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Jules Verne

20 000 lieues sous lesmers

− Collection Aventure −

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Table des matières20 000 lieues sous les mers.........................................................................1

Première Partie....................................................................................2Un écueil fuyant...................................................................................3Le pour et le contre............................................................................10Comme il plaira à monsieur...............................................................17Ned Land...........................................................................................24À l'aventure !.....................................................................................32À toute vapeur...................................................................................39Une baleine d'espèce inconnue..........................................................50Mobilis in mobile...............................................................................60Les colères de Ned Land...................................................................70L'homme des eaux.............................................................................79Le Nautilus........................................................................................90Tout par l'électricité...........................................................................99Quelques chiffres.............................................................................108Le fleuve noir...................................................................................117Une invitation par lettre...................................................................131Promenade en plaine........................................................................142Une forêt sous marine......................................................................149Quatre mille lieues sous le Pacifique...............................................157Vanikoro..........................................................................................166Le détroit de Torrès.........................................................................177Quelques jours à terre......................................................................187La foudre du capitaine Nemo..........................................................201Ægri somnia.....................................................................................216Le royaume du corail.......................................................................226Deuxième partie...............................................................................236L'océan indien..................................................................................237Une nouvelle proposition du capitaine Nemo.................................248Une perle de dix millions.................................................................261La mer rouge....................................................................................275Arabian−tunnel................................................................................290

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Table des matières20 000 lieues sous les mers

L'archipel grec.................................................................................301La Méditerranée en quarante−huit heures.......................................315La baie de Vigo................................................................................326Un continent disparu........................................................................337Les houilles sous−marines...............................................................349La mer de Sargasses........................................................................362Cachalots et baleines.......................................................................373La banquise......................................................................................388Le pôle sud.......................................................................................402Accident ou incident........................................................................417Faute d'air........................................................................................428Du cap Horn à l'Amazone................................................................440Les poulpes......................................................................................452Le gulf−stream.................................................................................466Par 47°24' de latitude et de 17°28 de longitude...............................479Une hécatombe................................................................................488Les dernières paroles du capitaine Nemo........................................499Conclusion.......................................................................................508

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20 000 lieues sous les mers

Auteur : Jules VerneCatégorie : Aventure

Licence : Domaine public

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Première Partie

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Un écueil fuyant

L’année 1866 fut marquée par un événement bizarre, un phénomèneinexpliqué et inexplicable que personne n’a sans doute oublié. Sans parlerdes rumeurs qui agitaient les populations des ports et surexcitaient l’espritpublic à l’intérieur des continents les gens de mer furent particulièrementémus. Les négociants, armateurs, capitaines de navires, skippers et mastersde l’Europe et de l’Amérique, officiers des marines militaires de tous pays,et, après eux, les gouvernements des divers États des deux continents, sepréoccupèrent de ce fait au plus haut point.

En effet, depuis quelque temps, plusieurs navires s’étaient rencontrés surmer avec « une chose énorme » un objet long, fusiforme, parfoisphosphorescent, infiniment plus vaste et plus rapide qu’une baleine.

Les faits relatifs à cette apparition, consignés aux divers livres de bord,s’accordaient assez exactement sur la structure de l’objet ou de l’être enquestion, la vitesse inouïe de ses mouvements, la puissance surprenante desa locomotion, la vie particulière dont il semblait doué. Si c’était un cétacé,il surpassait en volume tous ceux que la science avait classés jusqu’alors.Ni Cuvier, ni Lacépède, ni M. Dumeril, ni M. de Quatrefages n’eussentadmis l’existence d’un tel monstre — à moins de l’avoir vu, ce quis’appelle vu de leurs propres yeux de savants.A prendre la moyenne des observations faites à diverses reprises — enrejetant les évaluations timides qui assignaient à cet objet une longueur dedeux cents pieds et en repoussant les opinions exagérées qui le disaientlarge d’un mille et long de trois — on pouvait affirmer, cependant, que cetêtre phénoménal dépassait de beaucoup toutes les dimensions admisesjusqu’à ce jour par les ichtyologistes — s’il existait toutefois.

Or, il existait, le fait en lui−même n’était plus niable, et, avec ce penchantqui pousse au merveilleux la cervelle humaine, on comprendra l’émotion

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produite dans le monde entier par cette surnaturelle apparition. Quant à larejeter au rang des fables, il fallait y renoncer.

En effet, le 20 juillet 1866, le steamer Governor−Higginson, de Calcuttaand Burnach steam navigation Company, avait rencontré cette massemouvante à cinq milles dans l’est des côtes de l’Australie. Le capitaineBaker se crut, tout d’abord, en présence d’un écueil inconnu ; il sedisposait même à en déterminer la situation exacte, quand deux colonnesd’eau, projetées par l’inexplicable objet, s’élancèrent en sifflant à centcinquante pieds dans l’air. Donc, à moins que cet écueil ne fût soumis auxexpansions intermittentes d’un geyser, le Governor−Higginson avaitaffaire bel et bien à quelque mammifère aquatique, inconnu jusque−là, quirejetait par ses évents des colonnes d’eau, mélangées d’air et de vapeur.Pareil fait fut également observé le 23 juillet de la même année, dans lesmers du Pacifique, par le Cristobal−Colon, de West India and Pacificsteam navigation Company. Donc, ce cétacé extraordinaire pouvait setransporter d’un endroit à un autre avec une vélocité surprenante, puisque àtrois jours d’intervalle, le Governor−Higginson et le Cristobal−Colonl’avaient observé en deux points de la carte séparés par une distance deplus de sept cents lieues marines. Quinze jours plus tard, à deux millelieues de là l’Helvetia, de la Compagnie Nationale, et le Shannon, duRoyal−Mail, marchant à contrebord dans cette portion de l’Atlantiquecomprise entre les États−Unis et l’Europe, se signalèrent respectivement lemonstre par 42°15’de latitude nord, et 60°35’de longitude à l’ouest duméridien de Greenwich. Dans cette observation simultanée, on crutpouvoir évaluer la longueur minimum du mammifère à plus de trois centcinquante pieds anglais, puisque le Shannon et l’Helvetia étaient dedimension inférieure à lui, bien qu’ils mesurassent cent mètres de l’étraveà l’étambot. Or, les plus vastes baleines, celles qui fréquentent les paragesdes îles Aléoutiennes, le Kulammak et l’Umgullick, n’ont jamais dépasséla longueur de cinquante−six mètres, — si même elles l’atteignent.Ces rapports arrivés coup sur coup, de nouvelles observations faites à borddu transatlantique le Pereire, un abordage entre l’Etna, de la ligne Inman,et le monstre, un procès−verbal dressé par les officiers de la frégatefrançaise la Normandie, un très sérieux relèvement obtenu par l’état−major

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du commodore Fitz−James à bord du Lord−Clyde, émurent profondémentl’opinion publique. Dans les pays d’humeur légère, on plaisanta lephénomène, mais les pays graves et pratiques, l’Angleterre, l’Amérique,l’Allemagne, s’en préoccupèrent vivement.

Partout dans les grands centres, le monstre devint à la mode ; on le chantadans les cafés, on le bafoua dans les journaux, on le joua sur les théâtres.Les canards eurent là une belle occasion de pondre des oeufs de toutecouleur. On vit réapparaître dans les journaux — à court de copie — tousles êtres imaginaires et gigantesques, depuis la baleine blanche, le terrible« Moby Dick » des régions hyperboréennes, jusqu’au Kraken démesuré,dont les tentacules peuvent enlacer un bâtiment de cinq cents tonneaux etl’entraîner dans les abîmes de l’Océan. On reproduisit même lesprocès−verbaux des temps anciens les opinions d’Aristote et de Pline, quiadmettaient l’existence de ces monstres, puis les récits norvégiens del’évêque Pontoppidan, les relations de Paul Heggede, et enfin les rapportsde M. Harrington, dont la bonne foi ne peut être soupçonnée, quand ilaffirme avoir vu, étant à bord du Castillan, en 1857, cet énorme serpent quin’avai t jamais f réquenté jusqu’alors que les mers de l ’ancienConstitutionnel.Alors éclata l’interminable polémique des crédules et des incrédules dansles sociétés savantes et les journaux scientifiques. La « question dumonstre » enflamma les esprits. Les journalistes, qui font profession descience en lutte avec ceux qui font profession d’esprit, versèrent des flotsd’encre pendant cette mémorable campagne ; quelques−uns même, deuxou trois gouttes de sang, car du serpent de mer, ils en vinrent auxpersonnalités les plus offensantes.

Six mois durant, la guerre se poursuivit avec des chances diverses. Auxarticles de fond de l’Institut géographique du Brésil, de l’Académie royaledes sciences de Berlin, de l’Association Britannique, de l’InstitutionSmithsonnienne de Washington, aux discussions du The IndianArchipelago, du Cosmos de l’abbé Moigno, des Mittheilungen dePetermann, aux chroniques scientifiques des grands journaux de la Franceet de l’étranger, la petite presse ripostait avec une verve intarissable. Ses

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spirituels écrivains parodiant un mot de Linné, cité par les adversaires dumonstre, soutinrent en effet que « la nature ne faisait pas de sots », et ilsadjurèrent leurs contemporains de ne point donner un démenti à la nature,en admettant l’existence des Krakens, des serpents de mer, des « MobyDick », et autres élucubrations de marins en délire. Enfin, dans un articled’un journal satirique très redouté, le plus aimé de ses rédacteurs, brochantsur le tout, poussa au monstre, comme Hippolyte, lui porta un dernier coupet l’acheva au milieu d’un éclat de rire universel. L’esprit avait vaincu lascience.Pendant les premiers mois de l’année 1867, la question parut être enterrée,et elle ne semblait pas devoir renaître, quand de nouveaux faits furentportés à la connaissance du public. Il ne s’agit plus alors d’un problèmescientifique à résoudre, mais bien d’un danger réel sérieux à éviter. Laquestion prit une tout autre face. Le monstre redevint îlot, rocher, écueil,mais écueil fuyant, indéterminable, insaisissable.

Le 5 mars 1867, le Moravian, de Montréal Océan Company, se trouvantpendant la nuit par 27°30’de latitude et 72°15’de longitude, heurta de sahanche de tribord un roc qu’aucune carte ne marquait dans ces parages.Sous l’effort combiné du vent et de ses quatre cents chevaux−vapeur, ilmarchait à la vitesse de treize noeuds. Nul doute que sans la qualitésupérieure de sa coque, le Moravian, ouvert au choc, ne se fût engloutiavec les deux cent trente−sept passagers qu’il ramenait du Canada.

L’accident était arrivé vers cinq heures du matin, lorsque le jourcommençait à poindre. Les officiers de quart se précipitèrent à l’arrière dubâtiment. Ils examinèrent l’Océan avec la plus scrupuleuse attention. Ils nevirent rien, si ce n’est un fort remous qui brisait à trois encablures, commesi les nappes liquides eussent été violemment battues. Le relèvement dulieu fut exactement pris, et le Moravian continua sa route sans avariesapparentes. Avait−il heurté une roche sous−marine, ou quelque énormeépave d’un naufrage ? On ne put le savoir ; mais, examen fait de sa carènedans les bassins de radoub, il fut reconnu qu’une partie de la quille avaitété brisée.

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Ce fait, extrêmement grave en lui−même, eût peut−être été oublié commetant d’autres, si, trois semaines après, il ne se fût reproduit dans desconditions identiques. Seulement, grâce à la nationalité du navire victimede ce nouvel abordage, grâce à la réputation de la Compagnie à laquelle cenavire appartenait, l’événement eut un retentissement immense.

Personne n’ignore le nom du célèbre armateur anglais Cunard. Cetintelligent industriel fonda, en 1840, un service postal entre Liverpool etHalifax, avec trois navires en bois et à roues d’une force de quatre centschevaux, et d’une jauge de onze cent soixante−deux tonneaux. Huit ansaprès, le matériel de la Compagnie s’accroissait de quatre navires de sixcent cinquante chevaux et de dix−huit cent vingt tonnes, et, deux ans plustard, de deux autres bâtiments supérieurs en puissance et en tonnage. En1853, la compagnie Cunard, dont le privilège pour le transport desdépêches venait d’être renouvelé, ajouta successivement à son matériell’Arabia, le Persia, le China, le Scotia, le Java, le Russia, tous navires depremière marche, et les plus vastes qui, après le Great−Eastern, eussentjamais sillonné les mers. Ainsi donc, en 1867, la Compagnie possédaitdouze navires, dont huit à roues et quatre à hélices.Si je donne ces détails très succincts, c’est afin que chacun sache bienquelle est l’importance de cette compagnie de transports maritimes, connuedu monde entier pour son intelligente gestion. Nulle entreprise denavigation transocéanienne n’a été conduite avec plus d’habileté ; nulleaffaire n’a été couronnée de plus de succès. Depuis vingt−six ans, lesnavires Cunard ont traversé deux mille fois l’Atlantique, et jamais unvoyage n’a été manqué, jamais un retard n’a eu lieu, jamais ni une lettre, niun homme, ni un bâtiment n’ont été perdus. Aussi, les passagerschoisissent−ils encore, malgré la concurrence puissante que lui fait laFrance, la ligne Cunard de préférence à toute autre, ainsi qu’il appert d’unrelevé fait sur les documents officiels des dernières années. Ceci dit,personne ne s’étonnera du retentissement que provoqua l’accident arrivé àl’un de ses plus beaux steamers.

Le 13 avril 1867, la mer étant belle, la brise maniable, le Scotia se trouvaitpar 15°12’de longitude et 45°37’de latitude. Il marchait avec une vitesse de

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treize noeuds quarante−trois centièmes sous la poussée de ses millechevaux−vapeur. Ses roues battaient la mer avec une régularité parfaite.Son tirant d’eau était alors de six mètres soixante−dix centimètres, et sondéplacement de six mille six cent vingt−quatre mètres cubes.A quatre heures dix−sept minutes du soir, pendant le lunch des passagersréunis dans le grand salon, un choc, peu sensible, en somme, se produisitsur la coque du Scotia, par sa hanche et un peu en arrière de la roue debâbord.

Le Scotia n’avait pas heurté, il avait été heurté, et plutôt par un instrumenttranchant ou perforant que contondant. L’abordage avait semblé si légerque personne ne s’en fût inquiété à bord, sans le cri des caliers quiremontèrent sur le pont en s’écriant :

« Nous coulons ! nous coulons ! »

Tout d’abord, les passagers furent très effrayés ; mais le capitaineAnderson se hâta de les rassurer. En effet, le danger ne pouvait êtreimminent. Le Scotia, divisé en sept compartiments par des cloisonsétanches, devait braver impunément une voie d’eau.

Le capitaine Anderson se rendit immédiatement dans la cale. Il reconnutque le cinquième compartiment avait été envahi par la mer, et la rapidité del’envahissement prouvait que la voie d’eau était considérable. Fortheureusement, ce compartiment ne renfermait pas les chaudières, car lesfeux se fussent subitement éteints.Le capitaine Anderson fit stopper immédiatement, et l’un des matelotsplongea pour reconnaître l’avarie. Quelques instants après, on constataitl’existence d’un trou large de deux mètres dans la carène du steamer. Unetelle voie d’eau ne pouvait être aveuglée, et le Scotia, ses roues à deminoyées, dut continuer ainsi son voyage. Il se trouvait alors à trois centmille du cap Clear, et après trois jours d’un retard qui inquiéta vivementLiverpool, il entra dans les bassins de la Compagnie.

Les ingénieurs procédèrent alors à la visite du Scotia, qui fut mis en cale

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sèche. Ils ne purent en croire leurs yeux. A deux mètres et demiau−dessous de la flottaison s’ouvrait une déchirure régulière, en forme detriangle isocèle. La cassure de la tôle était d’une netteté parfaite, et ellen’eût pas été frappée plus sûrement à l’emporte−pièce. Il fallait donc quel’outil perforant qui l’avait produite fût d’une trempe peu commune — etaprès avoir été lancé avec une force prodigieuse, ayant ainsi perce une tôlede quatre centimètres, il avait dû se retirer de lui−même par un mouvementrétrograde et vraiment inexplicable.

Tel était ce dernier fait, qui eut pour résultat de passionner à nouveaul’opinion publique. Depuis ce moment, en effet, les sinistres maritimes quin’avaient pas de cause déterminée furent mis sur le compte du monstre. Cefantastique animal endossa la responsabilité de tous ces naufrages, dont leombre est malheureusement considérable ; car sur trois mille navires dontla perte est annuellement relevée au Bureau−Veritas, le chiffre des naviresà vapeur ou à voiles, supposés perdus corps et biens par suite d’absence denouvelles, ne s’élève pas à moins de deux cents !

Or, ce fut le « monstre » qui, justement ou injustement, fut accusé de leurdisparition, et, grâce à lui, les communications entre les divers continentsdevenant de plus en plus dangereuses, le public se déclara et demandacatégoriquement que les mers fussent enfin débarrassées et à tout prix dece formidable cétacé.

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Le pour et le contre

A l’époque où ces événements se produisirent, je revenais d’uneexploration scientifique entreprise dans les mauvaises terres du Nebraska,aux États−Unis. En ma qualité de professeur−suppléant au Muséumd’histoire naturelle de Paris, le gouvernement français m’avait joint à cetteexpédition. Après six mois passés dans le Nebraska, chargé de précieusescollections, j’arrivai à New York vers la fin de mars. Mon départ pour laFrance était fixé aux premiers jours de mai. Je m’occupais donc, enattendant, de classer mes richesses minéralogiques, botaniques etzoologiques, quand arriva l’incident du Scotia.

J’étais parfaitement au courant de la question à l’ordre du jour, et commentne l’aurais−je pas été ? J’avais lu et relu tous les journaux américains eteuropéens sans être plus avancé. Ce mystère m’intriguait. Dansl’impossibilité de me former une opinion, je flottais d’un extrême à l’autre.Qu’il y eut quelque chose, cela ne pouvait être douteux, et les incrédulesétaient invités à mettre le doigt sur la plaie du Scotia.

A mon arrivée à New York, la question brûlait. L’hypothèse de l’îlotflottant, de l’écueil insaisissable, soutenue par quelques esprits peucompétents, était absolument abandonnée. Et, en effet, à moins que cetécueil n’eût une machine dans le ventre, comment pouvait−il se déplaceravec une rapidité si prodigieuse ?De même fut repoussée l’existence d’une coque flottante, d’une énormeépave, et toujours à cause de la rapidité du déplacement.

Restaient donc deux solutions possibles de la question, qui créaient deuxclans très distincts de partisans : d’un côté, ceux qui tenaient pour unmonstre d’une force colossale ; de l’autre, ceux qui tenaient pour un bateau« sous−marin » d’une extrême puissance motrice.

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Or, cette dernière hypothèse, admissible après tout, ne put résister auxenquêtes qui furent poursuivies dans les deux mondes. Qu’un simpleparticulier eût à sa disposition un tel engin mécanique, c’était peuprobable. Où et quand l’eut−il fait construire, et comment aurait−il tenucette construction secrète ?

Seul, un gouvernement pouvait posséder une pareille machine destructive,et, en ces temps désastreux où l’homme s’ingénie à multiplier la puissancedes armes de guerre, il était possible qu’un État essayât à l’insu des autresce formidable engin. Après les chassepots, les torpilles, après les torpilles,les béliers sous−marins, puis la réaction. Du moins, je l’espère.Mais l’hypothèse d’une machine de guerre tomba encore devant ladéclaration des gouvernements. Comme il s’agissait là d’un intérêt public,puisque les communications transocéaniennes en souffraient, la franchisedes gouvernements ne pouvait être mise en doute. D’ailleurs, commentadmettre que la construction de ce bateau sous−marin eût échappé auxyeux du public ? Garder le secret dans ces circonstances est très difficilepour un particulier, et certainement impossible pour un Etat dont tous lesactes sont obstinément surveillés par les puissances rivales.

Donc, après enquêtes faites en Angleterre, en France, en Russie, en Prusse,en Espagne, en Italie, en Amérique, voire même en Turquie, l’hypothèsed’un Monitor sous−marin fut définitivement rejetée.

A mon arrivée à New York, plusieurs personnes m’avaient fait l’honneurde me consulter sur le phénomène en question. J’avais publié en France unouvrage in−quarto en deux volumes intitulé : Les Mystères des grandsfonds sous−marins. Ce livre, particulièrement goûté du monde savant,faisait de moi un spécialiste dans cette partie assez obscure de l’histoirenaturelle. Mon avis me fut demandé. Tant que je pus nier du fait, je merenfermai dans une absolue négation. Mais bientôt, collé au mur, je dusm’expliquer catégoriquement. Et même, « l’honorable Pierre Aronnax,professeur au Muséum de Paris », fut mis en demeure par le NewYork−Herald de formuler une opinion quelconque.Je m’exécutai. Je parlai faute de pouvoir me taire. Je discutai la question

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sous toutes ses faces, politiquement et scientifiquement, et je donne ici unextrait d’un article très nourri que je publiai dans le numéro du 30 avril.

« Ainsi donc, disais−je, après avoir examiné une à une les diverseshypothèses, toute autre supposition étant rejetée, il faut nécessairementadmettre l’existence d’un animal marin d’une puissance excessive.

« Les grandes profondeurs de l’Océan nous sont totalement inconnues. Lasonde n’a su les atteindre. Que se passe−t−il dans ces abîmes reculés ?Quels êtres habitent et peuvent habiter à douze ou quinze millesau−dessous de la surface des eaux ? Quel est l’organisme de ces animaux ?On saurait à peine le conjecturer.

« Cependant, la solution du problème qui m’est soumis peut affecter laforme du dilemme.

« Ou nous connaissons toutes les variétés d’êtres qui peuplent notreplanète, ou nous ne les connaissons pas.« Si nous ne les connaissons pas toutes, si la nature a encore des secretspour nous en ichtyologie, rien de plus acceptable que d’admettrel’existence de poissons ou de cétacés, d’espèces ou même de genresnouveaux, d’une organisation essentiellement « fondrière », qui habitentles couches inaccessibles à la sonde, et qu’un événement quelconque, unefantaisie, un caprice, si l’on veut, ramène à de longs intervalles vers leniveau supérieur de l’Océan.

« Si, au contraire, nous connaissons toutes les espèces vivantes, il fautnécessairement chercher l’animal en question parmi les êtres marins déjàcatalogués, et dans ce cas, je serai disposé à admettre l’existence d’unNarwal géant.« Le narwal vulgaire ou licorne de mer atteint souvent une longueur desoixante pieds. Quintuplez, décuplez même cette dimension, donnez à cecétacé une force proportionnelle à sa taille, accroissez ses armesoffensives, et vous obtenez l’animal voulu. Il aura les proportionsdéterminées par les Officiers du Shannon, l’instrument exigé par la

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perforation du Scotia, et la puissance nécessaire pour entamer la coqued’un steamer.

« En effet, le narwal est armé d’une sorte d’épée d’ivoire, d’unehallebarde, suivant l’expression de certains naturalistes. C’est une dentprincipale qui a la dureté de l’acier. On a trouvé quelques−unes de cesdents implantées dans le corps des baleines que le narwal attaque toujoursavec succès.D’autres ont été arrachées, non sans peine, de carènes de vaisseauxqu’ellesavaient percées d’outre en outre, comme un foret perce un tonneau. Lemusée de la Faculté de médecine de Paris possède une de ces défenseslongue de deux mètres vingt−cinq centimètres, et large de quarante−huitcentimètres à sa base !

« Eh bien ! supposez l’arme dix fois plus forte, et l’animal dix fois pluspuissant, lancez−le avec une rapidité de vingt milles à l’heure, multipliezsa masse par sa vitesse, et vous obtenez un choc capable de produire lacatastrophe demandée.

« Donc, jusqu’à plus amples informations, j’opinerais pour une licorne demer, de dimensions colossales, armée, non plus d’une hallebarde, maisd’un véritable éperon comme les frégates cuirassées ou les « rams » deguerre, dont elle aurait à la fois la masse et la puissance motrice.

« Ainsi s’expliquerait ce phénomène inexplicable — à moins qu’il n’y aitrien, en dépit de ce qu’on a entrevu, vu, senti et ressenti — ce qui estencore possible ! »

Ces derniers mots étaient une lâcheté de ma part ; mais je voulais jusqu’àun certain point couvrir ma dignité de professeur, et ne pas trop prêter àrire aux Américains, qui rient bien, quand ils rient. Je me réservais uneéchappatoire.Au fond, j’admettais l’existence du « monstre ».

Mon art ic le fut chaudement discuté, ce qui lu i valut un grand

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retentissement. Il rallia un certain nombre de partisans. La solution qu’ilproposait, d’ailleurs, laissait libre carrière à l’imagination. L’esprit humainse plaît à ces conceptions grandioses d’êtres surnaturels. Or la mer estprécisément leur meilleur véhicule, le seul milieu où ces géants prèsdesquels les animaux terrestres, éléphants ou rhinocéros, ne sont que desnains — puissent se produire et se développer. Les masses liquidestransportent les plus grandes espèces connues de mammifères, et peut−êtrerecèlent−elles des mollusques d’une incomparable taille, des crustacéseffrayants à contempler, tels que seraient des homards de cent mètres oudes crabes pesant deux cents tonnes ! Pourquoi nous ? Autrefois, lesanimaux terrestres, contemporains des époques géologiques, lesquadrupèdes, les quadrumanes, les reptiles, les oiseaux étaient construitssur des gabarits gigantesques. Le Créateur les avait jetés dans un moulecolossal que le temps a réduit peu à peu. Pourquoi la mer, dans sesprofondeurs ignorées, n’aurait−elle pas gardé ces vastes échantillons de lavie d’un autre âge, elle qui ne se modifie jamais, alors que le noyauterrestre change presque incessamment ? Pourquoi ne cacherait−elle pasdans son sein les dernières variétés de ces espèces titanesques, dont lesannées sont des siècles, et les siècles des millénaires ?Mais je me laisse entraîner à des rêveries qu’il ne m’appartient plusd’entretenir ! Trêve à ces chimères que le temps a changées pour moi enréalités terribles. Je le répète, l’opinion se fit alors sur la nature duphénomène, et le public admit sans conteste l’existence d’un êtreprodigieux qui n’avait rien de commun avec les fabuleux serpents de mer.

Mais si les uns ne virent là qu’un problème purement scientifique àrésoudre, les autres, plus positifs, surtout en Amérique et en Angleterre,furent d’avis de purger l’Océan de ce redoutable monstre, afin de rassurerles communications transocéaniennes. Les journaux industriels etcommerciaux traitèrent la question principalement à ce point de vue. LaShipping and Mercantile Gazette, le Lloyd, le Paquebot, la Revue maritimeet coloniale, toutes les feuilles dévouées aux Compagnies d’assurances quimenaçaient d’élever le taux de leurs primes, furent unanimes sur ce point.

L’opinion publique s’étant prononcée, les États de l’Union se déclarèrent

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les premiers. On fit à New York les préparatifs d’une expédition destinée àpoursuivre le narwal. Une frégate de grande marche l’Abraham−Lincoln,se mit en mesure de prendre la mer au plus tôt. Les arsenaux furent ouvertsau commandant Farragut, qui pressa activement l’armement de sa frégate.Précisément, et ainsi que cela arrive toujours, du moment que l’on se futdécidé à poursuivre le monstre, le monstre ne reparut plus. Pendant deuxmois, personne n’en entendit parler. Aucun navire ne le rencontra. Ilsemblait que cette Licorne eût connaissance des complots qui se tramaientcontre elle. On en avait tant causé, et même par le câble transatlantique !Aussi les plaisants prétendaient−ils que cette fine mouche avait arrêté aupassage quelque télégramme dont elle faisait maintenant son profit.

Donc, la frégate armée pour une campagne lointaine et pourvue deformidables engins de pêche, on ne savait plus où la diriger. Etl’impatience allait croissant, quand, le 2 juillet, on apprit qu’un steamer dela ligne de San Francisco de Californie à Shangaï avait revu l’animal, troissemaines auparavant, dans les mers septentrionales du Pacifique.

L’émotion causée par cette nouvelle fut extrême. On n’accorda pasvingt−quatre heures de répit au commandant Farragut. Ses vivres étaientembarques. Ses soutes regorgeaient de charbon. Pas un homme nemanquait à son rôle d’équipage. Il n’avait qu’à allumer ses fourneaux, àchauffer, à démarrer ! On ne lui eût pas pardonné une demi−journée deretard ! D’ailleurs, le commandant Farragut ne demandait qu’à partir.Trois heures avant que l’Abraham−Lincoln ne quittât la pier de Brooklyn,je reçus une lettre libellée en ces termes :

Monsieur Aronnax, professeur au Muséum de Paris, Fifth Avenue hotel.

New York.

« Monsieur,

Si vous voulez vous joindre à l’expédition de l’Abraham−Lincoln, legouvernement de l’Union verra avec plaisir que la France soit représentée

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par vous dans cette entreprise. Le commandant Farragut tient une cabineà votre disposition.

Très cordialement, votre J. −B. HOBSON,Secrétaire de la marine. »

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Comme il plaira à monsieur

Trois secondes avant l’arrivée de la lettre de J. −B. Hobson, je ne songeaispas plus a poursuivre la Licorne qu’à tenter le passage du nord−ouest.Trois secondes après avoir lu la lettre de l’honorable secrétaire de lamarine, je comprenais enfin que ma véritable vocation, l’unique but de mavie, était de chasser ce monstre inquiétant et d’en purger le monde.

Cependant, je revenais d’un pénible voyage, fatigué, avide de repos. Jen’aspirais plus qu’à revoir mon pays, mes amis, mon petit logement duJardin des Plantes, mes chères et précieuses collections ! Mais rien ne putme retenir. J’oubliai tout, fatigues, amis, collections, et j’acceptai sans plusde réflexions l’offre du gouvernement américain.

« D’ailleurs, pensai−je, tout chemin ramène en Europe, et la Licorne seraassez aimable pour m’entraîner vers les côtes de France ! Ce digne animalse laissera prendre dans les mers d’Europe — pour mon agrémentpersonnel — et je ne veux pas rapporter moins d’un demi mètre de sahallebarde d’ivoire au Muséum d’histoire naturelle. »

Mais, en attendant, il me fallait chercher ce narwal dans le nord de l’océanPacifique ; ce qui, pour revenir en France, était prendre le chemin desantipodes.

« Conseil ! » criai−je d’une voix impatiente.Conseil était mon domestique. Un garçon dévoué qui m’accompagnaitdans tous mes voyages ; un brave Flamand que j’aimais et qui me lerendait bien, un être phlegmatique par nature, régulier par principe, zélépar habitude, s’étonnant peu des surprises de la vie, très adroit de sesmains, apte à tout service, et, en dépit de son nom, ne donnant jamais deconseils — même quand on ne lui en demandait pas.

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A se frotter aux savants de notre petit monde du Jardin des Plantes, Conseilen était venu à savoir quelque chose. J’avais en lui un spécialiste, très ferrésur la classification en histoire naturelle, parcourant avec une agilitéd’acrobate toute l’échelle des embranchements des groupes, des classes,des sous−classes, des ordres, des familles, des genres, des sous−genres, desespèces et des variétés. Mais sa science s’arrêtait là. Classer, c’était sa vie,et i l n’en savait pas davantage. Très versé dans la théorie de laclassification, peu dans la pratique, il n’eût pas distingué, je crois, uncachalot d’une baleine ! Et cependant, quel brave et digne garçon !

Conseil, jusqu’ici et depuis dix ans, m’avait suivi partout où m’entraînaitla science. Jamais une réflexion de lui sur la longueur ou la fatigue d’unvoyage. Nulle objection à boucler sa valise pour un pays quelconque,Chine ou Congo, si éloigné qu’il fût. Il allait là comme ici, sans endemander davantage. D’ailleurs d’une belle santé qui défiait toutes lesmaladies ; des muscles solides, mais pas de nerfs, pas l’apparence de nerfsau moral, s’entend.

Ce garçon avait trente ans, et son âge était à celui de son maître commequinze est à vingt. Qu’on m’excuse de dire ainsi que j’avais quarante ans.

Seulement, Conseil avait un défaut. Formaliste enragé il ne me parlaitjamais qu’à la troisième personne — au point d’en être agaçant.

« Conseil ! » répétai−je, tout en commençant d’une main fébrile mespréparatifs de départ.

Certainement, j’étais sûr de ce garçon si dévoué. D’ordinaire, je ne luidemandais jamais s’il lui convenait ou non de me suivre dans mesvoyages, mais cette fois, il s’agissait d’une expédition qui pouvaitindéfiniment se prolonger, d’une entreprise hasardeuse, à la poursuite d’unanimal capable de couler une frégate comme une coque de noix ! Il y avaitlà matière à réflexion, même pour l’homme le plus impassible du monde !Qu’allait dire Conseil ?

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« Conseil ! » criai−je une troisième fois.

Conseil parut.« Monsieur m’appelle ? dit−il en entrant.

— Oui, mon garçon. Prépare−moi, prépare−toi. Nous partons dans deuxheures.

— Comme il plaira à monsieur, répondit tranquillement Conseil.

— Pas un instant à perdre. Serre dans ma malle tous mes ustensiles devoyage, des habits, des chemises, des chaussettes, sans compter, mais leplus que tu pourras, et hâte−toi !

— Et les collections de monsieur ? fit observer Conseil.

— On s’en occupera plus tard.

— Quoi ! les archiotherium, les hyracotherium, les oréodons, leschéropotamus et autres carcasses de monsieur ?

— On les gardera à l’hôtel.

— Et le babiroussa vivant de monsieur ?

— On le nourrira pendant notre absence. D’ailleurs, je donnerai l’ordre denous expédier en France notre ménagerie.

— Nous ne retournons donc pas à Paris ? demanda Conseil.

— Si... certainement... répondis−je évasivement, mais en faisant uncrochet.

— Le crochet qui plaira à monsieur.

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— Oh ! ce sera peu de chose ! Un chemin un peu moins direct, voilà tout.Nous prenons passage sur l’Abraham−Lincoln...— Comme il conviendra à monsieur, répondit paisiblement Conseil.

— Tu sais, mon ami, il s’agit du monstre... du fameux narwal... Nousallons en purger les mers ! ... L’auteur d’un ouvrage in−quarto en deuxvolumes sur les Mystères des grands fonds sous−marins ne peut sedispenser de s’embarquer avec le commandant Farragut. Missionglorieuse, mais... dangereuse aussi ! On ne sait pas où l’on va ! Cesbêtes−là peuvent être très capricieuses ! Mais nous irons quand même !Nous avons un commandant qui n’a pas froid aux yeux ! ...

— Comme fera monsieur, je ferai, répondit Conseil.

— Et songes−y bien ! car je ne veux rien te cacher. C’est là un de cesvoyages dont on ne revient pas toujours !

— Comme il plaira à monsieur. »

Un quart d’heure après, nos malles étaient prêtes. Conseil avait fait en untour de main, et j’étais sûr que rien ne manquait, car ce garçon classait leschemises et les habits aussi bien que les oiseaux ou les mammifères.

L’ascenseur de l’hôtel nous déposa au grand vestibule de l’entresol. Jedescendis les quelques marches qui conduisaient au rez−de−chaussée. Jeréglai ma note à ce vaste comptoir toujours assiégé par une fouleconsidérable. Je donnai l’ordre d’expédier pour Paris (France) mes ballotsd’animaux empaillés et de plantes desséchées. Je fis ouvrir un créditsuffisant au babiroussa, et, Conseil me suivant, je sautai dans une voiture.

Le véhicule à vingt francs la course descendit Broadway jusqu’àUnion−square, suivi t Fourth−avenue jusqu’à sa jonct ion avecBowery−street, prit Katrin−street et s’arrêta à la trente−quatrième pier. Là,le Katrinferryboat nous transporta, hommes, chevaux et voiture, àBrooklyn, la grande annexe de New York, située sur la rive gauche de la

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rivière de l’Est, et en quelques minutes, nous arrivions au quai près duquell’Abraham−Lincoln vomissait par ses deux cheminées des torrents defumée noire.Nos bagages furent immédiatement transbordés sur le pont de la frégate. Jeme précipitai à bord. Je demandai le commandant Farragut. Un desmatelots me conduisit sur la dunette, où je me trouvai en présence d’unofficier de bonne mine qui me tendit la main.

« Monsieur Pierre Aronnax ? me dit−il.

— Lui−même, répondis−je. Le commandant Farragut ?

— En personne. Soyez le bienvenu, monsieur le professeur. Votre cabinevous attend. »

Je saluai, et laissant le commandant aux soins de son appareillage, je mefis conduire à la cabine qui m’était destinée.

L’Abraham−Lincoln avait été parfaitement choisi et aménagé pour sadestination nouvelle. C’était une frégate de grande marche, munied’appareils surchauffeurs, qui permettaient de porter à sept atmosphères latension de sa vapeur. Sous cette pression, l’Abraham−Lincoln atteignaitune vitesse moyenne de dix−huit milles et trois dixièmes à l’heure, vitesseconsidérable, mais cependant insuffisante pour lutter avec le gigantesquecétacé.Les aménagements intérieurs de la frégate répondaient à ses qualitésnautiques. Je fus très satisfait de ma cabine, située à l’arrière, qui s’ouvraitsur le carré des officiers.

« Nous serons bien ici, dis−je à Conseil.

— Aussi bien, n’en déplaise à monsieur, répondit Conseil, qu’unbernard−l’ermite dans la coquille d’un buccin. »

Je laissai Conseil arrimer convenablement nos malles, et je remontai sur le

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pont afin de suivre les préparatifs de l’appareillage.

A ce moment, le commandant Farragut faisait larguer les dernières amarresqui retenaient l’Abraham−Lincoln à la pier de Brooklyn. Ainsi donc, unquart d’heure de retard, moins même, et la frégate partait sans moi, et jemanquais cette expédition extraordinaire, surnaturelle, invraisemblable,dont le récit véridique pourra bien trouver cependant quelques incrédules.

Mais le commandant Farragut ne voulait perdre ni un jour, ni une heurepour rallier les mers dans lesquelles l’animal venait d’être signalé. Il fitvenir son ingénieur.

« Sommes−nous en pression ? lui demanda−t−il.

— Oui, monsieur, répondit l’ingénieur.

— Go ahead », cria le commandant Farragut.

A cet ordre, qui fut transmis à la machine au moyen d’appareils à aircomprimé, les mécaniciens firent agir la roue de la mise en train. La vapeursiffla en se précipitant dans les tiroirs entr’ouverts. Les longs pistonshorizontaux gémirent et poussèrent les bielles de l’arbre. Les branches del ’hé l i ce ba t t i ren t l es f l o t s avec une rap id i té c ro i ssan te , e tl’Abraham−lincoln s’avança majestueusement au milieu d’une centaine deferry−boats et de tenders chargés de spectateurs, qui lui faisaient cortège.

Les quais de Brooklyn et toute la partie de New York qui borde la rivièrede l’Est étaient couverts de curieux. Trois hurrahs, partis de cinq cent millepoitrines. éclatèrent successivement. Des milliers de mouchoirs s’agitèrentau−dessus de la masse compacte et saluèrent l’Abraham−Lincoln jusqu’àson arrivée dans les eaux de l’Hudson, à la pointe de cette presqu’îleallongée qui forme la ville de New York.

Alors, la frégate, suivant du côté de New−Jersey l’admirable rive droite dufleuve toute chargée de villas, passa entre les forts qui la saluèrent de leurs

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plus gros canons. L’Abraham−Lincoln répondit en amenant et en hissantt ro is fo is le pavi l lon amér ica in, dont les t rente−neuf éto i lesresplendissaient à sa corne d’artimon ; puis, modifiant sa marche pourprendre le chenal balisé qui s’arrondit dans la baie intérieure formée par lapointe de Sandy−Hook, il rasa cette langue sablonneuse où quelquesmilliers de spectateurs l’acclamèrent encore une fois.

Le cortège des boats et des tenders suivait toujours la frégate, et il ne laquitta qu’à la hauteur du light−boat dont les deux feux marquent l’entréedes passes de New York.

Trois heures sonnaient alors. Le pilote descendit dans son canot, etrejoignit la petite goélette qui l’attendait sous le vent. Les feux furentpoussés ; l’hélice battit plus rapidement les flots ; la frégate longea la côtejaune et basse de Long−lsland, et, à huit heures du soir, après avoir perdudans le nord−ouest les feux de Fire−lsland, elle courut à toute vapeur surles sombres eaux de l’Atlantique.

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Ned Land

Le commandant Farragut était un bon marin, digne de la frégate qu’ilcommandait. Son navire et lui ne faisaient qu’un. Il en était l’âme. Sur laquestion du cétacé, aucun doute ne s’élevait dans son esprit, et il nepermettait pas que l’existence de l’animal fût discutée à son bord. Il ycroyait comme certaines bonnes femmes croient au Léviathan par foi, nonpar raison. Le monstre existait, il en délivrerait les mers, il l’avait juré.C’était une sorte de chevalier de Rhodes, un Dieudonné de Gozon,marchant à la rencontre du serpent qui désolait son île. Ou le commandantFarragut tuerait le narwal, ou le narwal tuerait le commandant Farragut.Pas de milieu.

Les officiers du bord partageaient l’opinion de leur chef. Il fallait lesentendre causer, discuter, disputer, calculer les diverses chances d’unerencontre, et observer la vaste étendue de l’Océan. Plus d’un s’imposait unquart volontaire dans les barres de perroquet, qui eût maudit une tellecorvée en toute autre circonstance. Tant que le soleil décrivait son arcdiurne, la mâture était peuplée de matelots auxquels les planches du pontbrûlaient les pieds, et qui n’y pouvaient tenir en place ! Et cependant.L’Abraham−Lincoln ne tranchait pas encore de son étrave les eauxsuspectes du Pacifique.

Quant à l’équipage, il ne demandait qu’à rencontrer la licorne, à laharponner. et à la hisser à bord, à la dépecer. Il surveillait la mer avec unescrupuleuse attention. D’ailleurs, le commandant Farragut parlait d’unecertaine somme de deux mille dollars, réservée à quiconque, mousse oumatelot, maître ou officier, signalerait l’animal. Je laisse à penser si lesyeux s’exerçaient à bord de l’Abraham−Lincoln.

Pour mon compte, je n’étais pas en reste avec les autres, et je ne laissais àpersonne ma part d’observations quotidiennes. La frégate aurait eu cent

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fois raison de s’appeler l’Argus. Seul entre tous, Conseil protestait par sonindifférence touchant la question qui nous passionnait, et détonnait surl’enthousiasme général du bord.

J’ai dit que le commandant Farragut avait soigneusement pourvu sonnavire d’appareils propres à pêcher le gigantesque cétacé. Un baleiniern’eût pas été mieux armé. Nous possédions tous les engins connus, depuisle harpon qui se lance à la main, jusqu’aux flèches barbelées desespingoles et aux balles explosibles des canardières. Sur le gaillard d’avants’allongeait un canon perfectionné, se chargeant par la culasse, très épaisde parois, très étroit d’âme, et dont le modèle doit figurer à l’Expositionuniverselle de 1867. Ce précieux instrument, d’origine américaine,envoyait sans se gêner, un projectile conique de quatre kilogrammes à unedistance moyenne de seize kilomètres.Donc, l’Abraham−Lincoln ne manquait d’aucun moyen de destruction.Mais il avait mieux encore. Il avait Ned Land, le roi des harponneurs.

Ned Land était un Canadien, d’une habileté de main peu commune, et quine connaissait pas d’égal dans son périlleux métier. Adresse et sang−froid,audace et ruse, il possédait ces qualités à un degré supérieur, et il fallaitêtre une baleine bien maligne, ou un cachalot singulièrement astucieuxpour échapper à son coup de harpon.

Ned Land avait environ quarante ans. C’était un homme de grande taille —plus de six pieds anglais — vigoureusement bâti, l’air grave, peucommunicatif, violent parfois, et très rageur quand on le contrariait. Sapersonne provoquait l’attention, et surtout la puissance de son regard quiaccentuait singulièrement sa physionomie.

Je crois que le commandant Farragut avait sagement fait d’engager cethomme à son bord. Il valait tout l’équipage, à lui seul, pour l’oeil et lebras. Je ne saurais le mieux comparer qu’à un télescope puissant qui seraiten même temps un canon toujours prêt à partir.

Qui dit Canadien, dit Français, et, si peu communicatif que fût Ned Land,

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je dois avouer qu’il se prit d’une certaine affection pour moi. Manationalité l’attirait sans doute. C’était une occasion pour lui de parler, etpour moi d’entendre cette vieille langue de Rabelais qui est encore enusage dans quelques provinces canadiennes. La famille du harponneur étaitoriginaire de Québec, et formait déjà un tribu de hardis pêcheurs àl’époque où cette ville appartenait à la France.

Peu à peu, Ned prit goût à causer. et j’aimais à entendre le récit de sesaventures dans les mers polaires. Il racontait ses pêches et ses combatsavec une grande poésie naturelle. Son récit prenait une forme épique, et jecroyais écouter quelque Homère canadien, chantant l’Iliade des régionshyperboréennes.

Je dépeins maintenant ce hardi compagnon, tel que je le connaisactuellement. C’est que nous sommes devenus de vieux amis, unis de cetteinaltérable amitié qui naît et se cimente dans les plus effrayantesconjonctures ! Ah ! brave Ned ! je ne demande qu’à vivre cent ans encore,pour me souvenir plus longtemps de toi !

Et maintenant, quelle était l’opinion de Ned Land sur la question dumonstre marin ? Je dois avouer qu’il ne croyait guère à la licorne, et que,seul à bord, il ne partageait pas la conviction générale. Il évitait même detraiter ce sujet, sur lequel je crus devoir l’entreprendre un jour.Par une magnifique soirée du 30 juillet, c’est−à−dire trois semaines aprèsnotre départ, la frégate se trouvait à la hauteur du cap Blanc, à trente millessous le vent des côtes patagonnes. Nous avions dépassé le tropique duCapricorne, et le détroit de Magellan s’ouvrait à moins de sept cent millesdans le sud. Avant huit jours, l’Abraham−Lincoln sillonnerait les flots duPacifique.

Assis sur la dunette, Ned Land et moi, nous causions de choses et d’autres,regardant cette mystérieuse mer dont les profondeurs sont restées jusqu’iciinaccessibles aux regards de l’homme. J’amenai tout naturellement laconversation sur la licorne géante, et j’examinai les diverses chances desuccès ou d’insuccès de notre expédition. Puis, voyant que Ned me laissait

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parler sans trop rien dire, je le poussai plus directement.

« Comment, Ned, lui demandai−je, comment pouvez−vous ne pas êtreconvaincu de l’existence du cétacé que nous poursuivons ? Avez−vousdonc des raisons particulières de vous montrer si incrédule ? »

Le harponneur me regarda pendant quelques instants avant de répondre,frappa de sa main son large front par un geste qui lui était habituel, fermales yeux comme pour se recueillir, et dit enfin :« Peut−être bien, monsieur Aronnax.

— Cependant, Ned, vous, un baleinier de profession, vous qui êtesfamiliarisé avec les grands mammifères marins, vous dont l’imaginationdoit aisément accepter l’hypothèse de cétacés énormes, vous devriez être ledernier à douter en de pareilles circonstances !

— C’est ce qui vous trompe, monsieur le professeur, répondit Ned. Que levulgaire croie à des comètes extraordinaires qui traversent l’espace, ou àl’existence de monstres antédiluviens qui peuplent l’intérieur du globe,passe encore, mais ni l’astronome, ni le géologue n’admettent de telleschimères. De même, le baleinier. J’ai poursuivi beaucoup de cétacés, j’enai harponné un grand nombre, j’en ai tué plusieurs, mais si puissants et sibien armés qu’ils fussent, ni leurs queues, ni leurs défenses n’auraient puentamer les plaques de tôle d’un steamer.

— Cependant, Ned, on cite des bâtiments que la dent du narwal a traversésde part en part.

— Des navires en bois, c’est possible, répondit le Canadien, et encore, jene les ai jamais vus. Donc, jusqu’à preuve contraire, je nie que baleines,cachalots ou licornes puissent roduire un pareil effet.

— Écoutez−moi, Ned...

— Non, monsieur le professeur, non. Tout ce que vous voudrez excepté

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cela. Un poulpe gigantesque, peut−être ? ...

— Encore moins, Ned. Le poulpe n’est qu’un mollusque, et ce nom mêmeindique le peu de consistance de ses chairs. Eût−il cinq cents pieds delongueur, le poulpe, qui n’appartient point à l’embranchement desvertébrés, est tout à fait inoffensif pour des navires tels que le Scotia oul’Abraham−Lincoln. Il faut donc rejeter au rang des fables les prouessesdes Krakens ou autres monstres de cette espèce.

— Alors, monsieur le naturaliste, reprit Ned Land d’un ton assez narquois,vous persistez à admettre l’existence d’un énorme cétacé... ?

— Oui, Ned, je vous le répète avec une conviction qui s’appuie sur lalogique des faits. Je crois à l’existence d’un mammifère, puissammentorganisé, appartenant à l’embranchement des vertébrés, comme lesbaleines, les cachalots ou les dauphins, et muni d’une défense cornée dontla force de pénétration est extrême.

— Hum ! fit le harponneur, en secouant la tête de l’air d’un homme qui neveut pas se laisser convaincre...

— Remarquez, mon digne Canadien, repris−je, que si un tel animal existe,s’il habite les profondeurs de l’Océan, s’il fréquente les couches liquidessituées à quelques milles au−dessous de la surface des eaux, il possèdenécessairement un organisme dont la solidité défie toute comparaison.

— Et pourquoi cet organisme si puissant ? demanda Ned

— Parce qu’il faut une force incalculable pour se maintenir dans lescouches profondes et résister à leur pression.

— Vraiment ? dit Ned qui me regardait en clignant de l’oeil.

— Vraiment, et quelques chiffres vous le prouveront sans peine.

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— Oh ! les chiffres ! répliqua Ned. On fait ce qu’on veut avec les chiffres !

— En affaires, Ned, mais non en mathématiques. Écoutez−moi. Admettonsque la pression d’une atmosphère soit représentée par la pression d’unecolonne d’eau haute de trente−deux pieds. En réalité, la colonne d’eauserait d’une moindre hauteur, puisqu’il s’agit de l’eau de mer dont ladensité est supérieure à celle de l’eau douce. Eh bien, quand vous plongez,Ned, autant de fois trente−deux pieds d’eau au−dessus de vous, autant defois votre corps supporte une pression égale à celle de l’atmosphère,c’est−à−dire de kilogrammes par chaque centimètre carré de sa surface. Ilsuit de là qu’à trois cent vingt pieds cette pression est de dix atmosphères,de cent atmosphères à trois mille deux cents pieds, et de mille atmosphèresà trente−deux mille pieds, soit deux lieues et demie environ. Ce quiéquivaut à dire que si vous pouviez atteindre cette profondeur dansl’Océan, chaque centimètre carré de la surface de votre corps subirait unepression de mille kilogrammes. Or, mon brave Ned, savez−vous ce quevous avez de centimètres carrés en surface ?

— Je ne m’en doute pas, monsieur Aronnax.

— Environ dix−sept mille.

— Tant que cela ?

— Et comme en réalité la pression atmosphérique est un peu supérieure aupoids d’un kilogramme par centimètre carré, vos dix−sept millecentimètres carrés supportent en ce moment une pression de dix−sept millecinq cent soixante−huit kilogrammes.

— Sans que je m’en aperçoive ?

— Sans que vous vous en aperceviez. Et si vous n’êtes pas écrasé par unetelle pression, c’est que l’air pénètre à l’intérieur de votre corps avec unepression égale. De là un équilibre parfait entre la poussée intérieure et lapoussée extérieure, qui se neutralisent, ce qui vous permet de les supporter

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sans peine. Mais dans l’eau, c’est autre chose.

— Oui, je comprends, répondit Ned, devenu plus attentif, parce que l’eaum’entoure et ne me pénètre pas.

— Précisément, Ned. Ainsi donc, à trente−deux pieds au−dessous de lasurface de la mer, vous subiriez une pression de dix−sept mille cinq centsoixante−huit kilogrammes ; à trois cent vingt pieds, dix fois cettepression, soit cent soixante−quinze mil le six cent quatre−vingtkilogrammes ; à trois mille deux cents pieds, cent fois cette pression, soitdix−sept cent cinquante−six mille huit cent kilogrammes ; à trente−deuxmille pieds, enfin, mille fois cette pression, soit dix−sept millions cinq centsoixante−huit mille kilogrammes ; c’est−à−dire que vous seriez aplaticomme si l’on vous retirait des plateaux d’une machine hydraulique !

— Diable ! fit Ned.

— Eh bien, mon digne harponneur, si des vertébrés, longs de plusieurscentaines de mètres et gros à proportion, se maintiennent à de pareillesprofondeurs, eux dont la surface est représentée par des millions decentimètres carrés, c’est par milliards de kilogrammes qu’il faut estimer lapoussée qu’ils subissent. Calculez alors quelle doit être la résistance deleur charpente osseuse et la puissance de leur organisme pour résister à detelles pressions !

— Il faut, répondit Ned Land, qu’ils soient fabriqués en plaques de tôle dehuit pouces, comme les frégates cuirassées.

— Comme vous dites, Ned, et songez alors aux ravages que peut produireune pareille masse lancée avec la vitesse d’un express contre la coque d’unnavire.

— Oui... en effet... peut−être, répondit le Canadien, ébranlé par ceschiffres, mais qui ne voulait pas se rendre.

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— Eh bien, vous ai−je convaincu ?

— Vous m’avez convaincu d’une chose, monsieur le naturaliste, c’est quesi de tels animaux existent au fond des mers, il faut nécessairement qu’ilssoient aussi forts que vous le dites.

— Mais s’ils n’existent pas, entêté harponneur, comment expliquez−vousl’accident arrivé au Scotia ?

— C’est peut−être..., dit Ned hésitant.

— Allez donc !

— Parce que... ça n’est pas vrai ! » répondit le Canadien, en reproduisantsans le savoir une célèbre réponse d’Arago.

Mais cette réponse prouvait l’obstination du harponneur et pas autre chose.Ce jour−là, je ne le poussai pas davantage. L’accident du Scotia n’était pasniable. Le trou existait si bien qu’il avait fallu le boucher, et je ne pensepas que l’existence du trou puisse se démontrer plus catégoriquement. Or,ce trou ne s’était pas fait tout seul, et puisqu’il n’avait pas été produit pardes roches sous−mar ines ou des engins sous−mar ins, i l é ta i tnécessairement dû à l’outil perforant d’un animal.

Or, suivant moi, et toutes les raisons précédemment déduites, cet animalappartenait à l’embranchement des vertébrés, à la classe des mammifères,au groupe des pisciformes, et finalement à l’ordre des cétacés. Quant à lafamille dans laquelle il prenait rang, baleine, cachalot ou dauphin, quant augenre dont il faisait partie, quant à l’espèce dans laquelle il convenait de leranger, c’était une question à élucider ultérieurement. Pour la résoudre. ilfallait disséquer ce monstre inconnu, pour le disséquer le prendre, pour leprendre le harponner — ce qui était l’affaire de Ned Land — pour leharponner le voir ce qui était l’affaire de l’équipage — et pour le voir lerencontrer — ce qui était l’affaire du hasard.

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À l'aventure !

Le voyage de l’Abraham−Lincoln, pendant quelque temps, ne fut marquépar aucun incident. Cependant une circonstance se présenta, qui mit enrelief la merveilleuse habileté de Ned Land, et montra quelle confiance ondevait avoir en lui.

