pourrons la supporter.

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- Oh! monsieur le professeur, cette chaleur n'augmenteraque si nous le voulons bien.- Vous pouvez donc la modérer à votre gré?- Non, mais je puis m'éloigner du foyer qui la produit.- Elle est donc extérieure?- Sans doute. Nous flottons dans un courant d'eaubouillante.- Est-il possible? m'écriai-je.- Regardez. "Les panneaux s'ouvrirent, et je vis la mer entièrementblanche autour du Nautilus. Une fumée de vapeurssulfureuses se déroulait au milieu des flots quibouillonnaient comme l'eau d'une chaudière. J'appuyai mamain sur une des vitres, mais la chaleur était telle que jedus la retirer." Où sommes-nous? demandai-je.- Près de l'île Santorin, monsieur le professeur, merépondit le capitaine, et précisément dans ce canal quisépare Néa-Kamenni de Paléa-Kamenni. J'ai voulu vousdonner le curieux spectacle d'une éruption sous-marine.Je croyais, dis-je, que la formation de ces îles nouvellesétait terminée.- Rien n'est jamais terminé dans les parages volcaniques,répondit le capitaine Nemo, et le globe y est toujourstravaillé par les feux souterrains. Déjà, en l'an dix-neuf denotre ère, suivant Cassiodore et Pline, une île nouvelle,Théia la divine, apparut à la place même où se sontrécemment formés ces îlots. Puis, elle s'abîma sous les

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flots, pour se remontrer en l'an soixante-neuf et s'abîmerencore une fois. Depuis cette époque jusqu'à nos jours, letravail plutonien fut suspendu. Mais, le 3 février 1866, unnouvel îlot, qu'on nomma l'îlot de George, émergea aumilieu des vapeurs sulfureuses, près de Néa-Kamenni, ets'y souda, le 6 du même mois. Sept jours après, le 13février, l'îlot Aphroessa parut, laissant entre Néa-Kamenniet lui un canal de dix mètres. J'étais dans ces mers quandle phénomène se produisit, et j'ai pu en observer toutes lesphases. L'îlot Aphroessa, de forme arrondie, mesurait troiscents pieds de diamètre sur trente pieds de hauteur. Il secomposait de laves noires et vitreuses, mêlées defragments feldspathiques. Enfin, le 10 mars, un îlot pluspetit, appelé Réka, se montra près de Néa-Kamenni, etdepuis lors, ces trois îlots, soudés ensemble, ne formentplus qu'une seule et même île.- Et le canal où nous sommes en ce moment? demandai-je.- Le voici, répondit le capitaine Nemo, en me montrantune carte de l'Archipel. Vous voyez que j'y ai porté lesnouveaux îlots.- Mais ce canal se comblera un jour?- C'est probable, monsieur Aronnax, car, depuis 1866,huit petits îlots de lave ont surgi en face du port Saint-Nicolas de Paléa-Kamenni. Il est donc évident que Néa etPaléa se réuniront dans un temps rapproché. Si, au milieudu Pacifique, ce sont les infusoires qui forment lescontinents, ici, ce sont les phénomènes éruptifs. Voyez,

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monsieur, voyez le travail qui s'accomplit sous ces flots."Je revins vers la vitre. Le Nautilus ne marchait plus. Lachaleur devenait intolérable. De blanche qu'elle était. lamer se faisait rouge, coloration due à la présence d'un selde fer. Malgré l'hermétique fermeture du salon, une odeursulfureuse insupportable se dégageait, et j'apercevais desflammes écarlates dont la vivacité tuait l'éclat del'électricité.J'étais en nage, j'étouffais, j'allais cuire. Oui, en vérité, jeme sentais cuire!" On ne peut rester plus longtemps dans cette eaubouillante, dis-je au capitaine.- Non, ce ne serait pas prudent ", répondit l'impassibleNemo.Un ordre fut donné. Le Nautilus vira de bord et s'éloignade cette fournaise qu'il ne pouvait impunément braver. Unquart d'heure plus tard, nous respirions à la surface desflots.La pensée me vint alors que si Ned Land avait choisi cesparages pour effectuer notre fuite, nous ne serions passortis vivants de cette mer de feu.Le lendemain, 16 février, nous quittions ce bassin qui.entre Rhodes et Alexandrie, compte des profondeurs detrois mille mètres, et le Nautilus passant au large deCerigo, abandonnait l'archipel grec, après avoir doublé lecap Matapan.

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LA MÉDITERRANÉE EN QUARANTE-HUITHEURES

La Méditerranée, la mer bleue par excellence, la " grandemer " des Hébreux, la " mer " des Grecs, le " marenostrum " des Romains, bordée d'orangers, d'aloès, decactus, de pins maritimes, embaumée du parfum desmyrtes, encadrée de rudes montagnes, saturée d'un air puret transparent, mais incessamment travaillée par les feuxde la terre, est un véritable monde. C'est là, sur ses rivageset sur ses eaux, dit Michelet, que l'homme se retrempedans l'un des plus puissants climats du globe.Mais si beau qu'il soit, je n'ai pu prendre qu'un aperçurapide de ce bassin, dont la superficie couvre deuxmillions de kilomètres carrés. Les connaissancespersonnelles du capitaine Nemo me firent même défaut,car l'énigmatique personnage ne parut pas une seule foispendant cette traversée à grande vitesse. J'estime à sixcents lieues environ le chemin que le Nautilus parcourutsous les flots de cette mer, et ce voyage, il l'accomplit endeux fois vingt-quatre heures. Partis le matin du 16 févrierdes parages de la Grèce, le 18, au soleil levant, nousavions franchi le détroit de Gibraltar.- Il fut évident pour moi que cette Méditerranée, resserréeau milieu de ces terres qu'il voulait fuir, déplaisait au

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capitaine Nemo. Ses flots et ses brises lui rapportaienttrop de souvenirs, sinon trop de regrets. Il n'avait plus icicette liberté d'allures, cette indépendance de manoeuvresque lui laissaient les océans, et son Nautilus se sentait àl'étroit entre ces rivages rapprochés de l'Afrique et del'Europe.Aussi, notre vitesse fut-elle de vingt-cinq milles à l'heure,soit douze lieues de quatre kilomètres. Il va sans dire queNed Land, à son grand ennui, dut renoncer à ses projets defuite. Il ne pouvait se servir du canot entraîné à raison dedouze à treize mètres par seconde. Quitter le Nautilusdans ces conditions, c'eût été sauter d'un train marchantavec cette rapidité, manoeuvre imprudente s'il en fut.D'ailleurs, notre appareil ne remontait que la nuit à lasurface des flots, afin de renouveler sa provision d'air, etil se dirigeait seulement suivant les indications de laboussole et les relèvements du loch.Je ne vis donc de l'intérieur de cette Méditerranée que ceque le voyageur d'un express aperçoit du paysage qui fuitdevant ses yeux, c'est-à-dire les horizons lointains, et nonles premiers plans qui passent comme un éclair.Cependant, Conseil et moi, nous pûmes observerquelques-uns de ces poissons méditerranéens, que lapuissance de leurs nageoires maintenait quelques instantsdans les eaux du Nautilus. Nous restions à l'affût devantles vitres du salon, et nos notes me permettent de refaireen quelques mots l'ichtyologie de cette mer.Des divers poissons qui l'habitent, j'ai vu les uns, entrevu

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les autres, sans parler de ceux que la vitesse du Nautilusdéroba à mes yeux. Qu'il me soit donc permis de lesclasser d'après cette classification fantaisiste. Elle rendramieux mes rapides observations.Au milieu de la masse des eaux vivement éclairées par lesnappes électriques, serpentaient quelques-unes de ceslamproies longues d'un mètre, qui sont communes àpresque tous les climats. Des oxyrhinques, sortes de raies,larges de cinq pieds, au ventre blanc, au dos gris cendré ettacheté, se développaient comme de vastes châlesemportés par les courants. D'autres raies passaient si viteque je ne pouvais reconnaître si elles méritaient ce nomd'aigles qui leur fut donné par les Grecs, ou cesqualifications de rat, de crapaud et de chauve-souris, dontles pêcheurs modernes les ont affublées. Dessquales-milandres, longs de douze pieds etparticulièrement redoutés des plongeurs, luttaient derapidité entre eux. Des renards marins, longs de huit piedset doués d'une extrême finesse d'odorat, apparaissaientcomme de grandes ombres bleuâtres. Des dorades, dugenre spare, dont quelques-unes mesuraient jusqu'à treizedécimètres. se montraient dans leur vêtement d'argent etd'azur entouré de bandelettes, qui tranchait sur le tonsombre de leurs nageoires, poissons consacrés à Vénus, etdont l'oeil est enchâssé dans un sourcil d'or; espèceprécieuse, amie de toutes les eaux, douces ou salées,habitant les fleuves, les lacs et les océans, vivant sous tousles climats, supportant toutes les températures, et dont la

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race, qui remonte aux époques géologiques de la terre, aconserve toute sa beauté des premiers jours. Desesturgeons magnifiques, longs de neuf à dix mètres,animaux de grande marche, heurtaient d'une queuepuissante la vitre des panneaux. montrant leur dosbleuâtre à petites taches brunes: ils ressemblent auxsquales dont ils n'égalent pas la force, et se rencontrentdans toutes les mers; au printemps, ils aiment à remonterles grands fleuves, à lutter contre les courants du Volga,du Danube, du Pô, du Rhin, de la Loire, de l'Oder, et senourrissent de harengs, de maquereaux, de saumons et degades; bien qu'ils appartiennent à la classe descartilagineux. ils sont délicats; on les mange frais, séchés,marinés ou salés, et, autrefois, on les portaittriomphalement sur la table des Lucullus. Mais de cesdivers habitants de la Méditerranée, ceux que je pusobserver le plus utilement, lorsque le Nautilus serapprochait de la surface, appartenaient au soixante-troisième genre des poissons osseux. C'étaient desscombres-thons, au dos bleu-noir, au ventre cuirasd'argent, et dont les rayons dorsaux jettent des lueurs d'or.Ils ont la réputation de suivre la marche des navires dontils recherchent l'ombre fraîche sous les feux du cieltropical, et ils ne la démentirent pas en accompagnant leNautilus comme ils accompagnèrent autrefois lesvaisseaux de Lapérouse. Pendant de longues heures, ilsluttèrent de vitesse avec notre appareil. Je ne pouvais melasser d'admirer ces animaux véritablement taillés pour la

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course, leur tête petite, leur corps lisse et fusiforme quichez quelques-uns dépassait trois mètres, leurs pectoralesdouées d'une remarquable vigueur et leurs caudalesfourchues. Ils nageaient en triangle, comme certainestroupes d'oiseaux dont ils égalaient la rapidité, ce quifaisait dire aux anciens que la géométrie et la stratégieleur étaient familières. Et cependant ils n'échappent pointaux poursuites des Provençaux, qui les estiment commeles estimaient les habitants de la Propontide et de l'Italie,et c'est en aveugles, en étourdis, que ces précieux animauxvont se jeter et périr par milliers dans les madraguesmarseillaises.Je citerai, pour mémoire seulement, ceux des poissonsméditerranéens que Conseil ou moi nous ne fîmesqu'entrevoir. C'étaient des gymontes-fierasfers blanchâtresqui passaient comme d'insaisissables vapeurs, desmurènes-congres, serpents de trois à quatre mètresenjolivés de vert, de bleu et de jaune, des gades-merlus,longs de trois pieds, dont le foie formait un morceaudélicat, des coepoles-ténias qui flottaient comme de finesalgues, des trygles que les poètes appellent poissons-lyreset les marins poissons-siffleurs, et dont le museau est ornéde deux lames triangulaires et dentelées qui figurentl'instrument du vieil Homère, des trygles-hirondelles,nageant avec la rapidité de l'oiseau dont ils ont pris lenom, des holocentres-mérons, à tête rouge, dont lanageoire dorsale est garnie de filaments, des alosesagrémentées de taches noires, grises, brunes, bleues,

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jaunes, vertes, qui sont sensibles à la voix argentine desclochettes, et de splendides turbots, ces faisans de la mer,sortes de losanges à nageoires jaunâtres, pointillés debrun, et dont le coté supérieur, le côté gauche, estgénéralement marbré de brun et de jaune, enfin destroupes d'admirables mulles rougets, véritables paradisiersde l'Océan, que les Romains payaient jusqu'à dix millesesterces la pièce, et qu'ils faisaient mourir sur leur table,pour suivre d'un oeil cruel leurs changements de couleursdepuis le rouge cinabre de la vie jusqu'au blanc pâle de lamort.Et si je ne pus observer ni miralets, ni balistes, nitétrodons, ni hippocampes, ni jouans, ni centrisques, niblennies, ni surmulets, ni labres, ni éperlans, ni exocets,ni anchois, ni pagels, ni bogues, ni orphes, ni tous cesprincipaux représentants de l'ordre des pleuronectes, leslimandes, les flez, les plies, les soles, les carrelets,communs à l'Atlantique et à la Méditerranée, il faut enaccuser la vertigineuse vitesse qui emportait le Nautilus àtravers ces eaux opulentes.Quant aux mammifères marins, je crois avoir reconnu enpassant à l'ouvert de l'Adriatique, deux ou trois cachalots,munis d'une nageoire dorsale du genre des physétères,quelques dauphins du genre des globicéphales, spéciauxà la Méditerranée et dont la partie antérieure de la tête estzébrée de petites lignes claires, et aussi une douzaine dephoques au ventre blanc, au pelage noir, connus sous lenom de moines et qui ont absolument l'air de Dominicains

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longs de trois mètres.Pour sa part, Conseil croit avoir aperçu une tortue large desix pieds, ornée de trois arêtes saillantes dirigéeslongitudinalement. Je regrettai de ne pas avoir vu cereptile, car, à la description que m'en fit Conseil, je crusreconnaître le luth qui forme une espèce assez rare. Je neremarquai, pour mon compte, que quelques cacouannes acarapace allongée.Quant aux zoophytes. je pus admirer. pendant quelquesinstants. une admirable galéolaire orangée qui s'accrochaà la vitre du panneau de bâbord; c'était un long filamentténu. s'arborisant en branches infinies et terminées par laplus fine dentelle qu'eussent jamais filée les rivalesd'Arachné. Je ne pus, malheureusement, pêcher cetadmirable échantillon, et aucun autre zoophyteméditerranéen ne se fût sans doute offert à mes regards, sile Nautilus, dans la soirée du 16, n'eût singulièrementralenti sa vitesse. Voici dans quelles circonstances.Nous passions alors entre la Sicile et la côte de Tunis.Dans cet espace resserré entre le cap Bon et le détroit deMessine, le fond de la mer remonte presque subitement.Là s'est formée une véritable crête sur laquelle il ne resteque dix-sept mètres d'eau, tandis que de chaque côté laprofondeur est de cent soixante-dix mètres. Le Nautilusdut donc manoeuvrer prudemment afin de ne pas seheurter contre cette barrière sous-marine.Je montrai à Conseil, sur la carte de la Méditerranée,l'emplacement qu'occupait ce long récif.

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" Mais, n'en déplaise à monsieur, fit observer Conseil,c'est comme un isthme véritable qui réunit l'Europe àl'Afrique.- Oui, mon garçon, répondis-je, il barre en entier le détroitde Libye, et les sondages de Smith ont prouvé que lescontinents étaient autrefois réunis entre le cap Boco et lecap Furina.- Je le crois volontiers, dit Conseil.- J'ajouterai, repris-je, qu'une barrière semblable existeentre Gibraltar et Ceuta, qui, aux temps géologiques,fermait complètement la Méditerranée.- Eh! fit Conseil, si quelque poussée volcanique relevaitun jour ces deux barrières au-dessus des flots!- Ce n'est guère probable, Conseil.- Enfin, que monsieur me permette d'achever, si cephénomène se produisait, ce serait fâcheux pour monsieurde Lesseps, qui se donne tant de mal pour percer sonisthme!- J'en conviens, mais, je te le répète, Conseil, cephénomène ne se produira pas. La violence des forcessouterraines va toujours diminuant. Les volcans, sinombreux aux premiers jours du monde, s'éteignent peuà peu, la chaleur interne s'affaiblit, la température descouches inférieures du globe baisse d'une quantitéappréciable par siècle, et au détriment de notre globe, carcette chaleur, c'est sa vie.- Cependant, le soleil...- Le soleil est insuffisant, Conseil. Peut-il rendre la

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chaleur à un cadavre?- Non, que je sache.- Eh bien, mon ami, la terre sera un jour ce cadavrerefroidi. Elle deviendra inhabitable et sera inhabitéecomme la lune, qui depuis longtemps a perdu sa chaleurvitale.- Dans combien de siècles? demanda Conseil.- Dans quelques centaines de mille ans, mon garçon.- Alors, répondit Conseil, nous avons le temps d'achevernotre voyage, si toutefois Ned Land ne s'en mêle pas! "Et Conseil, rassuré, se remit à étudier le haut-fond que leNautilus rasait de près avec une vitesse modérée.Là, sous un sol rocheux et volcanique, s'épanouissait touteune flore vivante, des éponges, des holoturies, descydippes hyalines ornées de cyrrhes rougeâtres et quiémettaient une légère phosphorescence, des beroës,vulgairement connus sous le nom de concombres de meret baignés dans les miroitements d'un spectre solaire, descomatules ambulantes, larges d'un mètre, et dont lapourpre rougissait les eaux, des euryales arborescentes dela plus grande beauté, des pavonacées à longues tiges, ungrand nombre d'oursins comestibles d'espèces variées, etdes actinies vertes au tronc grisâtre, au disque brun, qui seperdaient dans leur chevelure olivâtre de tentacules.Conseil s'était occupé plus particulièrement d'observer lesmollusques et les articulés, et bien que la nomenclature ensoit un peu aride, je ne veux pas faire tort à ce bravegarçon en omettant ses observations personnelles.

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Dans l'embranchement des mollusques, il cite denombreux pétoncles pectiniformes, des spondyles pieds-d'âne qui s'entassaient les uns sur les autres, des donacestriangulaires, des hyalles tridentées, à nageoires jaunes età coquilles transparentes, des pleurobranches orangés, desoeufs pointillés ou semés de points verdâtres, des aplysiesconnues aussi sous le nom de lièvres de mer, desdolabelles, des acères charnus, des ombrelles spéciales àla Méditerranée, des oreilles de mer dont la coquilleproduit une nacre très recherchée, des pétonclesflammulés, des anomies que les Languedociens, dit-on,préfèrent aux huîtres, des clovis si chers aux Marseillais,des praires doubles, blanches et grasses, quelques-uns deces clams qui abondent sur les côtes de l'Amérique duNord et dont il se fait un débit si considérable à NewYork, des peignes operculaires de couleurs variées, deslithodonces enfoncées dans leurs trous et dont je goûtaisfort le goût poivré, des vénéricardes sillonnées dont lacoquille à sommet bombé présentait des côtes saillantes,des cynthies hérissées de tubercules écarlates, descarniaires à pointe recourbées et semblables à de légèresgondoles, des féroles couronnées, des atlantes à coquillesspiraliformes, des thétys grises, tachetées de blanc etrecouvertes de leur mantille frangée, des éolidessemblables à de petites limaces, des cavolines rampant surle dos, des auricules et entre autres l'auricule myosotis, àcoquille ovale, des scalaires fauves, des littorines, desjanthures, des cinéraires, des pétricoles, des lamellaires,

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des cabochons, des pandores, etc.Quant aux articulés, Conseil les a, sur ses notes, trèsjustement divisés en six classes, dont trois appartiennentau monde marin. Ce sont les classes des crustacés, descirrhopodes et des annélides.Les crustacés se subdivisent en neuf ordres, et le premierde ces ordres comprend les décapodes, c'est-à-dire lesanimaux dont la tête et le thorax sont le plus généralementsoudés entre eux, dont l'appareil buccal est composé deplusieurs paires de membres, et qui possèdent quatre, cinqou six paires de pattes thoraciques ou ambulatoires.Conseil avait suivi la méthode de notre maître MilneEdwards, qui fait trois sections des décapodes: lesbrachyoures, les macroures et les anomoures. Ces nomssont légèrement barbares, mais ils sont justes et précis.Parmi les macroures, Conseil cite des amathies dont lefront est armé de deux grandes pointes divergentes,l'inachus scorpion, qui - je ne sais pourquoi - symbolisaitla sagesse chez les Grecs, des lambres-masséna, deslambres-spinimanes, probablement égarés sur ce haut-fond, car d'ordinaire ils vivent à de grandes profondeurs,des xhantes, des pilumnes, des rhomboldes, descalappiens granuleux - très faciles à digérer, fait observerConseil - des corystes édentés, des ébalies, descymopolies, des dorripes laineuses, etc. Parmi lesmacroures, subdivisés en cinq familles, les cuirassés, lesfouisseurs, les astaciens, les salicoques et lesochyzopodes, il cite des langoustes communes, dont la

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chair est si estimée chez les femelles, des scyllares-ours oucigales de mer, des gébies riveraines, et toutes sortesd'espèces comestibles, mais il ne dit rien de la subdivisiondes astaciens qui comprend les homards, car leslangoustes sont les seuls homards de la Méditerranée.Enfin, parmi les anomoures, il vit des drocinescommunes, abritées derrière cette coquille abandonnéedont elles s'emparent, des homoles à front épineux, desbernard-l'ermite, des porcellanes, etc.Là s'arrêtait le travail de Conseil. Le temps lui avaitmanqué pour compléter la classe des crustacés parl'examen des stomapodes, des amphipodes, deshomopodes, des isopodes, des trilobites, desbranchiapodes, des ostracodes et des entomostracées. Etpour terminer l'étude des articulés marins, il aurait dû citerla classe des cyrrhopodes qui renferme les cyclopes, lesargules, et la classe des annélides qu'il n'eût pas manquéde diviser en tubicoles et en dorsibranches. Mais leNautilus, ayant dépassé le haut-fond du détroit de Libye,reprit dans les eaux plus profondes sa vitesse accoutumée.Dès lors plus de mollusques, plus d'articulés, plus dezoophytes. A peine quelques gros poissons qui passaientcomme des ombres.Pendant la nuit du 16 au 17 février, nous étions entrésdans ce second bassin méditerranéen, dont les plusgrandes profondeurs se trouvent par trois mille mètres. LeNautilus, sous l'impulsion de son hélice, glissant sur sesplans inclinés, s'enfonça jusqu'aux dernières couches de

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la mer.Là, à défaut des merveilles naturelles, la masse des eauxoffrit à mes regards bien des scènes émouvantes etterribles. En effet, nous traversions alors toute cette partiede la Méditerranée si féconde en sinistres. De la côtealgérienne aux rivages de la Provence, que de navires ontfait naufrage, que de bâtiments ont disparu! LaMéditerranée n'est qu'un lac, comparée aux vastes plainesliquides du Pacifique, mais c'est un lac capricieux, auxflots changeants, aujourd'hui propice et caressant pour lafrêle tartane qui semble flotter entre le double outre-merdes eaux et du ciel, demain, rageur tourmenté, démontépar les vents, brisant les plus forts navires de ses lamescourtes qui les frappent à coups précipités.Ainsi, dans cette promenade rapide à travers les couchesprofondes, que d'épaves j'aperçus gisant sur le sol, lesunes déjà empâtées par les coraux, les autres revêtuesseulement d'une couche de rouille, des ancres, des canons,des boulets, des garnitures de fer, des branches d'hélice,des morceaux de machines, des cylindres brisés, deschaudières défoncées, puis des coques flottant entre deuxeaux, celles-ci droites, celles-là renversées.De ces navires naufragés, les uns avaient péri parcollision, les autres pour avoir heurté quelque écueil degranit. J'en vis qui avaient coulé à pic, la mâture droite, legréement raidi par l'eau. Ils avaient l'air d'être à l'ancredans une immense rade foraine et d'attendre le moment dudépart. Lorsque le Nautilus passait entre eux et les

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enveloppait de ses nappes électriques, il semblait que cesnavires allaient le saluer de leur pavillon et lui envoyerleur numéro d'ordre! Mais non, rien que le silence et lamort sur ce champ des catastrophes!J'observai que les fonds méditerranéens étaient plusencombrés de ces sinistres épaves à mesure que leNautilus se rapprochait du détroit de Gibraltar. Les côtesd'Afrique et d'Europe se resserrent alors, et dans cet étroitespace, les rencontres sont fréquentes. Je vis là denombreuses carènes de fer, des ruines fantastiques desteamers, les uns couchés, les autres debout, semblablesà des animaux formidables. Un de ces bateaux aux flancsouverts, sa cheminée courbée, ses roues dont il ne restaitplus que la monture, son gouvernail séparé de l'étambot etretenu encore par une chaîne de fer, son tableau d'arrièrerongé par les sels marins, se présentait sous un aspectterrible! Combien d'existences brisées dans son naufrage!Combien de victimes entraînées sous les flots! Quelquematelot du bord avait-il survécu pour raconter ce terribledésastre, ou les flots gardaient-ils encore le secret de cesinistre? Je ne sais pourquoi, il me vint à la pensée que cebateau enfoui sous la mer pouvait être l'Atlas, disparucorps et biens depuis une vingtaine d'années, et dont onn'a jamais entendu parler! Ah! quelle sinistre histoireserait à faire que celle de ces fonds méditerranéens, de cevaste ossuaire, où tant de richesses se sont perdues, oùtant de victimes ont trouvé la mort!Cependant, le Nautilus, indifférent et rapide, courait à

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toute hélice au milieu de ces ruines. Le 18 février, verstrois heures du matin, il se présentait à l'entrée du détroitde Gibraltar.Là existent deux courants: un courant supérieur, depuislongtemps reconnu, qui amène les eaux de l'Océan dans lebassin de la Méditerranée; puis un contre-courantinférieur, dont le raisonnement a démontré aujourd'huil'existence. En effet, la somme des eaux de laMéditerranée, incessamment accrue par les flots del'Atlantique et par les fleuves qui s'y jettent, devrait éleverchaque année le niveau de cette mer, car son évaporationest insuffisante pour rétablir l'équilibre. Or, il n'en est pasainsi, et on a dû naturellement admettre l'existence d'uncourant inférieur qui par le détroit de Gibraltar verse dansle bassin de l'Atlantique le trop-plein de la Méditerranée.Fait exact, en effet. C'est de ce contre-courant que profitale Nautilus. Il s'avança rapidement par l'étroite passe. Uninstant je pus entrevoir les admirables ruines du templed'Hercule enfoui, au dire de Pline et d'Avienus, avec l'îlebasse qui le supportait, et quelques minutes plus tard nousflottions sur les flots de l'Atlantique.

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LA BAIE DE VIGO

L'Atlantique! Vaste étendue d'eau dont la superficiecouvre vingt-cinq millions de milles carrés, longue deneuf mille milles sur une largeur moyenne de deux millesept cents. Importante mer presque ignorée des anciens,sauf peut-être des Carthaginois, ces Hollandais del'antiquité, qui dans leurs pérégrinations commercialessuivaient les côtes ouest de l'Europe et de l'Afrique!Océan dont les rivages aux sinuosités parallèlesembrassent un périmètre immense, arrosé par les plusgrands fleuves du monde, le Saint-Laurent, le Mississipi,l'Amazone, la Plata, l'Orénoque, le Niger, le Sénégal,l'Elbe, la Loire, le Rhin, qui lui apportent les eaux despays les plus civilisés et des contrées les plus sauvages!Magnifique plaine, incessamment sillonnée par les naviresde toutes les nations, abritée sous tous les pavillons dumonde, et que terminent ces deux pointes terribles,redoutées des navigateurs, le cap Horn et le cap desTempêtes!Le Nautilus en brisait les eaux sous le tranchant de sonéperon, après avoir accompli près de dix mille lieues entrois mois et demi, parcours supérieur à l'un des grandscercles de la terre. Où allions-nous maintenant, et quenous réservait l'avenir?

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Le Nautilus, sorti du détroit de Gibraltar, avait pris lelarge. Il revint à la surface des flots, et nos promenadesquotidiennes sur la plate-forme nous furent ainsi rendues.J'y montai aussitôt accompagné de Ned Land et deConseil. A une distance de douze milles apparaissaitvaguement le cap Saint-Vincent qui forme la pointe sud-ouest de la péninsule hispanique. Il ventait un assez fortcoup de vent du sud. La mer était grosse, houleuse. Elleimprimait de violentes secousses de roulis au Nautilus. Ilétait presque impossible de se maintenir sur la plate-formeque d'énormes paquets de mer battaient à chaque instant.Nous redescendîmes donc après avoir humé quelquesbouffées d'air.Je regagnai ma chambre. Conseil revint à sa cabine maisle Canadien, l'air assez préoccupé, me suivit. Notre rapidepassage à travers la Méditerranée ne lui avait pas permisde mettre ses projets à exécution, et il dissimulait peu sondésappointement.Lorsque la porte de ma chambre fut fermée, il s'assit et meregarda silencieusement." Ami Ned, lui dis-je, je vous comprends, mais vousn'avez rien à vous reprocher. Dans les conditions ounaviguait le Nautilus, songer à le quitter eût été de lafolie! "Ned Land ne répondit rien. Ses lèvres serrées, ses sourcilsfroncés, indiquaient chez lui la violente obsession d'uneidée fixe." Voyons, repris-je, rien n'est désespéré encore. Nous

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remontons la côte du Portugal. Non loin sont la France,l'Angleterre, où nous trouverions facilement un refuge.Ah! si le Nautilus, sorti du détroit de Gibraltar, avait misle cap au sud, s'il nous eût entraînés vers ces régions à lescontinents manquent, je partagerais vos inquiétudes.Mais, nous le savons maintenant, le capitaine Nemo nefuit pas les mers civilisées, et dans quelques jours, je croisque vous pourrez agir avec quelque sécurité. "Ned Land me regarda plus fixement encore, et desserrantenfin les lèvres:" C'est pour ce soir ", dit-il.Je me redressai subitement. J'étais, je l'avoue, peu préparéà cette communication. J'aurais voulu répondre auCanadien, mais les mots ne me vinrent pas. " Nous étions convenus d'attendre une circonstance repritNed Land. La circonstance, je la tiens. Ce soir, nous neserons qu'à quelques milles de la côte espagnole. La nuitest sombre. Le vent souffle du large. J'ai votre parole,monsieur Aronnax, et je compte sur vous. "Comme je me taisais toujours, le Canadien se leva, et serapprochant de moi:" Ce soir, à neuf heures, dit-il. J'ai prévenu Conseil. A cemoment-là, le capitaine Nemo sera enfermé dans sachambre et probablement couché. Ni les mécaniciens, niles hommes de l'équipage ne peuvent nous voir. Conseilet moi, nous gagnerons l'escalier central. Vous, monsieurAronnax, vous resterez dans la bibliothèque à deux pas denous, attendant mon signal. Les avirons, le mât et la voile

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sont dans le canot. Je suis même parvenu à y porterquelques provisions. Je me suis procuré une clef anglaisepour dévisser les écrous qui attachent le canot à la coquedu Nautilus. Ainsi tout est prêt. A ce soir.- La mer est mauvaise, dis-je.- J'en conviens, répond le Canadien, mais il faut risquercela. La liberté vaut qu'on la paye. D'ailleurs,l'embarcation est solide, et quelques milles avec un ventqui porte ne sont pas une affaire. Qui sait si demain nousne serons pas à cent lieues au large? Que les circonstancesnous favorisent, et entre dix et onze heures, nous seronsdébarqués sur quelque point de la terre ferme ou morts.Donc, à la grâce de Dieu et à ce soir! "Sur ce mot, le Canadien se retira, me laissant presqueabasourdi. J'avais imaginé que, le cas échéant, j'aurais eule temps de réfléchir, de discuter. Mon opiniâtrecompagnon ne me le permettait pas. Que lui aurais-je dit,après tout? Ned Land avait cent fois raison. C'étaitpresque une circonstance, il en profitait. Pouvais-jerevenir sur ma parole et assumer cette responsabilité decompromettre dans un intérêt tout personnel l'avenir demes compagnons? Demain, le capitaine Nemo ne pouvait-il pas nous entraîner au large de toutes terres?En ce moment, un sifflement assez fort m'apprit que lesréservoirs se remplissaient, et le Nautilus s'enfonça sousles flots de l'Atlantique.Je demeurai dans ma chambre. Je voulais éviter lecapitaine pour cacher à ses yeux l'émotion qui me

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dominait. Triste Journée que je passai ainsi, entre le désirde rentrer en possession de mon libre arbitre et le regretd'abandonner ce merveilleux Nautilus, laissant inachevéesmes études sous-marines! Quitter ainsi cet océan, " monAtlantique ", comme je me plaisais à le nommer, sans enavoir observé les dernières couches, sans lui avoir dérobéces secrets que m'avaient révélés les mers des Indes et duPacifique! Mon roman me tombait des mains dès lepremier volume, mon rêve s'interrompait au plus beaumoment! Quelles heures mauvaises s'écoulèrent ainsi,tantôt me voyant en sûreté, à terre, avec mes compagnons,tantôt souhaitant, en dépit de ma raison, que quelquecirconstance imprévue empêchât la réalisation des projetsde Ned Land.Deux fois je vins au salon. Je voulais consulter le compas.Je voulais voir si la direction du Nautilus nousrapprochait, en effet, ou nous éloignait de la côte. Maisnon. Le Nautilus se tenait toujours dans les eauxportugaises. Il pointait au nord en prolongeant les rivagesde l'Océan.Il fallait donc en prendre son parti et se préparer à fuir.Mon bagage n'était pas lourd. Mes notes, rien de plus.Quant au capitaine Nemo, je me demandai ce qu'ilpenserait de notre évasion, quelles inquiétudes, quels tortspeut-être elle lui causerait, et ce qu'il ferait dans le doublecas où elle serait ou révélée ou manquée! Sans doute jen'avais pas à me plaindre de lui, au contraire. Jamaishospitalité ne fut plus franche que la sienne. En le

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quittant, je ne pouvais être taxé d'ingratitude. Aucunserment ne nous liait à lui. C'était sur la force des chosesseule qu'il comptait et non sur notre parole pour nous fixerà jamais auprès de lui. Mais cette prétention hautementavouée de nous retenir éternellement prisonniers à sonbord justifiait toutes nos tentatives.Je n'avais pas revu le capitaine depuis notre visite à l'îlede Santorin. Le hasard devait-il me mettre en sa présenceavant notre départ? Je le désirais et je le craignais tout à lafois. J'écoutai si je ne l'entendrais pas marcher dans sachambre contiguë à la mienne. Aucun bruit ne parvint àmon oreille. Cette chambre devait être déserte.Alors j'en vins à me demander si cet étrange personnageétait à bord. Depuis cette nuit pendant laquelle le canotavait quitté le Nautilus pour un service mystérieux, mesidées s'étaient, en ce qui le concerne, légèrementmodifiées. Je pensais, bien qu'il eût pu dire, que lecapitaine Nemo devait avoir conservé avec la terrequelques relations d'une certaine espèce. Ne quittait-iljamais le Nautilus? Des semaines entières s'étaientsouvent écoulées sans que je l'eusse rencontré. Quefaisait-il pendant ce temps, et alors que je le croyais enproie à des accès de misanthropie, n'accomplissait-il pasau loin quelque acte secret dont la nature m'échappaitjusqu'ici?Toutes ces idées et mille autres m'assaillirent à la fois. Lechamp des conjectures ne peut être qu'infini dans l'étrangesituation où nous sommes. J'éprouvais un malaise

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insupportable. Cette journée d'attente me semblaitéternelle. Les heures sonnaient trop lentement au gré demon impatience.Mon dîner me fut comme toujours servi dans machambre. Je mangeai mal, étant trop préoccupé. Je quittaila table à sept heures. Cent vingt minutes - je les comptais- me séparaient encore du moment où je devais rejoindreNed Land. Mon agitation redoublait. Mon pouls battaitavec violence. Je ne pouvais rester immobile. J'allais etvenais, espérant calmer par le mouvement le trouble demon esprit. L'idée de succomber dans notre téméraireentreprise était le moins pénible de mes soucis; mais à lapensée de voir notre projet découvert avant d'avoir quittéle Nautilus, à la pensée d'être ramené devant le capitaineNemo irrité, ou, ce qui eût été pis, contristé de monabandon, mon coeur palpitait.Je voulus revoir le salon une dernière fois. Je pris par lescoursives, et j'arrivai dans ce musée où j'avais passé tantd'heures agréables et utiles. Je regardai toutes cesrichesses, tous ces trésors, comme un homme à la veilled'un éternel exil et qui part pour ne plus revenir. Cesmerveilles de la nature, ces chefs-d'oeuvre de l'art, entrelesquels depuis tant de jours se concentrait ma vie, j'allaisles abandonner pour jamais. J'aurais voulu plonger mesregards par la vitre du salon à travers les eaux del'Atlantique; mais les panneaux étaient hermétiquementfermés et un manteau de tôle me séparait de cet Océanque je ne connaissais pas encore.

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En parcourant ainsi le salon, j'arrivai près de la porte,ménagée dans le pan coupé, qui s'ouvrait sur la chambredu capitaine. A mon grand étonnement, cette porte étaitentrebâillée. Je reculai involontairement. Si le capitaineNemo était dans sa chambre, il pouvait me voir.Cependant, n'entendant aucun bruit, je m'approchai. Lachambre était déserte. Je poussai la porte. Je fis quelquespas à l'intérieur. Toujours le même aspect sévère,cénobitique.En cet instant, quelques eaux-fortes suspendues à la paroiet que je n'avais pas remarquées pendant ma premièrevisite, frappèrent mes regards. C'étaient des portraits, desportraits de ces grands hommes historiques dontl'existence n'a été qu'un perpétuel dévouement à unegrande idée humaine, Kosciusko, le héros tombé au cri deFinis Polonioe, Botzaris, le Léonidas de la Grècemoderne, O'Connell, le défenseur de l'Irlande,Washington, le fondateur de l'Union américaine, Manin,le patriote italien, Lincoln, tombé sous la balle d'unesclavagiste, et enfin, ce martyr de l'affranchissement dela race noire, John Brown, suspendu à son gibet, tel quel'a si terriblement dessiné le crayon de Victor Hugo.Quel lien existait-il entre ces âmes héroïques et l'âme ducapitaine Nemo? Pouvais-je enfin, de cette réunion deportraits, dégager le mystère de son existence? Était-il lechampion des peuples opprimés, le libérateur des racesesclaves? Avait-il figuré dans les dernières commotionspolitiques ou sociales de ce siècle. Avait-il été l'un des

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héros de la terrible guerre américaine, guerre lamentableet à jamais glorieuse?...Tout à coup l'horloge sonna huit heures. Le battement dupremier coup de marteau sur le timbre m'arracha à mesrêves. Je tressaillis comme si un oeil invisible eût puplonger au plus secret de mes pensées, et je me précipitaihors de la chambre.Là, mes regards s'arrêtèrent sur la boussole. Notredirection était toujours au nord. Le loch indiquait unevitesse modérée, le manomètre, une profondeur desoixante pieds environ. Les circonstances favorisaientdonc les projets du Canadien.Je regagnai ma chambre. Je me vêtis chaudement, bottesde mer, bonnet de loutre, casaque de byssus doublée depeau de phoque. J'étais prêt. J'attendis. Les frémissementsde l'hélice troublaient seuls le silence profond qui régnaità bord. J'écoutais, je tendais l'oreille. Quelque éclat devoix ne m'apprendrait-il pas, tout à coup, que Ned Landvenait d'être surpris dans ses projets d'évasion? Uneinquiétude mortelle m'envahit. J'essayai vainement dereprendre mon sang-froid.A neuf heures moins quelques minutes, je collai monoreille près de la porte du capitaine. Nul bruit. Je quittaima chambre, et je revins au salon qui était plongé dansune demi-obscurité, mais désert.J'ouvris la porte communiquant avec la bibliothèque.Même clarté insuffisante, même solitude. J'allai me posterprès de la porte qui donnait sur la cage de l'escalier

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central. J'attendis le signal de Ned Land.En ce moment, les frémissements de l'hélice diminuèrentsensiblement, puis ils cessèrent tout à fait. Pourquoi cechangement dans les allures du Nautilus? Cette haltefavorisait-elle ou gênait-elle les desseins de Ned Land, jen'aurais pu le dire.Le silence n'était plus troublé que par les battements demon coeur.Soudain, un léger choc se fit sentir. Je compris que leNautilus venait de s'arrêter sur le fond de l'océan. Moninquiétude redoubla. Le signal du Canadien ne m'arrivaitpas. J'avais envie de rejoindre Ned Land pour l'engager àremettre sa tentative. Je sentais que notre navigation ne sefaisait plus dans les conditions ordinaires...En ce moment, la porte du grand salon s'ouvrit, et lecapitaine Nemo parut. Il m'aperçut, et, sans autrepréambule:" Ah! Monsieur le professeur, dit-il d'un ton aimable, jevous cherchais. Savez-vous votre histoire d'Espagne? "On saurait à fond l'histoire de son propre pays que, dansles conditions où je me trouvais, l'esprit troublé, la têteperdue, on ne pourrait en citer un mot." Eh bien? reprit le capitaine Nemo, vous avez entenduma question? Savez-vous l'histoire d'Espagne?- Très mal, répondis-je.- Voilà bien les savants, dit le capitaine ils ne savent pas.Alors, asseyez-vous, ajouta-t-il, et je vais vous raconter uncurieux épisode de cette histoire. "

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Le capitaine s'étendit sur un divan, et, machinalement, jepris place auprès de lui, dans la pénombre." Monsieur le professeur, me dit-il, écoutez-moi bien.Cette histoire vous intéressera par un certain côté, car ellerépondra à une question que sans doute vous n'avez purésoudre.- Je vous écoute, capitaine, dis-je, ne sachant où moninterlocuteur voulait en venir, et me demandant si cetincident se rapportait à nos projets de fuite.- Monsieur le professeur, reprit le capitaine Nemo, si vousle voulez bien, nous remonterons à 1702. Vous n'ignorezpas qu'à cette époque, votre roi Louis XIV, croyant qu'ilsuffisait d'un geste de potentat pour faire rentrer lesPyrénées sous terre, avait imposé le duc d'Anjou, sonpetit-fils, aux Espagnols. Ce prince, qui régna plus oumoins mal sous le nom de Philippe V, eut affaire, au-dehors, à forte partie." En effet, l'année précédente, les maisons royales deHollande, d'Autriche et d'Angleterre, avaient conclu à laHaye un traité d'alliance, dans le but d'arracher lacouronne d'Espagne à Philippe V, pour la placer sur la têted'un archiduc, auquel elles donnèrent prématurément lenom de Charles III." L'Espagne dut résister à cette coalition. Mais elle était àpeu près dépourvue de soldats et de marins. Cependant,l'argent ne lui manquait pas, à la condition toutefois queses galions, chargés de l'or et de l'argent de l'Amérique,entrassent dans ses ports. Or, vers la fin de 1702, elle

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attendait un riche convoi que la France faisait escorter parune flotte de vingt-trois vaisseaux commandés par l'amiralde Château-Renaud, car les marines coalisées couraientalors l'Atlantique." Ce convoi devait se rendre à Cadix, mais l'amiral, ayantappris que la flotte anglaise croisait dans ces parages,résolut de rallier un port de France." Les commandants espagnols du convoi protestèrentcontre cette décision. Ils voulurent être conduits dans unport espagnol, et, à défaut de Cadix, dans la baie de Vigo,située sur la côte nord-ouest de l'Espagne, et qui n'étaitpas bloquée." L'amiral de Château-Renaud eut la faiblesse d'obéir àcette injonction, et les galions entrèrent dans la baie deVigo." Malheureusement cette baie forme une rade ouverte quine peut être aucunement défendue. Il fallait donc se hâterde décharger les galions avant l'arrivée des flottescoalisées, et le temps n'eût pas manqué à cedébarquement, si une misérable question de rivalité n'eûtsurgi tout à coup." Vous suivez bien l'enchaînement des faits? me demandale capitaine Nemo.- Parfaitement, dis-je, ne sachant encore à quel proposm'était faite cette leçon d'histoire.- Je continue. Voici ce qui se passa. Les commerçants deCadix avaient un privilège d'après lequel ils devaientrecevoir toutes les marchandises qui venaient des Indes

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occidentales. Or, débarquer les lingots des galions au portde Vigo, c'était aller contre leur droit. Ils se plaignirentdonc à Madrid, et ils obtinrent du faible Philippe V que leconvoi, sans procéder à son déchargement, resterait enséquestre dans la rade de Vigo jusqu'au moment où lesflottes ennemies se seraient éloignées." Or, pendant que l'on prenait cette décision, le 22 octobre1702, les vaisseaux anglais arrivèrent dans la baie deVigo. L'amiral de Château-Renaud, malgré ses forcesinférieures, se battit courageusement. Mais quand il vitque les richesses du convoi allaient tomber entre les mainsdes ennemis, il incendia et saborda les galions quis'engloutirent avec leurs immenses trésors. "Le capitaine Nemo s'était arrêté. Je l'avoue, je ne voyaispas encore en quoi cette histoire pouvait m'intéresser." Eh bien? Lui demandai-je.- Eh bien, monsieur Aronnax, me répondit le capitaineNemo, nous sommes dans cette baie de Vigo, et il ne tientqu'à vous d'en pénétrer les mystères. "Le capitaine se leva et me pria de le suivre. J'avais eu letemps de me remettre. J'obéis. Le salon était obscur, maisà travers les vitres transparentes étincelaient les flots de lamer. Je regardai.Autour du Nautilus, dans un rayon d'une demi-mille, leseaux apparaissaient imprégnées de lumière électrique. Lefond sableux était net et clair. Des hommes de l'équipage,revêtus de scaphandres, s'occupaient à déblayer destonneaux à demi pourris, des caisses éventrées, au milieu

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d'épaves encore noircies. De ces caisses, de ces barils,s'échappaient des lingots d'or et d'argent, des cascades depiastres et de bijoux. Le sable en était jonché. Puis,chargés de ce précieux butin, ces hommes revenaient auNautilus, y déposaient leur fardeau et allaient reprendrecette inépuisable pêche d'argent et d'or.Je comprenais. C'était ici le théâtre de la bataille du 22octobre 1702. Ici même avaient coulé les galions chargéspour le compte du gouvernement espagnol. Ici le capitaineNemo venait encaisser, suivant ses besoins, les millionsdont il lestait son Nautilus. C'était pour lui, pour lui seulque l'Amérique avait livré ses précieux métaux. Il étaitl'héritier direct et sans partage de ces trésors arrachés auxIncas et aux vaincus de Fernand Cortez!" Saviez-vous, monsieur le professeur, me demanda-t-il ensouriant, que la mer contînt tant de richesse?- Je savais, répondis-je, que l'on évalue à deux millions detonnes l'argent qui est tenu en suspension dans ses eaux.- Sans doute, mais pour extraire cet argent, les dépensesl'emporteraient sur le profit. Ici, au contraire, je n'ai qu'àramasser ce que les hommes ont perdu, et non seulementdans cette baie de Vigo, mais encore sur mille théâtres denaufrages dont ma carte sous-marine a noté la place.Comprenez-vous maintenant que je sois riche à milliards?- Je le comprends, capitaine. Permettez-moi, pourtant, devous dire qu'en exploitant précisément cette baie de Vigo,vous n'avez fait que devancer les travaux d'une sociétérivale.