Au large des Malouines, le 30 juin, la frégate communiqua avec desbaleiniers américains, et nous apprîmes qu’ils n’avaient eu aucuneconnaissance du narwal. Mais l’un d’eux, le capitaine du Monroe, sachantque Ned Land était embarqué à bord de l’Abraham−Lincoln, demanda sonaide pour chasser une baleine qui était en vue. Le commandant Farragut,désireux de voir Ned Land à l’oeuvre, l’autorisa à se rendre à bord duMonroe. Et le hasard servit si bien notre Canadien, qu’au lieu d’unebaleine, il en harponna deux d’un coup double, frappant l’une droit aucoeur, et s’emparant de l’autre après une poursuite de quelques minutes !

Décidément, si le monstre a jamais affaire au harpon de Ned Land, je neparierai pas pour le monstre.

La frégate prolongea la côte sud−est de l’Amérique avec une rapiditéprodigieuse. Le 3 juillet, nous étions à l’ouvert du détroit de Magellan, à lahauteur du cap des Vierges. Mais le commandant Farragut ne voulut pasprendre ce sinueux passage, et manoeuvra de manière à doubler le capHorn.L’équipage lui donna raison à l’unanimité. Et en effet, était−il probableque l’on pût rencontrer le narwal dans ce détroit resserré ? Bon nombre dematelots affirmaient que le monstre n’y pouvait passer, « qu’il était tropgros pour cela ! »

Le 6 juillet, vers trois heures du soir, I’Abraham Lincoln, à quinze millesdans le sud, doubla cet îlot solitaire, ce roc perdu à l’extrémité du continent

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américain, auquel des marins hollandais imposèrent le nom de leur villanatale, le cap Horn. La route fut donnée vers le nord−ouest, et lelendemain, l’hélice de la frégate battit enfin les eaux du Pacifique.

« Ouvre l’oeil ! ouvre l’oeil ! » répétaient les matelots de l’AbrahamLincoln.

Et ils l’ouvraient démesurément. Les yeux et les lunettes, un peu éblouis, ilest vrai, par la perspective de deux mille dollars, ne restèrent pas un instantau repos. Jour et nuit, on observait la surface de l’Océan, et les nyctalopes,dont la faculté de voir dans l’obscurité accroissait les chances de cinquantepour cent, avaient beau jeu pour gagner la prime.

Moi, que l’appât de l’argent n’attirait guère, je n’étais pourtant pas lemoins attentif du bord. Ne donnant que quelques minutes au repas,quelques heures au sommeil, indifférent au soleil ou à la pluie, je nequittais plus le pont du navire. Tantôt penché sur les bastingages dugaillard d’avant, tantôt appuyé à la lisse de l’arrière, je dévorais d’un oeilavide le cotonneux sillage qui blanchissait la mer jusqu’à perte de vue ! Etque de fois j’ai partagé l’émotion de l’état−major, de l’équipage, lorsquequelque capricieuse baleine élevait son dos noirâtre au−dessus des flots. Lepont de la frégate se peuplait en un instant. Les capots vomissaient untorrent de matelots et d’officiers. Chacun, la poitrine haletante, l’oeiltrouble, observait la marche du cétacé. Je regardais, je regardais à en userma rétine, à en devenir aveugle, tandis que Conseil, toujours phlegmatique,me répétait d’un ton calme :

« Si monsieur voulait avoir la bonté de moins écarquiller ses yeux,monsieur verrait bien davantage ! »

Mais, vaine émotion ! L’Abraham−Lincoln modifiait sa route, courait surl’animal signalé, simple baleine ou cachalot vulgaire, qui disparaissaitbientôt au milieu d’un concert d’imprécations !

Cependant, le temps restait favorable. Le voyage s’accomplissait dans les

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meilleures conditions. C’était alors la mauvaise saison australe, car lejuillet de cette zone correspond à notre janvier d’Europe ; mais la mer semaintenait belle, et se laissait facilement observer dans un vaste périmètre.Ned Land montrait toujours la plus tenace incrédulité ; il affectait même dene point examiner la surface des flots en dehors de son temps de bordée —du moins quand aucunebaleine n’était en vue. Et pourtant sa merveilleuse puissance de visionaurait rendu de grands services. Mais, huit heures sur douze, cet entêtéCanadien lisait ou dormait dans sa cabine. Cent fois, je lui reprochai sonindifférence.

« Bah ! répondait−il, il n’y a rien, monsieur Aronnax, et y eût−il quelqueanimal, quelle chance avons−nous de l’apercevoir ? Est−ce que nous necourons pas à l’aventure ? On a revu, dit−on, cette bête introuvable dansles hautes mers du Pacifique, je veux bien l’admettre, mais deux mois déjàse sont écoulés depuis cette rencontre, et à s’en rapporter au tempéramentde votre narwal, il n’aime point à moisir longtemps dans les mêmesparages ! Il est doué d’une prodigieuse facilité de déplacement. Or, vous lesavez mieux que moi, monsieur le professeur, la nature ne fait rien à contresens, et elle ne donnerait pas à un animal lent de sa nature la faculté de semouvoir rapidement, s’il n’avait pas besoin de s’en servir. Donc, si la bêteexiste, elle est déjà loin ! »

A cela, je ne savais que répondre. Évidemment, nous marchions enaveugles. Mais le moyen de procéder autrement ? Aussi, nos chancesétaient−elles fort limitées. Cependant, personne ne doutait encore dusuccès, et pas un matelot du bord n’eût parié contre le narwal et contre saprochaine apparition.

Le 20 juillet, le tropique du Capricorne fut coupé par 105° de longitude, etle 27 du même mois, nous franchissions l’équateur sur le cent dixièmeméridien. Ce relèvement fait, la frégate prit une direction plus décidée versl’ouest, et s’engagea dans les mers centrales du Pacifique.

Le commandant Farragut pensait, avec raison, qu’il valait mieux

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fréquenter les eaux profondes, et s’éloigner des continents ou des îles dontl’animal avait toujours paru éviter l’approche, « sans doute parce qu’il n’yavait pas assez d’eau pour lui ! » disait le maître d’équipage. La frégatepassa donc au large des Pomotou, des Marquises, des Sandwich, coupa letropique du Cancer par 132° de longitude, et se dirigea vers les mers deChine.

Nous étions enfin sur le théâtre des derniers ébats du monstre ! Et, pourtout dire, on ne vivait plus à bord. Les coeurs palpitaient effroyablement, etse préparaient pour l’avenir d’incurables anévrismes. L’équipage entiersubissait une surexcitation nerveuse, dont je ne saurais donner l’idée. Onne mangeait pas, on ne dormait plus. Vingt fois par jour, une erreurd’appréciation, une illusion d’optique de quelque matelot perché sur lesbarres, causaient d’intolérables douleurs, et ces émotions, vingt foisrépétées, nous maintenaient dans un état d’éréthisme trop violent pour nepas amener une réaction prochaine.

Et en effet, la réaction ne tarda pas à se produire. Pendant trois mois, troismois dont chaque jour durait un siècle ! L’Abraham−Lincoln sillonnatoutes les mers septentrionales du Pacifique, courant aux baleinessignalées, faisant de brusques écarts de route, virant subitement d’un bordsur l’autre, s’arrêtant soudain, forçant ou renversant sa vapeur, coup surcoup, au risque de déniveler sa machine, et il ne laissa pas un pointinexploré des rivages du Japon à la côte américaine. Et rien ! rien quel’ immensité des flots déserts ! Rien qui ressemblât à un narwalgigantesque, ni à un îlot sous−marin, ni à une épave de naufrage, ni à unécueil fuyant, ni à quoi que ce fût de surnaturel !

La réaction se fit donc. Le découragement s’empara d’abord des esprits, etouvrit une brèche à l’incrédulité. Un nouveau sentiment se produisit àbord, qui se composait de trois dixièmes de honte contre sept dixièmes defureur. On était « tout bête » de s’être laissé prendre à une chimère, maisencore plus furieux ! Les montagnes d’arguments entassés depuis un ans’écroulèrent à la fois, et chacun ne songea plus qu’à se rattraper auxheures de repas ou de sommeil du temps qu’il avait si sottement sacrifié.

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Avec la mobilité naturelle à l’esprit humain, d’un excès on se jeta dans unautre. Les plus chauds partisans de l’entreprise devinrent fatalement sesplus ardents détracteurs. La réaction monta des fonds du navire, du postedes soutiers jusqu’au carré de l’état−major, et certainement, sans unentêtement très particulier du commandant Farragut, la frégate eûtdéfinitivement remis le cap au sud.

Cependant, cette recherche inutile ne pouvait se prolonger plus longtemps.L’Abraham−Lincoln n’avait rien à se reprocher, ayant tout fait pourréussir. Jamais équipage d’un bâtiment de la marine américaine ne montraplus de patience et plus de zèle ; son insuccès ne saurait lui être imputé ; ilne restait plus qu’à revenir.

Une représentation dans ce sens fut faite au commandant. Le commandanttint bon. Les matelots ne cachèrent point leur mécontentement, et leservice en souffrit. Je ne veux pas dire qu’il y eut révolte à bord, maisaprès une raisonnable période d’obstination, le commandant Farragutcomme autrefois Colomb, demanda trois jours de patience. Si dans le délaide trois jours, le monstre n’avait pas paru, l’homme de barre donneraittrois tours de roue, et l’Abraham−Lincoln ferait route vers les merseuropéennes.

Cette promesse fut faite le 2 novembre. Elle eut tout d’abord pour résultatde ranimer les défaillances de l’équipage. L’Océan fut observé avec unenouvelle attention. Chacun voulait lui jeter ce dernier coup d’oeil danslequel se résume tout le souvenir. Les lunettes fonctionnèrent avec uneactivité fiévreuse. C’était un suprême défi porté au narwal géant, etcelui−ci ne pouvait raisonnablement se dispenser de répondre à cettesommation « à comparaître ! »

Deux jours se passèrent. L’Abraham−Lincoln se tenait sous petite vapeur.On employait mille moyens pour éveiller l’attention ou stimuler l’apathiede l’animal, au cas où il se fût rencontré dans ces parages. D’énormesquartiers de lard furent mis à la traîne pour la plus grande satisfaction desrequins, je dois le dire. Les embarcations rayonnèrent dans toutes les

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directions autour de l’Abraham−Lincoln, pendant qu’il mettait en panne, etne laissèrent pas un point de mer inexploré. Mais le soir du 4 novembrearriva sans que se fût dévoilé ce mystère sous−marin.

Le lendemain, 5 novembre, à midi, expirait le délai de rigueur. Après lepoint, le commandant Farragut, fidèle à sa promesse, devait donner la routeau sud−est, et abandonner définitivement les régions septentrionales duPacifique.La frégate se trouvait alors par 31°15’de latitude nord et par 136°42’delongitude est. Les terres du Japon nous restaient à moins de deux centsmilles sous le vent. La nuit approchait.On venait de piquer huit heures. De gros nuages voilaient le disque de lalune, alors dans son premier quartier. La mer ondulait paisiblement sousl’étrave de la frégate.

En ce moment, j’étais appuyé à l’avant, sur le bastingage de tribord.Conseil, posté près de moi, regardait devant lui. L’équipage, juché dans leshaubans, examinait l’horizon qui se rétrécissait et s’obscurcissait peu àpeu. Les officiers, armes de leur lorgnette de nuit, fouillaient l’obscuritécroissante. Parfois le sombre Océan étincelait sous un rayon que la lunedardait entre la frange de deux nuages. Puis, toute trace lumineuses’évanouissait dans les ténèbres.

En observant Conseil, je constatai que ce brave garçon subissait tant soitpeu l’influence générale. Du moins, je le crus ainsi. Peut−être, et pour lapremière fois, ses nerfs vibraient−ils sous l’action d’un sentiment decuriosité.

« Allons, Conseil, lui dis−je, voilà une dernière occasion d’empocher deuxmille dollars.

— Que monsieur me permette de le lui dire, répondit Conseil, je n’aijamais compté sur cette prime, et le gouvernement de l’Union pouvaitpromettre cent mille dollars, il n’en aurait pas été plus pauvre.

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— Tu as raison, Conseil. C’est une sotte affaire, après tout, et dans laquellenous nous sommes lancés trop légèrement. Que de temps perdu, qued’émotions inutiles ! Depuis six mois déjà, nous serions rentrés enFrance...

— Dans le petit appartement de monsieur, répliqua Conseil, dans leMuséum de monsieur ! Et j’aurais déjà classé les fossiles de monsieur ! Etle babiroussa de monsieur serait installé dans sa cage du Jardin des Plantes,et il attirerait tous les curieux de la capitale !

— Comme tu dis, Conseil, et sans compter, j’imagine, que l’on se moquerade nous !

— Effectivement, répondit tranquillement Conseil, je pense que l’on semoquera de monsieur. Et, faut−il le dire... ?

— Il faut le dire, Conseil.

— Eh bien, monsieur n’aura que ce qu’il mérite !

— Vraiment !

— Quand on a l’honneur d’être un savant comme monsieur, on nes’expose pas... »Conseil ne put achever son compliment. Au milieu du silence général, unevoix venait de se faire entendre. C’était la voix de Ned Land, et Ned Lands’écriait :

« Ohé ! la chose en question, sous le vent, par le travers à nous ! »

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À toute vapeur

A ce cri, l’équipage entier se précipita vers le harponneur, commandant,officiers, maîtres, matelots, mousses, jusqu’aux ingénieurs qui quittèrentleur machine, jusqu’aux chauffeurs qui abandonnèrent leurs fourneaux.L’ordre de stopper avait été donné, et la frégate ne courait plus que sur sonerre.

L’obscurité était profonde alors, et quelques bons que fussent les yeux duCanadien, je me demandais comment il avait vu et ce qu’il avait pu voir.Mon coeur battait à se rompre.

Mais Ned Land ne s’était pas trompé, et tous, nous aperçûmes l’objet qu’ilindiquait de la main.

A deux encablures de l’Abraham−Lincoln et de sa hanche de tribord, lamer semblait être illuminée par dessus. Ce n’était point un simplephénomène de phosphorescence, et l’on ne pouvait s’y tromper. Lemonstre, immergé à quelques toises de la surface des eaux, projetait cetéclat très intense, mais inexplicable, que mentionnaient les rapports deplusieurs capitaines. Cette magnifique irradiation devait être produite parun agent d’une grande puissance éclairante. La partie lumineuse décrivaitsur la mer un immense ovale très allongé, au centre duquel se condensaitun foyer ardent dont l’insoutenable éclat s’éteignait par dégradationssuccessives.« Ce n’est qu’une agglomération de molécules phosphorescentes, s’écrial’un des officiers.

— Non, monsieur, répliquai−je avec conviction. Jamais les pholades ou lessalpes ne produisent une si puissante lumière. Cet éclat est de natureessentiellement électrique... D’ailleurs, voyez, voyez ! il se déplace ! il semeut en avant, en arrière ! il s’élance sur nous ! »

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Un cri général s’éleva de la frégate.

« Silence ! dit le commandant Farragut. La barre au vent, toute ! Machineen arrière ! »

Les matelots se précipitèrent à la barre, les ingénieurs à leur machine. Lavapeur fut immédiatement renversée et l’Abraham−Lincoln, abattant surbâbord, décrivit un demi−cercle.

« La barre droite ! Machine en avant ! » cria le commandant Farragut.

Ces ordres furent exécutés, et la frégate s’éloigna rapidement du foyerlumineux.

Je me trompe. Elle voulut s’éloigner, mais le surnaturel animal serapprocha avec une vitesse double de la sienne.Nous étions haletants. La stupéfaction, bien plus que la crainte nous tenaitmuets et immobiles. L’animal nous gagnait en se jouant. Il fit le tour de lafrégate qui filait alors quatorze noeuds. et l’enveloppa de ses nappesélectriques comme d’une poussière lumineuse. Puis il s’éloigna de deux outrois milles, laissant une traînée phosphorescente comparable auxtourbillons de vapeur que jette en arrière la locomotive d’un express. Toutd’un coup. des obscures limites de l’horizon, où il alla prendre son élan, lemonstre fonça subitement vers l’Abraham−Lincoln avec une effrayanterapidité, s’arrêta brusquement à vingt pieds de ses précintes, s’éteignit nonpas en s’abîmant sous les eaux, puisque son éclat ne subit aucunedégradation mais soudainement et comme si la source de ce brillant effluvese fût subitement tarie ! Puis, il reparut de l’autre côté du navire, soit qu’ill’eût tourné, soit qu’il eût glissé sous sa coque. A chaque instant unecollision pouvait se produire, qui nous eût été fatale.

Cependant, je m’étonnais des manoeuvres de la frégate. Elle fuyait etn’attaquait pas. Elle était poursuivie, elle qui devait poursuivre, et j’en fisl’observation au commandant Farragut. Sa figure, d’ordinaire si

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impassible, était empreinte d’un indéfinissable étonnement.

« Monsieur Aronnax, me répondit−il, je ne sais à quel être formidable j’aiaffaire, et je ne veux pas risquer imprudemment ma frégate au milieu decette obscurité. D’ailleurs, comment attaquer l’inconnu, comment s’endéfendre ? Attendons le jour et les rôles changeront.

— Vous n’avez plus de doute, commandant, sur la nature de l’animal ?

— Non, monsieur, c’est évidemment un narwal gigantesque, mais aussi unnarwal électrique.

— Peut−être, ajoutai−je, ne peut−on pas plus l’approcher qu’une gymnoteou une torpille !

— En effet, répondit le commandant, et s’il possède en lui une puissancefoudroyante, c’est à coup sûr le plus terrible animal qui soit jamais sorti dela main du Créateur. C’est pourquoi, monsieur, je me tiendrai sur mesgardes. »

Tout l’équipage resta sur pied pendant la nuit. Personne ne songea àdormir. L’Abraham−Lincoln, ne pouvant lutter de vitesse, avait modéré samarche et se tenait sous petite vapeur. De son côté, le narwal, imitant lafrégate, se laissait bercer au gré des lames, et semblait décidé à ne pointabandonner le théâtre de la lutte.Vers minuit, cependant, il disparut, ou, pour employer une expression plusjuste, il « s’éteignit » comme un gros ver luisant. Avait−il fui ? Il fallait lecraindre, non pas l’espérer. Mais à une heure moins sept minutes du matin,un sifflement assourdissant se fit entendre, semblable à celui que produitune colonne d’eau, chassée avec une extrême violence.

Le commandant Farragut, Ned Land et moi, nous étions alors sur ladunette, jetant d’avides regards à travers les profondes ténèbres.

« Ned Land, demanda le commandant, vous avez souvent entendu rugir

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des baleines ?

— Souvent, monsieur, mais jamais de pareilles baleines dont la vue m’aitrapporté deux mille dollars.

— En effet, vous avez droit à la prime. Mais, dites−moi, ce bruit n’est−ilpas celui que font les cétacés rejetant l’eau par leurs évents ?

— Le même bruit, monsieur, mais celui−ci est incomparablement plus fort.Aussi, ne peut−on s’y tromper. C’est bien un cétacé qui se tient là dans noseaux. Avec votre permission, monsieur, ajouta le harponneur, nous luidirons deux mots demain au lever du jour.

— S’il est d’humeur à vous entendre, maître Land, répondis−je d’un tonpeu convaincu.

— Que je l’approche à quatre longueurs de harpon, riposta le Canadien, etil faudra bien qu’il m’écoute !

— Mais pour l’approcher, reprit le commandant, je devrai mettre unebaleinière à votre disposition ?

— Sans doute, monsieur.

— Ce sera jouer la vie de mes hommes ?

— Et la mienne ! » répondit simplement le harponneur.

Vers deux heures du matin le foyer lumineux reparut, non moins intense, àcinq milles au vent de l’Abraham−Lincoln. Malgré la distance, malgré lebruit du vent et de la mer, on entendait distinctement les formidablesbattements de queue de l’animal et jusqu’à sa respiration haletante. Ilsemblait qu’au moment où l’énorme narwal venait respirer à la surface del’océan, l’air s’engouffrait dans ses poumons, comme fait la vapeur dansles vastes cylindres d’une machine de deux mille chevaux.

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« Hum ! pensai−je, une baleine qui aurait la force d’un régiment decavalerie, ce serait une jolie baleine ! »On resta sur le qui−vive jusqu’au jour, et l’on se prépara au combat. Lesengins de pêche furent disposés le long des bastingages. Le second fitcharger ces espingoles qui lancent un harpon à une distance d’un mille, etde longues canardières à balles explosives dont la blessure est mortelle,même aux plus puissants animaux. Ned Land s’était contenté d’affûter sonharpon, arme terrible dans sa main.

A six heures, l’aube commença à poindre, et avec les premières lueurs del’aurore disparut l’éclat électrique du narwal. A sept heures, le jour étaitsuffisamment fait, mais une brume matinale très épaisse rétrécissaitl’horizon, et les meilleures lorgnettes ne pouvaient la percer. De là,désappointement et colère.

Je me hissai jusqu’aux barres d’artimon. Quelques officiers s’étaient déjàperchés à la tête des mâts.

A huit heures, la brume roula lourdement sur les flots, et ses grossesvolutes se levèrent peu à peu. L’horizon s’élargissait et se purifiait à lafois.

Soudain, et comme la veille, la voix de Ned Land se fit entendre.

« La chose en question, par bâbord derrière ! » cria le harponneur.Tous les regards se dirigèrent vers le point indiqué.

Là, à un mille et demi de la frégate, un long corps noirâtre émergeait d’unmètre au−dessus des flots. Sa queue, violemment agitée, produisait unremous considérable. Jamais appareil caudal ne battit la mer avec une tellepuissance. Un immense sillage, d’une blancheur éclatante, marquait lepassage de l’animal et décrivait une courbe allongée.

La frégate s’approcha du cétacé. Je l’examinai en toute liberté d’esprit. Les

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rapports du Shannon et de l’Helvetia avaient un peu exagéré sesdimensions, et j’estimai sa longueur à deux cent cinquante piedsseulement. Quant à sa grosseur, je ne pouvais que diff ici lementl’apprécier ; mais, en somme, l’animal me parut être admirablementproportionné dans ses trois dimensions.

Pendant que j’observais cet être phénoménal, deux jets de vapeur et d’eaus’élancèrent de ses évents, et montèrent à une hauteur de quarante mètres,ce qui me fixa sur son mode de respiration. J’en conclus définitivementqu’il appartenait à l’embranchement des vertébrés, classe des mammifères,sous−classe des monodelphiens, groupe des pisciformes, ordre des cétacés,famille... Ici, je ne pouvais encore me prononcer. L’ordre des cétacéscomprend trois familles : les baleines, les cachalots et les dauphins, et c’estdans cette dernière que sont rangés les narwals. Chacune de ces famille sedivise en plusieurs genres, chaque genre en espèces, chaque espèce envariétés. Variété, espèce, genre et famille me manquaient encore, mais jene doutais pas de compléter ma classification avec l’aide du ciel et ducommandant Farragut.

L’équipage attendait impatiemment les ordres de son chef. Celui−ci, aprèsavoir attentivement observé l’animal, fit appeler l’ingénieur. L’ingénieuraccourut.

« Monsieur, dit le commandant, vous avez de la pression ?

— Oui, monsieur, répondit l’ingénieur.

— Bien. Forcez vos feux, et à toute vapeur ! »

Trois hurrahs accueillirent cet ordre. L’heure de la lutte avait sonné.Quelques instants après, les deux cheminées de la frégate vomissaient destorrents de fumée noire, et le pont frémissait sous le tremblotement deschaudières.

L’Abraham−Lincoln, chassé en avant par sa puissante hélice, se dirigea

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droit sur l’animal. Celui−ci le laissa indifféremment s’approcher à unedemi−encablure ; puis dédaignant de plonger, il prit une petite allure defuite, et se contenta de maintenir sa distance.Cette poursuite se prolongea pendant trois quarts d’heure environ, sans quela frégate gagnât deux toises sur le cétacé Il était donc évident qu’àmarcher ainsi, on ne l’atteindrait jamais.

Le commandant Farragut tordait avec rage l’épaisse touffe de poils quifoisonnait sous son menton.

« Ned Land ? » cria−t−il.

Le Canadien vint à l’ordre.

« Eh bien, maître Land, demanda le commandant, me conseillez−vousencore de mettre mes embarcations à la mer ?

— Non, monsieur, répondit Ned Land, car cette bête−là ne se laisseraprendre que si elle le veut bien.

— Que faire alors ?

— Forcer de vapeur si vous le pouvez, monsieur. Pour moi, avec votrepermission, s’entend, je vais m’installer sous les sous−barbes de beaupré,et si nous arrivons à longueur de harpon, je harponne.

— Allez, Ned, répondit le commandant Farragut. Ingénieur, cria−t−il,faites monter la pression. »Ned Land se rendit à son poste. Les feux furent plus activement poussés ;l’hélice donna quarante−trois tours à la minute, et la vapeur fusa par lessoupapes. Le loch jeté, on constata que l’Abraham−Lincoln marchait àraison de dix−huit milles cinq dixièmes à l’heure.

Mais le maudit animal filait aussi avec une vitesse de dix−huit milles cinqdixièmes.

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Pendant une heure encore, la frégate se maintint sous cette allure, sansgagner une toise ! C’était humiliant pour l’un des plus rapides marcheursde la marine américaine. Une sourde colère courait parmi l’équipage. Lesmatelots injuriaient le monstre, qui, d’ailleurs, dédaignait de leur répondre.Le commandant Farragut ne se contentait plus de tordre sa barbiche, il lamordait.

L’ingénieur fut encore une fois appelé.

« Vous avez atteint votre maximum de pression ? Lui demanda lecommandant.

— Oui, monsieur, répondit l’ingénieur.

— Et vos soupapes sont chargées ? ...

— A six atmosphères et demie.

— Chargez−les à dix atmosphères. »

Voilà un ordre américain s’il en fut. On n’eût pas mieux fait sur leMississippi pour distancer une « concurrence » !

« Conseil, dis−je à mon brave serviteur qui se trouvait près de moi, sais−tubien que nous allons probablement sauter ?

— Comme il plaira à monsieur ! » répondit Conseil.

Eh bien ! je l’avouerai, cette chance, il ne me déplaisait pas de la risquer.

Les soupapes furent chargées. Le charbon s’engouffra dans les fourneaux.Les ventilateurs envoyèrent des torrents d’air sur les brasiers. La rapiditéde l’Abraham Lincoln s’accrut. Ses mâts tremblaient jusque dans leursemplantures, et les tourbillons de fumée pouvaient à peine trouver passage

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par les cheminées trop étroites.

On jeta le loch une seconde fois.

« Eh bien ! timonier ? demanda le commandant Farragut.

— Dix neuf milles trois dixièmes, monsieur.

— Forcez les feux. »

L’ingénieur obéit. Le manomètre marqua dix atmosphères. Mais le cétacé« chauffa » lui aussi, sans doute, car, sans se gêner, il fila ses dix−neufmilles et trois dixièmes.

Quelle poursuite ! Non, je ne puis décrire l’émotion qui faisait vibrer toutmon être. Ned Land se tenait à son poste, le harpon à la main. Plusieursfois, l’animal se laissa approcher.

« Nous le gagnons ! nous le gagnons ! » s’écria le Canadien.

Puis, au moment où il se disposait à frapper, le cétacé se dérobait avec unerapidité que je ne puis estimer à moins de trente milles à l’heure. Et même,pendant notre maximum de vitesse, ne se permit−il pas de narguer lafrégate en en faisant le tour ! Un cri de fureur s’échappa de toutes lespoitrines !

A midi, nous n’étions pas plus avancés qu’à huit heures du matin.

Le commandant Farragut se décida alors à employer des moyens plusdirects.« Ah ! dit−il, cet animal−là va plus vite que l’Abraham−Lincoln ! Ehbien : nous allons voir s’il distancera ses boulets coniques. Maître, deshommes à la pièce de l’avant. »

Le canon de gaillard fut immédiatement chargé et braqué. Le coup partit,

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mais le boulet passa à quelques pieds au−dessus du cétacé, qui se tenait àun demi−mille.

« A un autre plus adroit ! cria le commandant, et cinq cents dollars à quipercera cette infernale bête ! »

Un vieux canonnier à barbe grise – que je vois encore −, l’oeil calme, laphysionomie froide, s’approcha de sa pièce, la mit en position et visalongtemps. Une forte détonation éclata, à laquelle se mêlèrent les hurrahsde l’équipage.

Le boulet atteignit son but, il frappa l’animal, mais non pas normalement,et glissant sur sa surface arrondie, il alla se perdre à deux milles en mer.

« Ah ça ! dit le vieux canonnier, rageant, ce gueux−là est donc blindé avecdes plaques de six pouces !

— Malédiction ! » s’écria le commandant Farragut.

La chasse recommença, et le commandant Farragut se penchant vers moi,me dit :« Je poursuivrai l’animal jusqu’à ce que ma frégate éclate !

— Oui, répondis−je, et vous aurez raison ! »

On pouvait espérer que l’animal s’épuiserait, et qu’il ne serait pasindifférent à la fatigue comme une machine à vapeur. Mais il n’en fut rien.Les heures s’écoulèrent, sans qu’il donnât aucun signe d’épuisement.

Cependant, il faut dire à la louange de l’Abraham−Lincoln qu’il lutta avecune infatigable ténacité. Je n’estime pas à moins de cinq cents kilomètresla distance qu’il parcourut pendant cette malencontreuse journée du 6novembre ! Mais la nuit vint et enveloppa de ses ombres le houleux océan.

En ce moment, je crus que notre expédition était terminée, et que nous ne

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reverrions plus jamais le fantastique animal. Je me trompais.

A dix heures cinquante minutes du soir, la clarté électrique réapparut, àtrois milles au vent de la frégate, aussi pure, aussi intense que pendant lanuit dernière.

Le narwal semblait immobile. Peut−être, fatigué de sa journée, dormait−il,se laissant aller à l’ondulation des lames ? Il y avait là une chance dont lecommandant Farragut résolut de profiter.Il donna ses ordres. L’Abraham−Lincoln fut tenu sous petite vapeur, ets’avança prudemment pour ne pas éveiller son adversaire. Il n’est pas rarede rencontrer en plein océan des baleines profondément endormies quel’on attaque alors avec succès, et Ned Land en avait harponné plus d’unependant son sommeil. Le Canadien alla reprendre son poste dans lessous−barbes du beaupré.

La frégate s’approcha sans bruit, stoppa à deux encablures de l’animal, etcourut sur son erre. On ne respirait plus à bord. Un silence profond régnaitsur le pont. Nous n’étions pas à cent pieds du foyer ardent, dont l’éclatgrandissait et éblouissait nos yeux.

En ce moment, penché sur la lisse du gaillard d’avant je voyais au−dessousde moi Ned Land, accroché d’une main à la martingale, de l’autrebrandissant son terrible harpon Vingt pieds à peine le séparaient del’animal immobile.

Tout d’un coup, son bras se détendit violemment, et le harpon fut lancé.J’entendis le choc sonore de l’arme, qui semblait avoir heurté un corps dur.

La clarté électrique s’éteignit soudain, et deux énormes trombes d’eaus’abattirent sur le pont de la frégate, courant comme un torrent de l’avant àl’arrière, renversant les hommes, brisant les saisines des dromes.

Un choc effroyable se produisit, et, lancé par−dessus la lisse, sans avoir letemps de me retenir, je fus précipité à la mer.

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Une baleine d'espèce inconnue

Bien que j’eusse été surpris par cette chute inattendue, je n’en conservaipas moins une impression très nette de mes sensations.

Je fus d’abord entraîné à une profondeur de vingt pieds environ. Je suisbon nageur, sans prétendre égaler Byron et Edgar Poe, qui sont desmaîtres, et ce plongeon ne me fit point perdre la tête. Deux vigoureuxcoups de talons me ramenèrent à la surface de la mer.

Mon premier soin fut de chercher des yeux la frégate. L’équipage s’était−ilaperçu de ma disparition ? L’Abraham−Lincoln avait−il viré de bord ? Lecommandant Farragut mettait−il une embarcation à la mer ? Devais−jeespérer d’être sauvé ?

Les ténèbres étaient profondes. J’entrevis une masse noire qui disparaissaitvers l’est, et dont les feux de position s’éteignirent dans l’éloignement.C’était la frégate. Je me sentis perdu.

« A moi ! à moi ! » criai−je. en nageant vers l’Abraham−Lincoln d’un brasdésespéré.

Mes vêtements m’embarrassaient. L’eau les collait à mon corps, ilsparalysaient mes mouvements. Je coulais ! je suffoquais ! ...« A moi ! »

Ce fut le dernier cri que je jetai. Ma bouche s’emplit d’eau. Je me débattis,entraîné dans l’abîme...

Soudain, mes habits furent saisis par une main vigoureuse, je me sentisviolemment ramené à la surface de lamer, et j’entendis, oui, j’entendis cesparoles prononcées à mon oreille :

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« Si monsieur veut avoir l’extrême obligeance de s’appuyer sur monépaule, monsieur nagera beaucoup plus à son aise. »

Je saisis d’une main le bras de mon fidèle Conseil.

« Toi ! dis−je, toi !

— Moi−même, répondit Conseil, et aux ordres de monsieur.

— Et ce choc t’a précipité en même temps que moi à la mer ?

— Nullement. Mais étant au service de monsieur, j’ai suivi monsieur ! »

Le digne garçon trouvait cela tout naturel !

« Et la frégate ? demandai−je.

— La frégate ! répondit Conseil en se retournant sur le dos, je crois quemonsieur fera bien de ne pas trop compter sur elle !

— Tu dis ?

— Je dis qu’au moment où je me précipitai à la mer, j’entendis leshommes de barre s’écrier : « L’hélice et le gouvernail sont brisés... »

— Brisés ?

— Oui ! brisés par la dent du monstre. C’est la seule avarie, je pense, quel’Abraham−Lincoln ait éprouvée. Mais, circonstance fâcheuse pour nous,il ne gouverne plus.

— Alors, nous sommes perdus !

— Peut−être, répondit tranquillement Conseil. Cependant, nous avons

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encore quelques heures devant nous, et en quelques heures, on fait bien deschoses ! »

L’imperturbable sang−froid de Conseil me remonta. Je nageai plusvigoureusement ; mais, gêné par mes vêtements qui me serraient commeun chape de plomb, j’éprouvais une extrême difficulté à me soutenir.Conseil s’en aperçut.

« Que monsieur me permette de lui faire une incision », dit−il.Et glissant un couteau ouvert sous mes habits, il les fendit de haut en basd’un coup rapide. Puis, il m’en débarrassa lestement, tandis que je nageaispour tous deux.

A mon tour, je rendis le même service à Conseil, et nous continuâmes de «naviguer » l’un près de l’autre.

Cependant, la situation n’en était pas moins terrible. Peut−être notredisparition n’avait−elle pas été remarquée, et l’eût−elle été, la frégate nepouvait revenir sous le vent à nous, étant démontée de son gouvernail. Il nefallait donc compter que sur ses embarcations.

Conseil raisonna froidement dans cette hypothèse et fit son plan enconséquence. Étonnante nature ! Ce phlegmatique garçon était là commechez lui !

Il fut donc décidé que notre seule chance de salut étant d’être recueillis parles embarcations de l’Abraham−Lincoln, nous devions nous organiser demanière a les attendre le plus longtemps possible. Je résolus alors dediviser nos forces afin de ne pas les épuiser simultanément, et voici ce quifut convenu : pendant que l’un de nous, étendu sur le dos, se tiendrait,immobile, les bras croisés, les jambes allongées, l’autre nagerait et lepousserait en avant. Ce rôle de remorqueur ne devait pas durer plus de dixminutes, et nous relayant ainsi, nous pouvions surnager pendant quelquesheures, et peut−être jusqu’au lever du jour.Faible chance ! mais l’espoir est si fortement enraciné au coeur de

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l’homme ! Puis, nous étions deux. Enfin je l’affirme bien que cela paraisseimprobable −, si je cherchais à détruire en moi toute illusion, si je voulais «désespérer », je ne le pouvais pas !

La collision de la frégate et du cétacé s’était produite vers onze heures dusoir environ. Je comptais donc sur huit heures de nage jusqu’au lever dusoleil. Opération rigoureusement praticable, en nous relayant. La mer assezbelle, nous fatiguait peu. Parfois, je cherchais à percer du regard cesépaisses ténèbres que rompait seule la phosphorescence provoquée par nosmouvements. Je regardais ces ondes lumineuses qui se brisaient sur mamain et dont la nappe miroitante se tachait de plaques livides. On eût ditque nous étions plongés dans un bain de mercure.

Vers une heure du matin, je fus pris d’une extrême fatigue. Mes membresse raidirent sous l’étreinte de crampes violentes. Conseil dut me soutenir,et le soin de notre conservation reposa sur lui seul. J’entendis bientôthaleter le pauvre garçon ; sa respiration devint courte et pressée. Jecompris qu’il ne pouvait résister longtemps.

« Laisse−moi ! laisse−moi ! lui dis−je.

— Abandonner monsieur ! jamais ! répondit−il. Je compte bien me noyeravant lui ! »En ce moment, la lune apparut à travers les franges d’un gros nuage que levent entraînait dans l’est. La surface de la mer étincela sous ses rayons.Cette bienfaisante lumière ranima nos forces. Ma tête se redressa. Mesregards se portèrent à tous les points de l’horizon. J’aperçus la frégate. Elleétait à cinq mille de nous, et ne formait plus qu’une masse sombre, à peineappréciable ! Mais d’embarcations, point !

Je voulus crier. A quoi bon, à pareille distance ! Mes lèvres gonflées nelaissèrent passer aucun son. Conseil put articuler quelques mots, et jel’entendis répéter à plusieurs reprises :

« A nous ! à nous ! »

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Nos mouvements un instant suspendus, nous écoutâmes. Et, fût−ce un deces bourdonnements dont le sang oppressé emplit l’oreille, mais il mesembla qu’un cri répondait au cri de Conseil.

« As−tu entendu ? murmurai−je.

— Oui ! oui ! »

Et Conseil jeta dans l’espace un nouvel appel désespéré.Cette fois, pas d’erreur possible ! Une voix humaine répondait à la nôtre !Était−ce la voix de quelque infortuné, abandonné au milieu de l’Océan,quelque autre victime du choc éprouvé par le navire ? Ou plutôt uneembarcation de la frégate ne nous hélait−elle pas dans l’ombre ?

Conseil fit un suprême effort, et, s’appuyant sur mon épaule, tandis que jerésistais dans une dernière convulsion, il se dressa à demi hors de l’eau etretomba épuisé.

« Qu’as−tu vu ?

— J’ai vu... murmura−t−il, j’ai vu... mais ne parlons pas... gardons toutesnos forces ! ... »

Qu’avait−il vu ? Alors, je ne sais pourquoi, la pensée du monstre me vintpour la première fois à l’esprit ! ... Mais cette voix cependant ? ... Lestemps ne sont plus où les Jonas se réfugient dans le ventre des baleines !

Pourtant, Conseil me remorquait encore. Il relevait parfois la tête, regardaitdevant lui, et jetait un cri de reconnaissance auquel répondait une voix deplus en plus rapprochée. Je l’entendais à peine. Mes forces étaient à bout ;mes doigts s’écartaient ; ma main ne me fournissait plus un point d’appui ;ma bouche, convulsivement ouverte, s’emplissait d’eau salée ; le froidm’envahissait. Je relevai la tête une dernière fois, puis, je m’abîmai...En cet instant, un corps dur me heurta. Je m’y cramponnai. Puis, je sentis

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qu’on me retirait, qu’on me ramenait à la surface de l’eau, que ma poitrinese dégonflait, et je m’évanouis...

Il est certain que je revins promptement à moi, grâce à de vigoureusesfrictions qui me sillonnèrent le corps. J’entr’ouvris les yeux...

« Conseil ! murmurai−je.

— Monsieur m’a sonné ? » répondit Conseil.

En ce moment, aux dernières clartés de la lune qui s’abaissait versl’horizon, j’aperçus une figure qui n’était pas celle de Conseil, et que jereconnus aussitôt.

« Ned ! m’écriai−je

— En personne, monsieur, et qui court après sa prime ! répondit leCanadien.

— Vous avez été précipité à la mer au choc de la frégate ?

— Oui, monsieur le professeur, mais plus favorisé que vous, j’ai puprendre pied presque immédiatement sur un îlot flottant.

— Un îlot ?

— Ou, pour mieux dire, sur notre narwal gigantesque.

— Expliquez−vous, Ned.

— Seulement, j’ai bientôt compris pourquoi mon harpon n’avait pul’entamer et s’était émoussé sur sa peau.

— Pourquoi, Ned, pourquoi ?

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— C’est que cette bête−là, monsieur le professeur, est faite en tôled’acier ! »

Il faut que je reprenne mes esprits, que je revivifie mes souvenirs, que jecontrôle moi−même mes assertions.

Les dernières paroles du Canadien avaient produit un revirement subit dansmon cerveau. Je me hissai rapidement au sommet de l’être ou de l’objet àdemi immergé qui nous servait de refuge. Je l’éprouvai du pied. C’étaitévidemment un corps dur, impénétrable, et non pas cette substance mollequi forme la masse des grands mammifères marins.

Mais ce corps dur pouvait être une carapace osseuse, semblable à celle desanimaux antédiluviens, et j’en serais quitte pour classer le monstre parmiles reptiles amphibies, tels que les tortues ou les alligators.Eh bien ! non ! Le dos noirâtre qui me supportait était lisse, poli, nonimbriqué. Il rendait au choc une sonorité métallique, et, si incroyable quecela fût, il semblait que, dis−je, il était fait de plaques boulonnées.

Le doute n’était pas possible ! L’animal, le monstre, le phénomène naturelqui avait intrigué le monde savant tout entier, bouleversé et fourvoyél’imagination des marins des deux hémisphères, il fallait bien lereconnaître, c’était un phénomène plus étonnant encore, un phénomène demain d’homme.

La découverte de l ’existence de l ’être le plus fabuleux, le plusmythologique, n’eût pas, au même degré, surpris ma raison. Que ce qui estprodigieux vienne du Créateur, c’est tout simple. Mais trouver tout à coup,sous ses yeux, l’impossible mystérieusement et humainement réalisé,c’était à confondre l’esprit !

Il n’y avait pas à hésiter cependant. Nous étions étendus sur le dos d’unesorte de bateau sous−marin, qui présentait, autant que j’en pouvais juger, laforme d’un immense poisson d’acier. L’opinion de Ned Land était faite surce point. Conseil et moi, nous ne pûmes que nous y ranger.

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« Mais alors, dis−je, cet appareil renferme en lui un mécanisme delocomotion et un équipage pour le manoeuvrer ?

— Évidemment, répondit le harponneur, et néanmoins, depuis trois heuresque j’habite cette île flottante, elle n’a pas donné signé de vie.

— Ce bateau n’a pas marché ?

— Non, monsieur Aronnax. Il se laisse bercer au gré des lames, mais il nebouge pas.

— Nous savons, à n’en pas douter, cependant, qu’il est doué d’une grandevitesse. Or, comme il faut une machine pour produire cette vitesse et unmécanicien pour conduire cette machine, j’en conclus... que nous sommessauvés.

— Hum ! » fit Ned Land d’un ton réservé.

En ce moment, et comme pour donner raison à mon argumentation, unbouillonnement se fit à l’arrière de cet étrange appareil, dont le propulseurétait évidemment une hélice, et il se mit en mouvement. Nous n’eûmes quele temps de nous accrocher à sa partie supérieure qui émergeait dequatre−vingts centimètres environ. Très heureusement sa vitesse n’étaitpas excessive.

« Tant qu’il navigue horizontalement, murmura Ned Land, je n’ai rien àdire. Mais s’il lui prend la fantaisie de plonger, je ne donnerais pas deuxdollars de ma peau ! »Moins encore, aurait pu dire le Canadien. Il devenait donc urgent decommuniquer avec les êtres quelconques renfermés dans les flancs de cettemachine. Je cherchai à sa surface une ouverture, un panneau, « un troud’homme », pour employer l’expression technique ; mais les lignes deboulons, solidement rabattues sur la jointure des tôles, étaient nettes etuniformes.

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D’ailleurs, la lune disparut alors, et nous laissa dans une obscuritéprofonde. Il fallut attendre le jour pour aviser aux moyens de pénétrer àl’intérieur de ce bateau sous−marin.

Ainsi donc, notre salut dépendait uniquement du caprice des mystérieuxtimoniers qui dirigeaient cet appareil, et, s’ils plongeaient, nous étionsperdus ! Ce cas excepté, je ne doutais pas de la possibilité d’entrer enrelations avec eux. Et, en effet, s’ils ne faisaient pas eux−mêmes leur air, ilfallait nécessairement qu’ils revinssent de temps en temps à la surface del’Océan pour renouveler leur provision de molécules respirables. Donc,nécessité d’une ouverture qui mettai t l ’ intér ieur du bateau encommunication avec l’atmosphère.

Quant à l’espoir d’être sauvé par le commandant Farragut, il fallait yrenoncer complètement. Nous étions entraînés vers l’ouest, et j’estimai quenotre vitesse, relativement modérée, atteignait douze milles à l’heure.L’hélice battait les flots avec une régularité mathématique, émergeantquelquefois et faisant jaillir l’eau phosphorescente à une grande hauteur.Vers quatre heures du matin, la rapidité de l’appareil s’accrut. Nousrésistions difficilement à ce vertigineux entraînement, lorsque les lamesnous battaient de plein fouet. Heureusement, Ned rencontra sous sa mainun large organeau fixé à la partie supérieure du dos de tôle, et nousparvînmes à nous y accrocher solidement.

Enfin cette longue nuit s’écoula. Mon souvenir incomplet ne permet pasd’en retracer toutes les impressions. Un seul détail me revient à l’esprit.Pendant certaines accalmies de la mer et du vent, je crus entendre plusieursfois des sons vagues, une sorte d’harmonie fugitive produite par desaccords lointains. Quel était donc le mystère de cette navigationsous−marine dont le monde entier cherchait vainement l’explication ?Quels êtres vivaient dans cet étrange bateau ? Quel agent mécanique luipermettait de se déplacer avec une si prodigieuse vitesse ?

Le jour parut. Les brumes du matin nous enveloppaient, mais elles ne

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tardèrent pas à se déchirer. J’allais procéder à un examen attentif de lacoque qui formait à sa partie supérieure une sorte de plate−formehorizontale, quand je la sentis s’enfoncer peu à peu.« Eh ! mille diables ! s’écria Ned Land, frappant du pied la tôle sonore,ouvrez donc, navigateurs peu hospitaliers ! »

Mais il était difficile de se faire entendre au milieu des battementsassourdissants de l’hélice. Heureusement, le mouvement d’immersions’arrêta.

Soudain, un bruit de ferrures violemment poussées se produisit à l’intérieurdu bateau. Une plaque se souleva, un homme parut, jeta un cri bizarre etdisparut aussitôt.

Quelques instants après, huit solides gail lards, le visage voilé,apparaissaient silencieusement, et nous entraînaient dans leur formidablemachine.

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Cet enlèvement, si brutalement exécuté, s’était accompli avec la rapidité del’éclair. Mes compagnons et moi, nous n’avions pas eu le temps de nousreconnaître. Je ne sais ce qu’ils éprouvèrent en se sentant introduits danscette prison flottante ; mais, pour mon compte, un rapide frisson me glaçal’épiderme. A qui avions−nous affaire ? Sans doute à quelques piratesd’une nouvelle espèce qui exploitaient la mer à leur façon.

A peine l’étroit panneau fut−il refermé sur moi, qu’une obscurité profondem’enveloppa. Mes yeux, imprégnés de la lumière extérieure, ne purent rienpercevoir. Je sentis mes pieds nus se cramponner aux échelons d’uneéchelle de fer. Ned Land et Conseil, vigoureusement saisis, me suivaient.Au bas de l’échelle, une porte s’ouvrit et se referma immédiatement surnous avec un retentissement sonore.

Nous étions seuls. Où ? Je ne pouvais le dire, à peine l’imaginer. Tout étaitnoir, mais d’un noir si absolu, qu’après quelques minutes, mes yeuxn’avaient encore pu saisir une de ces lueurs indéterminées qui flottent dansles plus profondes nuits.

Cependant, Ned Land, furieux de ces façons de procéder, donnait un librecours à son indignation.« Mille diables ! s’écriait−il, voilà des gens qui en remonteraient auxCalédoniens pour l’hospitalité ! Il ne leur manque plus que d’êtreanthropophages ! Je n’en serais pas surpris, mais je déclare que l’on ne memangera pas sans que je proteste !

— Calmez−vous, ami Ned, calmez−vous, répondit tranquillement Conseil.Ne vous emportez pas avant l’heure. Nous ne sommes pas encore dans larôtissoire !

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— Dans la rôtissoire, non, riposta le Canadien, mais dans le four, à coupsûr ! Il y fait assez noir. Heureusement, mon bowie−kniff ne m’a pasquitté, et j’y vois toujours assez clair pour m’en servir. Le premier de cesbandits qui met la main sur moi...

— Ne vous irritez pas, Ned, dis−je alors au harponneur, et ne nouscompromettez point par d’inutiles violences. Qui sait si on ne nous écoutepas ! Tâchons plutôt de savoir où nous sommes ! »

Je marchai en tâtonnant. Après cinq pas, je rencontrai une muraille de fer,faite de tôles boulonnées. Puis, me retournant, je heurtai une table de bois,près de laquelle étaient rangés plusieurs escabeaux. Le plancher de cetteprison se dissimulait sous une épaisse natte de phormium qui assourdissaitle bruit des pas. Les murs nus ne révélaient aucune trace de porte ni defenêtre. Conseil, faisant un tour en sens inverse, me rejoignit, et nousrevînmes au milieu de cette cabine, qui devait avoir vingt pieds de long surdix pieds de large. Quant à sa hauteur, Ned Land, malgré sa grande taille,ne put la mesurer.

Une demi−heure s’était déjà écoulée sans que la situation se fût modifiée,quand, d’une extrême obscurité, nos yeux passèrent subitement à la plusviolente lumière. Notre prison s’éclaira soudain, c’est−à−dire qu’elles’emplit d’une matière lumineuse tellement vive que je ne pus d’abord ensupporter l’éclat. A sa blancheur, à son intensité, je reconnus cet éclairageélectrique, qui produisait autour du bateau sous−marin comme unmagnifique phénomène de phosphorescence. Après avoir involontairementfermé les yeux, je les rouvris, et je vis que l’agent lumineux s’échappaitd’un demi−globe dépoli qui s’arrondissait à la partie supérieure de lacabine.

« Enfin ! on y voit clair ! s’écria Ned Land, qui, son couteau à la main, setenait sur la défensive.

— Oui, répondis−je, risquant l’antithèse, mais la situation n’en est pasmoins obscure.

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— Que monsieur prenne patience », dit l’impassible Conseil.Le soudain éclairage de la cabine m’avait permis d’en examiner lesmoindres détails. Elle ne contenait que la table et les cinq escabeaux. Laporte invisible devait être hermétiquement fermée. Aucun bruit n’arrivait ànotre oreille. Tout semblait mort à l’intérieur de ce bateau. Marchait−il, semaintenait−il à la surface de l’Océan, s’enfonçait−il dans ses profondeurs ?Je ne pouvais le deviner.

Cependant, le globe lumineux ne s’était pas allumé sans raison. j’espéraisdonc que les hommes de l’équipage ne tarderaient pas à se montrer. Quandon veut oublier les gens, on n’éclaire pas les oubliettes.

Je ne me trompais pas. Un bruit de verrou se fit entendre, la porte s’ouvrit,deux hommes parurent.

L’un était de petite taille, vigoureusement musclé, large d’épaules, robustede membres, la tête forte, la chevelure abondante et noire, la moustacheépaisse, le regard vif et pénétrant, et toute sa personne empreinte de cettevivacité méridionale qui caractérise en France les populations provençales.Diderot a très justement prétendu que le geste de l ’homme estmétaphorique, et ce petit homme en était certainement la preuve vivante.On sentait que dans son langage habituel, il devait prodiguer lesprosopopées, les métonymies et les hypallages. Ce que. d’ailleurs, je ne fusjamais à même de vérifier, car il employa toujours devant moi un idiomesingulier et absolument incompréhensible.Le second inconnu mérite une description plus détaillée. Un disciple deGratiolet ou d’Engel eût lu sur sa physionomie à livre ouvert. Je reconnussans hésiter ses qualités dominantes – la confiance en lui, car sa tête sedégageait noblement sur l’arc formé par la ligne de ses épaules, et ses yeuxnoirs regardaient avec une froide assurance : – le calme, car sa peau, pâleplutôt que colorée, annonçait la tranquillité du sang ; – l’énergie, quedémontrait la rapide contraction de ses muscles sourciliers ; le courageenfin, car sa vaste respiration dénotait une grande expansion vitale.

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J’ajouterai que cet homme était fier, que son regard ferme et calmesemblait refléter de hautes pensées, et que de tout cet ensemble, del’homogénéité des expressions dans les gestes du corps et du visage,suivant l’observation des physionomistes, résultait une indiscutablefranchise.

Je me sentis « involontairement » rassuré en sa présence, et j’augurai biende notre entrevue.

Ce personnage avait−il trente−cinq ou cinquante ans, je n’aurais pu lepréciser. Sa taille était haute, son front large, son nez droit, sa bouchenettement dessinée. ses dents magnifiques, ses mains fines, allongées,éminemment « psychiques » pour employer un mot de la chirognomonie,c’est−à−dire dignes de servir une âme haute et passionnée. Cet hommeformait certainement le plus admirable type que j’eusse jamais rencontré.Détail particulier, ses yeux, un peu écartés l’un de l’autre, pouvaientembrasser simultanément près d’un quart de l’horizon. Cette faculté je l’aivérifié plus tard se doublait d’une puissance de vision encore supérieure àcelle de Ned Land. Lorsque cet inconnu fixait un objet, la ligne de sessourcils se fronçait, ses larges paupières se rapprochaient de manière àcirconscrire la pupille des yeux et à rétrécir ainsi l’étendue du champvisuel, et il regardait ! Quel regard ! comme il grossissait les objetsrapetissés par l’éloignement ! comme il vous pénétrait jusqu’à l’âme !comme il perçait ces nappes liquides, si opaques à nos yeux, et comme illisait au plus profond des mers ! ...

Les deux inconnus, coiffés de bérets faits d’une fourrure de loutre marine,et chaussés de bottes de mer en peau de phoque, portaient des vêtementsd’un tissu particulier, qui dégageaient la taille et laissaient une grandeliberté de mouvements.

Le plus grand des deux évidemment le chef du bord – nous examina avecune extrême attention, sans prononcer une parole. Puis, se retournant versson compagnon, il s’entretint avec lui dans une langue que je ne pusreconnaître. C’était un idiome sonore, harmonieux, flexible, dont les

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voyelles semblaient soumises à une accentuation très variée.L’autre répondit par un hochement de tête, et ajouta deux ou trois motsparfaitement incompréhensibles. Puis du regard il parut m’interrogerdirectement.

Je répondis, en bon français, que je n’entendais point son langage ; mais ilne sembla pas me comprendre, et la situation devint assez embarrassante.

« Que monsieur raconte toujours notre histoire, me dit Conseil. Cesmessieurs en saisiront peut−être quelques mots ! »

Je recommençai le récit de nos aventures, articulant nettement toutes messyllabes, et sans omettre un seul détail. Je déclinai nos noms et qualités ;puis, je présentai dans les formes le professeur Aronnax, son domestiqueConseil, et maître Ned Land, le harponneur.

L’homme aux yeux doux et calmes m’écouta tranquillement, polimentmême, et avec une attention remarquable. Mais rien dans sa physionomien’indiqua qu’il eût compris mon histoire. Quand j’eus fini, il ne prononçapas un seul mot.

Restait encore la ressource de parler anglais. Peut−être se ferait−onentendre dans cette langue qui est à peu près universelle. Je la connaissais,ainsi que la langue allemande, d’une manière suffisante pour la lirecouramment, mais non pour la parler correctement. Or, ici, il fallait surtoutse faire comprendre.« Allons, à votre tour, dis−je au harponneur. A vous, maître Land, tirez devotre sac le meilleur anglais qu’ait jamais parlé un Anglo−Saxon. et tâchezd’être plus heureux que moi. »

Ned ne se fit pas prier et recommença mon récit que je compris à peu près.Le fond fut le même, mais la forme différa.Le Canadien, emporté par soncaractère, y mit beaucoup d’animation. Il se plaignit violemment d’êtreemprisonné au mépris du droit des gens, demanda en vertu de quelle loi onle retenait ainsi, invoqua l’habeas corpus, menaça de poursuivre ceux qui

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le séquestraient indûment, se démena, gesticula, cria, et finalement, il fitcomprendre par un geste expressif que nous mourions de faim.

Ce qui était parfaitement vrai, mais nous l’avions à peu près oublié.

A sa grande stupéfaction, le harponneur ne parut pas avoir été plusintelligible que moi. Nos visiteurs ne sourcillèrent pas. Il était évidentqu’ils ne comprenaient ni la langue d’Arago ni celle de Faraday.Fort embarrassé, après avoir épuisé vainement nos ressourcesphilologiques, je ne savais plus quel parti prendre, quand Conseil me dit :

« Si monsieur m’y autorise, je raconterai la chose en allemand.

— Comment ! tu sais l’allemand ? m’écriai−je.

— Comme un Flamand, n’en déplaise à monsieur.

— Cela me plaît, au contraire. Va, mon garçon. »

Et Conseil, de sa voix tranquille, raconta pour la troisième fois les diversespéripéties de notre histoire. Mais, malgré les élégantes tournures et la belleaccentuation du narrateur, la langue allemande n’eut aucun succès.

Enfin, poussé à bout, je rassemblai tout ce qui me restait de mes premièresétudes, et j’entrepris de narrer nos aventures en latin. Cicéron se fût bouchéles oreilles et m’eût renvoyé à la cuisine, mais cependant, je parvins àm’en tirer. Même résultat négatif.

Cette dernière tentative définitivement avortée, les deux inconnuséchangèrent quelques mots dans leur incompréhensible langage, et seretirèrent, sans même nousavoir adresse un de ces gestes rassurants qui ont cours dans tous les paysdu monde. La porte se referma.« C’est une infamie ! s’écria Ned Land, qui éclata pour la vingtième fois.Comment ! on leur parle français, anglais, allemand, latin, à ces

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coquins−là, et il n’en est pas un qui ait la civilité de répondre !

Calmez−vous, Ned, dis−je au bouillant harponneur, la colère ne mènerait àrien.

— Mais savez−vous, monsieur le professeur, reprit notre irasciblecompagnon, que l’on mourrait parfaitement de faim dans cette cage defer ?

— Bah ! fit Conseil, avec de la philosophie, on peut encore tenirlongtemps !

— Mes amis, dis−je, il ne faut pas se désespérer. Nous nous sommestrouvés dans de plus mauvaises passes. Faites−moi donc le plaisird’attendre pour vous former une opinion sur le commandant et l’équipagede ce bateau.

— Mon opinion est toute faite, riposta Ned Land. Ce sont des coquins...

— Bon ! et de quel pays ?

— Du pays des coquins !

— Mon brave Ned, ce pays−là n’est pas encore suffisamment indiqué surla mappemonde, et j’avoue que la nationalité de ces deux inconnus estdifficile à déterminer ! Ni Anglais, ni Français, ni Allemands, voilà tout ceque l’on peut affirmer. Cependant, je serais tenté d’admettre que cecommandant et son second sont nés sous de basses latitudes. Il y a duméridional en eux. Mais sont−ils espagnols, turcs, arabes ou indiens, c’estce que leur type physique ne me permet pas de décider. Quant à leurlangage. il est absolument incompréhensible.

Voilà le désagrément de ne pas savoir toutes les langues, répondit Conseil,ou le désavantage de ne pas avoir une langue unique !

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— Ce qui ne servirait à rien ! répondit Ned Land. Ne voyez−vous pas queces gens−là ont un langage à eux, un langage inventé pour désespérer lesbraves gens qui demandent à dîner ! Mais, dans tous les pays de la terreouvrir la bouche, remuer les mâchoires, happer des dents et des lèvres,est−ce que cela ne se comprend pas de reste ? Est−ce que cela ne veut pasdire à Québec comme aux Pomotou, à Paris comme aux antipodes : J’aifaim ! donnez−moi à manger ! ...

— Oh ! fit Conseil, il y a des natures si inintelligentes ! ... »Comme il disait ces mots, la porte s’ouvrit. Un stewart entra. Il nousapportait des vêtements, vestes et culottes de mer, faites d’une étoffe dontje ne reconnus pas la nature. Je me hâtai de les revêtir, et mes compagnonsm’imitèrent.

Pendant ce temps, le stewart muet, sourd peut−être avait disposé la table etplacé trois couverts.

« Voilà quelque chose de sérieux, dit Conseil, et cela s’annonce bien.

— Bah ! répondit le rancunier harponneur, que diable voulez−vous qu’onmange ici ? du foie de tortue, du filet de requin, du beefsteak de chien demer !

— Nous verrons bien ! » dit Conseil.

Les plats, recouverts de leur cloche d’argent, furent symétriquement poséssur la nappe, et nous prîmes place à table. Décidément, nous avions affaireà des gens civilisés, et sans la lumière électrique qui nous inondait, je meserais cru dans la salle à manger de l’hôtel Adelphi, à Liverpool, ou duGrand−Hôtel, à Paris. Je dois dire toutefois que le pain et le vinmanquaient totalement. L’eau était fraîche et limpide, mais c’était de l’eau– ce qui ne fut pas du goût de Ned Land. Parmi les mets qui nous furentservis, je reconnus divers poissons délicatement apprêtés ; mais, surcertains plats, excellents d’ailleurs, je ne pus me prononcer, et je n’auraismême su dire à quel règne, végétal ou animal, leur contenu appartenait.

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Quant au service de table, il était élégant et d’un goût parfait. Chaqueustensile, cuiller, fourchette, couteau, assiette, portait une lettre entouréed’une devise en exergue, et dont voici le fac−similé exact :

Mobile dans l’élément mobile ! Cette devise s’appliquait justement à cetappareil sous−marin, à la condition de traduire la préposition in par dans etnon par sur. La lettre N formait sans doute l ’ init iale du nom del’énigmatique personnage qui commandait au fond des mers !

Ned et Conseil ne faisaient pas tant de réflexions. Ils dévoraient, et je netardai pas à les imiter. J’étais, d’ailleurs, rassuré sur notre sort, et il meparaissait évident que nos hôtes ne voulaient pas nous laisser mourird’inanition.

Cependant, tout finit ici−bas, tout passe, même la faim de gens qui n’ontpas mangé depuis quinze heures. Notre appétit satisfait, le besoin desommeil se fit impérieusement sentir. Réaction bien naturelle, aprèsl’interminable nuit pendant laquelle nous avions lutté contre la mort.

« Ma foi, je dormirais bien, dit Conseil.

— Et moi, je dors ! » répondit Ned Land.

Mes deux compagnons s’étendirent sur le tapis de la cabine, et furentbientôt plongés dans un profond sommeil.

Pour mon compte, je cédai moins facilement à ce violent besoin de dormir.Trop de pensées s’accumulaient dans mon esprit, trop de questionsinsolubles s’y pressaient, trop d’images tenaient mes paupièresentr’ouvertes ! Où étions−nous ? Quelle étrange puissance nousemportait ? Je sentais – ou plutôt je croyais sentir – l’appareil s’enfoncervers les couches les plus reculées de la mer. De violents cauchemarsm’obsédaient. J’entrevoyais dans ces mystérieux asiles tout un monded’animaux inconnus, dont ce bateau sous−marin semblait être lecongénère, vivant, se mouvant, formidable comme eux ! ... Puis, mon

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cerveau se calma, mon imagination se fondit en une vague somnolence, etje tombai bientôt dans un morne sommeil.

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Quelle fut la durée de ce sommeil, je l’ignore ; mais il dut être long, car ilnous reposa complètement de nos fatigues. Je me réveillai le premier. Mescompagnons n’avaient pas encore bougé, et demeuraient étendus dans leurcoin comme des masses inertes.

A peine relevé de cette couche passablement dure, je sentis mon cerveaudégagé, mon esprit net. Je recommençai alors un examen attentif de notrecellule.

Rien n’était changé à ses dispositions intérieures. La prison était restéeprison, et les prisonniers, prisonniers. Cependant le stewart, profitant denotre sommeil, avait desservi la table. Rien n’indiquait donc unemodif ication prochaine dans cette situation, et je me demandaisérieusement si nous étions destinés à vivre indéfiniment dans cette cage.

Cette perspective me sembla d’autant plus pénible que, si mon cerveauétait libre de ses obsessions de la veille, je me sentais la poitrinesingulièrement oppressée. Ma respiration se faisait difficilement. L’airlourd ne suffisait plus au jeu de mes poumons. Bien que la cellule fûtvaste, il était évident que nous avions consommé en grande partiel’oxygène qu’elle contenait. En effet, chaque homme dépense en uneheure, l’oxygène renfermé dans cent litres d’air et cet air, chargé alorsd’une quantité presque égale d’acide carbonique, devient irrespirable.Il était donc urgent de renouveler l’atmosphère de notre prison, et, sansdoute aussi, L’atmosphère du bateau sous−marin.

Là se posait une question à mon esprit. Comment procédait le commandantde cette demeure flottante ? Obtenait−il de l’air par des moyens chimiques,en dégageant par la chaleur l’oxygène contenu dans du chlorate de potasse,et en absorbant l’acide carbonique par la potasse caustique ? Dans ce cas, il

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devait avoir conservé quelques relations avec les continents, afin de seprocurer les matières nécessaires à cette opération. Se bornait−il seulementà emmagasiner l’air sous de hautes pressions dans des réservoirs, puis à lerépandre suivant les besoins de son équipage ? Peut−être. Ou, procédé pluscommode. plus économique, et par conséquent plus probable, secontentait−il de revenir respirer à la surface des eaux, comme un cétacé. etde renouveler pour vingt−quatre heures sa provision d’atmosphère ? Quoiqu’il en soit. et quelle que fût la méthode, il me paraissait prudent del’employer sans retard.

En effet, j’étais déjà réduit à multiplier mes inspirations pour extraire decette cellule le peu d’oxygène qu’elle renfermait, quand, soudain, je fusrafraîchi par un courant d’air pur et tout parfumé d’émanations salines.C’était bien la brise de mer, vivifiante et chargée d’iode ! J’ouvrislargement la bouche, et mes poumons se saturèrent de fraîches molécules.En même temps, je sentis un balancement, un roulis de médiocreamplitude, mais parfaitement déterminable. Le bateau, le monstre de tôlevenait évidemment de remonter à la surface de l’Océan pour y respirer à lafaçon des baleines. Le mode de ventilation du navire était doncparfaitement reconnu.

Lorsque j’eus absorbé cet air pur à pleine poitrine, je cherchai le conduit, l’» aérifère », si l’on veut, qui laissait arriver jusqu’à nous ce bienfaisanteffluve. et je ne tardai pas à le trouver. Au−dessus de la porte s’ouvrait untrou d’aérage laissant passer une fraîche colonne d’air, qui renouvelaitainsi l’atmosphère appauvrie de la cellule.

J’en étais là de mes observations, quand Ned et Conseil s’éveillèrentpresque en même temps, sous l’influence de cette aération revivifiante. Ilsse frottèrent les yeux, se détirèrent les bras et furent sur pied en un instant.

« Monsieur a bien dormi ? me demanda Conseil avec sa politessequotidienne.

— Fort bien, mon brave garçon, répondis−je. Et, vous, maître Ned Land ?

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— Profondément, monsieur le professeur. Mais, je ne sais si je me trompe,il me semble que je respire comme une brise de mer ? »

Un marin ne pouvait s’y méprendre, et je racontai au Canadien ce quis’était passé pendant son sommeil.

« Bon ! dit−il, cela explique parfaitement ces mugissements que nousentendions, lorsque le prétendu narwal se t rouvai t en vue del’Abraham−Lincoln.

— Parfaitement, maître Land, c’était sa respiration !

— Seulement, monsieur Aronnax, je n’ai aucune idée de l’heure qu’il est,à moins que ce ne soit l’heure du dîner ?

— L’heure du dîner, mon digne harponneur ? Dites, au moins, l’heure dudéjeuner, car nous sommes certainement au lendemain d’hier.

— Ce qui démontre, répondit Conseil, que nous avons pris vingt−quatreheures de sommeil.

— C’est mon avis. répondis−je.

— Je ne vous contredis point, répliqua Ned Land. Mais dîner ou déjeuner,le stewart sera le bienvenu, qu’il apporte l’un ou l’autre.

— L’un et l’autre, dit Conseil

— Juste, répondit le Canadien, nous avons droit à deux repas, et pour moncompte, je ferai honneur à tous les deux.

— Eh bien ! Ned, attendons, répondis−je. Il est évident que ces inconnusn’ont pas l’intention de nous laisser mourir de faim, car, dans ce cas, ledîner d’hier soir n’aurait aucun sens.

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— A moins qu’on ne nous engraisse ! riposta Ned.

— Je proteste, répondis−je. Nous ne sommes point tombés entre les mainsde cannibales !

— Une fois n’est pas coutume, répondit sérieusement le Canadien. Qui saitsi ces gens−là ne sont pas privés depuis longtemps de chair fraîche, et dansce cas, trois particuliers sains et bien constitués comme monsieur leprofesseur, son domestique et moi...

— Chassez ces idées, maître Land, répondis−je au harponneur, et surtout.ne partez pas de là pour vous emporter contre nos hôtes, ce qui ne pourraitqu’aggraver la situation.

— En tout cas, dit le harponneur, j’ai une faim de tous les diables, et dînerou déjeuner, le repas n’arrive guère !

— Maître Land, répliquai−je, il faut se conformer au règlement du bord, etje suppose que notre estomac avance sur la cloche du maître−coq.

— Eh bien ! on le mettra à l’heure, répondit tranquillement Conseil.

— Je vous reconnais là, ami Conseil, riposta l’impatient Canadien. Voususez peu votre bile et vos nerfs ! Toujours calme ! Vous seriez capable dedire vos grâces avant votre bénédicité, et de mourir de faim plutôt que devous plaindre !

— A quoi cela servirait−il ? demanda Conseil.

— Mais cela servirait à se plaindre ! C’est déjà quelque chose. Et si cespirates — je dis pirates par respect, et pour ne pas contrarier monsieur leprofesseur qui défend de les appeler cannibales —, si ces pirates sefigurent qu’ils vont me garder dans cette cage où j’étouffe, sans apprendrede quels jurons j’assaisonne mes emportements, ils se trompent ! Voyons,

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monsieur Aronnax. parlez franchement. Croyez−vous qu’ils nous tiennentlongtemps dans cette boîte de fer ?

— A dire vrai, je n’en sais pas plus long que vous, ami Land.

— Mais enfin, que supposez−vous ?

— Je suppose que le hasard nous a rendus maîtres d’un secret important.Or, l’équipage de ce bateau sous−marin a intérêt à le garder, et si cetintérêt est plus grave que la vie de trois hommes, je crois notre existencetrès compromise. Dans le cas contraire, à la première occasion, le monstrequi nous a engloutis nous rendra au monde habité par nos semblables.

— A moins qu’il ne nous enrôle parmi son équipage, dit Conseil, et qu’ilnous garde ainsi...

— Jusqu’au moment, répliqua Ned Land, où quelque frégate, plus rapideou plus adroite que l’Abraham−Lincoln, s’emparera de ce nid de forbans,et enverra son équipage et nous respirer une dernière fois au bout de sagrand’vergue.

— Bien raisonné, maître Land, répliquai−je. Mais on ne nous a pas encorefait, que je sache, de proposition à cet égard. Inutile donc de discuter leparti que nous devrons prendre, le cas échéant. Je vous le répète, attendons,prenons conseil des circonstances, et ne faisons rien, puisqu’il n’y a rien àfaire.

— Au contraire ! monsieur le professeur, répondit le harponneur, qui n’envoulait pas démordre, il faut faire quelque chose.

— Eh ! quoi donc, maître Land ?

— Nous sauver.

— Se sauver d’une prison « terrestre » est souvent difficile, mais d’une

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prison sous−marine, cela me paraît absolument impraticable.

— Allons, ami Ned, demanda Conseil, que répondez−vous à l’objection demonsieur ? Je ne puis croire qu’un Américain soit jamais à bout deressources ! »

Le harponneur. visiblement embarrassé, se taisait. Une fuite, dans lesconditions où le hasard nous avait jetés, était absolument impossible. Maisun Canadien est à demi français, et maître Ned Land le fit bien voir par saréponse.

« Ainsi, monsieur Aronnax, reprit−il après quelques instants de réflexion,vous ne devinez pas ce que doivent faire des gens qui ne peuvents’échapper de leur prison ?

— Non, mon ami.

— C’est bien simple, il faut qu’ils s’arrangent de manière à y rester.

— Parbleu ! fit Conseil, vaut encore mieux être dedans que dessus oudessous !

— Mais après avoir jeté dehors geôliers, porte−clefs et gardiens, ajoutaNed Land.

— Quoi, Ned ? vous songeriez sérieusement à vous emparer de cebâtiment ?

— Très sérieusement, répondit le Canadien.

— C’est impossible.

— Pourquoi donc, monsieur ? Il peut se présenter quelque chancefavorable, et je ne vois pas ce qui pourrait nous empêcher d’en profiter.S’ils ne sont qu’une vingtaine d’hommes à bord de cette machine, ils ne

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feront pas reculer deux Français et un Canadien, je suppose ! »

Mieux valait admettre la proposition du harponneur que de la discuter.Aussi, me contentai−je de répondre :

« Laissons venir les circonstances, maître Land, et nous verrons. Mais,jusque−là, je vous en prie, contenez votre impatience. On ne peut agir quepar ruse, et ce n’est pas en vous emportant que vous ferez naître deschances favorables. Promettez−moi donc que vous accepterez la situationsans trop de colère.

— Je vous le promets, monsieur le professeur, répondit Ned Land d’un tonpeu rassurant. Pas un mot violent ne sortira de ma bouche, pas un gestebrutal ne me trahira, quand bien même le service de la table ne se ferait pasavec toute la régularité désirable.

— J’ai votre parole, Ned », répondis−je au Canadien.

Puis, la conversation fut suspendue, et chacun de nous se mit à réfléchir àpart soi. J’avouerai que, pour mon compte, et malgré l’assurance duharponneur, je ne conservais aucune illusion. Je n’admettais pas ceschances favorables dont Ned Land avait parlé. Pour être si sûrementmanoeuvré, le bateau sous−marin exigeait un nombreux équipage, etconséquemment, dans le cas d’une lutte, nous aurions affaire à trop fortepartie. D’ailleurs, il fallait, avant tout, être libres, et nous ne l’étions pas. Jene voyais même aucun moyen de fu i r cet te ce l lu le de tô le s ihermétiquement fermée. Et pour peu que l’étrange commandant de cebateau eût un secret à garder — ce qui paraissait au moins probable il nenous la isserai t pas agir l ibrement à son bord. Maintenant , sedébarrasserait−il de nous par la violence, ou nous jetterait−il un jour surquelque coin de terre ? C’était là l’inconnu. Toutes ces hypothèses mesemblaient extrêmement plausibles, et il fallait être un harponneur pourespérer de reconquérir sa liberté.

Je compris d’ailleurs que les idées de Ned Land s’aigrissaient avec les

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réflexions qui s’emparaient de son cerveau. J’entendais peu à peu lesjugements gronder au fond de son gosier, et je voyais ses gestes redevenirmenaçants. Il se levait, tournait comme une bête fauve en cage, frappait lesmurs du pied et du poing. D’ailleurs, le temps s’écoulait, la faim se faisaitcruellement sentir, et, cette fois, le stewart ne paraissait pas. Et c’étaitoublier trop longtemps notre position de naufragés, si l’on avait réellementde bonnes intentions à notre égard.

Ned Land, tourmenté par les tiraillements de son robuste estomac, semontait de plus en plus, et, malgré sa parole, je craignais véritablement uneexplosion, lorsqu’il se trouverait en présence de l’un des hommes du bord.

Pendant deux heures encore, la colère de Ned Land s’exalta. Le Canadienappelait, il criait, mais en vain. Les murailles de tôle étaient sourdes. Jen’entendais même aucun bruit à l’intérieur de ce bateau, qui semblait mort.Il ne bougeait pas, car j’aurais évidemment senti les frémissements de lacoque sous l’impulsion de l’hélice. Plongé sans doute dans l’abîme deseaux, il n’appartenait plus à la terre. Tout ce morne silence était effrayant.

Quant à notre abandon, notre isolement au fond de cette cellule, je n’osaisestimer ce qu’il pourrait durer. Les espérances que j’avais conçues aprèsnotre entrevue avec le commandant du bord s’effaçaient peu à peu. Ladouceur du regard de cet homme, l ’expression généreuse de saphysionomie, la noblesse de son maintien, tout disparaissait de monsouvenir. Je revoyais cet énigmatique personnage tel qu’il devait être,nécessairement impitoyable, cruel. Je le sentais en dehors de l’humanité,inaccessible à tout sentiment de pitié, implacable ennemi de ses semblablesauxquels il avait dû vouer une impérissable haine !

Mais, cet homme, allait−il donc nous laisser périr d’inanition, enfermésdans cette prison étroite livrés à ces horribles tentations auxquelles poussela faim farouche ? Cette affreuse pensée prit dans mon esprit une intensitéterrible, et l’imagination aidant, je me sentis envahir par une épouvanteinsensée. Conseil restait calme, Ned Land rugissait.

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En ce moment, un bruit se fit entendre extérieurement.

Des pas résonnèrent sur la dalle de métal. Les serrures furent fouillées, laporte s’ouvrit, le stewart parut.Avant que j’eusse fait un mouvement pour l’en empêcher, le Canadiens’était précipité sur ce malheureux ; il l’avait renversé ; il le tenait à lagorge. Le stewart étouffait sous sa main puissante.

Conseil cherchait déjà à retirer des mains du harponneur sa victime à demisuffoquée, et j’allais joindre mes efforts aux siens, quand, subitement, jefus cloué à ma place par ces mots prononcés en français :

« Calmez−vous, maître Land, et vous, monsieur le professeur, veuillezm’écouter ! »

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C’était le commandant du bord qui parlait ainsi.

A ces mots, Ned Land se releva subitement. Le stewart, presque étranglésortit en chancelant sur un signe de son maître ; mais tel était l’empire ducommandant à son bord, que pas un geste ne trahit le ressentiment dont cethomme devait être animé contre le Canadien. Conseil, intéressé malgré lui,moi stupéfait, nous attendions en silence le dénouement de cette scène.

Le commandant, appuyé sur l’angle de la table, les bras croisés, nousobservait avec une profonde attention. Hésitait−il à parler ? Regrettait−ilces mots qu’il venait de prononcer en français ? On pouvait le croire.

Après quelques instants d’un silence qu’aucun de nous ne songea àinterrompre :

« Messieurs, dit−il d’une voix calme et pénétrante, je parle également lefrançais, l’anglais, l’allemand et le latin. J’aurais donc pu vous répondredès notre première entrevue, mais je voulais vous connaître d’abord,réfléchir ensuite. Votre quadruple récit, absolument semblable au fond,m’a affirmé l’identité de vos personnes. Je sais maintenant que le hasard amis en ma présence monsieur Pierre Aronnax, professeur d’histoirenaturelle au Muséum de Paris, chargé d’une mission scientifique àl’étranger, Conseil son domestique, et Ned Land, d’origine canadienne,harponneur à bord de la frégate l’Abraham−Lincoln, de la marinenationale des États−Unis d’Amérique. »

Je m’inclinai d’un air d’assentiment. Ce n’était pas une question que meposait le commandant. Donc, pas de réponse à faire. Cet hommes’exprimait avec une aisance parfaite, sans aucun accent. Sa phrase étaitnette, ses mots justes, sa facilité d’élocution remarquable. Et cependant, je

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ne « sentais » pas en lui un compatriote.

Il reprit la conversation en ces termes :

« Vous avez trouvé sans doute, monsieur, que j’ai longtemps tardé à vousrendre cette seconde visite. C’est que, votre identité reconnue, je voulaispeser mûrement le parti à prendre envers vous. J’ai beaucoup hésité. Lesplus fâcheuses circonstances vous ont mis en présence d’un homme qui arompu avec l’humanité. Vous êtes venu troubler mon existence...

— Involontairement, dis−je.

— Involontairement ? répondit l’inconnu, en forçant un peu sa voix.Est−ce involontairement que l’Abraham−Lincoln me chasse sur toutes lesmers ? Est−ce involontairement que vous avez pris passage à bord de cettefrégate ? Est−ce involontairement que vos boulets ont rebondi sur la coquede mon navire ? Est−ce involontairement que maître Ned Land m’a frappéde son harpon ? »

Je surpris dans ces paroles une irr i tation contenue. Mais, à cesrécriminations j’avais une réponse toute naturelle à faire, et je la fis.

« Monsieur, dis−je, vous ignorez sans doute les discussions qui ont eu lieuà votre sujet en Amérique et en Europe. Vous ne savez pas que diversaccidents, provoqués par le choc de votre appareil sous−marin, ont émul’opinion publique dans les deux continents. Je vous fais grâce deshypothèses sans nombre par lesquelles on cherchait à expliquerl’inexplicable phénomène dont seul vous aviez le secret. Mais sachezqu’en vous poursuivant jusque sur les hautes mers du Pacifique,l’Abraham−Lincoln croyait chasser quelque puissant monstre marin dont ilfallait à tout prix délivrer l’Océan. »

Un demi−sourire détendit les lèvres du commandant, puis, d’un ton pluscalme :

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« Monsieur Aronnax, répondit−il, oseriez−vous affirmer que votre frégaten’aurait pas poursuivi et canonné un bateau sous−marin aussi bien qu’unmonstre ? »Cette question m’embarrassa, car certainement le commandant Farragutn’eût pas hésité. Il eût cru de son devoir de détruire un appareil de ce genretout comme un narwal gigantesque.

« Vous comprenez donc, monsieur, reprit l’inconnu, que j’ai le droit devous traiter en ennemis. »

Je ne répondis rien, et pour cause. A quoi bon discuter une propositionsemblable, quand la force peut détruire les meilleurs arguments.

« J’ai longtemps hésité, reprit le commandant. Rien ne m’obligeait à vousdonner l’hospitalité. Si je devais me séparer de vous, je n’avais aucunintérêt à vous revoir. Je vous remettais sur la plate−forme de ce navire quivous avait servi de refuge. Je m’enfonçais sous les mers, et j’oubliais quevous aviez jamais existé. N’était−ce pas mon droit ?

— C’était peut−être le droit d’un sauvage, répondis−je, ce n’était pas celuid’un homme civilisé.

— Monsieur le professeur, répliqua vivement le commandant, je ne suispas ce que vous appelez un homme civilisé ! J’ai rompu avec la sociététout entière pour des raisons que moi seul j’ai le droit d’apprécier. Jen’obéis donc point à ses règles, et je vous engage à ne jamais les invoquerdevant moi ! »Ceci fut dit nettement. Un éclair de colère et de dédain avait allumé lesyeux de l’inconnu, et dans la vie de cet homme, j’entrevis un passéformidable. Non seulement il s’était mis en dehors des lois humaines, maisil s’était fait indépendant, libre dans la plus rigoureuse acception du mot,hors de toute atteinte ! Qui donc oserait le poursuivre au fond des mers,puisque, à leur surface, il déjouait les efforts tentés contre lui ? Quel navirerésisterait au choc de son monitor sous−marin ? Quelle cuirasse, si épaissequ’elle fût, supporterait les coups de son éperon ? Nul, entre les hommes,

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ne pouvait lui demander compte de ses oeuvres. Dieu, s’il y croyait, saconscience, s’il en avait une, étaient les seuls juges dont il put dépendre.

Ces réflexions traversèrent rapidement mon esprit. pendant que l’étrangepersonnage se taisait, absorbé et comme retiré en lui−même. Je leconsidérais avec un effroi mélangé d’intérêt, et sans doute, ainsiqu’OEdipe considérait le Sphinx.

Après un assez long silence, le commandant reprit la parole.

« J’ai donc hésité, dit−il, mais j’ai pensé que mon intérêt pouvaits’accorder avec cette pitié naturelle à laquelle tout être humain a droit.Vous resterez à mon bord, puisque la fatalité vous y a jetés. Vous y serezlibres, et, en échange de cette liberté, toute relative d’ailleurs, je ne vousimposerai qu’une seule condition. Votre parole de vous y soumettre mesuffira.

— Parlez, monsieur, répondis−je, je pense que cette condition est de cellesqu’un honnête homme peut accepter ?

— Oui, monsieur, et la voici. Il est possible que certains événementsimprévus m’obligent à vous consigner dans vos cabines pour quelquesheures ou quelques jours, suivant le cas. Désirant ne jamais employer laviolence, j’attends de vous, dans ce cas, plus encore que dans tous lesautres, une obéissance passive. En agissant ainsi, je couvre votreresponsabilité, je vous dégage entièrement, car c’est à moi de vous mettredans l’impossibilité de voir ce qui ne doit pas être vu. Acceptez−vous cettecondition ? »

Il se passait donc à bord des choses tout au moins singulières, et que nedevaient point voir des gens qui ne s’étaient pas mis hors des lois sociales !Entre les surprises que l’avenir me ménageait, celle−ci ne devait pas être lamoindre.

« Nous acceptons, répondis−je. Seulement, je vous demanderai, monsieur,

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la permission de vous adresser une question, une seule.

— Parlez, monsieur.

— Vous avez dit que nous serions libres à votre bord ?

— Entièrement.

— Je vous demanderai donc ce que vous entendez par cette liberté.

— Mais la liberté d’aller, de venir, de voir, d’observer même tout ce qui sepasse ici – sauf en quelques circonstances graves −, la liberté enfin dontnous jouissons nous−mêmes, mes compagnons et moi. »

Il était évident que nous ne nous entendions point.

« Pardon, monsieur, repris−je, mais cette liberté, ce n’est que celle que toutprisonnier a de parcourir sa prison ! Elle ne peut nous suffire.

— Il faudra, cependant, qu’elle vous suffise !

— Quoi ! nous devons renoncer à jamais de revoir notre patrie, nos amis,nos parents !

— Oui, monsieur. Mais renoncer à reprendre cet insupportable joug de laterre, que les hommes croient être la liberté, n’est peut−être pas aussipénible que vous le pensez !

— Par exemple, s’écria Ned Land, jamais je ne donnerai ma parole de nepas chercher à me sauver !

— Je ne vous demande pas de parole, maître Land répondit froidement lecommandant.

— Monsieur, répondis−je, emporté malgré moi, vous abusez de votre

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situation envers nous ! C’est de la cruauté !

— Non, monsieur, c’est de la clémence ! Vous êtes mes prisonniers aprèscombat ! Je vous garde, quand je pourrais d’un mot vous replonger dansles abîmes de l’Océan ! Vous m’avez attaqué ! Vous êtes venus surprendreun secret que nul homme au monde ne doit pénétrer, le secret de toute monexistence ! Et vous croyez que Je vais vous renvoyer sur cette terre qui nedoit plus me connaître ! Jamais ! En vous retenant, ce n’est pas vous que jegarde, c’est moi−même ! »

Ces paroles indiquaient de la part du commandant un parti pris contrelequel ne prévaudrait aucun argument.

« Ainsi, monsieur, repris−je, vous nous donnez tout simplement à choisirentre la vie ou la mort ?

— Tout simplement.

— Mes amis, dis−je, à une question ainsi posée, il n’y a rien à répondre.Mais aucune parole ne nous lie au maître de ce bord.

— Aucune, monsieur », répondit l’inconnu.

Puis, d’une voix plus douce, il reprit :

« Maintenant, permettez−moi d’achever ce que j’ai à vous dire. Je vousconnais, monsieur Aronnax. Vous, sinon vos compagnons, vous n’aurezpeut−être pas tant à vous plaindre du hasard qui vous lie à mon sort. Voustrouverez parmi les livres qui servent à mes études favorites cet ouvrageque vous avez publié sur les grands fonds de la mer. Je l’ai souvent lu.Vous avez poussé votre oeuvre aussi loin que vous le permettait la scienceterrestre. Mais vous ne savez pas tout, vous n’avez pas tout vu.Laissez−moi donc vous dire, monsieur le professeur, que vous neregretterez pas le temps passé à mon bord. Vous allez voyager dans le paysdes merveilles. L’étonnement, la stupéfaction seront probablement l’état

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habituel de votre esprit. Vous ne vous blaserez pas facilement sur lespectacle incessamment offert à vos yeux. Je vais revoir dans un nouveautour du monde sous−marin – qui sait ? le dernier peut−être – tout ce quej’ai pu étudier au fond de ces mers tant de fois parcourues, et vous serezmon compagnon d’études. A partir de ce jour, vous entrez dans un nouvelélément, vous verrez ce que n’a vu encore aucun homme car moi et lesmiens nous ne comptons plus – et notre planète, grâce à moi, va vous livrerses derniers secrets. »

Je ne puis le nier ; ces paroles du commandant firent sur moi un grandeffet. J’étais pris là par mon faible, et j’oubliai, pour un instant, que lacontemplation de ces choses sublimes ne pouvait valoir la liberté perdue.D’ailleurs, je comptais sur l’avenir pour trancher cette grave question.Ainsi, je me contentai de répondre :

« Messieurs, si vous avez brisé avec l’humanité, je veux croire que vousn’avez pas renié tout sentiment humain. Nous sommes des naufragéscharitablement recueillis à votre bord, nous ne l’oublierons pas. Quant àmoi, je ne méconnais pas que, si l’intérêt de la science pouvait absorberjusqu’au besoin de liberté, ce que me promet notre rencontre m’offrirait degrandes compensations. »

Je pensais que le commandant allait me tendre la main pour sceller notretraité. Il n’en fit rien. Je le regrettai pour lui.

« Une dernière question, dis−je, au moment où cet être inexplicablesemblait vouloir se retirer.

— Parlez, monsieur le professeur.

— De quel nom dois−je vous appeler ?

— Monsieur, répondit le commandant, je ne suis pour vous que lecapitaine Nemo, et vos compagnons et vous, n’êtes pour moi que lespassagers du Nautilus. »

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Le capitaine Nemo appela. Un stewart parut. Le capitaine lui donna sesordres dans cette langue étrangère que je ne pouvais reconnaître. Puis, setournant vers le Canadien et Conseil :

« Un repas vous attend dans votre cabine, leur dit−il. Veuillez suivre cethomme.

— Ça n’est pas de refus ! » répondit le harponneur.

Conseil et lui sortirent enfin de cette cellule où ils étaient renfermés depuisplus de trente heures.

« Et maintenant , monsieur Aronnax, notre déjeuner est prêt .Permettez−moi de vous précéder.

— A vos ordres, capitaine. »

Je suivis le capitaine Nemo, et dès que j’eus franchi la porte, je pris unesorte de couloir électriquement éclairé, semblable aux coursives d’unnavire. Après un parcours d’une dizaine de mètres. une seconde portes’ouvrit devant moi.J’entrai alors dans une salle à manger ornée et meublée avec un goûtsévère. De hauts dressoirs de chêne, incrustés d’ornements d’ébène,s’élevaient aux deux extrémités de cette salle, et sur leurs rayons à ligneondulée étincelaient des faïences, des porcelaines, des verreries d’un prixinestimable. La vaisselle plate y resplendissait sous les rayons que versaitun plafond lumineux, dont de fines peintures tamisaient et adoucissaientl’éclat.

Au centre de la salle était une table richement servie. Le capitaine Nemom’indiqua la place que je devais occuper.

« Asseyez−vous, me dit−il, et mangez comme un homme qui doit mourirde faim. »

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Le déjeuner se composait d’un certain nombre de plats dont la mer seuleavait fourni le contenu, et de quelques mets dont j’ignorais la nature et laprovenance. J’avouerai que c’était bon, mais avec un goût particulierauquel je m’habituai facilement. Ces divers aliments me parurent riches enphosphore, et je pensai qu’ils devaient avoir une origine marine.

Le capitaine Nemo me regardait. Je ne lui demandai rien, mais il devinames pensées, et il répondit de lui−même aux questions que je brûlais de luiadresser.« La plupart de ces mets vous sont inconnus, me dit−il. Cependant, vouspouvez en user sans crainte. Ils sont sains et nourrissants. Depuislongtemps, j’ai renoncé aux aliments de la terre, et je ne m’en porte pasplus mal. Mon équipage, qui est vigoureux, ne se nourrit pas autrement quemoi.

— Ainsi, dis−je, tous ces aliments sont des produits de la mer ?

— Oui, monsieur le professeur, la mer fournit à tous mes besoins. Tantôt,je mets mes filets a la traîne, et je les retire, prêts à se rompre. Tantôt, jevais chasser au milieu de cet élément qui paraît être inaccessible àl’homme, et je force le gibier qui gîte dans mes forêts sous−marines. Mestroupeaux, comme ceux du vieux pasteur de Neptune, paissent sans crainteles immenses prairies de l’Océan. J’ai là une vaste propriété que j’exploitemoi−même et qui est toujours ensemencée par la main du Créateur detoutes choses. »

Je regardai le capitaine Nemo avec un certain étonnement, et je luirépondis :

« Je comprends parfaitement, monsieur, que vos filets fournissentd’excellents poissons à votre table ; je comprends moins que vouspoursuiviez le gibier aquatique dans vos forêts sous−marines ; mais je necomprends plus du tout qu’une parcelle de viande, si petite qu’elle soit,figure dans votre menu.

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— Aussi, monsieur, me répondit le capitaine Nemo, ne fais−je jamaisusage de la chair des animaux terrestres.

— Ceci, cependant, repris−je, en désignant un plat où restaient encorequelques tranches de filet.

— Ce que vous croyez être de la viande, monsieur le professeur, n’estautre chose que du filet de tortue de mer. Voici également quelques foiesde dauphin que vous prendriez pour un ragoût de porc. Mon cuisinier estun habile préparateur, qui excelle à conserver ces produits variés del’Océan. Goûtez à tous ces mets. Voici une conserve d’holoturies qu’unMalais déclarerait sans rivale au monde, voilà une crème dont le lait a étéfourni par la mamelle des cétacés, et le sucre par les grands fucus de la merdu Nord, et enfin, permettez−moi de vous offrir des confitures d’anémonesqui valent celles des fruits les plus savoureux. »

Et je goûtais, plutôt en curieux qu’en gourmet, tandis que le capitaineNemo m’enchantait par ses invraisemblables récits.

« Mais cette mer, monsieur Aronnax, me dit−il, cette nourrice prodigieuse,inépuisable, elle ne me nourrit pas seulement ; elle me vêtit encore. Cesétoffes qui vous couvrent sont tissées avec le byssus de certainscoquillages ; elles sont teintes avec la pourpre des anciens et nuancées decouleurs violettes que j’extrais des aplysis de la Méditerranée. Les parfumsque vous trouverez sur la toilette de votre cabine sont le produit de ladistillation des plantes marines. Votre lit est fait du plus doux zostère del’Océan. Votre plume sera un fanon de baleine, votre encre la liqueursécrétée par la seiche ou l’encornet. Tout me vient maintenant de la mercomme tout lui retournera un jour !

— Vous aimez la mer, capitaine.

— Oui ! je l’aime ! La mer est tout ! Elle couvre les sept dixièmes duglobe terrestre. Son souffle est pur et sain. C’est l’immense désert où

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l’homme n’est jamais seul, car il sent frémir la vie à ses côtés. La mer n’estque le véhicule d’une surnaturelle et prodigieuse existence ; elle n’est quemouvement et amour ; c’est l’infini vivant, comme l’a dit un de vos poètes.Et en effet, monsieur le professeur, la nature s’y manifeste par ses troisrègnes, minéral, végétal, animal. Ce dernier y est largement représenté parles quatre groupes des zoophytes, par trois classes des articulés, par cinqclasses des mollusques, par trois classes des vertébrés, les mammifères, lesreptiles et ces innombrables légions de poissons, ordre infini d’animauxqui compte plus de treize mille espèces, dont un dixième seulementappartient à l’eau douce. La mer est le vaste réservoir de la nature. C’estpar la mer que le globe a pour ainsi dire commencé, et qui sait s’il ne finirapas par elle ! Là est la suprême tranquillité. La mer n’appartient pas auxdespotes. A sa surface, ils peuvent encore exercer des droits iniques, s’ybattre, s’y dévorer, y transporter toutes les horreurs terrestres. Mais à trentepieds au−dessous de son niveau, leur pouvoir cesse, leur influence s’éteint,leur puissance disparaît ! Ah ! monsieur, vivez, vivez au sein des mers ! Làseulement est l’indépendance ! Là je ne reconnais pas de maîtres ! Là jesuis libre ! »

Le capitaine Nemo se tut subitement au milieu de cet enthousiasme quidébordait de lui. S’était−il laissé entraîner au−delà de sa réservehabituelle ? Avait−il trop parlé ? Pendant quelques instants, il se promena,très agité. Puis, ses nerfs se calmèrent, sa physionomie reprit sa froideuraccoutumée, et, se tournant vers moi :

« Maintenant, monsieur le professeur, dit−il, si vous voulez visiter leNautilus, je suis a vos ordres. »

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Le Nautilus

Le capitaine Nemo se leva. Je le suivis. Une double porte, ménagée àl’arrière de la salle, s’ouvrit, et j’entrai dans une chambre de dimensionégale à celle que je venais de quitter.

C’était une bibliothèque. De hauts meubles en palissandre noir, incrustésde cuivres, supportaient sur leurs larges rayons un grand nombre de livresuniformément reliés. Ils suivaient le contour de la salle et se terminaient àleur partie inférieure par de vastes divans, capitonnés de cuir marron, quioffraient les courbes les plus confortables. De légers pupitres mobiles, ens’écartant ou se rapprochant à volonté, permettaient d’y poser le livre enlecture. Au centre se dressait une vaste table, couverte de brochures, entrelesquelles apparaissaient quelques journaux déjà vieux. La lumièreélectrique inondait tout cet harmonieux ensemble, et tombait de quatreglobes dépolis à demi engagés dans les volutes du plafond. Je regardaisavec une admiration réelle cette salle si ingénieusement aménagée, et je nepouvais en croire mes yeux.

« Capitaine Nemo, dis−je à mon hôte, qui venait de s’étendre sur un divan,voilà une bibliothèque qui ferait honneur à plus d’un palais des continents,et je suis vraiment émerveillé, quand je songe qu’elle peut vous suivre auplus profond des mers.

— Où trouverait−on plus de solitude, plus de silence, monsieur leprofesseur ? répondit le capitaine Nemo. Votre cabinet du Muséum vousoffre−t−il un repos aussi complet ?

— Non, monsieur, et je dois ajouter qu’il est bien pauvre auprès du vôtre.Vous possédez la six ou sept mille volumes...

— Douze mille, monsieur Aronnax. Ce sont les seuls liens qui me

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rattachent à la terre. Mais le monde a fini pour moi le jour où mon Nautiluss’est plongé pour la première fois sous les eaux. Ce jour−là, j’ai achetémes derniers volumes, mes dernières brochures, mes derniers journaux, etdepuis lors, je veux croire que l’humanité n’a plus ni pensé, ni écrit. Ceslivres, monsieur le professeur, sont d’ailleurs à votre disposition, et vouspourrez en user librement. »

Je remerciai le capitaine Nemo, et je m’approchai des rayons de labibliothèque. Livres de science, de morale et de littérature, écrits en toutelangue, y abondaient ; mais je ne vis pas un seul ouvrage d’économiepolitique ; ils semblaient être sévèrement proscrits du bord. Détail curieux,tous ces livres étaient indistinctement classés, en quelque langue qu’ilsfussent écrits, et ce mélange prouvait que le capitaine du Nautilus devaitlire couramment les volumes que sa main prenait au hasard.Parmi ces ouvrages, je remarquai les chefs−d’oeuvre des maîtres anciens etmodernes, c’est−à−dire tout ce que l’humanité a produit de plus beau dansl’histoire, la poésie, le roman et la science, depuis Homère jusqu’à VictorHugo, depuis Xénophon jusqu’à Michelet, depuis Rabelais jusqu’àmadame Sand. Mais la science, plus particulièrement, faisait les frais decette bibliothèque ; les livres de mécanique, de balistique, d’hydrographie,de météorologie, de géographie, de géologie, etc. , y tenaient une place nonmoins importante que les ouvrages d’histoire naturelle, et je compris qu’ilsformaient la principale étude du capitaine. Je vis là tout le Humboldt, toutl’Arago, les travaux de Foucault, d’Henry Sainte−Claire Deville, deChasles, de Milne−Edwards, de Quatrefages, de Tyndall, de Faraday, deBerthelot, de l’abbé Secchi, de Petermann, du commandant Maury,d’Agassis etc. Les mémoires de l’Académie des sciences, les bulletins desdiverses sociétés de géographie, etc. , et, en bon rang, les deux volumes quim’avaient peut−être valu cet accueil relativement charitable du capitaineNemo. Parmi les oeuvres de Joseph Bertrand, son livre intitulé lesFondateurs de l’Astronomie me donna même une date certaine ; et commeje savais qu’il avait paru dans le courant de 1865, je pus en conclure quel’installation du Nautilus ne remontait pas à une époque postérieure. Ainsidonc, depuis trois ans, au plus, le capitaine Nemo avait commencé sonexistence sous−marine. J’espérai, d’ailleurs, que des ouvrages plus récents

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encore me permettraient de fixer exactement cette époque ; mais j’avais letemps de faire cette recherche, et je ne voulus pas retarder davantage notrepromenade à travers les merveilles du Nautilus.

« Monsieur, dis−je au capitaine, je vous remercie d’avoir mis cettebibliothèque à ma disposition. Il y a là des trésors de science, et j’enprofiterai.

— Cette salle n’est pas seulement une bibliothèque, dit le capitaine Nemo,c’est aussi un fumoir.

— Un fumoir ? m’écriai−je. On fume donc à bord ?

— Sans doute.

— Alors, monsieur, je suis forcé de croire que vous avez conservé desrelations avec La Havane.

— Aucune, répondit le capitaine. Acceptez ce cigare, monsieur Aronnax,et, bien qu’il ne vienne pas de La Havane, vous en serez content, si vousêtes connaisseur. »

Je pris le cigare qui m’était offert, et dont la forme rappelait celle dulondrès ; mais il semblait fabriqué avec des feuilles d’or. Je l’allumai à unpetit brasero que supportait un élégant pied de bronze, et j’aspirai sespremières bouffées avec la volupté d’un amateur qui n’a pas fumé depuisdeux jours.« C’est excellent, dis−je, mais ce n’est pas du tabac.

— Non, répondit le capitaine, ce tabac ne vient ni de La Havane ni del’Orient. C’est une sorte d’algue, riche en nicotine, que la mer me fournit,non sans quelque parcimonie. Regrettez−vous les londrès, monsieur ?

— Capitaine, je les méprise à partir de ce jour.

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— Fumez donc à votre fantaisie, et sans discuter l’origine de ces cigares.Aucune régie ne les a contrôlés, mais ils n’en sont pas moins bons,j’imagine.

— Au contraire. »

A ce moment le capitaine Nemo ouvrit une porte qui faisait face à celle parlaquelle j’étais entré dans la bibliothèque, et je passai dans un salonimmense et splendidement éclairé.

C’était un vaste quadrilatère, à pans coupés, long de dix mètres, large desix, haut de cinq. Un plafond lumineux, décoré de légères arabesques,distribuait un jour clair et doux sur toutes les merveilles entassées dans cemusée. Car, c’était réellement un musée dans lequel une main intelligenteet prodigue avait réuni tous les trésors de la nature et de l’art, avec cepêle−mêle artiste qui distingue un atelier de peintre.Une trentaine de tableaux de maîtres, à cadres uniformes, séparés pard’étincelantes panoplies, ornaient les parois tendues de tapisseries d’undessin sévère. Je vis là des toiles de la plus haute valeur, et que, pour laplupart, j’avais admirées dans les collections particulières de l’Europe etaux expositions de peinture. Les diverses écoles des maîtres anciens étaientreprésentées par une madone de Raphaël, une vierge de Léonard de Vinci,une nymphe du Corrège, une femme du Titien, une adoration de Véronèse,une assomption de Murillo, un portrait d’Holbein, un moine de Vélasquez,un martyr de Ribeira, une kermesse de Rubens, deux paysages flamands deTéniers, trois petits tableaux de genre de Gérard Dow, de Metsu, de PaulPotter, deux toiles de Géricault et de Prudhon, quelques marines deBackuysen et de Vernet. Parmi les oeuvres de la peinture moderne,apparaissaient des tableaux signés Delacroix, Ingres, Decamps, Troyon,Meissonnier, Daubigny, etc. , et quelques admirables réductions de statuesde marbre ou de bronze, d’après les plus beaux modèles de l’antiquité, sedressaient sur leurs piédestaux dans les angles de ce magnifique musée.Cet état de stupéfaction que m’avait prédit le commandant du Nautiluscommençait déjà à s’emparer de mon esprit.

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« Monsieur le professeur, dit alors cet homme étrange, vous excuserez lesans−gêne avec lequel je vous reçois, et le désordre qui règne dans cesalon.

— Monsieur, répondis−je, sans chercher à savoir qui vous êtes, m’est−ilpermis de reconnaître en vous un artiste ?

— Un amateur, tout au plus, monsieur. J’aimais autrefois à collectionnerces belles oeuvres créées par la main de l’homme. J’étais un chercheuravide, un fureteur infatigable, et j’ai pu réunir quelques objets d’un hautprix. Ce sont mes derniers souvenirs de cette terre qui est morte pour moi.A mes yeux, vos artistes modernes ne sont déjà plus que des anciens ; ilsont deux ou trois mille ans d’existence, et je les confonds dans mon esprit.Les maîtres n’ont pas d’âge.

— Et ces musiciens ? dis−je, en montrant des partitions de Weber, deRossini, de Mozart, de Beethoven, d’Haydn, de Meyerbeer, d’Herold, deWagner, d’Auber, de Gounod, et nombre d’autres, éparses sur unpianoorgue de grand modèle qui occupait un des panneaux du salon.

— Ces musiciens, me répondit le capitaine Nemo, ce sont descontemporains d’Orphée, car les différences chronologiques s’effacentdans la mémoire des morts – et je suis mort, monsieur le professeur, aussibien mort que ceux de vos amis qui reposent à six pieds sous terre ! »

Le capitaine Nemo se tut et sembla perdu dans une rêverie profonde. Je leconsidérais avec une vive émotion, analysant en silence les étrangetés desa physionomie. Accoudé sur l’angle d’une précieuse table de mosaïque, ilne me voyait plus, il oubliait ma présence.

Je respectai ce recueillement, et je continuai de passer en revue lescuriosités qui enrichissaient ce salon.

Auprès des oeuvres de l’art, les raretés naturelles tenaient une place trèsimportante. Elles consistaient principalement en plantes, en coquilles et

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autres productions de l ’Océan, qui devaient être les trouvail lespersonnelles du capitaine Nemo. Au milieu du salon, un jet d’eau,électriquement éclairé, retombait dans une vasque faite d’un seul tridacne.Cette coquille, fournie par le plus grand des mollusques acéphales,mesurait sur ses bords, délicatement festonnés, une circonférence de sixmètres environ ; elle dépassait donc en grandeur ces beaux tridacnes quifurent donnés à François 1er par la République de Venise, et dont l’égliseSaint−Sulpice, à Paris, a fait deux bénitiers gigantesques.

Autour de cette vasque, sous d’élégantes vitrines fixées par des armaturesde cuivre, étaient classés et étiquetés les plus précieux produits de la merqui eussent jamais été livrés aux regards d’un naturaliste. On conçoit majoie de professeur.

L’embranchement des zoophytes offrait de très curieux spécimens de sesdeux groupes des polypes et des échinodermes. Dans le premier groupe,des tubipores, des gorgones disposées en éventail, des éponges douces deSyrie, des isis des Molluques, des pennatules, une virgulaire admirable desmers de Norvège, des ombellulaires variées, des alcyonnaires, toute unesérie de ces madrépores que mon maître Milne−Edwards a si sagacementclassés en sections, et parmi lesquels je remarquai d’adorables flabellines,des oculines de l’île Bourbon, le « char de Neptune » des Antilles, desuperbes variétés de coraux, enfin toutes les espèces de ces curieuxpolypiers dont l’assemblage forme des îles entières qui deviendront un jourdes continents. Dans les échinodermes, remarquables par leur enveloppeépineuse, les astéries, les étoiles de mer, les pantacrines, les comatules, lesastérophons, les oursins, les holoturies, etc., représentaient la collectioncomplète des individus de ce groupe.

Un conchyliologue un peu nerveux se serait pâmé certainement devantd’autres vitrines plus nombreuses où étaient classés les échantillons del’embranchement des mollusques. Je vis là une collection d’une valeurinestimable, et que le temps me manquerait à décrire tout entière. Parmices produits, je citerai, pour mémoire seulement, – l’élégant marteau royalde l’Océan indien dont les régulières taches blanches ressortaient vivement

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sur un fond rouge et brun, – un spondyle impérial, aux vives couleurs, touthérissé d’épines, rare spécimen dans les muséums européens, et dontj’estimai la valeur à vingt mille francs, un marteau commun des mers de laNouvelle−Hollande, qu’on se procure difficilement, – des buccardesexotiques du Sénégal, fragiles coquilles blanches à doubles valves, qu’unsouffle eût dissipées comme une bulle de savon, – plusieurs variétés desarrosoirs de Java, sortes de tubes calcaires bordés de replis foliacés, et trèsdisputés par les amateurs, – toute une série de troques, les uns jauneverdâtre, pêchés dans les mers d’Amérique, les autres d’un brun roux, amisdes eaux de la Nouvelle−Hollande, ceux−ci, venus du golfe du Mexique, etremarquables par leur coquille imbriquée, ceux−là, des stellaires trouvésdans les mers australes, et enfin, le plus rare de tous, le magnifique éperonde la Nouvelle−Zélande ; –puis, d’admirables tellines sulfurées, deprécieuses espèces de cythérées et de Vénus, le cadran treillissé des côtesde Tranquebar, le sabot marbré à nacre resplendissante, les perroquetsverts des mers de Chine, le cône presque inconnu du genre Coenodulli,toutes les variétés de porcelaines qui servent de monnaie dans l’Inde et enAfrique, la « Gloire de la Mer », la plus précieuse coquille des Indesorientales ; – enfin des littorines, des dauphinules, des turritelles desjanthines, des ovules, des volutes, des olives, des mitres, des casques, despourpres, des buccins, des harpes, des rochers, des tritons, des cérites, desfuseaux, des strombes, des pterocères, des patelles, des hyales, descléodores, coquillages délicats et fragiles, que la science a baptisés de sesnoms les plus charmants.A part, et dans des compartiments spéciaux, se déroulaient des chapeletsde perles de la plus grande beauté, que la lumière électrique piquait depointes de feu, des perles roses, arrachées aux pinnes marines de la merRouge, des perles vertes de l’haliotyde iris, des perles jaunes, bleues,noires, curieux produits des divers mollusques de tous les océans et decertaines moules des cours d’eau du Nord, enfin plusieurs échantillonsd’un prix inappréciable qui avaient été distillés par les pintadines les plusrares. Quelques−unes de ces perles surpassaient en grosseur un oeuf depigeon ; elles valaient, et au−delà, celle que le voyageur Tavernier vendittrois millions au shah de Perse, et primaient cette autre perle de l’iman deMascate, que je croyais sans rivale au monde.