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- Et laquelle?- Une société qui a reçu du gouvernement espagnol leprivilège de rechercher les galions engloutis. Lesactionnaires sont alléchés par l'appât d'un énormebénéfice, car on évalue à cinq cents millions la valeur deces richesses naufragées.- Cinq cents millions! me répondit le capitaine Nemo. Ilsy étaient, mais ils n'y sont plus.- En effet, dis-je. Aussi un bon avis à ces actionnairesserait-il acte de charité. Qui sait pourtant s'il serait bienreçu. Ce que les joueurs regrettent par-dessus tout,d'ordinaire, c'est moins la perte de leur argent que celle deleurs folles espérances. Je les plains moins après tout queces milliers de malheureux auxquels tant de richesses bienréparties eussent pu profiter, tandis qu'elles seront àjamais stériles pour eux! "Je n'avais pas plutôt exprimé ce regret que je sentis qu'ilavait dû blesser le capitaine Nemo." Stériles! répondit-il en s'animant. Croyez-vous donc,monsieur, que ces richesses soient perdues, alors que c'estmoi qui les ramasse? Est-ce pour moi, selon vous, que jeme donne la peine de recueillir ces trésors? Qui vous ditque je n'en fais pas un bon usage? Croyez-vous quej'ignore qu'il existe des êtres souffrants, des racesopprimées sur cette terre, des misérables à soulager, desvictimes à venger? Ne comprenez-vous pas?... "Le capitaine Nemo s'arrêta sur ces dernières paroles,regrettant peut-être d'avoir trop parlé. Mais j'avais deviné.

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Quels que fussent les motifs qui l'avaient forcé à chercherl'indépendance sous les mers, avant tout il était resté unhomme! Son coeur palpitait encore aux souffrances del'humanité, et son immense charité s'adressait aux racesasservies comme aux individus!Et je compris alors à qui étaient destinés ces millionsexpédiés par le capitaine Nemo, lorsque le Nautilusnaviguait dans les eaux de la Crète insurgée!

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UN CONTINENT DISPARU

Le lendemain matin, 19 février, je vis entrer le Canadiendans ma chambre. J'attendais sa visite. Il avait l'air trèsdésappointé." Eh bien, monsieur? me dit-il.- Oui! il a fallu que ce damné capitaine s'arrêtâtprécisément à l'heure ou nous allions fuir son bateau.- Oui, Ned, il avait affaire chez son banquier.- Son banquier!- Ou plutôt sa maison de banque. J'entends par là cetOcéan où ses richesses sont plus en sûreté qu'elles ne leseraient dans les caisses d'un État. "Je racontai alors au Canadien les incidents de la veille,dans le secret espoir de le ramener à l'idée de ne pointabandonner le capitaine; mais mon récit n'eut d'autrerésultat que le regret énergiquement exprimé par Ned den'avoir pu faire pour son compte une promenade sur lechamp de bataille de Vigo." Enfin, dit-il, tout n'est pas fini! Ce n'est qu'un coup deharpon perdu! Une autre fois nous réussirons, et dès cesoir s'il le faut...- Quelle est la direction du Nautilus? demandai-je.- Je l'ignore, répondit Ned.- Eh bien! à midi, nous verrons le point. "

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Le Canadien retourna près de Conseil. Dès que je fushabillé, je passai dans le salon. Le compas n'était pasrassurant. La route du Nautilus était sud-sud-ouest. Noustournions le dos à l'Europe.J'attendis avec une certaine impatience que le point futreporté sur la carte. Vers onze heures et demie, lesréservoirs se vidèrent, et notre appareil remonta à lasurface de l'Océan. Je m'élançai vers la plate-forme. NedLand m'y avait précédé.Plus de terres en vue. Rien que la mer immense. Quelquesvoiles à l'horizon, de celles sans doute qui vont chercherjusqu'au cap San-Roque les vents favorables pour doublerle cap de Bonne-Espérance. Le temps était couvert. Uncoup de vent se préparait.Ned rageant, essayait de percer l'horizon brumeux. Ilespérait encore que, derrière tout ce brouillard, s'étendaitcette terre si désirée.A midi, le soleil se montra un instant. Le second profitade cette éclaircie pour prendre sa hauteur. Puis, la merdevenant plus houleuse, nous redescendîmes, et lepanneau fut refermé.Une heure après, lorsque je consultai la carte, je vis que laposition du Nautilus était indiquée par 16017' de longitudeet 33022' de latitude, à cent cinquante lieues de la côte laplus rapprochée. Il n'y avait pas moyen de songer à fuir,et je laisse à penser quelles furent les colères du Canadien,quand je lui fis connaître notre situation.Pour mon compte, je ne me désolai pas outre mesure. Je

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me sentis comme soulagé du poids qui m'oppressait, et jepus reprendre avec une sorte de calme relatif mes travauxhabituels.Le soir, vers onze heures, je reçus la visite très inattenduedu capitaine Nemo. Il me demanda fort gracieusement sije me sentais fatigué d'avoir veillé la nuit précédente. Jerépondis négativement." Alors, monsieur Aronnax, je vous proposerai unecurieuse excursion.- Proposez, capitaine.- Vous n'avez encore visité les fonds sous-marins que lejour et sous la clarté du soleil. Vous conviendrait-il de lesvoir par une nuit obscure?- Très volontiers.- Cette promenade sera fatigante, je vous en préviens. Ilfaudra marcher longtemps et gravir une montagne. Leschemins ne sont pas très bien entretenus.- Ce que vous me dites là, capitaine, redouble macuriosité. Je suis prêt à vous suivre.- Venez donc, monsieur le professeur, nous allons revêtirnos scaphandres. "Arrivé au vestiaire, je vis que ni mes compagnons niaucun homme de l'équipage ne devait nous suivre pendantcette excursion. Le capitaine Nemo ne m'avait pas mêmeproposé d'emmener Ned ou Conseil.En quelques instants, nous eûmes revêtu nos appareils. Onplaça sur notre dos les réservoirs abondamment chargésd'air, mais les lampes électriques n'étaient pas préparées.

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Je le fis observer au capitaine." Elles nous seraient inutiles ", répondit-il.Je crus avoir mal entendu, mais je ne pus réitérer monobservation, car la tête du capitaine avait déjà disparudans son enveloppe métallique. J'achevai de meharnacher, je sentis qu'on me plaçait dans la main unbâton ferré, et quelques minutes plus tard, après lamanoeuvre habituelle, nous prenions pied sur le fond del'Atlantique, à une profondeur de trois cents mètres.Minuit approchait. Les eaux étaient profondémentobscures, mais le capitaine Nemo me montra dans lelointain un point rougeâtre, une sorte de large lueur, quibrillait à deux milles environ du Nautilus. Ce qu'était cefeu, quelles matières l'alimentaient, pourquoi et commentil se revivifiait dans la masse liquide, je n'aurais pu ledire. En tout cas, il nous éclairait, vaguement il est vrai,mais je m'accoutumai bientôt à ces ténèbres particulières,et je compris, dans cette circonstance, l'inutilité desappareils Ruhmkorff.Le capitaine Nemo et moi, nous marchions l'un près del'autre, directement sur le feu signalé. Le sol plat montaitinsensiblement. Nous faisions de larges enjambées, nousaidant du bâton; mais notre marche était lente, en somme,car nos pieds s'enfonçaient souvent dans une sorte de vasepétrie avec des algues et semée de pierres plates.Tout en avançant, j'entendais une sorte de grésillement au-dessus de ma tête. Ce bruit redoublait parfois et produisaitcomme un pétillement continu. J'en compris bientôt la

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cause. C'était la pluie qui tombait violemment en crépitantà la surface des flots. Instinctivement, la pensée me vintque j'allais être trempé! Par l'eau, au milieu de l'eau! Je nepus m'empêcher de rire à cette idée baroque. Mais pourtout dire, sous l'épais habit du scaphandre, on ne sent plusle liquide élément, et l'on se croit au milieu d'uneatmosphère un peu plus dense que l'atmosphère terrestre,voilà tout.Après une demi-heure de marche, le sol devint rocailleux.Les méduses, les crustacés microscopiques, les pennatulesl'éclairaient légèrement de lueurs phosphorescentes.J'entrevoyais des monceaux de pierres que couvraientquelques millions de zoophytes et des fouillis d'algues. Lepied me glissait souvent sur ces visqueux tapis de varech,et sans mon bâton ferré, je serais tombé plus d'une fois.En me retournant, je voyais toujours le fanal blanchâtredu Nautilus qui commençait à pâlir dans l'éloignement.Ces amoncellements pierreux dont je viens de parlerétaient disposés sur le fond océanique suivant une certainerégularité que je ne m'expliquais pas. J'apercevais degigantesques sillons qui se perdaient dans l'obscuritélointaine et dont la longueur échappait à toute évaluation.D'autres particularités se présentaient aussi, que je nesavais admettre. Il me semblait que mes lourdes semellesde plomb écrasaient une litière d'ossements qui craquaientavec un bruit sec. Qu'était donc cette vaste plaine que jeparcourais ainsi? J'aurais voulu interroger le capitaine,mais son langage par signes, qui lui permettait de causer

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avec ses compagnons, lorsqu'ils le suivaient dans sesexcursions sous-marines, était encore incompréhensiblepour moi.Cependant, la clarté rougeâtre qui nous guidait,s'accroissait et enflammait l'horizon. La présence de cefoyer sous les eaux m'intriguait au plus haut degré. Était-ce quelque effluence électrique qui se manifestait? Allais-je vers un phénomène naturel encore inconnu des savantsde la terre? Ou même - car cette pensée traversa moncerveau - la main de l'homme intervenait-elle dans cetembrasement? Soufflait-elle cet incendie? Devais-jerencontrer sous ces couches profondes, des compagnons,des amis du capitaine Nemo, vivant comme lui de cetteexistence étrange, et auxquels il allait rendre visite?Trouverais-je là-bas toute une colonie d'exilés, qui, las desmisères de la terre, avaient cherché et trouvél'indépendance au plus profond de l'Océan? Toutes cesidées folles, inadmissibles, me poursuivaient, et dans cettedisposition d'esprit, surexcité sans cesse par la série demerveilles qui passaient sous mes yeux, je n'aurais pas étésurpris de rencontrer, au fond de cette mer, une de cesvilles sous-marines que rêvait le capitaine Nemo!Notre route s'éclairait de plus en plus. La lueurblanchissante rayonnait au sommet d'une montagne hautede huit cents pieds environ. Mais ce que j'apercevaisn'était qu'une simple réverbération développée par lecristal des couches d'eau. Le foyer, source de cetteinexplicable darté, occupait le versant opposé de la

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montagne.Au milieu des dédales pierreux qui sillonnaient le fond del'Atlantique, le capitaine Nemo s'avançait sans hésitation.Il connaissait cette sombre route. Il l'avait souventparcourue, sans doute, et ne pouvait s'y perdre. Je lesuivais avec une confiance inébranlable. Il m'apparaissaitcomme un des génies de la mer, et quand il marchaitdevant moi, j'admirais sa haute stature qui se découpait ennoir sur le fond lumineux de l'horizon.Il était une heure du matin. Nous étions arrivés auxpremières rampes de la montagne. Mais pour les aborder,il fallut s'aventurer par les sentiers difficiles d'un vastetaillis.Oui! un taillis d'arbres morts, sans feuilles, sans sève,arbres minéralisés sous l'action des eaux, et quedominaient çà et là des pins gigantesques. C'était commeune houillère encore debout, tenant par ses racines au soleffondré, et dont la ramure, à la manière des finesdécoupures de papier noir, se dessinait nettement sur leplafond des eaux. Que l'on se figure une forêt du Hartz,accrochée aux flancs d'une montagne, mais une forêtengloutie. Les sentiers étaient encombrés d'algues et defucus, entre lesquels grouillait un monde de crustacés.J'allais, gravissant les rocs, enjambant les troncs étendus,brisant les lianes de mer qui se balançaient d'un arbre àl'autre, effarouchant les poissons qui volaient de brancheen branche. Entraîné, je ne sentais plus la fatigue. Jesuivais mon guide qui ne se fatiguait pas.

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Quel spectacle! Comment le rendre? Comment peindrel'aspect de ces bois et de ces rochers dans ce milieuliquide, leurs dessous sombres et farouches, leurs dessuscolorés de tons rouges sous cette clarté que doublait lapuissance réverbérante des eaux? Nous gravissions desrocs qui s'éboulaient ensuite par pans énormes avec unsourd grondement d'avalanche. A droite, à gauche, secreusaient de ténébreuses galeries où se perdait le regard.Ici s'ouvraient de vastes clairières, que la main del'homme semblait avoir dégagées, et je me demandaisparfois si quelque habitant de ces régions sous-marinesn'allait pas tout à coup m'apparaître.Mais le capitaine Nemo montait toujours. Je ne voulaispas rester en arrière. Je le suivais hardiment. Mon bâtonme prêtait un utile secours. Un faux pas eût été dangereuxsur ces étroites passes évidées aux flancs des gouffres;mais j'y marchais d'un pied ferme et sans ressentirl'ivresse du vertige. Tantôt je sautais une crevasse dont laprofondeur m'eût fait reculer au milieu des glaciers de laterre; tantôt je m'aventurais sur le tronc vacillant desarbres jetés d'un abîme à l'autre, sans regarder sous mespieds, n'ayant des yeux que pour admirer les sitessauvages de cette région. Là, des rocs monumentaux,penchant sur leurs bases irrégulièrement découpées,semblaient défier les lois de l'équilibre. Entre leurs genouxde pierre, des arbres poussaient comme un jet sous unepression formidable, et soutenaient ceux qui lessoutenaient eux-mêmes. Puis, des tours naturelles, de

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larges pans taillés à pic comme des courtines, s'inclinaientsous un angle que les lois de la gravitation n'eussent pasautorisé à la surface des régions terrestres.Et moi-même ne sentais-je pas cette différence due à lapuissante densité de l'eau, quand, malgré mes lourdsvêtements, ma tête de cuivre, mes semelles de métal, jem'élevais sur des pentes d'une impraticable raideur, lesfranchissant pour ainsi dire avec la légèreté d'un isard oud'un chamois!Au récit que je fais de cette excursion sous les eaux, jesens bien que je ne pourrai être vraisemblable! Je suisl'historien des choses d'apparence impossible qui sontpourtant réelles, incontestables. Je n'ai point rêvé. J'ai vuet senti!Deux heures après avoir quitté le Nautilus, nous avionsfranchi la ligne des arbres, et à cent pieds au-dessus denos têtes se dressait le pic de la montagne dont laprojection faisait ombre sur l'éclatante irradiation duversant opposé. Quelques arbrisseaux pétrifiés couraientçà et là en zigzags grimaçants. Les poissons se levaient enmasse sous nos pas comme des oiseaux surpris dans leshautes herbes. La masse rocheuse était creuséed'impénétrables anfractuosités, de grottes profondes,d'insondables trous, au fond desquels j'entendais remuerdes choses formidables. Le sang me refluait jusqu'aucoeur, quand j'apercevais une antenne énorme qui mebarrait la route, ou quelque pince effrayante se refermantavec bruit dans l'ombre des cavités! Des milliers de points

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lumineux brillaient au milieu des ténèbres. C'étaient lesyeux de crustacés gigantesques, tapis dans leur tanière,des homards géants se redressant comme des hallebardierset remuant leurs pattes avec un cliquetis de ferraille, descrabes titanesques, braqués comme des canons sur leursaffûts, et des poulpes effroyables entrelaçant leurstentacules comme une broussaille vivante de serpents.Quel était ce monde exorbitant que je ne connaissais pasencore? A quel ordre appartenaient ces articulés auxquelsle roc formait comme une seconde carapace? Où la natureavait-elle trouvé le secret de leur existence végétative, etdepuis combien de siècles vivaient-ils ainsi dans lesdernières couches de l'Océan?Mais je ne pouvais m'arrêter. Le capitaine Nemo,familiarisé avec ces terribles animaux, n'y prenait plusgarde. Nous étions arrivés à un premier plateau, oud'autres surprises m'attendaient encore. Là se dessinaientde pittoresques ruines, qui trahissaient la main del'homme, et non plus celle du Créateur. C'étaient de vastesamoncellements de pierres où l'on distinguait de vaguesformes de châteaux, de temples, revêtus d'un monde dezoophytes en fleurs, et auxquels, au lieu de lierre, lesalgues et les fucus faisaient un épais manteau végétal.Mais qu'était donc cette portion du globe engloutie par lescataclysmes? Qui avait disposé ces roches et ces pierrescomme des dolmens des temps anté-historiques? Où étais-je, où m'avait entraîné la fantaisie du capitaine Nemo?J'aurais voulu l'interroger. Ne le pouvant, je l'arrêtai. Je

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saisis son bras. Mais lui, secouant la tête, et me montrantle dernier sommet de la montagne, sembla me dire:" Viens! viens encore! viens toujours! "Je le suivis dans un dernier élan, et en quelques minutes,j'eus gravi le pic qui dominait d'une dizaine de mètrestoute cette masse rocheuse.Je regardai ce côté que nous venions de franchir. Lamontagne ne s'élevait que de sept à huit cents pieds au-dessus de la plaine; mais de son versant opposé, elledominait d'une hauteur double le fond en contre bas decette portion de l'Atlantique. Mes regards s'étendaient auloin et embrassaient un vaste espace éclairé par unefulguration violente. En effet, c'était un volcan que cettemontagne. A cinquante pieds au-dessous du pic, au milieud'une pluie de pierres et de scories, un large cratèrevomissait des torrents de lave, qui se dispersaient encascade de feu au sein de la masse liquide. Ainsi posé, cevolcan, comme un immense flambeau, éclairait la plaineinférieure jusqu'aux dernières limites de l'horizon.J'ai dit que le cratère sous-marin rejetait des laves, maisnon des flammes. Il faut aux flammes l'oxygène de l'air, etelles ne sauraient se développer sous les eaux; mais descoulées de lave, qui ont en elles le principe de leurincandescence, peuvent se porter au rouge blanc, luttervictorieusement contre l'élément liquide et se vaporiser àson contact. De rapides courants entraînaient tous ces gazen diffusion, et les torrents laviques glissaient jusqu'aubas de la montagne, comme les déjections du Vésuve sur

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un autre Torre del Greco.En effet, là, sous mes yeux, ruinée, abîmée, jetée bas,apparaissait une ville détruite, ses toits effondrés, sestemples abattus, ses arcs disloqués, ses colonnes gisant àterre, où l'on sentait encore les solides proportions d'unesorte d'architecture toscane; plus loin, quelques restes d'ungigantesque aqueduc; ici l'exhaussement empâté d'uneacropole, avec les formes flottantes d'un Parthénon; là, desvestiges de quai, comme si quelque antique port eût abritéjadis sur les bords d'un océan disparu les vaisseauxmarchands et les trirèmes de guerre; plus loin encore, delongues lignes de murailles écroulées, de larges ruesdésertes, toute une Pompéi enfouie sous les eaux, que lecapitaine Nemo ressuscitait à mes regards!Où étais-je? Où étais-je? Je voulais le savoir à tout prix,je voulais parler, je voulais arracher la sphère de cuivrequi emprisonnait ma tête.Mais le capitaine Nemo vint à moi et m'arrêta d'un geste.Puis, ramassant un morceau de pierre crayeuse, il s'avançavers un roc de basalte noire et traça ce seul mot:

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ATLANTIDE

Quel éclair traversa mon esprit! L'Atlantide, l'ancienneMéropide de Théopompe, l'Atlantide de Platon, cecontinent nié par Origène, Porphyre, Jamblique,D'Anville, Malte-Brun, Humboldt, qui mettaient sadisparition au compte des récits légendaires, admis parPossidonius, Pline, Ammien-Marcellin, Tertullien, Engel,Sherer, Tournefort, Buffon, d'Avezac, je l'avais là sous lesyeux, portant encore les irrécusables témoignages de sacatastrophe! C'était donc cette région engloutie quiexistait en dehors de l'Europe, de l'Asie, de la Libye, au-delà des colonnes d'Hercule, où vivait ce peuple puissantdes Atlantes, contre lequel se firent les premières guerresde l'ancienne Grèce!L'historien qui a consigné dans ses écrits les hauts faits deces temps héroïques, c'est Platon lui-même. Son dialoguede Timée et de Critias a été, pour ainsi dire, tracé sousl'inspiration de Solon, poète et législateur.Un jour, Solon s'entretenait avec quelques sages vieillardsde Saïs, ville déjà vieille de huit cents ans, ainsi que letémoignaient ses annales gravées sur le mur sacré de sestemples. L'un de ces vieillards raconta l'histoire d'uneautre ville plus ancienne de mille ans. Cette première citéathénienne, âgée de neuf cents siècles, avait été envahie et

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en partie détruite par les Atlantes. Ces Atlantes, disait-il,occupaient un continent immense plus grand que l'Afriqueet l'Asie réunies, qui couvrait une surface comprise dudouzième degré de latitude au quarantième degré nord.Leur domination s'étendait même à l'Égypte. Ils voulurentl'imposer jusqu'en Grèce, mais ils durent se retirer devantl'indomptable résistance des Hellènes. Des siècless'écoulèrent. Un cataclysme se produisit, inondations,tremblements de terre. Une nuit et un jour suffirent àl'anéantissement de cette Atlantide dont les plus hautssommets, Madère, les Açores, les Canaries, les îles du capVert, émergent encore.Tels étaient ces souvenirs historiques que l'inscription ducapitaine Nemo faisait palpiter dans mon esprit. Ainsidonc, conduit par la plus étrange destinée, je foulais dupied l'une des montagnes de ce continent! Je touchais dela main ces ruines mille fois séculaires et contemporainesdes époques géologiques! Je marchais là même où avaientmarché les contemporains du premier homme! J'écrasaissous mes lourdes semelles ces squelettes d'animaux destemps fabuleux, que ces arbres, maintenant minéralisés,couvraient autrefois de leur ombre!Ah! pourquoi le temps me manquait-il! J'aurais vouludescendre les pentes abruptes de cette montagne,parcourir en entier ce continent immense qui sans doutereliait l'Afrique à l'Amérique, et visiter ces grandes citésantédiluviennes. Là, peut-être, sous mes regards,s'étendaient Makhimos, la guerrière, Eusebès, la pieuse,

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dont les gigantesques habitants vivaient des sièclesentiers, et auxquels la force ne manquait pas pour entasserces blocs qui résistaient encore à l'action des eaux. Unjour peut-être, quelque phénomène éruptif les ramènera àla surface des flots, ces ruines englouties! On a signalé denombreux volcans sous-marins dans cette portion del'Océan, et bien des navires ont senti des secoussesextraordinaires en passant sur ces fonds tourmentés. Lesuns ont entendu des bruits sourds qui annonçaient la lutteprofonde des éléments; les autres ont recueilli des cendresvolcaniques projetées hors de la mer. Tout ce sol jusqu'àl'Équateur est encore travaillé par les forces plutoniennes.Et qui sait si, dans une époque éloignée, accrus par lesdéjections volcaniques et par les couches successives delaves, des sommets de montagnes ignivomesn'apparaîtront pas à la surface de l'Atlantique!Pendant que je rêvais ainsi, tandis que je cherchais à fixerdans mon souvenir tous les détails de ce paysagegrandiose, le capitaine Nemo, accoudé sur une stèlemoussue, demeurait immobile et comme pétrifié dans unemuette extase. Songeait-il à ces générations disparues etleur demandait-il le secret de la destinée humaine? Était-ce à cette place que cet homme étrange venait seretremper dans les souvenirs de l'histoire, et revivre decette vie antique, lui qui ne voulait pas de la vie moderne?Que n'aurais-je donné pour connaître ses pensées, pour lespartager, pour les comprendre!Nous restâmes à cette place pendant une heure entière,

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contemplant la vaste plaine sous l'éclat des laves quiprenaient parfois une intensité surprenante. Lesbouillonnements intérieurs faisaient courir de rapidesfrissonnements sur l'écorce de la montagne. Des bruitsprofonds, nettement transmis par ce milieu liquide, serépercutaient avec une majestueuse ampleur.En ce moment, la lune apparut un instant à travers lamasse des eaux et jeta quelques pâles rayons sur lecontinent englouti. Ce ne fut qu'une lueur, mais d'unindescriptible effet. Le capitaine se leva, jeta un dernierregard à cette immense plaine; puis de la main il me fitsigne de le suivre.Nous descendîmes rapidement la montagne. La forêtminérale une fois dépassée, j'aperçus le fanal du Nautilusqui brillait comme une étoile. Le capitaine marcha droità lui, et nous étions rentrés à bord au moment où lespremières teintes de l'aube blanchissaient la surface del'Océan.

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LES HOUILLERES SOUS-MARINES

Le lendemain, 20 février, je me réveillais fort tard. Lesfatigues de la nuit avaient prolongé mon sommeil jusqu'àonze heures. Je m'habillai promptement. J'avais hâte deconnaître la direction du Nautilus. Les instrumentsm'indiquèrent qu'il courait toujours vers le sud avec unevitesse de vingt milles à l'heure par une profondeur decent mètres.Conseil entra. Je lui racontai notre excursion nocturne, et,les panneaux étant ouverts, il put encore entrevoir unepartie de ce continent submergé.En effet, le Nautilus rasait à dix mètres du sol seulementla plaine de l'Atlantide. Il filait comme un ballon emportépar le vent au-dessus des prairies terrestres; mais il seraitplus vrai de dire que nous étions dans ce salon commedans le wagon d'un train express. Les premiers plans quipassaient devant nos yeux, c'étaient des rocs découpésfantastiquement, des forêts d'arbres passés du règnevégétal au règne animal, et dont l'immobile silhouettegrimaçait sous les flots. C'étaient aussi des massespierreuses enfouies sous des tapis d'axidies et d'anémones,hérissées de longues hydrophytes verticales, puis desblocs de laves étrangement contournés qui attestaienttoute la fureur des expansions plutoniennes.Tandis que ces sites bizarres resplendissaient sous nos

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feux électriques, je racontais à Conseil l'histoire de cesAtlantes, qui, au point de vue purement imaginaire,inspirèrent à Bailly tant de pages charmantes. Je lui disaisles guerres de ces peuples héroïques. Je discutais laquestion de l'Atlantide en homme qui ne peut plus douter.Mais Conseil, distrait, m'écoutait peu, et son indifférenceà traiter ce point historique me fut bientôt expliquée.En effet, de nombreux poissons attiraient ses regards, etquand passaient des poissons, Conseil, emporté dans lesabîmes de la classification, sortait du monde réel. Dans cecas, je n'avais plus qu'à le suivre et à reprendre avec luinos études ichtyologiques.Du reste, ces poissons de l'Atlantique ne différaient passensiblement de ceux que nous avions observés jusqu'ici.C'étaient des raies d'une taille gigantesque, longues decinq mètres et douées d'une grande force musculaire quileur permet de s'élancer au-dessus des flots, des squalesd'espèces diverses, entre autres, un glauque de quinzepieds, à dents triangulaires et aiguës, que sa transparencerendait presque invisible au milieu des eaux, des sagresbruns, des humantins en forme de prismes et cuirassésd'une peau tuberculeuse, des esturgeons semblables àleurs congénères de la Méditerranée, des syngnathes-trompettes, longs d'un pied et demi, jaune-brun, pourvusde petites nageoires grises, sans dents ni langue, et quidéfilaient comme de fins et souples serpents.Parmi les poissons osseux, Conseil nota des makairasnoirâtres, longs de trois mètres et armés à leur mâchoire

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supérieure d'une épée perçante, des vives, aux couleursanimées, connues du temps d'Aristote sous le nom dedragons marins et que les aiguillons de leur dorsalerendent très dangereux à saisir, puis, des coryphèmes, audos brun rayé de petites raies bleues et encadré dans unebordure d'or, de belles dorades, des chrysostones-lune,sortes de disques à reflets d'azur, qui, éclairés en dessuspar les rayons solaires, formaient comme des tachesd'argent, enfin des xyphias-espadons, longs de huitmètres, marchant par troupes, portant des nageoiresjaunâtres taillées en faux et de longs glaives de six pieds,intrépides animaux, plutôt herbivores que piscivores, quiobéissaient au moindre signe de leurs femelles comme desmaris bien stylés.Mais tout en observant ces divers échantillons de la faunemarine, je ne laissais pas d'examiner les longues plainesde l'Atlantide. Parfois, de capricieux accidents du solobligeaient le Nautilus à ralentir sa vitesse, et il se glissaitalors avec l'adresse d'un cétacé dans d'étroitsétranglements de collines. Si ce labyrinthe devenaitinextricable, l'appareil s'élevait alors comme un aérostat,et l'obstacle franchi, il reprenait sa course rapide àquelques mètres au-dessus du fond. Admirable etcharmante navigation, qui rappelait les manoeuvres d'unepromenade aérostatique, avec cette différence toutefoisque le Nautilus obéissait passivement à la main de sontimonier.Vers quatre heures du soir, le terrain, généralement

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composé d'une vase épaisse et entremêlée de branchesminéralisées, se modifia peu à peu, il devint plusrocailleux et parut semé de conglomérats, de tufsbasaltiques, avec quelques semis de laves et d'obsidiennessulfureuses. Je pensai que la région des montagnes allaitbientôt succéder aux longues plaines, et, en effet, danscertaines évolutions du Nautilus, j'aperçus l'horizonméridional barré par une haute muraille qui semblaitfermer toute issue. Son sommet dépassait évidemment leniveau de l'Océan. Ce devait être un continent, ou tout aumoins une île, soit une des Canaries, soit une des îles ducap Vert. Le point n'ayant pas été fait - à dessein peut-être- j'ignorais notre position. En tout cas, une telle murailleme parut marquer la fin de cette Atlantide, dont nousn'avions parcouru, en somme, qu'une minime portion.La nuit n'interrompit pas mes observations. J'étais restéseul. Conseil avait regagné sa cabine. Le Nautilus,ralentissant son allure, voltigeait au-dessus des massesconfuses du sol, tantôt les effleurant comme s'il eût voulus'y poser, tantôt remontant capricieusement à la surfacedes flots. J'entrevoyais alors quelques vives constellationsà travers le cristal des eaux, et précisément cinq ou six deces étoiles zodiacales qui traînent à la queue d'Orion.Longtemps encore, je serais resté à ma vitre, admirant lesbeautés de la mer et du ciel, quand les panneaux serefermèrent. A ce moment, le Nautilus était arrivé àl'aplomb de la haute muraille. Comment manoeuvrerait-il,je ne pouvais le deviner. Je regagnai ma chambre. Le

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Nautilus ne bougeait plus. Je m'endormis avec la fermeintention de me réveiller après quelques heures desommeil.Mais, le lendemain, il était huit heures lorsque je revins ausalon. Je regardai le manomètre. Il m'apprit que leNautilus flottait à la surface de l'Océan. J'entendais,d'ailleurs, un bruit de pas sur la plate-forme. Cependantaucun roulis ne trahissait l'ondulation des lamessupérieures.Je montai jusqu'au panneau. Il était ouvert. Mais, au lieudu grand jour que j'attendais, je me vis environné d'uneobscurité profonde. Où étions-nous? M'étais-je trompé?Faisait-il encore nuit? Non! Pas une étoile ne brillait, et lanuit n'a pas de ces ténèbres absolues.Je ne savais que penser, quand une voix me dit:" C'est vous, monsieur le professeur?- Ah! capitaine Nemo, répondis-je, où sommes-nous?- Sous terre, monsieur le professeur.- Sous terre! m'écriai-je! Et le Nautilus flotte encore?- Il flotte toujours.- Mais, je ne comprends pas?- Attendez quelques instants. Notre fanal va s'allumer, et,si vous aimez les situations claires, vous serez satisfait. "Je mis le pied sur la plate-forme et j'attendis. L'obscuritéétait si complète que je n'apercevais même pas lecapitaine Nemo. Cependant, en regardant au zénith,exactement au-dessus de ma tête, je crus saisir une lueurindécise, une sorte de demi-jour qui emplissait un trou

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circulaire. En ce moment, le fanal s'alluma soudain, et sonvif éclat fit évanouir cette vague lumière.Je regardai, après avoir un instant fermé mes yeux éblouispar le jet électrique. Le Nautilus était stationnaire. Ilflottait auprès d'une berge disposée comme un quai. Cettemer qui le supportait en ce moment, c'était un lacemprisonné dans un cirque de murailles qui mesurait deuxmilles de diamètre, soit six milles de tour. Son niveau, - lemanomètre l'indiquait - ne pouvait être que le niveauextérieur, car une communication existait nécessairemententre ce lac et la mer. Les hautes parois, inclinées sur leurbase, s'arrondissaient en voûte et figuraient un immenseentonnoir retourné, dont la hauteur comptait cinq ou sixcents mètres. Au sommet s'ouvrait un orifice circulaire parlequel j'avais surpris cette légère clarté, évidemment dueau rayonnement diurne.Avant d'examiner plus attentivement les dispositionsintérieures de cette énorme caverne, avant de medemander si c'était là l'ouvrage de la nature ou del'homme, j'allai vers le capitaine Nemo." Où sommes-nous? dis-je.- Au centre même d'un volcan éteint, me répondit lecapitaine, un volcan dont la mer a envahi l'intérieur à lasuite de quelque convulsion du sol. Pendant que vousdormiez, monsieur le professeur, le Nautilus a pénétrédans ce lagon par un canal naturel ouvert à dix mètres au-dessous de la surface de l'Océan. C'est ici son portd'attache, un port sûr, commode, mystérieux, abrité de

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tous les rhumbs du vent! Trouvez-moi sur les côtes de voscontinents ou de vos îles une rade qui vaille ce refugeassuré contre la fureur des ouragans.- En effet, répondis-je, ici vous êtes en sûreté, capitaineNemo. Qui pourrait vous atteindre au centre d'un volcan?Mais, à son sommet, n'ai-je pas aperçu une ouverture?- Oui, son cratère, un cratère empli jadis de laves, devapeurs et de flammes, et qui maintenant donne passageà cet air vivifiant que nous respirons.- Mais quelle est donc cette montagne volcanique?demandai-je.- Elle appartient à un des nombreux îlots dont cette merest semée. Simple écueil pour les navires, pour nouscaverne immense. Le hasard me l'a fait découvrir, et, encela, le hasard m'a bien servi.- Mais ne pourrait-on descendre par cet orifice qui formele cratère du volcan?- Pas plus que je ne saurais y monter. Jusqu'à une centainede pieds, la base intérieure de cette montagne estpraticable, mais au-dessus, les parois surplombent, etleurs rampes ne pourraient être franchies.- Je vois, capitaine, que la nature vous sert partout ettoujours. Vous êtes en sûreté sur ce lac, et nul que vousn'en peut visiter les eaux. Mais, à quoi bon ce refuge? LeNautilus n'a pas besoin de port.- Non, monsieur le professeur, mais il a besoind'électricité pour se mouvoir, d'éléments pour produireson électricité, de sodium pour alimenter ses éléments, de

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charbon pour faire son sodium, et de houillères pourextraire son charbon. Or, précisément ici, la mer recouvredes forêts entières qui furent enlisées dans les tempsgéologiques; minéralisées maintenant et transformées enhouille, elles sont pour moi une mine inépuisable.- Vos hommes, capitaine, font donc ici le métier demineurs?- Précisément. Ces mines s'étendent sous les flots commeles houillères de Newcastle. C'est ici que, revêtus duscaphandre, le pic et la pioche à la main, mes hommesvont extraire cette houille, que je n'ai pas même demandéeaux mines de la terre. Lorsque je brûle ce combustiblepour la fabrication du sodium, la fumée qui s'échappe parle cratère de cette montagne lui donne encore l'apparenced'un volcan en activité.- Et nous les verrons à l'oeuvre, vos compagnons?- Non, pas cette fois, du moins, car je suis pressé decontinuer notre tour du monde sous-marin. Aussi, mecontenterai-je de puiser aux réserves de sodium que jepossède. Le temps de les embarquer, c'est-à-dire un jourseulement, et nous reprendrons notre voyage. Si doncvous voulez parcourir cette caverne et faire le tour dulagon, profitez de cette journée, monsieur Aronnax. "Je remerciai le capitaine, et j'allai chercher mes deuxcompagnons qui n'avaient pas encore quitté leur cabine.Je les invitai à me suivre sans leur dire où ils setrouvaient.Ils montèrent sur la plate-forme. Conseil, qui ne s'étonnait

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de rien, regarda comme une chose très naturelle de seréveiller sous une montagne après s'être endormi sous lesflots. Mais Ned Land n'eut d'autre idée que de chercher sila caverne présentait quelque issue.Après déjeuner, vers dix heures, nous descendions sur laberge." Nous voici donc encore une fois à terre, dit Conseil.- Je n'appelle pas cela "la terre", répondit le Canadien. Etd'ailleurs, nous ne sommes pas dessus, mais dessous. "Entre le pied des parois de la montagne et les eaux du lacse développait un rivage sablonneux qui, dans sa plusgrande largeur, mesurait cinq cents pieds. Sur cette grève,on pouvait faire aisément le tour du lac. Mais la base deshautes parois formait un sol tourmenté, sur lequelgisaient, dans un pittoresque entassement, des blocsvolcaniques et d'énormes pierres ponces. Toutes cesmasses désagrégées, recouvertes d'un émail poli sousl'action des feux souterrains, resplendissaient au contactdes jets électriques du fanal. La poussière micacée durivage, que soulevaient nos pas, s'envolait comme unenuée d'étincelles.Le sol s'élevait sensiblement en s'éloignant du relais desflots, et nous Mmes bientôt arrivés à des rampes longueset sinueuses, véritables raidillons qui permettaient des'élever peu à peu, mais il fallait marcher prudemment aumilieu de ces - conglomérats, qu'aucun ciment ne reliaitentre eux, et le pied glissait sur ces trachytes vitreux, faitsde cristaux de feldspath et de quartz.

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La nature volcanique de cette énorme excavations'affirmait de toutes parts. Je le fis observer à mescompagnons." Vous figurez-vous, leur demandai-je, ce que devait êtrecet entonnoir, lorsqu'il s'emplissait de lavesbouillonnantes, et que le niveau de ce liquideincandescent s'élevait jusqu'à l'orifice de la montagne,comme la fonte sur les parois d'un fourneau?- Je me le figure parfaitement, répondit Conseil. Maismonsieur me dira-t-il pourquoi le grand fondeur asuspendu son opération, et comment il se fait que lafournaise est remplacée par les eaux tranquilles d'un lac?- Très probablement, Conseil, parce que quelqueconvulsion a produit au-dessous de la surface de l'Océancette ouverture qui a servi de passage au Nautilus. Alorsles eaux de l'Atlantique se sont précipitées à l'intérieur dela montagne. Il y a eu lutte terrible entre les deuxéléments, lutte qui s'est terminée à l'avantage de Neptune.Mais bien des siècles se sont écoulés depuis lors, et levolcan submergé s'est changé en grotte paisible.- Très bien, répliqua Ned Land. J'accepte l'explication,mais je regrette, dans notre intérêt, que cette ouverturedont parle monsieur le professeur ne soit pas produite au-dessus du niveau de la mer.- Mais, ami Ned, répliqua Conseil, si ce passage n'eût pasété sous-marin, le Nautilus n'aurait pu y pénétrer!- Et j'ajouterai, maître Land, que les eaux ne se seraientpas précipitées sous la montagne et que le volcan serait

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resté volcan. Donc vos regrets sont superflus. "Notre ascension continua. Les rampes se faisaient de plusen plus raides et étroites. De profondes excavations lescoupaient parfois, qu'il fallait franchir. Des massessurplombantes voulaient être tournées. On se glissait surles genoux, on rampait sur le ventre. Mais, l'adresse deConseil et la force du Canadien aidant, tous les obstaclesfurent surmontés.A une hauteur de trente mètres environ, la nature duterrain se modifia, sans qu'il devînt plus praticable. Auxconglomérats et aux trachytes succédèrent de noirsbasaltes; ceux-ci étendus par nappes toutes grumelées desoufflures; ceux-là formant des prismes réguliers, disposéscomme une colonnade qui supportait les retombées decette voûte immense, admirable spécimen de l'architecturenaturelle. Puis, entre ces basaltes serpentaient de longuescoulées de laves refroidies, incrustées de raiesbitumineuses, et, par places, s'étendaient de larges tapis desoufre. Un jour plus puissant, entrant par le cratèresupérieur, inondait d'une vague clarté toutes cesdéjections volcaniques, à jamais ensevelies au sein de lamontagne éteinte.Cependant, notre marche ascensionnelle fut bientôtarrêtée, à une hauteur de deux cent cinquante piedsenviron, par d'infranchissables obstacles. La voussureintérieure revenait en surplomb, et la montée dut sechanger en promenade circulaire. A ce dernier plan, lerègne végétal commençait à lutter avec le règne minéral.

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Quelques arbustes et même certains arbres sortaient desanfractuosités de la paroi. Je reconnus des euphorhes quilaissaient couler leur suc caustique. Des héliotropes, trèsinhabiles à justifier leur nom, puisque les rayons solairesn'arrivaient jamais jusqu'à eux, penchaient tristementleurs grappes de fleurs aux couleurs et aux parfums àdemi passés. Çà et là, quelques chrysanthèmes poussaienttimidement au pied d'aloès à longues feuilles tristes etmaladifs. Mais, entre les coulées de laves, j'aperçus depetites violettes, encore parfumées d'une légère odeur, etj'avoue que je les respirai avec délices. Le parfum, c'estl'âme de la fleur, et les fleurs de la mer, ces splendideshydrophytes, n'ont pas d'âme!Nous étions arrivés au pied d'un bouquet de dragonniersrobustes, qui écartaient les roches sous l'effort de leursmusculeuses racines, quand Ned Land s'écria:" Ah! monsieur, une ruche!- Une ruche! répliquai-je, en faisant un geste de parfaiteincrédulité.- Oui! une ruche, répéta le Canadien, et des abeilles quibourdonnent autour. "Je m'approchai et je dus me rendre à l'évidence. Il y avaitlà, à l'orifice d'un trou creusé dans le trou d'un dragonnier,quelques milliers de ces ingénieux insectes, si communsdans toutes les Canaries, et dont les produits y sontparticulièrement estimés.Tout naturellement, le Canadien voulut faire sa provisionde miel, et j'aurais eu mauvaise grâce à m'y opposer. Une

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certaine quantité de feuilles sèches mélangées de soufres'allumèrent sous l'étincelle de son briquet, et ilcommença à enfumer les abeilles. Les bourdonnementscessèrent peu à peu, et la ruche éventrée livra plusieurslivres d'un miel parfumé. Ned Land en remplit sonhavresac." Quand j'aurai mélangé ce miel avec la pâte del'artocarpus, nous dit-il, je serai en mesure de vous offrirun gâteau succulent.- Parbleu! fit Conseil, ce sera du pain d'épice.- Va pour le pain d'épice, dis-je, mais reprenons cetteintéressante promenade. "A certains détours du sentier que nous suivions alots, lelac apparaissait dans toute son étendue. Le fanal éclairaiten entier sa surface paisible qui ne connaissait ni les ridesni les ondulations. Le Nautilus gardait une immobilitéparfaite. Sur sa plate-forme et sur la berge s'agitaient leshommes de son équipage, ombres noires nettementdécoupées au milieu de cette lumineuse atmosphère.En ce moment, nous contournions la crête la plus élevéede ces premiers plans de roches qui soutenaient la voûte.Je vis alors que les abeilles n'étaient pas les seulsreprésentants du règne animal à l'intérieur de ce volcan.Des oiseaux de proie planaient et tournoyaient çà et làdans l'ombre, ou s'enfuyaient de leurs nids perchés sur despointes de roc. C'étaient des éperviers au ventre blanc, etdes crécelles criardes. Sur les pentes détalaient aussi, detoute la rapidité de leurs échasses, de belles et grasses

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outardes. Je laisse à penser si la convoitise du Canadienfut allumée à la vue de ce gibier savoureux, et s'il regrettade ne pas avoir un fusil entre ses mains. Il essaya deremplacer le plomb par les pierres, et après plusieursessais infructueux, il parvint à blesser une de cesmagnifiques outardes. Dire qu'il risqua vingt fois sa viepour s'en emparer, ce n'est que vérité pure, mais il fit sibien que l'animal alla rejoindre dans son sac les gâteauxde miel.Nous dûmes alors redescendre vers le rivage, car la crêtedevenait impraticable. Au-dessus de nous, le cratère béantapparaissait comme une large ouverture de puits. De cetteplace, le ciel se laissait distinguer assez nettement, et jevoyais courir des nuages échevelés par le vent d'ouest, quilaissaient traîner jusqu'au sommet de la montagne leursbrumeux haillons. Preuve certaine que ces nuages setenaient à une hauteur médiocre, car le volcan ne s'élevaitpas à plus de huit cents pieds au-dessus du niveau del'Océan.Une demi-heure après le dernier exploit du Canadien nousavions regagné le rivage intérieur. Ici, la flore étaitreprésentée par de larges tapis de cette criste-marine,petite plante ombellifère très bonne à confire, qui porteaussi les noms de perce-pierre, de passe-pierre et defenouil-marin. Conseil en récolta quelques bottes. Quantà la faune, elle comptait pas milliers des crustacés detoutes sortes, des homards, des crabes-tourteaux, despalémons, des mysis, des faucheurs, des galatées et un

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nombre prodigieux de coquillages, porcelaines, rochers etpatelles.En cet endroit s'ouvrait une magnifique grotte. Mescompagnons et moi nous prîmes plaisir à nous étendre surson sable fin. Le feu avait poli ses parois émaillées etétincelantes, toutes saupoudrées de la poussière du mica.Ned Land en tâtait les murailles et cherchait à sonder leurépaisseur. Je ne pus m'empêcher de sourire. Laconversation se mit alors sur ses éternels projets d'évasion,et je crus pouvoir, sans trop m'avancer, lui donner cetteespérance: c'est que le capitaine Nemo n'était descendu ausud que pour renouveler sa provision de sodium.J'espérais donc que, maintenant, il rallierait les côtes del'Europe et de l'Amérique; ce qui permettrait au Canadiende reprendre avec plus de succès sa tentative avortée.Nous étions étendus depuis une heure dans cette grottecharmante. La conversation, animée au début, languissaitalors. Une certaine somnolence s'emparait de nous.Comme je ne voyais aucune raison de résister au sommeil,je me laissai aller à un assoupissement profond. Je rêvais -on ne choisit pas ses rêves - je rêvais que mon existencese réduisait à la vie végétative d'un simple mollusque. Ilme semblait que cette grotte formait la double valve de macoquille...Tout d'un coup, je fus réveillé par la voix de Conseil." Alerte! Alerte! criait ce digne garçon.- Qu'y a-t-il? demandai-je, me soulevant à demi.- L'eau nous gagne! "

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Je me redressai. La mer se précipitait comme un torrentdans notre retraite, et, décidément, puisque nous n'étionspas des mollusques, il fallait se sauver.En quelques instants, nous fûmes en sûreté sur le sommetde la grotte même. " Que se passe-t-il donc? demanda Conseil. Quelquenouveau phénomène?- Eh non! mes amis, répondis-je, c'est la marée, ce n'estque la marée qui a failli nous surprendre comme le hérosde Walter Scott! L'Océan se gonfle au-dehors, et par uneloi toute naturelle d'équilibre, le niveau du lac monteégalement. Nous en sommes quittes pour un demi-bain.Allons nous changer au Nautilus. "Trois quarts d'heure plus tard, nous avions achevé notrepromenade circulaire et nous rentrions à bord. Leshommes de l'équipage achevaient en ce momentd'embarquer les provisions de sodium, et le Nautilusauraitpu partir à l'instant.Cependant, le capitaine Nemo ne donna aucun ordre.Voulait-il attendre la nuit et sortir secrètement par sonpassage sous-marin? Peut-être.Quoi qu'il en soit, le lendemain, le Nautilus, ayant quittéson port d'attache, naviguait au large de toute terre, et àquelques mètres au-dessous des flots de l'Atlantique.

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LA MER DE SARGASSES

La direction du Nautilus ne s'était pas modifiée. Toutespoir de revenir vers les mers européennes devait doncêtre momentanément rejeté. Le capitaine Nemo maintenaitle cap vers le sud. Où nous entraînait-il? Je n'osaisl'imaginer.Ce jour-là, le Nautilus traversa une singulière portion del'Océan atlantique. Personne n'ignore l'existence de cegrand courant d'eau chaude connu sous le nom de GulfStream. Après être sorti des canaux de Floride il se dirigevers le Spitzberg. Mais avant de pénétrer dans le golfe duMexique, vers le quarante-quatrième degré de latitudenord, ce courant se divise en deux bras; le principal seporte vers les côtes d'Irlande et de Norvège, tandis que lesecond fléchit vers le sud à la hauteur des Acores; puisfrappant les rivages africains et décrivant un ovaleallongé, il revient vers les Antilles.Or, ce second bras - c'est plutôt un collier qu'un bras -entoure de ses anneaux d'eau chaude cette portion del'Océan froide, tranquille, immobile, que l'on appelle lamer de Sargasses. Véritable lac en plein Atlantique, leseaux du grand courant ne mettent pas moins de trois ansà en faire le tour.La mer de Sargasses, à proprement parler, couvre toute la

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partie immergée de l'Atlantide. Certains auteurs ont mêmeadmis que ces nombreuses herbes dont elle est semée sontarrachées aux prairies de cet ancien continent. Il est plusprobable, cependant, que ces herbages, algues et fucus,enlevés au rivage de l'Europe et de l'Amérique, sontentraînés jusqu'à cette zone par le Gulf Stream. Ce fut làune des raisons qui amenèrent Colomb à supposerl'existence d'un nouveau monde. Lorsque les navires de cehardi chercheur arrivèrent à la mer de Sargasses, ilsnaviguèrent non sans peine au milieu de ces herbes quiarrêtaient leur marche au grand effroi des équipages, et ilsperdirent trois longues semaines à les traverser.Telle était cette région que le Nautilus visitait en cemoment, une prairie véritable, un tapis serré d'algues, defucus natans, de raisins du tropique, si épais, si compact,que l'étrave d'un bâtiment ne l'eût pas déchiré sans peine.Aussi, le capitaine Nemo, ne voulant pas engager sonhélice dans cette masse herbeuse, se tint-il à quelquesmètres de profondeur au-dessous de la surface des flots.Ce nom de Sargasses vient du mot espagnol " sargazzo "qui signifie varech. Ce varech, le varech-nageur ou porte-baie, forme principalement ce banc immense. Et voicipourquoi, suivant le savant Maury, l'auteur de laGéographie physique du globe, ces hydrophytes seréunissent dans ce paisible bassin de l'Atlantique:" L'explication qu'on en peut donner, dit-il, me semblerésulter d'une expérience connue de tout le monde. Si l'onplace dans un vase des fragments de bouchons ou de

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corps flottants quelconques, et que l'on imprime à l'eau dece vase un mouvement circulaire, on verra les fragmentséparpillés se réunir en groupe au centre de la surfaceliquide, c'est-à-dire au point le moins agité. Dans lephénomène qui nous occupe, le vase, c'est l'Atlantique, leGulf Stream, c'est le courant circulaire, et la mer deSargasses, le point central où viennent se réunir les corpsflottants. "Je partage l'opinion de Maury, et j'ai pu étudier lephénomène dans ce milieu spécial où les navires pénètrentrarement. Au-dessus de nous flottaient des corps de touteprovenance, entassés au milieu de ces herbes brunâtres,des troncs d'arbres arrachés aux Andes ou auxMontagnes-Rocheuses et flottés par l'Amazone ou leMississipi, de nombreuses épaves, des restes de quilles oude carènes, des bordages défoncés et tellement alourdispar les coquilles et les anatifes qu'ils ne pouvaientremonter à la surface de l'Océan. Et le temps justifiera unjour cette autre opinion de Maury, que ces matières, ainsiaccumulées pendant des siècles, se minéraliseront sousl'action des eaux et formeront alors d'inépuisableshouillères. Réserve précieuse que prépare la prévoyantenature pour ce moment où les hommes auront épuisé lesmines des continents.Au milieu de cet inextricable tissu d'herbes et de fucus, jeremarquai de charmants alcyons stellés aux couleursroses, des actinies qui laissaient traîner leur longuechevelure de tentacules, des méduses vertes, rouges,

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bleues, et particulièrement ces grandes rhizostomes deCuvier, dont l'ombrelle bleuâtre est bordée d'un festonviolet.Toute cette journée du 22 février se passa dans la mer deSargasses, où les poissons, amateurs de plantes marines etde crustacés, trouvent une abondante nourriture. Lelendemain, l'Océan avait repris son aspect accoutume.Depuis ce moment, pendant dix-neuf jours, du 23 févrierau 12 mars, le Nautilus, tenant le milieu de l'Atlantique,nous emporta avec une vitesse constante de cent lieues parvingt-quatre heures. Le capitaine Nemo voulaitévidemment accomplir son programme sous-marin et jene doutais pas qu'il ne songeât, après avoir doublé le capHorn, à revenir vers les mers australes du Pacifique.Ned Land avait donc eu raison de craindre. Dans ceslarges mers, privées d'îles, il ne fallait plus tenter dequitter le bord. Nul moyen non plus de s'opposer auxvolontés du capitaine Nemo. Le seul parti était de sesoumettre; mais ce qu'on ne devait plus attendre de laforce ou de la ruse, j'aimais à penser qu'on pourraitl'obtenir par la persuasion. Ce voyage terminé, le capitaineNemo ne consentirait-il pas à nous rendre la liberté sousserment de ne jamais révéler son existence? Sermentd'honneur que nous aurions tenu. Mais il fallait traitercette délicate question avec le capitaine. Or, serais-je bienvenu à réclamer cette liberté? Lui-même n'avait-il pasdéclaré, dès le début et d'une façon formelle, que le secretde sa vie exigeait notre emprisonnement perpétuel à bord

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du Nautilus? Mon silence, depuis quatre mois, ne devait-ilpas lui paraître une acceptation tacite de cette situation?Revenir sur ce sujet n'aurait-il pas pour résultat de donnerdes soupçons qui pourraient nuire à nos projets, siquelque circonstance favorable se présentait plus tard deles reprendre? Toutes ces raisons, je les pesais, je lesretournais dans mon esprit, je les soumettais à Conseil quin'était pas moins embarrassé que moi. En somme, bienque je ne fusse pas facile à décourager, je comprenais queles chances de jamais revoir mes semblables diminuaientde jour en jour, surtout en ce moment où le capitaineNemo courait en téméraire vers le sud de l'Atlantique!Pendant les dix-neuf jours que j'ai mentionnés plus haut,aucun incident particulier ne signala notre voyage. Je vispeu le capitaine. Il travaillait. Dans la bibliothèque jetrouvais souvent des livres qu'il laissait entr'ouverts, etsurtout des livres d'histoire naturelle. Mon ouvrage sur lesfonds sous-marins, feuilleté par lui, était couvert de notesen marge, qui contredisaient parfois mes théories et messystèmes. Mais le capitaine se contentait d'épurer ainsimon travail, et il était rare qu'il discutât avec moi.Quelquefois, j'entendais résonner les sons mélancoliquesde son orgue, dont il jouait avec beaucoup d'expression,mais la nuit seulement, au milieu de la plus secrèteobscurité, lorsque le Nautilus s'endormait dans les désertsde l'Océan.Pendant cette partie du voyage, nous naviguâmes desjournées entières à la surface des flots. La mer était

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comme abandonnée. A peine quelques navires à voiles, encharge pour les Indes, se dirigeant vers le cap de Bonne-Espérance. Un jour nous fûmes poursuivis par lesembarcations d'un baleinier qui nous prenait sans doutepour quelque énorme baleine d'un haut prix. Mais lecapitaine Nemo ne voulut pas faire perdre à ces bravesgens leur temps et leurs peines, et il termina la chasse enplongeant sous les eaux. Cet incident avait paru vivementintéresser Ned Land. Je ne crois pas me tromper en disantque le Canadien avait dû regretter que notre cétacé de tôlene pût être frappé à mort par le harpon de ces pêcheurs.Les poissons observés par Conseil et par moi, pendantcette période, différaient peu de ceux que nous avionsdéjà étudiés sous d'autres latitudes. Les principaux furentquelques échantillons de ce terrible genre decartilagineux, divisé en trois sous-genres qui ne comptentpas moins de trente-deux espèces: des squales-galonnés,longs de cinq mètres, à tête déprimée et plus large que lecorps, à nageoire caudale arrondie, et dont le dos portesept grandes bandes noires parallèles et longitudinalespuis des squales-perlons, gris cendré, percés de septouvertures branchiales et pourvus d'une seule nageoiredorsale placée à peu près vers le milieu du corps.Passaient aussi de grands chiens de mer, poissons voracess'il en fut. On a le droit de ne point croire aux récits despêcheurs, mais voici ce qu'ils racontent. On a trouvé dansle corps de l'un de ces animaux une tête de buffle et unveau tout entier; dans un autre, deux thons et un matelot

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en uniforme; dans un autre, un soldat avec son sabre; dansun autre enfin, un cheval avec son cavalier. Tout ceci, àvrai dire, n'est pas article de foi. Toujours est-il qu'aucunde ces animaux ne se laissa prendre aux filets du Nautilus,et que je ne pus vérifier leur voracité.Des troupes élégantes et folâtres de dauphins nousaccompagnèrent pendant des jours entiers. Ils allaient parbandes de cinq ou six, chassant en meute comme les loupsdans les campagnes d'ailleurs, non moins voraces que leschiens de mer, si j'en crois un professeur de Copenhague,qui retira de l'estomac d'un dauphin treize marsouins etquinze phoques. C'était, il est vrai un épaulard,appartenant à la plus grande espèce connue, et dont lalongueur dépasse quelquefois vingt-quatre pieds. Cettefamille des delphiniens compte dix genres, et ceux quej'aperçus tenaient du genre des delphinorinques,remarquables par un museau excessivement étroit etquatre fois long comme le crâne. Leur corps, mesuranttrois mètres, noir en dessus, était en dessous d'un blancrosé semé de petites taches très rares.Je citerai aussi, dans ces mers, de curieux échantillons deces poissons de l'ordre des acanthoptérigiens et de lafamille des sciénoides. Quelques auteurs - plus poètes quenaturalistes - prétendent que ces poissons chantentmélodieusement, et que leurs voix réunies forment unconcert qu'un choeur de voix humaines ne saurait égaler.Je ne dis pas non, mais ces scènes ne nous donnèrentaucune sérénade à notre passage, et je le regrette.

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Pour terminer enfin, Conseil classa une grande quantité depoissons volants. Rien n'était plus curieux que de voir lesdauphins leur donner la chasse avec une précisionmerveilleuse. Quelle que fût la portée de son vol, quelquetrajectoire qu'il décrivît, même au-dessus du Nautilus,l'infortuné poisson trouvait toujours la bouche du dauphinouverte pour le recevoir. C'étaient ou des pirapèdes, oudes trigles-milans, à bouche lumineuse, qui, pendant lanuit, après avoir tracé des raies de feu dans l'atmosphère,plongeaient dans les eaux sombres comme autant d'étoilesfilantes.Jusqu'au 13 mars, notre navigation se continua dans cesconditions. Ce jour-là, le Nautilus fut employé à desexpériences de sondages qui m'intéressèrent vivement.Nous avions fait alors près de treize mille lieues depuisnotre départ dans les hautes mers du Pacifique. Le pointnous mettait par 450037' de latitude sud et 370053' delongitude ouest. C'étaient ces mêmes parages où lecapitaine Denham de l'Hérald fila quatorze mille mètresde sonde sans trouver de fond. Là aussi, le lieutenantParcker de la frégate américaine Congress n'avait puatteindre le sol sous-marin par quinze mille cent quarantemètres.Le capitaine Nemo résolut d'envoyer son Nautilus à laplus extrême profondeur à fin de contrôler ces différentssondages. Je me préparai à noter tous les résultats del'expérience. Les panneaux du salon furent ouverts, et lesmanoeuvres commencèrent pour atteindre ces couches si

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prodigieusement reculées.On pense bien qu'il ne fut pas question de plonger enremplissant les réservoirs. Peut-être n'eussent-ils puaccroître suffisamment la pesanteur spécifique duNautilus. D'ailleurs, pour remonter, il aurait fallu chassercette surcharge d'eau, et les pompes n'auraient pas étéassez puissantes pour vaincre la pression extérieure.Le capitaine Nemo résolut d'aller chercher le fondocéanique par une diagonale suffisamment allongée, aumoyen de ses plans latéraux qui furent placés sous unangle de quarante-cinq degrés avec les lignes d'eau duNautilus. Puis, l'hélice fut portée à son maximum devitesse, et sa quadruple branche battit les flots avec uneindescriptible violence.Sous cette poussée puissante, la coque du Nautilus frémitcomme une corde sonore et s'enfonça régulièrement sousles eaux. Le capitaine et moi, postés dans le salon, noussuivions l'aiguille du manomètre qui déviait rapidement.Bientôt fut dépassée cette zone habitable où résident laplupart des poissons. Si quelques-uns de ces animaux nepeuvent vivre qu'à la surface des mers ou des fleuves,d'autres, moins nombreux, se tiennent à des profondeursassez grandes. Parmi ces derniers, j'observais l'hexanche,espèce de chien de mer muni de six fentes respiratoires, letélescope aux yeux énormes, le malarmat-cuirassé, auxthoracines grises, aux pectorales noires, que protégeait sonplastron de plaques osseuses d'un rouge pâle, puis enfin legrenadier, qui, vivant par douze cents mètres de

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profondeur, supportait alors une pression de cent vingtatmosphères.Je demandai au capitaine Nemo s'il avait observé despoissons à des profondeurs plus considérables." Des poissons? me répondit-il, rarement. Mais dans l'étatactuel de la science, que présume-t-on, que sait-on?- Le voici, capitaine. On sait que en allant vers les bassescouches de l'Océan, la vie végétale disparaît plus vite quela vie animale. On sait que, là où se rencontrent encoredes êtres animés, ne végète plus une seule hydrophyte. Onsait que les pèlerines, les huîtres vivent par deux millemètres d'eau, et que Mac Clintock, le héros des merspolaires, a retiré une étoile vivante d'une profondeur dedeux mille cinq cents mètres. On sait que l'équipage duBull-Dog, de la Marine Royale, a pêché une astérie pardeux mille six cent vingt brasses, soit plus d'une lieue deprofondeur. Mais, capitaine Nemo, peut-être me direz-vous qu'on ne sait rien?- Non, monsieur le professeur, répondit le capitaine, jen'aurai pas cette impolitesse. Toutefois, je vousdemanderai comment vous expliquez que des êtrespuissent vivre à de telles profondeurs?- Je l'explique par deux raisons, répondis-je. D'abord,parce que les courants verticaux, déterminés par lesdifférences de salure et de densité des eaux, produisent unmouvement qui suffit à entretenir la vie rudimentaire desencrines et des astéries.- Juste, fit le capitaine.

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- Ensuite, parce que, si l'oxygène est la base de la vie, onsait que la quantité d'oxygène dissous dans l'eau de meraugmente avec la profondeur au lieu de diminuer. et quela pression des couches basses contribue à l'y comprimer.- Ah! on sait cela? répondit le capitaine Nemo, d'un tonlégèrement surpris. Eh bien, monsieur le professeur. on araison de le savoir, car c'est la vérité. J'ajouterai, en effet,que la vessie natatoire des poissons renferme plus d'azoteque d'oxygène, quand ces animaux sont pêchés à lasurface des eaux, et plus d'oxygène que d'azote, aucontraire, quand ils sont tirés des grandes profondeurs. Cequi donne raison à votre système. Mais continuons nosobservations. "Mes regards se reportèrent sur le manomètre. L'instrumentindiquait une profondeur de six mille mètres. Notreimmersion durait depuis une heure. Le Nautilus, glissantsur ses plans inclinés, s'enfonçait toujours. Les eauxdésertes étaient admirablement transparentes et d'unediaphanité que rien ne saurait peindre. Une heure plustard, nous étions par treize mille mètres - trois lieues etquart environ - et le fond de l'Océan ne se laissait paspressentir.Cependant, par quatorze mille mètres, j'aperçus des picsnoirâtres qui surgissaient au milieu des eaux. Mais cessommets pouvaient appartenir à des montagnes hautescomme l'Hymalaya ou le Mont-Blanc, plus hautes même,et la profondeur de ces abîmes demeurait inévaluable.Le Nautilus descendit plus bas encore, malgré les

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puissantes pressions qu'il subissait. Je sentais ses tôlestrembler sous la jointure de leurs boulons; ses barreauxs'arquaient; ses cloisons gémissaient; les vitres du salonsemblaient se gondoler sous la pression des eaux. Et cesolide appareil eût cédé sans doute. si, ainsi que l'avait ditson capitaine, il n'eût été capable de résister comme unbloc plein.En rasant les pentes de ces roches perdues sous les eaux,j'apercevais encore quelques coquilles, des serpuls, desspinorbis vivantes, et certains échantillons d'astéries.Mais bientôt ces derniers représentants de la vie animaledisparurent, et, au-dessous de trois lieues, le Nautilusdépassa les limites de l'existence sous-marine, comme faitle ballon qui s'élève dans les airs au-dessus des zonesrespirables. Nous avions atteint une profondeur de seizemille mètres - quatre lieues - et les flancs du Nautilussupportaient alors une pression de seize centsatmosphères, c'est-à-dire seize cents kilogrammes parchaque centimètre carré de sa surface!" Quelle situation! m'écriai-je. Parcourir dans ces régionsprofondes où l'homme n'est jamais parvenu! Voyez,capitaine, voyez ces rocs magnifiques, ces grottesinhabitées, ces derniers réceptacles du globe, où la vien'est plus possible! Quels sites inconnus et pourquoi faut-il que nous soyons réduits à n'en conserver que lesouvenir?- Vous plairait-il, me demanda le capitaine Nemo, d'enrapporter mieux que le souvenir?

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- Que voulez-vous dire par ces paroles?- Je veux dire que rien n'est plus facile que de prendre unevue photographique de cette régions sous-marine! "Je n'avais pas eu le temps d'exprimer la surprise que mecausait cette nouvelle proposition, que sur un appel ducapitaine Nemo, un objectif était apporté dans le salon.Par les panneaux largement ouverts, le milieu liquideéclairé électriquement, se distribuait avec une clartéparfaite. Nulle ombre, nulle dégradation de notre lumièrefactice. Le soleil n'eût pas été plus favorable à uneopération de cette nature. Le Nautilus, sous la poussée deson hélice, maîtrisée par l'inclinaison de ses plans,demeurait immobile. L'instrument fut braqué sur ces sitesdu fond océanique, et en quelques secondes. nous avionsobtenu un négatif d'une extrême pureté.C'est l'épreuve positive que j'en donne ici. On y voit cesroches primordiales qui n'ont jamais connu la lumière descieux, ces granits inférieurs qui forment la puissanteassise du globe, ces grottes profondes évidées dans lamasse pierreuse, ces profils d'une incomparable netteté etdont le trait terminal se détache en noir, comme s'il étaitdû au pinceau de certains artistes flamands. Puis, au-delà,un horizon de montagnes, une admirable ligne onduléequi compose les arrière-plans du paysage. Je ne puisdécrire cet ensemble de roches lisses. noires, polies, sansune mousse, sans une tache, aux formes étrangementdécoupées et solidement établies sur ce tapis de sable quiétincelait sous les jets de la lumière électrique.

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Cependant, le capitaine Nemo, après avoir terminé sonopération, m'avait dit:" Remontons monsieur le professeur. Il ne faut pas abuserde cette situation ni exposer trop longtemps le Nautilus àde pareilles pressions.- Remontons! répondis-je.- Tenez-vous bien. "Je n'avais pas encore eu le temps de comprendre pourquoile capitaine me faisait cette recommandation, quand je fusprécipité sur le tapis.Son hélice embrayée sur un signal du capitaine, ses plansdressés verticalement, le Nautilus, emporté comme unballon dans les airs, s'enlevait avec une rapiditéfoudroyante. Il coupait la masse des eaux avec unfrémissement sonore. Aucun détail n'était visible. Enquatre minutes, il avait franchi les quatre lieues qui leséparaient de la surface de l'Océan, et, après avoir émergécomme un poisson volant, il retombait en faisant jaillir lesflots à une prodigieuse hauteur.

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CACHALOTS ET BALEINES

Pendant la nuit du 13 au 14 mars, le Nautilus reprit sadirection vers le sud. Je pensais qu'à la hauteur du capHorn, il mettrait le cap à l'ouest afin de rallier les mers duPacifique et d'achever son tour du monde. Il n'en fit rienet continua de remonter vers les régions australes. Oùvoulait-il donc aller? Au pôle? C'était insensé. Jecommençai à croire que les témérités du capitainejustifiaient suffisamment les appréhensions de Ned Land.Le Canadien, depuis quelque temps, ne me parlait plus deses projets de fuite. Il était devenu moins communicatif,presque silencieux. Je voyais combien cetemprisonnement prolongé lui pesait. Je sentais ce quis'amassait de colère en lui. Lorsqu'il rencontrait lecapitaine, ses yeux s'allumaient d'un feu sombre, et jecraignais toujours que sa violence naturelle ne le portât àquelque extrémité.Ce jour-là, 14 mars, Conseil et lui vinrent me trouver dansma chambre. Je leur demandai la raison de leur visite." Une simple question à vous poser, monsieur, merépondit le Canadien.- Parlez, Ned.- Combien d'hommes croyez-vous qu'il y ait à bord duNautilus?

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- Je ne saurais le dire, mon ami.- Il me semble, reprit Ned Land, que sa manoeuvre nenécessite pas un nombreux équipage.- En effet, répondis-je, dans les conditions où il se trouve,une dizaine d'hommes au plus doivent suffire à lemanoeuvrer.- Eh bien, dit le Canadien, pourquoi y en aurait-ildavantage?- Pourquoi? " répliquai-je.Je regardai fixement Ned Land, dont les intentions étaientfaciles à deviner." Parce que, dis-je, si j'en crois mes pressentiments, si j'aibien compris l'existence du capitaine, le Nautilus n'est passeulement un navire. Ce doit être un lieu de refuge pourceux qui, comme son commandant, ont rompu touterelation avec la terre.- Peut-être, dit Conseil, mais enfin le Nautilus ne peutcontenir qu'un certain nombre d'hommes, et monsieur nepourrait-il évaluer ce maximum?- Comment cela, Conseil?- Par le calcul. Étant donné la capacité du navire quemonsieur connaît, et, par conséquent, la quantité d'air qu'ilrenferme; sachant d'autre part ce que chaque hommedépense dans l'acte de la respiration, et comparant cesrésultats avec la nécessité où le Nautilus est de remontertoutes les vingt-quatre heures... "La phrase de Conseil n'en finissait pas, mais je vis bien oùil voulait en venir.

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" Je te comprends, dis-je; mais ce calcul-là, facile à établird'ailleurs, ne peut donner qu'un chiffre très incertain.- N'importe, reprit Ned Land, en insistant.- Voici le calcul, répondis-je. Chaque homme dépense enune heure l'oxygène contenu dans cent litres d'air, soit envingt-quatre heures l'oxygène contenu dans deux millequatre cents litres. Il faut donc chercher combien de foisle Nautilus renferme deux mille quatre cents litres d'air.- Précisément, dit Conseil.- Or, repris-je, la capacité du Nautilus étant de quinzecents tonneaux, et celle du tonneau de mille litres, leNautilus renferme quinze cent mille litres d'air, qui,divisés par deux mille quatre cents... "Je calculai rapidement au crayon:"... donnent au quotient six cent vingt-cinq. Ce qui revientà dire que l'air contenu dans le Nautilus pourraitrigoureusement suffire à six cent vingt-cinq hommespendant vingt-quatre heures.- Six cent vingt-cinq! répéta Ned.- Mais tenez pour certain, ajoutai-je, que, tant passagersque marins ou officiers, nous ne formons pas la dixièmepartie de ce chiffre.- C'est encore trop pour trois hommes! murmura Conseil.- Donc, mon pauvre Ned, je ne puis que vous conseiller lapatience.- Et même mieux que la patience, répondit Conseil, larésignation. "Conseil avait employé le mot juste.

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" Après tout, reprit-il, le capitaine Nemo ne peut pas allertoujours au sud! Il faudra bien qu'il s'arrête, ne fût-ce quedevant la banquise, et qu'il revienne vers des mers pluscivilisées! Alors, il sera temps de reprendre les projets deNed Land. "Le Canadien secoua la tête, passa la main sur son front, nerépondit pas, et se retira." Que monsieur me permette de lui faire une observation,me dit alors Conseil. Ce pauvre Ned pense à tout ce qu'ilne peut pas avoir. Tout lui revient de sa vie passée. Toutlui semble regrettable de ce qui nous est interdit. Sesanciens souvenirs l'oppressent et il a le coeur gros. Il fautle comprendre. Qu'est-ce qu'il a à faire ici? Rien. Il n'estpas un savant comme monsieur, et ne saurait prendre lemême goût que nous aux choses admirables de la mer. Ilrisquerait tout pour pouvoir entrer dans une taverne de sonpays! "Il est certain que la monotonie du bord devait paraîtreinsupportable au Canadien, habitué à une vie libre etactive. Les événements qui pouvaient le passionner étaientrares. Cependant, ce jour-là, un incident vint lui rappelerses beaux jours de harponneur.Vers onze heures du matin, étant à la surface de l'Océan,le Nautilus tomba au milieu d'une troupe de baleines.Rencontre qui ne me surprit pas, car je savais que cesanimaux, chassés à outrance, se sont réfugiés dans lesbassins des hautes latitudes.Le rôle joué par la baleine dans le monde marin, et son

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influence sur les découvertes géographiques, ont étéconsidérables. C'est elle, qui, entraînant à sa suite, lesBasques d'abord, puis les Asturiens, les Anglais et lesHollandais, les enhardit contre les dangers de l'Océan etles conduisit d'une extrémité de la terre à l'autre. Lesbaleines aiment à fréquenter les mers australes et boréales.D'anciennes légendes prétendent même que ces cétacésamenèrent les pêcheurs jusqu'à sept lieues seulement dupôle nord. Si le fait est faux, il sera vrai un jour et c'estprobablement ainsi, en chassant la baleine dans lesrégions arctiques ou antarctiques, que les hommesatteindront ce point inconnu du globe.Nous étions assis sur la plate-forme par une mertranquille. Mais le mois d'octobre de ces latitudes nousdonnait de belles journées d'automne. Ce fut le Canadien -il ne pouvait s'y tromper - qui signala une baleine àl'horizon dans l'est. En regardant attentivement, on voyaitson dos noirâtre s'élever et s'abaisser alternativement au-dessus des flots, à cinq milles du Nautilus. " Ah! s'écria Ned Land, si j'étais à bord d'un baleinier,voilà une rencontre qui me ferait plaisir! C'est un animalde grande taille! Voyez avec quelle puissance ses éventsrejettent des colonnes d'air et de vapeur! Mille diables!pourquoi faut-il que je sois enchaîné sur ce morceau detôle!- Quoi! Ned, répondis-je, vous n'êtes pas encore revenu devos vieilles idées de pêche?- Est-ce qu'un pêcheur de baleines, monsieur, peut oublier

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son ancien métier? Est-ce qu'on se lasse jamais desémotions d'une pareille chasse?- Vous n'avez jamais pêché dans ces mers, Ned?- Jamais, monsieur. Dans les mers boréales seulement, etautant dans le détroit de Bering que dans celui de Davis.- Alors la baleine australe vous est encore inconnue. C'estla baleine franche que vous avez chassée jusqu'ici, et ellene se hasarderait pas à passer les eaux chaudes del'Équateur.- Ah! monsieur le professeur, que me dites-vous là?répliqua le Canadien d'un ton passablement incrédule.- Je dis ce qui est.- Par exemple! Moi qui vous parle, en soixante-cinq, voilàdeux ans et demi, j'ai amariné près du Groenland unebaleine qui portait encore dans son flanc le harponpoinçonné d'un baleinier de Bering. Or, je vous demande,comment après avoir été frappé à l'ouest de l'Amérique,l'animal serait venu se faire tuer à l'est, s'il n'avait, aprèsavoir doublé, soit le cap Horn, soit le cap de BonneEspérance, franchi l'Équateur?- Je pense comme l'ami Ned, dit Conseil, et j'attends ceque répondra monsieur.- Monsieur vous répondra, mes amis, que les baleines sontlocalisées, suivant leurs espèces, dans certaines mersqu'elles ne quittent pas. Et si l'un de ces animaux est venudu détroit de Béring dans celui de Davis, c'est toutsimplement parce qu'il existe un passage d'une mer àl'autre, soit sur les côtes de l'Amérique, soit sur celles de

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l'Asie.- Faut-il vous croire? demanda le Canadien, en fermant unoeil.- Il faut croire monsieur, répondit Conseil.- Dès lors, reprit le Canadien, puisque je n'ai jamais pêchédans ces parages, je ne connais point les baleines qui lesfréquentent?- Je vous l'ai dit, Ned.- Raison de plus pour faire leur connaissance, répliquaConseil.- Voyez! voyez! s'écria le Canadien la voix émue. Elles'approche! Elle vient sur nous! Elle me nargue! Elle saitque je ne peux rien contre elle! "Ned frappait du pied. Sa main frémissait en brandissantun harpon imaginaire." Ces cétacés, demanda-t-il, sont-ils aussi gros que ceuxdes mers boréales?- A peu près, Ned.- C'est que j'ai vu de grosses baleines, monsieur, desbaleines qui mesuraient jusqu'à cent pieds de longueur!Je me suis même laissé dire que le Hullamock etl'Umgallick des îles Aléoutiennes dépassaient quelquefoiscent cinquante pieds.- Ceci me paraît exagéré, répondis-je. Ces animaux nesont que des baleinoptères, pourvus de nageoires dorsales,et de même que les cachalots, ils sont généralement pluspetits que la baleine franche.- Ah! s'écria le Canadien, dont les regards ne quittaient

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pas l'Océan, elle se rapproche, elle vient dans les eaux duNautilus ! "Puis, reprenant sa conversation:" Vous parlez, dit-il, du cachalot comme d'une petite bête!On cite cependant des cachalots gigantesques. Ce sont descétacés intelligents. Quelques-uns, dit-on, se couvrentd'algues et de fucus. On les prend pour des îlots. Oncampe dessus, on s'y installe, on fait du feu...- On y bâtit des maisons, dit Conseil.- Oui, farceur, répondit Ned Land. Puis, un beau jourl'animal plonge et entraîne tous ses habitants au fond del'abîme.- Comme dans les voyages de Simbad le marin, répliquai-je en riant.- Ah! maître Land, il paraît que vous aimez les histoiresextraordinaires! Quels cachalots que les vôtres! J'espèreque vous n'y croyez pas!- Monsieur le naturaliste, répondit sérieusement leCanadien, il faut tout croire de la part des baleines!- Comme elle marche, celle-ci! Comme elle se dérobe! - On prétend que ces animaux-là peuvent faire le tour dumonde en quinze jours.- Je ne dis pas non.- Mais, ce que vous ne savez sans doute pas, monsieurAronnax, c'est que, au commencement du monde, lesbaleines filaient plus rapidement encore.- Ah! vraiment, Ned! Et pourquoi cela?- Parce que alors, elles avaient la queue en travers, comme

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les poissons, c'est-à-dire que cette queue, compriméeverticalement, frappait l'eau de gauche à droite et dedroite à gauche. Mais le Créateur, s'apercevant qu'ellesmarchaient trop vite, leur tordit la queue, et depuis cetemps-là, elles battent les flots de haut en bas au détrimentde leur rapidité.- Bon, Ned, dis-je, en reprenant une expression duCanadien, faut-il vous croire?- Pas trop, répondit Ned Land, et pas plus que si je vousdisais qu'il existe des baleines longues de trois cents piedset pesant cent mille livres.- C'est beaucoup, en effet, dis-je. Cependant, il fautavouer que certains cétacés acquièrent un développementconsidérable, puisque, dit-on, ils fournissent jusqu'à centvingt tonnes d'huile.- Pour ça, je l'ai vu, dit le Canadien.- Je le crois volontiers, Ned, comme je crois que certainesbaleines égalent en grosseur cent éléphants. Jugez deseffets produits par une telle masse lancée à toute vitesse!- Est-il vrai, demanda Conseil, qu'elles peuvent couler desnavires?- Des navires, je ne le crois pas, répondis-je. On raconte,cependant, qu'en 1820, précisément dans ces mers du sud,une baleine se précipita sur l'Essex et le fit reculer avecune vitesse de quatre mètres par seconde. Des lamespénétrèrent par l'arrière, et l'Essex sombra presqueaussitôt. "Ned me regarda d'un air narquois.

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" Pour mon compte, dit-il, j'ai reçu un coup de queue debaleine - dans mon canot, cela va sans dire. Mescompagnons et moi, nous avons été lancés à une hauteurde six mètres. Mais auprès de la baleine de monsieur leprofesseur, la mienne n'était qu'un baleineau.- Est-ce que ces animaux-là vivent longtemps? demandaConseil.- Mille ans, répondit le Canadien sans hésiter.- Et comment le savez-vous, Ned?- Parce qu'on le dit.- Et pourquoi le dit-on?- Parce qu'on le sait.- Non, Ned, on ne le sait pas, mais on le suppose, et voicile raisonnement sur lequel on s'appuie. Il y a quatre centsans, lorsque les pêcheurs chassèrent pour la première foisles baleines, ces animaux avaient une taille supérieure àcelle qu'ils acquièrent aujourd'hui. On suppose donc,assez logiquement, que l'infériorité des baleines actuellesvient de ce qu'elles n'ont pas eu le temps d'atteindre leurcomplet développement. C'est ce qui a fait dire à Buffonque ces cétacés pouvaient et devaient même vivre milleans. Vous entendez? "Ned Land n'entendait pas. Il n'écoutait plus. La baleines'approchait toujours. Il la dévorait des yeux." Ah! s'écria-t-il, ce n'est plus une baleine, c'est dix, c'estvingt, c'est un troupeau tout entier! Et ne pouvoir rienfaire! Etre là pieds et poings liés!- Mais, ami Ned, dit Conseil, pourquoi ne pas demander

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au capitaine Nemo la permission de chasser?... "Conseil n'avait pas achevé sa phrase, que Ned Land s'étaitaffalé par le panneau et courait à la recherche ducapitaine. Quelques instants après, tous deuxreparaissaient sur la plate-forme.Le capitaine Nemo observa le troupeau de cétacés qui sejouait sur les eaux à un mille du Nautilus. " Ce sont des baleines australes, dit-il. Il y a là la fortuned'une flotte de baleiniers.- Eh! bien, monsieur, demanda le Canadien, ne pourrais-jeleur donner la chasse, ne fût-ce que pour ne pas oubliermon ancien métier de harponneur?- A quoi bon, répondit le capitaine Nemo, chasseruniquement pour détruire! Nous n'avons que faire d'huilede baleine à bord.- Cependant, monsieur, reprit le Canadien, dans la merRouge, vous nous avez autorisés à poursuivre un dugong!- Il s'agissait alors de procurer de la viande fraîche à monéquipage. Ici, ce serait tuer pour tuer. Je sais bien que c'estun privilège réservé à l'homme, mais je n'admets pas cespasse-temps meurtriers. En détruisant la baleine australecomme la baleine franche, êtres inoffensifs et bons, vospareils, maître Land, commettent une action blâmable.C'est ainsi qu'ils ont déjà dépeuplé toute la baie de Baffin,et qu'ils anéantiront une classe d'animaux utiles. Laissezdonc tranquilles ces malheureux cétacés. Ils ont bien assezde leurs ennemis naturels, les cachalots, les espadons etles scies, sans que vous vous en mêliez. "

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Je laisse à imaginer la figure que faisait le Canadienpendant ce cours de morale. Donner de semblables raisonsà un chasseur, c'était perdre ses paroles. Ned Landregardait le capitaine Nemo et ne comprenait évidemmentpas ce qu'il voulait lui dire. Cependant, le capitaine avaitraison. L'acharnement barbare et inconsidéré des pêcheursfera disparaître un jour la dernière baleine de l'Océan.Ned Land siffla entre les dents son Yankee doodle, fourrases mains dans ses poches et nous tourna le dos.Cependant le capitaine Nemo observait le troupeau decétacés, et s'adressant à moi:" J'avais raison de prétendre, que sans compter l'homme,les baleines ont assez d'autres ennemis naturels. Celles-civont avoir affaire à forte partie avant peu. Apercevez-vous, monsieur Aronnax, à huit milles sous le vent cespoints noirâtres qui sont en mouvement?- Oui, capitaine, répondis-je.- Ce sont des cachalots, animaux terribles que j'aiquelquefois rencontrés par troupes de deux ou trois cents!Quant à ceux-là, bêtes cruelles et malfaisantes, on a raisonde les exterminer. "Le Canadien se retourna vivement à ces derniers mots." Eh bien, capitaine, dis-je, il est temps encore, dansl'intérêt même des baleines...- Inutile de s'exposer, monsieur le professeur. Le Nautilussuffira à disperser ces cachalots. Il est armé d'un éperond'acier qui vaut bien le harpon de maître Land, j'imagine."Le Canadien ne se gêna pas pour hausser les épaules.