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Ainsi donc, chiffrer la valeur de cette collection était, pour ainsi dire,impossible. Le capitaine Nemo avait dû dépenser des millions pouracquérir ces échantillons divers, et je me demandais à quelle source ilpuisait pour satisfaire ainsi ses fantaisies de collectionneur, quand je fusinterrompu par ces mots :

« Vous examinez mes coquilles, monsieur le professeur. En effet, ellespeuvent intéresser un naturaliste ; mais, pour moi, elles ont un charme deplus, car je les ai toutes recueillies de ma main, et il n’est pas une mer duglobe qui ait échappé à mes recherches.

— Je comprends, capitaine, je comprends cette joie de se promener aumilieu de telles richesses. Vous êtes de ceux qui ont fait eux−mêmes leurtrésor. Aucun muséum de l’Europe ne possède une semblable collectiondes produits de l’Océan. Mais si j’épuise mon admiration pour elle, que merestera−t−il pour le navire qui les porte ! Je ne veux point pénétrer dessecrets qui sont les vôtres ! Cependant, j’avoue que ce Nautilus, la forcemotrice qu’il renferme en lui, les appareils qui permettent de lemanoeuvrer, l’agent si puissant qui l’anime, tout cela excite au plus hautpoint ma curiosité. Je vois suspendus aux murs de ce salon des instrumentsdont la destination m’est inconnue. Puis−je savoir ? ...

— Monsieur Aronnax, me répondit le capitaine Nemo, je vous ai dit quevous seriez libre à mon bord, et par conséquent, aucune partie du Nautilusne vous est interdite. Vous pouvez donc le visiter en détail et je me ferai unplaisir d’être votre cicérone.

— Je ne sais comment vous remercier, monsieur, mais je n’abuserai pas devotre complaisance. Je vous demanderai seulement à quel usage sontdestinés ces instruments de physique...

— Monsieur le professeur, ces mêmes instruments se trouvent dans machambre, et c’est là que j’aurai le plaisir de vous expliquer leur emploi.Mais auparavant, venez visiter la cabine qui vous est réservée. Il faut que

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vous sachiez comment vous serez installé à bord du Nautilus. »

Je suivis le capitaine Nemo, qui, par une des portes percées à chaque pancoupé du salon, me fit rentrer dans les coursives du navire. Il me conduisitvers l’avant, et là je trouvai, non pas une cabine, mais une chambreélégante, avec lit, toilette et divers autres meubles.

Je ne pus que remercier mon hôte.

« Votre chambre est contiguë à la mienne, me dit−il, en ouvrant une porte,et la mienne donne sur le salon que nous venons de quitter. »

J’entrai dans la chambre du capitaine. Elle avait un aspect sévère, presquecénobitique. Une couchette de fer, une table de travail, quelques meublesde toilette. Le tout éclairé par un demi−jour. Rien de confortable. Le strictnécessaire, seulement.

Le capitaine Nemo me montra un siège.

« Veuillez vous asseoir », me dit−il.

Je m’assis, et il prit la parole en ces termes :

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Tout par l'électricité

« Monsieur, dit le capitaine Nemo, me montrant les instruments suspendusaux parois de sa chambre, voici les appareils exigés par la navigation duNautilus. Ici comme dans le salon, je les ai toujours sous les yeux, et ilsm’indiquent ma situation et ma direction exacte au milieu de l’Océan. Lesuns vous sont connus, tels que le thermomètre qui donne la températureintérieure du Nautilus ; le baromètre, qui pèse le poids de l’air et prédit leschangements de temps ; l’hygromètre, qui marque le degré de sécheressede l’atmosphère ; le storm−glass, dont le mélange, en se décomposant,annonce l’arrivée des tempêtes ; la boussole, qui dirige ma route ; lesextant, qui par la hauteur du soleil m’apprend ma latitude ; leschronomètres, qui me permettent de calculer ma longitude ; et enfin deslunettes de jour et de nuit, qui me servent à scruter tous les points del’horizon, quand le Nautilus est remonté à la surface des flots.

— Ce sont les instruments habituels au navigateur, répondis−je, et j’enconnais l’usage. Mais en voici d’autres qui répondent sans doute auxexigences particulières du Nautilus. Ce cadran que j’aperçois et queparcourt une aiguille mobile, n’est−ce pas un manomètre ?

— C’est un manomètre, en effet. Mis en communication avec l’eau dont ilindique la pression extérieure, il me donne par là même la profondeur àlaquelle se maintient mon appareil.

— Et ces sondes d’une nouvelle espèce ?

— Ce sont des sondes thermométriques qui rapportent la température desdiverses couches d’eau.

— Et ces autres instruments dont je ne devine pas l’emploi ?

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— Ici, monsieur le professeur, je dois vous donner quelques explications,dit le capitaine Nemo. Veuillez donc m’écouter. »

Il garda le silence pendant quelques instants, puis il dit :

« Il est un agent puissant, obéissant, rapide, facile, qui se plie à tous lesusages et qui règne en maître à mon bord. Tout se fait par lui. Il m’éclaire,il m’échauffe, il est l’âme de mes appareils mécaniques. Cet agent, c’estl’électricité.

— L’électricité ! m’écriai−je assez surpris.

— Oui, monsieur.

— Cependant, capitaine, vous possédez une extrême rapidité demouvements qui s’accorde mal avec le pouvoir de l’électricité. Jusqu’ici,sa puissance dynamique est restée très restreinte et n’a pu produire que depetites forces !

— Monsieur le professeur, répondit le capitaine Nemo, mon électricitén’est pas celle de tout le monde, et c’est là tout ce que vous me permettrezde vous en dire.

— Je n’insisterai pas. monsieur, et je me contenterai d’être très étonnéd’un tel résultat. Une seule question, cependant, à laquelle vous nerépondrez pas si elle est indiscrète. Les éléments que vous employez pourproduire ce merveilleux agent doivent s’user vite. Le zinc, par exemple,comment le remplacez−vous, puisque vous n’avez plus aucunecommunication avec la terre ?

— Votre question aura sa réponse, répondit le capitaine Nemo. Je vousdirai, d’abord, qu’il existe au fond des mers des mines de zinc, de fer,d’argent, d’or, dont l’exploitation serait très certainement praticable. Maisje n’ai rien emprunté à ces métaux de la terre, et j’ai voulu ne demanderqu’à la mer elle−même les moyens de produire mon électricité.

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— A la mer ?

— Oui, monsieur le professeur, et les moyens ne me manquaient pas.J’aurais pu, en effet, en établissant un circuit entre des fils plongés àdifférentes profondeurs, obtenir l ’électricité par la diversité detempératures qu’ils éprouvaient ; mais j’ai préféré employer un systèmeplus pratique.

— Et lequel ?

— Vous connaissez la composition de l’eau de mer. Sur mille grammes ontrouve quatre−vingt−seize centièmes et demi d’eau, et deux centièmesdeux tiers environ de chlorure de sodium ; puis. en petite quantité, deschlorures de magnésium et de potassium, du bromure de magnésium, dusulfate de magnésie, du sulfate et du carbonate de chaux. Vous voyez doncque le chlorure de sodium s’y rencontre dans une proportion notable. Or,c’est ce sodium que j’extrais de l’eau de mer et dont je compose meséléments.

— Le sodium ?

— Oui, monsieur. Mélangé avec le mercure, il forme un amalgame quitient lieu du zinc dans les éléments Bunzen. Le mercure ne s’use jamais.Le sodium seul se consomme, et la mer me le fournit elle−même. Je vousdirai, en outre, que les piles au sodium doivent être considérées comme lesplus énergiques, et que leur force électromotrice est double de celle despiles au zinc.

— Je comprends bien, capitaine, l’excellence du sodium dans lesconditions où vous vous trouvez. La mer le contient. Bien. Mais il fautencore le fabriquer, l’extraire en un mot. Et comment faites−vous ? Vospiles pourraient évidemment servir à cette extraction ; mais, si je ne metrompe, la dépense du sodium nécessitée par les appareils électriquesdépasserait la quanti té extraite. I l arr iverait donc que vous en

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consommeriez pour le produire plus que vous n’en produiriez !

— Aussi, monsieur le professeur, je ne l’extrais pas par la pile, etj’emploie tout simplement la chaleur du charbon de terre.

— De terre ? dis−je en insistant.

Disons le charbon de mer, si vous voulez, répondit le capitaine Nemo.

— Et vous pouvez exploiter des mines sous−marines de houille ?

— Monsieur Aronnax, vous me verrez à l’oeuvre. Je ne vous demandequ’un peu de patience, puisque vous avez le temps d’être patient.Rappelez−vous seulement ceci : je dois tout à l’Océan ; il produitl’électricité, et l’électricité donne au Nautilus la chaleur, la lumière, lemouvement, la vie en un mot.

— Mais non pas l’air que vous respirez ?

— Oh ! je pourrais fabriquer l’air nécessaire à ma consommation, maisc’est inutile puisque je remonte à la surface de la mer, quand il me plaît.Cependant, si l’électricité ne me fournit pas l’air respirable, ellemanoeuvre, du moins, des pompes puissantes qui l’emmagasinent dans desréservoirs spéciaux, ce qui me permet de prolonger, au besoin, et aussilongtemps que je le veux, mon séjour dans les couches profondes.

— Capitaine, répondis−je, je me contente d’admirer. Vous avezévidemment trouvé ce que les hommes trouveront sans doute un jour, lavéritable puissance dynamique de l’électricité.

— Je ne sais s’ils la trouveront, répondit froidement le capitaine Nemo.Quoi qu’il en soit, vous connaissez déjà la première application que j’aifaite de ce précieux agent. C’est lui qui nous éclaire avec une égalité, unecontinuité que n’a pas la lumière du soleil. Maintenant, regardez cettehorloge ; elle est électrique, et marche avec une régularité qui défie celle

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des meilleurs chronomètres. Je l’ai divisée en vingt−quatre heures, commeles horloges italiennes, car pour moi, il n’existe ni nuit, ni jour, ni soleil, nilune, mais seulement cette lumière factice que j’entraîne jusqu’au fond desmers ! Voyez, en ce moment, il est dix heures du matin.

— Parfaitement.

— Autre application de l’électricité. Ce cadran, suspendu devant nos yeux,sert à indiquer la vitesse du Nautilus. Un fil électrique le met encommunication avec l’hélice du loch, et son aiguille m’indique la marcheréelle de l’appareil. Et, tenez, en ce moment, nous filons avec une vitessemodérée de quinze milles à l’heure.

— C’est merveilleux, répondis−je, et je vois bien, capitaine, que vous avezeu raison d’employer cet agent, qui est destiné à remplacer le vent, l’eau etla vapeur.

— Nous n’avons pas fini, monsieur Aronnax, dit le capitaine Nemo en selevant, et si vous voulez me suivre, nous visiterons l’arrière du Nautilus. »

En effet, je connaissais déjà toute la partie antérieure de ce bateausous−marin, dont voici la division exacte, en allant du centre à l’éperon : lasalle à manger de cinq mètres, séparée de la bibliothèque par une cloisonétanche, c’est−à−dire ne pouvant être pénétrée par l’eau, la bibliothèque decinq mètres, le grand salon de dix mètres, séparé de la chambre ducapitaine par une seconde cloison étanche, ladite chambre du capitaine decinq mètres, la mienne de deux mètres cinquante, et enfin un réservoird’air de sept mètres cinquante, qui s’étendait jusqu’à l’étrave. Total,trente−cinq mètres de longueur. Les cloisons étanches étaient percées deportes qui se fermaient hermétiquement au moyen d’obturateurs encaoutchouc, et elles assuraient toute sécurité à bord du Nautilus, au cas oùune voie d’eau se fût déclarée.

Je suivis le capitaine Nemo. à travers les coursives situées en abord, etj’arrivai au centre du navire. Là, se trouvait une sorte de puits qui s’ouvrait

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entre deux cloisons étanches. Une échelle de fer, cramponnée à la paroi,conduisait à son extrémité supérieure. Je demandai au capitaine à quelusage servait cette échelle.

« Elle aboutit au canot, répondit−il.

— Quoi ! vous avez un canot ? répliquai−je, assez étonné.

— Sans doute. Une excellente embarcation, légère et insubmersible, quisert à la promenade et à la pêche.

— Mais alors, quand vous voulez vous embarquer, vous êtes forcé derevenir à la surface de la mer ?

— Aucunement. Ce canot adhère à la partie supérieure de la coque duNautilus, et occupe une cavité disposée pour le recevoir. Il est entièrementponté, absolument étanche, et retenu par de solides boulons. Cette échelleconduit à un trou d’homme percé dans la coque du Nautilus, quicorrespond à un trou pareil percé dans le flanc du canot. C’est par cettedouble ouverture que je m’introduis dans l’embarcation. On referme l’une,celle du Nautilus ; je referme l’autre, celle du canot, au moyen de vis depression ; je largue les boulons, et l’embarcation remonte avec uneprodigieuse rapidité à la surface de la mer. J’ouvre alors le panneau dupont, soigneusement clos jusque−là, je mâte, je hisse ma voile ou je prendsmes avirons, et je me promène.

— Mais comment revenez−vous à bord ?

— Je ne reviens pas, monsieur Aronnax, c’est le Nautilus qui revient.

— A vos ordres !

— A mes ordres. Un fil électrique me rattache à lui. Je lance untélégramme, et cela suffit.

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— En effet, dis−je, grisé par ces merveilles, rien n’est plus simple ! »

Après avoir dépassé la cage de l’escalier qui aboutissait à la plate−forme,je vis une cabine longue de deux mètres, dans laquelle Conseil et NedLand, enchantés de leur repas, s’occupaient à le dévorer à belles dents.Puis, une porte s’ouvrit sur la cuisine longue de trois mètres, située entreles vastes cambuses du bord.Là, l’électricité, plus énergique et plus obéissante que le gaz lui−même,faisait tous les frais de la cuisson. Les fils, arrivant sous les fourneaux,communiquaient à des éponges de platine une chaleur qui se distribuait etse maintenait régulièrement. Elle chauffait également des appareilsdistillatoires qui, par la vaporisation, fournissaient une excellente eaupotable. Auprès de cette cuis ine s’ouvrai t une sal le de bains,confortablement disposée, et dont les robinets fournissaient l’eau froide oul’eau chaude, à volonté.

A la cuisine succédait le poste de l’équipage, long de cinq mètres. Mais laporte en était fermée, et je ne pus voir son aménagement, qui m’eûtpeut−être fixé sur le nombre d’hommes nécessité par la manoeuvre duNautilus.

Au fond s’élevait une quatrième cloison étanche qui séparait ce poste de lachambre des machines. Une porte s’ouvrit, et je me trouvai dans cecompartiment où le capitaine Nemo – ingénieur de premier ordre, à coupsûr – avait disposé ses appareils de locomotion.

Cette chambre des machines, nettement éclairée, ne mesurait pas moins devingt mètres en longueur. Elle était naturellement divisée en deux parties ;la première renfermait les éléments qui produisaient l’électricité. et laseconde, le mécanisme qui transmettait le mouvement à l’hélice.Je fus surpris, tout d’abord, de l’odeur sui generis qui emplissait cecompartiment. Le capitaine Nemo s’aperçut de mon impression.

« Ce sont, me dit−il, quelques dégagements de gaz, produits par l’emploidu sodium ; mais ce n’est qu’un léger inconvénient. Tous les matins,

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d’ailleurs, nous purifions le navire en le ventilant à grand air. »

Cependant, j’examinais avec un intérêt facile à concevoir la machine duNautilus.

« Vous le voyez, me dit le capitaine Nemo, j’emploie des élémentsBunzen, et non des éléments Ruhmkorff. Ceux−ci eussent été impuissants.Les éléments Bunzen sont peu nombreux, mais forts et grands, ce qui vautmieux, expérience faite. L’électricité produite se rend à l’arrière, où elleagit par des électro−aimants de glande dimension sur un systèmeparticulier de leviers et d’engrenages qui transmettent le mouvement àl’arbre de l’hélice. Celle−ci. dont le diamètre est de six mètres et le pas desept mètres cinquante, peut donner jusqu’à cent vingt tours par seconde.

— Et vous obtenez alors ?

— Une vitesse de cinquante milles à l’heure. »Il y avait là un mystère, mais je n’insistai pas pour le connaître. Commentl’électricité pouvait−elle agir avec une telle puissance ? Où cette forcepresque illimitée prenait−elle son origine ? Etait−ce dans sa tensionexcessive obtenue par des bobines d’une nouvelle sorte ? Était−ce dans satransmission qu’un système de leviers inconnus pouvait accroître àl’infini ? C’est ce que je ne pouvais comprendre.

« Capitaine Nemo, dis−je, je constate les résultats et je ne cherche pas à lesexpliquer. J’ai vu le Nautilus manoeuvrer devant l’Abraham−Lincoln, et jesais à quoi m’en tenir sur sa vitesse. Mais marcher ne suffit pas. Il faut voiroù l’on va ! Il faut pouvoir se diriger à droite, à gauche, en haut, en bas !Comment atteignez−vous les grandes profondeurs, où vous trouvez unerésistance croissante qui s’évalue par des centaines d’atmosphères ?Comment remontez−vous à la surface de l’Océan ? Enfin, comment vousmaintenez−vous dans le milieu qui vous convient ? Suis−je indiscret envous le demandant ?

— Aucunement, monsieur le professeur, me répondit le capitaine, après

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une légère hésitation. puisque vous ne devez jamais quitter ce bateausous−marin. Venez dans le salon. C’est notre véritable cabinet de travail, etlà, vous apprendrez tout ce que vous devez savoir sur le Nautilus ! »

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Quelques chiffres

Un instant après, nous étions assis sur un divan du salon, le cigare auxlèvres. Le capitaine mit sous mes yeux une épure qui donnait les plan,coupe et élévation du Nautilus. Puis il commença sa description en cestermes :

« Voici. monsieur Aronnax, les diverses dimensions du bateau qui vousporte. C’est un cylindre très allongé, à bouts coniques. Il affectesensiblement la forme d’un cigare, forme déjà adoptée à Londres dansplusieurs constructions du même genre. La longueur de ce cylindre. de têteen tête, est exactement de soixante−dix mètres, et son bau. à sa plus grandelargeur, est de huit mètres. Il n’est donc pas construit tout à fait au dixièmecomme vos steamers de grande marche, mais ses lignes sont suffisammentlongues et sa coulée assez prolongée, pour que l’eau déplacée s’échappeaisément et n’oppose aucun obstacle a sa marche.

« Ces deux dimensions vous permettent d’obtenir par un simple calcul lasurface et le volume du Nautilus. Sa surface comprend mille onze mètrescarrés et quarante−cinq centièmes ; son volume, quinze cents mètres cubeset deux dixièmes – ce qui revient à dire qu’entièrement immergé, ildéplace ou pèse quinze cents mètres cubes ou tonneaux.

« Lorsque j’ai fait les plans de ce navire destiné à une navigationsous−marine, j’ai voulu, qu’en équilibre dans l’eau il plongeât des neufdixièmes, et qu’il émergeât d’un dixièmeseulement. Par conséquent, il ne devait déplacer dans ces conditions queles neuf dixièmes de son volume, soit treize cent cinquante−six mètrescubes et quarante−huit centièmes, c’est−à−dire ne peser que ce mêmenombre de tonneaux. J’ai donc dû ne pas dépasser ce poids en leconstruisant suivant les dimensions sus−dites.

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« Le Nautilus se compose de deux coques, l’une intérieure, l’autreextérieure, réunies entre elles par des fers en T qui lui donnent une rigiditéextrême. En effet, grâce à cette disposition cellulaire, il résiste comme unbloc, comme s’il était plein. Son bordé ne peut céder ; il adhère parlui−même et non par le serrage des rivets, et l’homogénéité de saconstruction, due au parfait assemblage des matériaux, lui permet de défierles mers les plus violentes.

« Ces deux coques sont fabriquées en tôle d’acier dont la densité parrapport à l’eau est de sept, huit dixièmes. La première n’a pas moins decinq centimètres d’épaisseur, et pèse trois cent quatre−vingt−quatorzetonneaux quatre−vingt−seize centièmes. La seconde enveloppe, la quille,haute de cinquante centimètres et large de vingt−cinq, pesant, à elle seule,soixante−deux tonneaux, la machine, le lest, les divers accessoires etaménagements, les cloisons et les étrésillons intérieurs, ont un poids deneuf cent soixante et un tonneaux soixante−deux centièmes, qui, ajoutésaux trois cent quatre−vingt−quatorze tonneaux et quatre−vingt−seizecentièmes, forment le total exigé de treize cent cinquante−six tonneaux etquarante−huit centièmes. Est−ce entendu ?

— C’est entendu, répondis−je.

— Donc, reprit le capitaine, lorsque le Nautilus se trouve à flot dans cesconditions, il émerge d’un dixième. Or, si j’ai disposé des réservoirs d’unecapacité égale à ce dixième, soit d’une contenance de cent cinquantetonneaux et soixante−douze centièmes, et si je les remplis d’eau, le bateaudéplaçant alors quinze cent sept tonneaux, ou les pesant, seracomplètement immergé. C’est ce qui arrive, monsieur le professeur. Cesréservoirs existent en abord dans les parties inférieures du Nautilus.

J’ouvre des robinets, ils se remplissent, et le bateau s’enfonçant vientaffleurer la surface de l’eau.

— Bien, capitaine, mais nous arrivons alors à la véritable difficulté. Quevous puissiez affleurer la surface de l’Océan, je le comprends. Mais plus

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bas, en plongeant au−dessous de cette surface, votre appareil sous−marinne va−t−il pas rencontrer une pression et par conséquent subir une pousséede bas en haut qui doit être évaluée à une atmosphère par trente piedsd’eau, soit environ un kilogramme par centimètre carré ?

— Parfaitement, monsieur.

— Donc, à moins que vous ne remplissiez le Nautilus en entier, je ne voispas comment vous pouvez l’entraîner au sein des masses liquides.

— Monsieur le professeur, répondit le capitaine Nemo, il ne faut pasconfondre la statique avec la dynamique, sans quoi l’on s’expose à degraves erreurs. Il y a très peu de travail à dépenser pour atteindre les bassesrégions de l’Océan, car les corps ont une tendance à devenir « fondriers ».Suivez mon raisonnement.

— Je vous écoute, capitaine.

— Lorsque j’ai voulu déterminer l’accroissement de poids qu’il fautdonner au Nautilus pour l’immerger, je n’ai eu à me préoccuper que de laréduction du volume que l’eau de mer éprouve à mesure que ses couchesdeviennent de plus en plus profondes.

— C’est évident, répondis−je.

— Or, si l’eau n’est pas absolument incompressible, elle est, du moins, trèspeu compressible. En effet, d’après les calculs les plus récents, cetteréduction n’est que de quatre cent trente−six dix millionièmes paratmosphère, ou par chaque trente pieds de profondeur. S’agit−il d’aller àmille mètres, je tiens compte alors de la réduction du volume sous unepression équivalente à celle d’une colonne d’eau de mille mètres,c’est−à−dire sous une pression de cent atmosphères. Cette réduction seraalors de quatre cent trente−six cent millièmes. Je devrai donc accroître lepoids de façon à peser quinze cent treize tonneaux soixante−dix−septcentièmes, au l ieu de quinze cent sept tonneaux deux dixièmes.

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L’augmentat ion ne sera conséquemment que de s ix tonneauxcinquante−sept centièmes.

— Seulement ?

— Seulement, monsieur Aronnax, et le calcul est facile à vérifier. Or, j’aides réservoirs supplémentaires capables d’embarquer cent tonneaux. Jepuis donc descendre à des profondeurs considérables. Lorsque je veuxremonter à la surface et l’affleurer, il me suffit de chasser cette eau, et devider entièrement tous les réservoirs, si je désire que le Nautilus émerge dudixième de sa capacité totale. »

A ces raisonnements appuyés sur des chiffres, je n’avais rien à objecter.

« J’admets vos calculs, capitaine, répondis−je, et j’aurais mauvaise grâce àles contester, puisque l’expérience leur donne raison chaque jour. Mais jepressens actuellement en présence une difficulté réelle.

— Laquelle, monsieur ?

— Lorsque vous êtes par mille mètres de profondeur, les parois duNautilus supportent une pression de cent atmosphères. Si donc, à cemoment, vous voulez vider les réservoirs supplémentaires pour allégervotre bateau et remonter à la surface, il faut que les pompes vainquent cettepression de cent atmosphères, qui est de cent kilogrammes par centimètrecarré. De là une puissance...

— Que l’électricité seule pouvait me donner, se hâta de dire le capitaineNemo. Je vous répète, monsieur, que le pouvoir dynamique de mesmachines est à peu près infini. Les pompes du Nautilus ont une forceprodigieuse, et vous avez dû le voir, quand leurs colonnes d’eau se sontprécipitées comme un torrent sur l’Abraham−Lincoln. D’ailleurs, je ne mesers des réservoirs supplémentaires que pour atteindre des profondeursmoyennes de quinze cent à deux mille mètres, et cela dans le but deménager mes appareils. Aussi, lorsque la fantaisie me prend de visiter les

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profondeurs de l’Océan à deux ou trois lieues au−dessous de sa surface,j’emploie des manoeuvres plus longues, mais non moins infaillibles.

— Lesquelles, capitaine ? demandai−je.

— Ceci m’amène naturellement à vous dire comment se manoeuvre leNautilus.

— Je suis impatient de l’apprendre.

— Pour gouverner ce bateau sur tribord, sur bâbord, pour évoluer, en unmot, suivant un plan horizontal, je me sers d’un gouvernail ordinaire àlarge safran, fixé sur l’arrière de l’étambot, et qu’une roue et des palansfont agir. Mais je puis aussi mouvoir le Nautilus de bas en haut et de hauten bas, dans un plan vertical, au moyen de deux plans inclinés, attachés àses flancs sur son centre de flottaison, plans mobiles, aptes à prendre toutesles positions, et qui se manoeuvrent de l’intérieur au moyen de levierspuissants. Ces plans sont−ils maintenus parallèles au bateau, celui−ci semeut horizontalement. Sont−ils inclinés, le Nautilus, suivant la dispositionde cette inclinaison et sous la poussée de son hélice, ou s’enfonce suivantune diagonale aussi allongée qu’il me convient, ou remonte suivant cettediagonale. Et même, si je veux revenir plus rapidement à la surface,j’embraye l’hélice, et la pression des eaux fait remonter verticalement leNautilus comme un ballon qui, gonflé d’hydrogène, s’élève rapidementdans les airs.

— Bravo ! capitaine, m’écriais−je. Mais comment le timonier peut−ilsuivre la route que vous lui donnez au milieu des eaux ?

— Le timonier est placé dans une cage vitrée, qui fait saillie à la partiesupérieure de la coque du Nautilus, et que garnissent des verreslenticulaires.

— Des verres capables de résister à de telles pressions ?

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— Parfaitement. Le cristal, fragile au choc, offre cependant une résistanceconsidérable. Dans des expériences de pêche à la lumière électrique faitesen 1864, au milieu des mers du Nord, on a vu des plaques de cette matière,sous une épaisseur de sept millimètres seulement, résister à une pression deseize atmosphères, tout en laissant passer de puissants rayons calorifiquesqui lui répartissaient inégalement la chaleur. Or, les verres dont je me sersn’ont pas moins de vingt et un centimètres à leur centre, c’est−à−diretrente fois cette épaisseur.

— Admis, capitaine Nemo ; mais enfin, pour voir, il faut que la lumièrechasse les ténèbres, et je me demande comment au milieu de l’obscuritédes eaux...

— En arrière de la cage du timonier est placé un puissant réflecteurélectrique, dont les rayons illuminent la mer à un demi−mille de distance.

— Ah ! bravo, trois fois bravo ! capitaine. Je m’explique maintenant cettephosphorescence du prétendu narval, qui a tant intrigué les savants ! A cepropos, je vous demanderai si l’abordage du Nautilus et du Scotia, qui a euun si grand retentissement, a été le résultat d’une rencontre fortuite ?

— Purement fortuite, monsieur. Je naviguais à deux mètres au−dessous dela surface des eaux, quand le choc s’est produit. J’ai d’ailleurs vu qu’iln’avait eu aucun résultat fâcheux.

— A u c u n , m o n s i e u r . M a i s q u a n t à v o t r e r e n c o n t r e a v e cl’Abraham−Lincoln ? ...

— Monsieur le professeur, j’en suis fâché pour l’un des meilleurs naviresde cette brave marine américaine mais on m’attaquait et j’ai dû medéfendre ! Je me suis contenté, toutefois, de mettre la frégate hors d’état deme nuire – elle ne sera pas gênée de réparer ses avaries au port le plusprochain.

— Ah ! commandant, m’écriai−je avec conviction, c’est vraiment un

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merveilleux bateau que votre Nautilus !

— Oui, monsieur le professeur, répondit avec une véritable émotion lecapitaine Nemo, et je l’aime comme la chair de ma chair ! Si tout estdanger sur un de vos navires soumis aux hasards de l’Océan, si sur cettemer, la première impression est le sentiment de l’abîme, comme l’a si biendit le Hollandais Jansen, au−dessous et à bord du Nautilus, le coeur del’homme n’a plus rien à redouter. Pas de déformation à craindre, car ladouble coque de ce bateau a la rigidité du fer ; pas de gréement que leroulis ou le tangage fatiguent ; pas de voiles que le vent emporte ; pas dechaudières que la vapeur déchire ; pas d’incendie à redouter, puisque cetappareil est fait de tôle et non de bois ; pas de charbon qui s’épuise,puisque l’électricité est son agent mécanique ; pas de rencontre à redouter,puisqu’il est seul à naviguer dans les eaux profondes ; pas de tempête àbraver, puisqu’il trouve à quelques mètres au−dessous des eaux l’absoluetranquillité ! Voilà, monsieur. Voilà le navire par excellence ! Et s’il estvrai que l’ingénieur ait plus de confiance dans le bâtiment que leconstructeur, et le constructeur plus que le capitaine lui−même, comprenezdonc avec quel abandon je me fie à mon Nautilus, puisque j’en suis tout àla fois le capitaine, le constructeur et l’ingénieur ! »

Le capitaine Nemo parlait avec une éloquence entraînante. Le feu de sonregard, la passion de son geste, le transfiguraient. Oui ! il aimait son navirecomme un père aime son enfant !

Mais une question, indiscrète peut−être, se posait naturellement, et je nepus me retenir de la lui faire.

« Vous êtes donc ingénieur, capitaine Nemo ?

— Oui, monsieur le professeur, me répondit−il, j’ai étudié à Londres, àParis, à New York, du temps que j’étais un habitant des continents de laterre.

— Mais comment avez−vous pu construire, en secret, cet admirable

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Nautilus ?

— Chacun de ses morceaux, monsieur Aronnax, m’est arrivé d’un pointdifférent du globe, et sous une destination déguisée. Sa quille a été forgéeau Creusot, son arbre d’hélice chez Pen et C°, de Londres, les plaques detôle de sa coque chez Leard, de Liverpool, son hélice chez Scott, deGlasgow. Ses réservoirs ont été fabriqués par Cail et Co, de Paris, samachine par Krupp, en Prusse, son éperon dans les ateliers de Motala, enSuède, ses instruments de précision chez Hart frères, de New York, etc. , etchacun de ces fournisseurs a reçu mes plans sous des noms divers.

— Mais, repris−je, ces morceaux ainsi fabriqués, il a fallu les monter, lesajuster ?

— Monsieur le professeur, j’avais établi mes ateliers sur un îlot désert, enplein Océan. Là, mes ouvriers c’est−à−dire mes braves compagnons quej’ai instruits et formés, et moi, nous avons achevé notre Nautilus. Puis,l’opération terminée, le feu a détruit toute trace de notre passage sur cetîlot que j’aurais fait sauter, si je l’avais pu.

— Alors il m’est permis de croire que le prix de revient de ce bâtiment estexcessif ?

— Monsieur Aronnax, un navire en fer coûte onze cent vingt−cinq francspar tonneau. Or, le Nautilus en jauge quinze cents. Il revient donc à seizecent quatre−vingt−sept mille francs, soit deux millions y compris sonaménagement, soit quatre ou cinq millions avec les oeuvres d’art et lescollections qu’il renferme.

— Une dernière question, capitaine Nemo.

— Faites, monsieur le professeur.

— Vous êtes donc riche ?

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— Riche à l’infini, monsieur, et je pourrais, sans me gêner, payer les dixmilliards de dettes de la France ! »

Je regardai fixement le bizarre personnage qui me parlait ainsi. Abusait−ilde ma crédulité ? L’avenir devait me l’apprendre.

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Le fleuve noir

La portion du globe terrestre occupée par les eaux est évaluée à troismillions huit cent trente−deux milles cinq cent cinquante−huit myriamètrescarrés, soit plus de trente−huit millions d’hectares. Cette masse liquidecomprend deux milliards deux cent cinquante millions de milles cubes, etformerait une sphère d’un diamètre de soixante lieues dont le poids seraitde trois quintillions de tonneaux. Et, pour comprendre ce nombre, il faut sedire que le quintillion est au milliard ce que le milliard est à l’unité,c’est−à−dire qu’il y a autant de milliards dans un quintillion que d’unitésdans un milliard. Or, cette masse liquide, c’est à peu près la quantité d’eauque verseraient tous les fleuves de la terre pendant quarante mille ans.

Durant les époques géologiques, à la période du feu succéda la période del’eau. L’Océan fut d’abord universel. Puis, peu à peu, dans les tempssiluriens, des sommets de montagnes apparurent, des îles émergèrent,disparurent sous des déluges partiels, se montrèrent à nouveau, sesoudèrent. formèrent des continents et enfin les terres se fixèrentgéographiquement telles que nous les voyons. Le solide avait conquis surle liquide trente−sept millions six cent cinquante−sept milles carrés, soitdouze mille neuf cent seize millions d’hectares.

La configuration des continents permet de diviser les eaux en cinq grandesparties : l’Océan glacial arctique, l’Océan glacial antarctique, l’Océanindien, l’Océan atlantique, l’Océan pacifique.

L’Océan pacifique s’étend du nord au sud entre les deux cercles polaires,et de l’ouest a l’est entre l’Asie et l’Amérique sur une étendue de centquarante−cinq degrés en longitude. C’est la plus tranquille des mers ; sescourants sont larges et lents, ses marées médiocres, ses pluies abondantes.Tel était l’Océan que ma destinée m’appelait d’abord à parcourir dans lesplus étranges conditions.

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« Monsieur le professeur, me dit le capitaine Nemo, nous allons, si vous levoulez bien, relever exactement notre position, et fixer le point de départde ce voyage. Il est midi moins le quart. Je vais remonter à la surface deseaux. »

Le capitaine pressa trois fois un timbre électrique. Les pompescommencèrent à chasser l’eau des réservoirs ; l’aiguille du manomètremarqua par les différentes pressions le mouvement ascensionnel duNautilus, puis elle s’arrêta.

« Nous sommes arrivés », dit le capitaine.

Je me rendis à l’escalier central qui aboutissait à la plate−forme. Je gravisles marches de métal, et, par les panneaux ouverts, j’arrivai sur la partiesupérieure du Nautilus.La plate−forme émergeait de quatre−vingts centimètres seulement. L’avantet l’arrière du Nautilus présentaient cette disposition fusiforme qui lefaisait justement comparer à un long cigare. Je remarquai que ses plaquesde tôles, imbriquées légèrement, ressemblaient aux écailles qui revêtent lecorps des grands reptiles terrestres. Je m’expliquai donc très naturellementque, malgré les meilleures lunettes, ce bateau eût toujours été pris pour unanimal marin.

Vers le milieu de la plate−forme, le canot, à demi−engagé dans la coque dunavire, formait une légère extumescence. En avant et en arrière s’élevaientdeux cages de hauteur médiocre, à parois inclinées, et en partie fermées pard’épais verres lenticulaires : l’une destinée au timonier qui dirigeait leNautilus, l’autre où brillait le puissant fanal électrique qui éclairait saroute.

La mer était magnifique, le ciel pur. A peine si le long véhicule ressentaitles larges ondulations de l’Océan. Une légère brise de l’est ridait la surfacedes eaux. L’horizon, dégagé de brumes, se prêtait aux meilleuresobservations.

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Nous n ’av ions r ien en vue . Pas un écue i l , pas un î lo t . P lusd’Abraham−Lincoln. L’immensité déserte.Le capitaine Nemo, muni de son sextant, prit la hauteur du soleil, quidevait lui donner sa latitude. Il attendit pendant quelques minutes quel’astre vint affleurer le bord de l’horizon. Tandis qu’il observait, pas un deses muscles ne tressaillait, et l’instrument n’eût pas été plus immobile dansune main de marbre.

« Midi, dit−il. Monsieur le professeur, quand vous voudrez ? ... »

Je jetai un dernier regard sur cette mer un peu jaunâtre des atterragesjaponais, et je redescendis au grand salon.

Là, le capitaine fit son point et calcula chronométriquement sa longitude,qu’il contrôla par de précédentes observations d’angle horaires. Puis il medit :

« Monsieur Aronnax, nous sommes par cent trente−sept degrés et quinzeminutes de longitude à l’ouest...

— De quel méridien ? demandai−je vivement, espérant que la réponse ducapitaine m’indiquerait peut−être sa nationalité.

— Monsieur, me répondit−il, j’ai divers chronomètres réglés sur lesméridiens de Paris, de Greenwich et de Washington. Mais, en votrehonneur je me servirai de celui de Paris. »

Cette réponse ne m’apprenait rien. Je m’inclinai, et le commandant reprit :« Trente−sept degrés et quinze minutes de longitude à l’ouest du méridiende Paris, et par trente degrés et sept minutes de latitude nord, c’est−à−direà trois cents milles environ des côtes du Japon. C’est aujourd’hui 8novembre, à midi, que commence notre voyage d’exploration sous leseaux.

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— Dieu nous garde ! répondis−je.

— Et maintenant, monsieur le professeur, ajouta le capitaine, je vous laisseà vos études. J’ai donné la route à l’est−nord−est par cinquante mètres deprofondeur. Voici des cartes à grands points, où vous pourrez la suivre. Lesalon est à votre disposition, et je vous demande la permission de meretirer. »

Le capitaine Nemo me salua. Je restai seul, absorbé dans mes pensées.Toutes se portaient sur ce commandant du Nautilus. Saurais−je jamais àquelle nation appartenait cet homme étrange qui se vantait de n’appartenirà aucune ? Cette haine qu’il avait vouée à l’humanité, cette haine quicherchait peut−être des vengeances terribles, qui l’avait provoquée ?Etait−il un de ces savants méconnus, un de ces génies « auxquels on a faitdu chagrin », suivant l’expression de Conseil, un Galilée moderne, ou bienun de ces hommes de science comme l’Américain Maury, dont la carrière aété brisée par des révolutions politiques ? Je ne pouvais encore le dire. Moique le hasard venait de jeter à son bord, moi dont il tenait la vie entre lesmains, il m’accueillait froidement, mais hospitalièrement. Seulement, iln’avait jamais pris la main que je lui tendais. Il ne m’avait jamais tendu lasienne.

Une heure entière, je demeurai plongé dans ces réflexions, cherchant àpercer ce mystère si intéressant pour moi. Puis mes regards se fixèrent surle vaste planisphère étalé sur la table, et je plaçai le doigt sur le pointmême où se croisaient la longitude et la latitude observées.

La mer a ses fleuves comme les continents. Ce sont des courants spéciaux,reconnaissables à leur température, à leur couleur, et dont le plusremarquable est connu sous le nom de courant du Gulf Stream. La sciencea déterminé, sur le globe, la direction de cinq courants principaux : un dansl’Atlantique nord, un second dans l’Atlantique sud, un troisième dans lePacifique nord, un quatrième dans le Pacifique sud, et un cinquième dansl’Océan indien sud. Il est même probable qu’un sixième courant existaitautrefois dans l’Océan indien nord, lorsque les mers Caspienne et d’Aral,

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réunies aux grands lacs de l’Asie, ne formaient qu’une seule et mêmeétendue d’eau.Or, au point indiqué sur le planisphère, se déroulait l’un de ces courants, leKuro−Scivo des Japonais, le Fleuve−Noir, qui, sorti du golfe du Bengaleoù le chauffent les rayons perpendiculaires du soleil des Tropiques,traverse le détroit de Malacca, prolonge la côte d’Asie, s’arrondit dans lePacifique nord jusqu’aux îles Aléoutiennes, charriant des troncs decamphriers et autres produits indigènes, et tranchant par le pur indigo deses eaux chaudes avec les flots de l’Océan. C’est ce courant que leNautilus allait parcourir. Je le suivais du regard, je le voyais se perdre dansl’immensité du Pacifique, et je me sentais entraîner avec lui, quand NedLand et Conseil apparurent à la porte du salon.

Mes deux braves compagnons restèrent pétrifiés à la vue des merveillesentassées devant leurs yeux.

« Où sommes−nous ? où sommes−nous ? s’écria le Canadien. Au muséumde Québec ?

— S’il plaît à monsieur, répliqua Conseil, ce serait plutôt à l’hôtel duSommerard !

— Mes amis, répondis−je en leur faisant signe d’entrer, vous n’êtes ni auCanada ni en France, mais bien à bord du Nautilus, et à cinquante mètresau−dessous du niveau de la mer.

— Il faut croire monsieur, puisque monsieur l’affirme. répliqua Conseil ;mais franchement, ce salon est fait pour étonner même un Flamand commemoi.

— Etonne−toi, mon ami. et regarde, car, pour un classificateur de ta force.il y a de quoi travailler ici. »

Je n’avais pas besoin d’encourager Conseil. Le brave garçon, penché surles vitrines. murmurait déjà des mots de la langue des naturalistes : classe

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des Gastéropodes, famille des Buccinoïdes, genre des Porcelaines, espècesdes Cypr÷a Madagascariensis, etc.

Pendant ce temps, Ned Land, assez peu conchyliologue, m’interrogeait surmon entrevue avec le capitaine Nemo. Avais−je découvert qui il était, d’oùil venait, où il allait, vers quelles profondeurs il nous entraînait ? Enfinmille questions auxquelles je n’avais pas le temps de répondre.

Je lui appris tout ce que je savais, ou plutôt, tout ce que je ne savais pas, etje lui demandai ce qu’il avait entendu ou vu de son côté.

« Rien vu, rien entendu ! répondit le Canadien. Je n’ai pas même aperçul’équipage de ce bateau. Est−ce que, par hasard, il serait électrique aussi,lui ?

— Electrique !

— Par ma foi ! on serait tenté de le croire. Mais vous, monsieur Aronnax,demanda Ned Land, qui avait toujoursson idée, vous ne pouvez me dire combien d’hommes il y a à bord ? Dix,vingt, cinquante, cent ?

— Je ne saurais vous répondre, maître Land. D’ailleurs,croyez−moi,abandonnez, pour le moment, cette idée de vous emparer du Nautilus ou dele fuir. Ce bateau est un des chefs−d’oeuvre de l’industrie moderne, et jeregretterais de ne pas l’avoir vu ! Bien des gens accepteraient la situationqui nous est faite, ne fût−ce que pour se promener à travers ces merveilles.Ainsi. tenez−vous tranquille, et tâchons de voir ce qui se passe autour denous.

— Voir ! s’écria le harponneur, mais on ne voit rien, on ne verra rien decette prison de tôle ! Nous marchons, nous naviguons en aveugles... »

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— Ned Land prononçait ces derniers mots, quand l’obscurité se fitsubitement, mais une obscurité absolue. Le plafond lumineux s’éteignit, etsi rapidement, que mes yeux en éprouvèrent une impression douloureuse,analogue à celle que produit le passage contraire des profondes ténèbres àla plus éclatante lumière.

Nous étions restés muets, ne remuant pas, ne sachant quelle surprise,agréable ou désagréable, nous attendait. Mais un glissement se fit entendre.On eût dit que des panneaux se manoeuvraient sur les flancs du Nautilus.« C’est la fin de la fin ! dit Ned Land.

— Ordre des Hydroméduses ! » murmura Conseil.

Soudain, le jour se fit de chaque côté du salon, à travers deux ouverturesoblongues. Les masses liquides apparurent vivement éclairées par leseffluences électriques. Deux plaques de cristal nous séparaient de la mer.Je frémis, d’abord, à la pensée que cette fragile paroi pouvait se briser ;mais de fortes armatures de cuivre la maintenaient et lui donnaient unerésistance presque infinie.

La mer était distinctement visible dans un rayon d’un mille autour duNautilus. Quel spectacle ! Quelle plume le pourrait décrire ! Qui sauraitpeindre les effets de la lumière à travers ces nappes transparentes, et ladouceur de ses dégradations successives jusqu’aux couchés inférieures etsupérieures de l’Océan !

On connaît la diaphanéité de la mer. On sait que sa limpidité l’emporte surcelle de l’eau de roche. Les substances minérales et organiques, qu’elletient en suspension, accroissent même sa transparence. Dans certainesparties de l’Océan, aux Antilles, cent quarante−cinq mètres d’eau laissentapercevoir le lit de sable avec une surprenante netteté, et la force depénétration des rayons solaires ne paraît s’arrêter qu’à une profondeur detrois cents mètres. Mais, dans ce milieu fluide que parcourait le Nautilus,l’éclat électrique se produisait au sein même des ondes. Ce n’était plus del’eau lumineuse, mais de la lumière liquide.

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Si l’on admet l’hypothèse d’Erhemberg, qui croit à une illuminationphosphorescente des fonds sous−marins, la nature a certainement réservépour les habitants de la mer l’un de ses plus prodigieux spectacles, et j’enpouvais juger ici par les mille jeux de cette lumière. De chaque côté,j’avais une fenêtre ouverte sur ces abîmes inexplorés. L’obscurité du salonfaisait valoir la clarté extérieure, et nous regardions comme si ce pur cristaleût été la vitre d’un immense aquarium.

Le Nautilus ne semblait pas bouger. C’est que les points de repèremanquaient. Parfois, cependant, les lignes d’eau, divisées par son éperon,filaient devant nos regards avec une vitesse excessive.

Emerveillés, nous étions accoudés devant ces vitrines, et nul de nousn’avait encore rompu ce silence de stupéfaction, quand Conseil dit :

« Vous vouliez voir. ami Ned, eh bien, vous voyez !

— Curieux ! curieux ! faisait le Canadien – qui oubliant ses colères et sesprojets d’évasion, subissait une attraction irrésistible – et l’on viendrait deplus loin pour admirer ce spectacle !

— Ah ! m’écriai−je, je comprends la vie de cet homme ! Il s’est fait unmonde à part qui lui réserve ses plus étonnantes merveilles !

— Mais les poissons ? fit observer le Canadien. Je ne vois pas depoissons !

— Que vous importe, ami Ned, répondit Conseil, puisque vous ne lesconnaissez pas.

— Moi ! un pêcheur ! s’écria Ned Land.

Et sur ce sujet, une discussion s’éleva entre les deux amis, car ilsconnaissaient les poissons, mais chacun d’une façon très différente.

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Tout le monde sait que les poissons forment la quatrième et dernière classede l’embranchement des vertébrés. On les a très justement définis : « desvertébrés à circulation double et à sang froid, respirant par des branchies etdestinés à vivre dans l’eau ». Ils composent deux séries distinctes : la sériedes poissons osseux. c’est−à−dire ceux dont l’épine dorsale est faite devertèbres osseuses, et les poissons cartilagineux, c’est−à−dire ceux dontl’épine dorsale est faite de vertèbres cartilagineuses.

Le Canadien connaissait peut−être cette distinction, mais Conseil en savaitbien davantage, et maintenant, lié d’amitié avec Ned. il ne pouvaitadmettre qu’il fût moins instruit que lui. Aussi lui dit−il :

« Ami Ned, vous êtes un tueur de poissons, un très habile pêcheur. Vousavez pris un grand nombre de ces intéressants animaux. Mais je gageraisque vous ne savez pas comment on les classe.

— Si. répondit sérieusement le harponneur. On les classe en poissons quise mangent et en poissons qui ne se mangent pas !

— Voilà une distinction de gourmand, répondit Conseil.

Mais dites−moi si vous connaissez la différence qui existe entre lespoissons osseux et les poissons cartilagineux ?

— Peut−être bien, Conseil.

— Et la subdivision de ces deux grandes classes ?

— Je ne m’en doute pas, répondit le Canadien.

— Eh bien, ami Ned, écoutez et retenez ! Les poissons osseux sesubdivisent en six ordres : Primo. Les acanthoptérygiens, dont la mâchoiresupérieure est complète, mobile, et dont les branchies affectent la formed’un peigne. Cet ordre comprend quinze familles, c’est−à−dire les trois

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quarts des poissons connus. Type : la perche commune.

— Assez bonne à manger, répondit Ned Land.

— Secundo, reprit Conseil, les abdominaux, qui ont les nageoires ventralessuspendues sous l’abdomen et en arrière des pectorales, sans être attachéesaux os de l’épaule – ordre qui se divise en cinq familles, et qui comprendla plus grande partie des poissons d’eau douce. Type : la carpe, le brochet.

— Peuh ! fit le Canadien avec un certain mépris, des poissons d’eaudouce !

— Tertio, dit Conseil, les subrachiens, dont les ventrales sont attachéessous les pectorales et immédiatement suspendues aux os de l’épaule. Cetordre contient quatre familles. Type : plies, limandes, turbots, barbues,soles, etc.

— Excellent ! excellent ! s’écriait le harponneur, qui ne voulait considérerles poissons qu’au point de vue comestible.

— Quarto, reprit Conseil, sans se démonter, les apodes, au corps allongé,dépourvus de nageoires ventrales, et revêtus d’une peau épaisse et souventgluante ordre qui ne comprend qu’une famille. Type : l’anguille, legymnote.

— Médiocre ! médiocre ! répondit Ned Land.

— Quinto, dit Conseil, les lophobranches, qui ont les mâchoires complèteset libres, mais dont les branchies sont formées de petites houppes.disposées par paires le long des arcs branchiaux. Cet ordre ne comptequ’une famille. Type : les hippocampes, les pégases dragons.

— Mauvais ! mauvais ! répliqua le harponneur.

— Sexto, enfin, dit Conseil, les plectognathes, dont l’os maxillaire est

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attaché fixement sur le côte de l’intermaxillaire qui forme la mâchoire, etdont l’arcade palatine s’engrène par suture avec le crâne, ce qui la rendimmobile ordre qui manque de vraies ventrales, et qui se compose de deuxfamilles. Types : les tétrodons, les poissons−lunes.

— Bons à déshonorer une chaudière ! s’écria le Canadien.

— Avez−vous compris, ami Ned ? demanda le savant Conseil.

— Pas le moins du monde, ami Conseil, répondit le harponneur. Mais alleztoujours, car vous êtes très intéressant.

— Quant aux poissons cartilagineux, reprit imperturbablement Conseil, ilsne comprennent que trois ordres.

— Tant mieux, fit Ned.

— Primo, les cyclostomes, dont les mâchoires sont soudées en un anneaumobile, et dont les branchies s’ouvrent par des trous nombreux – ordre necomprenant qu’une seule famille. Type : la lamproie.

— Faut l’aimer. répondit Ned Land.

— Secundo, les sélaciens, avec branchies semblables à celles descyclostomes, mais dont la mâchoire inférieure est mobile. Cet ordre, quiest le plus important de la classe, comprend deux familles. Types : la raieet les squales.

— Quoi ! s’écria Ned, des raies et des requins dans le même ordre ! Ehbien, ami Conseil, dans l’intérêt des raies, je ne vous conseille pas de lesmettre ensemble dans le même bocal !

— Tertio, répondit Conseil, les sturioniens, dont les branchies sontouvertes, comme à l’ordinaire, par une seule fente garnie d’un operculeordre qui comprend quatre genres. Type : l’esturgeon.

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— Ah ! ami Conseil, vous avez gardé le meilleur pour la fin à mon avis, dumoins. Et c’est tout ?

— Oui, mon brave Ned, répondit Conseil, et remarquez que quand on saitcela, on ne sait rien encore. car les familles se subdivisent en genres, ensous−genres. en espèces, en variétés...

— Eh bien. ami Conseil, dit le harponneur, se penchant sur la vitre dupanneau, voici des variétés qui passent !

— Oui ! des poissons, s’écria Conseil. On se croirait devant un aquarium !

— Non, répondis−je, car l’aquarium n’est qu’une cage, et ces poissons−làsont libres comme l’oiseau dans l’air.

— Eh bien, ami Conseil, nommez−les donc, nommez−les donc ! disait NedLand.

— Moi, répondit Conseil, je n’en suis pas capable ! Cela regarde monmaître ! »Et en effet, le digne garçon. classificateur enragé, n’était point unnaturaliste, et je ne sais pas s’il aurait distingué un thon d’une bonite. Enun mot, le contraire du Canadien, qui nommait tous ces poissons sanshésiter.

— Un baliste, avais−je dit.

— Et un baliste chinois ! répondait Ned Land.

— Genre des balistes, famille des sclérodermes, ordre des plectognathes ».murmurait Conseil.

Décidément, à eux deux, Ned et Conseil auraient fait un naturalistedistingué.

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Le Canadien ne s’était pas trompé. Une troupe de balistes, à corpscomprimé. à peau grenue, armés d’un aiguillon sur leur dorsale, se jouaientautour du Nautilus, et agitaient les quatre rangées de piquants qui hérissentchaque côté de leur queue. Rien de plus admirable que leur enveloppe,grise par−dessus, blanche par−dessous dont les taches d’or scintillaientdans le sombre remous des lames. Entre eux ondulaient des raies, commeune nappe abandonnée aux vents. et parmi elles, j’aperçus, à ma grandejoie, cette raie chinoise, jaunâtre à sa partie supérieure, rose tendre sous leventre et munie de trois aiguillons en arrière de son oeil : espèce rare, etmême douteuse au temps de Lacépède, qui ne l’avait jamais vue que dansun recueil de dessins japonais.Pendant deux heures toute une armée aquatique fit escorte au Nautilus. Aumilieu de leurs jeux, de leurs bonds, tandis qu’ils rivalisaient de beauté,d’éclat et de vitesse, je distinguai le labre vert, le mulle barberin, marquéd’une double raie noire. Le gobie éléotre, à caudale arrondie, blanc decouleur et tacheté de violet sur le dos, le scombre japonais, admirablemaquereau de ces mers, au corps bleu et à la tête argentée, de brillantsazurors dont le nom seul emporte toute description des spares rayés, auxnageoires variées de bleu et de jaune, des spares fascés, relevés d’unebande noire sur leur caudale, des spares zonéphores élégamment corsetésdans leurs six ceintures, des aulostones, véritables bouches en flûte oubécasses de mer, dont quelques échantillons atteignaient une longueur d’unmètre, des salamandres du Japon, des murènes échidnées, longs serpentsde six pieds, aux yeux vifs et petits, et à la vaste bouche hérissée de dents,etc.