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Attaquer des cétacés à coups d'éperon! Qui avait jamaisentendu parler de cela?" Attendez, monsieur Aronnax, dit le capitaine Nemo.Nous vous montrerons une chasse que vous ne connaissezpas encore. Pas de pitié pour ces féroces cétacés. Ils nesont que bouche et dents! "Bouche et dents! On ne pouvait mieux peindre le cachalotmacrocéphale, dont la taille dépasse quelque fois vingt-cinq mètres. La tête énorme de ce cétacé occupe environle tiers de son corps. Mieux armé que la baleine, dont lamâchoire supérieure est seulement garnie de fanons, il estmuni de vingt-cinq grosses dents, hautes de vingtcentimètres, cylindriques et coniques à leur sommet, etqui pèsent deux livres chacune. C'est à la partie supérieurede cette énorme tête et dans de grandes cavités séparéespar des cartilages, que se trouvent trois à quatre centskilogrammes de cette huile précieuse, dite " blanc debaleine ". Le cachalot est un animal disgracieux, plutôttêtard que poisson, suivant la remarque de Frédol. Il estmal construit, étant pour ainsi dire " manqué " dans toutela partie gauche de sa charpente, et n'y voyant guère quede l'oeil droit.Cependant, le monstrueux troupeau s'approchait toujours.Il avait aperçu les baleines et se préparait à les attaquer.On pouvait préjuger, d'avance, la victoire des cachalots,non seulement parce qu'ils sont mieux bâtis pour l'attaqueque leurs inoffensifs adversaires. mais aussi parce qu'ilspeuvent rester plus longtemps sous les flots, sans venir

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respirer à leur surface.Il n'était que temps d'aller au secours des baleines. LeNautilus se mit entre deux eaux. Conseil, Ned et moi,nous prîmes place devant les vitres du salon. Le capitaineNemo se rendit près du timonier pour manoeuvrer sonappareil comme un engin de destruction. Bientôt, je sentisles battements de l'hélice se précipiter et notre vitesses'accroître.Le combat était déjà commencé entre les cachalots et lesbaleines, lorsque le Nautilus arriva. Il manoeuvra demanière à couper la troupe des macrocéphales. Ceux-ci,tout d'abord, se montrèrent peu émus à la vue du nouveaumonstre qui se mêlait à la bataille. Mais bientôt ils durentse garer de ses coups.Quelle lutte! Ned Land lui-même, bientôt enthousiasmé,finit par battre des mains. Le Nautilus n'était plus qu'unharpon formidable, brandi par la main de son capitaine. Ilse lançait contre ces masses charnues et les traversait depart en part, laissant après son passage deux grouillantesmoitiés d'animal. Les formidables coups de queue quifrappaient ses flancs, il ne les sentait pas. Les chocs qu'ilproduisait, pas davantage. Un cachalot exterminé, ilcourait à un autre, virait sur place pour ne pas manquer saproie, allant de l'avant, de l'arrière, docile à songouvernail, plongeant quand le cétacé s'enfonçait dans lescouches profondes, remontant avec lui lorsqu'il revenaità la surface, le frappant de plein ou d'écharpe, le coupantou le déchirant, et dans toutes les directions et sous toutes

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les allures, le perçant de son terrible éperon.Quel carnage! Quel bruit à la surface des flots! Quelssifflements aigus et quels ronflements particuliers à cesanimaux épouvantés! Au milieu de ces couchesordinairement si paisibles, leur queue créait de véritableshoules.Pendant une heure se prolongea cet homérique massacre,auquel les macrocéphales ne pouvaient se soustraire.Plusieurs fois, dix ou douze réunis essayèrent d'écraser leNautilus sous leur masse. On voyait, à la vitre, leur gueuleénorme pavée de dents, leur oeil formidable. Ned Land,qui ne se possédait plus, les menaçait et les injuriait. Onsentait qu'ils se cramponnaient à notre appareil, commedes chiens qui coiffent un ragot sous les taillis. Mais leNautilus, forçant son hélice, les emportait, les entraînait,ou les ramenait vers le niveau supérieur des eaux, sans sesoucier ni de leur poids énorme, ni de leurs puissantesétreintes.Enfin la masse des cachalots s'éclaircit. Les flotsredevinrent tranquilles. Je sentis que nous remontions à lasurface de l'Océan. Le panneau fut ouvert, et nous nousprécipitâmes sur la plate-forme.La mer était couverte de cadavres mutilés. Une explosionformidable n'eût pas divisé, déchiré, déchiqueté avec plusde violence ces masses charnues. Nous flottions au milieude corps gigantesques, bleuâtres sur le dos, blanchâtressous le ventre, et tout bossués d'énormes protubérances.Quelques cachalots épouvantés fuyaient à l'horizon. Les

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flots étaient teints en rouge sur un espace de plusieursmilles; et le Nautilus flottait au milieu d'une mer de sang.Le capitaine Nemo nous rejoignit. " Eh bien, maître Land? dit-il.- Eh bien, monsieur, répondit le Canadien, chez lequell'enthousiasme s'était calmé, c'est un spectacle terrible, eneffet. Mais je ne suis pas un boucher, je suis un chasseur,et ceci n'est qu'une boucherie.- C'est un massacre d'animaux malfaisants, répondit lecapitaine, et le Nautilus n'est pas un couteau de boucher.- J'aime mieux mon harpon, répliqua le Canadien.- Chacun son arme ", répondit le capitaine, en regardantfixement Ned Land.Je craignais que celui-ci ne se laissât emporter à quelqueviolence qui aurait eu des conséquences déplorables. Maissa colère fut détournée par la vue d'une baleine que leNautilus accostait en ce moment.L'animal n'avait pu échapper à la dent des cachalots. Jereconnus la baleine australe, à tête déprimée, qui estentièrement noire. Anatomiquement, elle se distingue dela baleine blanche et du Nord-Caper par la soudure dessept vertèbres cervicales, et elle compte deux côtes de plusque ses congénères. Le malheureux cétacé, couché sur leflanc, le ventre troué de morsures, était mort. Au bout desa nageoire mutilée pendait encore un petit baleineau qu'iln'avait pu sauver du massacre. Sa bouche ouverte laissaitcouler l'eau qui murmurait comme un ressac à travers sesfanons.

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Le capitaine Nemo conduisit le Nautilus près du cadavrede l'animal. Deux de ses hommes montèrent sur le flancde la baleine, et je vis, non sans étonnement, qu'ilsretiraient de ses mamelles tout le lait qu'elles contenaient,c'est-à-dire la valeur de deux à trois tonneaux.Le capitaine m'offrit une tasse de ce lait encore chaud. Jene pus m'empêcher de lui marquer ma répugnance pour cebreuvage. Il m'assura que ce lait était excellent, et qu'il nese distinguait en aucune façon du lait de vache.Je le goûtai et je fus de son avis. C'était donc pour nousune réserve utile, car, ce lait, sous la forme de beurre saléou de fromage, devait apporter une agréable variété ànotre ordinaire.De ce jour-là, je remarquai avec inquiétude que lesdispositions de Ned Land envers le capitaine Nemodevenaient de plus en plus mauvaises, et je résolus desurveiller de près les faits et gestes du Canadien.

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LA BANQUISE

Le Nautilus avait repris son imperturbable direction versle sud. Il suivait le cinquantième méridien avec unevitesse considérable. Voulait-il donc atteindre le pôle? Jene le pensais pas, car jusqu'ici toutes les tentatives pours'élever jusqu'à ce point du globe avaient échoué. Lasaison, d'ailleurs, était déjà fort avancée, puisque le 13mars des terres antarctiques correspond au 13 septembredes régions boréales, qui commence la périodeéquinoxiale.Le 14 mars, j'aperçus des glaces flottantes par 550 delatitude, simples débris blafards de vingt à vingt-cinqpieds, formant des écueils sur lesquels la mer déferlait. LeNautilus se maintenait à la surface de l'Océan. Ned Land,ayant déjà pêché dans les mers arctiques, était familiariséavec ce spectacle des icebergs. Conseil et moi, nousl'admirions pour la première fois.Dans l'atmosphère, vers l'horizon du sud, s'étendait unebande blanche d'un éblouissant aspect. Les baleiniersanglais lui ont donné le nom de " ice-blinck ". Quelqueépais que soient les nuages, ils ne peuvent l'obscurcir. Elleannonce la présence d'un pack ou banc de glace.En effet, bientôt apparurent des blocs plus considérablesdont l'éclat se modifiait suivant les caprices de la brume.

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Quelques-unes de ces masses montraient des veinesvertes, comme si le sulfate de cuivre en eût tracé les lignesondulées. D'autres, semblables à d'énormes améthystes, selaissaient pénétrer par la lumière. Celles-ci réverbéraientles rayons du jour sur les mille facettes de leurs cristaux.Celles-là, nuancées des vifs reflets du calcaire, auraientsuffi à la construction de toute une ville de marbre.Plus nous descendions au sud, plus ces îles flottantesgagnaient en nombre et en importance. Les oiseauxpolaires y nichaient par milliers. C'étaient des pétrels, desdamiers, des puffins, qui nous assourdissaient de leurscris. Quelques-uns, prenant le Nautilus pour le cadavred'une baleine, venaient s'y reposer et piquaient de coupsde bec sa tôle sonore.Pendant cette navigation au milieu des glaces, le capitaineNemo se tint souvent sur la plate-forme. Il observait avecattention ces parages abandonnés. Je voyais son calmeregard s'animer parfois. Se disait-il que dans ces merspolaires interdites à l'homme, il était là chez lui, maître deces infranchissables espaces? Peut-être. Mais il ne parlaitpas. Il restait immobile, ne revenant à lui que lorsque sesinstincts de manoeuvrier reprenaient le dessus. Dirigeantalors son Nautilus avec une adresse consommée, il évitaithabilement le choc de ces masses dont quelques-unesmesuraient une longueur de plusieurs milles sur unehauteur qui variait de soixante-dix à quatre-vingts mètres.Souvent l'horizon paraissait entièrement fermé. A lahauteur du soixantième degré de latitude, toute passe avait

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disparu. Mais le capitaine Nemo, cherchant avec soin,trouvait bientôt quelque étroite ouverture par laquelle il seglissait audacieusement, sachant bien, cependant, qu'ellese refermerait derrière lui.Ce fut ainsi que le Nautilus, guidé par cette main habile,dépassa toutes ces glaces, classées, suivant leur forme ouleur grandeur, avec une précision qui enchantait Conseil:icebergs ou montagnes, ice-fields ou champs unis et sanslimites, drift-ice ou glaces flottantes, packs ou champsbrisés, nommés palchs quand ils sont circulaires, etstreams lorsqu'ils sont faits de morceaux allongés.La température était assez basse. Le thermomètre, exposéà l'air extérieur, marquait deux à trois degrés au-dessousde zéro. Mais nous étions chaudement habillés defourrures, dont les phoques ou les ours marins avaient faitles frais. L'intérieur du Nautilus, régulièrement chauffépar ses appareils électriques, défiait les froids les plusintenses. D'ailleurs, il lui eût suffi de s'enfoncer àquelques mètres au-dessous des flots pour y trouver unetempérature supportable.Deux mois plus tôt, nous aurions joui sous cette latituded'un jour perpétuel; mais déjà la nuit se faisait pendanttrois ou quatre heures, et plus tard, elle devait jeter sixmois d'ombre sur ces régions circumpolaires.Le 15 mars, la latitude des îles New-Shetland et desOrkney du Sud fut dépassée. Le capitaine m'appritqu'autrefois de nombreuses tribus de phoques habitaientces terres; mais les baleiniers anglais et américains, dans

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leur rage de destruction, massacrant les adultes et lesfemelles pleines, là où existait l'animation de la vie,avaient laissé après eux le silence de la mort.Le 16 mars, vers huit heures du matin, le Nautilus, suivantle cinquante-cinquième méridien, coupa le cercle polaireantarctique. Les glaces nous entouraient de toutes parts etfermaient l'horizon. Cependant, le capitaine Nemomarchait de passe en passe et s'élevait toujours." Mais où va-t-il? demandai-je.- Devant lui, répondait Conseil. Après tout, lorsqu'il nepourra pas aller plus loin, il s'arrêtera.- Je n'en jurerais pas! " répondis-je.Et, pour être franc, j'avouerai que cette excursionaventureuse ne me déplaisait point. A quel degrém'émerveillaient les beautés de ces régions nouvelles, jene saurais l'exprimer. Les glaces prenaient des attitudessuperbes. Ici, leur ensemble formait une ville orientale,avec ses minarets et ses mosquées innombrables. Là, unecité écroulée et comme jetée à terre par une convulsion dusol. Aspects incessamment variés par les obliques rayonsdu soleil, ou perdus dans les brumes grises au milieu desouragans de neige. Puis, de toutes parts des détonations,des éboulements, de grandes culbutes d'icebergs, quichangeaient le décor comme le paysage d'un diorama.Lorsque le Nautilus était immergé au moment où serompaient ces équilibres, le bruit se propageait sous leseaux avec une effrayante intensité, et la chute de cesmasses créait de redoutables remous jusque dans les

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couches profondes de l'Océan. Le Nautilus roulait ettanguait alors comme un navire abandonne à la furie deséléments.Souvent, ne voyant plus aucune issue, je pensais que nousétions définitivement prisonniers; mais, l'instinct leguidant, sur le plus léger indice le capitaine Nemodécouvrait des passes nouvelles. Il ne se trompait jamaisen observant les minces filets d'eau bleuâtre quisillonnaient les ice-fields. Aussi ne mettais-je pas en doutequ'il n'eût aventuré déjà le Nautilus au milieu des mersantarctiques.Cependant, dans la journée du 16 mars, les champs deglace nous barrèrent absolument la route. Ce n'était pasencore la banquise, mais de vastes ice-fields cimentés parle froid. Cet obstacle ne pouvait arrêter le capitaine Nemo,et il se lança contre l'ice-field avec une effroyableviolence. Le Nautilus entrait comme un coin dans cettemasse friable, et la divisait avec des craquements terribles.C'était l'antique bélier poussé par une puissance infinie.Les débris de glace, haut projetés, retombaient en grêleautour de nous. Par sa seule force d'impulsion, notreappareil se creusait un chenal. Quelquefois, emporté parson élan, il montait sur le champ de glace et l'écrasait deson poids, ou par instants, enfourné sous l'ice-field, il ledivisait par un simple mouvement de tangage quiproduisait de larges déchirures.Pendant ces journées, de violents grains nous assaillirent.Par certaines brumes épaisses, on ne se fût pas vu d'une

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extrémité de la plate-forme à l'autre. Le vent sautaitbrusquement à tous les points du compas. La neiges'accumulait en couches si dures qu'il fallait la briser àcoups de pic. Rien qu'à la température de cinq degrés au-dessous de zéro, toutes les parties extérieures du Nautilusse recouvraient de glaces. Un gréement n'aurait pu semanoeuvrer, car tous les garants eussent été engagés dansla gorge des poulies. Un bâtiment sans voiles et mû par unmoteur électrique qui se passait de charbon, pouvait seulaffronter d'aussi hautes latitudes.Dans ces conditions, le baromètre se tint généralementtrès bas. Il tomba même à 7305'. Les indications de laboussole n'offraient plus aucune garantie. Ses aiguillesaffolées marquaient des directions contradictoires, ens'approchant du pôle magnétique méridional qui ne seconfond pas avec le sud du monde. En effet, suivantHansten, ce pôle est situé à peu près par 700 de latitude et1300 de longitude, et d'après les observations de Duperrey,par 1350 de longitude et 70030' de latitude. Il fallait fairealors des observations nombreuses sur les compastransportés à différentes parties du navire et prendre unemoyenne. Mais souvent, on s'en rapportait à l'estime pourrelever la route parcourue, méthode peu satisfaisante aumilieu de ces passes sinueuses dont les points de repèrechangent incessamment.Enfin, le 18 mars, après vingt assauts inutiles, le Nautilusse vit définitivement enrayé. Ce n'étaient plus ni lesstreams, ni les palks, ni les ice-fields, mais une

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interminable et immobile barrière formée de montagnessoudées entre elles." La banquise! " me dit le Canadien.Je compris que pour Ned Land comme pour tous lesnavigateurs qui nous avaient précédé, c'étaitl'infranchissable obstacle. Le soleil ayant un instant paruvers midi, le capitaine Nemo obtint une observation assezexacte qui donnait notre situation par 51030' de longitudeet 67039' de latitude méridionale. C'était déjà un pointavancé des régions antarctiques.De mer, de surface liquide, il n'y avait plus apparencedevant nos yeux. Sous l'éperon du Nautilus s'étendait unevaste plaine tourmentée, enchevêtrée de blocs confus,avec tout ce pêle-mêle capricieux qui caractérise lasurface d'un fleuve quelque temps avant la débâcle desglaces, mais sur des proportions gigantesques. Çà et là,des pics aigus, des aiguilles déliées s'élevant à une hauteurde deux cents pieds; plus loin, une suite de falaises tailléesà pic et revêtues de teintes grisâtres, vastes miroirs quireflétaient quelques rayons de soleil à demi noyés dans lesbrumes. Puis, sur cette nature désolée, un silencefarouche, à peine rompu par le battement d'ailes despétrels ou des puffins. Tout était gelé alors, même le bruit.Le Nautilus dut donc s'arrêter dans son aventureuse courseau milieu des champs de glace." Monsieur, me dit ce jour-là Ned Land, si votre capitaineva plus loin!- Eh bien?

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- Ce sera un maître homme.- Pourquoi, Ned?- Parce que personne ne peut franchir la banquise. Il estpuissant, votre capitaine; mais, mille diables! il n'est pasplus puissant que la nature, et là où elle a mis des bornes,il faut que l'on s'arrête bon gré mal gré.- En effet, Ned Land, et cependant j'aurais voulu savoir cequ'il y a derrière cette banquise! Un mur, voilà ce quim'irrite le plus!- Monsieur a raison, dit Conseil. Les murs n'ont étéinventés que pour agacer les savants. Il ne devrait y avoirde murs nulle part.- Bon! fit le Canadien. Derrière cette banquise, on saitbien ce qui se trouve.- Quoi donc? demandai-je.- De la glace, et toujours de la glace!- Vous êtes certain de ce fait, Ned, répliquai-je, mais moije ne le suis pas. Voilà pourquoi je voudrais aller voir.- Eh bien, monsieur le professeur, répondit le Canadien,renoncez à cette idée. Vous êtes arrivé à la banquise, cequi est déjà suffisant, et vous n'irez pas plus loin, ni votrecapitaine Nemo, ni son Nautilus. Et qu'il le veuille ounon, nous reviendrons vers le nord, c'est-à-dire au paysdes honnêtes gens. "Je dois convenir que Ned Land avait raison, et tant que lesnavires ne seront pas faits pour naviguer sur les champsde glace, ils devront s'arrêter devant la banquise.En effet, malgré ses efforts, malgré les moyens puissants

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employés pour disjoindre les glaces, le Nautilus fut réduità l'immobilité. Ordinairement, qui ne peut aller plus loinen est quitte pour revenir sur ses pas. Mais ici, revenirétait aussi impossible qu'avancer, car les passes s'étaientrefermées derrière nous, et pour peu que notre appareildemeurât stationnaire, il ne tarderait pas à être bloqué. Cefut même ce qui arriva vers deux heures du soir, et lajeune glace se forma sur ses flancs avec une étonnanterapidité. Je dus avouer que la conduite du capitaine Nemoétait plus qu'imprudente.J'étais en ce moment sur la plate-forme. Le capitaine quiobservait la situation depuis quelques instants, me dit:" Eh bien, monsieur le professeur, qu'en pensez-vous? - Je pense que nous sommes pris, capitaine.- Pris! Et comment l'entendez-vous?- J'entends que nous ne pouvons aller ni en avant ni enarrière, ni d'aucun côté. C'est, je crois, ce qui s'appelle"pris", du moins sur les continents habités.- Ainsi, monsieur Aronnax, vous pensez que le Nautilusne pourra pas se dégager?- Difficilement, capitaine, car la saison est déjà tropavancée pour que vous comptiez sur une débâcle desglaces.- Ah! monsieur le professeur, répondit le capitaine Nemod'un ton ironique, vous serez toujours le même! Vous nevoyez qu'empêchements et obstacles! Moi, je vous affirmeque non seulement le Nautilus se dégagera, mais qu'il iraplus loin encore!

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- Plus loin au sud? demandai-je en regardant le capitaine.- Oui, monsieur, il ira au pôle.- Au pôle! m'écriai-je, ne pouvant retenir un mouvementd'incrédulité.- Oui, répondit froidement le capitaine, au pôleantarctique, à ce point inconnu où se croisent tous lesméridiens du globe. Vous savez si je fais du Nautilus ceque je veux. "Oui! je le savais. Je savais cet homme audacieux jusqu'àla témérité! Mais vaincre ces obstacles qui hérissent lepôle sud, plus inaccessible que ce pôle nord non encoreatteint par les plus hardis navigateurs, n'était-ce pas uneentreprise absolument insensée, et que, seul, l'esprit d'unfou pouvait concevoir!Il me vint alors à l'idée de demander au capitaine Nemos'il avait déjà découvert ce pôle que n'avait jamais foulé lepied d'une créature humaine." Non, monsieur, me répondit-il, et nous le découvrironsensemble. Là où d'autres ont échoué, je n'échouerai pas.Jamais je n'ai promené mon Nautilus aussi loin sur lesmers australes; mais, je vous le répète, il ira plus loinencore.- Je veux vous croire, capitaine, repris-je d'un ton un peuironique. Je vous crois! Allons en avant! Il n'y a pasd'obstacles pour nous! Brisons cette banquise! Faisons-lasauter, et si elle résiste, donnons des ailes au Nautilus,afin qu'il puisse passer par-dessus!- Par-dessus? monsieur le professeur, répondit

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tranquillement le capitaine Nemo. Non point par-dessus,mais par-dessous.- Par-dessous! " m'écriai-je.Une subite révélation des projets du capitaine venaitd'illuminer mon esprit. J'avais compris. Les merveilleusesqualités du Nautilus allaient le servir encore dans cettesurhumaine entreprise!" Je vois que nous commençons à nous entendre,monsieur le professeur, me dit le capitaine, souriant àdemi. Vous entrevoyez déjà la possibilité - moi, je dirai lesuccès - de cette tentative. Ce qui est impraticable avec unnavire ordinaire devient facile au Nautilus. Si uncontinent émerge au pôle, il s'arrêtera devant ce continent.Mais si au contraire c'est la mer libre qui le baigne, il iraau pôle même!- En effet, dis-je, entraîné par le raisonnement ducapitaine, si la surface de la mer est solidifiée par lesglaces, ses couches inférieures sont libres, par cette raisonprovidentielle qui a placé à un degré supérieur à celui dela congélation le maximum de densité de l'eau de mer. Et,si je ne me trompe, la partie immergée de cette banquiseest à la partie émergeante comme quatre est à un?- A peu près, monsieur le professeur. Pour un pied que lesicebergs ont au-dessus de la mer, ils en ont trois au-dessous. Or, puisque ces montagnes de glaces nedépassent pas une hauteur de cent mètres, elles nes'enfoncent que de trois cents. Or, qu'est-ce que trois centsmètres pour le Nautilus?

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- Rien, monsieur.- Il pourra même aller chercher à une profondeur plusgrande cette température uniforme des eaux marines, et lànous braverons impunément les trente ou quarante degrésde froid de la surface.- Juste, monsieur, très juste, répondis-je en m'animant.- La seule difficulté, reprit le capitaine Nemo, sera derester plusieurs jours immergés sans renouveler notreprovision d'air.- N'est-ce que cela? répliquai-je. Le Nautilus a de vastesréservoirs, nous les remplirons, et ils nous fourniront toutl'oxygène dont nous aurons besoin.- Bien imaginé, monsieur Aronnax, répondit en souriantle capitaine. Mais ne voulant pas que vous puissiezm'accuser de témérité, je vous soumets d'avance toutesmes objections.- En avez-vous encore à faire?- Une seule. Il est possible, si la mer existe au pôle sud,que cette mer soit entièrement prise, et, par conséquent,que nous ne puissions revenir à sa surface!- Bon, monsieur, oubliez-vous que le Nautilus est arméd'un redoutable éperon, et ne pourrons-nous le lancerdiagonalement contre ces champs de glace qui s'ouvrirontau choc?- Eh! monsieur le professeur, vous avez des idéesaujourd'hui!- D'ailleurs, capitaine, ajoutai-je en m'enthousiasmant deplus belle, pourquoi ne rencontrerait-on pas la mer libre

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au pôle sud comme au pôle nord? Les pôles du froid et lespôles de la terre ne se confondent ni dans l'hémisphèreaustral ni dans l'hémisphère boréal, et jusqu'à preuvecontraire, on doit supposer ou un continent ou un océandégagé de glaces à ces deux points du globe.- Je le crois aussi, monsieur Aronnax, répondit lecapitaine Nemo. Je vous ferai seulement observer qu'aprèsavoir émis tant d'objections contre mon projet, maintenantvous m'écrasez d'arguments en sa faveur. "Le capitaine Nemo disait vrai. J'en étais arrivé à le vaincreen audace! C'était moi qui l'entraînais au pôle! Je ledevançais, je le distançais... Mais non! pauvre fou. Lecapitaine Nemo savait mieux que toi le pour et le contrede la question, et il s'amusait à te voir emporté dans lesrêveries de l'impossible!Cependant, il n'avait pas perdu un instant. A un signal lesecond parut. Ces deux hommes s'entretinrent rapidementdans leur incompréhensible langage, et soit que le secondeût été antérieurement prévenu, soit qu'il trouvât le projetpraticable, il ne laissa voir aucune surprise.Mais si impassible qu'il fût il ne montra pas une pluscomplète impassibilité que Conseil, lorsque j'annonçai àce digne garçon notre intention de pousser jusqu'au pôlesud. Un " comme il plaira à monsieur " accueillit macommunication, et je dus m'en contenter. Quant à NedLand, si jamais épaules se levèrent haut, ce furent cellesdu Canadien." Voyez-vous, monsieur, me dit-il, vous et votre capitaine

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Nemo, vous me faites pitié!- Mais nous irons au pôle, maître Ned.- Possible, mais vous n'en reviendrez pas! "Et Ned Land rentra dans sa cabine, " pour ne pas faire unmalheur ", dit-il en me quittant.Cependant, les préparatifs de cette audacieuse tentativevenaient de commencer. Les puissantes pompes duNautilus refoulaient l'air dans les réservoirs etl'emmagasinaient à une haute pression. Vers quatreheures, le capitaine Nemo m'annonça que les panneaux dela plate-forme allaient être fermés. Je jetai un dernierregard sur l'épaisse banquise que nous allions franchir. Letemps était clair, l'atmosphère assez pure, le froid très vif,douze degrés au-dessous de zéro; mais le vent s'étantcalmé, cette température ne semblait pas tropinsupportable.Une dizaine d'hommes montèrent sur les flancs duNautilus et, armés de pics, ils cassèrent la glace autour dela carène qui fut bientôt dégagée. Opération rapidementpratiquée, car la jeune glace était mince encore. Tous nousrentrâmes à l'intérieur. Les réservoirs habituels seremplirent de cette eau tenue libre à la flottaison. LeNautilus ne tarda pas à descendre.J'avais pris place au salon avec Conseil. Par la vitreouverte, nous regardions les couches inférieures del'Océan austral. Le thermomètre remontait. L'aiguille dumanomètre déviait sur le cadran.A trois cents mètres environ, ainsi que l'avait prévu le

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capitaine Nemo, nous flottions sous la surface ondulée dela banquise. Mais le Nautiluss'immergea plus bas encore.Il atteignit une profondeur de huit cents mètres. Latempérature de l'eau, qui donnait douze degrés à lasurface, n'en accusait plus que onze. Deux degrés étaientdéjà gagnes. Il va sans dire que la température duNautilus, élevée par ses appareils de chauffage, semaintenait à un degré très supérieur. Toutes lesmanoeuvres s'accomplissaient avec une extraordinaireprécision." On passera, n'en déplaise à monsieur, me dit Conseil.- J'y compte bien! " répondis-je avec le ton d'une profondeconviction.Sous cette mer libre, le Nautilus avait pris directement lechemin de pôle, sans s'écarter du cinquante-deuxièmeméridien. De 67030' à 900 vingt-deux degrés et demi enlatitude restaient à parcourir, c'est-à-dire un peu plus decinq cents lieues. Le Nautilus prit une vitesse moyenne devingt-six milles à l'heure, la vitesse d'un train express. S'illa conservait, quarante heures lui suffisaient pouratteindre le pôle.Pendant une partie de la nuit, la nouveauté de la situationnous retint, Conseil et moi, à la vitre du salon. La mers'illuminait sous l'irradiation électrique du fanal. Mais elleétait déserte. Les poissons ne séjournaient pas dans ceseaux prisonnières. Ils ne trouvaient là qu'un passage pouraller de l'Océan antarctique à la mer libre du pôle. Notremarche était rapide. On la sentait telle aux tressaillements

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de la longue coque d'acier.Vers deux heures du matin, j'allai prendre quelques heuresde repos. Conseil m'imita. En traversant les coursives, jene rencontrai point le capitaine Nemo. Je supposai qu'il setenait dans la cage du timonier.Le lendemain 19 mars, à cinq heures du matin, je reprismon poste dans le salon. Le loch électrique m'indiqua quela vitesse du Nautilus avait été modérée. Il remontait alorsvers la surface, mais prudemment, en vidant lentement sesréservoirs.Mon coeur battait. Allions-nous émerger et retrouverl'atmosphère libre du pôle?Non. Un choc m'apprit que le Nautilus avait heurté lasurface inférieure de la banquise, très épaisse encore, à enjuger par la matité du bruit. En effet, nous avions " touché" pour employer l'expression marine, mais en sens inverseet par mille pieds de profondeur. Ce qui donnait deuxmille pieds de glaces au-dessus de nous, dont milleémergeaient. La banquise présentait alors une hauteursupérieure à celle que nous avions relevée sur ses bords.Circonstance peu rassurante.Pendant cette journée, le Nautilus recommença plusieursfois cette même expérience, et toujours il vint se heurtercontre la muraille qui plafonnait au-dessus de lui. A decertains instants, il la rencontra par neuf cents mètres, cequi accusait douze cents mètres d'épaisseur dont deuxcents mètres s'élevaient au-dessus de la surface del'Océan. C'était le double de sa hauteur au moment où le

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Nautilus s'était enfoncé sous les flots.Je notai soigneusement ces diverses profondeurs, etj'obtins ainsi le profil sous-marin de cette chaîne qui sedéveloppait sous les eaux.Le soir, aucun changement n'était survenu dans notresituation. Toujours la glace entre quatre cents et cinqcents mètres de profondeur. Diminution évidente, maisquelle épaisseur encore entre nous et la surface del'Océan!Il était huit heures alors. Depuis quatre heures déjà, l'airaurait dû être renouvelé à l'intérieur du Nautilus, suivantl'habitude quotidienne du bord. Cependant, je ne souffraispas trop, bien que le capitaine Nemo n'eût pas encoredemandé à ses réservoirs un supplément d'oxygène.Mon sommeil fut pénible pendant cette nuit. Espoir etcrainte m'assiégeaient tour à tour. Je me relevai plusieursfois. Les tâtonnements du Nautilus continuaient. Verstrois heures du matin, j'observai que la surface inférieurede la banquise se rencontrait seulement par cinquantemètres de profondeur. Cent cinquante pieds nousséparaient alors de la surface des eaux. La banquiseredevenait peu à peu ice-field. La montagne se refaisait laplaine.Mes yeux ne quittaient plus le manomètre. Nousremontions toujours en suivant, par une diagonale, lasurface resplendissante qui étincelait sous les rayonsélectriques. La banquise s'abaissait en dessus et endessous par des rampes allongées. Elle s'amincissait de

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mille en mille.Enfin, à six heures du matin, ce jour mémorable du 19mars, la porte du salon s'ouvrit. Le capitaine Nemo parut." La mer libre! " me dit-il.

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LE POLE SUD

Je me précipitai vers la plate-forme. Oui! La mer libre. Apeine quelques glaçons épars, des icebergs mobiles; auloin une mer étendue; un monde d'oiseaux dans les airs, etdes myriades de poissons sous ces eaux qui, suivant lesfonds, variaient du bleu intense au vert olive. Lethermomètre marquait trois degrés centigrades au-dessusde zéro. C'était comme un printemps relatif enferméderrière cette banquise, dont les masses éloignées seprofilaient sur l'horizon du nord." Sommes-nous au pôle? demandai-je au capitaine, lecoeur palpitant.- Je l'ignore, me répondit-il. A midi nous ferons le point.- Mais le soleil se montrera-t-il à travers ces brumes? dis-je en regardant le ciel grisâtre.- Si peu qu'il paraisse, il me suffira, répondit le capitaine."A dix milles du Nautilus, vers le sud, un îlot solitaires'élevait à une hauteur de deux cents mètres. Nousmarchions vers lui, prudemment, car cette mer pouvaitêtre semée d'écueils.Une heure après, nous avions atteint l'îlot. Deux heuresplus tard, nous achevions d'en faire le tour. Il mesuraitquatre à cinq milles de circonférence. Un étroit canal leséparait d'une terre considérable, un continent peut-être,

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dont nous ne pouvions apercevoir les limites.L'existence de cette terre semblait donner raison auxhypothèses de Maury. L'ingénieur américain a remarqué,en effet, qu'entre le pôle sud et le soixantième parallèle, lamer est couverte de glaces flottantes, de dimensionsénormes, qui ne se rencontrent jamais dans l'Atlantiquenord. De ce fait, il a tiré cette conclusion que le cercleantarctique renferme des terres considérables, puisque lesicebergs ne peuvent se former en pleine mer, maisseulement sur des côtes. Suivant ses calculs, la masse desglaces qui enveloppent le pôle austral forme une vastecalotte dont la largeur doit atteindre quatre millekilomètres.Cependant, le Nautilus, par crainte d'échouer, s'étaitarrêté à trois encablures d'une grève que dominait unsuperbe amoncellement de roches. Le canot fut lancé à lamer. Le capitaine, deux de ses hommes portant lesinstruments, Conseil et moi, nous nous y embarquâmes.Il était dix heures du matin. Je n'avais pas vu Ned Land.Le Canadien, sans doute, ne voulait pas se désavouer enprésence du pôle sud.Quelques coups d'aviron amenèrent le canot sur le sable,où il s'échoua. Au moment où Conseil allait sauter à terre,je le retins." Monsieur, dis-je au capitaine Nemo, à vous l'honneur demettre pied le premier sur cette terre.- Oui, monsieur, répondit le capitaine, et si je n'hésite pasà fouler ce sol du pôle, c'est que, jusqu'ici, aucun être

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humain n'y a laissé la trace de ses pas. "Cela dit, il sauta légèrement sur le sable. Une viveémotion lui faisait battre le coeur. Il gravit un roc quiterminait en surplomb un petit promontoire, et là, les brascroisés, le regard ardent, immobile, muet, il semblaprendre possession de ces régions australes. Après cinqminutes passées dans cette extase, il se retourna vers nous." Quand vous voudrez, monsieur ", me cria-t-il.Je débarquai, suivi de Conseil, laissant les deux hommesdans le canot.Le sol sur un long espace présentait un tuf de couleurrougeâtre, comme s'il eût été de brique pilée. Des scories,des coulées de lave, des pierres ponces le recouvraient. Onne pouvait méconnaître son origine volcanique. En decertains endroits, quelques légères fumerolles, dégageantune odeur sulfureuse, attestaient que les feux intérieursconservaient encore leur puissance expansive. Cependant,ayant gravi un haut escarpement, je ne vis aucun volcandans un rayon de plusieurs milles. On sait que dans cescontrées antarctiques, James Ross a trouvé les cratères del'Érébus et du Terror en pleine activité sur le centsoixante-septième méridien et par 77032' de latitude.La végétation de ce continent désolé me parutextrêmement restreinte. Quelques lichens de l'espèceUnsnea melanoxantha s'étalaient sur les roches noires.Certaines plantules microscopiques, des diatoméesrudimentaires, sortes de cellules disposées entre deuxcoquilles quartzeuses, de longs fucus pourpres et

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cramoisis, supportés sur de petites vessies natatoires etque le ressac jetait à la côte, composaient toute la maigreflore de cette région.Le rivage était parsemé de mollusques, de petites moules,de patelles, de buccardes lisses, en forme de coeurs, etparticulièrement de clios au corps oblong et membraneux,dont la tête est formée de deux lobes arrondis. Je vis aussides myriades de ces clios boréales, longues de troiscentimètres, dont la baleine avale un monde à chaquebouchée. Ces charmants ptéropodes, véritables papillonsde la mer, animaient les eaux libres sur la lisière durivage.Entre autres zoophytes apparaissaient dans les hauts-fondsquelques arborescences coralligènes, de celles qui suivantJames Ross, vivent dans les mers antarctiques jusqu'àmille mètres de profondeur; puis, de petits alcyonsappartenant à l'espèce procellaria pelagica, ainsi qu'ungrand nombre d'astéries particulières à ces climats, etd'étoiles de mer qui constellaient le sol.Mais où la vie surabondait, c'était dans les airs. Làvolaient et voletaient par milliers des oiseaux d'espècesvariées, qui nous assourdissaient de leurs cris. D'autresencombraient les roches, nous regardant passer sanscrainte et se pressant familièrement sous nos pas. C'étaientdes pingouins aussi agiles et souples dans l'eau, où on lesa confondus parfois avec de rapides bonites, qu'ils sontgauches et lourds sur terre. Ils poussaient des crisbaroques et formaient des assemblées nombreuses, sobres

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de gestes, mais prodigues de clameurs.Parmi les oiseaux, je remarquai des chionis, de la familledes échassiers, gros comme des pigeons, blancs decouleur, le bec court et conique, l'oeil encadré d'un cerclerouge. Conseil en fit provision, car ces volatiles,convenablement préparés, forment un mets agréable. Dansles airs passaient des albatros fuligineux d'une envergurede quatre mètres, justement appelés les vautours del'Océan, des pétrels gigantesques, entre autres desquebrante-huesos, aux ailes arquées, qui sont grandsmangeurs de phoques, des damiers, sortes de petitscanards dont le dessus du corps est noir et blanc, enfintoute une série de pétrels, les uns blanchâtres, aux ailesbordées de brun, les autres bleus et spéciaux aux mersantarctiques, ceux-là " si huileux, dis-je à Conseil, que leshabitants des îles Féroé se contentent d'y adapter unemèche avant de les allumer "." Un peu plus, répondit Conseil, ce seraient des lampesparfaites! Après ça, on ne peut exiger que la nature les aitpréalablement munis d'une mèche! "Après un demi-mille, le sol se montra tout criblé de nidsde manchots, sortes de terriers disposés pour la ponte, etdont s'échappaient de nombreux oiseaux. Le capitaineNemo en fit chasser plus tard quelques centaines, car leurchair noire est très mangeable. Ils poussaient desbraiements d'âne. Ces animaux, de la taille d'une oie,ardoisés sur le corps, blancs en dessous et cravatés d'unliséré citron, se laissaient tuer à coups de pierre sans

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chercher à s'enfuir.Cependant, la brume ne se levait pas, et, à onze heures, lesoleil n'avait point encore paru. Son absence ne laissaitpas de m'inquiéter. Sans lui, pas d'observations possibles.Comment déterminer alors si nous avions atteint le pôle?Lorsque je rejoignis le capitaine Nemo, je le trouvaisilencieusement accoudé sur un morceau de roc etregardant le ciel. Il paraissait impatient, contrarié. Maisqu'y faire? Cet homme audacieux et puissant necommandait pas au soleil comme à la mer.Midi arriva sans que l'astre du jour se fût montré un seulinstant. On ne pouvait même reconnaître la place qu'iloccupait derrière le rideau de brume. Bientôt cette brumevint à se résoudre en neige." A demain ", me dit simplement le capitaine, et nousregagnâmes le Nautilus au milieu des tourbillons del'atmosphère.Pendant notre absence, les filets avaient été tendus, etj'observai avec intérêt les poissons que l'on venait de halerà bord. Les mers antarctiques servent de refuge à un trèsgrand nombre de migrateurs, qui fuient les tempêtes deszones moins élevées pour tomber, il est vrai, sous la dentdes marsouins et des phoques. Je notai quelques cottesaustrales, longs d'un décimètre, espèce de cartilagineuxblanchâtres traversés de bandes livides et armésd'aiguillons, puis des chimères antarctiques, longues detrois pieds, le corps très allongé, la peau blanche, argentéeet lisse, la tête arrondie, le dos muni de trois nageoires, le

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museau terminé par une trompe qui se recourbe vers labouche. Je goûtai leur chair, mais je la trouvai insipide,malgré l'opinion de Conseil qui s'en accommoda fort.La tempête de neige dura jusqu'au lendemain. Il étaitimpossible de se tenir sur la plate-forme. Du salon où jenotais les incidents de cette excursion au continentpolaire, j'entendais les cris des pétrels et des albatros quise jouaient au milieu de la tourmente. Le Nautilus ne restapas immobile, et, prolongeant la côte, il s'avança encored'une dizaine de milles au sud, au milieu de cette demi-clarté que laissait le soleil en rasant les bords de l'horizon.Le lendemain 20 mars, la neige avait cessé. Le froid étaitun peu plus vif. Le thermomètre marquait deux degrés au-dessous de zéro. Les brouillards se levèrent, et j'espéraique, ce jour-là, notre observation pourrait s'effectuer.Le capitaine Nemo n'ayant pas encore paru, le canot nousprit, Conseil et moi, et nous mit à terre. La nature du solétait la même, volcanique. Partout des traces de laves, descories, de basaltes, sans que j'aperçusse le cratère qui lesavait vomis. Ici comme là-bas, des myriades d'oiseauxanimaient cette partie du continent polaire. Mais cetempire, ils le partageaient alors avec de vastes troupeauxde mammifères marins qui nous regardaient de leurs douxyeux. C'étaient des phoques d'espèces diverses, les unsétendus sur le sol, les autres couchés sur des glaçons endérive, plusieurs sortant de la mer ou y rentrant. Ils ne sesauvaient pas à notre approche, n'ayant jamais eu affaireà l'homme, et j'en comptais là de quoi approvisionner

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quelques centaines de navires." Ma foi, dit Conseil, il est heureux que Ned Land ne nousait pas accompagnés!- Pourquoi cela, Conseil?- Parce que l'enragé chasseur aurait tout tué.- Tout, c'est beaucoup dire, mais je crois, en effet, quenous n'aurions pu empêcher notre ami le Canadien deharponner quelques-uns de ces magnifiques cétacés. Cequi eût désobligé le capitaine Nemo, car il ne verse pasinutilement le sang des bêtes inoffensives.- Il a raison.- Certainement, Conseil. Mais, dis-moi, n'as-tu pas déjàclassé ces superbes échantillons de la faune marine?- Monsieur sait bien, répondit Conseil, que je ne suis pastrès ferré sur la pratique. Quand monsieur m'aura apprisle nom de ces animaux...- Ce sont des phoques et des morses.- Deux genres, qui appartiennent à la famille despinnipèdes, se hâta de dire mon savant Conseil, ordre descarnassiers, groupe des unguiculés, sous-classe desmonodelphiens, classe des mammifères, embranchementdes vertébrés.- Bien, Conseil, répondis-je, mais ces deux genres,phoques et morses, se divisent en espèces, et si je ne metrompe, nous aurons ici l'occasion de les observer.Marchons. "Il était huit heures du matin. Quatre heures nous restaientà employer jusqu'au moment où le soleil pourrait être

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utilement observé. Je dirigeai nos pas vers une vaste baiequi s'échancrait dans la falaise granitique du rivage.Là, je puis dire qu'à perte de vue autour de nous, les terreset les glaçons étaient encombrés de mammifères marins,et je cherchais involontairement du regard le vieux Protée,le mythologique pasteur qui gardait ces immensestroupeaux de Neptune. C'étaient particulièrement desphoques. Ils formaient des groupes distincts, mâles etfemelles, le père veillant sur sa famille, la mère allaitantses petits, quelques jeunes, déjà forts, s'émancipant àquelques pas. Lorsque ces mammifères voulaient sedéplacer, ils allaient par petits sauts dus à la contractionde leur corps, et ils s'aidaient assez gauchement de leurimparfaite nageoire, qui, chez le lamantin, leur congénère,forme un véritable avant-bras. Je dois dire que, dans l'eau,leur élément par excellence, ces animaux à l'épine dorsalemobile, au bassin étroit, au poil ras et serré, aux piedspalmés, nagent admirablement. Au repos et sur terre, ilsprenaient des attitudes extrêmement gracieuses. Aussi, lesanciens, observant leur physionomie douce, leur regardexpressif que ne saurait surpasser le plus beau regard defemme, leurs yeux veloutés et limpides, leurs posescharmantes, et les poétisant à leur manière,métamorphosèrent-ils les mâles en tritons, et les femellesen sirènes.Je fis remarquer à Conseil le développement considérabledes lobes cérébraux chez ces intelligents cétacés. Aucunmammifère, l'homme excepté, n'a la matière cérébrale

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plus riche. Aussi, les phoques sont-ils susceptibles derecevoir une certaine éducation; ils se domestiquentaisément, et je pense, avec certains naturalistes, que.convenablement dressés, ils pourraient rendre de grandsservices comme chiens de pêche.La plupart de ces phoques dormaient sur les rochers ousur le sable. Parmi ces phoques proprement dits qui n'ontpoint d'oreilles externes - différant en cela des otaries dontl'oreille est saillante - j'observai plusieurs variétés desténorhynques, longs de trois mètres, blancs de poils, àtêtes de bull-dogs, armés de dix dents à chaque mâchoire,quatre incisives en haut et en bas et deux grandes caninesdécoupées en forme de fleur de lis. Entre eux se glissaientdes éléphants marins, sortes de phoques à trompe courteet mobile, les géants de l'espèce, qui sur une circonférencede vingt pieds mesuraient une longueur de dix mètres. Ilsne faisaient aucun mouvement à notre approche. " Ce ne sont pas des animaux dangereux? me demandaConseil.- Non, répondis-je, à moins qu'on ne les attaque.Lorsqu'un phoque défend son petit, sa fureur est terrible,et il n'est pas rare qu'il mette en pièces l'embarcation despêcheurs.- Il est dans son droit, répliqua Conseil.- Je ne dis pas non. "Deux milles plus loin, nous étions arrêtés par lepromontoire qui couvrait la baie contre les vents du sud.Il tombait d'aplomb à la mer et écumait sous le ressac. Au-

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delà éclataient de formidables rugissements, tels qu'untroupeau de ruminants en eût pu produire." Bon, fit Conseil, un concert de taureaux?- Non, dis-je, un concert de morses. Ils se battent?- Ils se battent ou ils jouent.- N'en déplaise à monsieur, il faut voir cela.- Il faut le voir, Conseil. "Et nous voilà franchissant les roches noirâtres, au milieud'éboulements imprévus, et sur des pierres que la glacerendait fort glissantes. Plus d'une fois, je roulai audétriment de mes reins. Conseil, plus prudent ou plussolide, ne bronchait guère, et me relevait, disant:" Si monsieur voulait avoir la bonté d'écarter les jambes,monsieur conserverait mieux son équilibre. "Arrivé à l'arête supérieure du promontoire, j'aperçus unevaste plaine blanche, couverte de morses. Ces animauxjouaient entre eux. C'étaient des hurlements de joie, nonde colère.Les morses ressemblent aux phoques par la forme de leurscorps et par la disposition de leurs membres. Mais lescanines et les incisives manquent à leur mâchoireinférieure, et quant aux canines supérieures, ce sont deuxdéfenses longues de quatre-vingts centimètres qui enmesurent trente-trois à la circonférence de leur alvéole.Ces dents, faites d'un ivoire compact et sans stries, plusdur que celui des éléphants, et moins prompt à jaunir, sonttrès recherchées. Aussi les morses sont-ils en butte à unechasse inconsidérée qui les détruira bientôt jusqu'au

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dernier, puisque les chasseurs, massacrant indistinctementles femelles pleines et les jeunes, en détruisent chaqueannée plus de quatre mille.En passant auprès de ces curieux animaux, je pus lesexaminer à loisir, car ils ne se dérangeaient pas. Leur peauétait épaisse et rugueuse, d'un ton fauve tirant sur le roux,leur pelage court et peu fourni. Quelques-uns avaient unelongueur de quatre mètres. Plus tranquilles et moinscraintifs que leurs congénères du nord, ils ne confiaientpoint à des sentinelles choisies le soin de surveiller lesabords de leur campement.Après avoir examiné cette cité des morses, je songeai àrevenir sur mes pas. Il était onze heures, et si le capitaineNemo se trouvait dans des conditions favorables pourobserver, je voulais être présent à son opération.Cependant, je n'espérais pas que le soleil se montrât cejour-là. Des nuages écrasés sur l'horizon le dérobaient ànos yeux. Il semblait que cet astre jaloux ne voulût pasrévéler à des êtres humains ce point inabordable du globe.Cependant, je songeai à revenir vers le Nautilus. Noussuivîmes un étroit raidillon qui courait sur le sommet dela falaise. A onze heures et demie, nous étions arrivés aupoint du débarquement. Le canot échoué avait déposé lecapitaine à terre. Je l'aperçus debout sur un bloc cebasalte. Ses instruments étaient près de lui. Son regard sefixait sur l'horizon du nord, près duquel le soleil décrivaitalors sa courbe allongée.Je pris place auprès de lui et j'attendis sans parler. Midi

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arriva, et, ainsi que la veille, le soleil ne se montra pas.C'était une fatalité. L'observation manquait encore. Sidemain elle ne s'accomplissait pas, il faudrait renoncerdéfinitivement à relever notre situation.En effet, nous étions précisément au 20 mars. Demain, 21,jour de l'équinoxe, réfraction non comptée, le soleildisparaîtrait sous l'horizon pour six mois, et avec sadisparition commencerait la longue nuit polaire. Depuisl'équinoxe de septembre, il avait émergé de l'horizonseptentrional, s'élevant par des spirales allongées jusqu'au21 décembre. A cette époque, solstice d'été de cescontrées boréales, il avait commencé à redescendre, et lelendemain, il devait leur lancer ses derniers rayons.Je communiquai mes observations et mes craintes aucapitaine Nemo." Vous aviez raison, monsieur Aronnax, me dit-il, sidemain, je n'obtiens la hauteur du soleil, je ne pourraiavant six mois reprendre cette opération. Mais aussi,précisément parce que les hasards de ma navigation m'ontamené, le 21 mars, dans ces mers, mon point sera facile àrelever, si, à midi, le soleil se montre à nos yeux.- Pourquoi, capitaine?- Parce que, lorsque l'astre du jour décrit des spirales siallongées, il est difficile de mesurer exactement sa hauteurau-dessus de l'horizon, et les instruments sont exposés àcommettre de graves erreurs.- Comment procéderez-vous donc?- Je n'emploierai que mon chronomètre, me répondit le

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capitaine Nemo. Si demain, 21 mars, à midi, le disque dusoleil, en tenant compte de la réfraction, est coupéexactement par l'horizon du nord, c'est que je suis au pôlesud.- En effet, dis-je. Pourtant, cette affirmation n'est pasmathématiquement rigoureuse, parce que l'équinoxe netombe pas nécessairement à midi.- Sans doute, monsieur, mais l'erreur ne sera pas de centmètres, et il ne nous en faut pas davantage. A demaindonc. "Le capitaine Nemo retourna à bord. Conseil et moi, nousrestâmes jusqu'à cinq heures à arpenter la plage, observantet étudiant. Je ne récoltai aucun objet curieux, si ce n'estun oeuf de pingouin, remarquable par sa grosseur, etqu'un amateur eût payé plus de mille francs. Sa couleurisabelle, les raies et les caractères qui l'ornaient commeautant d'hiéroglyphes, en faisaient un bibelot rare. Je leremis entre les mains de Conseil, et le prudent garçon, aupied sûr, le tenant comme une précieuse porcelaine deChine, le rapporta intact au Nautilus.Là je déposai cet oeuf rare sous une des vitrines du musée.Je soupai avec appétit d'un excellent morceau de foie dephoque dont le goût rappelait celui de la viande de porc.Puis je me couchai, non sans avoir invoqué, comme unIndou, les faveurs de l'astre radieux.Le lendemain, 21 mars, dès cinq heures du matin, jemontai sur la plate-forme. J'y trouvai le capitaine Nemo." Le temps se dégage un peu, me dit-il. J'ai bon espoir.

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Après déjeuner, nous nous rendrons à terre pour choisir unposte d'observation. "Ce point convenu, j'allai trouver Ned Land. J'aurais voulul'emmener avec moi. L'obstiné Canadien refusa, et je visbien que sa taciturnité comme sa fâcheuse humeurs'accroissaient de jour en jour. Après tout, je ne regrettaipas son entêtement dans cette circonstance.Véritablement, il y avait trop de phoques à terre, et il nefallait pas soumettre ce pêcheur irréfléchi à cette tentation.Le déjeuner terminé, je me rendis à terre. Le Nautiluss'était encore élevé de quelques milles pendant la nuit. Ilétait au large, à une grande lieue d'une côte, que dominaitun pic aigu de quatre a cinq cents mètres. Le canot portaitavec moi le capitaine Nemo, deux hommes de l'équipage,et les instruments, c'est-à-dire un chronomètre, une lunetteet un baromètre.Pendant notre traversée, je vis de nombreuses baleines quiappartenaient aux trois espèces particulières aux mersaustrales, la baleine franche ou " right-whale " desAnglais, qui n'a pas de nageoire dorsale, le hump-back,baleinoptère à ventre plissé, aux vastes nageoiresblanchâtres, qui malgré son nom, ne forment pourtant pasdes ailes, et le fin-back, brun-jaunâtre, le plus vif descétacés. Ce puissant animal se fait entendre de loin,lorsqu'il projette à une grande hauteur ses colonnes d'airet de vapeur, qui ressemblent à des tourbillons de fumée.Ces différents mammifères s'ébattaient par troupes dansles eaux tranquilles, et je vis bien que ce bassin du pôle

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antarctique servait maintenant de refuge aux cétacés tropvivement traqués par les chasseurs.Je remarquai également de longs cordons blanchâtres desalpes, sortes de mollusques agrégés, et des méduses degrande taille qui se balançaient entre le remous des lames.A neuf heures, nous accostions la terre. Le ciels'éclaircissait. Les nuages fuyaient dans le sud. Lesbrumes abandonnaient la surface froide des eaux. Lecapitaine Nemo se dirigea vers le pic dont il voulait sansdoute faire son observatoire. Ce fut une ascension péniblesur des laves aiguës et des pierres ponces, au milieu d'uneatmosphère souvent saturée par les émanationssulfureuses des fumerolles. Le capitaine, pour un hommedéshabitué de fouler la terre, gravissait les pentes les plusraides avec une souplesse, une agilité que je ne pouvaiségaler, et qu'eût enviée un chasseur d'isards.Il nous fallut deux heures pour atteindre le sommet de cepic moitié porphyre, moitié basalte. De là, nos regardsembrassaient une vaste mer qui, vers le nord traçaitnettement sa ligne terminale sur le fond du ciel. A nospieds, des champs éblouissants de blancheur. Sur notretête, un pâle azur, dégagé de brumes. Au nord, le disquedu soleil comme une boule de feu déjà écornée par letranchant de l'horizon. Du sein des eaux s'élevaient engerbes magnifiques des jets liquides par centaines. Auloin, le Nautilus, comme un cétacé endormi. Derrièrenous, vers le sud et l'est, une terre immense, unamoncellement chaotique de rochers et de glaces dont on

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n'apercevait pas la limite.Le capitaine Nemo, en arrivant au sommet du pic, relevasoigneusement sa hauteur au moyen du baromètre, car ildevait en tenir compte dans son observation.A midi moins le quart, le soleil, vu alors par réfractionseulement, se montra comme un disque d'or et dispersases derniers rayons sur ce continent abandonné, à ces mersque l'homme n'a jamais sillonnées encore.Le capitaine Nemo, muni d'une lunette à réticules, qui, aumoyen d'un miroir, corrigeait la réfraction, observa l'astrequi s'enfonçait peu à peu au-dessous de l'horizon ensuivant une diagonale très allongée. Je tenais lechronomètre. Mon coeur battait fort. Si la disparition dudemi-disque du soleil coïncidait avec le midi duchronomètre, nous étions au pôle même." Midi! m'écriai-je.- Le pôle sud! " répondit le capitaine Nemo d'une voixgrave, en me donnant la lunette qui montrait l'astre dujour précisément coupé en deux portions égales parl'horizon.Je regardai les derniers rayons couronner le pic et lesombres monter peu à peu sur ses rampes.En ce moment, le capitaine Nemo, appuyant sa main surmon épaule, me dit:" Monsieur, en 1600, le Hollandais Ghéritk, entraîné parles courants et les tempêtes, atteignit 640 de latitude sudet découvrit les New-Shetland. En 1773, le 17 janvier,l'illustre Cook, suivant le trente-huitième méridien, arriva

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par 67030' de latitude. et en 1774, le 30 janvier, sur lecent-neuvième méridien, il atteignit 71015' de latitude. En1819, le Russe Bellinghausen se trouva sur le soixante-neuvième parallèle, et en 1821, sur le soixante-sixième par1110 de longitude ouest. En 1820, l'Anglais Brunsfield futarrêté sur le soixante-cinquième degré. La même année,l'Américain Morrel, dont les récits sont douteux,remontant sur le quarante-deuxième méridien, découvraitla mer libre par 70014' de latitude. En 1825, l'AnglaisPowell ne pouvait dépasser le soixante-deuxième degré.La même année, un simple pêcheur de phoques, l'AnglaisWeddel s'élevait jusqu'à 72014' de latitude sur le trente-cinquième méridien, et jusqu'à 74015' sur le trente-sixième. En 1829, l'Anglais Forster, commandant leChanficleer, prenait possession du continent antarctiquepar 63026' de latitude et 66026' de longitude. En 1831,l'Anglais Biscoë, le ler février, découvrait la terred'Enderby par 68050' de latitude, en 1832, le 5 février, laterre d'Adélaïde par 670 de latitude. et le 21 février, laterre de Graham par 64045' de latitude. En 1838, leFrançais Dumont d'Urville, arrêté devant la banquise par62057' de latitude, relevait la terre Louis-Philippe; deuxans plus tard, dans une nouvelle pointe au sud, il nommaitpar 66030', le 21 janvier, la terre Adélie, et huit joursaprès, par 64040', la côte Clarie. En 1838, l'AnglaisWilkes s'avançait jusqu'au soixante-neuvième parallèlesur le centième méridien. En 1839, l'Anglais Ballenydécouvrait la terre Sabrina, sur la limite du cercle polaire.

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Enfin, en 1842, l'Anglais James Ross, montant l'Érébus etle Terror, le 12 janvier, par 76056' de latitude et 17107' delongitude est, trouvait la terre Victoria; le 23 du mêmemois, il relevait le soixante-quatorzième parallèle, le plushaut point atteint jusqu'alors; le 27, il était par 7608', le28, par 77032', le 2 février, par 7804', et en 1842, ilrevenait au soixante-onzième degré qu'il ne put dépasser.Eh bien, moi, capitaine Nemo, ce 21 mars 1868, j'aiatteint le pôle sud sur le quatre-vingt-dixième degré, et jeprends possession de cette partie du globe égale ausixième des continents reconnus.- Au nom de qui, capitaine?- Au mien, monsieur! "Et ce disant, le capitaine Nemo déploya un pavillon noir,portant un N d'or écartelé sur son étamine. Puis, seretournant vers l'astre du jour dont les derniers rayonsléchaient l'horizon de la mer:" Adieu, soleil! s'écria-t-il. Disparais, astre radieux!Couche-toi sous cette mer libre. et laisse une nuit de sixmois étendre ses ombres sur mon nouveau domaine! "

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ACCIDENT OU INCIDENT

Le lendemain, 22 mars, à six heures du matin, lespréparatifs de départ furent commencés. Les dernièreslueurs du crépuscule se fondaient dans la nuit. Le froidétait vif. Les constellations resplendissaient avec unesurprenante intensité. Au zénith brillait cette admirableCroix du Sud, l'étoile polaire des régions antarctiques.Le thermomètre marquait douze degrés au-dessous dezéro, et quand le vent fraîchissait, il causait de piquantesmorsures. Les glaçons se multipliaient sur l'eau libre. Lamer tendait à se prendre partout. De nombreuses plaquesnoirâtres, étalées à sa surface, annonçaient la prochaineformation de la jeune glace. Évidemment, le bassinaustral, gelé pendant les six mois de l'hiver, étaitabsolument inaccessible. Que devenaient les baleinespendant cette période? Sans doute, elles allaient par-dessous la banquise chercher des mers plus praticables.Pour les phoques et les morses, habitués à vivre sous lesplus durs climats, ils restaient sur ces parages glacés. Cesanimaux ont l'instinct de creuser des trous dans les ice-fields et de les maintenir toujours ouverts. C'est à cestrous qu'ils viennent respirer; quand les oiseaux, chasséspar le froid, ont émigré vers le nord, ces mammifèresmarins demeurent les seuls maîtres du continent polaire.

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Cependant, les réservoirs d'eau s'étaient remplis, et leNautilusdescendait lentement. A une profondeur de millepieds, il s'arrêta. Son hélice battit les flots, et il s'avançadroit au nord avec une vitesse de quinze milles à l'heure.Vers le soir, il flottait déjà sous l'immense carapace glacéede la banquise.Les panneaux du salon avaient été fermés par prudence,car la coque du Nautilus pouvait se heurter à quelque blocimmergé. Aussi, je passai cette journée à mettre mes notesau net. Mon esprit était tout entier à ses souvenirs du pôle.Nous avions atteint ce point inaccessible sans fatigues,sans danger, comme si notre wagon flottant eût glissé surles rails d'un chemin de fer. Et maintenant, le retourcommençait véritablement. Me réserverait-il encore depareilles surprises? Je le pensais, tant la série desmerveilles sous-marines est inépuisable! Cependant,depuis cinq mois et demi que le hasard nous avait jetés àce bord, nous avions franchi quatorze mille lieues, et surce parcours plus étendu que l'Équateur terrestre, combiend'incidents ou curieux ou terribles avaient charmé notrevoyage: la chasse dans les forêts de Crespo, l'échouementdu détroit de Torrès, le cimetière de corail, les pêcheriesde Ceylan, le tunnel arabique, les feux de Santorin, lesmillions de la baie du Vigo, l'Atlantide, le pôle sud!Pendant la nuit, tous ces souvenirs, passant de rêve enrêve, ne laissèrent pas mon cerveau sommeiller un instant.A trois heures du matin, je fus réveillé par un chocviolent. Je m'étais redressé sur mon lit et j'écoutais au

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milieu de l'obscurité, quand je fus précipité brusquementau milieu de la chambre. Évidemment, le Nautilus donnaitune bande considérable après avoir touché.Je m'accotai aux parois et je me traînai par les coursivesjusqu'au salon qu'éclairait le plafond lumineux. Lesmeubles étaient renversés. Heureusement, les vitrines,solidement saisies par le pied, avaient tenu bon. Lestableaux de tribord, sous le déplacement de la verticale secollaient aux tapisseries, tandis que ceux de bâbord s'enécartaient d'un pied par leur bordure inférieure. LeNautilus était donc couché sur tribord, et, de plus,complètement immobile,A l'intérieur j'entendais un bruit de pas, des voix confuses.Mais le capitaine Nemo ne parut pas. Au moment oùj'allais quitter le salon, Ned Land et Conseil entrèrent." Qu'y a-t-il? leur dis-je aussitôt.- Je venais le demander à monsieur, répondit Conseil.- Mille diables! s'écria le Canadien, je le sais bien moi! LeNautilusa touché, et à en juger par la gîte qu'il donne, jene crois pas qu'il s'en tire comme la première fois dans ledétroit de Torrès.- Mais au moins, demandai-je, est-il revenu à la surface dela mer?- Nous l'ignorons, répondit Conseil.- Il est facile de s'en assurer ", répondis-je.Je consultai le manomètre. A ma grande surprise, ilindiquait une profondeur de trois cent soixante mètres." Qu'est-ce que cela veut dire? m'écriai-je.

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- Il faut interroger le capitaine Nemo, dit Conseil.- Mais où le trouver? demanda Ned Land.- Suivez-moi ", dis-je à mes deux compagnons.Nous quittâmes le salon. Dans la bibliothèque, personne.A l'escalier central, au poste de l'équipage, personne. Jesupposai que le capitaine Nemo devait être posté dans lacage du timonier. Le mieux était d'attendre. Nousrevînmes tous trois au salon.Je passerai sous silence les récriminations du Canadien. Ilavait beau jeu pour s'emporter. Je le laissai exhaler samauvaise humeur tout à son aise, sans lui répondre.Nous étions ainsi depuis vingt minutes, cherchant àsurprendre les moindres bruits qui se produisaient àl'intérieur du Nautilus, quand le capitaine Nemo entra. Ilne sembla pas nous voir. Sa physionomie, habituellementsi impassible, révélait une certaine inquiétude. Il observasilencieusement la boussole, le manomètre, et vint poserson doigt sur un point du planisphère, dans cette partiequi représentait les mers australes.Je ne voulus pas l'interrompre. Seulement, quelquesinstants plus tard, lorsqu'il se tourna vers moi, je lui dis enretournant contre lui une expression dont il s'était servi audétroit de Torrès:" Un incident, capitaine?- Non, monsieur, répondit-il, un accident cette fois.- Grave?- Peut-être.- Le danger est-il immédiat?

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- Non.- Le Nautilus s'est échoué?- Oui.- Et cet échouement est venu?...- D'un caprice de la nature, non de l'impéritie deshommes. Pas une faute n'a été commise dans nosmanoeuvres. Toutefois, on ne saurait empêcher l'équilibrede produire ses effets. On peut braver les lois humaines,mais non résister aux lois naturelles. "Singulier moment que choisissait le capitaine Nemo pourse livrer à cette réflexion philosophique. En somme, saréponse ne m'apprenait rien." Puis-je savoir, monsieur, lui demandai-je, quelle est lacause de cet accident?- Un énorme bloc de glace, une montagne entière s'estretournée, me répondit-il. Lorsque les icebergs sont minésà leur base par des eaux plus chaudes ou par des chocsréitérés, leur centre de gravité remonte. Alors ils seretournent en grand, ils culbutent. C'est ce qui est arrivé.L'un de ces blocs, en se renversant, a heurté le Nautilusqui flottait sous les eaux. Puis, glissant sous sa coque et lerelevant avec une irrésistible force, il l'a ramené dans descouches moins denses, où il se trouve couché sur le flanc.Mais ne peut-on dégager le Nautilus en vidant sesréservoirs, de manière à le remettre en équilibre?- C'est ce qui se fait en ce moment, monsieur. Vouspouvez entendre les pompes fonctionner. Voyez l'aiguilledu manomètre. Elle indique que le Nautilus remonte, mais

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le bloc de glace remonte avec lui, et jusqu'à ce qu'unobstacle arrête son mouvement ascensionnel, notreposition ne sera pas changée. "En effet, le Nautilus donnait toujours la même bande surtribord. Sans doute, il se redresserait, lorsque le blocs'arrêterait lui-même. Mais à ce moment, qui sait si nousn'aurions pas heurté la partie supérieure de la banquise, sinous ne serions pas effroyablement pressés entre les deuxsurfaces glacées?Je réfléchissais à toutes les conséquences de cettesituation. Le capitaine Nemo ne cessait d'observer lemanomètre. Le Nautilus, depuis la chute de l'iceberg,avait remonté de cent cinquante pieds environ, mais ilfaisait toujours le même angle avec la perpendiculaire.Soudain un léger mouvement se fit sentir dans la coque.Évidemment, le Nautilus se redressait un peu. Les objetssuspendus dans le salon reprenaient sensiblement leurposition normale. Les parois se rapprochaient de laverticalité. Personne de nous ne parlait. Le coeur ému,nous observions, nous sentions le redressement. Leplancher redevenait horizontal sous nos pieds. Dixminutes s'écoulèrent." Enfin, nous sommes droit! m'écria-je.- Oui, dit le capitaine Nemo, se dirigeant vers la porte dusalon.- Mais flotterons-nous? lui demandai-je.- Certainement, répondit-il, puisque les réservoirs ne sontpas encore vidés, et que vidés, le Nautilus devra remonter

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à la surface de la mer. "Le capitaine sortit, et je vis bientôt que, par ses ordres, onavait arrêté la marche ascensionnelle du Nautilus. Eneffet, il aurait bientôt heurté la partie inférieure de labanquise, et mieux valait le maintenir entre deux eaux." Nous l'avons échappé belle! dit alors Conseil.- Oui. Nous pouvions être écrasés entre ces blocs de glace,ou tout au moins emprisonnés. Et alors, faute de pouvoirrenouveler l'air... Oui! nous l'avons échappé belle!- Si c'est fini! " murmura Ned Land.Je ne voulus pas entamer avec le Canadien une discussionsans utilité, et je ne répondis pas. D'ailleurs, les panneauxs'ouvrirent en ce moment, et la lumière extérieure fitirruption à travers la vitre dégagée.Nous étions en pleine eau, ainsi que je l'ai dit; mais, à unedistance de dix mètres, sur chaque côté du Nautilus,s'élevait une éblouissante muraille de glace. Au-dessus etau-dessous, même muraille. Au-dessus, parce que lasurface inférieure de la banquise se développait comme unplafond immense. Au-dessous, parce que le bloc culbuté,ayant glissé peu à peu, avait trouvé sur les murailleslatérales deux points d'appui qui le maintenaient danscette position. Le Nautilus était emprisonné dans unvéritable tunnel de glace, d'une largeur de vingt mètresenviron, rempli d'une eau tranquille. Il lui était donc faciled'en sortir en marchant soit en avant soit en arrière, et dereprendre ensuite, à quelques centaines de mètres plusbas, un libre passage sous la banquise.

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Le plafond lumineux avait été éteint, et cependant, lesalon resplendissait d'une lumière intense. C'est que lapuissante réverbération des parois de glace y renvoyaitviolemment les nappes du fanal. Je ne saurais peindrel'effet des rayons voltaïques sur ces grands blocscapricieusement découpés, dont chaque angle, chaquearête, chaque facette, jetait une lueur différente, suivant lanature des veines qui couraient dans la glace. Mineéblouissante de gemmes, et particulièrement de saphirsqui croisaient leurs jets bleus avec le jet vert desémeraudes. Çà et là des nuances opalines d'une douceurinfinie couraient au milieu de points ardents commeautant de diamants de feu dont l'oeil ne pouvait soutenirl'éclat. La puissance du fanal était centuplée, comme celled'une lampe à travers les lames lenticulaires d'un phare depremier ordre." Que c'est beau! Que c'est beau! s'écria Conseil.- Oui! dis-je, c'est un admirable spectacle. N'est-ce pas,Ned?- Eh! mille diables! oui, riposta Ned Land. C'est superbe!Je rage d'être forcé d'en convenir. On n'a jamais rien vu depareil. Mais ce spectacle-là pourra nous coûter cher. Et,s'il faut tout dire, je pense que nous voyons ici des chosesque Dieu a voulu interdire aux regards de l'homme! "Ned avait raison. C'était trop beau. Tout à coup, un cri deConseil me fit retourner." Qu'y a-t-il? demandai-je.- Que monsieur ferme les yeux! que monsieur ne regarde

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pas! "Conseil, ce disant, appliquait vivement ses mains sur sespaupières." Mais qu'as-tu, mon garçon?- Je suis ébloui, aveuglé! "Mes regards se portèrent involontairement vers la vitre,mais je ne pus supporter le feu qui la dévorait.Je compris ce qui s'était passé. Le Nautilus venait de semettre en marche à grande vitesse. Tous les éclatstranquilles des murailles de glace s'étaient alors changésen raies fulgurantes. Les feux de ces myriades de diamantsse confondaient. Le Nautilus, emporté par son hélice,voyageait dans un fourreau d'éclairs.Les panneaux du salon se refermèrent alors. Nous tenionsnos mains sur nos yeux tout imprégnés de ces lueursconcentriques qui flottent devant la rétine, lorsque lesrayons solaires l'ont trop violemment frappée. Il fallut uncertain temps pour calmer le trouble de nos regards.Enfin, nos mains s'abaissèrent." Ma foi, je ne l'aurais jamais cru, dit Conseil.- Et moi, je ne le crois pas encore! riposta le Canadien.- Quand nous reviendrons sur terre, ajouta Conseil, blaséssur tant de merveilles de la nature, que penserons-nous deces misérables continents et des petits ouvrages sortis dela main des hommes! Non! le monde habité n'est plusdigne de nous! "De telles paroles dans la bouche d'un impassible Flamandmontrent à quel degré d'ébullition était monté notre

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enthousiasme. Mais le Canadien ne manqua pas d'y jetersa goutte d'eau froide." Le monde habité! dit-il en secouant la tête. Soyeztranquille, ami Conseil, nous n'y reviendrons pas! "Il était alors cinq heures du matin. En ce moment, un chocse produisit à l'avant du Nautilus. Je compris que sonéperon venait de heurter un bloc de glace. Ce devait êtreune fausse manoeuvre, car ce tunnel sous-marin, obstruéde blocs, n'offrait pas une navigation facile. Je pensaidonc que le capitaine Nemo, modifiant sa route, tourneraitces obstacles ou suivrait les sinuosités du tunnel. En toutcas, la marche en avant ne pouvait être absolumentenrayée. Toutefois, contre mon attente, le Nautilus prit unmouvement rétrograde très prononcé." Nous revenons en arrière? dit Conseil.- Oui, répondis-je. Il faut que, de ce côté, le tunnel soitsans issue.- Et alors?...- Alors, dis-je, la manoeuvre est bien simple. Nousretournerons sur nos pas, et nous sortirons par l'orificesud. Voilà tout. "En parlant ainsi, je voulais paraître plus rassuré que je nel'étais réellement. Cependant le mouvement rétrograde duNautilus s'accélérait, et marchant à contre hélice, il nousentraînait avec une grande rapidité." Ce sera un retard, dit Ned.- Qu'importe, quelques heures de plus ou de moins,pourvu qu'on sorte.

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- Oui, répéta Ned Land, pourvu qu'on sorte! "Je me promenai pendant quelques instants du salon à labibliothèque. Mes compagnons assis, se taisaient. Je mejetai bientôt sur un divan, et je pris un livre que mes yeuxparcoururent machinalement.Un quart d'heure après, Conseil, s'étant approché de moi,me dit:" Est-ce bien intéressant ce que lit monsieur?- Très intéressant, répondis-je.- Je le crois. C'est le livre de monsieur que lit monsieur!- Mon livre? "En effet, je tenais à la main l'ouvrage des Grands Fondssous-marins. Je ne m'en doutais même pas. Je fermai lelivre et repris ma promenade. Ned et Conseil se levèrentpour se retirer." Restez, mes amis, dis-je en les retenant. Restonsensemble jusqu'au moment où nous serons sortis de cetteimpasse.- Comme il plaira à monsieur ", répondit Conseil.Quelques heures s'écoulèrent. J'observais souvent lesinstruments suspendus à la paroi du salon. Le manomètreindiquait que le Nautilus se maintenait à une profondeurconstante de trois cents mètres, la boussole. qu'il sedirigeait toujours au sud, le loch, qu'il marchait à unevitesse de vingt milles à l'heure, vitesse excessive dans unespace aussi resserré. Mais le capitaine Nemo savait qu'ilne pouvait trop se hâter, et qu'alors, les minutes valaientdes siècles.

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A huit heures vingt-cinq, un second choc eut lieu. Al'arrière, cette fois. Je pâlis. Mes compagnons s'étaientrapprochés de moi. J'avais saisi la main de Conseil. Nousnous interrogions du regard, et plus directement que si lesmots eussent interprété notre pensée.En ce moment, le capitaine entra dans le salon. J'allai àlui." La route est barrée au sud? lui demandai-je.- Oui, monsieur. L'iceberg en se retournant a fermé touteissue.- Nous sommes bloqués?- Oui. "

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FAUTE D'AIR

Ainsi, autour du Nautilus, au-dessus, au-dessous, unimpénétrable mur de glace. Nous étions prisonniers de labanquise! Le Canadien avait frappé une table de sonformidable poing. Conseil se taisait. Je regardai lecapitaine. Sa figure avait repris son impassibilitéhabituelle. Il s'était croisé les bras. Il réfléchissait. LeNautilus ne bougeait plus.Le capitaine prit alors la parole:" Messieurs, dit-il d'une voix calme, il y a deux manièresde mourir dans les conditions où nous sommes. "Cet inexplicable personnage avait l'air d'un professeur demathématiques qui fait une démonstration à ses élèves." La première, reprit-il, c'est de mourir écrasés. Laseconde, c'est de mourir asphyxiés. Je ne parle pas de lapossibilité de mourir de faim, car les approvisionnementsdu Nautilus dureront certainement plus que nous.Préoccupons-nous donc des chances d'écrasement oud'asphyxie.- Quant à l'asphyxie, capitaine, répondis-je, elle n'est pasà craindre, car nos réservoirs sont pleins.- Juste, reprit le capitaine Nemo, mais ils ne donnerontque deux jours d'air. Or, voilà trente-six heures que noussommes enfouis sous les eaux, et déjà l'atmosphère

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alourdie du Nautilus demande à être renouvelée. Dansquarante-huit heures, notre réserve sera épuisée.- Eh bien, capitaine, soyons délivrés avant quarante-huitheures!- Nous le tenterons, du moins, en perçant la muraille quinous entoure.- De quel côté? demandai-je.- C'est ce que la sonde nous apprendra. Je vais échouer leNautilussur le banc inférieur, et mes hommes, revêtus descaphandres, attaqueront l'iceberg par sa paroi la moinsépaisse.- Peut-on ouvrir les panneaux du salon?- Sans inconvénient. Nous ne marchons plus. "Le capitaine Nemo sortit. Bientôt des sifflementsm'apprirent que l'eau s'introduisait dans les réservoirs. LeNautilus s'abaissa lentement et reposa sur le fond de glacepar une profondeur de trois cent cinquante mètres,profondeur à laquelle était immergé le banc de glaceinférieur." Mes amis, dis-je, la situation est grave, mais je comptesur votre courage et sur votre énergie.- Monsieur, me répondit le Canadien, ce n'est pas dans cemoment que je vous ennuierai de mes récriminations. Jesuis prêt à tout faire pour le salut commun.- Bien, Ned, dis-je en tendant la main au Canadien.- J'ajouterai, reprit-il, qu'habile à manier le pic comme leharpon, si je puis être utile au capitaine, il peut disposerde moi.

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- Il ne refusera pas votre aide. Venez, Ned. "Je conduisis le Canadien à la chambre ou les hommes duNautilusrevêtaient leurs scaphandres. Je fis part aucapitaine de la proposition de Ned, qui fut acceptée. LeCanadien endossa son costume de mer et fut aussitôt prêtque ses compagnons de travail. Chacun d'eux portait surson dos l'appareil Rouquayrol auquel les réservoirsavaient fourni un large continent d'air pur. Empruntconsidérable, mais nécessaire, fait à la réserve duNautilus. Quant aux lampes Ruhmkorff, elles devenaientinutiles au milieu de ces eaux lumineuses et saturées derayons électriques.Lorsque Ned fut habillé, je rentrai dans le salon dont lesvitres étaient découvertes, et, posté près de Conseil.j'examinai les couches ambiantes qui supportaient leNautilus. Quelques instants après, nous voyions une douzained'hommes de l'équipage prendre pied sur le banc de glace,et parmi eux Ned Land, reconnaissable à sa haute taille.Le capitaine Nemo était avec eux.Avant de procéder au creusement des murailles, il fitpratiquer des sondages qui devaient assurer la bonnedirection des travaux. De longues sondes furent enfoncéesdans les parois latérales; mais après quinze mètres, ellesétaient encore arrêtées par l'épaisse muraille. Il étaitinutile de s'attaquer à la surface plafonnante, puisquec'était la banquise elle-même qui mesurait plus de quatrecents mètres de hauteur. Le capitaine Nemo fit alors

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sonder la surface inférieure. Là dix mètres de parois nousséparaient de l'eau. Telle était l'épaisseur de cet ice-field.Dès lors, il s'agissait d'en découper un morceau égal ensuperficie à la ligne de flottaison du Nautilus. C'étaitenviron six mille cinq cents mètres cubes à détacher, afinde creuser un trou par lequel nous descendrions au-dessous du champ de glace.Le travail fut immédiatement commencé et conduit avecune infatigable opiniâtreté. Au lieu de creuser autour duNautilus, ce qui eût entraîné de plus grandes difficultés,le capitaine Nemo fit dessiner l'immense fosse à huitmètres de sa hanche de bâbord. Puis ses hommes lataraudèrent simultanément sur plusieurs points de sacirconférence. Bientôt. Le pic attaqua vigoureusementcette matière compacte, et de gros blocs furent détachésde la masse. Par un curieux effet de pesanteur spécifique,ces blocs, moins lourds que l'eau, s'envolaient pour ainsidire à la voûte du tunnel. qui s'épaississait par le haut dece dont il diminuait vers le bas. Mais peu importait, dumoment que la paroi inférieure s'amincissait d'autant.Après deux heures d'un travail énergique, Ned Land rentraépuisé. Ses compagnons et lui furent remplacés par denouveaux travailleurs auxquels nous nous joignîmes,Conseil et moi. Le second du Nautilus nous dirigeait.L'eau me parut singulièrement froide, mais je meréchauffai promptement en maniant le pic. Mesmouvements étaient très libres, bien qu'ils se produisissentsous une pression de trente atmosphères.

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Quand je rentrai, après deux heures de travail, pourprendre quelque nourriture et quelque repos, je trouvaiune notable différence entre le fluide pur que mefournissait l'appareil Rouquayrol et l'atmosphère duNautilus, déjà chargé d'acide carbonique. L'air n'avait pasété renouvelé depuis quarante-huit heures, et ses qualitésvivifiantes étaient considérablement affaiblies.Cependant, en un laps de douze heures, nous n'avionsenlevé qu'une tranche de glace épaisse d'un mètre sur lasuperficie dessinée, soit environ six cents mètres cubes.En admettant que le même travail fût accompli par douzeheures, il fallait encore cinq nuits et quatre jours pourmener à bonne fin cette entreprise." Cinq nuits et quatre jours! dis-je à mes compagnons, etnous n'avons que pour deux jours d'air dans les réservoirs.- Sans compter, répliqua Ned, qu'une fois sortis de cettedamnée prison, nous serons encore emprisonnés sous labanquise et sans communication possible avecl'atmosphère! "Réflexion juste. Qui pouvait alors prévoir le minimum detemps nécessaire à notre délivrance? L'asphyxie ne nousaurait-elle pas étouffés avant que le Nautilus eût purevenir à la surface des flots? Était-il destiné à périr dansce tombeau de glace avec tous ceux qu'il renfermait? Lasituation paraissait terrible. Mais chacun l'avait envisagéeen face, et tous étaient décidés à faire leur devoir jusqu'aubout.Suivant mes prévisions, pendant la nuit, une nouvelle

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tranche d'un mètre fut enlevée à l'immense alvéole. Mais,le matin, quand, revêtu de mon scaphandre, je parcourusla masse liquide par une température de six à sept degrésau-dessous de zéro, je remarquai que les murailleslatérales se rapprochaient peu à peu. Les couches d'eauéloignées de la fosse, que n'échauffaient pas le travail deshommes et le jeu des outils, marquaient une tendance à sesolidifier. En présence de ce nouveau et imminent danger,que devenaient nos chances de salut, et commentempêcher la solidification de ce milieu liquide, qui eût faitéclater comme du verre les parois du Nautilus?Je ne fis point connaître ce nouveau danger à mes deuxcompagnons. A quoi bon risquer d'abattre cette énergiequ'ils employaient au pénible travail du sauvetage? Mais,lorsque je fus revenu à bord? je fis observer au capitaineNemo cette grave complication." Je le sais, me dit-il de ce ton calme que ne pouvaientmodifier les plus terribles conjonctures. C'est un dangerde plus, mais je ne vois aucun moyen d'y parer. La seulechance de salut, c'est d'aller plus vite que la solidification.Il s'agit d'arriver premiers. Voilà tout. "Arriver premiers! Enfin, j'aurais dû être habitué à cesfaçons de parler!Cette journée, pendant plusieurs heures, je maniai le picavec opiniâtreté. Ce travail me soutenait. D'ailleurs,travailler, c'était quitter le Nautilus, c'était respirerdirectement cet air pur emprunté aux réservoirs et fournipar les appareils, c'était abandonner une atmosphère

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appauvrie et viciée.Vers le soir, la fosse s'était encore creusée d'un mètre.Quand je rentrai à bord, je faillis être asphyxié par l'acidecarbonique dont l'air était saturé. Ah! que n'avions-nousles moyens chimiques qui eussent permis de chasser cegaz délétère! L'oxygène ne nous manquait pas. Toute cetteeau en contenait une quantité considérable et en ladécomposant par nos puissantes piles, elle nous eûtrestitué le fluide vivifiant. J'y avais bien songé, mais àquoi bon, puisque l'acide carbonique, produit de notrerespiration, avait envahi toutes les parties du navire. Pourl'absorber, il eût fallu remplir des récipients de potassecaustique et les agiter incessamment. Or, cette matièremanquait à bord, et rien ne la pouvait remplacerCe soir-là, le capitaine Nemo dut ouvrir les robinets de sesréservoirs, et lancer quelques colonnes d'air pur àl'intérieur du Nautilus. Sans cette précaution, nous nenous serions pas réveillés.Le lendemain, 26 mars, je repris mon travail de mineur enentamant le cinquième mètre. Les parois latérales et lasurface inférieure de la banquise s'épaississaientvisiblement. Il était évident qu'elles se rejoindraient avantque le Nautilus fût parvenu à se dégager. Le désespoir meprit un instant. Mon pic fut près de s'échapper de mesmains. A quoi bon creuser, si je devais périr étouffé,écrasé par cette eau qui se faisait pierre, un supplice quela férocité des sauvages n'eût pas même inventé. Il mesemblait que j'étais entre les formidables mâchoires d'un

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monstre qui se rapprochaient irrésistiblement.En ce moment, le capitaine Nemo, dirigeant le travail,travaillant lui-même, passa près de moi. Je le touchai dela main et lui montrai les parois de notre prison. Lamuraille de tribord s'était avancée à moins de quatremètres de la coque du Nautilus. Le capitaine me comprit et me fit signe de le suivre. Nousrentrâmes à bord. Mon scaphandre ôté, je l'accompagnaidans le salon." Monsieur Aronnax, me dit-il, il faut tenter quelquehéroïque moyen, ou nous allons être scellés dans cette eausolidifiée comme dans du ciment.- Oui! dis-je, mais que faire?- Ah! s'écria-t-il, si mon Nautilus était assez fort poursupporter cette pression sans en être écrasé?- Eh bien? demandai-je, ne saisissant pas l'idée ducapitaine.- Ne comprenez-vous pas, reprit-il, que cette congélationde l'eau nous viendrait en aide! Ne voyez-vous pas que parsa solidification, elle ferait éclater ces champs de glacequi nous emprisonnent, comme elle fait, en se gelant,éclater les pierres les plus dures! Ne sentez-vous pasqu'elle serait un agent de salut au lieu d'être un agent dedestruction!- Oui, capitaine, peut-être. Mais quelque résistance àl'écrasement que possède le Nautilus, il ne pourraitsupporter cette épouvantable pression et s'aplatiraitcomme une feuille de tôle.