Notre admiration se maintenait toujours au plus haut point. Nosinterjections ne tarissaient pas. Ned nommait les poissons, Conseil lesclassait, moi, je m’extasiais devant la vivacité de leurs allures et la beautéde leurs formes. Jamais il ne m’avait été donné de surprendre ces animauxvivants, et libres dans leur élément naturel.Je ne citerai pas toutes les variétés qui passèrent ainsi devant nos yeuxéblouis, toute cette collection des mers du Japon et de la Chine. Cespoissons accouraient, plus nombreux que les oiseaux dans l’air, attirés sans

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doute par l’éclatant foyer de lumière électrique.

Subitement, le jour se fit dans le salon. Les panneaux de tôle serefermèrent. L’enchanteresse vision disparut. Mais longtemps, je rêvaiencore, jusqu’au moment où mes regards se fixèrent sur les instrumentssuspendus aux parois. La boussole montrait toujours la direction aunord−nord−est, le manomètre indiquait une pression de cinq atmosphèrescorrespondant à une profondeur de cinquante mètres, et le loch électriquedonnait une marche de quinze milles à l’heure.

J’attendais le capitaine Nemo. Mais il ne parut pas. L’horloge marquaitcinq heures.

Ned Land et Conseil retournèrent à leur cabine. Moi, je regagnai machambre. Mon dîner s’y trouvait préparé. Il se composait d’une soupe à latortue faite des carets les plus délicats, d’un surmulet à chair blanche. unpeu feuilletée, dont le foie préparé à part fit un manger délicieux, et defilets de cette viande de l’holocante empereur, dont la saveur me parutsupérieure à celle du saumon.Je passai la soirée à lire, à écrire, à penser. Puis, le sommeil me gagnant, jem’étendis sur ma couche de zostère, et je m’endormis profondément,pendant que le Nautilus se glissait à travers le rapide courant du FleuveNoir.

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Une invitation par lettre

Le lendemain, 9 novembre, je ne me réveillai qu’après un long sommeil dedouze heures. Conseil vint, suivant son habitude, savoir « commentmonsieur avait passé la nuit » et lui offrir ses services. Il avait laissé sonami le Canadien dormant comme un homme qui n’aurait fait que cela toutesa vie.

Je laissai le brave garçon babiller à sa fantaisie, sans trop lui répondre.J’étais préoccupé de l’absence du capitaine Nemo pendant notre séance dela veille, et j’espérais le revoir aujourd’hui.

Bientôt j’eus revêtu mes vêtements de byssus. Leur nature provoqua plusd’une fois les réflexions de Conseil. Je lui appris qu’ils étaient fabriquésavec les filaments lustrés et soyeux qui rattachent aux rochers les «jambonneaux », sortes de coquilles très abondantes sur les rivages de laMéditerranée. Autrefois, on en faisait de belles étoffes, des bas, des gants,car ils étaient à la fois très moelleux et très chauds. L’équipage du Nautiluspouvait donc se vêtir à bon compte, sans rien demander ni aux cotonniers,ni aux moutons, ni aux vers à soie de la terre.

Lorsque je fus habillé, je me rendis au grand salon. Il était désert.Je me plongeai dans l’étude de ces trésors de conchyliologie, entassés sousles vitrines. Je fouillai aussi de vastes herbiers, emplis des plantes marinesles plus rares, et qui, quoique desséchées, conservaient leurs admirablescouleurs. Parmi ces précieuses hydrophytes, je remarquai des cladostèphesverticillées, des padines−paon, des caulerpes à feuilles de vigne, descallithamnes granifères, de délicates céramies à teintes écarlates, desagares disposées en éventails, des acétabules, semblables à des chapeauxde champignons très déprimés, et qui furent longtemps classées parmi leszoophytes, enfin toute une série de varechs.

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La journée entière se passa, sans que je fusse honoré de la visite ducapitaine Nemo. Les panneaux du salon ne s’ouvrirent pas. Peut−être nevoulait−on pas nous blaser sur ces belles choses.

La direction du Nautilus se maintint à l’est−nord−est, sa vitesse à douzemilles, sa profondeur entre cinquante et soixante mètres.

Le lendemain, 10 novembre, même abandon, même solitude. Je ne vispersonne de l’équipage. Ned et Conseil passèrent la plus grande partie dela journée avec moi. Ils s’étonnèrent de l’inexplicable absence ducapitaine. Cet homme singulier était−il malade ? Voulait−il modifier sesprojets à notre égard ?Après tout, suivant la remarque de Conseil. nous jouissions d’une entièreliberté, nous étions délicatement et abondamment nourris. Notre hôte setenait dans les termes de son traité. Nous ne pouvions nous plaindre, etd’ailleurs, la singularité même de notre destinée nous réservait de si bellescompensations, que nous n’avions pas encore le droit de l’accuser.

Ce jour−là, je commençai le journal de ces aventures, ce qui m’a permis deles raconter avec la plus scrupuleuse exactitude, et, détail curieux, jel’écrivis sur un papier fabriqué avec la zostère marine.

Le 11 novembre, de grand matin, l’air frais répandu à l’intérieur duNautilus m’apprit que nous étions revenus à la surface de l’Océan, afin derenouveler les provisions d’oxygène. Je me dirigeai vers l’escalier central,et je montai sur la plate−forme.

Il était six heures. Je trouvai le temps couvert, la mer grise, mais calme. Apeine de houle. Le capitaine Nemo, que j’espérais rencontrer là,viendrait−il ? Je n’aperçus que le timonier, emprisonné dans sa cage deverre. Assis sur la saillie produite par la coque du canot, j’aspirai avecdélices les émanations salines.Peu à peu, la brume se dissipa sous l’action des rayons solaires. L’astreradieux débordait de l’horizon oriental. La mer s’enflamma sous sonregard comme une traînée de poudre. Les nuages, éparpillés dans les

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hauteurs, se colorèrent de tons vifs admirablement nuancés, et denombreuses « langues de chat » annoncèrent du vent pour toute la journée.

Mais que faisait le vent à ce Nautilus que les tempêtes ne pouvaienteffrayer !

J’admirai donc ce joyeux lever de soleil, si gai, si vivifiant, lorsquej’entendis quelqu’un monter vers la plate−forme.

Je me préparais à saluer le capitaine Nemo, mais ce fut son second – quej’avais déjà vu pendant la première visite du capitaine – qui apparut. Ils’avança sur la plate−forme et ne sembla pas s’apercevoir de ma présence.Sa puissante lunette aux yeux, il scruta tous les points de l’horizon avecune attention extrême. Puis, cet examen fait, il s’approcha du panneau, etprononça une phrase dont voici exactement les termes. Je l’ai retenue, car,chaque matin, elle se reproduisit dans des conditions identiques. Elle étaitainsi conçue :

« Nautron respoc lorni virch. »

Ce qu’elle signifiait, je ne saurais le dire.Ces mots prononcés, le second redescendit. Je pensai que le Nautilus allaitreprendre sa navigation sous−marine. Je regagnai donc le panneau, et parles coursives je revins à ma chambre.

Cinq jours s’écoulèrent ainsi, sans que la situation se modifiât. Chaquematin, je montais sur la plate−forme. La même phrase était prononcée parle même individu. Le capitaine Nemo ne paraissait pas.

J’avais pris mon parti de ne plus le voir, quand, le 16 novembre, rentrédans ma chambre avec Ned et Conseil, je trouvai sur la table un billet àmon adresse.

Je l’ouvris d’une main impatiente. Il était écrit d’une écriture franche etnette, mais un peu gothique et qui rappelait les types allemands.

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Ce billet était libellé en ces termes :

Monsieur le professeur Aronnax, à bord du Nautilus.

16 novembre 1867.

Le capitaine Nemo invite monsieur le professeur Aronnax à une partie dechasse qui aura lieu demain matin dans sesforêts de l’île Crespo. Il espère que rien n’empêchera monsieur leprofesseur d’y assister, et il verra avec plaisir que ses compagnons sejoignent à lui.

Le commandant du Nautilus,Capitaine NEMO. »« Une chasse ! s’écria Ned.

— Et dans ses forêts de l’île Crespo ! ajouta Conseil.

— Mais il va donc à terre, ce particulier−là ? reprit Ned Land.

— Cela me paraît clairement indiqué, dis−je en relisant la lettre.

— Eh bien ! il faut accepter, répliqua le Canadien. Une fois sur la terreferme, nous aviserons à prendre un parti. D’ailleurs, je ne serai pas fâchéde manger quelques morceaux de venaison fraîche. »

Sans chercher à concilier ce qu’il y avait de contradictoire entre l’horreurmanifeste du capitaine Nemo pour les continents et les îles, et soninvitation de chasser en forêt, je me contentai de répondre :

« Voyons d’abord ce que c’est que l’île Crespo. »Je consultai le planisphère, et, par 32°40’de latitude nord et 167°50’delongitude ouest, je trouvai un îlot qui fut reconnu en 1801 par le capitaineCrespo, et que les anciennes cartes espagnoles nommaient Rocca de la

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Plata, c’est−à−dire « Roche d’Argent ». Nous étions donc à dix−huit centsmilles environ de notre point de départ, et la direction un peu modifiée duNautilus le ramenait vers le sud−est.

Je montrai à mes compagnons ce petit roc perdu au milieu du Pacifiquenord.

« Si le capitaine Nemo va quelquefois à terre, leur dis−je, il choisit dumoins des îles absolument désertes ! »

Ned Land hocha la tête sans répondre, puis Conseil et lui me quittèrent.Après un souper qui me fut servi par le stewart muet et impassible, jem’endormis, non sans quelque préoccupation.

Le lendemain, 17 novembre, à mon réveil, je sentis que le Nautilus étaitabsolument immobile. Je m’habillai lestement, et j’entrai dans le grandsalon.

Le capitaine Nemo était là. Il m’attendait, se leva, salua, et me demandas’il me convenait de l’accompagner.

Comme il ne fit aucune allusion à son absence pendant ces huit jours, jem’abstins de lui en parler, et je répondis simplement que mes compagnonset moi nous étions prêts à le suivre.« Seulement, monsieur, ajoutai−je, je me permettrai de vous adresser unequestion.

— Adressez, monsieur Aronnax, et, si je puis y répondre, j’y répondrai.

— Eh bien, capitaine, comment se fait−il que vous, qui avez rompu touterelation avec la terre, vous possédiez des forêts dans l’île Crespo ?

— Monsieur le professeur, me répondit le capitaine, les forêts que jepossède ne demandent au soleil ni sa lumière ni sa chaleur. Ni les lions, niles tigres, ni les panthères, ni aucun quadrupède ne les fréquentent. Elles

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ne sont connues que de moi seul. Elles ne poussent que pour moi seul. Cene sont point des forêts terrestres, mais bien des forêts sous−marines.

— Des forêts sous−marines ! m’écriai−je.

— Oui, monsieur le professeur.

— Et vous m’offrez de m’y conduire ?

— Précisément.

— A pied ?

— Et même à pied sec.

— En chassant ?

— En chassant.

— Le fusil à la main ?

— Le fusil à la main. »

Je regardai le commandant du Nautilus d’un air qui n’avait rien de flatteurpour sa personne.

« Décidément, il a le cerveau malade, pensai−je. Il a eu un accès qui a durehuit jours, et même qui dure encore. C’est dommage ! Je l’aimais mieuxétrange que fou ! »

Cette pensée se lisait clairement sur mon visage, mais le capitaine Nemo secontenta de m’inviter à le suivre, et je le suivis en homme résigné à tout.

Nous arrivâmes dans la salle à manger, où le déjeuner se trouvait servi.

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« Monsieur Aronnax, me dit le capitaine, je vous prierai de partager mondéjeuner sans façon. Nous causerons en mangeant. Mais, si je vous aipromis une promenade enforêt, je ne me suis point engagé à vous y faire rencontrer un restaurant.Déjeunez donc en homme qui ne dînera probablement que fort tard. »

Je fis honneur au repas. Il se composait de divers poissons et de tranchesd’holoturies, excellents zoophytes, relevés d’algues très apéritives, tellesque la Porphyria laciniata et la Laurentia primafetida. La boisson secomposait d’eau limpide à laquelle, à l’exemple du capitaine, j’ajoutaiquelques gouttes d’une liqueur fermentée, extraite, suivant la modekamchatkienne, de l’algue connue sous le nom de « Rhodoménie palmée ».

Le capitaine Nemo mangea, d’abord, sans prononcer une seule parole.Puis, il me dit :

« Monsieur le professeur, quand je vous ai proposé de venir chasser dansmes forêts de Crespo, vous m’avez cru en contradiction avec moi−même.Quand je vous ai appris qu’il s’agissait de forêts sous−marines, vousm’avez cru fou. Monsieur le professeur, il ne faut jamais juger les hommesà la légère.

— Mais, capitaine, croyez que...

— Veuillez m’écouter, et vous verrez si vous devez m’accuser de folie oude contradiction.

— Je vous écoute.

— Monsieur le professeur, vous le savez aussi bien que moi, l’homme peutvivre sous l’eau à la condition d’emporter avec lui sa provision d’airrespirable. Dans les travaux sous−marins, l’ouvrier, revêtu d’un vêtementimperméable et la tête emprisonnée dans une capsule de métal, reçoit l’airde l ’extérieur au moyen de pompes foulantes et de régulateursd’écoulement.

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— C’est l’appareil des scaphandres, dis−je.

— En effet, mais dans ces conditions, l’homme n’est pas libre. Il estrattache à la pompe qui lui envoie l’air par un tuyau de caoutchouc,véritable chaîne qui le rive à la terre, et si nous devions être ainsi retenusau Nautilus, nous ne pourrions aller loin.

— Et le moyen d’être libre ? demandai−je.

— C’est d’employer l’appareil Rouquayrol−Denayrouze, imaginé par deuxde vos compatriotes, mais que j’ai perfectionné pour mon usage, et quivous permettra de vous r isquer dans ces nouvel les condit ionsphysiologiques, sans que vos organes en souffrent aucunement. Il secompose d’un réservoir en tôle épaisse, dans lequel j’emmagasine l’airsous une pression de cinquante atmosphères. Ce réservoir se fixe sur le dosau moyen de bretelles, comme un sac de soldat. Sa partie supérieure formeune boîte d’où l’air, maintenu par un mécanisme à soufflet, ne peuts’échapper qu’à sa tension normale. Dans l’appareil Rouquayrol, tel qu’ilest employé, deux tuyaux en caoutchouc, partant de cette boîte, viennentaboutir à une sorte de pavillon qui emprisonne le nez et la bouche del’opérateur ; l’un sert à l’introduction de l’air inspiré, l’autre à l’issue del’air expiré, et la langue ferme celui−ci ou celui−là, suivant les besoins dela respiration. Mais, moi qui affronte des pressions considérables au fonddes mers, j’ai dû enfermer ma tête, comme celle des scaphandres, dans unesphère de cuivre, et c’est à cette sphère qu’aboutissent les deux tuyauxinspirateurs et expirateurs.

— Parfaitement, capitaine Nemo, mais l’air que vous emportez doit s’uservite, et dès qu’il ne contient plus que quinze pour cent d’oxygène, ildevient irrespirable.

Sans doute, mais je vous l’ai dit, monsieur Aronnax, les pompes duNautilus me permettent de l’emmagasiner sous une pression considérable,et, dans ces conditions, le réservoir de l’appareil peut fournir de l’air

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respirable pendant neuf ou dix heures.

— Je n’ai plus d’objection à faire, répondis−je. Je vous demanderaiseulement, capitaine, comment vous pouvez éclairer votre route au fond del’Océan ?

— Avec l’appareil Ruhmkorff, monsieur Aronnax. Si le premier se portesur le dos, le second s’attache à la ceinture. Il se compose d’une pile deBunzen que je mets en activité, non avec du bichromate de potasse, maisavec du sodium. Une bobine d’induction recueille l’électricité produite, etla dirige vers une lanterne d’une disposition particulière. Dans cettelanterne se trouve un serpentin de verre qui contient seulement un résidude gaz carbonique. Quand l’appareil fonctionne, ce gaz devient lumineux,en donnant une lumière blanchâtre et continue. Ainsi pourvu, je respire etje vois.

— Capitaine Nemo, à toutes mes objections vous faites de si écrasantesréponses que je n’ose plus douter. Cependant, si je suis bien forcéd’admettre les appareils Rouquayrol et Ruhmkorff, je demande à faire desréserves pour le fusil dont vous voulez m’armer.

— Mais ce n’est point un fusil à poudre, répondit le capitaine.

— C’est donc un fusil à vent ?

— Sans doute. Comment voulez−vous que je fabrique de la poudre à monbord, n’ayant ni salpêtre, ni soufre ni charbon ?

— D’ailleurs, dis−je, pour tirer sous l’eau, dans un milieu huit centcinquante−cinq fois plus dense que l’air il faudrait vaincre une résistanceconsidérable.

— Ce ne serait pas une raison. Il existe certains canons, perfectionnésaprès Fulton par les Anglais Philippe Coles et Burley, par le FrançaisFurcy, par l’Italien Landi, qui sont munis d’un système particulier de

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fermeture, et qui peuvent tirer dans ces conditions. Mais je vous le répète,n’ayant pas de poudre, je l’ai remplacée par de l’air à haute pression, queles pompes du Nautilus me fournissent abondamment.

— Mais cet air doit rapidement s’user.

— Eh bien, n’ai−je pas mon réservoir Rouquayrol, qui peut, au besoin,m’en fournir. Il suffit pour cela d’un robinet ad hoc. D’ailleurs, monsieurAronnax, vous verrez par vous−même que, pendant ces chassessous−marines, on ne fait pas grande dépense d’air ni de balles.

— Cependant, il me semble que dans cette demi−obscurité, et au milieu dece liquide très dense par rapport à l’atmosphère, les coups ne peuventporter loin et sont difficilement mortels ?

— Monsieur, avec ce fusil tous les coups sont mortels, au contraire, et dèsqu’un animal est touché, si légèrement que ce soit, il tombe foudroyé.

— Pourquoi ?

— Parce que ce ne sont pas des balles ordinaires que ce fusil lance, maisde petites capsules de verre – inventées par le chimiste autrichienLeniebroek – et dont j’ai un approvisionnement considérable. Ces capsulesde verre, recouvertes d’une armature d’acier, et alourdies par un culot deplomb, sont de véritables petites bouteilles de Leyde, dans lesquellesl’électricité est forcée à une très haute tension. Au plus léger choc, elles sedéchargent, et l’animal, si puissant qu’il soit, tombe mort. J’ajouterai queces capsules ne sont pas plus grosses que du numéro quatre, et que lacharge d’un fusil ordinaire pourrait en contenir dix.

— Je ne discute plus, répondis−je en me levant de table, et je n’ai plusqu’à prendre mon fusil. D’ailleurs, ou vous irez, j’irai.

Le capitaine Nemo me conduisit vers l’arrière du Nautilus, et, en passantdevant la cabine de Ned et de Conseil, j’appelai mes deux compagnons qui

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nous suivirent aussitôt.Puis, nous arrivâmes à une cellule située en abord près de la chambre desmachines, et dans laquelle nous devions revêtir nos vêtements depromenade.

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Promenade en plaine

Cette cellule était, à proprement parler, l’arsenal et le vestiaire du Nautilus.Une douzaine d’appareils de scaphandres, suspendus à la paroi, attendaientles promeneurs.

Ned Land, en les voyant, manifesta une répugnance évidente à s’en revêtir.

« Mais, mon brave Ned, lui dis−je, les forêts de l’île de Crespo ne sont quedes forêts sous−marines !

— Bon ! fit le harponneur désappointé, qui voyait s’évanouir ses rêves deviande fraîche. Et vous, monsieur Aronnax, vous allez vous introduire dansces habits−là ?

— Il le faut bien, maître Ned.

— Libre à vous, monsieur, répondit le harponneur, haussant les épaules,mais quant à moi, à moins qu’on ne m’y force, je n’entrerai jamaislà−dedans.

— On ne vous forcera pas, maître Ned, dit le capitaine Nemo.

— Et Conseil va se risquer ? demanda Ned.

— Je suis monsieur partout où va monsieur », répondit Conseil.Sur un appel du capitaine, deux hommes de l’équipage vinrent nous aider àrevêtir ces lourds vêtements imperméables, faits en caoutchouc sanscouture, et préparés de manière à supporter des pressions considérables.On eût dit une armure à la fois souple et résistante. Ces vêtementsformaient pantalon et veste. Le pantalon se terminait par d’épaisseschaussures, garnies de lourdes semelles de plomb. Le tissu de la veste était

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maintenu par des lamelles de cuivre qui cuirassaient la poitrine, ladéfendaient contre la poussée des eaux, et laissaient les poumonsfonctionner librement ; ses manches finissaient en forme de gantsassouplis, qui ne contrariaient aucunement les mouvements de la main.

Il y avait loin, on le voit, de ces scaphandres perfectionnés aux vêtementsinformes, tels que les cuirasses de liège, les soubrevestes, les habits demer, les coffres, etc. , qui furent inventés et prônés dans le XVIIIe siècle.

Le capitaine Nemo, un de ses compagnons – sorte d’Hercule, qui devaitêtre d’une force prodigieuse −, Conseil et moi, nous eûmes bientôt revêtuces habits de scaphandres. Il ne s’agissait plus que d’emboîter notre têtedans sa sphère métallique. Mais, avant de procéder à cette opération, jedemandai au capitaine la permission d’examiner les fusils qui nous étaientdestinés.L’un des hommes du Nautilus me présenta un fusil simple dont la crosse,faite en tôle d’acier et creuse à l’intérieur, était d’assez grande dimension.Elle servait de réservoir à l’air comprimé, qu’une soupape, manoeuvrée parune gâchette, laissait échapper dans le tube de métal. Une boîte àprojectiles, évidée dans l’épaisseur de la crosse, renfermait une vingtainede bal les électr iques, qui, au moyen d’un ressort, se plaçaientautomatiquement dans le canon du fusil. Dès qu’un coup était tiré, l’autreétait prêt à partir.

« Capitaine Nemo, dis−je, cette arme est parfaite et d’un maniement facile.Je ne demande plus qu’à l’essayer. Mais comment allons−nous gagner lefond de la mer ?

— En ce moment, monsieur le professeur, le Nautilus est échoué par dixmètres d’eau, et nous n’avons plus qu’à partir.

— Mais comment sortirons−nous ?

— Vous l’allez voir. »

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Le capitaine Nemo introduisit sa tête dans la calotte sphérique. Conseil etmoi, nous en fîmes autant, non sans avoir entendu le Canadien nous lancerun « bonne chasse » ironique. Le haut de notre vêtement était terminé parun collet de cuivre taraudé, sur lequel se vissait ce casque de métal. Troistrous, protégés par des verres épais, permettaient de voir suivant toutes lesdirections, rien qu’en tournant la tête à l’intérieur de cette sphère. Dèsqu’elle fut en place, les appareils Rouquayrol, placés sur notre dos,commencèrent à fonctionner, et, pour mon compte, je respirai à l’aise.

La lampe Ruhmkorff suspendue à ma ceinture, le fusil à la main, j’étaisprêt à partir. Mais, pour être franc, emprisonné dans ces lourds vêtementset cloué au tillac par mes semelles de plomb, il m’eût été impossible defaire un pas.

Mais ce cas était prévu, car je sentis que l’on me poussait dans une petitechambre contiguë au vestiaire. Mes compagnons, également remorqués,me suivaient. J’entendis une porte, munie d’obturateurs, se refermer surnous, et une profonde obscurité nous enveloppa.

Après quelques minutes, un vif sifflement parvint à mon oreille. Je sentisune certaine impression de froid monter de mes pieds à ma poitrine.Évidemment, de l’intérieur du bateau on avait, par un robinet, donné entréeà l’eau extérieure qui nous envahissait, et dont cette chambre fut bientôtremplie. Une seconde porte, percée dans le flanc du Nautilus, s’ouvritalors. Un demi−jour nous éclaira. Un instant après, nos pieds foulaient lefond de la mer.Et maintenant. comment pourrais−je retracer les impressions que m’alaissées cette promenade sous les eaux ? Les mots sont impuissants àraconter de telles merveilles ! Quand le pinceau lui−même est inhabile àrendre les effets particuliers à l’élément liquide, comment la plumesaurait−elle les reproduire ?

Le capitaine Nemo marchait en avant, et son compagnon nous suivait àquelques pas en arrière. Conseil et moi, nous restions l’un près de l’autre,comme si un échange de paroles eût été possible à travers nos carapaces

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métalliques. Je ne sentais déjà plus la lourdeur de mes vêtements, de meschaussures, de mon réservoir d’air, ni le poids de cette épaisse sphère, aumilieu de laquelle ma tête ballottait comme une amande dans sa coquille.Tous ces objets, plongés dans l’eau, perdaient une partie de leur poidségale à celui du liquide déplacé. et je me trouvais très bien de cette loiphysique reconnue par Archimède. Je n’étais plus une masse inerte, etj’avais une liberté de mouvement relativement grande.

La lumière, qui éclairait le sol jusqu’à trente pieds au−dessous de lasurface de l’Océan, m’étonna par sa puissance. Les rayons solairestraversaient aisément cette masse aqueuse et en dissipaient la coloration. Jedistinguais nettement les objets à une distance de cent mètres. Au−delà, lesfonds se nuançaient des fines dégradations de l’outremer, puis ilsbleuissaient dans les lointains, et s’effaçaient au milieu d’une vagueobscurité. Véritablement, cette eau qui m’entourait n’était qu’une sorted’air, plus dense que l’atmosphère terrestre, mais presque aussi diaphane.Au−dessus de moi, j’apercevais la calme surface de la mer.

Nous marchions sur un sable fin, uni, non ridé comme celui des plages quiconserve l’empreinte de la houle. Ce tapis éblouissant, véritable réflecteur,repoussait les rayons du soleil avec une surprenante intensité. De là, cetteimmense réverbération qui pénétrait toutes les molécules liquides. Serai−jecru si j’affirme, qu’à cette profondeur de trente pieds, j’y voyais comme enplein jour ?

Pendant un quart d’heure, je foulai ce sable ardent, semé d’une impalpablepoussière de coquillages. La coque du Nautilus, dessinée comme un longécueil, disparaissait peu à peu, mais son fanal, lorsque la nuit se serait faiteau milieu des eaux, devait faciliter notre retour à bord, en projetant sesrayons avec une netteté parfaite. Effet difficile à comprendre pour qui n’avu que sur terre ces nappes blanchâtres si vivement accusées. Là, lapoussière dont l’air est saturé leur donne l’apparence d’un brouillardlumineux ; mais sur mer, comme sous mer, ces traits électriques setransmettent avec une incomparable pureté.Cependant, nous allions toujours, et la vaste plaine de sable semblait être

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sans bornes. J’écartais de la main les rideaux liquides qui se refermaientderrière moi, et la trace de mes pas s’effaçait soudain sous la pression del’eau.

Bientôt, quelques formes d’objets. à peine estompées dans l’éloignement,se dessinèrent à mes yeux. Je reconnus de magnifiques premiers plans derochers, tapissés de zoophytes du plus bel échantillon, et je fus toutd’abord frappé d’un effet spécial à ce milieu.

Il était alors dix heures du matin. Les rayons du soleil frappaient la surfacedes flots sous un angle assez oblique, et au contact de leur lumièredécomposée par la réfraction comme à travers un prisme, fleurs, rochers,plantules, coquillages, polypes, se nuançaient sur leurs bords des septcouleurs du spectre solaire. C’était une merveille, une fête des yeux, quecet enchevêtrement de tons colorés, une véritable kaléidoscopie de vert, dejaune, d’orange, de violet, d’indigo, de bleu, en un mot, toute la paletted’un coloriste enragé ! Que ne pouvais−je communiquer à Conseil lesvives sensations qui me montaient au cerveau, et rivaliser avec luid’interjections admiratives ! Que ne savais−je, comme le capitaine Nemoet son compagnon, échanger mes pensées au moyen de signes convenus !Aussi, faute de mieux, je me parlais à moi−même. je criais dans la boîte decuivre qui coiffait ma tête, dépensant peut−être en vaines paroles plus d’airqu’il ne convenait.Devant ce splendide spectacle, Conseil s’était arrête comme moi.Évidemment, le digne garçon. en présence de ces échantillons dezoophytes et de mollusques, classait, classait toujours. Polypes etéchinodermes abondaient sur le sol. Les isis variées, les cornulaires quivivent isolément, des touffes d’oculines vierges, désignées autrefois sousle nom de « corail blanc », les fongies hérissées en forme de champignons,les anémones adhérant par leur disque musculaire, figuraient un parterre defleurs, émaillé de porpites parées de leur collerette de tentacules azurés,d’étoiles de mer qui constellaient le sable, et d’astérophytons verruqueux,fines dentelles brodées par la main des naïades, dont les festons sebalançaient aux faibles ondulations provoquées par notre marche. C’étaitun véritable chagrin pour moi d’écraser sous mes pas les brillants

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spécimens de mollusques qui jonchaient le sol par milliers, les peignesconcentriques, les marteaux, les donaces, véritables coquilles bondissantes,les troques, les casques rouges, les strombes aile−d’ange, les aphysies, ettant d’autres produits de cet inépuisable Océan. Mais il fallait marcher, etnous allions en avant, pendant que voguaient au−dessus de nos têtes destroupes de physalies, laissant leurs tentacules d’outre−mer flotter à latraîne, des méduses dont l’ombrelle opaline ou rose tendre, festonnée d’unliston d’azur, nous abritait des rayons solaires, et des pélagies panopyres,qu i , dans l ’obscur i té , eussent semé no t re chemin de lueursphosphorescentes !Toutes ces merveilles, je les entrevis dans l’espace d’un quart de mille,m’arrêtant à peine, et suivant le capitaine Nemo, qui me rappelait d’ungeste. Bientôt, la nature du sol se modifia. A la plaine de sable succéda unecouche de vase visqueuse que les Américains nomment « oaze »,uniquement composée de coquilies siliceuses ou calcaires. Puis, nousparcourûmes une prairie d’algues, plantes pélagiennes que les eauxn’avaient pas encore arrachées, et dont la végétation était fougueuse. Cespelouses à tissu serré, douces au pied, eussent rivalisé avec les plusmoelleux tapis tissés par la main des hommes. Mais, en même temps quela verdure s’étalait sous nos pas, elle n’abandonnait pas nos têtes. Un légerberceau de plantes marines, classées dans cette exubérante famille desalgues, dont on connaît plus de deux mille espèces, se croisait à la surfacedes eaux. Je voyais flotter de longs rubans de fucus, les uns globuleux, lesautres tubulés, des laurencies, des cladostèphes, au feuillage si délié, desrhodymènes palmés, semblables à des éventails de cactus. J’observai queles plantes vertes se maintenaient plus près de la surface de la mer, tandisque les rouges occupaient une profondeur moyenne, laissant auxhydrophytes noires ou brunes le soin de former les jardins et les parterresdes couches reculées de l’Océan.

Ces algues sont véritablement un prodige de la création, une des merveillesde la flore universelle. Cette famille produit à la fois les plus petits et lesplus grands végétaux du globe. Car de même qu’on a compté quarantemille de ces imperceptibles plantules dans un espace de cinq millimètrescarrés, de même on a recueilli des fucus dont la longueur dépassait cinq

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cents mètres.

Nous avions quitté le Nautilus depuis une heure et demie environ. Il étaitprès de midi. Je m’en aperçus à la perpendicularité des rayons solaires quine se réfractaient plus. La magie des couleurs disparut peu à peu, et lesnuances de l’émeraude et du saphir s’effacèrent de notre firmament. Nousmarchions d’un pas régulier qui résonnait sur le sol avec une intensitéétonnante. Les moindres bruits se transmettaient avec une vitesse àlaquelle l’oreille n’est pas habituée sur la terre. En effet, l’eau est pour leson un meilleur véhicule que l’air, et il s’y propage avec une rapiditéquadruple.

En ce moment, le sol s’abaissa par une pente prononcée. La lumière pritune teinte uniforme. Nous atteignîmes une profondeur de cent mètres,subissant alors une pression de dix atmosphères. Mais mon vêtement descaphandre était établi dans des conditions telles que je ne souffraisaucunement de cette pression. Je sentais seulement une certaine gêne auxarticulations des doigts, et encore ce malaise ne tarda−t−il pas àdisparaître. Quant à la fatigue que devait amener cette promenade de deuxheures sous un harnachement dont j’avais si peu l’habitude, elle était nulle.Mes mouvements, aidés par l’eau, se produisaient avec une surprenantefacilité.Arrivé à cette profondeur de trois cents pieds, je percevais encore lesrayons du soleil, mais faiblement. A leur éclat intense avait succédé uncrépuscule rougeâtre. moyen terme entre le jour et la nuit. Cependant, nousvoyions suffisamment à nous conduire. et il n’était pas encore nécessairede mettre les appareils Ruhmkorff en activité.

En ce moment, le capitaine Nemo s’arrêta. Il attendit que je l’eusse rejoint,et du doigt, il me montra quelques masses obscures qui s’accusaient dansl’ombre à une petite distance.

« C’est la forêt de l’île Crespo », pensai−je, et je ne me trompais pas.

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Une forêt sous marine

Nous étions enfin arrivés à la lisière de cette forêt, sans doute l’une desplus belles de l’immense domaine du capitaine Nemo. Il la considéraitcomme étant sienne, et s’attribuait sur elle les mêmes droits qu’avaient lespremiers hommes aux premiers jours du monde. D’ailleurs, qui lui eûtdisputé la possession de cette propriété sous−marine ? Quel autre pionnierplus hardi serait venu, la hache à la main, en défricher les sombres taillis ?

Cette forêt se composait de grandes plantes arborescentes, et, dès que nouseûmes pénétré sous ses vastes arceaux. mes regards furent tout d’abordfrappés d’une singulière disposition de leurs ramures – disposition que jen’avais pas encore observée jusqu’alors.

Aucune des herbes qui tapissaient le sol, aucune des branches quihérissaient les arbrisseaux, ne rampait, ni ne se courbait, ni ne s’étendaitdans un plan horizontal. Toutes montaient vers la surface de l’Océan. Pasde filaments, pas de rubans, si minces qu’ils fussent, qui ne se tinssentdroit comme des tiges de fer. Les fucus et les lianes se développaientsuivant une ligne rigide et perpendiculaire, commandée par la densité del’élément qui les avait produits. Immobiles, d’ailleurs, lorsque je lesécartais de la main, ces plantes reprenaient aussitôt leur position première.C’était ici le règne de la verticalité.Bientôt, je m’habituai à cette disposition bizarre, ainsi qu’à l’obscuritérelative qui nous enveloppait. Le sol de la forêt était semé de blocs aigus,difficiles à éviter. La flore sous−marine m’y parut être assez complète,plus riche même qu’elle ne l’eût été sous les zones arctiques ou tropicales,où ses produits sont moins nombreux. Mais, pendant quelques minutes, jeconfondis involontairement les règnes entre eux, prenant des zoophytespour des hydrophytes, des animaux pour des plantes. Et qui ne s’y fût pastrompé ? La faune et la flore se touchent de si près dans ce mondesous−marin !

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J’observai que toutes ces productions du règne végétal ne tenaient au solque par un empâtement superficiel. Dépourvues de racines, indifférentes aucorps solide, sable, coquillage, test ou galet, qui les supporte, elles ne luidemandent qu’un point d’appui, non la vitalité. Ces plantes ne procèdentque d’elles−mêmes, et le principe de leur existence est dans cette eau quiles soutient, qui les nourrit. La plupart, au lieu de feuilles, poussaient deslamelles de formes capricieuses, circonscrites dans une gamme restreintede couleurs, qui ne comprenait que le rose, le carmin, le vert, l’olivâtre, lefauve et le brun. Je revis là, mais non plus desséchées comme leséchantillons du Nautilus, des padines−paons, déployées en éventails quisemblaient solliciter la brise, des céramies écarlates, des laminairesallongeant leurs jeunes pousses comestibles, des néréocystées filiformes etfluxueuses, qui s’épanouissaient à une hauteur de quinze mètres, desbouquets s’acétabules, « Curieuse anomalie, bizarre élément, a dit unspirituel naturaliste, où le règne animal fleurit, et où le règne végétal nefleurit pas ! »

Entre ces divers arbrisseaux, grands comme les arbres des zonestempérées, et sous leur ombre humide, se massaient de véritables buissonsà fleurs vivantes, des haies de zoophytes, sur lesquels s’épanouissaient desméandrines zébrées de sillons tortueux, des cariophylles jaunâtres àtentacules diaphanes, des touffes gazonnantes de zoanthaires, et pourcompléter l’illusion, les poissons−mouches volaient de branches enbranches, comme un essaim de colibris, tandis que de jaunes lépisacanthes,à la mâchoire hérissée, aux écailles aiguës, des dactyloptères et desmonocentres, se levaient sous nos pas, semblables à une troupe debécassines.

Vers une heure, le capitaine Nemo donna le signal de la halte. J’en fusassez satisfait pour mon compte, et nous nous étendîmes sous un berceaud’alariées, dont les longues lanières amincies se dressaient comme desflèches.

Cet instant de repos me parut délicieux. Il ne nous manquait que le charme

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de la conversation. Mais impossible de parler, impossible de répondre.J’approchai seulement ma grosse tête de cuivre de la tête de Conseil. Je visles yeux de ce brave garçon briller de contentement, et en signe desatisfaction. il s’agita dans sa carapace de l’air le plus comique du monde.

Après quatre heures de cette promenade, je fus très étonné de ne pasressentir un violent besoin de manger. A quoi tenait cette disposition del’estomac, je ne saurais le dire. Mais, en revanche, j’éprouvais uneinsurmontable envie de dormir, ainsi qu’il arrive à tous les plongeurs.Aussi mes yeux se fermèrent−ils bientôt derrière leur épaisse vitre, et jetombai dans une invincible somnolence, que le mouvement de la marcheavait seul pu combattre jusqu’alors. Le capitaine Nemo et son robustecompagnon, étendus dans ce limpide cristal, nous donnaient l’exemple dusommeil.

Combien de temps restai−je ainsi plongé dans cet assoupissement, je nepus l’évaluer ; mais lorsque je me réveillai, il me sembla que le soleils’abaissait vers l’horizon. Le capitaine Nemo s’était déjà relevé, et jecommençais à me détirer les membres, quand une apparition inattendue meremit brusquement sur les pieds.

A quelques pas, une monstrueuse araignée de mer, haute d’un mètre, meregardait de ses yeux louches, prête à s’élancer sur moi. Quoique monhabit de scaphandre fût assez épais pour me défendre contre les morsuresde cet animal, je ne pus retenir un mouvement d’horreur. Conseil et lematelot du Nautilus s’éveillèrent en ce moment. Le capitaine Nemo montraà son compagnon le hideux crustacé, qu’un coup de crosse abattit aussitôt,et je vis les horribles pattes du monstre se tordre dans des convulsionsterribles.

Cette rencontre me fit penser que d’autres animaux, plus redoutables,devaient hanter ces fonds obscurs, et que mon scaphandre ne meprotégerait pas contre leurs attaques. Je n’y avais pas songé jusqu’alors, etje résolus de me tenir sur mes gardes. Je supposais, d’ailleurs, que cettehalte marquait le terme de notre promenade ; mais je me trompais, et, au

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lieu de retourner au Nautilus, le capitaine Nemo continua son audacieuseexcursion.

Le sol se déprimait toujours, et sa pente, s’accusant davantage, nousconduisit à de plus grandes profondeurs. Il devait être à peu près troisheures, quand nous atteignîmes une étroite vallée, creusée entre de hautesparois à pic, et située par cent cinquante mètres de fond. Grâce à laperfection de nos appareils, nous dépassions ainsi de quatre−vingt−dixmètres la limite que la nature semblait avoir imposée jusqu’ici auxexcursions sous−marines de l’homme.

Je dis cent cinquante mètres, bien qu’aucun instrument ne me permîtd’évaluer cette distance. Mais je savais que, même dans les mers les pluslimpides, les rayons solaires ne pouvaient pénétrer plus avant. Or,précisément, l’obscurité devint profonde. Aucun objet n’était visible à dixpas. Je marchais donc en tâtonnant, quand je vis briller subitement unelumière blanche assez vive. Le capitaine Nemo venait de mettre sonappareil électrique en activité. Son compagnon l’imita. Conseil et moi noussuivîmes leur exemple. J’établis, en tournant une vis, la communicationentre la bobine et le serpentin de verre, et la mer, éclairée par nos quatrelanternes, s’illumina dans un rayon de vingt−cinq mètres.

Le capitaine Nemo continua de s’enfoncer dans les obscures profondeursde la forêt dont les arbrisseaux se raréfiaient de plus en plus. J’observaique la vie végétale disparaissait plus vite que la vie animale. Les plantespélagiennes abandonnaient déjà le sol devenu aride, qu’un nombreprodigieux d’animaux, zoophytes, articulés, mollusques et poissons ypullulaient encore.

Tout en marchant, je pensais que la lumière de nos appareils Ruhmkorffdevait nécessairement attirer quelques habitants de ces sombres couches.Mais s’ils nous approchèrent, ils se tinrent du moins à une distanceregrettable pour des chasseurs. Plusieurs fois, je vis le capitaine Nemos’arrêter et mettre son fusil en joue ; puis, après quelques instantsd’observation, il se relevait et reprenait sa marche.

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Enfin, vers quatre heures environ, cette merveilleuse excursion s’acheva.Un mur de rochers superbes et d’une masse imposante se dressa devantnous, entassement de blocs gigantesques, énorme falaise de granit, creuséede grottes obscures, mais qui ne présentait aucune rampe praticable.C’étaient les accores de l’île Crespo. C’était la terre.

Le capitaine Nemo s’arrêta soudain. Un geste de lui nous fit faire halte, etsi désireux que je fusse de franchir cette muraille, je dus m’arrêter. Icifinissaient les domaines du capitaine Nemo. Il ne voulait pas les dépasser.Au−delà, c’était cette portion du globe qu’il ne devait plus fouler du pied.

Le retour commença. Le capitaine Nemo avait repris la tête de sa petitetroupe, se dirigeant toujours sans hésiter. Je crus voir que nous ne suivionspas le même chemin pour revenir au Nautilus. Cette nouvelle route, trèsraide, et par conséquent très pénible, nous rapprocha rapidement de lasurface de la mer. Cependant, ce retour dans les couches supérieures ne futpas tellement subit que la décompression se fit trop rapidement, ce quiaurait pu amener dans notre organisme des désordres graves, et déterminerces lésions internes si fatales aux plongeurs. Très promptement, la lumièrereparut et grandit, et, le soleil étant déjà bas sur l’horizon, la réfractionborda de nouveau les divers objets d’un anneau spectral.A dix mètres de profondeur, nous marchions au milieu d’un essaim depetits poissons de toute espèce, plus nombreux que les oiseaux dans l’air,plus agiles aussi, mais aucun gibieraquatique, digne d’un coup de fusil. ne s’était encore offert à nos regards.

En ce moment, je vis l’arme du capitaine, vivement épaulée, suivre entreles buissons un objet mobile. Le coup partit, j’entendis un faiblesifflement, et un animal retomba foudroyé à quelques pas.

C’était une magnifique loutre de mer, une enhydre, le seul quadrupède quisoit exclusivement marin. Cette loutre, longue d’un mètre cinquantecentimètres, devait avoir un très grand prix. Sa peau, d’un brun marron endessus, et argentée en dessous, faisait une de ces admirables fourrures sirecherchées sur les marchés russes et chinois ; la finesse et le lustre de son

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poil lui assuraient une valeur minimum de deux mille francs. J’admirai fortce curieux mammifère à la tête arrondie et ornée d’oreilles courtes, auxyeux ronds, aux moustaches blanches et semblables à celles du chat, auxpieds palmés et unguiculés, à la queue touffue. Ce précieux carnassier,chassé et traqué par les pêcheurs, devient extrêmement rare, et il s’estprincipalement réfugié dans les portions boréales du Pacifique, oùvraisemblablement son espèce ne tardera pas à s’éteindre.Le compagnon du capitaine Nemo vint prendre la bête, la chargea sur sonépaule, et l’on se remit en route.

Pendant une heure, une plaine de sable se déroula devant nos pas. Elleremontait souvent à moins de deux mètres de la surface des eaux. Je voyaisalors notre image, nettement reflétée, se dessiner en sens inverse, et,au−dessus de nous, apparaissait une troupe identique. reproduisant nosmouvements et nos gestes, de tout point semblable, en un mot, à cela prèsqu’elle marchait la tête en bas et les pieds en l’air.

Autre effet à noter. C’était le passage de nuages épais qui se formaient ets’évanouissaient rapidement ; mais en réfléchissant, je compris que cesprétendus nuages n’étaient dus qu’à l’épaisseur variable des longues lamesde fond, et j’apercevais même les « moutons » écumeux que leur crêtebrisée multipliait sur les eaux. Il n’était pas jusqu’à l’ombre des grandsoiseaux qui passaient sur nos têtes, dont je ne surprisse le rapideeffleurement à la surface de la mer.

En cette occasion, je fus témoin de l’un des plus beaux coups de fusil quiait jamais fait tressaillir les fibres d’un chasseur. Un grand oiseau, à largeenvergure, très nettement visible, s’approchait en planant. Le compagnondu capitaine Nemo le mit en joue et le tira, lorsqu’il fut à quelques mètresseulement au−dessus des flots. L’animal tomba foudroyé, et sa chutel’entraîna jusqu’à la portée de l’adroit chasseur qui s’en empara. C’était unalbatros de la plus belle espèce, admirable spécimen des oiseaux pélagiens.

Notre marche n’avait pas été interrompue par cet incident. Pendant deuxheures, nous suivîmes tantôt des plaines sableuses, tantôt des prairies de

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varechs, fort pénibles à traverser. Franchement, je n’en pouvais plus,quand j’aperçus une vague lueur qui rompait, à un demi mille, l’obscuritédes eaux. C’était le fanal du Nautilus. Avant vingt minutes, nous devionsêtre à bord, et là, je respirerais à l’aise, car il me semblait que monréservoir ne fournissait plus qu’un air très pauvre en oxygène. Mais jecomptais sans une rencontre qui retarda quelque peu notre arrivée.

J’étais resté d’une vingtaine de pas en arrière, lorsque je vis le capitaineNemo revenir brusquement vers moi. De sa main vigoureuse, il me courbaà terre, tandis que son compagnon en faisait autant de Conseil. Toutd’abord, je ne sus trop que penser de cette brusque attaque, mais je merassurai en observant que le capitaine se couchait près de moi et demeuraitimmobile.J’étais donc étendu sur le sol, et précisément à l’abri d’un buisson devarechs, quand, relevant la tête, j’aperçus d’énormes masses passerbruyamment en jetant des lueurs phosphorescentes.

Mon sang se glaça dans mes veines ! J’avais reconnu les formidablessquales qui nous menaçaient. C’était un couple de tintoréas, requinsterribles, à la queue énorme, au regard terne et vitreux, qui distillent unematière phosphorescente par des trous percés autour de leur museau.Monstrueuses mouches à feu, qui broient un homme tout entier dans leursmâchoires defer ! Je ne sais si Conseil s’occupait à les classer, mais pourmon compte, j’observais leur ventre argenté, leur gueule formidable,hérissée de dents, à un point de vue peu scientifique, et plutôt en victimequ’en naturaliste.

Très heureusement, ces voraces animaux y voient mal. Ils passèrent sansnous apercevoir, nous effleurant de leurs nageoires brunâtres, et nouséchappâmes, comme par miracle, à ce danger plus grand, à coup sûr, que larencontre d’un tigre en pleine forêt.Une demi−heure après, guidés par la traînée électrique, nous atteignions leNautilus. La porte extérieure était restée ouverte, et le capitaine Nemo lareferma, dès que nous fûmes rentrés dans la première cellule. Puis, ilpressa un bouton. J’entendis manoeuvrer les pompes au dedans du navire,

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je sentis l’eau baisser autour de moi et, en quelques instants, la cellule futentièrement vidée. La porte intérieure s’ouvrit alors, et nous passâmes dansle vestiaire.

Là, nos habits de scaphandre furent retirés, non sans peine, et, très harassé,tombant d’inanition et de sommeil, je regagnai ma chambre, toutémerveillé de cette surprenante excursion au fond des mers.

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Quatre mille lieues sous le Pacifique

Le lendemain matin, 18 novembre, j’étais parfaitement remis de mesfatigues de la veille, et je montai sur la plate−forme, au moment ou lesecond du Nautilus prononçait sa phrase quotidienne. Il me vint alors àl’esprit qu’elle se rapportait à l’état de la mer, ou plutôt qu’elle signifiait :« Nous n’avons rien en vue. »

Et en effet, l’Océan était désert. Pas une voile à l’horizon. Les hauteurs del’île Crespo avaient disparu pendant la nuit. La mer, absorbant les couleursdu prisme, à l’exception des rayons bleus, réfléchissait ceux−ci dans toutesles directions et revêtait une admirable teinte d’indigo. Une moire, à largesraies, se dessinait régulièrement sur les flots onduleux.

J’admirais ce magnifique aspect de l’Océan, quand le capitaine Nemoapparut. Il ne sembla pas s’apercevoir de ma présence, et commença unesérie d’observations astronomiques. Puis, son opération terminée, il allas’accouder sur la cage du fanal, et ses regards se perdirent à la surface del’Océan.

Cependant, une vingtaine de matelots du Nautilus, tous gens vigoureux etbien constitues, étaient montés sur la plate−forme. Ils venaient retirer lesfi lets qui avaient été mis à la traîne pendant la nuit. Ces marinsappartenaient évidemment à des nations différentes, bien que le typeeuropéen fût indiqué chez tous. Je reconnus, à ne pas me tromper, desIrlandais, des Français, quelques Slaves, un Grec ou un Candiote. Du reste,ces hommes étaient sobres de paroles, et n’employaient entre eux que cebizarre idiome dont je ne pouvais pas même soupçonner l’origine. Aussi,je dus renoncer à les interroger.

Les filets furent halés à bord. C’étaient des espèces de chaluts, semblablesà ceux des côtes normandes, vastes poches qu’une vergue flottante et une

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chaîne transfilée dans les mailles inférieures tiennent entr’ouvertes. Cespoches, ainsi traînées sur leurs gantiers de fer, balayaient le fond del’Océan et ramassaient tous ses produits sur leur passage. Ce jour−là, ilsramenèrent de curieux échantillons de ces parages poissonneux, deslophies, auxquels leurs mouvements comiques ont valu le qualificatifd’histrions, des commerçons noirs, munis de leurs antennes, des balistesondulés, entourés de bandelettes rouges, des tétrodons−croissants, dont levenin est extrêmement subtil, quelques lamproies olivâtres, desmacrorhinques, couverts d’écailles argentées, des trichiures, dont lapuissance électrique est égale à celle du gymnote et de la torpille, desnotoptères écailleux, à bandes brunes et transversales, des gades verdâtres,plusieurs variétés de gobies, etc. , enfin, quelques poissons de proportionsplus vastes, un caranx à tête proéminente, long d’un mètre, plusieurs beauxscombres bonites, chamarrés de couleurs bleues et argentées, et troismagnifiques thons que la rapidité de leur marche n’avait pu sauver duchalut.J’estimai que ce coup de filet rapportait plus de mille livres de poissons.C’était une belle pêche, mais non surprenante. En effet, ces filets restent àla traîne pendant plusieurs heures et enserrent dans leur prison de fil toutun monde aquatique. Nous ne devions donc pas manquer de vivres d’uneexcellente qualité, que la rapidité du Nautilus et l’attraction de sa lumièreélectrique pouvaient renouveler sans cesse.

Ces divers produits de la mer furent immédiatement affalés par le panneauvers les cambuses, destinés, les uns à être mangés frais, les autres à êtreconservés.

La pêche finie, la provision d’air renouvelée, je pensais que le Nautilusallait reprendre son excursion sous−marine, et je me préparais à regagnerma chambre, quand, se tournant vers moi, le capitaine Nemo me dit sansautre préambule :

« Voyez cet océan, monsieur le professeur, n’est−il pas doué d’une vieréelle ? N’a−t−il pas ses colères et ses tendresses ? Hier, il s’est endormicomme nous, et le voilà qui se réveille après une nuit paisible ! »

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Ni bonjour, ni bonsoir ! N’eût−on pas dit que cet étrange personnagecontinuait avec moi une conversation déjà commencée ?« Regardez, reprit−il, il s’éveille sous les caresses du soleil ! Il va revivrede son existence diurne ! C’est une intéressante étude que de suivre le jeude son organisme. Il possède un pouls, des artères, il a ses spasmes, et jedonne raison à ce savant Maury, qui a découvert en lui une circulationaussi réelle que la circulation sanguine chez les animaux. »

Il est certain que le capitaine Nemo n’attendait de moi aucune réponse, et ilme parut inutile de lui prodiguer les « Evidemment », les « A coup sûr », etles « Vous avez raison ». Il se parlait plutôt à lui−même, prenant de longstemps entre chaque phrase. C’était une méditation à voix haute.