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- Je le sais, monsieur. Il ne faut donc pas compter sur lessecours de la nature, mais sur nous-mêmes. Il fauts'opposer à cette solidification. Il faut l'enrayer. Nonseulement, les parois latérales se resserrent, mais il nereste pas dix pieds d'eau à l'avant ou à l'arrière duNautilus. La congélation nous gagne de tous les côtés.- Combien de temps, demandai-je, l'air des réservoirs nouspermettra-t-il de respirer à bord? "Le capitaine me regarda en face." Après-demain, dit-il, les réservoirs seront vides! "Une sueur froide m'envahit. Et cependant, devais-jem'étonner de cette réponse? Le 22 mars, le Nautilus s'étaitplongé sous les eaux libres du pôle. Nous étions au 26.Depuis cinq jours, nous vivions sur les réserves du bord!Et ce qui restait d'air respirable, il fallait le conserver auxtravailleurs. Au moment où j'écris ces choses, monimpression est tellement vive encore, qu'une terreurinvolontaire s'empare de tout mon être, et que l'air semblemanquer à mes poumons!Cependant, le capitaine Nemo réfléchissait, silencieux,immobile. Visiblement, une idée lui traversait l'esprit.Mais il paraissait la repousser. Il se répondaitnégativement à lui-même. Enfin, ces mots s'échappèrentde ses lèvres!" L'eau bouillante! murmura-t-il.- L'eau bouillante? m'écriai-je.- Oui, monsieur. Nous sommes renfermés dans un espacerelativement restreint. Est-ce que des jets d'eau bouillante,

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constamment injectée par les pompes du Nautilus,n'élèveraient pas la température de ce milieu et neretarderaient pas sa congélation?- Il faut l'essayer, dis-je résolument.- Essayons, monsieur le professeur. "Le thermomètre marquait alors moins sept degrés àl'extérieur. Le capitaine Nemo me conduisit aux cuisinesoù fonctionnaient de vastes appareils distillatoires quifournissaient l'eau potable par évaporation. Ils sechargèrent d'eau, et toute la chaleur électrique des piles futlancée à travers les serpentins baignés par le liquide. Enquelques minutes, cette eau avait atteint cent degrés. Ellefut dirigée vers les pompes pendant qu'une eau nouvellela remplaçait au fur et à mesure. La chaleur développéepar les piles était telle que l'eau froide, puisée à la mer,après avoir seulement traversé les appareils, arrivaitbouillante aux corps de pompe.L'injection commença, et trois heures après, lethermomètre marquait extérieurement six degrés au-dessous de zéro. C'était un degré de gagné. Deux heuresplus tard, le thermomètre n'en marquait que quatre." Nous réussirons, dis-je au capitaine, après avoir suivi etcontrôlé par de nombreuses remarques les progrès del'opération.- Je le pense, me répondit-il. Nous ne serons pas écrasés.Nous n'avons plus que l'asphyxie à craindre. "Pendant la nuit, la température de l'eau remonta a undegré au-dessous de zéro. Les injections ne purent la

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porter à un point plus élevé. Mais comme la congélationde l'eau de mer ne se produit qu'à moins deux degrés, jefus enfin rassuré contre les dangers de la solidification.Le lendemain, 27 mars, six mètres de glace avaient étéarrachés de l'alvéole. Quatre mètres seulement restaient àenlever. C'étaient encore quarante-huit heures de travail.L'air ne pouvait plus être renouvelé à l'intérieur duNautilus. Aussi, cette journée alla-t-elle toujours enempirant.Une lourdeur intolérable m'accabla. Vers trois heures dusoir, ce sentiment d'angoisse fut porté en moi à un degréviolent. Des bâillements me disloquaient les mâchoires.Mes poumons haletaient en cherchant ce fluidecomburant, indispensable à la respiration, et qui seraréfiait de plus en plus. Une torpeur morale s'empara demoi. J'étais étendu sans force, presque sans connaissance.Mon brave Conseil, pris des mêmes symptômes, souffrantdes mêmes souffrances, ne me quittait plus. Il me prenaitla main, il m'encourageait, et je l'entendais encoremurmurer:" Ah! si je pouvais ne pas respirer pour laisser plus d'air àmonsieur! "Les larmes me venaient aux yeux de l'entendre parlerainsi.Si notre situation, à tous, était intolérable à l'intérieur,avec quelle hâte, avec quel bonheur, nous revêtions nosscaphandres pour travailler à notre tour! Les picsrésonnaient sur la couche glacée. Les bras se fatiguaient,

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les mains s'écorchaient, mais qu'étaient ces fatigues,qu'importaient ces blessures! L'air vital arrivait auxpoumons! On respirait! On respirait!Et cependant, personne ne prolongeait au-delà du tempsvoulu son travail sous les eaux. Sa tâche accomplie,chacun remettait à ses compagnons haletants le réservoirqui devait lui verser la vie. Le capitaine Nemo donnaitl'exemple et se soumettait le premier à cette sévèrediscipline. L'heure arrivait, il cédait son appareil à unautre et rentrait dans l'atmosphère viciée du bord, toujourscalme, sans une défaillance, sans un murmure.Ce jour-là, le travail habituel fut accompli avec plus devigueur encore. Deux mètres seulement restaient à enleversur toute la superficie. Deux mètres seulement nousséparaient de la mer libre. Mais les réservoirs étaientpresque vides d'air. Le peu qui restait devait être conservéaux travailleurs. Pas un atome pour le Nautilus!Lorsque je rentrai à bord, je fus à demi suffoqué. Quellenuit! Je ne saurais la peindre. De telles souffrances nepeuvent être décrites. Le lendemain, ma respiration étaitoppressée. Aux douleurs de tête se mêlaientd'étourdissants vertiges qui faisaient de moi un hommeivre. Mes compagnons éprouvaient les mêmessymptômes. Quelques hommes de l'équipage râlaient.Ce jour-là, le sixième de notre emprisonnement, lecapitaine Nemo, trouvant trop lents la pioche et le pic,résolut d'écraser la couche de glaces qui nous séparaitencore de la nappe liquide. Cet homme avait conservé son

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sang-froid et son énergie. Il domptait par sa force moraleles douleurs physiques. Il pensait, il combinait, il agissait.D'après son ordre, le bâtiment fut soulagé, c'est-à-diresoulevé de la couche glacée par un changement depesanteur spécifique. Lorsqu'il flotta on le hala de manièreà l'amener au-dessus de l'immense fosse dessinée suivantsa ligne de flottaison. Puis, ses réservoirs d'eaus'emplissant, il descendit et s'embotta dans l'alvéole.En ce moment, tout l'équipage rentra à bord, et la doubleporte de communication fut fermée. Le Nautilus reposaitalors sur la couche de glace qui n'avait pas un mètred'épaisseur et que les sondes avaient trouée en milleendroits.Les robinets des réservoirs furent alors ouverts en grandet cent mètres cubes d'eau s'y précipitèrent, accroissant decent mille kilogrammes le poids du Nautilus.Nous attendions, nous écoutions, oubliant nossouffrances, espérant encore. Nous jouions notre salut surun dernier coup.Malgré les bourdonnements qui emplissaient ma tête,j'entendis bientôt des frémissements sous la coque duNautilus. Un dénivellement se produisit. La glace craquaavec un fracas singulier, pareil à celui du papier qui sedéchire, et le Nautilus s'abaissa." Nous passons! " murmura Conseil a mon oreille.Je ne pus lui répondre. Je saisis sa main. Je la pressai dansune convulsion involontaire.Tout à coup, emporté par son effroyable surcharge, le

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Nautilus s'enfonça comme un boulet sous les eaux, c'est-à-dire qu'il tomba comme il eût fait dans le vide!Avec toute la force électrique fut mise sur les pompes quiaussitôt commencèrent à chasser l'eau des réservoirs.Après quelques minutes, notre chute fut enrayée. Bientôtmême, le manomètre indiqua un mouvementascensionnel. L'hélice, marchant à toute vitesse, fittressaillir la coque de tôle jusque dans ses boulons, etnous entraîna vers le nord.Mais que devait durer cette navigation sous la banquisejusqu'à la mer libre? Un jour encore? Je serais mort avant!A demi étendu sur un divan de la bibliothèque, jesuffoquais. Ma face était violette, mes lèvres bleues, mesfacultés suspendues. Je ne voyais plus, je n'entendais plus.La notion du temps avait disparu de mon esprit. Mesmuscles ne pouvaient se contracter.Les heures qui s'écoulèrent ainsi, je ne saurais les évaluer.Mais j'eus la conscience de mon agonie qui commençait.Je compris que j'allais mourir...Soudain je revins à moi. Quelques bouffées d'airpénétraient dans mes poumons. Étions-nous remontés à lasurface des flots? Avions-nous franchi la banquise?Non! C'étaient Ned et Conseil, mes deux braves amis, quise sacrifiaient pour me sauver. Quelques atomes d'airrestaient encore au fond d'un appareil. Au lieu de lerespirer, ils l'avaient consacré pour moi, et, tandis qu'ilssuffoquaient, ils me versaient la vie goutte à goutte! Jevoulus repousser l'appareil. Ils me tinrent les mains, et

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pendant quelques instants, je respirai avec volupté.Mes regards se portèrent vers l'horloge. Il était onzeheures du matin. Nous devions être au 28 mars. LeNautilus marchait avec une vitesse effrayante de quarantemilles à l'heure. Il se tordait dans les eaux.Où était le capitaine Nemo? Avait-il succombé? Sescompagnons étaient-ils morts avec lui?En ce moment, le manomètre indiqua que nous n'étionsplus qu'à vingt pieds de la surface. Un simple champ deglace nous séparait de l'atmosphère. Ne pouvait-on lebriser?Peut-être! En tout cas, le Nautilus allait le tenter. Je sentis,en effet, qu'il prenait une position oblique, abaissant sonarrière et relevant son éperon. Une introduction d'eauavait suffi pour rompre son équilibre. Puis, poussé par sapuissante hélice, il attaqua l'ice-field par en dessouscomme un formidable bélier. Il le crevait peu à peu, seretirait, donnait à toute vitesse contre le champ qui sedéchirait, et enfin, emporté par un élan suprême, ils'élança sur la surface glacée qu'il écrasa de son poids.Le panneau fut ouvert, on pourrait dire arraché, et l'air purs'introduisit à flots dans toutes les parties du Nautilus.

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DU CAP HORN A L'AMAZONE

Comment étais-je sur la plate-forme, je ne saurais le dire.Peut-être le Canadien m'y avait-il transporté. Mais jerespirais, je humais l'air vivifiant de la mer. Mes deuxcompagnons s'enivraient près de moi de ces fraîchesmolécules. Les malheureux. trop longtemps privés denourriture, ne peuvent se jeter inconsidérément sur lespremiers aliments qu'on leur présente. Nous. au contraire,nous n'avions pas à nous modérer, nous pouvions aspirerà pleins poumons les atomes de cette atmosphère, et c'étaitla brise, la brise elle-même qui nous versait cettevoluptueuse ivresse!" Ah! faisait Conseil, que c'est bon, l'oxygène! Quemonsieur ne craigne pas de respirer. Il y en a pour tout lemonde. "Quant à Ned Land, il ne parlait pas, mais il ouvrait desmâchoires à effrayer un requin. Et quelles puissantesaspirations! Le Canadien " tirait " comme un poêle enpleine combustion.Les forces nous revinrent promptement, et, lorsque jeregardai autour de moi, je vis que nous étions seuls sur laplate-forme. Aucun homme de l'équipage. Pas même lecapitaine Nemo. Les étranges marins du Nautilus secontentaient de l'air qui circulait à l'intérieur. Aucun

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n'était venu se délecter en pleine atmosphère.Les premières paroles que je prononçai furent des parolesde remerciements et de gratitude pour mes deuxcompagnons. Ned et Conseil avaient prolongé monexistence pendant les dernières heures de cette longueagonie. Toute ma reconnaissance ne pouvait payer trop untel dévouement." Bon! monsieur le professeur, me répondit Ned Land,cela ne vaut pas la peine d'en parler! Quel mérite avons-nous eu à cela? Aucun. Ce n'était qu'une questiond'arithmétique. Votre existence valait plus que la nôtre.Donc il fallait la conserver.- Non, Ned, repondis-je, elle ne valait pas plus. Personnen'est supérieur à un homme généreux et bon, et vousl'êtes!- C'est bien! c'est bien! répétait le Canadien embarrassé- Et toi, mon brave Conseil, tu as bien souffert.- Mais pas trop, pour tout dire à monsieur. Il me manquaitbien quelques gorgées d'air, mais je crois que je m'y seraisfait. D'ailleurs, je regardais monsieur qui se pâmait et celane me donnait pas la moindre envie de respirer. Cela mecoupait, comme on dit, le respir... "Conseil, confus de s'être jeté dans la banalité, n'achevapas." Mes amis, répondis-je vivement ému, nous sommes liésles uns aux autres pour jamais, et vous avez sur moi desdroits...- Dont j'abuserai, riposta le Canadien.

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- Hein? fit Conseil.- Oui, reprit Ned Land, le droit de vous entraîner avecmoi, quand je quitterai cet infernal Nautilus.- Au fait, dit Conseil, allons-nous du bon côté?- Oui, répondis-je, puisque nous allons du côté du soleil,et ici le soleil, c'est le nord.- Sans doute, reprit Ned Land, mais il reste à savoir sinous rallions le Pacifique ou l'Atlantique, c'est-à-dire lesmers fréquentées ou désertes. "A cela je ne pouvais répondre, et je craignais que lecapitaine Nemo ne nous ramenât plutôt vers ce vasteOcéan qui baigne à la fois les côtes de l'Asie et del'Amérique. Il compléterait ainsi son tour du monde sous-marin, et reviendrait vers ces mers où le Nautilus trouvaitla plus entière indépendance. Mais si nous retournions auPacifique, loin de toute terre habitée, que devenaient lesprojets de Ned Land?Nous devions, avant peu, être fixés sur ce point important.Le Nautilus marchait rapidement. Le cercle polaire futbientôt franchi, et le cap mis sur le promontoire de Horn.Nous étions par le travers de la pointe américaine, le 31mars, à sept heures du soir.Alors toutes nos souffrances passées étaient oubliées. Lesouvenir de cet emprisonnement dans les glaces s'effaçaitde notre esprit. Nous ne songions qu'à l'avenir. Lecapitaine Nemo ne paraissait plus, ni dans le salon, ni surla plate-forme. Le point reporté chaque jour sur leplanisphère et fait par le second me permettait de relever

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la direction exacte du Nautilus. Or, ce soir-là, il devintévident, à ma grande satisfaction, que nous revenions aunord par la route de l'Atlantique.J'appris au Canadien et à Conseil le résultat de mesobservations." Bonne nouvelle, répondit le Canadien, mais où va leNautilus?- Je ne saurais le dire, Ned.- Son capitaine voudrait-il, après le pôle sud, affronter lepôle nord, et revenir au Pacifique par le fameux passagedu nord-ouest?Il ne faudrait pas l'en défier, répondit Conseil.- Eh bien, dit le Canadien, nous lui fausserons compagnieauparavant.- En tout cas, ajouta Conseil, c'est un maître homme quece capitaine Nemo, et nous ne regretterons pas de l'avoirconnu.- Surtout quand nous l'aurons quitté! " riposta Ned Land.Le lendemain, premier avril, lorsque le Nautilus remontaà la surface des flots, quelques minutes avant midi, nouseûmes connaissance d'une côte à l'ouest. C'était la Terredu Feu, à laquelle les premiers navigateurs donnèrent cenom en voyant les fumées nombreuses qui s'élevaient deshuttes indigènes. Cette Terre du Feu forme une vasteagglomération d'îles qui s'étend sur trente lieues de longet quatre-vingts lieues de large, entre 530 et 560 de latitudeaustrale, et 67050' et 77015' de longitude ouest. La côte meparut basse, mais au loin se dressaient de hautes

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montagnes. Je crus même entrevoir le mont Sarmiento,élevé de deux mille soixante-dix mètres au-dessus duniveau de la mer, bloc pyramidal de schiste, à sommet trèsaigu, qui, suivant qu'il est voilé ou dégagé de vapeurs, "annonce le beau ou le mauvais temps ", me dit Ned Land." Un fameux baromètre, mon ami.- Oui, monsieur, un baromètre naturel, qui ne m'a jamaistrompé quand je naviguais dans les passes du détroit deMagellan. "En ce moment, ce pic nous parut nettement découpé surle fond du ciel. C'était un présage de beau temps Il seréalisa.Le Nautilus, rentré sous les eaux, se rapprocha de la côtequ'il prolongea à quelques milles seulement. Par les vitresdu salon, je vis de longues lianes, et des fucusgigantesques, ces varechs porte-poires, dont la mer libredu pôle renfermait quelques échantillons, avec leursfilaments visqueux et polis, ils mesuraient jusqu'à troiscents mètres de longueur; véritables câbles, plus gros quele pouce, très résistants, ils servent souvent d'amarres auxnavires. Une autre herbe, connue sous le nom de velp, àfeuilles longues de quatre pieds, empâtées dans lesconcrétions coralligènes, tapissait les fonds. Elle servaitde nid et de nourriture à des myriades de crustacés et demollusques, des crabes, des seiches. Là, les phoques et lesloutres se livraient à de splendides repas, mélangeant lachair du poisson et les légumes de la mer, suivant laméthode anglaise.

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Sur ces fonds gras et luxuriants, le Nautilus passait avecune extrême rapidité. Vers le soir, il se rapprocha del'archipel des Malouines, dont je pus, le lendemain,reconnaître les âpres sommets. La profondeur de la merétait médiocre. Je pensai donc, non sans raison, que cesdeux îles, entourées d'un grand nombre d'îlots, faisaientautrefois partie des terres magellaniques. Les Malouinesfurent probablement découvertes par le célèbre JohnDavis, qui leur imposa le nom de Davis-Southern Islands.Plus tard, Richard Hawkins les appela Maiden-Islands,îles de la Vierge. Elles furent ensuite nomméesMalouines, au commencement du dix-huitième siècle. pardes pêcheurs de Saint-Malo, et enfin Falkland par lesAnglais auxquels elles appartiennent aujourd'hui.Sur ces parages, nos filets rapportèrent de beauxspécimens d'algues, et particulièrement un certain fucusdont les racines étaient chargées de moules qui sont lesmeilleures du monde. Des oies et des canards s'abattirentpar douzaines sur la plate-forme et prirent place bientôtdans les offices du bord. En fait de poissons, j'observaispécialement des osseux appartenant au genre gobie, etsurtout des boulerots, longs de deux décimètres, toutparsemés de taches blanchâtres et jaunes.J'admirai également de nombreuses méduses, et les plusbelles du genre, les chrysaores particulières aux mers desMalouines. Tantôt elles figuraient une ombrelle demi-sphérique très lisse, rayée de lignes d'un rouge brun etterminée par douze festons réguliers; tantôt c'était une

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corbeille renversée d'où s'échappaient gracieusement delarges feuilles et de longues ramilles rouges. Ellesnageaient en agitant leurs quatre bras foliacés et laissaientpendre à la dérive leur opulente chevelure de tentacules.J'aurais voulu conserver quelques échantillons de cesdélicats zoophytes; mais ce ne sont que des nuages, desombres, des apparences, qui fondent et s'évaporent horsde leur élément natal.Lorsque les dernières hauteurs des Malouines eurentdisparu sous l'horizon, le Nautilus s'immergea entre vingtet vingt-cinq mètres et suivit la côte américaine. Lecapitaine Nemo ne se montrait pas.Jusqu'au 3 avril, nous ne quittâmes pas les parages de laPatagonie, tantôt sous l'Océan, tantôt à sa surface. LeNautilus dépassa le large estuaire formé par l'embouchurede la Plata, et se trouva, le 4 avril, par le travers del'Uruguay, mais à cinquante milles au large. Sa directionse maintenait au nord, et il suivait les longues sinuositésde l'Amérique méridionale. Nous avions fait alors seizemille lieues depuis notre embarquement dans les mers duJapon.Vers onze heures du matin, le tropique du Capricorne futcoupé sur le trente-septième méridien, et nous passâmesau large du cap Frio. Le capitaine Nemo, au granddéplaisir de Ned Land, n'aimait pas le voisinage de cescôtes habitées du Brésil, car il marchait avec une vitessevertigineuse. Pas un poisson, pas un oiseau, des plusrapides qui soient, ne pouvaient nous suivre, et les

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curiosités naturelles de ces mers échappèrent à touteobservation.Cette rapidité se soutint pendant plusieurs jours, et le 9avril, au soir, nous avions connaissance de la pointe laplus orientale de l'Amérique du Sud qui forme le cap SanRoque. Mais alors le Nautilus s'écarta de nouveau, et ilalla chercher à de plus grandes profondeurs une valléesous-marine qui se creuse entre ce cap et Sierra Leone surla côte africaine. Cette vallée se bifurque à la hauteur desAntilles et se termine au nord par une énorme dépressionde neuf mille mètres. En cet endroit. La coupe géologiquede l'Océan figure jusqu'aux petites Antilles une falaise desix kilomètres, taillée à pic. et, à la hauteur des îles du capVert, une autre muraille non moins considérable, quienferment ainsi tout le continent immergé de l'Atlantide.Le fond de cette immense vallée est accidenté de quelquesmontagnes qui ménagent de pittoresques aspects à cesfonds sous-marins. J'en parle surtout d'après les cartesmanuscrites que contenait la bibliothèque du Nautilus,cartes évidemment dues à la main du capitaine Nemo etlevées sur ses observations personnelles.Pendant deux jours, ces eaux désertes et profondes furentvisitées au moyen des plans inclinés. Le Nautilusfournissait de longues bordées diagonales qui le portaientà toutes les hauteurs. Mais le 11 avril, il se relevasubitement, et la terre nous réapparut à l'ouvert du fleuvedes Amazones, vaste estuaire dont le débit est siconsidérable qu'il dessale la mer sur un espace de

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plusieurs lieues.L'Équateur était coupé. A vingt milles dans l'ouestrestaient les Guyanes, une terre française sur laquelle nouseussions trouvé un facile refuge. Mais le vent soufflait engrande brise, et les lames furieuses n'auraient pas permisà un simple canot de les affronter. Ned Land le compritsans doute, car il ne me parla de rien. De mon côté, je nefis aucune allusion à ses projets de fuite, car je ne voulaispas le pousser à quelque tentative qui eût infailliblementavorté.Je me dédommageai facilement de ce retard pard'intéressantes études. Pendant ces deux journées des 11et 12 avril, le Nautilus ne quitta pas la surface de la mer,et son chalut lui ramena toute une pêche miraculeuse enzoophytes, en poissons et en reptiles.Quelques zoophytes avaient été dragues par la chaîne deschaluts. C'étaient, pour la plupart, de belles phyctallines,appartenant à la famille des actinidiens. et entre autresespèces, le phyctalis protexta, originaire de cette partie del'Océan, petit tronc cylindrique, agrémenté de lignesverticales et tacheté de points rouges que couronne unmerveilleux épanouissement de tentacules. Quant auxmollusques, ils consistaient en produits que j'avais déjàobservés, des turritelles, des olives-porphyres. à lignesrégulièrement entrecroisées dont les taches rousses serelevaient vivement sur un fond de chair. des ptérocèresfantaisistes, semblables à des scorpions pétrifiés, deshyales translucides, des argonautes, des seiches

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excellentes à manger, et certaines espèces de calmars, queles naturalistes de l'antiquité classaient parmi lespoissons-volants, et qui servent principalement d'appâtpour la pêche de la morue.Des poissons de ces parages que je n'avais pas encore eul'occasion d'étudier, je notai diverses espèces. Parmi lescartilagineux: des pétromizons-pricka, sortes d'anguilles,longues de quinze pouces, tête verdâtre, nageoiresviolettes, dos gris bleuâtre, ventre brun argenté semé detaches vives, iris des yeux cerclé d'or, curieux animauxque le courant de l'Amazone avait dû entraîner jusqu'enmer, car ils habitent les eaux douces; des raiestuberculées, à museau pointu, à queue longue et déliée,armées d'un long aiguillon dentelé; de petits squales d'unmètre, gris et blanchâtres de peau, dont les dents,disposées sur plusieurs rangs, se recourbent en arrière. etqui sont vulgairement connus sous le nom depantouffliers; des lophies-vespertillions, sortes detriangles isocèles rougeâtres, d'un demi-mètre, auxquelsles pectorales tiennent par des prolongations charnues quileur donnent l'aspect de chauves-souris, mais que leurappendice corné, situé près des narines, a fait surnommerlicornes de mer; enfin quelques espèces de batistes, lecurassavien dont les flancs pointillés brillent d'uneéclatante couleur d'or, et le caprisque violet clair, ànuances chatoyantes comme la gorge d'un pigeon.Je termine là cette nomenclature un peu sèche, mais trèsexacte, par la série des poissons osseux que j'observai:

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passans, appartenant au genre des apléronotes. dont lemuseau est très obtus et blanc de neige, le corps peint d'unbeau noir, et qui sont munis d'une lanière charnue trèslongue et très déliée; odontagnathes aiguillonnés, longuessardines de trois décimètres, resplendissant d'un vif éclatargenté; scombres-guares, pourvus de deux nageoiresanales; centronotes-nègres, à teintes noires, que l'on pêcheavec des brandons, longs poissons de deux mètres, à chairgrasse, blanche, ferme, qui, frais, ont le goût de l'anguille,et secs, le goût du saumon fumé; labres demi-rouges,revêtus d'écailles seulement à la base des nageoiresdorsales et anales; chrysoptères, sur lesquels l'or et l'argentmêlent leur éclat à ceux du rubis et de la topaze; spares-queues-d'or, dont la chair est extrêmement délicate, et queleurs propriétés phosphorescentes trahissent au milieu deseaux; spares-pobs, à langue fine, à teintes orange; sciènes-coro à caudales d'or, acanthures-noirauds, anableps deSurinam, etc.Cet " et coetera " ne saurait empêcher de citer encore unpoisson dont Conseil se souviendra longtemps et pourcause.Un de nos filets avait rapporté une sorte de raie trèsaplatie qui, la queue coupée, eût formé un disque parfaitet qui pesait une vingtaine de kilogrammes. Elle étaitblanche en dessous, rougeâtre en dessus, avec de grandestaches rondes d'un bleu foncé et cerclées de noir, très lissede peau, et terminée par une nageoire bilobée. Étendue surla plate-forme, elle se débattait, essayait de se retourner

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par des mouvements convulsifs, et faisait tant d'effortsqu'un dernier soubresaut allait la précipiter à la mer. MaisConseil, qui tenait à son poisson, se précipita sur lui, et,avant que je ne pusse l'en empêcher, il le saisit à deuxmains.Aussitôt, le voilà renversé, les jambes en l'air, paralyséd'une moitié du corps, et criant:" Ah! mon maître, mon maître! Venez à moi. "C'était la première fois que le pauvre garçon ne me parlaitpas " à la troisième personne ".Le Canadien et moi, nous l'avions relevé, nous lefrictionnions à bras raccourcis, et quand il reprit ses sens,cet éternel classificateur murmura d'une voix entrecoupée:" Classe des cartilagineux, ordre des chondroptérygiens,à branchies fixes, sous-ordre des sélaciens, famille desraies, genre des torpilles! "- Oui, mon ami, répondis-je, c'est une torpille qui t'a misdans ce déplorable état.- Ah! monsieur peut m'en croire, riposta Conseil, mais jeme vengerai de cet animal.Et comment?- En le mangeant. "Ce qu'il fit le soir même, mais par pure représaille, carfranchement c'était coriace.L'infortuné Conseil s'était attaqué à une torpille de la plusdangereuse espèce, la cumana. Ce bizarre animal, dans unmilieu conducteur tel que l'eau, foudroie les poissons àplusieurs mètres de distance, tant est grande la puissance

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de son organe électrique dont les deux surfacesprincipales ne mesurent pas moins de vingt-sept piedscarrés.Le lendemain, 12 avril, pendant la journée, le Nautiluss'approcha de la côte hollandaise, vers l'embouchure duMaroni. Là vivaient en famille plusieurs groupes delamantins. C'étaient des manates qui, comme le dugong etle stellère, appartiennent à l'ordre des syréniens. Cesbeaux animaux, paisibles et inoffensifs, longs de six à septmètres, devaient peser au moins quatre millekilogrammes. J'appris à Ned Land et à Conseil que laprévoyante nature avait assigné à ces mammifères un tôleimportant. Ce sont eux, en effet, qui, comme les phoques,doivent paître les prairies sous-marines et détruire ainsiles agglomérations d'herbes qui obstruent l'embouchuredes fleuves tropicaux." Et savez-vous, ajoutai-je, ce qui s'est produit, depuis queles hommes ont presque entièrement anéanti, ces racesutiles? C'est que les herbes putréfiées ont empoisonnél'air, et l'air empoisonné, c'est la fièvre jaune qui désoleces admirables contrées. Les végétations vénéneuses sesont multipliées sous ces mers torrides, et le mal s'estirrésistiblement développé depuis l'embouchure du Rio dela Plata jusqu'aux Florides! "Et s'il faut en croire Toussenel, ce fléau n'est rien encoreauprès de celui qui frappera nos descendants, lorsque lesmers seront dépeuplées de baleines et de phoques. Alors,encombrées de poulpes, de méduses, de calmars, elles

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deviendront de vastes foyers d'infection, puisque leursflots ne posséderont plus " ces vastes estomacs, que Dieuavait chargés d'écumer la surface des mers ".Cependant, sans dédaigner ces théories, l'équipage duNautilus s'empara d'une demi-douzaine de manates. Ils'agissait, en effet, d'approvisionner les cambuses d'unechair excellente, supérieure à celle du boeuf et du veau.Cette chasse ne fut pas intéressante. Les manates selaissaient frapper sans se défendre. Plusieurs milliers dekilos de viande, destinée à être séchée, furentemmagasinés à bord.Ce jour-là, une pêche, singulièrement pratiquée, vintencore accroître les réserves du Nautilus, tant ces mers semontraient giboyeuses. Le chalut avait rapporté dans sesmailles un certain nombre de poissons dont la tête seterminait par une plaque ovale à rebords charnus.C'étaient des échénéïdes, de la troisième famille desmalacoptérygiens subbrachiens. Leur disque aplati secompose de lames cartilagineuses transversales mobiles,entre lesquelles l'animal peut opérer le vide, ce qui luipermet d'adhérer aux objets à la façon d'une ventouse.Le rémora, que j'avais observé dans la Méditerranée,appartient à cette espèce. Mais celui dont il s'agit ici.c'était l'échénélde ostéochère, particulier à cette mer. Nosmarins, a mesure qu'ils les prenaient, les déposaient dansdes bailles pleines d'eau.La pêche terminée, le Nautilus se rapprocha de la côte. Encet endroit, un certain nombre de tortues marines

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dormaient à la surface des flots. Il eût été difficile des'emparer de ces précieux reptiles, car le moindre bruit leséveille, et leur solide carapace est à l'épreuve du harpon.Mais l'échénéïde devait opérer cette capture avec unesûreté et une précision extraordinaires. Cet animal, eneffet, est un hameçon vivant, qui ferait le bonheur et lafortune du naïf pêcheur a la ligne.Les hommes du Naulilus attachèrent à la queue de cespoissons un anneau assez large pour ne pas gêner leursmouvements, et à cet anneau, une longue corde amarréeà bord par l'autre bout.Les échénéïdes, jetés à la mer, commencèrent aussitôt leurrôle et allèrent se fixer au plastron des tortues. Leurténacité était telle qu'ils se fussent déchirés plutôt que delâcher prise. On les halait à bord, et avec eux les tortuesauxquelles ils adhéraient.On prit ainsi plusieurs cacouannes, larges d'un mètre, quipesaient deux cents kilos. Leur carapace, couverte deplaques cornées grandes, minces, transparentes, brunes,avec mouchetures blanches et jaunes, les rendaient trèsprécieuses. En outre, elles étaient excellentes au point devue comestible, ainsi que les tortues franches qui sontd'un goût exquis.Cette pêche termina notre séjour sur les parages del'Amazone, et, la nuit venue, le Nautilus regagna la hautemer.

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LES POULPES

Pendant quelques jours, le Nautilus s'écarta constammentde la côte américaine. Il ne voulait pas, évidemment,fréquenter les flots du golfe du Mexique ou de la mer desAntilles. Cependant, l'eau n'eût pas manqué sous sa quille,puisque la profondeur moyenne de ces mers est de dix-huit cents mètres; mais, probablement ces parages, semésd'îles et sillonnés de steamers, ne convenaient pas aucapitaine Nemo.Le 16 avril, nous eûmes connaissance de la Martinique etde la Guadeloupe, à une distance de trente milles environ.J'aperçus un instant leurs pitons élevés.Le Canadien, qui comptait mettre ses projets à exécutiondans le golfe, soit en gagnant une terre, soit en accostantun des nombreux bateaux qui font le cabotage d'une île àl'autre, fut très décontenancé. La fuite eût été trèspraticable si Ned Land fût parvenu a s'emparer du canotà l'insu du capitaine. Mais en plein Océan, il ne fallaitplus y songer.La Canadien, Conseil et moi, nous eûmes une assezlongue conversation à ce sujet. Depuis six mois nousétions prisonniers à bord du Nautilus. Nous avions faitdix-sept mille lieues, et, comme le disait Ned Land, il n'yavait pas de raison pour que cela finît. Il me fit donc une

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proposition à laquelle je ne m'attendais pas. Ce fut deposer catégoriquement cette question au capitaine Nemo:Le capitaine comptait-il nous garder indéfiniment à sonbord?Une semblable démarche me répugnait. Suivant moi, ellene pouvait aboutir. Il ne fallait rien espérer ducommandant du Nautilus, mais tout de nous seuls.D'ailleurs, depuis quelque temps, cet homme devenaitplus sombre, plus retiré, moins sociable. Il paraissaitm'éviter. Je ne le rencontrais qu'à de rares intervalles.Autrefois, il se plaisait à m'expliquer les merveilles sous-marines; maintenant il m'abandonnait à mes études et nevenait plus au salon.Quel changement s'était opéré en lui? Pour quelle cause?Je n'avais rien à me reprocher. Peut-être notre présence àbord lui pesait-elle? Cependant, je ne devais pas espérerqu'il fût homme à nous rendre la liberté.Je priai donc Ned de me laisser réfléchir avant d'agir. Sicette démarche n'obtenait aucun résultat, elle pouvaitraviver ses soupçons, rendre notre situation pénible etnuire aux projets du Canadien. J'ajouterai que je nepouvais en aucune façon arguer de notre santé. Si l'onexcepte la rude épreuve de la banquise du pôle sud, nousne nous étions jamais mieux portés, ni Ned, ni Conseil, nimoi. Cette nourriture saine, cette atmosphère salubre,cette régularité d'existence, cette uniformité detempérature, ne donnaient pas prise aux maladies, et pourun homme auquel les souvenirs de la terre ne laissaient

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aucun regret, pour un capitaine Nemo, qui est chez lui,qui va où il veut, qui par des voies mystérieuses pour lesautres, non pour lui-même, marche à son but, jecomprenais une telle existence. Mais nous, nous n'avionspas rompu avec l'humanité. Pour mon compte, je nevoulais pas ensevelir avec moi mes études si curieuses etsi nouvelles. J'avais maintenant le droit d'écrire le vrailivre de la mer, et ce livre, je voulais que, plus tôt que plustard, il pût voir le jour.Là encore, dans ces eaux des Antilles, à dix mètres au-dessous de la surface des flots, par les panneaux ouverts,que de produits intéressants j'eus à signaler sur mes notesquotidiennes! C'étaient, entre autres zoophytes, desgalères connues sous le nom de physalie spélagiques,sortes de grosses vessies oblongues, à reflets nacrés,tendant leur membrane au vent et laissant flotter leurstentacules bleues comme des fils de soie; charmantesméduses à l'oeil, véritables orties au toucher qui distillentun liquide corrosif. C'étaient, parmi les articulés, desannélides longs d'un mètre et demi, armés d'une tromperose et pourvus de dix-sept cents organes locomoteurs, quiserpentaient sous les eaux et jetaient en passant toutes leslueurs du spectre solaire. C'étaient, dans l'embranchementdes poissons, des raies-molubars, énormes cartilagineuxlongs de dix pieds et pesant six cents livres, la nageoirepectorale triangulaire, le milieu du dos un peu bombé, lesyeux fixés aux extrémités de la face antérieure de la tête,et qui, flottant comme une épave de navire, s'appliquaient

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parfois comme un opaque volet sur notre vitre. C'étaientdes balistes américains pour lesquels la nature n'a broyéque du blanc et du noir, des bobies plumiers, allongés etcharnus, aux nageoires jaunes, à la mâchoire proéminente,des scombres de seize décimètres, à dents courtes etaiguës, couverts de petites écailles, appartenant à l'espècedes albicores. Puis, par nuées, apparaissent des surmulets,corsetés de raies d'or de la tête à la queue, agitant leursresplendissantes nageoires; véritables chefs-d'oeuvre debijouterie consacrés autrefois à Diane, particulièrementrecherchés des riches Romains, et dont le proverbe disait:" Ne les mange pas qui les prend! "Enfin, despomacanthes-dorés, ornés de bandelettes émeraude,habillés de velours et de soie, passaient devant nos yeuxcomme des seigneurs de Véronèse; des spareséperonnésse dérobaient sous leur rapide nageoire thoracine; desclupanodons de quinze pouces s'enveloppaient de leurslueurs phosphorescentes; des muges battaient la mer deleur grosse queue charnue; des corégones rougessemblaient faucher les flots avec leur pectorale tranchante,et des sélènes argentées, dignes de leur nom, se levaientsur l'horizon des eaux comme autant de lunes aux refletsblanchâtres.Que d'autres échantillons merveilleux et nouveaux j'eusseencore observés, si le Nautilus ne se fût peu à peu abaissévers les couches profondes! Ses plans inclinésl'entraînèrent jusqu'à des fonds de deux mille et trois millecinq cents mètres. Alors la vie animale n'était plus

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représentée que par des encrines, des étoiles de mer, decharmantes pentacrines tête de méduse, dont la tige droitesupportait un petit calice, des troques, des quenottessanglantes et des fissurelles, mollusques littoraux degrande espèce.Le 20 avril, nous étions remontés à une hauteur moyennede quinze cents mètres. La terre la plus rapprochée étaitalors cet archipel des îles Lucayes, disséminées comme untas de pavés a la surface des eaux. Là s'élevaient de hautesfalaises sous-marines, murailles droites faites de blocsfrustes disposés par larges assises, entre lesquels secreusaient des trous noirs que nos rayons électriquesn'éclairaient pas jusqu'au fond.Ces roches étaient tapissés de grandes herbes, delaminaires géants, de fucus gigantesques, un véritableespalier d'hydrophytes digne d'un monde de Titans.De ces plantes colossales dont nous parlions, Conseil, Nedet moi, nous fûmes naturellement amenés à citer lesanimaux gigantesques de la mer. Les unes sontévidemment destinées à la nourriture des autres.Cependant, par les vitres du Nautilus presque immobile,je n'apercevais encore sur ces longs filaments que lesprincipaux articulés de la division des brachioures, desl'ambres à longues pattes, des crabes violacés, des cliosparticuliers aux mers des Antilles.Il était environ onze heures, quand Ned Land attira monattention sur un formidable fourmillement qui seproduisait à travers les grandes algues.

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" Eh bien, dis-je, ce sont là de véritables cavernes àpoulpes, et je ne serais pas étonné d'y voir quelques-unsde ces monstres.- Quoi! fit Conseil, des calmars, de simples calmars, de laclasse des céphalopodes?- Non, dis-je, des poulpes de grande dimension. Maisl'ami Land s'est trompé, sans doute, car je n'aperçois rien.- Je le regrette répliqua Conseil. Je voudrais contemplerface à face l'un de ces poulpes dont j'ai tant entendu parleret qui peuvent entraîner des navires dans le fond desabîmes. Ces bêtes-là, ça se nomme des krak...- Craque suffit, répondit ironiquement le Canadien.- Krakens, riposta Conseil, achevant son mot sans sesoucier de la plaisanterie de son compagnon.- Jamais on ne me fera croire, dit Ned Land, que de telsanimaux existent.- Pourquoi pas? répondit Conseil. Nous avons bien cru aunarval de monsieur.- Nous avons eu tort, Conseil.- Sans doute! mais d'autres y croient sans doute encore.- C'est probable, Conseil, mais pour mon compte, je suisbien décidé à n'admettre l'existence de ces monstres quelorsque je les aurai disséqués de ma propre main.- Ainsi, me demanda Conseil, monsieur ne croit pas auxpoulpes gigantesques?- Eh! qui diable y a jamais cru? s'écria le Canadien.- Beaucoup de gens, ami Ned.- Pas des pêcheurs. Des savants, peut-être!

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- Pardon, Ned. Des pêcheurs et des savants!- Mais moi qui vous parle, dit Conseil de l'air le plussérieux du monde, je me rappelle parfaitement avoir vuune grande embarcation entraînée sous les flots par lesbras d'un céphalopode.- Vous avez vu cela? demanda le Canadien.- Oui, Ned.- De vos propres yeux?- De mes propres yeux.- Où, s'il vous plaît?- A Saint-Malo? repartit imperturbablement Conseil.- Dans le port? dit Ned Land ironiquement.- Non, dans une église, répondit Conseil.- Dans une église! s'écria le Canadien.- Oui, ami Ned. C'était un tableau qui représentait lepoulpe en question!- Bon! fit Ned Land, éclatant de rire. Monsieur Conseilqui me fait poser!- Au fait, il a raison, dis-je. J'ai entendu parler de cetableau; mais le sujet qu'il représente est tiré d'unelégende, et vous savez ce qu'il faut penser des légendes enmatière d'histoire naturelle! D'ailleurs, quand il s'agit demonstres, l'imagination ne demande qu'à s'égarer.Non seulement on a prétendu que ces poulpes pouvaiententraîner des navires, mais un certain Olaus Magnus parled'un céphalopode, long d'un mille, qui ressemblait plutôtà une île qu'à un animal. On raconte aussi que l'évêque deNidros dressa un jour un autel sur un rocher immense. Sa

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messe finie, le rocher se mit en marche et retourna à lamer. Le rocher était un poulpe.- Et c'est tout? demanda le Canadien.- Non, répondis-je. Un autre évêque, Pontoppidan deBerghem, parle également d'un poulpe sur lequel pouvaitmanoeuvrer un régiment de cavalerie!- Ils allaient bien, les évêques d'autrefois! dit Ned Land.- Enfin, les naturalistes de l'antiquité citent des monstresdont la gueule ressemblait à un golfe, et qui étaient tropgros pour passer par le détroit de Gibraltar.- A la bonne heure! fit le Canadien.- Mais dans tous ces récits, qu'y a-t-il de vrai? demandaConseil.- Rien, mes amis, rien du moins de ce qui passe la limitede la vraisemblance pour monter jusqu'à la fable ou à lalégende. Toutefois, à l'imagination des conteurs, il fautsinon une cause, du moins un prétexte. On ne peut nierqu'il existe des poulpes et des calmars de très grandeespèce, mais inférieurs cependant aux cétacés. Aristote aconstaté les dimensions d'un calmar de cinq coudées, soittrois mètres dix. Nos pêcheurs en voient fréquemmentdont la longueur dépasse un mètre quatre-vingts. Lesmusées de Trieste et de Montpellier conservent dessquelettes de poulpes qui mesurent deux mètres.D'ailleurs, suivant le calcul des naturalistes, un de cesanimaux, long de six pieds seulement, aurait destentacules longs de vingt-sept. Ce qui suffit pour en faireun monstre formidable.

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- En pêche-t-on de nos jours? demanda le Canadien.- S'ils n'en pêchent pas, les marins en voient du moins. Unde mes amis, le capitaine Paul Bos, du Havre, m'a souventaffirmé qu'il avait rencontré un de ces monstres de taillecolossale dans les mers de l'Inde. Mais le fait le plusétonnant et qui ne permet plus de nier l'existence de cesanimaux gigantesques, s'est passé il y a quelques années,en 1861.- Quel est ce fait? demanda Ned Land.- Le voici. En 1861, dans le nord-est de Ténériffe, à peuprès par la latitude où nous sommes en ce moment,l'équipage de l'aviso l'Alecton aperçut un monstrueuxcalmar qui nageait dans ses eaux. Le commandantBouguer s'approcha de l'animal, et il l'attaqua à coups deharpon et à coups de fusil, sans grand succès, car balles etharpons traversaient ces chairs molles comme une geléesans consistance. Après plusieurs tentatives infructueuses,l'équipage parvint à passer un noeud coulant autour ducorps du mollusque. Ce noeud glissa jusqu'aux nageoirescaudales et s'y arrêta. On essaya alors de haler le monstreà bord, mais son poids était si considérable qu'il se séparade sa queue sous la traction de la corde, et, privé de cetornement, il disparut sous les eaux.- Enfin, voilà un fait, dit Ned Land.- Un fait indiscutable, mon brave Ned. Aussi a-t-onproposé de nommer ce poulpe " calmar de Bouguer ".- Et quelle était sa longueur? demanda le Canadien.- Ne mesurait-il pas six mètres environ? dit Conseil, qui

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posté à la vitre, examinait de nouveau les anfractuositésde la falaise.- Précisément, répondis-je.- Sa tête, reprit Conseil, n'était-elle pas couronnée de huittentacules, qui s'agitaient sur l'eau comme une nichée deserpents?- Précisément.- Ses yeux, placés à fleur de tête, n'avaient-ils pas undéveloppement considérable?- Oui, Conseil.- Et sa bouche, n'était-ce pas un véritable bec deperroquet, mais un bec formidable?- En effet, Conseil.- Eh bien! n'en déplaise à monsieur, répondittranquillement Conseil, si ce n'est pas le calmar deBouguer, voici, du moins, un de ses frères. "Je regardai Conseil. Ned Land se précipita vers la vitre." L'épouvantable bête ", s'écria-t-il.Je regardai à mon tour, et je ne pus réprimer unmouvement de répulsion. Devant mes yeux s'agitait unmonstre horrible, digne de figurer dans les légendestératologiques.C'était un calmar de dimensions colossales, ayant huitmètres de longueur. Il marchait à reculons avec uneextrême vélocité dans la direction du Nautilus. Il regardaitde ses énormes yeux fixes à teintes glauques. Ses huitbras, ou plutôt ses huit pieds, implantés sur sa tête, qui ontvalu à ces animaux le nom de céphalopodes, avaient un

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développement double de son corps et se tordaient commela chevelure des furies. On voyait distinctement les deuxcent cinquante ventouses disposées sur la face interne destentacules sous forme de capsules semisphériques. Parfoisces ventouses s'appliquaient sur la vitre du salon en yfaisant le vide. La bouche de ce monstre - un bec de cornefait comme le bec d'un perroquet - s'ouvrait et se refermaitverticalement. Sa langue, substance cornée, armée elle-même de plusieurs rangées de dents aiguës, sortait enfrémissant de cette véritable cisaille. Quelle fantaisie de lanature! Un bec d'oiseau à un mollusque! Son corps,fusiforme et renflé dans sa partie moyenne, formait unemasse charnue qui devait peser vingt à vingt-cinq millekilogrammes. Sa couleur inconstante, changeant avec uneextrême rapidité suivant l'irritation de l'animal, passaitsuccessivement du gris livide au brun rougeâtre.De quoi s'irritait ce mollusque? Sans doute de la présencede ce Nautilus, plus formidable que lui, et sur lequel sesbras suceurs ou ses mandibules n'avaient aucune prise. Etcependant, quels monstres que ces poulpes, quelle vitalitéle créateur leur a départie, quelle vigueur dans leursmouvements, puisqu'ils possèdent trois coeurs!Le hasard nous avait mis en présence de ce calmar, et jene voulus pas laisser perdre l'occasion d'étudiersoigneusement cet échantillon des céphalopodes. Jesurmontai l'horreur que m'inspirait cet aspect, et, prenantun crayon, Je commençai à le dessiner." C'est peut-être le même que celui de l'Alecton, dit

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Conseil.- Non, répondit le Canadien, puisque celui-ci est entier etque l'autre a perdu sa queue!- Ce n'est pas une raison, répondis-je. Les bras et la queuede ces animaux se reforment par rédintégration, et depuissept ans, la queue du calmar de Bouguer a sans doute eule temps de repousser.- D'ailleurs, riposta Ned, si ce n'est pas celui-ci, c'est peut-être un de ceux-là! "En effet, d'autres poulpes apparaissaient a la vitre detribord. J'en comptai sept. Ils faisaient cortège auNautilus, et j'entendis les grincements de leur bec sur lacoque de tôle. Nous étions servis à souhait.Je continuai mon travail. Ces monstres se maintenaientdans nos eaux avec une telle précision qu'ils semblaientimmobiles, et j'aurais pu les décalquer en raccourci sur lavitre. D'ailleurs, nous marchions sous une allure modérée.Tout à coup le Nautilus s'arrêta. Un choc le fit tressaillirdans toute sa membrure." Est-ce que nous avons touché? demandai-je.- En tout cas, répondit le Canadien, nous serions déjàdégagés, car nous flottons. "Le Nautilus flottait sans doute, mais il ne marchait plus.Les branches de son hélice ne battaient pas les flots. Uneminute se passa. Le capitaine Nemo, suivi de son second,entra dans le salon.Je ne l'avais pas vu depuis quelque temps. Il me parutsombre. Sans nous parler, sans nous voir peut-être, il alla

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au panneau, regarda les poulpes et dit quelques mots à sonsecond.Celui-ci sortit. Bientôt les panneaux se refermèrent. Leplafond s'illumina.J'allai vers le capitaine." Une curieuse collection de poulpes, lui dis-je, du tondégagé que prendrait un amateur devant le cristal d'unaquarium.- En effet, monsieur le naturaliste, me répondit-il, et nousallons les combattre corps à corps. "Je regardai le capitaine. Je croyais n'avoir pas bienentendu." Corps à corps? répétai-je.- Oui, monsieur. L'hélice est arrêtée. Je pense que lesmandibules cornées de l'un de ces calmars se sontengagées dans ses branches. Ce qui nous empêche demarcher.- Et qu'allez-vous faire?- Remonter à la surface et massacrer toute cette vermine.- Entreprise difficile.- En effet. Les balles électriques sont impuissantes contreces chairs molles où elles ne trouvent pas assez derésistance pour éclater. Mais nous les attaquerons à lahache.- Et au harpon, monsieur, dit le Canadien, si vous nerefusez pas mon aide.- Je l'accepte, maître Land.- Nous vous accompagnerons ", dis-je, et, suivant le

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capitaine Nemo, nous nous dirigeâmes vers l'escaliercentral.Là, une dizaine d'hommes, armés de haches d'abordage,se tenaient prêts à l'attaque. Conseil et moi, nous prîmesdeux haches. Ned Land saisit un harpon.Le Nautilus était alors revenu à la surface des flots. Undes marins, placé sur les derniers échelons, dévissait lesboulons du panneau. Mais les écrous étaient à peinedégagés, que le panneau se releva avec une violenceextrême, évidemment tiré par la ventouse d'un bras depoulpe.Aussitôt un de ces longs bras se glissa comme un serpentpar l'ouverture, et vingt autres s'agitèrent au-dessus. D'uncoup de hache, le capitaine Nemo coupa ce formidabletentacule, qui glissa sur les échelons en se tordant.Au moment où nous nous pressions les uns sur les autrespour atteindre la plate-forme, deux autres bras, cinglantl'air, s'abattirent sur le marin placé devant le capitaineNemo et l'enlevèrent avec une violence irrésistible.Le capitaine Nemo poussa un cri et s'élança au-dehors.Nous nous étions précipités à sa suite.Quelle scène! Le malheureux, saisi par le tentacule et colléà ses ventouses, était balancé dans l'air au caprice de cetteénorme trompe. Il râlait, il étouffait, il criait: A moi! àmoi! Ces mots, prononcés en français, me causèrent uneprofonde stupeur! J'avais donc un compatriote à bord,plusieurs, peut-être! Cet appel déchirant, je l'entendraitoute ma vie!

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L'infortuné était perdu. Qui pouvait l'arracher à cettepuissante étreinte? Cependant le capitaine Nemo s'étaitprécipité sur le poulpe, et, d'un coup de hache, il lui avaitencore abattu un bras. Son second luttait avec rage contred'autres monstres qui rampaient sur les flancs du Nautilus.L'équipage se battait à coups de hache. Le Canadien,Conseil et moi, nous enfoncions nos armes dans cesmasses charnues. Une violente odeur de musc pénétraitl'atmosphère. C'était horrible.Un instant, je crus que le malheureux, enlacé par lepoulpe, serait arraché à sa puissante succion. Sept bras surhuit avaient été coupés. Un seul, brandissant la victimecomme une plume, se tordait dans l'air. Mais au momentoù le capitaine Nemo et son second se précipitaient surlui, l'animal lança une colonne d'un liquide noirâtre,sécrété par une bourse située dans son abdomen. Nous enfûmes aveuglés. Quand ce nuage se fut dissipé, le calmaravait disparu, et avec lui mon infortuné compatriote!Quelle rage nous poussa alors contre ces monstres! On nese possédait plus. Dix ou douze poulpes avaient envahi laplate-forme et les flancs du Nautilus. Nous roulions pêle-mêle au milieu de ces tronçons de serpents quitressautaient sur la plate-forme dans des flots de sang etd'encre noire. Il semblait que ces visqueux tentaculesrenaissaient comme les têtes de l'hydre. Le harpon de NedLand, à chaque coup, se plongeait dans les yeux glauquesdes calmars et les crevait. Mais mon audacieuxcompagnon fut soudain renversé par les tentacules d'un

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monstre qu'il n'avait pu éviter.Ah! comment mon coeur ne s'est-il pas brisé d'émotion etd'horreur! Le formidable bec du calmar s'était ouvert surNed Land. Ce malheureux allait être coupé en deux. Je meprécipitai à son secours. Mais le capitaine Nemo m'avaitdevancé. Sa hache disparut entre les deux énormesmandibules, et miraculeusement sauvé, le Canadien, serelevant, plongea son harpon tout entier jusqu'au triplecoeur du poulpe." Je me devais cette revanche! " dit le capitaine Nemo auCanadien.Ned s'inclina sans lui répondre.Ce combat avait duré un quart d'heure. Les monstresvaincus, mutilés, frappés à mort, nous laissèrent enfin laplace et disparurent sous les flots.Le capitaine Nemo, rouge de sang, immobile près dufanal, regardait la mer qui avait englouti l'un de sescompagnons, et de grosses larmes coulaient de ses yeux.

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LE GULF-STREAM

Cette terrible scène du 20 avril, aucun de nous ne pourrajamais l'oublier. Je l'ai écrite sous l'impression d'uneémotion violente. Depuis, j'en ai revu le récit. Je l'ai lu àConseil et au Canadien. Ils l'ont trouvé exact comme fait,mais insuffisant comme effet. Pour peindre de pareilstableaux, il faudrait la plume du plus illustre de nospoètes, l'auteur des Travailleurs de la Mer. J'ai dit que le capitaine Nemo pleurait en regardant lesflots. Sa douleur fut immense. C'était le secondcompagnon qu'il perdait depuis notre arrivée à bord. Etquelle mort! Cet ami, écrasé, étouffé, brisé par leformidable bras d'un poulpe, broyé sous ses mandibulesde fer, ne devait pas reposer avec ses compagnons dansles paisibles eaux du cimetière de corail!Pour moi, au milieu de cette lutte, c'était ce cri dedésespoir poussé par l'infortuné qui m'avait déchiré lecoeur. Ce pauvre Français, oubliant son langage deconvention, s'était repris à parler la langue de son pays etde sa mère, pour jeter un suprême appel! Parmi cetéquipage du Nautilus, associé de corps et d'âme aucapitaine Nemo, fuyant comme lui le contact des hommes.j'avais donc un compatriote! Était-il seul à représenter laFrance dans cette mystérieuse association, évidemment

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composée d'individus de nationalités diverses? C'étaitencore un de ces insolubles problèmes qui se dressaientsans cesse devant mon esprit!Le capitaine Nemo rentra dans sa chambre, et je ne le visplus pendant quelque temps. Mais qu'il devait être triste,désespéré, irrésolu, si j'en jugeais par ce navire dont ilétait l'âme et qui recevait toutes ses impressions! LeNautilus ne gardait plus de direction déterminée. Il allait,venait, flottait comme un cadavre au gré des lames. Sonhélice avait été dégagée, et cependant, il s'en servait àpeine. Il naviguait au hasard. Il ne pouvait s'arracher duthéâtre de sa dernière lutte, de cette mer qui avait dévorél'un des siens!Dix jours se passèrent ainsi. Ce fut le 1er mai seulementque le Nautilus reprit franchement sa route au nord, aprèsavoir eu connaissance des Lucayes à l'ouvert du canal deBahama. Nous suivions alors le courant du plus grandfleuve de la mer, qui a ses rives, ses poissons et satempérature propres. J'ai nommé le Gulf-Stream.C'est un fleuve, en effet, qui coule librement au milieu del'Atlantique, et dont les eaux ne se mélangent pas auxeaux océaniennes. C'est un fleuve salé, plus salé que lamer ambiante. Sa profondeur moyenne est de trois millepieds, sa largeur moyenne de soixante milles. En decertains endroits, son courant marche avec une vitesse dequatre kilomètres à l'heure. L'invariable volume de seseaux est plus considérable que celui de tous les fleuves duglobe.

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La véritable source du Gulf-Stream, reconnue par lecommandant Maury, son point de départ, si l'on veut. estsitué dans le golfe de Gascogne. Là, ses eaux, encorefaibles de température et de couleur. commencent à seformer. Il descend au sud, longe l'Afrique équatoriale,échauffe ses flots aux rayons de la zone torride, traversel'Atlantique. atteint le cap San-Roque sur la côtebrésilienne, et se bifurque en deux branches dont l'une vase saturer encore des chaudes molécules de la mer desAntilles. Alors, le Gulf-Stream, chargé de rétablirl'équilibre entre les températures et de mêler les eaux destropiques aux eaux boréales, commence son rôle depondérateur. Chauffé à blanc dans le golfe du Mexique, ils'élève au nord sur les côtes américaines, s'avance jusqu'àTerre-Neuve, dévie sous la poussée du courant froid dudétroit de Davis, reprend la route de l'Océan en suivantsur un des grands cercles du globe la ligne loxodromique,se divise en deux bras vers le quarante-troisième degré,dont l'un, aidé par l'alizé du nord-est, revient au Golfe deGascogne et aux Açores, et dont l'autre, après avoir attiédiles rivages de l'Irlande et de la Norvège, va jusqu'au-delàdu Spitzberg, où sa température tombe à quatre degrés,former la mer libre du pôle.C'est sur ce fleuve de l'Océan que le Nautilus naviguaitalors. A sa sortie du canal de Bahama, sur quatorze lieuesde large, et sur trois cent cinquante mètres de profondeur,le Gulf-Stream marche à raison de huit kilomètres àl'heure. Cette rapidité décroît régulièrement à mesure qu'il

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s'avance vers le nord, et il faut souhaiter que cetterégularité persiste, car, si, comme on a cru le remarquer,sa vitesse et sa direction viennent à se modifier, lesclimats européens seront soumis à des perturbations donton ne saurait calculer les conséquences.Vers midi, j'étais sur la plate-forme avec Conseil. Je luifaisais connaître les particularités relatives au Gulf-Stream. Quand mon explication fut terminée, je l'invitaia plonger ses mains dans le courant.Conseil obéit, et fut très étonné de n'éprouver aucunesensation de chaud ni de froid." Cela vient, lui dis-je, de ce que la température des eauxdu Gulf-Stream, en sortant du golfe du Mexique. est peudifférente de celle du sang. Ce Gulf-Stream est un vastecalorifère qui permet aux côtes d'Europe de se parer d'uneéternelle verdure. Et, s'il faut en croire Maury, la chaleurde ce courant, totalement utilisée. fournirait assez decalorique pour tenir en fusion un fleuve de fer fondu aussigrand que l'Amazone ou le Missouri. "En ce moment, la vitesse du Gulf-Stream était de deuxmètres vingt-cinq par seconde. Son courant est tellementdistinct de la mer ambiante, que ses eaux comprimées fontsaillie sur l'Océan et qu'un dénivellement s'opère entreelles et les eaux froides. Sombres d'ailleurs et très richesen matières salines, elles tranchent par leur pur indigo surles flots verts qui les environnent. Telle est même lanetteté de leur ligne de démarcation, que le Nautilus, à lahauteur des Carolines, trancha de son éperon les flots du

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Gulf-Stream, tandis que son hélice battait encore ceux del'Océan.Ce courant entraînait avec lui tout un monde d'êtresvivants. Les argonautes, si communs dans laMéditerranée, y voyageaient par troupes nombreuses.Parmi les cartilagineux, les plus remarquables étaient desraies dont la queue très déliée formait à peu près le tiersdu corps, et qui figuraient de vastes losanges longs devingt-cinq pieds; puis, de petits squales d'un mètre, à têtegrande, à museau court et arrondi, à dents pointuesdisposées sur plusieurs rangs, et dont le corps paraissaitcouvert d'écailles.Parmi les poissons osseux, je notai des labres-grisonsparticuliers à ces mers, des spares-synagres dont l'irisbrillait comme un feu, des sciènes longues d'un mètre, àlarge gueule hérissée de petites dents. qui faisaiententendre un léger cri des centronotes-nègres dont j'ai déjàparlé, des coriphènes bleus, relevés d'or et d'argent. desperroquets, vrais arcs-en-ciel de l'Océan. qui peuventrivaliser de couleur avec les plus beaux oiseaux destropiques des blémies-bosquiens à tête triangulaire. desrhombes bleuâtres dépourvus d'écailles. des batrachoïdesrecouverts d'une bande jaune et transversale qui figure unt grec, des fourmillements de petits gohies-hoc pointillésde taches brunes, des diptérodons à tête argentée et àqueue jaune, divers échantillons de salmones, desmugilomores, sveltes de taille. brillant d'un éclat doux,que Lacépède a consacrés à l'aimable compagne de sa vie,

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enfin un beau poisson, le chevalier-américain, qui, décoréde tous les ordres et chamarré de tous les rubans,fréquente les rivages de cette grande nation où les rubanset les ordres sont si médiocrement estimés.J'ajouterai que, pendant la nuit, les eaux phosphorescentesdu Gulf-Stream rivalisaient avec l'éclat électrique de notrefanal, surtout par ces temps orageux qui nous menaçaientfréquemment.Le 8 mai, nous étions encore en travers du cap Hatteras,à la hauteur de la Caroline du Nord. La largeur du Gulf-Stream est là de soixante-quinze milles, et sa profondeurde deux cent dix mètres. Le Nautilus continuait d'errer àl'aventure. Toute surveillance semblait bannie du bord. Jeconviendrai que dans ces conditions, une évasion pouvaitréussir. En effet, les rivages habités offraient partout defaciles refuges. La mer était incessamment sillonnée denombreux steamers qui font le service entre New York ouBoston et le golfe du Mexique, et nuit et jour parcouruepar ces petites goëlettes chargées du cabotage sur lesdivers points de la côte américaine. On pouvait espérerd'être recueilli. C'était donc une occasion favorable,malgré les trente milles qui séparaient le Nautilus descôtes de l'Union.Mais une circonstance fâcheuse contrariait absolument lesprojets du Canadien. Le temps était fort mauvais. Nousapprochions de ces parages où les tempêtes sontfréquentes, de cette patrie des trombes et des cyclones,précisément engendrés par le courant du Gulf-Stream.

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Affronter une mer souvent démontée sur un frêle canot,c'était courir à une perte certaine. Ned Land en convenaitlui-même. Aussi rongeait-il son frein, pris d'une furieusenostalgie que la fuite seule eût pu guérir." Monsieur, me dit-il ce jour-là, il faut que cela finisse. Jeveux en avoir le coeur net. Votre Nemo s'écarte des terreset remonte vers le nord. Mais je vous le déclare j'ai assezdu pôle Sud, et je ne le suivrai pas au pôle Nord.- Que faire, Ned, puisqu'une évasion est impraticable ence moment?- J'en reviens à mon idée. Il faut parler au capitaine. Vousn'avez rien dit, quand nous étions dans les mers de votrepays. Je veux parler, maintenant que nous sommes dansles mers du mien. Quand je songe qu'avant quelquesjours, le Nautilus va se trouver à la hauteur de laNouvelle-Ecosse, et que là, vers Terre-Neuve, s'ouvre unelarge baie, que dans cette baie se jette le Saint-Laurent etque le Saint-Laurent, c'est mon fleuve à moi le fleuve deQuébec, ma ville natale; quand je songe à cela, la fureurme monte au visage, mes cheveux se hérissent. Tenez,monsieur, je me jetterai plutôt à la mer! Je ne resterai pasici! J'y étouffe! "Le Canadien était évidemment à bout de patience. Savigoureuse nature ne pouvait s'accommoder de cetemprisonnement prolongé. Sa physionomie s'altérait dejour en jour. Son caractère devenait de plus en plussombre. Près de sept mois s'étaient écoulés sans que nouseussions eu aucune nouvelle de la terre. De plus,

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l'isolement du capitaine Nemo, son humeur modifiée,surtout depuis le combat des poulpes, sa taciturnité, toutme faisait apparaître les choses sous un aspect différent.Je ne sentais plus l'enthousiasme des premiers jours. Ilfallait être un Flamand comme Conseil pour accepter cettesituation, dans ce milieu réservé aux cétacés et autreshabitants de la mer. Véritablement, si ce brave garçon, aulieu de poumons avait eu des branchies, je crois qu'ilaurait fait un poisson distingué!" Eh bien, monsieur? reprit Ned Land, voyant que je nerépondais pas.- Eh bien, Ned, vous voulez que je demande au capitaineNemo quelles sont ses intentions à notre égard?- Oui, monsieur.- Et cela, quoiqu'il les ait déjà fait connaître?- Oui. Je désire être fixé une dernière fois. Parlez pour moiseul, en mon seul nom, si vous voulez.- Mais je le rencontre rarement. Il m'évite même.- C'est une raison de plus pour l'aller voir.- Je l'interrogerai, Ned.- Quand? demanda le Canadien en insistant.- Quand je le rencontrerai.- Monsieur Aronnax, voulez-vous que j'aille le trouver,moi?- Non, laissez-moi faire. Demain...- Aujourd'hui, dit Ned Land.- Soit. Aujourd'hui, je le verrai ", répondis-je au Canadien,qui, en agissant lui-même, eût certainement tout

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compromis.Je restai seul. La demande décidée, je résolus d'en finirimmédiatement. J'aime mieux chose faite que chose àfaire.Je rentrai dans ma chambre. De là, j'entendis marcherdans celle du capitaine Nemo. Il ne fallait pas laisseréchapper cette occasion de le rencontrer. Je frappai à saporte. Je n'obtins pas de réponse. Je frappai de nouveau,puis je tournai le bouton. La porte s'ouvrit.J'entrai. Le capitaine était là. Courbé sur sa table detravail, il ne m'avait pas entendu. Résolu à ne pas sortirsans l'avoir interrogé, je m'approchai de lui. Il releva latête brusquement, fronça les sourcils, et me dit d'un tonassez rude:" Vous ici! Que me voulez-vous?- Vous parler, capitaine.- Mais je suis occupé, monsieur, je travaille. Cette libertéque je vous laisse de vous isoler, ne puis-je l'avoir pourmoi? "La réception était peu encourageante. Mais j'étais décidéà tout entendre pour tout répondre." Monsieur, dis-je froidement, j'ai à vous parler d'uneaffaire qu'il ne m'est pas permis de retarder.- Laquelle, monsieur? répondit-il ironiquement. Avez-vous fait quelque découverte qui m'ait échappé? La mervous a-t-elle livré de nouveaux secrets? "Nous étions loin de compte. Mais avant que j'eusserépondu, me montrant un manuscrit ouvert sur sa table, il

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me dit d'un ton plus grave:" Voici, monsieur Aronnax, un manuscrit écrit enplusieurs langues. Il contient le résumé de mes études surla mer, et, s'il plaît à Dieu, il ne périra pas avec moi. Cemanuscrit, signé de mon nom, complété par l'histoire dema vie, sera renfermé dans un petit appareilinsubmersible. Le dernier survivant de nous tous à borddu Nautilus jettera cet appareil à la mer, et il ira où lesflots le porteront. "Le nom de cet homme! Son histoire écrite par lui-même!Son mystère serait donc un jour dévoilé? Mais, en cemoment, je ne vis dans cette communication qu'une entréeen matière." Capitaine, répondis-je, je ne puis qu'approuver la penséequi vous fait agir. Il ne faut pas que le fruit de vos étudessoit perdu. Mais le moyen que vous employez me paraîtprimitif. Qui sait où les vents pousseront cet appareil, enquelles mains il tombera? Ne sauriez-vous trouver mieux?Vous, ou l'un des vôtres ne peut-il...?- Jamais, monsieur, dit vivement le capitaine enm'interrompant.- Mais moi, mes compagnons, nous sommes prêts à garderce manuscrit en réserve, et si vous nous rendez la liberté...- La liberté! fit le capitaine Nemo se levant.- Oui, monsieur, et c'est à ce sujet que je voulais vousinterroger. Depuis sept mois nous sommes à votre bord, etje vous demande aujourd'hui, au nom de mes compagnonscomme au mien, si votre intention est de nous y garder

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toujours.- Monsieur Aronnax, dit le capitaine Nemo, je vousrépondrai aujourd'hui ce que je vous ai répondu il y a septmois: Qui entre dans le Nautilus ne doit plus le quitter.C'est l'esclavage même que vous nous imposez.- Donnez-lui le nom qu'il vous plaira.- Mais partout l'esclave garde le droit de recouvrer saliberté! Quels que soient les moyens qui s'offrent à lui, ilpeut les croire bons!- Ce droit, répondit le capitaine Nemo, qui vous le dénie?Ai-je jamais pensé à vous enchaîner par un serment? "Le capitaine me regardait en se croisant les bras." Monsieur, lui dis-je, revenir une seconde fois sur cesujet ne serait ni de votre goût ni du mien. Mais puisquenous l'avons entamé, épuisons-le. Je vous le répète, cen'est pas seulement de ma personne qu'il s'agit. Pour moil'étude est un secours, une diversion puissante, unentraînement, une passion qui peut me faire tout oublier.Comme vous, je suis homme à vivre ignoré, obscur, dansle fragile espoir de léguer un jour à l'avenir le résultat demes travaux, au moyen d'un appareil hypothétique confiéau hasard des flots et des vents. En un mot, je puis vousadmirer, vous suivre sans déplaisir dans un rôle que jecomprends sur certains points: mais il est encore d'autresaspects de votre vie qui me la font entrevoir entourée decomplications et de mystères auxquels seuls ici, mescompagnons et moi, nous n'avons aucune part. Et même,quand notre coeur a pu battre pour vous, ému par

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quelques-unes de vos douleurs ou remué par vos actes degénie ou de courage, nous avons dû refouler en nousjusqu'au plus petit témoignage de cette sympathie que faitnaître la vue de ce qui est beau et bon, que cela vienne del'ami ou de l'ennemi. Eh bien, c'est ce sentiment que noussommes étrangers à tout ce qui vous touche, qui fait denotre position quelque chose d'inacceptable, d'impossible,même pour moi mais d'impossible pour Ned Land surtout.Tout homme, par cela seul qu'il est homme, vaut qu'onsonge à lui. Vous êtes-vous demandé ce que l'amour de laliberté, la haine de l'esclavage, pouvaient faire naître deprojets de vengeance dans une nature comme celle duCanadien, ce qu'il pouvait penser, tenter, essayer?... "Je m'étais tu. Le capitaine Nemo se leva." Que Ned Land pense, tente, essaye tout ce qu'il voudra,que m'importe? Ce n'est pas moi qui l'ai été chercher! Cen'est pas pour mon plaisir que je le garde à mon bord!Quant à vous, monsieur Aronnax, vous êtes de ceux quipeuvent tout comprendre, même le silence. Je n'ai rien deplus à vous répondre. Que cette première fois où vousvenez de traiter ce sujet soit aussi la dernière, car uneseconde fois, je ne pourrais même pas vous écouter. "Je me retirai. A compter de ce jour, notre situation fut trèstendue. Je rapportai ma conversation à mes deuxcompagnons." Nous savons maintenant, dit Ned, qu'il n'y a rien àattendre de cet homme. Le Nautilus se rapproche de Long-Island. Nous fuirons, quel que soit le temps. "

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Mais le ciel devenait de plus en plus menaçant. Dessymptômes d'ouragan se manifestaient. L'atmosphère sefaisait blanchâtre et laiteuse. Aux cyrrhus à gerbes déliéessuccédaient à l'horizon des couches de nimbocumulus.D'autres nuages bas fuyaient rapidement. La mergrossissait et se gonflait en longues houles. Les oiseauxdisparaissaient, à l'exception des satanicles, amis destempêtes. Le baromètre baissait notablement et indiquaitdans l'air une extrême tension des vapeurs. Le mélange dustorm-glass se décomposait sous l'influence de l'électricitéqui saturait l'atmosphère. La lutte des éléments étaitprochaine.La tempête éclata dans la journée du 18 mai, précisémentlorsque le Nautilus flottait à la hauteur de Long-Island, àquelques milles des passes de New York. Je puis décrirecette lutte des éléments, car au lieu de la fuir dans lesprofondeurs de la mer, le capitaine Nemo, par uninexplicable caprice, voulut la braver à sa surface.Le vent soufflait du sud-ouest, d'abord en grand frais,c'est-à-dire avec une vitesse de quinze mètres à laseconde, qui fut portée à vingt-cinq mètres vers troisheures du soir. C'est le chiffre des tempêtes.Le capitaine Nemo, inébranlable sous les rafales, avaitpris place sur la plate-forme. Il s'était amarré à mi-corpspour résister aux vagues monstrueuses qui déferlaient. Jem'y étais hissé et attaché aussi, partageant mon admirationentre cette tempête et cet homme incomparable qui luitenait tête.

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La mer démontée était balayée par de grandes loques denuages qui trempaient dans ses flots. Je ne voyais plusaucune de ces petites lames intermédiaires qui se formentau fond des grands creux. Rien que de longuesondulations fuligineuses, dont la crête ne déferle pas, tantelles sont compactes. Leur hauteur s'accroissait. Elless'excitaient entre elles. Le Nautilus, tantôt couché sur lecôté, tantôt dressé comme un mât, roulait et tanguaitépouvantablement.Vers cinq heures, une pluie torrentielle tomba, quin'abattit ni le vent ni la mer. L'ouragan se déchaîna avecune vitesse de quarante-cinq mètres à la seconde, soit prèsde quarante lieues à l'heure. C'est dans ces conditions qu'ilrenverse des maisons, qu'il enfonce des tuiles de toits dansdes portes, qu'il rompt des grilles de fer, qu'il déplace descanons de vingt-quatre. Et pourtant le Nautilus, au milieude la tourmente, justifiait cette parole d'un savantingénieur: " Il n'y a pas de coque bien construite qui nepuisse défier à la mer! " Ce n'était pas un roc résistant,que ces lames eussent démoli, c'était un fuseau d'acier,obéissant et mobile, sans gréement, sans mâture, quibravait impunément leur fureur.Cependant j'examinais attentivement ces vaguesdéchaînées. Elles mesuraient jusqu'à quinze mètres dehauteur sur une longueur de cent cinquante a centsoixante-quinze mètres, et leur vitesse de propagation.moitié de celle du vent, était de quinze mètres à laseconde. Leur volume et leur puissance s'accroissaient

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avec la profondeur des eaux. Je compris alors le rôle deces lames qui emprisonnent l'air dans leurs flancs et lerefoulent au fond des mers où elles portent la vie avecl'oxygène. Leur extrême force de pression - on l'a calculéepeut s'élever jusqu'à trois mille kilogrammes par piedcarré de la surface qu'elles contrebattent. Ce sont de telleslames qui, aux Hébrides, ont déplacé un bloc pesantquatre-vingt-quatre mille livres. Ce sont elles qui, dans latempête du 23 décembre 1864, après avoir renversé unepartie de la ville de Yéddo, au Japon, faisant sept centskilomètres à l'heure, allèrent se briser le même jour sur lesrivages de l'Amérique.L'intensité de la tempête s'accrut avec la nuit. Lebaromètre, comme en 1860, à la Réunion, pendant uncyclone, tomba à 710 millimètres. A la chute du jour, jevis passer à l'horizon un grand navire qui luttaitpéniblement. Il capeyait sous petite vapeur pour semaintenir debout à la lame. Ce devait être un des steamersdes lignes de New York à Liverpool ou au Havre. Ildisparut bientôt dans l'ombre.A dix heures du soir, le ciel était en feu. L'atmosphère futzébrée d'éclairs violents. Je ne pouvais en supporterl'éclat, tandis que le capitaine Nemo, les regardant enface, semblait aspirer en lui l'âme de la tempête. Un bruitterrible emplissait les airs, bruit complexe, fait deshurlements des vagues écrasées, des mugissements duvent, des éclats du tonnerre. Le vent sautait à tous lespoints de l'horizon, et le cyclone, partant de l'est, y

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revenait en passant par le nord, l'ouest et le sud, en sensinverse des tempêtes tournantes de l'hémisphère austral.Ah! ce Gulf-Stream! Il justifiait bien son nom de roi destempêtes! C'est lui qui crée ces formidables cyclones parla différence de température des couches d'air superposéesa ses courants.A la pluie avait succédé une averse de feu. Lesgouttelettes d'eau se changeaient en aigrettes fulminantes.On eût dit que le capitaine Nemo, voulant une mort dignede lui, cherchait à se faire foudroyer. Dans un effroyablemouvement de tangage, le Nautilus dressa en l'air sonéperon d'acier, comme la tige d'un paratonnerre, et j'en visjaillir de longues étincelles.Brisé, à bout de forces, je me coulai à plat ventre vers lepanneau. Je l'ouvris et je redescendis au salon. L'orageatteignait alors son maximum d'intensité. Il étaitimpossible de se tenir debout à l'intérieur du Nautilus. Le capitaine Nemo rentra vers minuit. J'entendis lesréservoirs se remplir peu à peu, et le Nautilus s'enfonçadoucement au-dessous de la surface des flots.Par les vitres ouvertes du salon, je vis de grands poissonseffarés qui passaient comme des fantômes dans les eauxen feu. Quelques-uns furent foudroyés sous mes yeux!Le Nautilus descendait toujours. Je pensais qu'ilretrouverait le calme à une profondeur de quinze mètres.Non. Les couches supérieures étaient trop violemmentagitées. Il fallut aller chercher le repos jusqu'à cinquantemètres dans les entrailles de la mer.

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Mais là, quelle tranquillité, quel silence, quel milieupaisible! Qui eût dit qu'un ouragan terrible se déchaînaitalors à la surface de cet Océan?

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PAR 47024' DE LATITUDE ET DE 17028' DELONGITUDE

A la suite de cette tempête, nous avions été rejetés dansl'est. Tout espoir de s'évader sur les atterrages de NewYork ou du Saint-Laurent s'évanouissait. Le pauvre Ned,désespéré, s'isola comme le capitaine Nemo. Conseil etmoi, nous ne nous quittions plus.J'ai dit que le Nautilus s'était écarté dans l'est. J'aurais dûdire, plus exactement, dans le nord-est. Pendant quelquesjours, il erra tantôt à la surface des flots, tantôt au-dessous, au milieu de ces brumes si redoutables auxnavigateurs. Elles sont principalement dues à la fonte desglaces, qui entretient une extrême humidité dansl'atmosphère. Que de navires perdus dans ces parages,lorsqu'ils allaient reconnaître les feux incertains de la côte!Que de sinistres dus à ces brouillards opaques! Que dechocs sur ces écueils dont le ressac est éteint par le bruitdu vent! Que de collisions entre les bâtiments, malgréleurs feux de position, malgré les avertissements de leurssifflets et de leurs cloches d'alarme!Aussi, le fond de ces mers offrait-il l'aspect d'un champ debataille, où gisaient encore tous ces vaincus de l'Océan;les uns vieux et empâtés déjà; les autres jeunes etréfléchissant l'éclat de notre fanal sur leurs ferrures et

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leurs carènes de cuivre. Parmi eux, que de bâtimentsperdus corps et biens, avec leurs équipages, leur monded'émigrants, sur ces points dangereux signalés dans lesstatistiques, le cap Race, l'île Saint-Paul, le détroit deBelle-Ile, l'estuaire du Saint-Laurent! Et depuis quelquesannées seulement que de victimes fournies à ces funèbresannales par les lignes du Royal-Mail, d'Inmann, deMontréal, le Solway, I'Isis, le Paramatta, I'Hungarian, leCanadian, l'Anglo-Saxon, le Humboldt, l'United-States,tous échoués, l'Artic, le Lyonnais, coulés par abordage, lePrésident, le Pacific, le City-of-Glasgow, disparus pourdes causes ignorées, sombres débris au milieu desquelsnaviguait le Nautilus, comme s'il eût passé une revue desmorts!Le 15 mai, nous étions sur l'extrémité méridionale dubanc de Terre-Neuve. Ce banc est un produit des alluvionsmarines, un amas considérable de ces détritus organiques,amenés soit de l'Équateur par le courant du Gulf-Stream,soit du pôle boréal, par ce contre-courant d'eau froide quilonge la côte américaine. Là aussi s'amoncellent les blocserratiques charriés par la débâcle des glaces. Là s'estformé un vaste ossuaire de poissons de mollusques ou dezoophytes qui y périssent par milliards.La profondeur de la mer n'est pas considérable au banc deTerre-Neuve. Quelques centaines de brasses au plus. Maisvers le sud se creuse subitement une dépression profonde,un trou de trois mille mètres. Là s'élargit le Gulf-Stream.C'est un épanouissement de ses eaux. Il perd de sa vitesse

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et de sa température, mais il devient une mer.Parmi les poissons que le Nautilus effaroucha à sonpassage, je citerai le cycloptère d'un mètre, à dos noirâtre,à ventre orange, qui donne à ses congénères un exemplepeu suivi de fidélité conjugale, un unernack de grandetaille, sorte de murène émeraude, d'un goût excellent, deskarraks à gros yeux, dont la tête a quelque ressemblanceavec celle du chien, des blennies, ovovivipares comme lesserpents, des gobies-boulerots ou goujons noirs de deuxdécimètres, des macroures à longue queue, brillant d'unéclat argenté, poissons rapides, aventurés loin des mershyperboréennes.Les filets ramassèrent aussi un poisson hardi, audacieux,vigoureux, bien musclé, armé de piquants à la tête etd'aiguillons aux nageoires, véritable scorpion de deux àtrois mètres, ennemi acharné des blennies, des gades etdes saumons, c'était le cotte des mers septentrionales. aucorps tuberculeux, brun de couleur, rouge aux nageoires.Les pêcheurs du Nautilus eurent quelque peine às'emparer de cet animal, qui, grâce à la conformation deses opercules, préserve ses organes respiratoires ducontact desséchant de l'atmosphère et peut vivre quelquetemps hors de l'eau.Je cite maintenant - pour mémoire - des bosquiens, petitspoissons qui accompagnent longtemps les navires dans lesmers boréales, des ables-oxyrhinques, spéciaux àl'Atlantique septentrional, des rascasses, et j'arrive auxgades, principalement à l'espèce morue, que je surpris

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dans ses eaux de prédilection, sur cet inépuisable banc deTerre-Neuve.On peut dire que ces morues sont des poissons demontagnes, car Terre-Neuve n'est qu'une montagne sous-marine. Lorsque le Nautilus s'ouvrit un chemin à traversleurs phalanges pressées, Conseil ne put retenir cetteobservation:" Ça! des morues! dit-il; mais je croyais que les moruesétaient plates comme des limandes ou des soles?- Naïf! m'écriai-je. Les morues ne sont plates que chezl'épicier, où on les montre ouvertes et étalées. Mais dansl'eau, ce sont des poissons fusiformes comme les mulets,et parfaitement conformés pour la marche.- Je veux croire monsieur, répondit Conseil. Quelle nuée,quelle fourmilière!- Eh! mon ami, il y en aurait bien davantage, sans leursennemis, les rascasses et les hommes! Sais-tu combien ona compté d'oeufs dans une seule femelle?- Faisons bien les choses, répondit Conseil. Cinq centmille.- Onze millions, mon ami.- Onze millions. Voila ce que je n'admettrai jamais, àmoins de les compter moi-même.- Compte-les, Conseil. Mais tu auras plus vite fait de mecroire. D'ailleurs, c'est par milliers que les Français, lesAnglais, les Américains, les Danois, les Norvégiens.pêchent les morues. On les consomme en quantitésprodigieuses, et sans l'étonnante fécondité de ces

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poissons, les mers en seraient bientôt dépeuplées. Ainsi enAngleterre et en Amérique seulement, cinq mille naviresmontés par soixante-quinze mille marins, sont employésà la pêche de la morue. Chaque navire en rapportequarante mille en moyenne, ce qui fait vingt-cinqmillions. Sur les côtes de la Norvège, même résultat.- Bien, répondit Conseil, je m'en rapporte à monsieur. Jene les compterai pas.- Quoi donc?- Les onze millions d'oeufs. Mais je ferai une remarque.- Laquelle?- C'est que si tous les oeufs éclosaient, il suffirait dequatre morues pour alimenter l'Angleterre, l'Amérique etla Norvège. "Pendant que nous effleurions les fonds du banc de Terre-Neuve, je vis parfaitement ces longues lignes, armées dedeux cents hameçons, que chaque bateau tend pardouzaines. Chaque ligne entraînée par un bout au moyend'un petit grappin, était retenue a la surface par un orinfixé sur une bouée de liège. Le Nautilus dut manoeuvreradroitement au milieu de ce réseau sous-marin.D'ailleurs il ne demeura pas longtemps dans ces paragesfréquentés. Il s'éleva jusque vers le quarante-deuxièmedegré de latitude. C'était à la hauteur de Saint-Jean deTerre-Neuve et de Heart's Content, où aboutit l'extrémitédu câble transatlantique.Le Nautilus, au lieu de continuer à marcher au nord pritdirection vers l'est, comme s'il voulait suivre ce plateau

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télégraphique sur lequel repose le câble, et dont dessondages multipliés ont donné le relief avec une extrêmeexactitude.Ce fut le 17 mai, à cinq cents milles environ de Heart'sContent, par deux mille huit cents mètres de profondeur,que j'aperçus le câble gisant sur le sol. Conseil, que jen'avais pas prévenu, le prit d'abord pour un gigantesqueserpent de mer et s'apprêtait à le classer suivant saméthode ordinaire. Mais je désabusai le digne garçon etpour le consoler de son déboire, je lui appris diversesparticularités de la pose de ce câble.Le premier câble fut établi pendant les années 1857 et 1858; mais, après avoir transmis quatre cents télégrammesenviron, il cessa de fonctionner. En 1863, les ingénieursconstruisirent un nouveau câble, mesurant trois millequatre cents kilomètres et pesant quatre mille cinq centstonnes, qui fut embarqué sur le Great-Eastern. Cettetentative échoua encore.Or, le 25 mai, le Nautilus, immergé par trois mille huitcent trente-six mètres de profondeur, se trouvaitprécisément en cet endroit où se produisit la rupture quiruina l'entreprise. C'était à six cent trente-huit milles de lacôte d'Irlande. On s'aperçut, à deux heures après-midi, queles communications avec l'Europe venaient des'interrompre. Les électriciens du bord résolurent decouper le câble avant de le repêcher, et à onze heures dusoir, ils avaient ramené la partie avariée. On refit un jointet une épissure; puis le câble fut immergé de nouveau.