« Oui, dit−il, l’Océan possède une circulation véritable, et, pour laprovoquer, il a suffi au Créateur de toutes choses de multiplier en lui lecalorique, le sel et les animalcules. Le calorique, en effet, crée des densitésdifférentes, qui amènent les courants et les contre−courants. L’évaporation,nulle aux régions hyperboréennes, très active dans les zones équatoriales,constitue un échange permanent des eaux tropicales et des eaux polaires.En outre, j’ai surpris ces courants de haut en bas et de bas en haut, quiforment la vraie respiration de l’Océan. J’ai vu la molécule d’eau de mer,échauffée à la surface, redescendre vers les profondeurs, atteindre sonmaximum de densité à deux degrés au−dessous de zéro, puis serefroidissant encore, devenir plus légère et remonter. Vous verrez, auxpôles, les conséquences de ce phénomène, et vous comprendrez pourquoi,par cette loi de la prévoyante nature, la congélation ne peut jamais seproduire qu’à la surface des eaux ! »

Pendant que le capitaine Nemo achevait sa phrase, je me disais : « Lepôle ! Est−ce que cet audacieux personnage prétend nous conduirejusque−là ! »

Cependant, le capitaine s’était tu, et regardait cet élément si complètement,si incessamment étudié par lui. Puis reprenant :

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« Les sels, dit−il, sont en quantité considérable dans la mer, monsieur leprofesseur, et si vous enleviez tous ceux qu’elle contient en dissolution,vous en feriez une masse de quatre millions et demi de lieues cubes, qui,étalée sur le globe, formerait une couche de plus de dix mètres de hauteur.Et ne croyez pas que la présence de ces sels ne soit due qu’à un caprice dela nature. Non. Ils rendent les eaux marines moins évaporables, etempêchent les vents de leur enlever une trop grande quantité de vapeurs,qui, en se résolvant, submergeraient les zones tempérées.Rôle immense, rôle de pondérateur dans l’économie générale du globe ! »

Le capitaine Nemo s’arrêta, se leva même, fit quelques pas sur laplate−forme, et revint vers moi :

« Quant aux infusoires, reprit−il, quant à ces milliards d’animalcules, quiexistent par millions dans une gouttelette, et dont il faut huit cent millepour peser un milligramme, leur rôle n’est pas moins important. Ilsabsorbent les sels marins, ils s’assimilent les éléments solides de l’eau, et,véritables faiseurs de continents calcaires, ils fabriquent des coraux et desmadrépores ! Et alors la goutte d’eau, privée de son aliment minéral,s’allège, remonte à la surface, y absorbe les sels abandonnés parl’évaporation, s’alourdit, redescend, et rapporte aux animalcules denouveaux éléments à absorber. De là, un double courant ascendant etdescendant, et toujours le mouvement, toujours la vie ! La vie, plus intenseque sur les continents, plus exubérante, plus infinie, s’épanouissant danstoutes les parties de cet océan, élément de mort pour l’homme, a−t−on dit,élément de vie pour des myriades d’animaux et pour moi ! »

Quand le capitaine Nemo parlait ainsi, il se transfigurait et provoquait enmoi une extraordinaire émotion.« Aussi, ajouta−t−il, là est la vraie existence ! Et je concevrais la fondationde villes nautiques, d’agglomérations de maisons sous−marines, qui,comme le Nautilus reviendraient respirer chaque matin à la surface desmers, villes libres, s’il en fut, cités indépendantes ! Et encore, qui sait siquelque despote... »

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Le capitaine Nemo acheva sa phrase par un geste violent. Puis, s’adressantdirectement à moi, comme pour chasser une pensée funeste :

« Monsieur Aronnax, me demanda−t−il, savez−vous quelle est laprofondeur de l’Océan ?

— Je sais, du moins, capitaine, ce que les principaux sondages nous ontappris.

— Pourriez−vous me les citer, afin que je les contrôle au besoin ?

— En voici quelques−uns, répondis−je, qui me reviennent à la mémoire. Sije ne me trompe, on a trouvé une profondeur moyenne de huit mille deuxcents mètres dans l’Atlantique nord, et de deux mille cinq cents mètresdans la Méditerranée. Les plus remarquables sondes ont été faites dansl’Atlantique sud, près du trente−cinquième degré, et elles ont donné douzemille mètres, quatorze mille quatre−vingt−onze mètres, et quinze millecent quarante−neuf mètres. En somme, on estime que si le fond de la merétait nivelé, sa profondeur moyenne serait de sept kilomètres environ.

— Bien, monsieur le professeur, répondit le capitaine Nemo, nous vousmontrerons mieux que cela, je l’espère. Quant à la profondeur moyenne decette partie du Pacifique, je vous apprendrai qu’elle est seulement dequatre mille mètres. »

Ceci dit, le capitaine Nemo se dirigea vers le panneau et disparut parl’échelle. Je le suivis, et je regagnai le grand salon. L’hélice se mit aussitôten mouvement, et le loch accusa une vitesse de vingt milles à l’heure.

Pendant les jours, pendant les semaines qui s’écoulèrent, le capitaineNemo fut très sobre de visites. Je ne le vis qu’à de rares intervalles. Sonsecond faisait régulièrement le point que je trouvais reporté sur la carte, detelle sorte que je pouvais relever exactement la route du Nautilus.

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Conseil et Land passaient de longues heures avec moi. Conseil avaitraconté à son ami les merveilles de notre promenade, et le Canadienregrettait de ne nous avoir point accompagnés. Mais j’espérais quel’occasion se représenterait de visiter les forêts océaniennes.Presque chaque jour, pendant quelques heures, les panneaux du salons’ouvraient, et nos yeux ne se fatiguaient pas de pénétrer les mystères dumonde sous−marin.

La direction générale du Nautilus était sud−est, et il se maintenait entrecent mètres et cent cinquante mètres de profondeur. Un jour, cependant,par je ne sais quel caprice, entraîné diagonalement au moyen de ses plansinclinés, il atteignit les couches d’eau situées par deux mille mètres. Lethermomètre indiquait une température de 4,25 centigrades, températurequi, sous cette profondeur, paraît être commune à toutes les latitudes.

Le 26 novembre, à trois heures du matin le Nautilus franchit le tropique duCancer par 172° de longitude. Le 27, il passa en vue des Sandwich, oùl’illustre Cook trouva la mort, le 14 février 1779. Nous avions alors faitquatre mille huit cent soixante lieues depuis notre point de départ. Lematin, lorsque j’arrivai sur la plate−forme, j’aperçus, à deux milles sous levent, Haouaï, la plus considérable des sept îles qui forment cet archipel. Jedistinguai nettement sa lisière cultivée, les diverses chaînes de montagnesqui courent parallèlement à la côte, et ses volcans que domine leMouna−Rea, élevé de cinq mille mètres au−dessus du niveau de la mer.Entre autres échantillons de ces parages, les filets rapportèrent desflabellaires pavonées, polypes comprimés de forme gracieuse, et qui sontparticuliers à cette partie de l’Océan.La direction du Nautilus se maintint au sud−est. Il coupa l’Équateur, le 1erdécembre, par 142° de longitude, et le 4 du même mois, après une rapidetraversée que ne signala aucun incident, nous eûmes connaissance dugroupe des Marquises. J’aperçus à trois milles, par 8°57’de latitude sud et139°32’de longitude ouest, la pointe Martin de Nouka−Hiva, la principalede ce groupe qui appartient à la France. Je vis seulement les montagnesboisées qui se dessinaient à l’horizon, car le capitaine Nemo n’aimait pas àrallier les terres. Là, les filets rapportèrent de beaux spécimens de poissons,

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des choryphènes aux nageoires azurées et à la queue d’or, dont la chair estsans rivale au monde, des hologymnoses à peu près dépourvus d’écailles,mais d’un goût exquis, des ostorhinques à mâchoire osseuse, des thasardsjaunâtres qui valaient la bonite, tous poissons dignes d’être classés àl’office du bord.

Après avoir quitté ces îles charmantes protégées par le pavillon français,du 4 au 11 décembre, le Nautilus parcourut environ deux mille milles.Cette navigation fut marquée par la rencontre d’une immense troupe decalmars, curieux mollusques, très voisins de la seiche. Les pêcheursfrançais les désignent sous le nom d’encornets, et ils appartiennent à laclasse des céphalopodes et à la famille des dibranchiaux, qui comprendavec eux les seiches et les argonautes. Ces animaux furent particulièrementétudiés par les naturalistes de l’antiquité, et ils fournissaient de nombreusesmétaphores aux orateurs de l’Agora, en même temps qu’un plat excellent àla table des riches citoyens, s’il faut en croire Athénée, médecin grec, quivivait avant Gallien.

Ce fut pendant la nuit du 9 au 10 décembre, que le Nautilus rencontra cettearmée de mollusques qui sont particulièrement nocturnes. On pouvait lescompter par millions. Ils émigraient des zones tempérées vers les zonesplus chaudes, en suivant l’itinéraire des harengs et des sardines. Nous lesregardions à travers les épaisses vitres de cristal, nageant à reculons avecune extrême rapidité, se mouvant au moyen de leur tube locomoteur,poursuivant les poissons et les mollusques, mangeant les petits, mangésdes gros, et agitant dans une confusion indescriptible les dix pieds que lanature leur a implantés sur la tête, comme une chevelure de serpentspneumatiques. Le Nautilus, malgré sa vitesse, navigua pendant plusieursheures au milieu de cette troupe d’animaux. et ses filets en ramenèrent uneinnombrable quantité, où je reconnus les neuf espèces que d’Orbigny aclassées pour l’océan Pacifique.

On le voit, pendant cette traversée, la mer prodiguait incessamment sesplus merveilleux spectacles. Elle les variait à l’infini. Elle changeait sondécor et sa mise en scène pour le plaisir de nos yeux, et nous étions appelés

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non seulement à contempler les oeuvres du Créateur au milieu de l’élémentliquide, mais encore à pénétrer les plus redoutables mystères de l’Océan.

Pendant la journée du 11 décembre, j’étais occupé à lire dans le grandsalon. Ned Land et Conseil observaient les eaux lumineuses par lespanneaux entr’ouverts. Le Nautilus était immobile. Ses réservoirs remplis,il se tenait à une profondeur de mille mètres, région peut habitée desOcéans, dans laquelle les gros poissons faisaient seuls de rares apparitions.

Je lisais en ce moment un livre charmant de Jean Macé, lesServiteurs de l’estomac, et j’en savourais les leçons ingénieuses, lorsqueConseil interrompit ma lecture.

« Monsieur veut−il venir un instant ? me dit−il d’une voix singulière.

— Qu’y a−t−il donc, Conseil ?

— Que monsieur regarde. »

Je me levai, j’allai m’accouder devant la vitre, et je regardai.En pleine lumière électrique, une énorme masse noirâtre, immobile, setenait suspendue au milieu des eaux. Je l’observai attentivement, cherchantà reconnaître la nature de ce gigantesque cétacé. Mais une pensée traversasubitement mon esprit.

« Un navire ! m’écriai−je.

— Oui, répondit le Canadien, un bâtiment désemparé qui a coule a pic ! »

Ned Land ne se trompait pas. Nous étions en présence d’un navire, dont leshaubans coupés pendaient encore a leurs cadènes. Sa coque paraissait êtreen bon état, et son naufrage datait au plus de quelques heures. Troistronçons de mâts, rasés à deux pieds au−dessus du pont, indiquaient que cenavire engagé avait dû sacrifier sa mâture. Mais, couché sur le flanc, ils’était rempli, et il donnait encore la bande à bâbord. Triste spectacle que

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celui de cette carcasse perdue sous les flots, mais plus triste encore la vuede son pont où quelques cadavres, amarrés par des cordes, gisaient encore !J’en comptai quatre – quatre hommes, dont l’un se tenait debout, augouvernail – puis une femme, à demi−sortie par la claire−voie de ladunette, et tenant un enfant dans ses bras. Cette femme était jeune. Je pusreconnaître, vivement éclairés par les feux du Nautilus, ses traits que l’eaun’avait pas encore décomposés. Dans un suprême effort, elle avait élevéau−dessus de sa tête son enfant, pauvre petit être dont les bras enlaçaient lecou de sa mère ! L’attitude des quatre marins me parut effrayante, tordusqu’ils étaient dans des mouvements convulsifs, et faisant un dernier effortpour s’arracher des cordes qui les liaient au navire. Seul, plus calme, laface nette et grave, ses cheveux grisonnants collés à son front, la maincrispée à la roue du gouvernail, le timonier semblait encore conduire sontrois−mâts naufragé à travers les profondeurs de l’Océan !

Quelle scène ! Nous étions muets, le coeur palpitant, devant ce naufragepris sur le fait, et, pour ainsi dire, photographié à sa dernière minute ! Et jevoyais déjà s’avancer, l’oeil en feu, d’énormes squales, attirés par cet appâtde chair humaine !

Cependant le Nautilus, évoluant, tourna autour du navire submergé, et, uninstant, je pus lire sur son tableau d’arrière :

Florida, Sunderland.

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Vanikoro

Ce terrible spectacle inaugurait la série des catastrophes maritimes, que leNautilus devait renconter sur sa route. Depuis qu’il suivait des mers plusfréquentées, nous apercevions souvent des coques naufragées quiachevaient de pourrir entre deux eaux, et, plus profondément, des canons,des boulets, des ancres, des chaînes, et mille autres objets de fer, que larouille dévorait.

Cependant, toujours entraînés par ce Nautilus, où nous vivions commeisolés, le 11 décembre, nous eûmes connaissance de l’archipel desPomotou, ancien « groupe dangereux » de Bougainville, qui s’étend sur unespace de cinq cents lieues de l’est−sud−est à l’ouest−nord−ouest. entre13°30’et 23°50’de latitude sud, et 125°30’et 151°30’de longitude ouest,depuis l’île Ducie jusqu’à l’île Lazareff. Cet archipel couvre une superficiede trois cent soixante−dix lieues carrées, et il est formé d’une soixantainede groupes d’îles, parmi lesquels on remarque le groupe Gambier, auquella France a imposé son protectorat. Ces îles sont coralligènes. Unsoulèvement lent, mais continu, provoqué par le travail des polypes, lesreliera un jour entre elles. Puis, cette nouvelle île se soudera plus tard auxarchipels voisins, et un cinquième continent s’étendra depuis laNouvelle−Zélande et la Nouvelle−Calédonie jusqu’aux Marquises.Le jour où je développai cette théorie devant le capitaine Nemo, il merépondit froidement :

« Ce ne sont pas de nouveaux continents qu’il faut à la terre, mais denouveaux hommes ! »

Les hasards de sa navigation avaient précisément conduit le Nautilus versl’île Clermont−Tonnerre, l’une des plus curieuses du groupe, qui futdécouvert en 1822, par le capitaine Bell, de la Minerve. Je pus alors étudierce système madréporique auquel sont dues les îles de cet Océan.

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Les madrépores, qu’il faut se garder de confondre avec les coraux, ont untissu revêtu d’un encroûtement calcaire, et les modifications de sa structureont amené M. Milne−Edwards, mon illustre maître, à les classer en cinqsections. Les petits animalcules qui sécrètent ce polypier vivent parmilliards au fond de leurs cellules. Ce sont leurs dépôts calcaires quideviennent rochers, récifs, îlots, îles. Ici, ils forment un anneau circulaire,entourant un lagon ou un petit lac intérieur, que des brèches mettent encommunication avec la mer. Là, ils figurent des barrières de récifssemblables à celles qui existent sur les côtes de la Nouvelle−Calédonie etde diverses îles des Pomotou. En d’autres endroits, comme à la Réunion età Maurice, ils élèvent des récifs frangés, hautes murailles droites, prèsdesquelles les profondeurs de l’Océan sont considérables.

En prolongeant à quelques encablures seulement les accores de l’îleClermont−Tonnerre, j’admirai l’ouvrage gigantesque, accompli par cestravailleurs microscopiques. Ces murailles étaient spécialement l’oeuvredes madréporaires désignés par les noms de millepores, de porites,d’astrées et de méandrines. Ces polypes se développent particulièrementdans les couches agitées de la surface de la mer, et par conséquent, c’estpar leur partie supérieure qu’ils commencent ces substructions, lesquelless’enfoncent peu à peu avec les débris de sécrétions qui les supportent.Telle est, du moins, la théorie de M. Darwin, qui explique ainsi laformation des atolls – théorie supérieure, selon moi, à celle qui donne pourbase aux travaux madréporiques des sommets de montagnes ou de volcans,immergés à quelques pieds au−dessous du niveau de la mer.

Je pus observer de très près ces curieuses murailles, car, à leur aplomb, lasonde accusait plus de trois cents mètres de profondeur, et nos nappesélectriques faisaient étinceler ce brillant calcaire.Répondant à une quest ion que me posa Consei l , sur la duréed’accroissement de ces barrières colossales, je l’étonnai beaucoup en luidisant que les savants portaient cet accroissement à un huitième de poucepar siècle.

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« Donc, pour élever ces murailles, me dit−il, il a fallu ? ...

— Cent quatre−vingt−douze mille ans, mon brave Conseil, ce qui allongesingulièrement les jours bibliques. D’ailleurs, la formation de la houille,c’est−à−dire la minéralisation des forêts enlisées par les déluges, a exigéun temps beaucoup plus considérable. Mais j’ajouterai que les jours de laBible ne sont que des époques et non l’intervalle qui s’écoule entre deuxlevers de soleil, car, d’après la Bible elle−même. Le soleil ne date pas dupremier jour de la création. »

Lorsque le Nautilus revint à la surface de l’Océan, je pus embrasser danstout son développement cette île de Clermont−Tonnerre, basse et boisée.Ses roches madréporiques furent évidemment fertilisées par les trombes etles tempêtes. Un jour, quelque graine, enlevée par l’ouragan aux terresvoisines, tomba sur les couches calcaires, mêlées des détritus décomposésde poissons et de plantes marines qui formèrent l’humus végétal. Une noixde coco, poussée par les lames, arriva sur cette côte nouvelle. Le germeprit racine. L’arbre, grandissant, arrêta la vapeur d’eau. Le ruisseau naquit.La végétation gagna peu à peu. Quelques animalcules, des vers, desinsectes, abordèrent sur des troncs arrachés aux îles du vent. Les tortuesvinrent pondre leurs oeufs. Les oiseaux nichèrent dans les jeunes arbres.De cette façon, la vie animale se développa, et, attiré par la verdure et lafertilité, l’homme apparut. Ainsi se formèrent ces îles, oeuvres immensesd’animaux microscopiques.

Vers le soir, Clermont−Tonnerre se fondit dans l’éloignement, et la routedu Nautilus se modifia d’une manière sensible. Après avoir touché letropique du Capricorne par le cent trente−cinquième degré de longitude, ilse dirigea vers l’ouest−nord−ouest, remontant toute la zone intertropicale.Quoique le soleil de l’été fût prodigue de ses rayons, nous ne souffrionsaucunement de la chaleur, car à trente ou quarante mètres au−dessous del’eau, la température ne s’élevait pas au−dessus de dix à douze degrés.

Le 15 décembre, nous laissions dans l’est le séduisant archipel de laSociété. et la gracieuse Taiti, la reine du Pacifique. J’aperçus le matin,

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quelques milles sous le vent, les sommets élevés de cette île. Ses eauxfournirent aux tables du bord d’excellents poissons, des maquereaux, desbonites, des albicores, et des variétés d’un serpent de mer nommémunérophis.Le Nautilus avait franchi huit mille cent milles. Neuf mille sept cent vingtmilles étaient relevés au loch, lorsqu’il passa entre l’archipel deTonga−Tabou, où périrent les équipages de l’Argo, du Port−au−Prince etdu Duke−of−Portland, et l’archipel des Navigateurs, où fut tué le capitainede Langle, l’ami de La Pérouse. Puis, il eut connaissance de l’archipel Viti,où les sauvages massacrèrent les matelots de l’Union et le capitaineBureau, de Nantes, commandant l’Aimable−Josephine.

Cet archipel qui se prolonge sur une étendue de cent lieues du nord au sud,et sur quatre−vingt−dix lieues de l’est à l’ouest, est compris entre 60 et 20de latitude sud, et 174° et 179° de longitude ouest. Il se compose d’uncertain nombre d’îles, d’îlots et d’écueils, parmi lesquels on remarque lesîles de Viti−Levou, de Vanoua−Levou et de Kandubon.

Ce fut Tasman qui découvrit ce groupe en 1643, l’année même où Toricelliinventait le baromètre, et où Louis XIV montait sur le trône. Je laisse àpenser lequel de ces faits fut le plus utile à l’humanité. Vinrent ensuiteCook en 1714, d’Entrecasteaux en 1793, et enfin Dumont−d’Urville, en1827, débrouilla tout le chaos géographique de cet archipel. Le Nautiluss’approcha de la baie de Wailea, théâtre des terribles aventures de cecapitaine Dillon, qui, le premier, éclaira le mystère du naufrage de LaPérouse.

Cette baie, draguée à plusieurs reprises, fournit abondamment des huîtresexcellentes. Nous en mangeâmes immodérément, après les avoir ouvertessur notre table même, suivant le précepte de Sénèque. Ces mollusquesappartenaient à l’espèce connue sous le nom d’ostrea lamellosa, qui esttrès commune en Corse. Ce banc de Wailea devait être considérable, etcertainement, sans des causes multiples de destruction, ces agglomérationsfiniraient par combler les baies, puisque l’on compte jusqu’à deux millionsd’oeufs dans un seul individu.

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Et si maître Ned Land n’eut pas à se repentir de sa gloutonnerie en cettecirconstance, c’est que l’huître est le seul mets qui ne provoque jamaisd’indigestion. En effet, il ne faut pas moins de seize douzaines de cesmollusques acéphales pour fournir les trois cent quinze grammes desubstance azotée, nécessaires à la nourriture quotidienne d’un seul homme.

Le 25 décembre, le Nautilus naviguait au milieu de l’archipel desNouvelles−Hébrides, que Quiros découvrit en 1606, que Bougainvilleexplora en 1768, et auquel Cook donna son nom actuel en 1773. Ce groupese compose principalement de neuf grandes îles, et forme une bande decent vingt lieues du nord−nord−ouest au sud−sud−est, comprise entre 15°et 2° de latitude sud, et entre 164° et 168° de longitude. Nous passâmesassez près de l’île d’Aurou, qui, au moment des observations de midi,m’apparut comme une masse de bois verts, dominée par un pic d’unegrande hauteur.Ce jour−là, c’était Noël, et Ned Land me sembla regretter vivement lacélébration du « Christmas », la véritable fête de la famille, dont lesprotestants sont fanatiques.

Je n’avais pas aperçu le capitaine Nemo depuis une huitaine de jours,quand le 27, au matin, il entra dans le grand salon, ayant toujours l’air d’unhomme qui vous a quitté depuis cinq minutes. J’étais occupé à reconnaîtresur le planisphère la route du Nautilus. Le capitaine s’approcha, posa undoigt sur un point de la carte, et prononça ce seul mot :

« Vanikoro. »

Ce nom fut magique. C’était le nom des îlots sur lesquels vinrent se perdreles vaisseaux de La Pérouse. Je me relevai subitement.

« Le Nautilus nous porte à Vanikoro ? demandai−je.

— Oui, monsieur le professeur, répondit le capitaine.

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— Et je pourrai visiter ces îles célèbres où se brisèrent la Boussole etl’Astrolabe ?

— Si cela vous plaît, monsieur le professeur.

— Quand serons−nous à Vanikoro ?

— Nous y sommes, monsieur le professeur. »

Suivi du capitaine Nemo, je montait sur la plate−forme, et de là, mesregards parcoururent avidement l’horizon.

Dans le nord−est émergeaient deux îles volcaniques d’inégale grandeur,entourées d’un récif de coraux qui mesurait quarante milles de circuit.Nous étions en présence de l’île de Vanikoro proprement dite, à laquelleDumont d’Urville imposa le nom d’île de la Recherche, et précisémentdevant le petit havre de Vanou, situé par 16°4’de latitude sud, et 164°32’delongitude est. Les terres semblaient recouvertes de verdure depuis la plagejusqu’aux sommets de l’intérieur, que dominait le mont Kapogo, haut dequatre cent soixante−seize toises.

Le Nautilus, après avoir franchi la ceinture extérieure de roches par uneétroite passe, se trouva en dedans des brisants, où la mer avait uneprofondeur de trente à quarante brasses. Sous le verdoyant ombrage despalétuviers, j’aperçus quelques sauvages qui montrèrent une extrêmesurprise à notre approche. Dans ce long corps noirâtre, s’avançant à fleurd’eau, ne voyaient−ils pas quelque cétacé formidable dont ils devaient sedéfier ?

En ce moment, le capitaine Nemo me demanda ce que jesavais du naufrage de La Pérouse.« Ce que tout le monde en sait, capitaine, lui répondis−je.

— Et pourriez−vous m’apprendre ce que tout le monde en sait ? medemanda−t−il d’un ton un peu ironique.

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— Très facilement. »

Je lui racontai ce que les derniers travaux de Dumont d’Urville avaient faitconnaître, travaux dont voici le résumé très succinct.

La Pérouse et son second, le capitaine de Langle, furent envoyés par LouisXVI, en 1785, pour accomplir un voyage de circumnavigation. Ilsmontaient les corvettes la Boussole et l’Astrolabe, qui ne reparurent plus.

En 1791, le gouvernement français, justement inquiet du sort des deuxcorvettes. arma deux grandes flûtes, la Recherche et l’Espérance, quiquittèrent Brest, le 28 septembre, sous les ordres de Bruni d’Entrecasteaux.Deux mois après, on apprenait par la déposition d’un certain Bowen,commandant l’Albermale, que des débris de navires naufragés avaient étévus sur les côtes de la Nouvelle−Géorgie. Mais d’Entrecasteaux, ignorantcette communication, – assez incertaine, d’ailleurs – se dirigea vers les îlesde l’Amirauté, désignées dans un rapport du capitaine Hunter comme étantle lieu du naufrage de La Pérouse.Ses recherches furent vaines. L’Espérance et la Recherche passèrent mêmedevant Vanikoro sans s’y arrêter, et, en somme, ce voyage fut trèsmalheureux, car il coûta la vie à d’Entrecasteaux, à deux de ses seconds età plusieurs marins de son équipage.

Ce fut un vieux routier du Pacifique, le capitaine Dillon, qui, le premier,retrouva des traces indiscutables des naufragés. Le 15 mai 1824, sonnavire, le Saint−Patrick, passa près de l’île de Tikopia, l’une desNouvelles−Hébrides. Là, un lascar, l’ayant accosté dans une pirogue, luivendit une poignée d’épée en argent qui portait l’empreinte de caractèresgravés au burin. Ce lascar prétendait, en outre, que, six ans auparavant,pendant un séjour à Vanikoro, il avait vu deux Européens qui appartenaientà des navires échoués depuis de longues années sur les récifs de l’île.

Dillon devina qu’il s’agissait des navires de La Pérouse, dont la disparitionavait ému le monde entier. Il voulut gagner Vanikoro, où, suivant le lascar,

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se trouvaient de nombreux débris du naufrage ; mais les vents et lescourants l’en empêchèrent.

Dillon revint à Calcutta. Là, il sut intéresser à sa découverte la SociétéAsiatique et la Compagnie des Indes. Un navire, auquel on donna le nomde la Recherche, fut mis à sa disposition, et il partit, le 23 janvier 1827,accompagné d’un agent français.La Recherche, après avoir relâché sur plusieurs points du Pacifique,mouilla devant Vanikoro, le 7 juillet 1827, dans ce même havre de Vanou,où le Nautilus flottait en ce moment.

Là, il recueillit de nombreux restes du naufrage, des ustensiles de fer, desancres, des estropes de poulies, des pierriers, un boulet de dix−huit, desdébris d’instruments d’astronomie, un morceau de couronnement, et unecloche en bronze portant cette inscription : « Bazin m’a fait », marque dela fonderie de l’Arsenal de Brest vers 1785. Le doute n’était donc pluspossible.

Dillon, complétant ses renseignements, resta sur le lieu du sinistre jusqu’aumois d ’oc tobre . Pu is , i l qu i t ta Van ikoro , se d i r igea vers laNouvelle−Zélande, mouilla à Calcutta, le 7 avril 1828, et revint en France,où il fut très sympathiquement accueilli par Charles X.

Mais, à ce moment, Dumont d’Urville, sans avoir eu connaissance destravaux de Dillon, était déjà parti pour chercher ailleurs le théâtre dunaufrage. Et, en effet, on avait appris par les rapports d’un baleinier quedes médailles et une croix de Saint−Louis se trouvaient entre les mains dessauvages de la Louisiade et de la Nouvelle−Calédonie.

Dumont d’Urville, commandant l’Astrolabe, avait donc pris la mer, et,deux mois après que Dillon venait de quitter Vanikoro, il mouillait devantHobart−Town. Là, il avait connaissance des résultats obtenus par Dillon,et, de plus, il apprenait qu’un certain James Hobbs, second de l’Union, deCalcutta, ayant pris terre sur une île située par 8°18’de latitude sud et156°30’de longitude est, avait remarqué des barres de fer et des étoffes

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rouges dont se servaient les naturels de ces parages.

Dumont d’Urville, assez perplexe, et ne sachant s’il devait ajouter foi à cesrécits rapportés par des journaux peu dignes de confiance, se décidacependant à se lancer sur les traces de Dillon.

Le 10 février 1828, I’Astrolabe se présenta devant Tikopia, prit pour guideet interprète un déserteur fixé sur cette île, fit route vers Vanikoro, en eutconnaissance le 12 février, prolongea ses récifs jusqu’au 14, et, le 20seulement, mouilla au−dedans de la barrière, dans le havre de Vanou.

Le 23, plusieurs des officiers firent le tour de l’île, et rapportèrent quelquesdébris peu importants. Les naturels, adoptant un système de dénégations etde faux−fuyants, refusaient de les mener sur le lieu du sinistre. Cetteconduite, très louche, laissa croire qu’ils avaient maltraité les naufragés, et,en effet, ils semblaient craindre que Dumont d’Urville ne fût venu vengerLa Pérouse et ses infortunés compagnons.

Cependant, le 26, décidés par des présents, et comprenant qu’ils n’avaientà craindre aucune représaille, ils conduisirent le second, M. Jacquinot, surle théâtre du naufrage.dans laquelle n’entra aucune ferrure qui pût tenter la cupidité des naturels.

Puis, Dumont d’Urville voulut partir ; mais ses équipages étaient minés parles fièvres de ces côtes malsaines, et, très malade lui−même, il ne putappareiller que le 17 mars.

Cependant, le gouvernement français, craignant que Dumont d’Urville nefût pas au courant des travaux de Dillon, avait envoyé à Vanikoro lacorvette la Bayonnaise, commandée par Legoarant de Tromelin, qui étaiten station sur la côte ouest de l’Amérique. La Bayonnaise mouilla devantVanikoro, quelques mois après le départ de l’Astrolabe, ne trouva aucundocument nouveau, mais constata que les sauvages avaient respecté lemausolée de La Pérouse.

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Telle est la substance du récit que je fis au capitaine Nemo.

« Ainsi, me dit−il, on ne sait encore où est allé périr ce troisième navireconstruit par les naufragés sur l’île de Vanikoro ?

— On ne sait. »Le capitaine Nemo ne répondit rien, et me fit signe de le suivre au grandsalon. Le Nautilus s’enfonça de quelques mètres au−dessous des flots, etles panneaux s’ouvrirent.

Je me précipitai vers la vitre, et sous les empâtements de coraux, revêtusde fongies, de syphonules, d’alcyons, de cariophyllées, à travers desmyriades de poissons charmants, des girelles, des glyphisidons, despomphérides, des diacopes, des holocentres, je reconnus certains débrisque les dragues n’avaient pu arracher, des étriers de fer, des ancres, descanons, des boulets, une garniture de cabestan, une étrave, tous objetsprovenant des navires naufragés et maintenant tapissés de fleurs vivantes.

Et pendant que je regardais ces épaves désolées, le capitaine Nemo me ditd’une voix grave :

« Le commandant La Pérouse partit le 7 décembre 1785 avec ses navires laBoussole et l’Astrolabe. Il mouilla d’abord à Botany−Bay, visita l’archipeldes Amis, la Nouvelle−Calédonie, se dirigea vers Santa−Cruz et relâcha àNamouka, l’une des îles du groupe Hapaï. Puis, ses navires arrivèrent surles récifs inconnus de Vanikoro. La Boussole, qui marchait en avant,s’engagea sur la côte méridionale. L’Astrolabe vint à son secours ets’échoua de même. Le premier navire se détruisit presque immédiatement.Le second, engravé sous le vent, résista quelques jours. Les naturels firentassez bon accueil aux naufragés. Ceux−ci s’installèrent dans l’île, etconstruisirent un bâtiment plus petit avec les débris des deux grands.Quelques matelots restèrent volontairement à Vanikoro.

Les autres, affaiblis, malades, partirent avec La Pérouse. Ils se dirigèrentvers les îles Salomon, et ils périrent, corps et biens, sur la côte occidentale

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de l’île principale du groupe, entre les caps Déception et Satisfaction !

— Et comment le savez−vous ? m’écriai−je.

— Voici ce que j’ai trouvé sur le lieu même de ce dernier naufrage ! »

Le capitaine Nemo me montra une boîte de fer blanc, estampillée auxarmes de France, et toute corrodée par les eaux salines. Il l’ouvrit, et je visune liasse de papiers jaunis, mais encore lisibles.

C’étaient les instructions même du ministre de la Marine au commandantLa Pérouse, annotées en marge de la main de Louis XVI !

« Ah ! c’est une belle mort pour un marin ! dit alors le capitaine Nemo.C’est une tranquille tombe que cette tombe de corail, et fasse le ciel que,mes compagnons et moi, nous n’en ayons jamais d’autre ! »

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Le détroit de Torrès

Pendant la nuit du 27 au 28 décembre, le Nautilus abandonna les paragesde Vanikoro avec une vitesse excessive. Sa direction était sud−ouest, et, entrois jours, il franchit les sept cent cinquante lieues qui séparent le groupede La Pérouse de la pointe sud−est de la Papouasie.

Le ler janvier 1863, de grand matin, Conseil me rejoignit sur laplate−forme.

« Monsieur, me dit ce brave garçon, monsieur me permettra−t−il de luisouhaiter une bonne année ?

— Comment donc, Conseil, mais exactement comme si j’étais à Paris,dans mon cabinet du Jardin des Plantes. J’accepte tes voeux et je t’enremercie. Seulement, je te demanderai ce que tu entends par « une bonneannée », dans les circonstances où nous nous trouvons. Est−ce l’année quiamènera la fin de notre emprisonnement, ou l’année qui verra se continuercet étrange voyage ?

— Ma foi, répondit Conseil, je ne sais trop que dire à monsieur. Il estcertain que nous voyons de curieuses choses, et que, depuis deux mois,nous n’avons pas eu le temps de nous ennuyer. La dernière merveille esttoujours la plus étonnante, et si cette progression se maintient, je ne saispas comment cela finira. M’est avis que nous ne retrouverons jamais uneoccasion semblable.

— Jamais, Conseil.

— En outre, monsieur Nemo, qui justifie bien son nom latin, n’est pas plusgênant que s’il n’existait pas.

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— Comme tu le dis, Conseil.

— Je pense donc, n’en déplaise à monsieur, qu’une bonne année serait uneannée qui nous permettrait de tout voir...

— De tout voir, Conseil ? Ce serait peut−être long. Mais qu’en pense NedLand ?

— Ned Land pense exactement le contraire de moi, répondit Conseil. C’estun esprit positif et un estomac impérieux. Regarder les poissons et toujoursen manger ne lui suffit pas. Le manque de vin, de pain, de viande, cela neconvient guère à un digne Saxon auquel les beefsteaks sont familiers, etque le brandy ou le gin, pris dans une proportion modérée, n’effrayentguère !

— Pour mon compte, Conseil, ce n’est point là ce qui me tourmente, et jem’accommode très bien du régime du bord.

— Moi de même, répondit Conseil. Aussi je pense autant à rester quemaître Land à prendre la fuite. Donc, si l’année qui commence n’est pasbonne pour moi, elle le sera pour lui, et réciproquement. De cette façon, ily aura toujours quelqu’un de satisfait. Enfin, pour conclure, je souhaite àmonsieur ce qui fera plaisir à monsieur.

— Merci, Conseil. Seulement je te demanderai de remettre à plus tard laquestion des étrennes, et de les remplacer provisoirement par une bonnepoignée de main. Je n’ai que cela sur moi.

— Monsieur n’a jamais été si généreux », répondit Conseil.

Et là−dessus, le brave garçon s’en alla.

Le 2 janvier, nous avions fait onze mille trois cent quarante milles, soitcinq mille deux cent cinquante lieues, depuis notre point de départ dans lesmers du Japon. Devant l’éperon du Nautilus s’étendaient les dangereux

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parages de la mer de corail, sur la côte nord−est de l’Australie. Notrebateau prolongeait à une distance de quelques milles ce redoutable bancsur lequel les navires de Cook faillirent se perdre, le 10 juin 1770. Lebâtiment que montait Cook donna sur un roc, et s’il ne coula pas, ce futgrâce à cette circonstance que le morceau de corail, détaché au choc, restaengagé dans la coque entr’ouverte.J’aurais vivement souhaité de visiter ce récif long de trois cent soixantelieues, contre lequel la mer, toujours houleuse, se brisait avec une intensitéformidable et comparable aux roulements du tonnerre. Mais en ce moment,les plans inclinés du Nautilus nous entraînaient à une grande profondeur, etje ne pus rien voir de ces hautes murailles coralligènes. Je dus mecontenter des divers échantillons de poissons rapportés par nos filets. Jeremarquai, entre autres, des germons, espèces de scombres grands commedes thons. aux flancs bleuâtres et rayés de bandes transversales quidisparaissent avec la vie de l’animal. Ces poissons nous accompagnaientpar troupes et fournirent à notre table une chair excessivement délicate. Onprit aussi un grand nombre de spares vertors, longs d’un demi−décimètre,ayant le goût de la dorade, et des pyrapèdes volants, véritables hirondellessous−marines, qui, par les nuits obscures, rayent alternativement les airs etles eaux de leurs lueurs phosphorescentes. Parmi les mollusques et leszoophytes, je trouvai dans les mailles du chalut diverses espècesd’alcyoniaires, des oursins, des marteaux, des éperons, des cadrans, descérites, des hyalles. La flore était représentée par de belles alguesflottantes, des laminaires et des macrocystes, imprégnées du mucilage quitranssudait à travers leurs pores, et parmi lesquelles je recueillis uneadmirable Nemastoma Geliniaroide, qui fut classée parmi les curiositésnaturelles du musée.Deux jours après avoir traversé la mer de Corail, le 4 janvier, nous eûmesconnaissance des côtes de la Papouasie. A cette occasion, le capitaineNemo m’apprit que son intention était de gagner l’océan Indien par ledétroit de Torrès. Sa communication se borna là. Ned vit avec plaisir quecette route le rapprochait des mers européennes.

Ce détroit de Torrès est regardé comme non moins dangereux par lesécueils qui le hérissent que par les sauvages habitants qui fréquentent ses

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côtes. Il sépare de la Nouvelle−Hollande la grande île de la Papouasie,nommée aussi Nouvelle−Guinée.

La Papouasie a quatre cents lieues de long sur cent trente lieues de large, etune superficie de quarante mille lieues géographiques. Elle est située, enlatitude, entre 0°l9’et 10°2’sud, et en longitude, entre 128°23’et 146°15’.A midi, pendant que le second prenait la hauteur du soleil, j’aperçus lessommets des monts Arfalxs, élevés par plans et terminés par des pitonsaigus.

Cette terre, découverte en 1511 par le Portugais Francisco Serrano, futvisitée successivement par don José de Menesès en 1526, par Grijalva en1527, par le général espagnol Alvar de Saavedra en 1528, par Juigo Ortezen 1545, par le Hollandais Shouten en 1616, par Nicolas Sruick en 1753,par Tasman, Dampier, Fumel, Carteret, Edwards, Bougainville, Cook,Forrest, Mac Cluer, par d’Entrecasteaux en 1792, par Duperrey en 1823, etpar Dumont d’Urville en 1827. « C’est le foyer des noirs qui occupenttoute la Malaisie ». a dit M. de Rienzi, et je ne me doutais guère que leshasards de cette navigation allaient me mettre en présence des redoutablesAndamenes.

Le Nautilus se présenta donc à l’entrée du plus dangereux détroit du globe,de celui que les plus hardis navigateurs osent à peine franchir, détroit queLouis Paz de Torrès affronta en revenant des mers du Sud dans laMélanésie, et dans lequel, en 1840, les corvettes échouées de Dumontd’Urville furent sur le point de se perdre corps et biens. Le Nautiluslui−même, supérieur à tous les dangers de la mer, allait, cependant, faireconnaissance avec les récifs coralliens.

Le détroit de Torrès a environ trente−quatre lieues de large, mais il estobstrué par une innombrable quantité d’îles, d’îlots, de brisants, de rochers,qui rendent sa navigation presque impraticable. En conséquence, lecapitaine Nemo prit toutes les précautions voulues pour le traverser. LeNautilus, flottant à fleur d’eau, s’avançait sous une allure modérée. Sonhélice, comme une queue de cétacé, battait les flots avec lenteur.

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Profitant de cette situation, mes deux compagnons et moi, nous avions prisplace sur la plate−forme toujours déserte. Devant nous s’élevait la cage dutimonier, et je me trompe fort, ou le capitaine Nemo devait être là,dirigeant lui−même son Nautilus.J’avais sous les yeux les excellentes cartes du détroit de Torrès levées etdressées par l’ingénieur hydrographe Vincendon Dumoulin et l’enseignede vaisseau Coupvent−Desbois – maintenant amiral qui faisaient partie del’état−major de Dumont d’Urville pendant son dernier voyage decircumnavigation. Ce sont, avec celles du capitaine King, les meilleurescartes qui débrouillent l’imbroglio de cet étroit passage, et je les consultaisavec une scrupuleuse attention.

Autour du Nautilus la mer bouillonnait avec furie. Le courant de flots, quiportait du sud−est au nord−ouest avec une vitesse de deux milles et demi,se brisait sur les coraux dont la tête émergeait çà et là.

« Voilà une mauvaise mer ! me dit Ned Land.

— Détestable, en effet, répondis−je, et qui ne convient guère à un bâtimentcomme le Nautilus.

— Il faut, reprit le Canadien, que ce damné capitaine soit bien certain de saroute, car je vois là des pâtés de coraux qui mettraient sa coque en millepièces, si elle les effleurait seulement ! »En effet, la situation était périlleuse, mais le Nautilus semblait se glissercomme par enchantement au milieu de ces furieux écueils. Il ne suivait pasexactement la route de l’Astrolabe et de la Zélée qui fut fatale à Dumontd’Urville. Il prit plus au nord, rangea l’île Murray, et revint au sud−ouest,vers le passage de Cumberland. Je croyais qu’i l al lait y donnerfranchement, quand, remontant dans le nord−ouest, il se porta, à traversune grande quantité d’îles et d’îlots peu connus, vers l’île Tound et le canalMauvais.

Je me demandais déjà si le capitaine Nemo, imprudent jusqu’à la folie,

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voulait engager son navire dans cette passe où touchèrent les deuxcorvettes de Dumont d’Urville, quand, modifiant une seconde fois sadirection et coupant droit à l’ouest, il se dirigea vers l’île Gueboroar.

Il était alors trois heures après−midi. Le flot se cassait, la marée étantpresque pleine. Le Nautilus s’approcha de cette île que je vois encore avecsa remarquable lisière de pendanus. Nous la rangions à moins de deuxmilles.

Soudain, un choc me renversa. Le Nautilus venait de toucher contre unécueil, et il demeura immobile, donnant une légère gîte sur bâbord.

Quand je me relevai, j’aperçus sur la plate−forme le capitaine Nemo et sonsecond. Ils examinaient la situation du navire, échangeant quelques motsdans leur incompréhensible idiome.Voici quelle était cette situation. A deux milles, par tribord, apparaissaitl’île Gueboroar dont la côte s’arrondissait du nord à l’ouest, comme unimmense bras. Vers le sud et l’est se montraient déjà quelques têtes decoraux que le jusant laissait à découvert. Nous nous étions échoués auplein. et dans une de ces mers où les marées sont médiocres, circonstancefâcheuse pour le renflouage du Nautilus. Cependant. Le navire n’avaitaucunement souffert, tant sa coque était solidement liée. Mais s’il nepouvait ni couler, ni s’ouvrir, il risquait fort d’être à jamais attaché sur cesécueils, et alors c’en était fait de l’appareil sous−marin du capitaine Nemo.

Je réfléchissais ainsi, quand le capitaine, froid et calme, toujours maître delui, ne paraissant ni ému ni contrarié, s’approcha :

« Un accident ? lui dis−je.

— Non, un incident, me répondit−il.

— Mais un incident, répliquai−je, qui vous obligera peut−être à redevenirun habitant de ces terres que vous fuyez ! »

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Le capitaine Nemo me regarda d’un air singulier. et fit un geste négatif.C’était me dire assez clairement que rien ne le forcerait jamais à remettreles pieds sur un continent. Puis il dit :« D’ailleurs, monsieur Aronnax, le Nautilus n’est pas en perdition. Il voustransportera encore au milieu des merveilles de l’Océan. Notre voyage nefait que commencer, et je ne désire pas me priver si vite de l’honneur devotre compagnie.

— Cependant, capitaine Nemo, repris−je sans relever la tournure ironiquede cette phrase, le Nautilus s’est échoué au moment de la pleine mer. Or,les marées ne sont pas fortes dans le Pacifique, et, si vous ne pouvezdélester le Nautilus – ce qui me paraît impossible je ne vois pas comment ilsera renfloué.

— Les marées ne sont pas fortes dans le Pacifique, vous avez raison,monsieur le professeur, répondit le capitaine Nemo, mais, au détroit deTorrès, on trouve encore une différence d’un mètre et demi entre le niveaudes hautes et basses mers. C’est aujourd’hui le 4 janvier, et dans cinq joursla pleine lune. Or, je serai bien étonné si ce complaisant satellite nesoulève pas suffisamment ces masses d’eau, et ne me rend pas un serviceque je ne veux devoir qu’à lui seul. »

Ceci dit, le capitaine Nemo, suivi de son second, redescendit à l’intérieurdu Nautilus. Quant au bâtiment, il ne bougeait plus et demeurait immobile.comme si les polypes coralliens l’eussent déjà maçonné dans leurindestructible ciment.« Eh bien, monsieur ? me dit Ned Land, qui vint à moi après le départ ducapitaine.

Eh bien, ami Ned, nous attendrons tranquillement la marée du 9, car ilparaît que la lune aura la complaisance de nous remettre à flot.

— Tout simplement ?

— Tout simplement.

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— Et ce capitaine ne va pas mouiller ses ancres au large, mettre samachine sur ses chaînes, et tout faire pour se déhaler ?

Puisque la marée suffira ! » répondit simplement Conseil.

Le Canadien regarda Conseil, puis il haussa les épaules. C’était le marinqui parlait en lui.

« Monsieur, répliqua−t−il, vous pouvez me croire quand je vous dis que cemorceau de fer ne naviguera plus jamais ni sur ni sous les mers. Il n’estbon qu’à vendre au poids. Je pense donc que le moment est venu defausser compagnie au capitaine Nemo.

— Ami Ned, répondis−je, je ne désespère pas comme vous de ce vaillantNautilus, et dans quatre jours nous saurons à quoi nous en tenir sur lesmarées du Pacifique. D’ailleurs, le conseil de fuir pourrait être opportun sinous étions en vue des côtes de l’Angleterre ou de la Provence, mais dansles parages de la Papouasie, c’est autre chose, et il sera toujours temps d’envenir à cette extrémité, si le Nautilus ne parvient pas à se relever, ce que jeregarderais comme un événement grave.

— Mais ne saurait−on tâter, au moins, de ce terrain ? reprit Ned Land.Voilà une île. Sur cette île, il y a des arbres. Sous ces arbres. des animauxterrestres, des porteurs de côtelettes et de roastbeefs, auxquels je donneraisvolontiers quelques coups de dents.

— Ici, l’ami Ned a raison, dit Conseil, et je me range à son avis. Monsieurne pourrait−il obtenir de son ami le capitaine Nemo de nous transporter àterre, ne fût−ce que pour ne pas perdre l’habitude de fouler du pied lesparties solides de notre planète ?

— Je peux le lui demander, répondis−je, mais il refusera.

— Que monsieur se risque, dit Conseil, et nous saurons à quoi nous en

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tenir sur l’amabilité du capitaine. »A ma grande surprise, le capitaine Nemo m’accorda la permission que jelui demandais, et il le fit avec beaucoup de grâce et d’empressement, sansmême avoir exigé de moi la promesse de revenir à bord. Mais une fuite àtravers les terres de la Nouvelle−Guinée eût été très périlleuse, et jen’aurais pas conseillé à Ned Land de la tenter. Mieux valait être prisonnierà bord du Nautilus, que de tomber entre les mains des naturels de laPapouasie.

Le canot fut mis à notre disposition pour le lendemain matin. Je necherchai pas à savoir si le capitaine Nemo nous accompagnerait. Je pensaimême qu’aucun homme de l’équipage ne nous serait donné, et que NedLand serait seul chargé de diriger l’embarcation. D’ailleurs, la terre setrouvait à deux milles au plus, et ce n’était qu’un jeu pour le Canadien deconduire ce léger canot entre les lignes de récifs si fatales aux grandsnavires.

Le lendemain, 5 janvier, le canot, déponté, fut arraché de son alvéole etlancé à la mer du haut de la plate−forme. Deux hommes suffirent à cetteopération. Les avirons étaient dans l’embarcation, et nous n’avions plusqu’à y prendre place.

A huit heures, armés de fusils et de haches, nous débordions du Nautilus.La mer était assez calme. Une petite brise soufflait de terre. Conseil et moi,placés aux avirons, nous nagions vigoureusement, et Ned gouvernait dansles étroites passes que les brisants laissaient entre eux. Le canot se maniaitbien et filait rapidement.Ned Land ne pouvait contenir sa joie. C’était un prisonnier échappé de saprison, et il ne songeait guère qu’il lui faudrait y rentrer.

« De la viande ! répétait−il, nous allons donc manger de la viande, etquelle viande ! Du véritable gibier ! Pas de pain, par exemple ! Je ne dispas que le poisson ne soit une bonne chose, mais il ne faut pas en abuser, etun morceau de fraîche venaison, grillé sur des charbons ardents, varieraagréablement notre ordinaire.

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— Gourmand ! répondait Conseil, il m’en fait venir l’eau à la bouche.

— Il reste à savoir, dis−je, si ces forêts sont giboyeuses, et si le gibier n’yest pas de telle taille qu’il puisse lui−même chasser le chasseur.

— Bon ! monsieur Aronnax, répondit le Canadien, dont les dentssemblaient être affûtées comme un tranchant de hache, mais je mangeraidu tigre, de l’aloyau de tigre, s’il n’y a pas d’autre quadrupède dans cetteîle.

— L’ami Ned est inquiétant, répondit Conseil.

— Quel qu’il soit, reprit Ned Land, tout animal à quatre pattes sansplumes, ou à deux pattes avec plumes, sera salué de mon premier coup defusil.

— Bon ! répondis−je, voilà les imprudences de maître Land qui vontrecommencer !

— N’ayez pas peur, monsieur Aronnax, répondit le Canadien, et nagezferme ! Je ne demande pas vingt−cinq minutes pour vous offrir un mets dema façon. »

A huit heures et demie, le canot du Nautilus venait s’échouer doucementsur une grève de sable, après avoir heureusement franchi l’anneaucoralligène qui entourait l’île de Gueboroar.

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Quelques jours à terre

Je fus assez vivement impressionné en touchant terre. Ned Land essayait lesol du pied, comme pour en prendre possession. Il n’y avait pourtant quedeux mois que nous étions, suivant l’expression du capitaine Nemo, les «passagers du Nautilus », c’est−à−dire, en réalité, les prisonniers de soncommandant.

En quelques minutes. nous fûmes à une portée de fusil de la côte. Le solétait presque entièrement madréporique, mais certains lits de torrentsdesséchés. semés de débris granitiques, démontraient que cette île était dueà une formation primordiale. Tout l’horizon se cachait derrière un rideaude forêts admirables. Des arbres énormes, dont la taille atteignait parfoisdeux cents pieds, se reliaient l’un à l’autre par des guirlandes de lianes,vrais hamacs naturels que berçait une brise légère. C’étaient des mimosas,des ficus, des casuarinas, des teks, des hibiscus, des pendanus, despalmiers, mélangés à profusion, et sous l’abri de leur voûte verdoyante, aupied de leur stype gigantesque, croissaient des orchidées des légumineuseset des fougères.

Mais, sans remarquer tous ces beaux échantillons de la flore papouasienne,le Canadien abandonna l’agréable pour l’utile. Il aperçut un cocotier,abattit quelques−uns de ses fruits, les brisa, et nous bûmes leur lait, nousmangeâmes leur amande, avec une satisfaction qui protestait contrel’ordinaire du Nautilus.« Excellent ! disait Ned Land.

— Exquis ! répondait Conseil.

— Et je ne pense pas, dit le Canadien. que votre Nemo s’oppose à ce quenous introduisions une cargaison de cocos à son bord ?

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— Je ne le crois pas, répondis−je, mais il n’y voudra pas goûter !

— Tant pis pour lui ! dit Conseil.

— Et tant mieux pour nous ! riposta Ned Land. Il en restera davantage.

— Un mot seulement, maître Land, dis−je au harponneur qui se disposait àravager un autre cocotier, le coco est une bonne chose, mais avant d’enremplir le canot, il me paraît sage de reconnaître si l’île ne produit pasquelque substance non moins utile. Des légumes frais seraient bien reçus àl’office du Nautilus.

— Monsieur a raison, répondit Conseil, et je propose de réserver troisplaces dans notre embarcation, l’une pour les fruits, l’autre pour leslégumes, et la troisième pour la venaison, dont je n’ai pas encore entrevu leplus mince échantillon.

— Conseil, il ne faut désespérer de rien, répondit le Canadien.

— Continuons donc notre excursion, repris−je, mais ayons l’oeil auxaguets. Quoique l’île paraisse inhabitée, elle pourrait renfermer, cependant,quelques individus qui seraient moins difficiles que nous sur la nature dugibier !

— Hé ! hé ! f it Ned Land, avec un mouvement de mâchoire trèssignificatif.

— Eh bien ! Ned ! s’écria Conseil.

— Ma foi, riposta le Canadien, je commence à comprendre les charmes del’anthropophagie !

— Ned ! Ned ! que d i tes−vous là ! rép l iqua Conse i l . Vous,anthropophage ! Mais je ne serai plus en sûreté près de vous, moi quipartage votre cabine ! Devrai−je donc me réveiller un jour à demi dévoré ?

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— Ami Conseil, je vous aime beaucoup, mais pas assez pour vous mangersans nécessité.

— Je ne m’y fie pas, répondit Conseil. En chasse ! Il faut absolumentabattre quelque gibier pour satisfaire ce cannibale, ou bien, l’un de cesmatins, monsieur ne trouvera plus que des morceaux de domestique pour leservir. »Tandis que s’échangeaient ces divers propos, nous pénétrions sous lessombres voûtes de la forêt, et pendant deux heures, nous la parcourûmes entous sens.

Le hasard servit à souhait cette recherche de végétaux comestibles, et l’undes plus utiles produits des zones tropicales nous fournit un alimentprécieux qui manquait à bord.

Je veux parler de l’arbre à pain, très abondant dans l’île Gueboroar, et j’yremarquai principalement cette variété dépourvue de graines, qui porte enmalais le nom de « Rima ».

Cet arbre se distinguait des autres arbres par un tronc droit et haut dequarante pieds. Sa cime, gracieusement arrondie et formée de grandesfeuilles multilobées, désignait suffisamment aux yeux d’un naturaliste cet« artocarpus » qui a été très heureusement natural isé aux î lesMascareignes. De sa masse de verdure se détachaient de gros fruitsglobuleux, larges d’un décimètre, et pourvus extérieurement de rugositésqui prenaient une disposition hexagonale. Utile végétal dont la nature agratifie les régions auxquelles le blé manque, et qui, sans exiger aucuneculture, donne des fruits pendant huit mois de l’année.Ned Land les connaissait bien, ces fruits. Il en avait déjà mangé pendantses nombreux voyages, et il savait préparer leur substance comestible.Aussi leur vue excita−t−elle ses désirs, et il n’y put tenir plus longtemps.

« Monsieur, me dit−il, que je meure si je ne goûte pas un peu de cette pâtede l’arbre à pain !

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— Goûtez, ami Ned, goûtez à votre aise. Nous sommes ici pour faire desexpériences, faisons−les.

— Ce ne sera pas long », répondit le Canadien.