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Mais, quelques jours plus tard, il se rompit et ne put êtreressaisi dans les profondeurs de l'Océan.Les Américains ne se découragèrent pas. L'audacieuxCyrus Field, le promoteur de l'entreprise, qui y risquaittoute sa fortune, provoqua une nouvelle souscription. Ellefut immédiatement couverte. Un autre câble fut établidans de meilleures conditions. Le faisceau de filsconducteurs isolés dans une enveloppe de gutta-percha,était protégé par un matelas de matières textiles contenudans une armature métallique. Le Great-Eastern reprit lamer le 13 juillet 1866.L'opération marcha bien. Cependant un incident arriva.Plusieurs fois, en déroulant le câble, les électriciensobservèrent que des clous y avaient été récemmentenfoncés dans le but d'en détériorer l'âme. Le capitaineAnderson, ses officiers, ses ingénieurs, se réunirent,délibérèrent, et firent afficher que si le coupable étaitsurpris à bord, il serait jeté à la mer sans autre jugement.Depuis lors, la criminelle tentative ne se reproduisit plus.Le 23 juillet, le Great-Eastern n'était plus qu'à huit centskilomètres de Terre-Neuve, lorsqu'on lui télégraphiad'Irlande la nouvelle de l'armistice conclu entre la Prusseet l'Autriche après Sadowa. Le 27, il relevait au milieu desbrumes le port de Heart's Content. L'entreprise étaitheureusement terminée, et par sa première dépêche, lajeune Amérique adressait à la vieille Europe ces sagesparoles si rarement comprises: " Gloire à Dieu dans leciel, et paix aux hommes de bonne volonté sur la terre. "

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Je ne m'attendais pas à trouver le câble électrique dansson état primitif, tel qu'il était en sortant des ateliers defabrication. Le long serpent, recouvert de débris decoquille, hérissé de foraminifères, était encroûté dans unempâtement pierreux qui le protégeait contre lesmollusques perforants. Il reposait tranquillement, à l'abrides mouvements de la mer, et sous une pression favorableà la transmission de l'étincelle électrique qui passe del'Amérique à l'Europe en trente-deux centièmes deseconde. La durée de ce câble sera infinie sans doute, caron a observé que l'enveloppe de gutta-percha s'améliorepar son séjour dans l'eau de mer.D'ailleurs, sur ce plateau si heureusement choisi, le câblen'est jamais immergé à des profondeurs telles qu'il puissese rompre. Le Nautilus le suivit jusqu'à son fond le plusbas, situé par quatre mille quatre cent trente et un mètres,et là, il reposait encore sans aucun effort de traction. Puis,nous nous rapprochâmes de l'endroit où avait eu lieul'accident de 1863.Le fond océanique formait alors une vallée large de centvingt kilomètres, sur laquelle on eût pu poser le Mont-Blanc sans que son sommet émergeât de la surface desflots. Cette vallée est fermée à l'est par une muraille à picde deux mille mètres. Nous y arrivions le 28 mai, et leNautilus n'était plus qu'à cent cinquante kilomètres del'Irlande.Le capitaine Nemo allait-il remonter pour atterrir sur lesîles Britanniques? Non. A ma grande surprise, il

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redescendit au sud et revint vers les mers européennes. Encontournant l'île d'Émeraude, j'aperçus un instant le capClear et le feu de Fastenet, qui éclaire les milliers denavires sortis de Glasgow ou de Liverpool.Une importante question se posait alors à mon esprit.Le Nautilus oserait-il s'engager dans la Manche? NedLand qui avait reparu depuis que nous rallions la terre necessait de m'interroger. Comment lui répondre? Lecapitaine Nemo demeurait invisible. Après avoir laisséentrevoir au Canadien les rivages d'Amérique, allait-ildonc me montrer les côtes de France?Cependant le Nautilus s'abaissait toujours vers le sud. Le30 mai, il passait en vue du Land's End, entre la pointeextrême de l'Angleterre et les Sorlingues, qu'il laissa surtribord.S'il voulait entrer en Manche, il lui fallait prendrefranchement à l'est. Il ne le fit pas.Pendant toute la journée du 31 mai, le Nautilus décrivitsur la mer une série de cercles qui m'intriguèrentvivement. Il semblait chercher un endroit qu'il avaitquelque peine à trouver. A midi, le capitaine Nemo vintfaire son point lui-même. Il ne m'adressa pas la parole. Ilme parut plus sombre que jamais. Qui pouvait l'attristerainsi? Était-ce sa proximité des rivages européens?Sentait-il quelque ressouvenir de son pays abandonné?Qu'éprouvait-il alors? des remords ou des regrets?Longtemps cette pensée occupa mon esprit, et j'euscomme un pressentiment que le hasard trahirait avant peu

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les secrets du capitaine.Le lendemain, 31 juin, le Nautilus conserva les mêmesallures. Il était évident qu'il cherchait à reconnaître unpoint précis de l'Océan. Le capitaine Nemo vint prendrela hauteur du soleil, ainsi qu'il avait fait la veille. La merétait belle, le ciel pur. A huit milles dans l'est, un grandnavire à vapeur se dessinait sur la ligne de l'horizon.Aucun pavillon ne battait à sa corne, et je ne pusreconnaître sa nationalité.Le capitaine Nemo, quelques minutes avant que le soleilpassât au méridien, prit son sextant et observa avec uneprécision extrême. Le calme absolu des flots facilitait sonopération. Le Nautilus immobile ne ressentait ni roulis nitangage.J'étais en ce moment sur la plate-forme. Lorsque sonrelèvement fut terminé, le capitaine prononça ces seulsmots." C'est ici! "Il redescendit par le panneau. Avait-il vu le bâtiment quimodifiait sa marche et semblait se rapprocher de nous? Jene saurais le dire.Je revins au salon. Le panneau se ferma, et j'entendis lessifflements de l'eau dans les réservoirs. Le Nautiluscommença de s'enfoncer, suivant une ligne verticale, carson hélice entravée ne lui communiquait plus aucunmouvement.Quelques minutes plus tard, il s'arrêtait à une profondeurde huit cent trente-trois mètres et reposait sur le sol.

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Le plafond lumineux du salon s'éteignit alors, lespanneaux s'ouvrirent, et à travers les vitres, j'aperçus lamer vivement illuminée par les rayons du fanal dans unravo d'un demi-mille.Je regardait à bâbord et je ne vis rien que l'immensité deseaux tranquilles.Par tribord, sur le fond, apparaissait une forteextumescence qui attira mon attention. On eût dit desruines ensevelies sous un empâtement de coquillesblanchâtres comme sous un manteau de neige. Enexaminant attentivement cette masse, je crus reconnaîtreles formes épaissies d'un navire, rasé de ses mâts, quidevait avoir coulé par l'avant. Ce sinistre dataitcertainement d'une époque reculée. Cette épave, pour êtreainsi encroûtée dans le calcaire des eaux, comptait déjàbien des années passées sur ce fond de l'Océan.Quel était ce navire? Pourquoi le Nautilus venait-il visitersa tombe? N'était-ce donc pas un naufrage qui avaitentraîné ce bâtiment sous les eaux?Je ne savais que penser, quand, près de moi, j'entendis lecapitaine Nemo dire d'une voix lente:" Autrefois ce navire se nommait le Marseillais. Il portaitsoixante-quatorze canons et fut lancé en 1762. En 1778,le 13 août, commandé par La Poype-Vertrieux, il se battaitaudacieusement contre le Preston. En 1779, le 4 juillet, ilassistait avec l'escadre de l'amiral d'Estaing à la prise deGrenade. En 1781, le 5 septembre, il prenait part aucombat du comte de Grasse dans la baie de la Chesapeak.

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En 1794, la république française lui changeait son nom.Le 16 avril de la même année, il rejoignait à Brestl'escadre de Villaret-Joyeuse? chargé d'escorter un convoide blé qui venait d'Amérique sous le commandement del'amiral Van Stabel. Le 11 et le 12 prairial, an II, cetteescadre se rencontrait avec les vaisseaux anglais.Monsieur, c'est aujourd'hui le 13 prairial, le ler juin 1868.Il y a soixante-quatorze ans, jour pour jour, à cette placemême, par 47024' de latitude et 17028' de longitude, cenavire, après un combat héroïque, démâté de ses troismâts, l'eau dans ses soutes, le tiers de son équipage horsde combat, aima mieux s'engloutir avec ses trois centcinquante-six marins que de se rendre, et clouant sonpavillon à sa poupe, il disparut sous les flots au cri de:Vive la République!- Le Vengeur! m'écriai-je.- Oui! monsieur. Le Vengeur! Un beau nom! " murmurale capitaine Nemo en se croisant les bras.

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UNE HECATOMBE

Cette façon de dire, l'imprévu de cette scène, cethistorique du navire patriote froidement raconté d'abord,puis l'émotion avec laquelle l'étrange personnage avaitprononcé ses dernières paroles, ce nom de Vengeur, dontla signification ne pouvait m'échapper, tout se réunissaitpour frapper profondément mon esprit. Mes regards nequittaient plus le capitaine. Lui, les mains tendues vers lamer, considérait d'un oeil ardent la glorieuse épave. Peut-être ne devais-je jamais savoir qui il était, d'où il venait,où il allait, mais je voyais de plus en plus l'homme sedégager du savant. Ce n'était pas une misanthropiecommune qui avait enfermé dans les flancs du Nautilus lecapitaine Nemo et ses compagnons, mais une hainemonstrueuse ou sublime que le temps ne pouvait affaiblir.Cette haine cherchait-elle encore des vengeances?L'avenir devait bientôt me l'apprendre.Cependant, le Nautilus remontait lentement vers la surfacede la mer, et je vis disparaître peu à peu les formesconfuses du Vengeur. Bientôt un léger roulis m'indiquaque nous flottions à l'air libre.En ce moment, une sourde détonation se fit entendre. Jeregardai le capitaine. Le capitaine ne bougea pas." Capitaine? " dis-je.

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Il ne répondit pas.Je le quittai et montai sur la plate-forme. Conseil et leCanadien m'y avaient précédé." D'où vient cette détonation? demandai-je.- Un coup de canon ", répondit Ned Land.Je regardai dans la direction du navire que j'avais aperçu.Il s'était rapproché du Nautilus et l'on voyait qu'il forçaitde vapeur. Six milles le séparaient de nous." Quel est ce bâtiment, Ned?- A son gréement, à la hauteur de ses bas mâts, répondit leCanadien, je parierais pour un navire de guerre. Puisse-t-ilvenir sur nous et couler, s'il le faut, ce damné Nautilus !- Ami Ned, répondit Conseil, quel mal peut-il faire auNautilus? Ira-t-il l'attaquer sous les flots? Ira-t-il lecanonner au fond des mers?- Dites-moi, Ned, demandai-je, pouvez-vous reconnaîtrela nationalité de ce bâtiment? "Le Canadien, fronçant ses sourcils, abaissant sespaupières, plissant ses yeux aux angles, fixa pendantquelques instants le navire de toute la puissance de sonregard." Non, monsieur, répondit-il. Je ne saurais reconnaître àquelle nation il appartient. Son pavillon n'est pas hisse.Mais je puis affirmer que c'est un navire de guerre, carune longue flamme se déroule à l'extrémité de son grandmât. "Pendant un quart d'heure, nous continuâmes d'observer lebâtiment qui se dirigeait vers nous. Je ne pouvais

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admettre, cependant. qu'il eût reconnu le Nautilus à cettedistance, encore moins qu'il sût ce qu'était cet engin sous-marin.Bientôt le Canadien m'annonça que ce bâtiment était ungrand vaisseau de guerre, à éperon, un deux-pontscuirassé. Une épaisse fumée noire s'échappait de ses deuxcheminées. Ses voiles serrées se confondaient avec laligne des vergues. Sa corne ne portait aucun pavillon. Ladistance empêchait encore de distinguer les couleurs de saflamme, qui flottait comme un mince ruban.Il s'avançait rapidement. Si le capitaine Nemo le laissaitapprocher, une chance de salut s'offrait à nous." Monsieur, me dit Ned Land, que ce bâtiment nous passeà un mille je me jette à la mer, et je vous engage fairecomme moi. "Je ne répondis pas à la proposition du Canadien, et jecontinuai de regarder le navire qui grandissait à vue d'oeil.Qu'il fût anglais, français, américain ou russe, il étaitcertain qu'il nous accueillerait, si nous pouvions gagnerson bord." Monsieur voudra bien se rappeler, dit alors Conseil, quenous avons quelque expérience de la natation. Il peut sereposer sur moi du soin de le remorquer vers ce navire, s'illui convient de suivre l'ami Ned. "J'allais répondre, lorsqu'une vapeur blanche jaillit à l'avantdu vaisseau de guerre. Puis, quelques secondes plus tard,les eaux troublées par la chute d'un corps pesant,éclaboussèrent l'arrière du Nautilus. Peu après, une

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détonation frappait mon oreille." Comment? ils tirent sur nous! m'écriai-je.- Braves gens! murmura le Canadien.- Ils ne nous prennent donc pas pour des naufragésaccrochés à une épave!- N'en déplaise à monsieur.... Bon, fit Conseil en secouantl'eau qu'un nouveau boulet avait fait jaillir jusqu'à lui.-N'en déplaise à monsieur, ils ont reconnu le narwal, et ilscanonnent le narwal.- Mais ils doivent bien voir, m'écriai-je qu'ils ont affaireà des hommes.- C'est peut-être pour cela! " répondit Ned Land en meregardant.Toute une révélation se fit dans mon esprit. Sans doute,on savait à quoi s'en tenir maintenant sur l'existence duprétendu monstre. Sans doute, dans son abordage avecl'Abraham-Lincoln, lorsque le Canadien le frappa de sonharpon, le commandant Farragut avait reconnu que lenarwal était un bateau sous-marin, plus dangereux qu'uncétacé surnaturel?Oui, cela devait être ainsi, et sur toutes les mers, sansdoute, on poursuivait maintenant ce terrible engin dedestruction!Terrible en effet, si comme on pouvait le supposer, lecapitaine Nemo employait le Nautilus à une oeuvre devengeance! Pendant cette nuit, lorsqu'il nous emprisonnadans la cellule, au milieu de l'Océan Indien, ne s'était-ilpas attaqué à quelque navire? Cet homme enterré

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maintenant dans le cimetière de corail, n'avait-il pas étévictime du choc provoqué par le Nautilus? Oui, je lerépète. Il en devait être ainsi. Une partie de la mystérieuseexistence du capitaine Nemo se dévoilait. Et si sonidentité n'était pas reconnue, du moins, les nationscoalisées contre lui, chassaient maintenant, non plus unêtre chimérique, mais un homme qui leur avait voué unehaine implacable!Tout ce passé formidable apparut à mes yeux. Au lieu derencontrer des amis sur ce navire qui s'approchait, nousn'y pouvions trouver que des ennemis sans pitié.Cependant les boulets se multipliaient autour de nous.Quelques-uns, rencontrant la surface liquide, s'en allaientpar ricochet se perdre à des distances considérables. Maisaucun n'atteignit le Nautilus. Le navire cuirassé n'était plus alors qu'à trois milles.Malgré sa violente canonnade, le capitaine Nemo neparaissait pas sur la plate-forme. Et cependant, l'un de cesboulets coniques, frappant normalement la coque duNautilus, lui eût été fatal.Le Canadien me dit alors:" Monsieur, nous devons tout tenter pour nous tirer de cemauvais pas. Faisons des signaux! Mille diables! Oncomprendra peut-être que nous sommes d'honnêtes gens!"Ned Land prit son mouchoir pour l'agiter dans l'air. Maisil l'avait à peine déployé, que terrassé par une main de fer,malgré sa force prodigieuse, il tombait sur le pont." Misérable, s'écria le capitaine, veux-tu donc que je te

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cloue sur l'éperon du Nautilus avant qu'il ne se précipitecontre ce navire! "Le capitaine Nemo, terrible à entendre, était plus terribleencore à voir. Sa face avait pâli sous les spasmes de soncoeur, qui avait dû cesser de battre un instant. Ses pupilless'étaient contractées effroyablement. Sa voix ne parlaitplus, elle rugissait. Le corps penché en avant, il tordaitsous sa main les épaules du Canadien.Puis, l'abandonnant et se retournant vers le vaisseau deguerre dont les boulets pleuvaient autour de lui:" Ah! tu sais qui je suis, navire d'une nation maudite!s'écria-t-il de sa voix puissante. Moi, je n'ai pas eu besoinde tes couleurs pour te reconnaître! Regarde! Je vais temontrer les miennes! "Et le capitaine Nemo déploya à l'avant de la plate-formeun pavillon noir. semblable à celui qu'il avait déjà plantéau pôle sud.A ce moment, un boulet frappant obliquement la coque duNautilus, sans l'entamer, et passant par ricochet près ducapitaine. alla se perdre en mer.Le capitaine Nemo haussa les épaules. Puis, s'adressant àmoi:" Descendez, me dit-il d'un ton bref, descendez, vous etvos compagnons.- Monsieur, m'ecriai-je, allez-vous donc attaquer cenavire,- Monsieur, je vais le couler. Vous ne ferez pas cela!- Je le ferai, répondit froidement le capitaine Nemo. Ne

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vous avisez pas de me juger, monsieur. La fatalité vousmontre ce que vous ne deviez pas voir. L'attaque estvenue. La riposte sera terrible. Rentrez.- Ce navire, quel est-il?- Vous ne le savez pas? Eh bien! tant mieux! Sanationalité, du moins, restera un secret pour vous.Descendez. "Le Canadien, Conseil et moi, nous ne pouvions qu'obéir.Une quinzaine de marins du Nautilus entouraient lecapitaine et regardaient avec un implacable sentiment dehaine ce navire qui s'avançait vers eux. On sentait que lemême souffle de vengeance animait toutes ces âmes.Je descendis au moment où un nouveau projectile éraillaitencore la coque du Nautilus, et j'entendis le capitaines'écrier:" Frappe, navire insensé! Prodigue tes inutiles boulets! Tun'échapperas pas à l'éperon du Nautilus. Mais ce n'est pasà cette place que tu dois périr! Je ne veux pas que tesruines aillent se confondre avec les ruines du Vengeur ! "Je regagnai ma chambre. Le capitaine et son secondétaient restés sur la plate-forme. L'hélice fut mise enmouvement, le Nautilus, s'éloignant avec vitesse se mithors de la portée des boulets du vaisseau. Mais lapoursuite continua, et le capitaine Nemo se contenta demaintenir sa distance.Vers quatre heures du soir, ne pouvant contenirl'impatience et l'inquiétude qui me dévoraient, je revinsvers l'escalier central. Le panneau était ouvert. Je me

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hasardai sur la plate-forme. Le capitaine s'y promenaitencore d'un pas agité. Il regardait le navire qui lui restaitsous le vent à cinq ou six milles. Il tournait autour de luicomme une bête fauve, et l'attirant vers l'est, il se laissaitpoursuivre. Cependant, il n'attaquait pas. Peut-êtrehésitait-il encore?Je voulus intervenir une dernière fois. Mais j'avais a peineinterpellé le capitaine Nemo, que celui-ci m'imposaitsilence:" Je suis le droit, je suis la justice! me dit-il. Je suisl'opprimé, et voilà l'oppresseur! C'est par lui que tout ceque J'ai aime, chéri, vénéré, patrie, femme, enfants, monpère, ma mère, j'ai vu tout périr! Tout ce que je hais est là!Taisez-vous! "Je portai un dernier regard vers le vaisseau de guerre quiforçait de vapeur. Puis, je rejoignis Ned et Conseil." Nous fuirons! m'écriai-je.- Bien, fit Ned. Quel est ce navire?- Je l'ignore. Mais quel qu'il soit, il sera coulé avant lanuit. En tout cas, mieux vaut périr avec lui que de se faireles complices de représailles dont on ne peut pas mesurerl'équité.- C'est mon avis, répondit froidement Ned Land.Attendons la nuit. "La nuit arriva. Un profond silence régnait à bord. Laboussole indiquait que le Nautilus n'avait pas modifié sadirection. J'entendais le battement de son hélice quifrappait les flots avec une rapide régularité. Il se tenait à

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la surface des eaux, et un léger roulis le portait tantôt surun bord, tantôt sur un autre.Mes compagnons et moi, nous avions résolu de fuir aumoment où le vaisseau serait assez rapproché, soit pournous faire entendre, soit pour nous faire voir, car la lune.qui devait être pleine trois jours plus tard, resplendissait.Une fois à bord de ce navire, si nous ne pouvions prévenirle coup qui le menaçait, du moins nous ferions tout ce queles circonstances nous permettaient de tenter. Plusieursfois, je crus que le Nautilus se disposait pour l'attaque.Mais il se contentait de laisser se rapprocher sonadversaire, et, peu de temps après, il reprenait son allurede fuite.Une partie de la nuit se passa sans incident. Nousguettions l'occasion d'agir. Nous parlions peu, étant tropémus. Ned Land aurait voulu se précipiter à la mer. Je leforçai d'attendre. Suivant moi, le Nautilusdevait attaquerle deux-ponts à la surface des flots, et alors il serait nonseulement possible, mais facile de s'enfuir.A trois heures du matin, inquiet, je montai sur la plate-forme. Le capitaine Nemo ne l'avait pas quittée. Il étaitdebout, à l'avant, près de son pavillon. qu'une légère brisedéployait au-dessus de sa tête. Il ne quittait pas le vaisseaudes yeux. Son regard, d'une extraordinaire intensité,semblait l'attirer, le fasciner, l'entraîner plus sûrement ques'il lui eût donné la remorque!La lune passait alors au méridien. Jupiter se levait dansl'est. Au milieu de cette paisible nature, le ciel et l'Océan

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rivalisaient de tranquillité, et la mer offrait a l'astre desnuits le plus beau miroir qui eût jamais reflété son image.Et quand je pensais à ce calme profond des éléments,comparé à toutes ces colères qui couvaient dans les flancsde l'imperceptible Nautilus, je sentais frissonner tout monêtre.Le vaisseau se tenait a deux mille de nous. Il s'étaitrapproché, marchant toujours vers cet éclatphosphorescent qui signalait la présence du Nautilus Jevis ses feux de position, vert et rouge, et son fanal blancsuspendu au grand étai de misaine. Une vagueréverbération éclairait son gréement et indiquait que lesfeux étaient poussés à outrance. Des gerbes d'étincelles,des scories de charbons enflammés, s'échappant de sescheminées, étoilaient l'atmosphère.Je demeurai ainsi jusqu'à six heures du matin, sans que lecapitaine Nemo eût paru m'apercevoir. Le vaisseau nousrestait à un mille et demi, et avec les première, lueurs dujour. sa canonnade recommença. Le moment ne pouvaitêtre éloigné où, le Nautilus attaquant son adversaire, mescompagnons et moi, nous quitterions pour jamais cethomme que je n'osais juger.Je me disposais à descendre afin de les prévenir, lorsquele second monta sur la plate-forme. Plusieurs marinsl'accompagnaient. Le capitaine Nemo ne les vit pas ou nevoulut pas les voir. Certaines dispositions furent prisesqu'on aurait pu appeler le " branle-bas de combat " duNautilus. Elles étaient très simples. La filière qui formait

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balustrade autour de la plate-forme. fut abaissée. Demême, les cages du fanal et du timonier rentrèrent dans lacoque de manière à l'affleurer seulement. La surface dulong cigare de tôle n'offrait plus une seule saillie qui pûtgêner sa manoeuvre.Je revins au salon. Le Nautilus émergeait toujours.Quelques lueurs matinales s'infiltraient dans la coucheliquide. Sous certaines ondulations des lames, les vitress'animaient des rougeurs du soleil levant. Ce terrible jourdu 2 juin se levait.A cinq heures, le loch m'apprit que la vitesse du Nautilusse modérait. Je compris qu'il se laissait approcher.D'ailleurs les détonations se faisaient plus violemmententendre. Les boulets labouraient l'eau ambiante et s'yvissaient avec un sifflement singulier." Mes amis, dis-je, le moment est venu. Une poignée demain, et que Dieu nous garde! "Ned Land était résolu, Conseil calme, moi nerveux, mecontenant à peine.Nous passâmes dans la bibliothèque. Au moment où jepoussais la porte qui s'ouvrait sur la cage de l'escaliercentral, j'entendis le panneau supérieur se fermerbrusquement.Le Canadien s'élança sur les marches, mais je l'arrêtai. Unsifflement bien connu m'apprenait que l'eau pénétrait dansles réservoirs du bord. En effet, en peu d'instants, leNautilus s'immergea à quelques mètres au-dessous de lasurface des flots.

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Je compris sa manoeuvre. Il était trop tard pour agir.Le Nautilus ne songeait pas a frapper le deux-ponts dansson impénétrable cuirasse, mais au-dessous de sa ligne deflottaison, là ou la carapace métallique ne protège plus lebordé.Nous étions emprisonnés de nouveau, témoins obligés dusinistre drame qui se préparait. D'ailleurs, nous eûmes àpeine le temps de réfléchir. Réfugiés dans ma chambre,nous nous regardions sans prononcer une parole. Unestupeur profonde s'était emparée de mon esprit. Lemouvement de la pensée s'arrêtait en moi.. Je me trouvaisdans cet état pénible qui précède l'attente d'une détonationépouvantable. J'attendais, j'écoutais, je ne vivais que parle sens de l'ouïe!Cependant, la vitesse du Nautilus s'accrut sensiblement.C'était son élan qu'il prenait ainsi. Toute sa coquefrémissait.Soudain, je poussai un cri. Un choc eut lieu, maisrelativement léger. Je sentis la force pénétrante de l'éperond'acier. J'entendis des éraillements, des raclements. Maisle Nautilus, emporté par sa puissance de propulsion,passait au travers de la masse du vaisseau commel'aiguille du voilier à travers la toile!Je ne pus y tenir. Fou, éperdu, je m'élançai hors de machambre et me précipitai dans le salon.Le capitaine Nemo était là. Muet, sombre, implacable, ilregardait par le panneau de bâbord.Une masse énorme sombrait sous les eaux, et pour ne rien

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perdre de son agonie, le Nautilus descendait dans l'abîmeavec elle. A dix mètres de moi, je vis cette coqueentr'ouverte, où l'eau s'enfonçait avec un bruit de tonnerre,puis la double ligne des canons et les bastingages. Le pontétait couvert d'ombres noires qui s'agitaient.L'eau montait. Les malheureux s'élançaient dans leshaubans, s'accrochaient aux mâts, se tordaient sous léseaux. C'était une fourmilière humaine surprise parl'envahissement d'une mer!Paralysé, raidi par l'angoisse, les cheveux hérissés, l'oeildémesurément ouvert, la respiration incomplète, sanssouffle, sans voix, je regardais, moi aussi! Une irrésistibleattraction me collait à la vitre!L'énorme vaisseau s'enfonçait lentement. Le Nautilus lesuivant, épiait tous ses mouvements. Tout à coup, uneexplosion se produisit. L'air comprimé fit voler les pontsdu bâtiment comme si le feu eût pris aux soutes. Lapoussée des eaux fut telle que le Nautilus dévia.Alors le malheureux navire s'enfonça plus rapidement. Seshunes, chargées de victimes, apparurent, ensuite desbarres, pliant sous des grappes d'hommes. enfin le sommetde son grand mât. Puis, la masse sombre disparut, et avecelle cet équipage de cadavres entraînés par un formidableremous...Je me retournai vers le capitaine Nemo. Ce terriblejusticier, véritable archange de la haine, regardaittoujours. Quand tout fut fini, le capitaine Nemo, sedirigeant vers la porte de sa chambre, l'ouvrit et entra. Je

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le suivis des yeux.Sur le panneau du fond, au-dessous des portraits de seshéros, je vis le portrait d'une femme jeune encore et dedeux petits enfants. Le capitaine Nemo les regardapendant quelques instants, leur tendit les bras, et,s'agenouillant. il fondit en sanglots.

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LES DERNIERES PAROLES DU CAPITAINE NEMO

Les panneaux s'étaient refermés sur cette visioneffrayante, mais la lumière n'avait pas été rendue au salon.A l'intérieur du Nautilus, ce n'étaient que ténèbres etsilence. Il quittait ce lieu de désolation, à cent pieds sousles eaux, avec une rapidité prodigieuse. Où allait-il? Aunord ou au sud? Où fuyait cet homme après cette horriblereprésaille?J'étais rentré dans ma chambre où Ned et Conseil setenaient silencieusement. J'éprouvais une insurmontablehorreur pour le capitaine Nemo. Quoi qu'il eût souffert dela part des hommes, il n'avait pas le droit de punir ainsi.Il m'avait fait, sinon le complice, du moins le témoin deses vengeances! C'était déjà trop.A onze heures, la clarté électrique réapparut. Je passaidans le salon. Il était désert. Je consultai les diversinstruments. Le Nautilus fuyait dans le nord avec unerapidité de vingt-cinq milles à l'heure, tantôt à la surfacede la mer, tantôt à trente pieds au-dessous.Relèvement fait sur la carte, je vis que nous passions àl'ouvert de la Manche, et que notre direction nous portaitvers les mers boréales avec une incomparable vitesse.A peine pouvais-je saisir à leur rapide passage des squalesau long nez, des squales-marteaux, des roussettes qui

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fréquentent ces eaux, de grands aigles de mer, des nuéesd'hippocampes, semblables aux cavaliers du jeu d'échecs,des anguilles s'agitant comme les serpenteaux d'un feud'artifice, des armées de crabes qui fuyaient obliquementen croisant leurs pinces sur leur carapace, enfin destroupes de marsouins qui luttaient de rapidité avec leNautilus. Mais d'observer, d'étudier, de classer, il n'étaitplus question alors.Le soir, nous avions franchi deux cents lieues del'Atlantique. L'ombre se fit, et la mer fut envahie par lesténèbres jusqu'au lever de la lune.Je regagnai ma chambre. Je ne pus dormir. J'étais assaillide cauchemars. L'horrible scène de destruction se répétaitdans mon esprit.Depuis ce jour, qui pourra dire jusqu'où nous entraîna leNautilusdans ce bassin de l'Atlantique nord? Toujoursavec une vitesse inappréciable! Toujours au milieu desbrumes hyperboréennes! Toucha-t-il aux pointes duSpitzberg, aux accores de la Nouvelle-Zemble? Parcourut-il ces mers ignorées, la mer Blanche, la mer de Kara, legolfe de l'Obi, l'archipel de Liarrov, et ces rivagesinconnus de la côte asiatique? Je ne saurais le dire. Letemps qui s'écoulait je ne pouvais plus l'évaluer. L'heureavait été suspendue aux horloges du bord. Il semblait quela nuit et le jour, comme dans les contrées polaires, nesuivaient plus leur cours régulier. Je me sentais entraînédans ce domaine de l'étrange où se mouvait à l'aisel'imagination surmenée d'Edgard Poë. A chaque instant,

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je m'attendais à voir, comme le fabuleux Gordon Pym, "cette figure humaine voilée, de proportion beaucoup plusvaste que celle d'aucun habitant de la terre, jetée entravers de cette cataracte qui défend les abords du pôle "!J'estime - mais je me trompe peut-être , j'estime que cettecourse aventureuse du Nautilus se prolongea pendantquinze ou vingt jours, et je ne sais ce qu'elle aurait duré,sans la catastrophe qui termina ce voyage. Du capitaineNemo, il n'était plus question. De son second, pasdavantage. Pas un homme de l'équipage ne fut visible unseul instant. Presque incessamment, le Nautilus flottaitsous les eaux. Quand ii remontait à leur surface afin derenouveler son air, les panneaux s'ouvraient ou serefermaient automatiquement. Plus de point reporté sur leplanisphère. Je ne savais où nous étions.Je dirai aussi que le Canadien, à bout de forces et depatience, ne paraissait plus. Conseil ne pouvait en tirer unseul mot, et craignait que, dans un accès de délire et sousl'empire d'une nostalgie effrayante, il ne se tuât. Il lesurveillait donc avec un dévouement de tous les instants.On comprend que, dans ces conditions, la situation n'étaitplus tenable.Un matin - à quelle date, je ne saurais le dire - je m'étaisassoupi vers les premières heures du jour, assoupissementpénible et maladif. Quand je m'éveillai, je vis Ned Landse pencher sur moi, et je l'entendis me dire à voix basse:" Nous allons fuir! "Je me redressai.

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" Quand fuyons-nous? demandai-je.- La nuit prochaine. Toute surveillance semble avoirdisparu du Nautilus. On dirait que la stupeur règne à bord.Vous serez prêt, monsieur?- Oui. Où sommes-nous?- En vue de terres que je viens de relever ce matin aumilieu des brumes, à vingt milles dans l'est.- Quelles sont ces terres?- Je l'ignore, mais quelles qu'elles soient, nous nous yréfugierons.- Oui! Ned. Oui, nous fuirons cette nuit, dût la mer nousengloutir!- La mer est mauvaise, le vent violent, mais vingt millesà faire dans cette légère embarcation du Nautilus nem'effraient pas. J'ai pu y transporter quelques vivres etquelques bouteilles d'eau à l'insu de l'équipage.- Je vous suivrai.- D'ailleurs, ajouta le Canadien, si je suis surpris, je medéfends, je me fais tuer.- Nous mourrons ensemble, ami Ned. "J'étais décidé à tout. Le Canadien me quitta. Je gagnai laplate-forme, sur laquelle je pouvais à peine me maintenircontre le choc des lames. Le ciel était menaçant, maispuisque la terre était là dans ces brumes épaisses, il fallaitfuir. Nous ne devions perdre ni un jour ni une heure.Je revins au salon, craignant et désirant tout à la fois derencontrer le capitaine Nemo, voulant et ne voulant plusle voir. Que lui aurais-je dit? Pouvais-je lui cacher

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l'involontaire horreur qu'il m'inspirait! Non! Mieux valaitne pas me trouver face à face avec lui! Mieux valaitl'oublier! Et pourtant!Combien fut longue cette journée, la dernière que je dussepasser à bord du Nautilus! Je restais seul. Ned Land etConseil évitaient de me parler par crainte de se trahir.A six heures, je dînai, mais je n'avais pas faim. Je meforçai à manger, malgré mes répugnances, ne voulant pasm'affaiblir.A six heures et demi, Ned Land entra dans ma chambre.Il me dit:" Nous ne nous reverrons pas avant notre départ. A dixheures, la lune ne sera pas encore levée. Nous profiteronsde l'obscurité. Venez au canot. Conseil et moi, nous vousy attendrons. "Puis le Canadien sortit, sans m'avoir donné le temps de luirépondre.Je voulus vérifier la direction du Nautilus. Je me rendis ausalon. Nous courions nord-nord-est avec une vitesseeffrayante, par cinquante mètres de profondeur.Je jetai un dernier regard sur ces merveilles de la nature,sur ces richesses de l'art entassées dans ce musée, sur cettecollection sans rivale destinée à périr un jour au fond desmers avec celui qui l'avait formée. Je voulus fixer dansmon esprit une impression suprême. Je restai une heureainsi, baigné dans les effluves du plafond lumineux, etpassant en revue ces trésors resplendissant sous leursvitrines. Puis, je revins à ma chambre.

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Là, je revêtis de solides vêtements de mer. Je rassemblaimes notes et les serrai précieusement sur moi. Mon coeurbattait avec force. Je ne pouvais en comprimer lespulsations. Certainement, mon trouble, mon agitationm'eussent trahi aux yeux du capitaine Nemo.Que faisait-il en ce moment? J'écoutai à la porte de sachambre. J'entendis un bruit de pas. Le capitaine Nemoétait là. Il ne s'était pas couché. A chaque mouvement, ilme semblait qu'il allait m'apparaître et me demanderpourquoi je voulais fuir! J'éprouvais des alertesincessantes. Mon imagination les grossissait. Cetteimpression devint si poignante que je me demandai s'il nevalait pas mieux entrer dans la chambre du capitaine, levoir face à face, le braver du geste et du regard!C'était une inspiration de fou. Je me retins heureusement,et je m'étendis sur mon lit pour apaiser en moi lesagitations du corps. Mes nerfs se calmèrent un peu, mais,le cerveau surexcité, je revis dans un rapide souvenir toutemon existence à bord du Nautilus, tous les incidentsheureux ou malheureux qui l'avaient traversée depuis madisparition de l'Abraham-Lincoln, les chasses sous-marines, le détroit de Torrès, les sauvages de la Papouasie,l'échouement, le cimetière de corail, le passage de Suez,l'île de Santorin, le plongeur crétois, la baie de Vigo,l'Atlantide, la banquise, le pôle sud, l'emprisonnementdans les glaces, le combat des poulpes, la tempête duGulf-Stream, le Vengeur, et cette horrible scène duvaisseau coulé avec son équipage!... Tous ces événements

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passèrent devant mes yeux, comme ces toiles de fond quise déroulent à l'arrière-plan d'un théâtre. Alors le capitaineNemo grandissait démesurément dans ce milieu étrange.Son type s'accentuait et prenait des proportionssurhumaines. Ce n'était plus mon semblable, c'étaitl'homme des eaux, le génie des mers.Il était alors neuf heures et demie. Je tenais ma tête à deuxmains pour l'empêcher d'éclater. Je fermais les yeux. Je nevoulais plus penser. Une demi-heure d'attente encore! Unedemi-heure d'un cauchemar qui pouvait me rendre fou!En ce moment, j'entendis les vagues accords de l'orgue,une harmonie triste sous un chant indéfinissable,véritables plaintes d'une âme qui veut briser ses liensterrestres. J'écoutai par tous mes sens à la fois, respirant àpeine, plongé comme le capitaine Nemo dans ces extasesmusicales qui l'entraînaient hors des limites de ce monde.Puis, une pensée soudaine me terrifia. Le capitaine Nemoavait quitté sa chambre. Il était dans ce salon que je devaistraverser pour fuir. Là, je le rencontrerais une dernièrefois. Il me verrait, il me parlerait peut-être! Un geste de luipouvait m'anéantir, un seul mot, m'enchaîner à son bord!Cependant, dix heures allaient sonner. Le moment étaitvenu de quitter ma chambre et de rejoindre mescompagnons.Il n'y avait pas à hésiter, dût le capitaine Nemo se dresserdevant moi. J'ouvris ma porte avec précaution, etcependant, il me sembla qu'en tournant sur ses gonds, ellefaisait un bruit effrayant. Peut-être ce bruit n'existait-il

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que dans mon imagination!Je m'avançai en rampant à travers les coursives obscuresdu Nautilus, m'arrêtant à chaque pas pour comprimer lesbattements de mon coeur.J'arrivai à la porte angulaire du salon. Je l'ouvrisdoucement. Le salon était plongé dans une obscuritéprofonde. Les accords de l'orgue raisonnaient faiblement.Le capitaine Nemo était là. Il ne me voyait pas. Je croismême qu'en pleine lumière, il ne m'eût pas aperçu, tantson extase l'absorbait tout entier.Je me traînai sur le tapis, évitant le moindre heurt dont lebruit eût pu trahir ma présence. Il me fallut cinq minutespour gagner la porte du fond qui donnait sur labibliothèque.J'allais l'ouvrir, quand un soupir du capitaine Nemo mecloua sur place. Je compris qu'il se levait. Je l'entrevismême, car quelques rayons de la bibliothèque éclairéefiltraient jusqu'au salon. Il vint vers moi, les bras croisés,silencieux, glissant plutôt que marchant, comme unspectre. Sa poitrine oppressée se gonflait de sanglots. Etje l'entendis murmurer ces paroles - les dernières qui aientfrappé mon oreille:" Dieu tout puissant! assez! assez! "Était-ce l'aveu du remords qui s'échappait ainsi de laconscience de cet homme?...Éperdu, je me précipitai dans la bibliothèque. Je montail'escalier central, et, suivant la coursive supérieure,j'arrivai au canot. J'y pénétrai par l'ouverture qui avait

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déjà livré passage à mes deux compagnons." Partons! Partons! m'écriai-je.- A l'instant! " répondit le Canadien.L'orifice évidé dans la tôle du Nautilus fut préalablementfermé et boulonné au moyen d'une clef anglaise dont NedLand s'était muni. L'ouverture du canot se fermaégalement, et le Canadien commença à dévisser les écrousqui nous retenaient encore au bateau sous-marin.Soudain un bruit intérieur se fit entendre. Des voix serépondaient avec vivacité. Qu'y avait-il? S'était-on aperçude notre fuite? Je sentis que Ned Land me glissait unpoignard dans la main." Oui! murmurai-je, nous saurons mourir! "Le Canadien s'était arrêté dans son travail. Mais un mot,vingt fois répété, un mot terrible, me révéla la cause decette agitation qui se propageait à bord du Nautilus. Cen'était pas à nous que son équipage en voulait!" Maelstrom! Maelstrom! " s'écriait-il.Le Maelstrom! Un nom plus effrayant dans une situationplus effrayante pouvait-il retentir à notre oreille? Noustrouvions-nous donc sur ces dangereux parages de la côtenorvégienne? Le Nautilus était-il entraîné dans ce gouffre,au moment où notre canot allait se détacher de ses flancs?On sait qu'au moment du flux, les eaux resserrées entre lesîles Feroë et Loffoden sont précipitées avec uneirrésistible violence. Elles forment un tourbillon dontaucun navire n'a jamais pu sortir. De tous les points del'horizon accourent des lames monstrueuses. Elles forment

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ce gouffre justement appelé le " Nombril de l'Océan ",dont la puissance d'attraction s'étend jusqu'à une distancede quinze kilomètres. Là sont aspirés non seulement lesnavires, mais les baleines, mais aussi les ours blancs desrégions boréales.C'est là que le Nautilus involontairement ouvolontairement peut-être - avait été engagé par soncapitaine. Il décrivait une spirale dont le rayon diminuaitde plus en plus. Ainsi que lui, le canot, encore accroché àson flanc, était emporté avec une vitesse vertigineuse. Jele sentais. J'éprouvais ce tournoiement maladif quisuccède à un mouvement de giration trop prolongé. Nousétions dans l'épouvante, dans l'horreur portée à soncomble, la circulation suspendue, l'influence nerveuseannihilée, traversés de sueurs froides comme les sueurs del'agonie! Et quel bruit autour de notre frêle canot! Quelsmugissements que l'écho répétait à une distance deplusieurs milles! Quel fracas que celui de ces eaux briséessur les roches aiguës du fond, là où les corps les plus dursse brisent, là où les troncs d'arbres s'usent et se font " unefourrure de poils ", selon l'expression norvégienne!Quelle situation! Nous étions ballottés affreusement. LeNautilus se défendait comme un être humain. Ses musclesd'acier craquaient. Parfois il se dressait, et nous avec lui!" Il faut tenir bon, dit Ned, et revisser les écrous! Enrestant attachés au Nautilus, nous pouvons nous sauverencore...! "Il n'avait pas achevé de parler, qu'un craquement se

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produisait. Les écrous manquaient, et le canot, arraché deson alvéole, était lancé comme la pierre d'une fronde aumilieu du tourbillon.Ma tête porta sur une membrure de fer, et, sous ce chocviolent, je perdis connaissance.

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CONCLUSION

Voici la conclusion de ce voyage sous les mers. Ce qui sepassa pendant cette nuit, comment le canot échappa auformidable remous du Maelstrom, comment Ned Land,Conseil et moi, nous sortîmes du gouffre, je ne saurai ledire. Mais quand je revins à moi, j'étais couché dans lacabane d'un pêcheur des îles Loffoden. Mes deuxcompagnons, sains et saufs étaient près de moi et mepressaient les mains. Nous nous embrassâmes aveceffusion.En ce moment, nous ne pouvons songer à regagner laFrance. Les moyens de communications entre la Norvègeseptentrionale et le sud sont rares. Je suis donc forcéd'attendre le passage du bateau à vapeur qui fait le servicebimensuel du Cap Nord.C'est donc là, au milieu de ces braves gens qui nous ontrecueillis, que je revois le récit de ces aventures. Il estexact. Pas un fait n'a été omis, pas un détail n'a étéexagéré. C'est la narration fidèle de cette invraisemblableexpédition sous un élément inaccessible à l'homme, etdont le progrès rendra les routes libres un jour.Me croira-t-on? Je ne sais. Peu importe, après tout. Ce queje puis affirmer maintenant, c'est mon droit de parler deces mers sous lesquelles, en moins de dix mois j'ai franchi

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vingt mille lieues, de ce tour du monde sous-marin quim'a révélé tant de merveilles à travers le Pacifique,l'Océan Indien, la mer Rouge, la Méditerranée,l'Atlantique, les mers australes et boréales!Mais qu'est devenu le Nautilus? A-t-il résisté aux étreintesdu Maelstrom? Le capitaine Nemo vit-il encore? Poursuit-il sous l'Océan ses effrayantes représailles, ou s'est-ilarrêté devant cette dernière hécatombe? Les flotsapporteront-ils un jour ce manuscrit qui renferme toutel'histoire de sa vie? Saurai-je enfin le nom de cet homme?Le vaisseau disparu nous dira-t-il, par sa nationalité, lanationalité du capitaine Nemo?Je l'espère. J'espère également que son puissant appareila vaincu la mer dans son gouffre le plus terrible, et que leNautilus a survécu là où tant de navires ont péri! S'il enest ainsi, si le capitaine Nemo habite toujours cet Océan,sa patrie d'adoption, puisse la haine s'apaiser dans cecoeur farouche! Que la contemplation de tant demerveilles éteigne en lui l'esprit de vengeance! Que lejusticier s'efface, que le savant continue la paisibleexploration des mers! Si sa destinée est étrange, elle estsublime aussi. Ne l'ai-je pas compris par moi-même? N'ai-je pas vécu dix mois de cette existence extranaturelle?Aussi, à cette demande posée, il y a six mille ans, parl'Éccclésiaste: " Qui a jamais pu sonder les profondeurs del'abîme? " deux hommes entre tous les hommes ont ledroit de répondre maintenant. Le capitaine Nemo et moi.

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