Et, armé d’une lentil le, i l alluma un feu de bois mort qui pétil lajoyeusement. Pendant ce temps, Conseil et moi, nous choisissions lesmeilleurs fruits de l’artocarpus. Quelques−uns n’avaient pas encore atteintun degré suffisant de maturité, et leur peau épaisse recouvrait une pulpeblanche, mais peu fibreuse. D’autres, en très grand nombre, jaunâtres etgélatineux, n’attendaient que le moment d’être cueillis.

Ces fruits ne renfermaient aucun noyau. Conseil en apporta une douzaine àNed Land, qui les plaça sur un feu de charbons, après les avoir coupés entranches épaisses, et ce faisant, il répétait toujours :

« Vous verrez, monsieur, comme ce pain est bon !

— Surtout quand on en est privé depuis longtemps, dit Conseil.

— Ce n’est même plus du pain, ajouta le Canadien. C’est une pâtisseriedélicate. Vous n’en avez jamais mange, monsieur ?

— Non, Ned.

— Eh bien, préparez−vous à absorber une chose succulente. Si vous n’yrevenez pas, je ne suis plus le roi des harponneurs ! »

Au bout de quelques minutes, la partie des fruits exposée au feu futcomplètement charbonnée. A l’intérieur apparaissait une pâte blanche,sorte de mie tendre, dont la saveur rappelait celle de l’artichaut.

Il faut l’avouer, ce pain était excellent, et j’en mangeai avec grand plaisir.

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« Malheureusement, dis−je, une telle pâte ne peut se garder fraîche, et ilme paraît inutile d’en faire une provision pour le bord.

— Par exemple, monsieur ! s’écria Ned Land. Vous parlez là comme unnaturaliste, mais moi, je vais agir comme un boulanger. Conseil, faites unerécolte de ces fruits que nous reprendrons à notre retour.

— Et comment les préparerez−vous ? demandai−je au Canadien.

— En fabriquant avec leur pulpe une pâte fermentée qui se garderaindéfiniment et sans se corrompre. Lorsque je voudrai l’employer, je laferai cuire à la cuisine du bord, et malgré sa saveur un peu acide, vous latrouverez excellente.

— Alors, maître Ned, je vois qu’il ne manque rien à ce pain...

— Si, monsieur le professeur, répondit le Canadien, il y manque quelquesfruits ou tout ou moins quelques légumes !

Cherchons les fruits et les légumes. »

Lorsque notre récolte fut terminée, nous nous mîmes en route pourcompléter ce dîner « terrestre ».

Nos recherches ne furent pas vaines, et, vers midi, nous avions fait uneample provision de bananes. Ces produits délicieux de la zone torridemûrissent pendant toute l’année, et les Malais, qui leur ont donné le nomde « pisang », les mangent sans les faire cuire. Avec ces bananes, nousrecueillîmes des jaks énormes dont le goût est très accusé, des manguessavoureuses, et des ananas d’un grosseur invraisemblable. Mais cetterécolte prit une grande partie de notre temps, que, d’ailleurs, il n’y avaitpas lieu de regretter.Conseil observait toujours Ned. Le harponneur marchait en avant, et,pendant sa promenade à travers la forêt, il glanait d’une main sûred’excellents fruits qui devaient compléter sa provision.

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« Enfin, demanda Conseil, il ne vous manque plus rien, ami Ned ?

— Hum ! fit le Canadien.

— Quoi ! vous vous plaignez ?

— Tous ces végétaux ne peuvent constituer un repas, répondit Ned. C’estla fin d’un repas, c’est un dessert. Mais le potage ? mais le rôti ?

— En effet, dis−je, Ned nous avait promis des côtelettes qui me semblentfort problématiques.

— Monsieur, répondit le Canadien, non seulement la chasse n’est pas finie,mais elle n’est même pas commencée. Patience ! Nous finirons bien parrencontrer quelque animal de plume ou de poil, et, si ce n’est pas en cetendroit, ce sera dans un autre...

— Et si ce n’est pas aujourd’hui, ce sera demain, ajouta Conseil, car il nefaut pas trop s’éloigner. Je propose même de revenir au canot.

— Quoi ! déjà ! s’écria Ned.

— Nous devons être de retour avant la nuit, dis−je.

— Mais quelle heure est−il donc ? demanda le Canadien.

— Deux heures, au moins, répondit Conseil.

— Comme le temps passe sur ce sol ferme ! s’écria maître Ned Land avecun soupir de regret.

— En route », répondit Conseil.

Nous revînmes donc à travers la forêt, et nous complétâmes notre récolte

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en faisant une razzia de chouxpalmistes qu’il fallut cueillir à la cime desarbres, de petits haricots que je reconnus pour être les « abrou » desMalais, et d’ignames d’une qualité supérieure.

Nous étions surchargés quand nous arrivâmes au canot. Cependant, NedLand ne trouvait pas encore sa provision suffisante. Mais le sort lefavorisa. Au moment de s’embarquer, il aperçut plusieurs arbres, hauts devingt−cinq à trente pieds, qui appartenaient à l’espèce des palmiers. Cesarbres, aussi précieux que l’artocarpus, sont justement comptés parmi lesplus utiles produits de la Malaisie.C’étaient des sagoutiers, végétaux qui croissent sans culture, sereproduisant, comme les mûriers, par leurs rejetons et leurs graines.

Ned Land connaissait la manière de traiter ces arbres. Il prit sa hache, et lamaniant avec une grande vigueur, il eut bientôt couché sur le sol deux outrois sagoutiers dont la maturité se reconnaissait à la poussière blanche quisaupoudrait leurs palmes.

Je le regardai faire plutôt avec les yeux d’un naturaliste qu’avec les yeuxd’un homme affamé. Il commença par enlever à chaque tronc une banded’écorce, épaisse d’un pouce, qui recouvrait un réseau de fibres allongéesformant d’inextricables noeuds, que mastiquait une sorte de farinegommeuse. Cette farine, c’était le sagou, substance comestible qui sertprincipalement à l’alimentation des populations mélanésiennes.

Ned Land se contenta, pour le moment, de couper ces troncs par morceaux,comme il eût fait de bois à brûler, se réservant d’en extraire plus tard lafarine, de la passer dans une étoffe afin de la séparer de ses ligamentsfibreux, d’en faire évaporer l’humidité au soleil, et de la laisser durcir dansdes moules.Enfin, à cinq heures du soir, chargés de toutes nos richesses, nous quittionsle rivage de l’île, et, une demi−heure après, nous accostions le Nautilus.Personne ne parut à notre arrivée. L’énorme cylindre de tôle semblaitdésert. Les provisions embarquées, je descendis à ma chambre. J’y trouvaimon souper prêt. Je mangeai, puis je m’endormis.

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Le lendemain, 6 janvier, rien de nouveau à bord. Pas un bruit à l’intérieur,pas un signe de vie. Le canot était resté le long du bord, à la place mêmeoù nous l’avions laissé. Nous résolûmes de retourner à l’île Gueboroar.Ned Land espérait être plus heureux que la veille au point de vue duchasseur, et désirait visiter une autre partie de la forêt.

Au lever du soleil, nous étions en route. L’embarcation, enlevée par le flotqui portait à terre, atteignit l’île en peu d’instants.

Nous débarquâmes, et, pensant qu’il valait mieux s’en rapporter à l’instinctdu Canadien, nous suivîmes Ned Land dont les longues jambes menaçaientde nous distancer.

Ned Land remonta la côte vers l’ouest, puis, passant à gué quelques lits detorrents, il gagna la haute plaine que bordaient d’admirables forêts.Quelques martins−pêcheurs rôdaient le long des cours d’eau, mais ils ne selaissaient pas approcher. Leur circonspection me prouva que ces volatilessavaient à quoi s’en tenir sur des bipèdes de notre espèce, et j’en conclusque, si l ’ î le n’était pas habitée, du moins, des êtres humains lafréquentaient.

Après avoir traversé une assez grasse prairie, nous arrivâmes à la lisièred’un petit bois qu’animaient le chant et le vol d’un grand nombred’oiseaux.

« Ce ne sont encore que des oiseaux, dit Conseil.

— Mais il y en a qui se mangent ! répondit le harponneur.

— Point, ami Ned, répliqua Conseil, car je ne vois là que de simplesperroquets.

— Ami Conseil, répondit gravement Ned, le perroquet est le faisan de ceuxqui n’ont pas autre chose à manger.

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— Et j’ajouterai, dis−je, que cet oiseau, convenablement préparé, vaut soncoup de fourchette. »En effet, sous l’épais feuillage de ce bois, tout un monde de perroquetsvoltigeait de branche en branche, n’attendant qu’une éducation plussoignée pour parler la langue humaine. Pour le moment, ils caquetaient encompagnie de perruches de toutes couleurs, de graves kakatouas, quisemblaient méditer quelque problème philosophique, tandis que des lorisd’un rouge éclatant passaient comme un morceau d’étamine emporté par labrise, au milieu de kalaos au vol bruyant, de papouas peints des plus finesnuances de l’azur, et de toute une variété de volatiles charmants, maisgénéralement peu comestibles.

Cependant, un oiseau particulier à ces terres, et qui n’a jamais dépassé lalimite des îles d’Arrou et des îles des Papouas, manquait à cette collection.Mais le sort me réservait de l’admirer avant peu.

Après avoir traversé un taillis de médiocre épaisseur, nous avions retrouvéune plaine obstruée de buissons. Je vis alors s’enlever de magnifiquesoiseaux que la disposition de leurs longues plumes obligeait à se dirigercontre le vent. Leur vol ondulé, la grâce de leurs courbes aériennes, lechatoiement de leurs couleurs, attiraient et charmaient le regard. Je n’euspas de peine à les reconnaître.

« Des oiseaux de paradis ! m’écriai−je.

— Ordre des passereaux, section des clystomores, répondit Conseil.

— Famille des perdreaux ? demanda Ned Land.

— Je ne crois pas, maître Land. Néanmoins, je compte sur votre adressepour attraper un de ces charmants produits de la nature tropicale !

— On essayera, monsieur le professeur, quoique je sois plus habitué àmanier le harpon que le fusil. »

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Les Malais, qui font un grand commerce de ces oiseaux avec les Chinois,ont, pour les prendre, divers moyens que nous ne pouvions employer.Tantôt ils disposent des lacets au sommet des arbres élevés que lesparadisiers habitent de préférence. Tantôt ils s’en emparent avec une glutenace qui paralyse leurs mouvements. Ils vont même jusqu’à empoisonnerles fontaines où ces oiseaux ont l’habitude de boire. Quant à nous, nousétions réduits à les tirer au vol, ce qui nous laissait peu de chances de lesatteindre. Et en effet, nous épuisâmes vainement une partie de nosmunitions.

Vers onze heures du matin, le premier plan des montagnes qui forment lecentre de l’île était franchi, et nous n’avions encore rien tué. La faim nousaiguillonnait. Les chasseurs s’étaient fiés au produit de leur chasse, et ilsavaient eu tort. Très heureusement, Conseil, à sa grande surprise, fit uncoup double et assura le déjeuner. Il abattit un pigeon blanc et un ramier,qui, lestement plumés et suspendus à une brochette, rôtirent devant un feuardent de bois mort. Pendant que ces intéressants animaux cuisaient, Nedprépara des fruits de l’artocarpus. Puis, le pigeon et le ramier furentdévorés jusqu’aux os et déclarés excellents. La muscade, dont ils ontl’habitude de se gaver, parfume leur chair et en fait un manger délicieux.

« C’est comme si les poulardes se nourrissaient de truffes, dit Conseil.

— Et maintenant, Ned. que vous manque−t−il ? demandai−je au Canadien.

— Un gibier à quatre pattes, monsieur Aronnax, répondit Ned Land. Tousces pigeons ne sont que hors−d’oeuvre et amusettes de la bouche. Aussi,tant que je n’aurai pas tué un animal à côtelettes, je ne serai pas content !

— Ni moi, Ned, si je n’attrape pas un paradisier.

— Continuons donc la chasse, répondit Conseil, mais en revenant vers lamer. Nous sommes arrivés aux premières pentes des montagnes, et jepense qu’il vaut mieux regagner la région des forêts. »

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C’était un avis sensé, et il fut suivi. Après une heure de marche, nousavions atteint une véritable forêt de sagoutiers. Quelques serpentsinoffensifs fuyaient sous nos pas. Les oiseaux de paradis se dérobaient ànotre approche, et véritablement, je désespérais de les atteindre, lorsqueConseil, qui marchait en avant, se baissa soudain, poussa un cri detriomphe, et revint à moi, rapportant un magnifique paradisier.

« Ah ! bravo ! Conseil, m’écriai−je.

— Monsieur est bien bon, répondit Conseil.

— Mais non, mon garçon. Tu as fait là un coup de maître. Prendre un deces oiseaux vivants, et le prendre à la main !

— Si monsieur veut l’examiner de près, il verra que je n’ai pas eu grandmérite.

— Et pourquoi, Conseil ?

— Parce que cet oiseau est ivre comme une caille.

— Ivre ?

— Oui, monsieur, ivre des muscades qu’il dévorait sous le muscadier où jel’ai pris. Voyez, ami Ned, voyez les monstrueux effets de l’intempérance !

— Mille diables ! riposta le Canadien, pour ce que j’ai bu de gin depuisdeux mois, ce n’est pas la peine de me le reprocher !»

Cependant, j’examinais le curieux oiseau. Conseil ne se trompait pas. Leparadisier, enivré par le suc capiteux, était réduit à l’impuissance. Il nepouvait voler. Il marchait à peine. Mais cela m’inquiéta peu, et je le laissaicuver ses muscades.

Cet oiseau appartenait à la plus belle des huit espèces que l’on compte en

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Papouasie et dans les îles voisines. C’était le paradisier « grand−émeraude», l’un des plus rares. Il mesurait trois décimètres de longueur. Sa tête étaitrelativement petite, ses yeux placés près de l’ouverture du bec, et petitsaussi. Mais il offrait une admirable réunion de nuances. étant jaune de bec,brun de pieds et d’ongles, noisette aux ailes empourprées à leursextrémités, jaune pâle à la tête et sur le derrière du cou, couleurd’émeraude à la gorge, brun marron au ventre et à la poitrine. Deux filetscornés et duveteux s’élevaient au−dessus de sa queue, que prolongeaientde longues plumes très légères, d’une finesse admirable, et ils complétaientl’ensemble de ce merveilleux oiseau que les indigènes ont poétiquementappelé 1’ "oiseau du soleil".

Je souhaitais vivement de pouvoir ramener à Paris ce superbe spécimendes paradisiers, afin d’en faire don au Jardin des Plantes, qui n’en possèdepas un seul vivant.« C’est donc bien rare ? demanda le Canadien, du ton d’un chasseur quiestime fort peu le gibier au point de vue de l’art.

— Très rare, mon brave compagnon, et surtout très difficile à prendrevivant. Et même morts, ces oiseaux sont encore l’objet d’un importanttrafic. Aussi, les naturels ont−ils imaginé d’en fabriquer comme onfabrique des perles ou des diamants.

— Quoi ! s’écria Conseil, on fait de faux oiseaux de paradis ?

— Oui, Conseil.

— Et monsieur connaît−il le procédé des indigènes ?

— Parfaitement. Les paradisiers, pendant la mousson d’est, perdent cesmagnifiques plumes qui entourent leur queue, et que les naturalistes ontappelées plumes subalaires. Ce sont ces plumes que recueillent lesfaux−monnayeurs en volatiles, et qu’ils adaptent adroitement à quelquepauvre perruche préalablement mutilée. Puis ils teignent la suture, ilsvernissent l’oiseau, et ils expédient aux muséums et aux amateurs

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d’Europe ces produits de leur singulière industrie.

— Bon ! fit Ned Land, si ce n’est pas l’oiseau, ce sont toujours ses plumes,et tant que l’objet n’est pas destiné à être mangé. je n’y vois pas grandmal ! »Mais si mes désirs étaient satisfaits par la possession de ce paradisier, ceuxdu chasseur canadien ne l’étaient pas encore. Heureusement, vers deuxheures, Ned Land abattit un magnifique cochon des bois, de ceux que lesnaturels appellent « bari−outang ». L’animal venait à propos pour nousprocurer de la vraie viande de quadrupède, et il fut bien reçu. Ned Land semontra très glorieux de son coup de fusil. Le cochon, touché par la balleélectrique, était tombé raide mort.

Le Canadien le dépouilla et le vida proprement, après en avoir retiré unedemi−douzaine de côtelettes destinées à fournir une grillade pour le repasdu soir. Puis, cette chasse fut reprise, qui devait encore être marquée parles exploits de Ned et de Conseil.

En effet, les deux amis, battant les buissons, firent lever une troupe dekangaroos, qui s’enfuirent en bondissant sur leurs pattes élastiques. Maisces animaux ne s’enfuirent pas si rapidement que la capsule électrique neput les arrêter dans leur course.

« Ah ! monsieur le professeur, s’écria Ned Land que la rage du chasseurprenait à la tête, quel gibier excellent, cuit à l’étuvée surtout ! Quelapprovisionnement pour le Nautilus ! Deux ! trois ! cinq à terre ! Et quandje pense que nous dévorerons toute cette chair, et que ces imbéciles dubord n’en auront pas miette ! »Je crois que, dans l’excès de sa joie, le Canadien, s’il n’avait pas tant parlé,aurait massacré toute la bande ! Mais il se contenta d’une douzaine de cesintéressants marsupiaux, qui forment le premier ordre des mammifèresaplacentaires – nous dit Conseil.

Ces animaux étaient de petite tail le. C’était une espèce de ces «kangaroos−lapins », qui gîtent habituellement dans le creux des arbres, et

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dont la vélocité est extrême ; mais s’ils sont de médiocre grosseur, ilsfournissent, du moins, la chair la plus estimée.

Nous étions très satisfaits des résultats de notre chasse. Le joyeux Ned seproposait de revenir le lendemain à cette île enchantée, qu’il voulaitdépeupler de tous ses quadrupèdes comestibles. Mais il comptait sans lesévénements.

A six heures du soir, nous avions regagné la plage. Notre canot étaitéchoué à sa place habituelle. Le Nautilus, semblable à un long écueil,émergeait des flots à deux milles du rivage.

Ned Land, sans plus tarder, s’occupa de la grande affaire du dîner. Ils’entendait admirablement à toute cette cuisine. Les côtelettes de «bari−outang », grillées sur des charbons, répandirent bientôt une délicieuseodeur qui parfuma l’atmosphère ! ...Mais je m’aperçois que je marche sur les traces du Canadien. Me voici enextase devant une grillade de porc frais ! Que l’on me pardonne, commej’ai pardonné à maître Land, et pour les mêmes motifs !

Enfin, le dîner fut excellent. Deux ramiers complétèrent ce menuextraordinaire. La pâte de sagou, le pain de l’artocarpus, quelquesmangues, une demi−douzaine d’ananas, et la liqueur fermentée decertaines noix de cocos, nous mirent en joie. Je crois même que les idéesde mes dignes compagnons n’avaient pas toute la netteté désirable.

« Si nous ne retournions pas ce soir au Nautilus ? dit Conseil.

Si nous n’y retournions jamais ? » ajouta Ned Land.

En ce moment une pierre vint tomber à nos pieds, et coupa court à laproposition du harponneur.

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La foudre du capitaine Nemo

Nous avions regardé du côté de la forêt, sans nous lever, ma mains’arrêtant dans son mouvement vers ma bouche, celle de Ned Landachevant son office.

« Une pierre ne tombe pas du ciel, dit Conseil, ou bien elle mérite le nomd’aérolithe. »

Une seconde pierre, soigneusement arrondie, qui enleva de la main deConseil une savoureuse cuisse de ramier, donna encore plus de poids à sonobservation.

Levés tous les trois, le fusil à l’épaule, nous étions prêts à répondre à touteattaque.

« Sont−ce des singes ? s’écria Ned Land.

— A peu près, répondit Conseil, ce sont des sauvages.

— Au canot ! » dis−je en me dirigeant vers la mer.

Il fallait, en effet, battre en retraite, car une vingtaine de naturels, armésd’arcs et de frondes, apparaissaient sur la lisière d’un taillis, qui masquaitl’horizon de droite, à cent pas à peine.

Notre canot était échoué à dix toises de nous.Les sauvages s’approchaient, sans courir, mais ils prodiguaient lesdémonstrations les plus hostiles. Les pierres et les flèches pleuvaient.

Ned Land n’avait pas voulu abandonner ses provisions, et malgrél’imminence du danger, son cochon d’un côté, ses kangaroos de l’autre, il

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détalait avec une certaine rapidité.

En deux minutes, nous étions sur la grève. Charger le canot des provisionset des armes, le pousser à la mer, armer les deux avirons, ce fut l’affaired’un instant. Nous n’avions pas gagné deux encablures, que cent sauvages,hurlant et gesticulant, entrèrent dans l’eau jusqu’à la ceinture. Je regardaissi leur apparition attirerait sur la plate−forme quelques hommes duNautilus. Mais non. L’énorme engin, couché au large, demeuraitabsolument désert.

Vingt minutes plus tard, nous montions à bord. Les panneaux étaientouverts. Après avoir amarré le canot, nous rentrâmes à l’intérieur duNautilus.

Je descendis au salon, d’où s’échappaient quelques accords. Le capitaineNemo était là, courbé sur son orgue et plongé dans une extase musicale.

« Capitaine ! » lui dis−je.

Il ne m’entendit pas.« Capitaine ! » repris−je en le touchant de la main.

Il frissonna, et se retournant :

« Ah ! c’est vous, monsieur le professeur ? me dit−il. Eh bien ! avez−vousfait bonne chasse, avez−vous herborisé avec succès ?

— Oui, capitaine, répondis−je, mais nous avons malheureusement ramenéune troupe de bipèdes dont le voisinage me paraît inquiétant.

— Quels bipèdes ?

— Des sauvages.

— Des sauvages ! répondit le capitaine Nemo d’un ton ironique. Et vous

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vous étonnez, monsieur le professeur, qu’ayant mis le pied sur une desterres de ce globe, vous y trouviez des sauvages ? Des sauvages, où n’y ena−t−il pas ? Et d’ailleurs, sont−ils pires que les autres, ceux que vousappelez des sauvages ?

— Mais, capitaine...

— Pour mon compte, monsieur, j’en ai rencontré partout.

— Eh bien, répondis−je, si vous ne voulez pas en recevoir à bord duNautilus, vous ferez bien de prendre quelques précautions.

— Tranquillisez−vous, monsieur le professeur, il n’y a pas là de quoi sepréoccuper.

— Mais ces naturels sont nombreux.

— Combien en avez−vous compté ?

— Une centaine, au moins.

— Monsieur Aronnax, répondit le capitaine Nemo, dont les doigts s’étaientreplacés sur les touches de l’orgue, quand tous les indigènes de laPapouasie seraient réunis sur cette plage, le Nautilus n’aurait rien àcraindre de leurs attaques ! »

Les doigts du capitaine couraient alors sur le clavier de l’instrument, et jeremarquai qu’il n’en frappait que les touches noires, ce qui donnait à sesmélodies une couleur essentiellement écossaise. Bientôt, il eut oublié maprésence, et fut plongé dans une rêverie que je ne cherchai plus à dissiper.Je remontai sur la plate−forme. La nuit était déjà venue, car, sous cettebasse latitude, le soleil se couche rapidement et sans crépuscule. Jen’aperçus plus que confusément l’Ile Gueboroar. Mais des feux nombreux,allumés sur la plage, attestaient que les naturels ne songeaient pas à laquitter.

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Je restai seul ainsi pendant plusieurs heures, tantôt songeant ces indigènesmais sans les redouter autrement, car l’imperturbable confiance ducapitaine me gagnait – tantôt les oubliant, pour admirer les splendeurs decette nuit des tropiques. Mon souvenir s’envolait vers la France, à la suitede ces étoiles zodiacales qui devaient l’éclairer dans quelques heures. Lalune resplendissait au milieu des constellations du zénith. Je pensai alorsque ce fidèle et complaisant satellite reviendrait après−demain, à cettemême place, pour soulever ces ondes et arracher le Nautilus à son lit decoraux. Vers minuit, voyant que tout était tranquille sur les flots assombrisaussi bien que sous les arbres du rivage, je regagnai ma cabine, et jem’endormis paisiblement.

La nuit s’écoula sans mésaventure. Les Papouas s’effrayaient, sans doute, àla seule vue du monstre échoué dans la baie, car, les panneaux, restésouverts, leur eussent offert un accès facile à l’intérieur du Nautilus.

A six heures du matin – 8 janvier je remontai sur la plate−forme. Lesombres du matin se levaient. L’île montra bientôt, à travers les brumesdissipées, ses plages d’abord, ses sommets ensuite.Les indigènes étaient toujours là, plus nombreux que la veille – cinq ou sixcents peut−être. Quelques−uns, profitant de la marée basse, s’étaientavancés sur les têtes de coraux, à moins de deux encablures du Nautilus. Jeles distinguai facilement. C’étaient bien de véritables Papouas, à tailleathlétique, hommes de belle race, au front large et élevé, au nez gros maisnon épaté, aux dents blanches. Leur chevelure laineuse, teinte en rouge,tranchait sur un corps, noir et luisant comme celui des Nubiens. Au lobe deleur oreille, coupé et distendu, pendaient des chapelets en os. Ces sauvagesétaient généralement nus. Parmi eux, je remarquai quelques femmes,habillées, des hanches au genou, d’une véritable crinoline d’herbes quesoutenait une ceinture végétale. Certains chefs avaient orné leur cou d’uncroissant et de colliers de verroteries rouges et blanches. Presque tous,armés d’arcs, de flèches et de boucliers, portaient à leur épaule une sorte defilet contenant ces pierres arrondies que leur fronde lance avec adresse.

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Un de ces chefs, assez rapproché du Nautilus, l’examinait avec attention.Ce devait être un « mado » de haut rang, car il se drapait dans une natte enfeuilles de bananiers, dentelée sur ses bords et relevée d’éclatantescouleurs.

J’aurais pu facilement abattre cet indigène, qui se trouvait à petite portée ;mais je crus qu’il valait mieux attendre des démonstrations véritablementhostiles. Entre Européens et sauvages, il convient que les Européensripostent et n’attaquent pas.

Pendant tout le temps de la marée basse, ces indigènes rôdèrent près duNautilus, mais ils ne se montrèrent pas bruyants. Je les entendais répéterfréquemment le mot « assai », et à leurs gestes je compris qu’ilsm’invitaient à aller à terre, invitation que je crus devoir décliner.

Donc, ce jour−là, le canot ne quitta pas le bord, au grand déplaisir demaître Land qui ne put compléter ses provisions. Cet adroit Canadienemploya son temps à préparer les viandes et farines qu’il avait rapportéesde l’île Gueboroar. Quant aux sauvages, ils regagnèrent la terre vers onzeheures du matin, dès que les têtes de corail commencèrent à disparaîtresous le flot de la marée montante. Mais je vis leur nombre s’accroîtreconsidérablement sur la plage. Il était probable qu’ils venaient des îlesvoisines ou de la Papouasie proprement dite. Cependant, je n’avais pasaperçu une seule pirogue indigène.

N’ayant rien de mieux à faire, je songeai à draguer ces belles eauxlimpides, qui laissaient voir à profusion des coquilles, des zoophytes et desplantes pélagiennes. C’était, d’ailleurs, la dernière journée que le Nautilusallait passer dans ces parages, si, toutefois, il flottait à la pleine mer dulendemain, suivant la promesse du capitaine Nemo.J’appelai donc Conseil qui m’apporta une petite drague le gère, à peu prèssemblable à celles qui servent à pêcher les huîtres.

« Et ces sauvages ? me demanda Conseil. N’en déplaise à monsieur, ils neme semblent pas très méchants !

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— Ce sont pourtant des anthropophages, mon garçon.

— On peut être anthropophage et brave homme, répondit Conseil, commeon peut être gourmand et honnête. L’un n’exclut pas l’autre.

— Bon ! Conseil, je t’accorde que ce sont d’honnêtes anthropophages, etqu’ils dévorent honnêtement leurs prisonniers. Cependant, comme je netiens pas à être dévoré, même honnêtement, je me tiendrai sur mes gardes,car lecommandant du Nautilus ne paraît prendre aucune précaution. Etmaintenant à l’ouvrage. »

Pendant deux heures, notre pêche fut activement conduite, mais sansrapporter aucune rareté. La drague s’emplissait d’oreilles de Midas, deharpes, de mélanies, et particulièrement des plus beaux marteaux quej’eusse vu jusqu’à ce jour. Nous prîmes aussi quelques holoturies, deshuîtres perlières, et une douzaine de petites tortues qui furent réservéespour l’office du bord.Mais, au moment où je m’y attendais le moins, je mis la main sur unemerveille, je devrais dire sur une difformité naturelle, très rare àrencontrer. Conseil venait de donner un coup de drague, et son appareilremontait chargé de diverses coquilles assez ordinaires, quand, tout d’uncoup, il me vit plonger rapidement le bras dans le filet, en retirer uncoquillage, et pousser un cri de conchyliologue, c’est−à−dire le cri le plusperçant que puisse produire un gosier humain.

« Eh ! qu’a donc monsieur ? demanda Conseil, très surpris. Monsieura−t−il été mordu ?

— Non, mon garçon, et cependant, j’eusse volontiers payé d’un doigt madécouverte !

— Quelle découverte ?

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— Cette coquille, dis−je en montrant l’objet de mon triomphe.

— Mais c’est tout simplement une olive porphyre, genre olive, ordre despect inibranches, classe des gastéropodes, embranchement desmollusques...

— Oui, Conseil, mais au lieu d’être enroulée de droite à gauche, cette olivetourne de gauche à droite !

— Est−il possible ! s’écria Conseil.

— Oui, mon garçon, c’est une coquille sénestre !

— Une coquille sénestre ! répétait Conseil, le coeur palpitant.

— Regarde sa spire !

— Ah ! monsieur peut m’en croire, dit Conseil en prenant la précieusecoquille d’une main tremblante, mais je n’ai jamais éprouvé une émotionpareille ! »

Et il y avait de quoi être ému ! On sait, en effet, comme l’ont fait observerles naturalistes, que la dextrosité est une loi de nature. Les astres et leurssatellites, dans leur mouvement de translation et de rotation, se meuvent dedroite à gauche. L’homme se sert plus souvent de sa main droite que de samain gauche, et, conséquemment, ses instruments et ses appareils,escaliers, serrures, ressorts de montres, etc. , sont combinés de manière aêtre employés de droite à gauche. Or, la nature a généralement suivi cetteloi pour l’enroulement de ses coquilles. Elles sont toutes dextres, à de raresexceptions, et quand, par hasard, leur spire est sénestre, les amateurs lespayent au poids de l’or.Conseil et moi, nous étions donc plongés dans la contemplation de notretrésor, et je me promettais bien d’en enrichir le Muséum, quand une pierre,malencontreusement lancée par un indigène, vint briser le précieux objetdans la main de Conseil.

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Je poussai un cri de désespoir ! Conseil se jeta sur mon fusil, et visa unsauvage qui balançait sa fronde à dix mètres de lui. Je voulus l’arrêter,mais son coup partit et brisa le bracelet d’amulettes qui pendait au bras del’indigène.

« Conseil, m’écriai−je, Conseil !

— Eh quoi ! Monsieur ne voit−il pas que ce cannibale a commencél’attaque ?

— Une coquille ne vaut pas la vie d’un homme ! lui dis−je.

— Ah ! le gueux ! s’écria Conseil, j’aurais mieux aimé qu’il m’eût cassél’épaule ! »

Conseil était sincère, mais je ne fus pas de son avis. Cependant, la situationavait changé depuis quelques instants, et nous ne nous en étions pasaperçus. Une vingtaine de pirogues entouraient alors le Naulilus. Cespirogues, creusées dans des troncs d’arbre, longues, étroites, biencombinées pour la marche, s’équilibraient au moyen d’un double balancieren bambous qui flottait à la surface de l’eau. Elles étaient manoeuvrées pard’adroits pagayeurs à demi nus, et je ne les vis pas s’avancer sansinquiétude.C’était évident que ces Papouas avaient eu déjà des relations avec lesEuropéens, et qu’ils connaissaient leurs navires. Mais ce long cylindre defer allongé dans la baie, sans mâts, sans cheminée, que devaient−ils enpenser ? Rien de bon, car ils s’en étaient d’abord tenus à distancerespectueuse. Cependant. Le voyant immobile, ils reprenaient peu à peuconfiance, et cherchaient à se familiariser avec lui. Or, c’était précisémentcette familiarité qu’il fallait empêcher. Nos armes, auxquelles la détonationmanquait, ne pouvaient produire qu’un effet médiocre sur ces indigènes.qui n’ont de respect que pour les engins bruyants. La foudre, sans lesroulements du tonnerre, effraierait peu les hommes, bien que le danger soitdans l’éclair, non dans le bruit.

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En ce moment, les pirogues s’approchèrent plus près du Nautilus, et unenuée de flèches s’abattit sur lui.

« Diable ! il grêle ! dit Conseil, et peut−être une grêle empoisonnée !

— Il faut prévenir le capitaine Nemo », dis−je en rentrant par le panneau.

Je descendis au salon. Je n’y trouvai personne. Je me hasardai à frapper àla porte qui s’ouvrait sur la chambre du capitaine.Un « entrez » me répondit. J’entrai, et je trouvai le capitaine Nemo plongédans un calcul où les x et autres signes algébriques ne manquaient pas.

« Je vous dérange ? dis−je par politesse.

— En effet, monsieur Aronnax, me répondit le capitaine, mais je pense quevous avez eu des raisons sérieuses de me voir ?

— Très sérieuses. Les pirogues des naturels nous entourent, et, dansquelques minutes, nous serons certainement assaillis par plusieurscentaines de sauvages.

— Ah ! fit tranquillement le capitaine Nemo, ils sont venus avec leurspirogues ?

— Oui, monsieur.

— Eh bien, monsieur, il suffit de fermer les panneaux.

— Précisément, et je venais vous dire...

— Rien n’est plus facile », dit le capitaine Nemo.

Et, pressant un bouton électrique, il transmit un ordre au poste del’équipage.

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« Voilà qui est fait, monsieur, me dit−il, après quelques instants. Le canotest en place, et les panneaux sont fermés. Vous ne craignez pas, j’imagine,que ces messieurs défoncent des murailles que les boulets de votre frégaten’ont pu entamer ?

— Non, capitaine, mais il existe encore un danger.

— Lequel, monsieur ?

— C’est que demain, à pareille heure, il faudra rouvrir les panneaux pourrenouveler l’air du Nautilus...

— Sans contredit, monsieur, puisque notre bâtiment respire à la manièredes cétacés.

— Or, si à ce moment, les Papouas occupent la plate−forme, je ne vois pascomment vous pourrez les empêcher d’entrer.

— Alors, monsieur, vous supposez qu’ils monteront à bord ?

— J’en suis certain.

— Eh bien, monsieur, qu’ils montent. Je ne vois aucune raison pour les enempêcher. Au fond, ce sont de pauvres diables, ces Papouas, et je ne veuxpas que ma visite à l’î le Gueboroar coûte la vie à un seul de cesmalheureux ! »Cela dit, j’allais me retirer ; mais le capitaine Nemo me retint et m’invita àm’asseoir près de lui. Il me questionna avec intérêt sur nos excursions àterre, sur nos chasses, et n’eut pas l’air de comprendre ce besoin de viandequi passionnait le Canadien. Puis, la conversation effleura divers sujets, et,sans être plus communicatif, le capitaine Nemo se montra plus aimable.

Entre autres choses, nous en vînmes à parler de la situation du Nautilus,précisément échoué dans ce détroit, où Dumont d’Urville fut sur le pointde se perdre. Puis à ce propos :

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« Ce fut un de vos grands marins, me dit le capitaine, un de vos plusintelligents navigateurs que ce d’Urville ! C’est votre capitaine Cook, àvous autres, Français. Infortuné savant ! Avoir bravé les banquises du pôleSud, les coraux de l’Océanie, les cannibales du Pacifique, pour périrmisérablement dans un train de chemin de fer ! Si cet homme énergique apu réfléchir pendant les dernières secondes de son existence, vousfigurez−vous quelles ont dû être ses suprêmes pensées ! »

En parlant ainsi, le capitaine Nemo semblait ému, et je porte cette émotionà son actif.Puis, la carte à la main, nous revîmes les travaux du navigateur français,ses voyages de circumnavigation, sa double tentative au pôle Sud quiamena la découverte des terres Adélie et Louis−Philippe, enfin ses levéshydrographiques des principales îles de l’Océanie.

« Ce que votre d’Urville a fait à la surface des mers, me dit le capitaineNemo, je l’ai fait à l’intérieur de l’Océan, et plus facilement, pluscomplètement que lui. L’Astrolabe et la Zélée, incessamment ballottées parles ouragans, ne pouvaient valoir le Nautilus, tranquille cabinet de travail,et véritablement sédentaire au milieu des eaux !

— Cependant, capitaine, dis−je, il y a un point de ressemblance entre lescorvettes de Dumont d’Urville et le Nautilus.

— Lequel, monsieur ?

— C’est que le Nautilus s’est échoué comme elles !

— Le Nautilus ne s’est pas échoué, monsieur, me répondit froidement lecapitaine Nemo. Le Nautilus est fait pour reposer sur le lit des mers, et lespénibles travaux, les manoeuvres qu’imposa à d’Urville le renflouage deses corvettes, je ne les entreprendrai pas. L’Astrolabe et la Zélée ont faillipérir, mais mon Nautilus ne court aucun danger. Demain, au jour dit, àl’heure dite, la marée le soulèvera paisiblement, et il reprendra sa

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navigation à travers les mers.

— Capitaine, dis−je, je ne doute pas...

— Demain, ajouta le capitaine Nemo en se levant, demain, à deux heuresquarante minutes du soir, le Nautilus flottera et quittera sans avarie ledétroit de Torrès. »

Ces paroles prononcées d’un ton très bref, le capitaine Nemo s’inclinalégèrement. C’était me donner congé, et je rentrai dans ma chambre.

Là, je trouvai Conseil, qui désirait connaître le résultat de mon entrevueavec le capitaine.

« Mon garçon, répondis−je, lorsque j’ai eu l’air de croire que son Nautilusétait menace par les naturels de la Papouasie, le capitaine m’a répondu trèsironiquement. Je n’ai donc qu’une chose à dire : Aie confiance en lui, et vadormir en paix.

— Monsieur n’a pas besoin de mes services ?

— Non, mon ami. Que fait Ned Land ?

— Que monsieur m’excuse, répondit Consei l , mais l ’ami Nedconfectionne un pâté de kangaroo qui sera une merveille ! »

Je restai seul, je me couchai, mais je dormis assez mal. J’entendais le bruitdes sauvages qui piétinaient sur la plate−forme en poussant des crisassourdissants. La nuit se passa ainsi, et sans que l’équipage sortît de soninertie habituelle. Il ne s’inquiétait pas plus de la présence de cescannibales que les soldats d’un fort blindé ne se préoccupent des fourmisqui courent sur son blindage.

A six heures du matin, je me levai... Les panneaux n’avaient pas étéouverts. L’air ne fut donc pas renouvelé à l’intérieur, mais les réservoirs,

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chargés à toute occurrence, fonctionnèrent à propos et lancèrent quelquesmètres cubes d’oxygène dans l’atmosphère appauvrie du Nautilus.

Je travaillai dans ma chambre jusqu’à midi, sans avoir vu, même uninstant, le capitaine Nemo. On ne paraissait faire à bord aucun préparatifde départ.

J’attendis quelque temps encore, puis, je me rendis au grand salon. Lapendule marquait deux heures et demie. Dans dix minutes, le flot devaitavoir atteint son maximum de hauteur, et, si le capitaine Nemo n’avaitpoint fait une promesse téméraire, le Nautilus serait immédiatementdégagé. Sinon, bien des mois se passeraient avant qu’il pût quitter son litde corail.

Cependant, quelques tressaillements avant−coureurs se firent bientôt sentirdans la coque du bateau. J’entendis grincer sur son bordage les aspéritéscalcaires du fond corallien.A deux heures trente−cinq minutes, le capitaine Nemo parut dans le salon.

« Nous allons partir, dit−il.

— Ah ! fis−je.

— J’ai donné l’ordre d’ouvrir les panneaux.

— Et les Papouas ?

— Les Papouas ? répondit le capitaine Nemo, haussant légèrement lesépaules.

— Ne vont−ils pas pénétrer à l’intérieur du Nautilus ?

— Et comment ?

— En franchissant les panneaux que vous aurez fait ouvrir.

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— Monsieur Aronnax, répondit tranquillement le capitaine Nemo, onn’entre pas ainsi par les panneaux du Nautilus, même quand ils sontouverts. »

Je regardai le capitaine.

« Vous ne comprenez pas ? me dit−il.

— Aucunement.

— Eh bien ! venez et vous verrez. »

Je me dirigeai vers l’escalier central. Là, Ned Land et Conseil, trèsintrigués, regardaient quelques hommes del’équipage qui ouvraient les panneaux, tandis que des cris de rage etd’épouvantables vociférations résonnaient au−dehors.

Les mantelets furent rabattus extérieurement. Vingt figures horriblesapparurent. Mais le premier de ces indigènes qui mit la main sur la rampede l’escalier, rejeté en arrière par je ne sais quelle force invisible, s’enfuit,poussant des cris affreux et faisant des gambades exorbitantes.

Dix de ses compagnons lui succédèrent. Dix eurent le même sort.

Conseil était dans l’extase. Ned Land, emporté par ses instincts violents,s’élança sur l’escalier. Mais, dès qu’il eut saisi la rampe à deux mains, ilfut renversé à son tour.

« Mille diables ! s’écria−t−il. Je suis foudroyé ! »

Ce mot m’expliqua tout. Ce n’était plus une rampe, mais un câble demétal, tout chargé de l’électricité du bord, qui boutissait à la plate−forme.Quiconque la touchait ressentait une formidable secousse, et cette secousseeût été mortelle, si le capitaine Nemo eût lancé dans ce conducteur tout le

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courant de ses appareils ! On peut réellement dire, qu’entre ses assaillantset lui, il avait tendu un réseau électrique que nul ne pouvait impunémentfranchir.

Cependant, les Papouas épouvantés avaient battu en retraite, affolés deterreur. Nous, moitié riants, nous consolions et frictionnions le malheureuxNed Land qui jurait comme un possédé.

Mais, en ce moment, le Nautilus, soulevé par les dernières ondulations duflot, quitta son lit de corail à cette quarantième minute exactement fixéepar le capitaine. Son hélice battit les eaux avec une majestueuse lenteur. Savitesse s’accrut peu à peu, et, naviguant à la surface de l’Océan, ilabandonna sain et sauf les dangereuses passes du détroit de Torrès.

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Le jour suivant, 10 janvier, le Nautilus reprit sa marche entre deux eaux,mais avec une vitesse remarquable que je ne puis estimer à moins detrente−cinq milles à l’heure. La rapidité de son hélice était telle que je nepouvais ni suivre ses tours ni les compter.

Quand je songeais que ce merveilleux agent électrique, après avoir donnéle mouvement, la chaleur, la lumière au Nautilus, le protégeait encorecontre les attaques extérieures, et le transformait en une arche sainte àlaquelle nul profanateur ne touchait sans être foudroyé, mon admirationn’avait plus de bornes, et de l’appareil, elle remontait aussitôt à l’ingénieurqui l’avait créé.

Nous marchions directement vers l’ouest, et, le 11 janvier, nous doublâmesce cap Wessel, situé par 135° de longitude et l0° de latitude nord, quiforme la pointe est du golfe de Carpentarie. Les récifs étaient encorenombreux, mais plus clairsemés, et relevés sur la carte avec une extrêmeprécision. Le Nautilus évita facilement les brisants de Money à bâbord, etles récifs Victoria à tribord, placés par 1300 de longitude, et sur ce dixièmeparallèle que nous suivions rigoureusement.

Le 13 janvier, le capitaine Nemo. arrivé dans la mer de Timor, avaitconnaissance de l’île de ce nom par 1220 de longitude. Cette île dont lasuperficie est de seize cent vingt−cinq lieues carrées est gouvernée par desradjahs. Ces princes se disent fils de crocodiles, c’est−à−dire issus de laplus haute origine à laquelle un être humain puisse prétendre. Aussi, cesancêtres écailleux foisonnent dans les rivières de l’île, et sont l’objet d’unevénération particulière. On les protège, on les gâte, on les adule, on lesnourrit, on leur offre des jeunes filles en pâture, et malheur à l’étranger quiporte la main sur ces lézards sacrés.

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Mais le Nautilus n’eut rien à démêler avec ces vilains animaux. Timor nefut visible qu’un instant, à midi, pendant que le second relevait sa position.Également, je ne fis qu’entrevoir cette petite île Rotti, qui fait partie dugroupe, et dont les femmes ont une réputation de beauté très établie sur lesmarchés malais.

A partir de ce point, la direction du Nautilus, en latitude, s’infléchit vers lesud−ouest. Le cap fut mis sur l’océan Indien. Où la fantaisie du capitaineNemo allait−elle nous entraîner ? Remontrait−il vers les côtes de l’Asie ?Se rapprocherait−il des rivages de l’Europe ? Résolutions peu probables dela part d’un homme qui fuyait les continents habités ? Descendrait−il doncvers le sud ? Irait−il doubler le cap de Bonne−Espérance, puis le cap Horn,et pousser au pôle antarctique ? Reviendrait−il enfin vers ses mers duPacifique, où son Nautilus trouvait une navigation facile et indépendante ?L’avenir devait nous l’apprendre.Après avoir prolongé les écueils de Cartier, d’Hibernia, de Seringapatam,de Scott, derniers efforts de l’élément solide contre l’élément liquide, le 14janvier, nous étions au−delà de toutes terres. La vitesse du Nautilus futsingulièrement ralentie, et, très capricieux dans ses allures, tantôt il nageaitau milieu des eaux, et tantôt il flottait à leur surface.

Pendant cette période du voyage, le capitaine Nemo fit d’intéressantesexpériences sur les diverses températures de la mer à des couchesdifférentes. Dans les conditions ordinaires, ces relevés s’obtiennent aumoyen d’instruments assez compliqués. dont les rapports sont au moinsdouteux, que ce soient des sondes thermométriques, dont les verres sebrisent souvent sous la pression des eaux, ou des appareils basés sur lavariation de résistance de métaux aux courants électriques. Ces résultatsainsi obtenus ne peuvent être suffisamment contrôlés. Au contraire, lecapitaine Nemo allait lui−même chercher cette température dans lesprofondeurs de la mer, et son thermomètre, mis en communication avec lesdiverses nappes liquides, lui donnait immédiatement et sûrement le degrérecherché.

C’est ainsi que, soit en surchargeant ses réservoirs, soit en descendant

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obliquement au moyen de ses plans inclinés, le Nautilus atteignitsuccessivement des profondeurs de trois, quatre, cinq, sept, neuf et dixmille mètres, et le résultat définitif de ces expériences fut que la merprésentait une température permanente de quatre degrés et demi, à uneprofondeur de mille mètres, sous toutes les latitudes.Je suivais ces expériences avec le plus vif intérêt. Le capitaine Nemo yapportait une véritable passion. Souvent, je me demandai dans quel but ilfaisait ces observations. Était−ce au profit de ces semblables ? Ce n’étaitpas probable, car, un jour ou l’autre, ses travaux devaient périr avec luidans quelque mer ignorée ! A moins qu’il ne me destinât le résultat de sesexpériences. Mais c’était admettre que mon étrange voyage aurait unterme, et ce terme, je ne l’apercevais pas encore.

Quoi qu’il en soit, le capitaine Nemo me fit également connaître diverschiffres obtenus par lui et qui établissaient le rapport des densités de l’eaudans les principales mers du globe. De cette communication, je tirai unenseignement personnel qui n’avait rien de scientifique.

C’était pendant la matinée du 15 janvier. Le capitaine, avec lequel je mepromenais sur la plate−forme, me demanda si je onnaissais les différentesdensités que présentent les eaux de la mer. Je lui répondis négativement, etj’ajoutai que la science manquait d’observations rigoureuses à ce sujet.

« Je les ai faites, ces observations, me dit−il, et je puis en affirmer lacertitude.

— Bien, répondis−je, mais le Nautilus est un monde à part, et les secretsde ses savants n’arrivent pas jusqu’à la terre.

— Vous avez raison, monsieur le professeur, me dit−il, après quelquesinstants de silence. C’est un monde à part. Il est aussi étranger à la terreque les planètes qui accompagnent ce globe autour du soleil, et l’on neconnaîtra jamais les travaux des savants de Saturne ou de Jupiter.Cependant, puisque le hasard a lié nos deux existences, je puis vouscommuniquer le résultat de mes observations.

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— Je vous écoute, capitaine.

— Vous savez, monsieur le professeur, que l’eau de mer est plus dense quel’eau douce, mais cette densité n’est pas uniforme. En effet, si je représentepar un la densité de l’eau douce, je trouve un vingt−huit millième pour leseaux de l’Atlantique, un vingt−six millième pour les eaux du Pacifique, untrente−millième pour les eaux de la Méditerranée...

— Ah ! pensai−je, il s’aventure dans la Méditerranée ?

— Un dix−huit mill ième pour les eaux de la mer Ionienne, et unvingt−neuf millième pour les eaux de l’Adriatique. »Décidément, le Nautilus ne fuyait pas les mers fréquentées de l’Europe, etj’en conclus qu’il nous ramènerait – peut−être avant peu vers descontinents plus civilisés. Je pensai que Ned Land apprendrait cetteparticularité avec une satisfaction très naturelle.

Pendant plusieurs jours, nos journées se passèrent en expériences de toutessortes, qui portèrent sur les degrés de salure des eaux à différentesprofondeurs, sur leur électrisation, sur leur coloration, sur leurtransparence, et dans toutes ces circonstances, le capitaine Nemo déployaune ingéniosité qui ne fut égalée que par sa bonne grâce envers moi. Puis,pendant quelques jours, je ne le revis plus, et demeurai de nouveau commeisolé à son bord.

Le 16 janvier, le Nautilus parut s’endormir à quelques mètres seulementau−dessous de la surface des flots. Ses appareils électriques nefonctionnaient pas, et son hélice immobile le laissait errer au gré descourants. Je supposai que l’équipage s’occupait de réparations intérieures,nécessitées par la violence des mouvements mécaniques de la machine.

Mes compagnons et moi, nous fûmes alors témoins d’un curieux spectacle.Les panneaux du salon étaient ouverts, et comme le fanal du Nautilusn’était pas en activité, une vague obscurité régnait au milieu des eaux.

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Le ciel orageux et couvert d’épais nuages ne donnait aux premièrescouches de l’Océan qu’une insuffisante clarté.

J’observais l’état de la mer dans ces conditions, et les plus gros poissons nem’apparaissaient plus que comme des ombres à peine figurées, quand leNautilus se trouva subitement transporté en pleine lumière. Je crus d’abordque le fanal avait été rallumé, et qu’il projetait son éclat électrique dans lamasse liquide. Je me trompais, et après une rapide observation, je reconnusmon erreur.

Le Nautilus flottait au milieu d’une couche phosphorescente, qui dans cetteobscurité devenait éblouissante. Elle était produite par des myriadesd’animalcules lumineux, dont l’étincellement s’accroissait en glissant surla coque métallique de l’appareil. Je surprenais alors des éclairs au milieude ces nappes lumineuses, comme eussent été des coulées de plomb fondudans une fournaise ardente, ou des masses métalliques portées au rougeblanc ; de telle sorte que par opposition, certaines portions lumineusesfaisaient ombre dans ce milieu igné, dont toute ombre semblait devoir êtrebannie. Non ! ce n’était plus l’irradiation calme de notre éclairagehabituel ! Il y avait là une vigueur et un mouvement insolites ! Cettelumière, on la sentait vivante !En effet, c’était une agglomération infinie d’infusoires pélagiens, denoctiluques miliaires, véritables globules de gelée diaphane, pourvus d’untentacule filiforme, et dont on a compté jusqu’à vingt−cinq mille danstrente centimètres cubes d’eau. Et leur lumière était encore doublée par ceslueurs particulières aux méduses, aux astéries, aux aurélies, auxpholadesdattes, et autres zoophytes phosphorescents, imprégnés dugraissin des matières organiques décomposées par la mer, et peut−être dumucus secrète par les poissons.

Pendant plusieurs heures, le Nautilus flotta dans ces ondes brillantes, etnotre admiration s’accrut à voir les gros animaux marins s’y jouer commedes salamandres. Je vis là, au milieu de ce feu qui ne brûle pas, desmarsouins élégants et rapides, infatigables clowns des mers, et desistiophores longs de trois mètres, intelligents précurseurs des ouragans,

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dont le formidable glaive heurtait parfois la vitre du salon. Puis apparurentdes poissons plus petits, des balistes variés, des scomberoïdes−sauteurs,des nasons−loups, et cent autres qui zébraient dans leur course lalumineuse atmosphère.

Ce fut un enchantement que cet éblouissant spectacle ! Peut−être quelquecondition atmosphérique augmentait−elle l’intensité de ce phénomène ?Peut−être quelque orage se déchaînait−il à la surface des flots ? Mais, àcette profondeur de quelques mètres, le Nautilus ne ressentait pas safureur, et il se balançait paisiblement au milieu des eaux tranquilles.Ainsi nous marchions, incessamment charmés par quelque merveillenouvelle. Conseil observait et classait ses zoophytes, ses articulés, sesmollusques, ses poissons. Les journées s’écoulaient rapidement, et je ne lescomptais plus. Ned, suivant son habitude, cherchait à varier l’ordinaire dubord. Véritables colimaçons, nous étions faits à notre coquille, et j’affirmequ’il est facile de devenir un parfait colimaçon.

Donc, cette existence nous paraissait facile, naturelle, et nous n’imaginionsplus qu’il existât une vie différente à la surface du globe terrestre, quandun événement vint nous rappeler à l’étrangeté de notre situation.

Le 18 janvier, le Nautilus se trouvait par 105° de longitude et 15° delatitude méridionale. Le temps était menaçant, la mer dure et houleuse. Levent soufflait de l’est en grande brise. Le baromètre, qui baissait depuisquelques jours, annonçait une prochaine lutte des éléments.

J’étais monté sur la plate−forme au moment où le second prenait sesmesures d’angles horaires. J’attendais, suivant la coutume, que la phrasequotidienne fût prononcée. Mais, ce jour−là, elle fut remplacée par uneautre phrase non moins incompréhensible. Presque aussitôt, je visapparaître le capitaine Nemo, dont les yeux, munis d’une lunette, sedirigèrent vers l’horizon.Pendant quelques minutes, le capitaine resta immobile, sans quitter le pointenfermé dans le champ de son objectif. Puis, il abaissa sa lunette, etéchangea une dizaine de paroles avec son second. Celui−ci semblait être en

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proie à une émotion qu’il voulait vainement contenir. Le capitaine Nemo,plus maître de lui, demeurait froid.

Il paraissait, d’ailleurs, faire certaines objections auxquelles le secondrépondait par des assurances formelles. Du moins, je le compris ainsi, à ladifférence de leur ton et de leurs gestes.

Quant à moi, j’avais soigneusement regardé dans la direction observée,sans rien apercevoir. Le ciel et l’eau se confondaient sur une ligned’horizon d’une parfaite netteté.

Cependant, le capitaine Nemo se promenait d’une extrémité à l’autre de laplate−forme, sans me regarder, peut−être sans me voir. Son pas étaitassuré, mais moins régulier que d’habitude. 11 s’arrêtait parfois, et les brascroisés sur la poitrine, il observait la mer. Que pouvait−il chercher sur cetimmense espace ? Le Nautilus se trouvait alors à quelques centaines demilles de la côte la plus rapprochée.

Le second avait repris sa lunette et interrogeait obstinément l’horizon,allant et venant, frappant du pied. contrastant avec son chef par sonagitation nerveuse.D’ailleurs, ce mystère allait nécessairement s’éclaircir, et avant peu, car,sur un ordre du capitaine Nemo, la machine, accroissant sa puissancepropulsive, imprima à l’hélice une rotation plus rapide.

En ce moment, le second attira de nouveau l’attention du capitaine.Celui−ci suspendit sa promenade et dirigea sa lunette vers le point indiqué.Il l’observa longtemps. De mon côté, très sérieusement intrigué, jedescendis au salon, et j’en rapportai une excellente longue−vue dont je meservais ordinairement. Puis, l’appuyant sur la cage du fanal qui formaitsaillie à l’avant de la plate−forme, je me disposai à parcourir toute la lignedu ciel et de la mer.

Mais, mon oeil ne s’était pas encore appliqué à l’oculaire, que l’instrumentme fut vivement arraché des mains.

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Je me retournai. Le capitaine Nemo était devant moi, mais je ne lereconnus pas. Sa physionomie était transfigurée. Son oeil, brillant d’un feusombre, se dérobait sous son sourcil froncé. Ses dents se découvraient àdemi. Son corps raide, ses poings fermés, sa tête retirée entre les épaules,témoignaient de la haine violente que respirait toute sa personne. Il nebougeait pas. Ma lunette tombée de sa main, avait roulé à ses pieds.

Venais−je donc, sans le vouloir, de provoquer cette attitude de colère ?S’imaginait−il, cet incompréhensible personnage, que j’avais surprisquelque secret interdit aux hôtes du Nautilus ?Non ! cette haine, je n’en étais pas l’objet, car il ne me regardait pas, et sonoeil restait obstinément fixé sur l’impénétrable point de l’horizon.

Enfin, le capitaine Nemo redevint maître de lui. Sa physionomie, siprofondément altérée, reprit son calme habituel. Il adressa à son secondquelques mots en langue étrangère, puis il se retourna vers moi.

« Monsieur Aronnax, me dit−il d’un ton assez impérieux, je réclame devous l’observation de l’un des engagements qui vous lient à moi.

— De quoi s’agit−il, capitaine ?

— Il faut vous laisser enfermer, vos compagnons et vous, jusqu’aumoment où je jugerai convenable de vous rendre la liberté.

— Vous êtes le maître, lui répondis−je, en le regardant fixement. Maispuis−je vous adresser une question ?

— Aucune, monsieur. »

Sur ce mot, je n’avais pas à discuter, mais à obéir, puisque toute résistanceeût été impossible.Je descendis à la cabine qu’occupaient Ned Land et Conseil, et je leur fispart de la détermination du capitaine. Je laisse à penser comment cette

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communication fut reçue par le Canadien. D’ailleurs, le temps manqua àtoute explication. Quatre hommes de l’équipage attendaient à la porte, etils nous conduisirent à cette cellule où nous avions passé notre premièrenuit à bord du Nautilus.

Ned Land voulut réclamer, mais la porte se ferma sur lui pour touteréponse.

« Monsieur me dira−t−il ce que cela signifie ? » me demanda Conseil.

Je racontai à mes compagnons ce qui s’était passé. Ils furent aussi étonnésque moi, mais aussi peu avancés.

Cependant, j’étais plongé dans un abîme de réflexions, et l’étrangeappréhension de la physionomie du capitaine Nemo ne quittait pas mapensée. J’étais incapable d’accoupler deux idées logiques, et je me perdaisdans les plus absurdes hypothèses, quand je fus tiré de ma contentiond’esprit par ces paroles de Ned Land :

« Tiens ! le déjeuner est servi ! »En effet, la table était préparée. Il était évident que le capitaine Nemo avaitdonné cet ordre en même temps qu’il faisait hâter la marche du Nautilus.

« Monsieur me permettra−t−il de lui faire une recommandation ? medemanda Conseil.

— Oui, mon garçon, répondis−je.

— Eh bien ! que monsieur déjeune. C’est prudent, car nous ne savons cequi peut arriver.

— Tu as raison, Conseil.

— Malheureusement, dit Ned Land, on ne nous a donné que le menu dubord.

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— Ami Ned, répliqua Conseil, que diriez−vous donc, si le déjeuner avaitmanqué totalement ! »

Cette raison coupa net aux récriminations du harponneur.

Nous nous mîmes à table. Le repas se fit assez silencieusement. Je mangeaipeu. Conseil « se força », toujours par prudence, et Ned Land, quoi qu’il eneût, ne perdit pas un coup de dent. Puis, le déjeuner terminé, chacun denous s’accota dans son coin.En ce moment, le globe lumineux qui éclairait la cellule s’éteignit et nouslaissa dans une obscurité profonde. Ned Land ne tarda pas à s’endormir, et,ce qui m’étonna, Conseil se laissa aller aussi à un lourd assoupissement. Jeme demandais ce qui avait pu provoquer chez lui cet impérieux besoin desommeil, quand je sentis mon cerveau s’imprégner d’une épaisse torpeur.Mes yeux, que je voulais tenir ouverts, se fermèrent malgré moi. J’étais enproie à une hallucination douloureuse. Évidemment, des substancessoporifiques avaient été mêlées aux aliments que nous venions de prendre !Ce n’était donc pas assez de la prison pour nous dérober les projets ducapitaine Nemo, il fallait encore le sommeil !

J’entendis alors les panneaux se refermer. Les ondulations de la mer quiprovoquaient un léger mouvement de roulis, cessèrent. Le Nautilus avait−ildonc quitté la surface de l’Océan ? Était−il rentré dans la couche immobiledes eaux ?

Je voulus résister au sommeil. Ce fut impossible. Ma respiration s’affaiblit.Je sentis un froid mortel glacer mes membres alourdis et comme paralysés.Mes paupières, véritables calottes de plomb, tombèrent sur mes yeux. Je nepus les soulever. Un sommeil morbide, plein d’hallucinations, s’empara detout mon être. Puis, les visions disparurent, et me laissèrent dans uncomplet anéantissement.

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Le lendemain, je me réveillai la tête singulièrement dégagée. A ma grandesurprise, j’étais dans ma chambre. Mes compagnons. sans doute, avaientété réintégrés dans leur cabine, sans qu’ils s’en fussent aperçus plus quemoi. Ce qui s’était passé pendant cette nuit, ils l’ignoraient comme jel’ignorais moi−même, et pour dévoiler ce mystère, je ne comptais que surles hasards de l’avenir.

Je songeai alors à quitter ma chambre. Étais−je encore une fois libre ouprisonnier ? Libre entièrement. J’ouvris la porte, je pris par les coursives,je montai l’escalier central. Les panneaux, fermés la veille, étaient ouverts.J’arrivai sur la plate−forme.

Ned Land et Conseil m’y attendaient. Je les interrogeai. Ils ne savaientrien. Endormis d’un sommeil pesant qui ne leur laissait aucun souvenir, ilsavaient été très surpris de se retrouver dans leur cabine.

Quant au Nautilus, il nous parut tranquille et mystérieux comme toujours.Il flottait à la surface des flots sous une allure modérée. Rien ne semblaitchangé à bord.

Ned Land, de ses yeux pénétrants, observa la mer. Elle était déserte. LeCanadien ne signala rien de nouveau à l’horizon, ni voile, ni terre. Unebrise d’ouest soufflait bruyamment, et de longues lames, échevelées par levent, imprimaient à l’appareil un très sensible roulis.Le Nautilus, après avoir renouvelé son air, se maintint à une profondeurmoyenne de quinze mètres, de manière à pouvoir revenir promptement à lasurface des flots. Opération qui, contre l’habitude, fut pratiquée plusieursfois, pendant cette journée du 19 janvier. Le second montait alors sur laplate−forme, et la phrase accoutumée retentissait à l’intérieur du navire.

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Quant au capitaine Nemo, il ne parut pas. Des gens du bord, je ne vis quel’impassible stewart, qui me servit avec son exactitude et son mutismeordinaires.

Vers deux heures, j’étais au salon. occupé à classer mes notes, lorsque lecapitaine ouvrit la porte et parut. Je le saluai. Il me rendit un salut presqueimperceptible, sans m’adresser la parole. Je me remis à mon travail,espérant qu’il me donnerait peut−être des explications sur les événementsqui avaient marqué la nuit précédente. Il n’en fit rien. Je le regardai. Safigure me parut fatiguée ; ses yeux rougis n’avaient pas été rafraîchis par lesommeil ; sa physionomie exprimait une tristesse profonde, un réelchagrin. Il allait et venait, s’asseyait et se relevait, prenait un livre auhasard, l’abandonnait aussitôt. consultait ses instruments sans prendre sesnotes habituelles, et semblait ne pouvoir tenir un instant en place.

Enfin, il vint vers moi et me dit :« Etes−vous médecin, monsieur Aronnax ? »

Je m’attendais si peu à cette demande, que je le regardai quelque tempssans répondre.

« Etes−vous médecin ? répéta−t−il. Plusieurs de vos collègues ont faitleurs études de médecine, Gratiolet, Moquin−Tandon et autres.

— En effet, dis−je, je suis docteur et interne des hôpitaux. J’ai pratiquépendant plusieurs années avant d’entrer au Muséum.

— Bien, monsieur. »

Ma réponse avait évidemment satisfait le capitaine Nemo. Mais ne sachantoù il en voulait venir, j’attendis de nouvelles questions, me réservant derépondre suivant les circonstances.

« Monsieur Aronnax, me dit le capitaine, consentiriez−vous à donner vossoins à l’un de mes hommes ?

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— Vous avez un malade ?

— Oui.

— Je suis prêt à vous suivre.

— Venez. »

J’avouerai que mon coeur battait. Je ne sais pourquoi je voyais unecertaine connexité entre cette maladie d’un homme de l’équipage et lesévénements de la veille, et ce mystère me préoccupait au moins autant quele malade.

Le capitaine Nemo me conduisit à l’arrière du Nautilus, et me fit entrerdans une cabine située près du poste des matelots.

Là, sur un lit, reposait un homme d’une quarantaine d’années, à figureénergique, vrai type de l’Anglo−Saxon.

Je me penchai sur lui. Ce n’était pas seulement un malade, c’était unblessé. Sa tête, emmaillotée de linges sanglants, reposait sur un doubleoreiller. Je détachai ces linges, et le blessé, regardant de ses grands yeuxfixes, me laissa faire, sans proférer une seule plainte.

La blessure était horrible. Le crâne, fracassé par un instrument contondant,montrait la cervelle à nu, et la substance cérébrale avait subi une attritionprofonde. Des caillots sanguins s’étaient formés dans la masse diffluente,qui affectait une couleur lie de vin. Il y avait eu à la fois contusion etcommotion du cerveau. La respiration du malade était lente, et quelquesmouvements spasmodiques des muscles agitaient sa face. La phlegmasiecérébrale était complète et entraînait la paralysie du sentiment et dumouvement.

Je pris le pouls du blessé. Il était intermittent. Les extrémités du corps se

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refroidissaient déjà, et je vis que la mort s’approchait, sans qu’il me parûtpossible de l’enrayer. Après avoir pansé ce malheureux, je rajustai leslinges de sa tête, et je me retournai vers le capitaine Nemo.

« D’où vient cette blessure ? Lui demandai−je.

— Qu’importe ! répondit évasivement le capitaine. Un choc du Nautilus abrisé un des leviers de la machine, qui a frappé cet homme. Mais votre avissur son état ? »

J’hésitais à me prononcer.

« Vous pouvez parler, me dit le capitaine. Cet homme n’entend pas lefrançais. »

Je regardai une dernière fois le blessé, puis je répondis :

« Cet homme sera mort dans deux heures.

— Rien ne peut le sauver ?

— Rien. »La main du capitaine Nemo se crispa, et quelques larmes glissèrent de sesyeux, que je ne croyais pas faits pour pleurer.

Pendant quelques instants, j’observai encore ce mourant dont la vie seretirait peu à peu. Sa pâleur s’accroissait encore sous l’éclat électrique quibaignait son lit de mort. Je regardais sa tête intelligente. sillonnée de ridesprématurées, que le malheur, la misère peut−être. avaient creusées depuislongtemps. Je cherchais à surprendre le secret de sa vie dans les dernièresparoles échappées à ses lèvres !

« Vous pouvez vous retirer, monsieur Aronnax », me dit le capitaineNemo.

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Je laissai le capitaine dans la cabine du mourant, et je regagnai machambre. très ému de cette scène. Pendant toute la journée, je fus agité desinistres pressentiments. La nuit, je dormis mal, et, entre mes songesfréquemment interrompus, je crus entendre des soupirs lointains et commeune psalmodie funèbre. Était−ce la prière des morts, murmurée dans cettelangue que je ne savais comprendre ?

Le lendemain matin, je montai sur le pont. Le capitaine Nemo m’y avaitprécédé. Dès qu’il m’aperçut. il vint à moi.

« Monsieur le professeur, me dit−il, vous conviendrait−il de faireaujourd’hui une excursion sous−marine ?

— Avec mes compagnons ? demandai−je.

— Si cela leur plaît.

— Nous sommes à vos ordres, capitaine.

— Veuillez donc aller revêtir vos scaphandres. »

Du mourant ou du mort il ne fut pas question. Je rejoignis,Ned Land etConseil. Je leur fis connaître la proposition du capitaine Nemo. Conseils’empressa d’accepter, et, cette fois, le Canadien se montra très disposé ànous suivre.

Il était huit heures du matin. A huit heures et demie, nous étions vêtus pourcette nouvelle promenade, et munis des deux appareils d’éclairage et derespiration. La double porte fut ouverte, et, accompagnés du capitaineNemo que suivaient une douzaine d’hommes de l’équipage, nous prenionspied à une profondeur de dix mètres sur le sol ferme où reposait leNautilus.

Une légère pente aboutissait à un fond accidenté. par quinze brasses deprofondeur environ. Ce fond différait complètement de celui que j’avais

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visité pendant ma première excursion sous les eaux de l’Océan Pacifique.Ici, point de sable fin, point de prairies sous−marines, nulle forêtpélagienne. Je reconnus immédiatement cette région merveilleuse dont, cejour−là, le capitaine Nemo nous faisait les honneurs. C’était le royaume ducorail.

Dans l’embranchement des zoophytes et dans la classe des alcyonnaires,on remarque l’ordre des gorgonaires qui renferme les trois groupes desgorgoniens, des isidiens et des coralliens. C’est à ce dernier qu’appartientle corail, curieuse substance qui fut tour à tour classée dans les règnesminéral, végétal et animal. Remède chez les anciens, bijou chez lesmodernes, ce fut seulement en 1694 que le Marseillais Peysonnel le rangeadéfinitivement dans le règne animal.

Le corail est un ensemble d’animalcules, réunis sur un polypier de naturecassante et pierreuse. Ces polypes ont un générateur unique qui les aproduits par bourgeonnement, et ils possèdent une existence propre, tout enparticipant à la vie commune. C’est donc une sorte de socialisme naturel.Je connaissais les derniers travaux faits sur ce bizarre zoophyte, qui seminéralise tout en s’arborisant, suivant la très juste observation desnaturalistes, et rien ne pouvait être plus intéressant pour moi que de visiterl’une de ces forêts pétrifiées que la nature a plantées au fond des mers.

Les appareils Rumhkorff furent mis en activité, et nous suivîmes un bancde corail en voie de formation, qui, le temps aidant, fermera un jour cetteportion de l’océan indien. La route était bordée d’inextricables buissonsformés par l’enchevêtrement d’arbrisseaux que couvraient de petites fleursétoilées à rayons blancs. Seulement, à l’inverse des plantes de la terre, cesarborisations, fixées aux rochers du sol, se dirigeaient toutes de haut enbas.

La lumière produisait mille effets charmants en se jouant au milieu de cesramures si vivement colorées. Il me semblait voir ces tubes membraneux etcylindriques trembler sous l’ondulation des eaux. J’étais tenté de cueillirleurs fraîches corolles ornées de délicats tentacules, les unes nouvellement

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épanouies, les autres naissant à peine, pendant que de légers poissons, auxrapides nageoires, les effleuraient en passant comme des volées d’oiseaux.Mais, si ma main s’approchait de ces fleurs vivantes, de ces sensitivesanimées, aussitôt l’alerte se mettait dans la colonie. Les corolles blanchesrentraient dans leurs étuis rouges, les fleurs s’évanouissaient sous mesregards, et le buisson se changeait en un bloc de mamelons pierreux.

Le hasard m’avait mis là en présence des plus précieux échantillons de cezoophyte. Ce corail valait celui qui se pêche dans la Méditerranée, sur lescôtes de France, d’Italie et de Barbarie. Il justifiait par ses tons vifs cesnoms poétiques de fleur de sang et d’écume de sang que le commercedonne à ses plus beaux produits. Le corail se vend jusqu’à cinq centsfrancs le kilogramme, et en cet endroit, les couches liquides recouvraient lafortune de tout un monde de corailleurs. Cette précieuse matière, souventmélangée avec d’autres polypiers, formait alors des ensembles compacts etinextricables appelés « macciota », et sur lesquels je remarquaid’admirables spécimens de corail rose.

Mais bientôt les buissons se resserrèrent, les arborisations grandirent. Devéritables taillis pétrifiés et de longues travées d’une architecturefantaisiste s’ouvrirent devant nos pas. Le capitaine Nemo s’engagea sousune obscure galerie dont la pente douce nous conduisit à une profondeur decent mètres. La lumière de nos serpentins produisait parfois des effetsmagiques, en s’accrochant aux rugueuses aspérités de ces arceaux naturelset aux pendentifs disposés comme des lustres, qu’elle piquait de pointes defeu. Entre les arbrisseaux coralliens, j’observai d’autres polypes non moinscurieux, des mélites, des iris aux ramifications articulées, puis quelquestouffes de corallines, les unes vertes, les autres rouges, véritables alguesencroûtées dans leurs sels calcaires, que lesnaturalistes, après longuesdiscussions, ont définitivement rangées dans le règne végétal. Mais,suivant la remarque d’un penseur, « c’est peut−être là le point réel où lavie obscurément se soulève du sommeil de pierre, sans se détacher encorede ce rude point de départ ».

Enfin, après deux heures de marche, nous avions atteint une profondeur de

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trois cents mètres environ, c’est−à−dire la limite extrême sur laquelle lecorail commence à se former. Mais là, ce n’était plus le buisson isolé, ni lemodeste taillis de basse futaie. C’était la forêt immense, les grandesvégétations minérales, les énormes arbres pétrifiés, réunis par desguirlandes d’élégantes plumarias, ces lianes de la mer, toutes parées denuances et de reflets. Nous passions librement sous leur haute ramureperdue dans l’ombre des flots, tandis qu’à nos pieds, les tubipores, lesméandrines, les astrées, les fongies, les cariophylles, formaient un tapis defleurs, semé de gemmes éblouissantes.

Quel indescriptible spectacle ! Ah ! que ne pouvions−nous communiquernos sensations ! Pourquoi étions−nous emprisonnés sous ce masque demétal et de verre ! Pourquoi les paroles nous étaient−elles interdites de l’unà l’autre ! Que ne vivions−nous, du moins, de la vie de ces poissons quipeuplent le liquide élément, ou plutôt encore de celle de ces amphibies qui,pendant de longues heures, peuvent parcourir, au gré de leur caprice, ledouble domaine de la terre et des eaux !

Cependant, le capitaine Nemo s’était arrêté. Mes compagnons et mol noussuspendîmes notre marche, et, me retournant, je vis que ses hommesformaient un demi−cercle autour de leur chef. En regardant avec plusd’attention, j’observai que quatre d’entre eux portaient sur leurs épaules unobjet de forme oblongue.

Nous occupions, en cet endroit. Le centre d’une vaste clairière, entouréepar les hautes arborisations de la forêt sous−marine. Nos lampesprojetaient sur cet espace une sorte de clarté crépusculaire qui allongeaitdémesurément les ombres sur le sol. A la limite de la clairière, l’obscuritéredevenait profonde, et ne recueillait que de petites étincelles retenues parles vives arêtes du corail.

Ned Land et Conseil étaient près de moi. Nous regardions, et il me vint à lapensée que j’allais assister a une scène étrange. En observant le sol, je visqu’il était gonflé, en de certains points, par de légères extumescencesencroûtées de dépôts calcaires, et disposées avec une régularité qui

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trahissait la main de l’homme.

Au milieu de la clairière, sur un piédestal de rocs grossièrement entassés,se dressait une croix de corail, qui étendait ses longs bras qu’on eût ditfaits d’un sang pétrifié.

Sur un signe du capitaine Nemo, un de ses hommes s’avança, et à quelquespieds de la croix, il commença à creuser un trou avec une pioche qu’ildétacha de sa ceinture.

Je compris tout ! Cette clairière c’était un cimetière, ce trou, une tombe, cetobjet oblong, le corps de l’homme mort dans la nuit ! Le capitaine Nemo etles siens venaient enterrer leur compagnon dans cette demeure commune,au fond de cet inaccessible Océan !Non ! jamais mon esprit ne fut surexcité à ce point ! Jamais idées plusimpressionnantes n’envahirent mon cerceau ! Je ne voulais pas voir ce quevoyait mes yeux !

Cependant, la tombe se creusait lentement. Les poissons fuyaient çà et làleur retraite troublée. J’entendais résonner, sur le sol calcaire, le fer du picqui étincelait parfois en heurtant quelque silex perdu au fond des eaux. Letrou s’allongeait, s’élargissait, et bientôt il fut assez profond pour recevoirle corps.

Alors, les porteurs s’approchèrent. Le corps, enveloppé dans un tissu debyssus blanc, descendit dans sa humide tombe. Le capitaine Nemo, les brascroisés sur la poitrine, et tous les amis de celui qui les avait aiméss’agenouillèrent dans l’attitude de la prière... Mes deux compagnons etmoi, nous nous étions religieusement inclinés.

La tombe fut alors recouverte des débris arrachés au sol, qui formèrent unléger renflement.

Quand ce fut fait, le capitaine Nemo et ses hommes se redressèrent ; puis,se rapprochant de la tombe, tous fléchirent encore le genou, et tous

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étendirent leur main en signe de suprême adieu...

Alors, la funèbre troupe reprit le chemin du Nautilus, repassant sous lesarceaux de la forêt, au milieu des taillis, le long des buissons de corail, ettoujours montant.Enfin, les feux du bord apparurent. Leur traînée lumineuse nous guidajusqu’au Nautilus. A une heure, nous étions de retour.

Dès que mes vêtements furent changés, je remontai sur la plate−forme, et,en proie à une terrible obsession d’idées, j’allai m’asseoir près du fanal.

Le capitaine Nemo me rejoignit. Je me levai et lui dis :

« Ainsi, suivant mes prévisions, cet homme est mort dans la nuit ?

— Oui, monsieur Aronnax, répondit le capitaine Nemo.

— Et il repose maintenant près de ses compagnons, dans ce cimetière decorail ?

— Oui, oubliés de tous, mais non de nous ! Nous creusons la tombe, et lespolypes se chargent d’y sceller nos morts pour l’éternité ! »

Et cachant d’un geste brusque son visage dans ses mains crispées, lecapitaine essaya vainement de comprimer un sanglot. Puis il ajouta :

« C’est là notre paisible cimetière, à quelques centaines de piedsau−dessous de la surface des flots !

— Vos morts y dorment, du moins, tranquilles, capitaine, hors de l’atteintedes requins !

— Oui, monsieur, répondit gravement le capitaine Nemo, des requins etdes hommes ! »

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Deuxième partie

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L'océan indien

Ici commence la seconde partie de ce voyage sous les mers. La premières’est terminée sur cette émouvante scène du cimetière de corail qui a laissédans mon esprit une impression profonde. Ainsi donc, au sein de cette merimmense, la vie du capitaine Nemo se déroulait tout entière, et il n’étaitpas jusqu’à sa tombe qu’il n’eût préparée dans le plus impénétrable de sesabîmes. Là, pas un des monstres de l’Océan ne viendrait troubler le derniersommeil de ces hôtes du Nautilus, de ces amis, rivés les uns aux autres,dans la mort aussi bien que dans la vie ! « Nul homme, non plus ! » avaitajouté le capitaine.

Toujours cette même défiance, farouche, implacable, envers les sociétéshumaines !

Pour moi, je ne me contentais plus des hypothèses qui satisfaisaientConseil. Ce digne garçon persistait à ne voir dans le commandant duNautilus qu’un de ces savants méconnus qui rendent à l’humanité méprispour indifférence. C’était encore pour lui un génie incompris qui, las desdéceptions de la terre, avait dû se réfugier dans cet inaccessible milieu oùses instincts s’exerçaient librement. Mais, à mon avis, cette hypothèsen’expliquait qu’un des cotes du capitaine Nemo.En effet, le mystère de cette dernière nuit pendant laquelle nous avions étéenchaînés dans la prison et le sommeil, la précaution si violemment prisepar le capitaine d’arracher de mes yeux la lunette prête à parcourirl’horizon, la blessure mortelle de cet homme due à un choc inexplicable duNautilus, tout cela me poussait dans une voie nouvelle. Non ! le capitaineNemo ne se contentait pas de fuir les hommes ! Son formidable appareilservait non seulement ses instincts de liberté, mais peut−être aussi lesintérêts de je ne sais quelles terribles représailles.

En ce moment, rien n’est évident pour moi, je n’entrevois encore dans ces

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ténèbres que des lueurs, et je dois me borner à écrire, pour ainsi dire, sousla dictée des événements.

D’ailleurs rien ne nous lie au capitaine Nemo. Il sait que s’échapper duNautilus est impossible. Nous ne sommes pas même prisonniers sur parole.Aucun engagement d’honneur ne nous enchaîne. Nous ne sommes que descaptifs, que des prisonniers déguisés sous le nom d’hôtes par un semblantde courtoisie. Toutefois, Ned Land n’a pas renoncé à l’espoir de recouvrersa liberté. Il est certain qu’il profitera de la première occasion que le hasardlui offrira. Je ferai comme lui sans doute. Et cependant, ce ne sera pas sansune sorte de regret que j’emporterai ce que la générosité du capitaine nousaura laissé pénétrer des mystères du Nautilus ! Car enfin, faut−il haïr cethomme ou l’admirer ? Est−ce une victime ou un bourreau ? Et puis, pourêtre franc, je voudrais. avant de l’abandonner à jamais, je voudrais avoiraccompli ce tour du monde sous−marin dont les débuts sont simagnifiques. Je voudrais avoir observé la complète série des merveillesentassées sous les mers du globe. Je voudrais avoir vu ce que nul hommen’a vu encore, quand je devrais payer de ma vie cet insatiable besoind’apprendre ! Qu’ai−je découvert jusqu’ici ? Rien, ou presque rien,puisque nous n’avons encore parcouru que six mille lieues à travers lePacifique !

Pourtant je sais bien que le Nautilus se rapproche des terres habitées, etque, si quelque chance de salut s’offre à nous, il serait cruel de sacrifiermes compagnons à ma passion pour l’inconnu. Il faudra les suivre,peut−être même les guider. Mais cette occasion se présentera−t−ellejamais ? L’homme privé par la force de son libre arbitre la désire, cetteoccasion, mais le savant, le curieux, la redoute.

Ce jour−là, 21 janvier 1868, à midi, le second vint prendre la hauteur dusoleil. Je montai sur la plate−forme, j’allumai un cigare, et je suivisl’opération. Il me parut évident que cet homme ne comprenait pas lefrançais, car plusieurs fois je fis à voix haute des réflexions qui auraient dûlui arracher quelque signe involontaire d’attention, s’il les eût comprises,mais il resta impassible et muet.

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Pendant qu’il observait au moyen du sextant. un des matelots du Nautiluscet homme vigoureux qui nous avait accompagnés lors de notre premièreexcursion sous−marine à l’île Crespo vint nettoyer les vitres du fanal.J’examinai alors l’installation de cet appareil dont la puissance étaitcentuplée par des anneaux lenticulaires disposés comme ceux des phares,et qui maintenaient sa lumière dans le plan utile. La lampe électrique étaitcombinée de manière à donner tout son pouvoir éclairant. Sa lumière, eneffet, se produisait dans le vide, ce qui assurait à la fois sa régularité et sonintensité. Ce vide économisait aussi les pointes de graphite entre lesquellesse développe l’arc lumineux. Économie importante pour le capitaineNemo, qui n’aurait pu les renouveler aisément. Mais, dans ces conditions,leur usure était presque insensible.

Lorsque le Nautilus se prépara à reprendre sa marche sous−marine, jeredescendis au salon. Les panneaux se refermèrent, et la route fut donnéedirectement à l’ouest.

Nous sillonnions alors les flots de l’océan Indien, vaste plaine liquided’une contenance de cinq cent cinquante millions d’hectares, et dont leseaux sont si transparentes qu’elles donnent le vertige à qui se penche à leursurface. Le Nautilus y flottait généralement entre cent et deux cents mètresde profondeur. Ce fut ainsi pendant quelques jours. A tout autre que moi,pris d’un immense amour de la mer, les heures eussent sans doute parulongues et monotones ; mais ces promenades quotidiennes sur laplate−forme où je me retrempais dans l’air vivifiant de l’Océan, lespectacle de ces riches eaux à travers les vitres du salon, la lecture deslivres de la bibliothèque, la rédaction de mes mémoires, employaient toutmon temps et ne me laissaient pas un moment de lassitude ou d’ennui.Notre santé à tous se maintenait dans un état très satisfaisant. Le régime dubord nous convenait parfaitement, et pour mon compte, je me serais bienpassé des variantes que Ned Land, par esprit de protestation, s’ingéniait à yapporter. De plus, dans cette température constante, il n’y avait pas mêmeun rhume à craindre. D’ailleurs, ce madréporaire Dendrophyllée, connu enProvence sous le nom de « Fenouil de mer », et dont il existait une certaine

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réserve à bord, eût fourni avec la chair fondante de ses polypes une pâteexcellente contre la toux.

Pendant quelques jours, nous vîmes une grande quantité d’oiseauxaquatiques, palmipèdes, mouettes ou goélands. Quelques−uns furentadroitement tués, et, préparés d’une certaine façon, ils fournirent un gibierd’eau très acceptable. Parmi les grands voiliers, emportés à de longuesdistances de toutes terres, et qui se reposent sur les flots des fatigues duvol, j’aperçus de magnifiques albatros au cri discordant comme unbraiement d’âne, oiseaux qui appartiennent à la famille des longipennes.La famille des totipalmes était représentée par des frégates rapides quipêchaient prestement les poissons de la surface, et par de nombreuxphaétons ou paille−en−queue, entre autres, ce phaéton à brins rouges, groscomme un pigeon, et dont le plumage blanc est nuancé de tons roses quifont valoir la teinte noire des ailes.Les filets du Nautilus rapportèrent plusieurs sortes de tortues marines, dugenre caret, à dos bombé, et dont l’écaille est très estimée. Ces reptiles, quiplongent facilement, peuvent se maintenir longtemps sous l’eau en fermantla soupape charnue située à l’orifice externe de leur canal nasal.Quelques−uns de ces carets, lorsqu’on les prit, dormaient encore dans leurcarapace, à l’abri des animaux marins. La chair de ces tortues étaitgénéralement médiocre, mais leurs oeufs formaient un régal excellent.

Quant aux poissons, ils provoquaient toujours notre admiration, quandnous surprenions à travers les panneaux ouverts les secrets de leur vieaquatique. Je remarquai plusieurs espèces qu’il ne m’avait pas été donnéd’observer jusqu’alors.

Je citerai principalement des ostracions particuliers à la mer Rouge, à lamer des Indes et à cette partie de l’Océan qui baigne les côtes del’Amérique équinoxiale. Ces poissons, comme les tortues, les tatous, lesoursins, les crustacés, sont protégés par une cuirasse qui n’est ni crétacée,ni pierreuse, mais véritablement osseuse. Tantôt, elle affecte la forme d’unsolide triangulaire, tantôt la forme d’un solide quadrangulaire. Parmi lest r iangu la i res , j ’en nota i que lques−uns d ’une longueur d ’un

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demi−décimètre, d’une chair salubre, d’un goût exquis, bruns à la queue,jaunes aux nageoires, et dont je recommande l’acclimatation même dansles eaux douces, auxquelles d’ailleurs un certain nombre de poissons demer s ’accoutument a isément . Je c i tera i auss i des ost rac ionsquadrangulaires, surmontés sur le dos de quatre gros tubercules : desostracions mouchetés de points blancs sous la partie inférieure du corps,qui s’apprivoisent comme des oiseaux ; des trigones, pourvus d’aiguillonsformés par la prolongation de leur croûte osseuse, et auxquels leursingulier grognement a valu le surnom de « cochons de mer » ; puis desdromadaires à grosses bosses en forme de cône, dont la chair est dure etcoriace.

Je relève encore sur les notes quotidiennes tenues par maître Conseilcertains poissons du genre tétrodons, particuliers à ces mers, desspenglériens au dos rouge, à la poitrine blanche, qui se distinguent par troisrangées longitudinales de filaments, et des électriques, longs de septpouces, parés des plus vives couleurs. Puis, comme échantillons d’autresgenres, des ovoïdes semblables à un oeuf d’un brun noir, sillonnés debandelettes blanches et dépourvus de queue ; des diodons. véritablesporcs−épics de la mer, munis d’aiguillons et pouvant se gonfler de manièreà former une pelote hérissée de dards ; des hippocampes communs à tousles océans ; des pégases volants, à museau allongé, auxquels leursnageoires pectorales, très étendues et disposées en forme d’ailes,permettent sinon de voler, du moins de s’élancer dans les airs ; des pigeonsspatulés, dont la queue est couverte de nombreux anneaux écailleux ; desmacrognathes à longue mâchoire, excellents poissons longs de vingt−cinqcentimètres et brillants des plus agréables couleurs ; des calliomoreslivides, dont la tête est rugueuse ; des myriades de blennies−sauteurs, rayésde noir, aux longues nageoires pectorales, glissant à la surface des eauxavec une prodigieuse vélocité ; de délicieux vélifères, qui peuvent hisserleurs nageoires comme autant de voiles déployées aux courantsfavorables ; des kurtes splendides, auxquels la nature a prodigué le jaune,le bleu céleste, l’argent et l’or ; des trichoptères, dont les ailes sont forméesde filaments ; des cottes, toujours maculées de limon, qui produisent uncertain bruissement ; des trygles, dont le foie est considéré comme poison ;

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des bodians, qui portent sur les yeux une oeillère mobile ; enfin dessoufflets, au museau long et tubuleux, véritables gobe−mouches del’Océan, armés d’un fusil que n’ont prévu ni les Chassepot ni lesRemington, et qui tuent les insectes en les frappant d’une simple goutted’eau.

Dans le quatre−vingt−neuvième genre des poissons classés par Lacépède,qui appartient à la seconde sous−classe des osseux, caractérisés par unopercule et une membrane bronchiale, je remarquai la scorpène, dont latête est garnie d’aiguillons et qui ne possède qu’une seule nageoiredorsale ; ces animaux sont revêtus ou privés de petites écailles, suivant lesous−genre auquel ils appartiennent. Le second sous−genre nous donna deséchantillons de dydactyles longs de trois à quatre décimètres, rayés dejaune, mais dont la tête est d’un aspect fantastique. Quant au premiersous−genre, il fournit plusieurs spécimens de ce poisson bizarre justementsurnommé « crapaud de mer », poisson à tête grande, tantôt creusée desinus profonds, tantôt boursouflée de protubérances ; hérissé d’aiguillonset parsemé de tubercules, il porte des cornes irrégulières et hideuses ; soncorps et sa queue sont garnis de callosités ; ses piquants font des blessuresdangereuses ; il est répugnant et horrible.

Du 21 au 23 janvier, le Nautilus marcha à raison de deux cent cinquantelieues par vingt−quatre heures, soit cinq cent quarante milles, ouvingt−deux milles à l’heure.

Si nous reconnaissions au passage les diverses variétés de poissons, c’estque ceux−ci, at t i rés par l ’éclat électr ique, cherchaient à nousaccompagner ; la plupart, distancés par cette vitesse, restaient bientôt enarrière ; quelques−uns cependant parvenaient à se maintenir pendant uncertain temps dans les eaux du Nautilus.

Le 24 au matin, par 12°5’de latitude sud et 94°33’de longitude, nouseûmes connaissance de l’île Keeling, soulèvement madréporique planté demagnifiques cocos, et qui fut visitée par M. Darwin et le capitaineFitz−Roy. Le Nautilus prolongea à peu de distance les accores de cette île

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déserte. Ses dragues rapportèrent de nombreux échantillons de polypes etd’échinodermes, et des tests curieux de l’embranchement des mollusques.Quelques précieux produits de l’espèce des dauphinules accrurent lestrésors du capitaine Nemo, auquel je joignis une astrée punctifère, sorte depolypier parasite souvent fixé sur une coquille.

Bientôt l’île Keeling disparut sous l’horizon, et la route fut donnée aunord−ouest vers la pointe de la péninsule indienne.

« Des terres civilisées, me dit ce jour−là Ned Land. Cela vaudra mieux queces îles de la Papouasie, où l’on rencontre plus de sauvages que dechevreuils ! Sur cette terre indienne, monsieur le professeur, il y a desroutes, des chemins de fer, des villes anglaises, françaises et indoues. Onne ferait pas cinq milles sans y rencontrer un compatriote. Hein ! est−ceque le moment n’est pas venu de brûler la politesse au capitaine Nemo ?

— Non. Ned, non, répondis−je d’un ton très déterminé. Laissons courir,comme vous dites, vous autres marins. Le Nautilus se rapproche descontinents habités. Il revient vers l’Europe, qu’il nous y conduise. Une foisarrivés dans nos mers, nous verrons ce que la prudence nous conseillera detenter. D’ailleurs, je ne suppose pas que le capitaine Nemo nous permetted’aller chasser sur les côtes du Malabar ou de Coromandel comme dans lesforêts de la Nouvelle−Guinée.

— Eh bien ! monsieur, ne peut−on se passer de sa permission ? »

Je ne répondis pas au Canadien. Je ne voulais pas discuter. Au fond, j’avaisà coeur d’épuiser jusqu’au bout les hasards de la destinée qui m’avait jeté àbord du Nautilus.

A partir de l’île Keeling, notre marche se ralentit généralement. Elle futaussi plus capricieuse et nous entraîna souvent à de grandes profondeurs.On fit plusieurs fois usage des plans inclinés que des leviers intérieurspouvaient placer obliquement à la ligne de flottaison. Nous allâmes ainsijusqu’à deux et trois kilomètres, mais sans jamais avoir vérifié les grands

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fonds de cette mer indienne que des sondes de treize mille mètres n’ont paspu atteindre. Quant à la température des basses couches, le thermomètreindiqua toujours invariablement quatre degrés au−dessus de zéro.J’observai seulement que, dans les nappes supérieures, l’eau était toujoursplus froide sur les hauts fonds qu’en pleine mer.

Le 25 janvier, l’Océan étant absolument désert, le Nautilus passa lajournée à sa surface, battant les flots de sa puissante hélice et les faisantrejaillir à une grande hauteur. Comment, dans ces conditions, ne l’eût−onpas pris pour un cétacé gigantesque ? Je passai les trois quarts de cettejournée sur la plate−forme. Je regardais la mer. Rien à l’horizon, si cen’est, vers quatre heures du soir, un long steamer qui courait dans l’ouest àcontrebord. Sa mâture fut visible un instant, mais il ne pouvait apercevoirle Nautilus, trop ras sur l’eau. Je pensai que ce bateau à vapeur appartenaità la ligne péninsulaire et orientale qui fait le service de l’île de Ceyland àSydney, en touchant à la pointe du roi George et à Melbourne.

A cinq heures du soir. avant ce rapide crépuscule qui lie le jour à la nuitdans les zones tropicales, Conseil et moi nous fûmes émerveillés par uncurieux spectacle.

Il est un charmant animal dont la rencontre, suivant les anciens, présageaitdes chances heureuses. Aristote, Athénée, Pline, Oppien, avaient étudié sesgoûts et épuisé à son égard toute la poétique des savants de la Grèce et del’Italie. Ils l’appelèrent Nautilus et Pompylius. Mais la science modernen’a pas ratifié leur appellation, et ce mollusque est maintenant connu sousle nom d’Argonaute.

Qui eû t consu l té Conse i l eû t appr is de ce brave garçon quel’embranchement des mollusques se divise en cinq classes ; que lapremière classe, celle des céphalopodes dont les sujets sont tantôt nus,tantôt testacés, comprend deux familles, celles des dibranchiaux et destétrabranchiaux, qui se distinguent par le nombre de leurs branches : que lafamille des dibranchiaux renferme trois genres, l’argonaute, le calmar et laseiche, et que la famille des tétrabranchiaux n’en contient qu’un seul, le

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nautile. Si après cette nomenclature. un esprit rebelle eût confondul’argonaute, qui est acétabulifère, c’est−à−dire porteur de ventouses, avecle nautile, qui est tentaculifère, c’est−à−dire porteur de tentacules, il auraitété sans excuse.

Or, c’était une troupe de ces argonautes qui voyageait alors à la surface del’Océan. Nous pouvions en compter plusieurs centaines. Ils appartenaient àl’espèce des argonautes tuberculés qui est spéciale aux mers de l’Inde.

Ces gracieux mollusques se mouvaient à reculons au moyen de leur tubelocomoteur en chassant par ce tube l’eau qu’ils avaient aspirée. De leurshuit tentacules. six. allongés et amincis. flottaient sur l’eau, tandis que lesdeux autres arrondis en palmes, se tendaient au vent comme une voilelégère. Je voyais parfaitement leur coquille spiraliforme et ondulée queCuvier compare justement à une élégante chaloupe. Véritable bateau eneffet. Il transporte l’animal qui l’a sécrété, sans que l’animal y adhère.

« L’argonaute est libre de quitter sa coquille, dis−je à Conseil, mais il ne laquitte jamais.

— Ainsi fait le capitaine Nemo. répondit judicieusement Conseil. C’estpourquoi il eût mieux fait d’appeler son navire l’Argonaute. »Pendant une heure environ. Le Nautilus flotta au milieu de cette troupe demollusques. Puis, je ne sais quel effroi les prit soudain. Comme à unsignal, toutes les voiles furent subitement amenées ; les bras se replièrent,les corps se contractèrent. Les coquilles se renversant changèrent leurcentre de gravité, et toute la flottille disparut sous les flots. Ce futinstantané, et jamais navires d’une escadre ne manoeuvrèrent avec plusd’ensemble.

En ce moment, la nuit tomba subitement, et les lames, à peine soulevéespar la brise, s’allongèrent paisiblement sous les précintes du Nautilus.

Le lendemain , 26 janv ie r , nous coup ions l ’Équa teur su r lequatre−vingt−deuxième méridien, et nous rentrions dans l’hémisphère

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boréal.

Pendant cette journée, une formidable troupe de squales nous fit cortège.Terribles animaux qui pullulent dans ces mers et les rendent fortdangereuses. C’étaient des squales philipps au dos brun et au ventreblanchâtre armés de onze rangées de dents, des squales oeillés dont le couest marqué d’une grande tache noire cerclée de blanc qui ressemble à unoeil. des squales isabelle à museau arrondi et semé de points obscurs.Souvent, ces puissants animaux se précipitaient contre la vitre du salonavec une violence peu rassurante. Ned Land ne se possédait plus alors. Ilvoulait remonter à la surface des flots et harponner ces monstres, surtoutcertains squales émissoles dont la gueule est pavée de dents disposéescomme une mosaïque, et de grands squales tigrés, longs de cinq mètres,qui le provoquaient avec une insistance toute particulière. Mais bientôt leNautilus, accroissant sa vitesse, laissa facilement en arrière les plus rapidesde ces requins.

Le 27 janvier, à l’ouvert du vaste golfe du Bengale, nous rencontrâmes àplusieurs reprises, spectacle sinistre ! des cadavres qui flottaient à lasurface des flots. C’étaient les morts des villes indiennes. charriés par leGange jusqu’à la haute mer, et que les vautours, les seuls ensevelisseurs dupays, n’avaient pas achevé de dévorer. Mais les squales ne manquaient paspour les aider dans leur funèbre besogne.

Vers sept heures du soir, le Nautilus à demi immergé navigua au milieud’une mer de lait. A perte de vue l’Océan semblait être lactifié. Était−cel’effet des rayons lunaires ? Non, car la lune, ayant deux jours à peine, étaitencore perdue au−dessous de l’horizon dans les rayons du soleil. Tout leciel, quoique éclairé par le rayonnement sidéral, semblait noir par contrasteavec la blancheur des eaux.

Conseil ne pouvait en croire ses yeux, et il m’interrogeait sur les causes dece singulier phénomène. Heureusement, j’étais en mesure de lui répondre.« C’est ce qu’on appelle une mer de lait, lui dis−je, vaste étendue de flotsblancs qui se voit fréquemment sur les côtes d’Amboine et dans ces

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parages.

— Mais, demanda Conseil, monsieur peut−il m’apprendre quelle causeproduit un pareil effet. car cette eau ne s’est pas changée en lait, jesuppose !

— Non, mon garçon, et cette blancheur qui te surprend n’est due qu’à laprésence de myriades de bestioles infusoires, sortes de petits verslumineux, d’un aspect gélatineux et incolore, de l’épaisseur d’un cheveu,et dont la longueur ne dépasse pas un cinquième de mil l imètre.Quelques−unes de ces bestioles adhèrent entre elles pendant l’espace deplusieurs lieues.

— Plusieurs lieues ! s’écria Conseil.

— Oui, mon garçon, et ne cherche pas à supputer le nombre de cesinfusoires ! Tu n’y parviendrais pas, car, si je ne me trompe, certainsnavigateurs ont flotté sur ces mers de lait pendant plus de quarante milles.»

Je ne sais si Conseil tint compte de ma recommandation, mais il parut seplonger dans des réflexions profondes, cherchant sans doute à évaluercombien quarante milles carrés contiennent de cinquièmes de millimètres.Pour moi, je continuai d’observer le phénomène. Pendant plusieurs heures,le Nautilus trancha de son éperon ces flots blanchâtres, et je remarquaiqu’il glissait sans bruit sur cette eau savonneuse, comme s’il eût flotté dansces remous d’écume que les courants et les contre−courants des baieslaissaient quelquefois entre eux.

Vers minuit, la mer reprit subitement sa teinte ordinaire, mais derrièrenous. jusqu’aux limites de l’horizon. Le ciel,réfléchissant la blancheur des flots. sembla longtemps imprégné desvagues lueurs d’une aurore boréale.

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Une nouvelle proposition du capitaineNemo

Le 28 février, lorsque le Nautilus revint à midi à la surface de la mer, par9°4’de latitude nord, il se trouvait en vue d’une terre qui lui restait à huitmilles dans l’ouest. J’observai tout d’abord une agglomération demontagnes, hautes de deux mille pieds environ, dont les formes semodelaient très capricieusement. Le point terminé, je rentrai dans le salon,et lorsque le relèvement eut été reporté sur la carte, je reconnus que nousétions en présence de l’île de Ceylan, cette perle qui pend au lobe inférieurde la péninsule indienne.

J’allai chercher dans la bibliothèque quelque livre relatif à cette île, l’unedes plus fertiles du globe. Je trouvai précisément un volume de Sirr H. C. ,esq. , intitulé Ceylan and the Cingalese. Rentré au salon, je notai d’abordles relèvements de Ceyland, à laquelle l’antiquité avait prodigué tant denoms divers. Sa situation était entre 5°55’et 9°49’de latitude nord, et entre79°42’et 82°4’de longitude à l’est du méridien de Greenwich ; sa longueur,deux cent soixante−quinze milles ; sa largeur maximum, cent cinquantemilles ; sa circonférence. neuf cents milles ; sa superficie, vingt−quatremille quatre cent quarante−huit milles, c’est−à−dire un peu inférieure àcelle de l’Irlande.

Le capitaine Nemo et son second parurent en ce moment.

Le capitaine jeta un coup d’oeil sur la carte. Puis, se retournant vers moi :« L’île de Ceylan, dit−il, une terre célèbre par ses pêcheries de perles.Vous serait−il agréable, monsieur Aronnax, de visiter l’une de sespêcheries ?

— Sans aucun doute, capitaine.

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— Bien. Ce sera chose facile. Seulement, si nous voyons les pêcheries,nous ne verrons pas les pêcheurs. L’exploitation annuelle n’est pas encorecommencée. N’importe. Je vais donner l’ordre de rallier le golfe deManaar, où nous arriverons dans la nuit. »

Le capitaine dit quelques mots à son second qui sortit aussitôt. Bientôt leNautilus rentra dans son liquide élément, et le manomètre indiqua qu’il s’ytenait à une profondeur de trente pieds.

La carte sous les yeux, je cherchai alors ce golfe de Manaar. Je le trouvaipar le neuvième parallèle, sur la côte nord−ouest de Ceylan. Il était formépar une ligne allongée de la petite île Manaar. Pour l’atteindre, il fallaitremonter tout le rivage occidental de Ceylan.

« Monsieur le professeur, me dit alors le capitaine Nemo, on pêche desperles dans le golfe du Bengale, dans la mer des Indes, dans les mers deChine et du Japon, dans les mers du sud de l’Amérique, au golfe dePanama, au golfe de Californie ; mais c’est à Ceylan que cette pêcheobtient les plus beaux résultats. Nous arrivons un peu tôt, sans doute. Lespêcheurs ne se rassemblent que pendant le mois de mars au golfe deManaar, et là, pendant trente jours, leurs trois cents bateaux se livrent àcette lucrative exploitation des trésors de la mer. Chaque bateau est montépar dix rameurs et par dix pêcheurs. Ceux−ci, divisés en deux groupes,plongent alternativement et descendent à une profondeur de douze mètresau moyen d’une lourde pierre qu’ils saisissent entre leurs pieds et qu’unecorde rattache au bateau.

— Ainsi, dis−je, c’est toujours ce moyen primitif qui est encore en usage ?

— Toujours, me répondit le capitaine Nemo, bien que ces pêcheriesappartiennent au peuple le plus industrieux du globe, aux Anglais,auxquels le traité d’Amiens les a cédées en 1802.

— Il me semble, cependant, que le scaphandre, tel que vous l’employez,rendrait de grands services dans une telle opération.

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— Oui, car ces pauvres pêcheurs ne peuvent demeurer longtemps sousl’eau. L’Anglais Perceval, dans son voyage à Ceylan, parle bien d’un Cafrequi restait cinq minutes sans remonter à la surface, mais le fait me paraîtpeu croyable. Je sais que quelques plongeurs vont jusqu’à cinquante−septsecondes, et de très habiles jusqu’à quatre−vingt−sept ; toutefois ils sontrares, et, revenus à bord, ces malheureux rendent par le nez et les oreillesde l’eau teintée de sang. Je crois que la moyenne de temps que les pêcheurspeuvent supporter est de trente secondes, pendant lesquelles ils se hâtentd’entasser dans un petit filet toutes les huîtres perlières qu’ils arrachent ;mais, généralement, ces pêcheurs ne vivent pas vieux ; leur vue s’affaiblit ;des ulcérations se déclarent à leurs yeux ; des plaies se forment sur leurcorps, et souvent même ils sont frappés d’apoplexie au fond de la mer.

— Oui, dis−je, c’est un triste métier, et qui ne sert qu’à la satisfaction dequelques caprices. Mais, dites−moi, capitaine, quelle quantité d’huîtrespeut pêcher un bateau dans sa Journée ?

— Quarante à cinquante mille environ. On dit même qu’en 1814, legouvernement anglais ayant fait pêcher pour son propre compte, sesplongeurs, dans vingt journées de travail, rapportèrent soixante−seizemillions d’huîtres.

— Au moins, demandai−je, ces pêcheurs sont−ils suffisamment rétribués ?

— A peine, monsieur le professeur. A Panama, ils ne gagnent qu’un dollarpar semaine. Le plus souvent, ils ont un sol par huître qui renferme uneperle, et combien en ramènent−ils qui n’en contiennent pas !

— Un sol à ces pauvres gens qui enrichissent leurs maîtres ! C’est odieux.

— Ainsi, monsieur le professeur, me dit le capitaine Nemo, voscompagnons et vous, vous visiterez le banc de Manaar, et si par hasardquelque pêcheur hâtif s’y trouve déjà, eh bien, nous le verrons opérer.

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— C’est convenu, capitaine.

— A propos, monsieur Aronnax, vous n’avez pas peur des requins ?

— Des requins ? » m’écriai−je.

Cette question me parut, pour le moins, très oiseuse.

« Eh bien ? reprit le capitaine Nemo.

— Je vous avouerai, capitaine, que je ne suis pas encore très familiariséavec ce genre de poissons.

— Nous y sommes habitués, nous autres, répliqua le capitaine Nemo, etavec le temps, vous vous y ferez. D’ailleurs, nous serons armés, et, cheminfaisant, nous pourrons peut−être chasser quelque squale. C’est une chasseintéressante. Ainsi donc, à demain, monsieur le professeur, et de grandmatin. »Cela dit d’un ton dégagé, le capitaine Nemo quitta le salon.

On vous inviterait à chasser l’ours dans les montagnes de la Suisse, quevous diriez : « Très bien ! demain nous irons chasser l’ours. » On vousinviterait à chasser le lion dans les plaines de l’Atlas, ou le tigre dans lesjungles de l’Inde, que vous diriez : « Ah ! ah ! il paraît que nous allonschasser le tigre ou le lion ! » Mais on vous inviterait à chasser le requindans son élément naturel, que vous demanderiez peut−être à réfléchir avantd’accepter cette invitation.

Pour moi, je passai ma main sur mon front où perlaient quelques gouttes desueur froide.

« Réfléchissons, me dis−je, et prenons notre temps. Chasser des loutresdans les forêts sous−marines, comme nous l’avons fait dans les forêts del’île Crespo, passe encore. Mais courir le fond des mers, quand on est àpeu près certain d’y rencontrer des squales, c’est autre chose ! Je sais bien

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que dans certains pays, aux îles Andamènes particulièrement, les nègresn’hésitent pas à attaquer le requin, un poignard dans une main et un lacetdans l’autre, mais je sais aussi que beaucoup de ceux qui affrontent cesformidables animaux ne reviennent pas vivants ! D’ailleurs, je ne suis pasun nègre, et quand je serais un nègre, je crois que, dans ce cas, une légèrehésitation de ma part ne serait pas déplacée. »Et me voilà rêvant de requins, songeant à ces vastes mâchoires armées demultiples rangées de dents, et capables de couper un homme en deux. Jeme sentais déjà une certaine douleur autour des reins. Puis, je ne pouvaisdigérer le sans−façon avec lequel le capitaine avait fait cette déplorableinvitation ! N’eût−on pas dit qu’il s’agissait d’aller traquer sous boisquelque renard inoffensif ?

« Bon ! pensai−je, jamais Conseil ne voudra venir, et cela me dispenserad’accompagner le capitaine. »

Quant à Ned Land, j’avoue que je ne me sentais pas aussi sûr de sasagesse. Un péril, si grand qu’il fût, avait toujours un attrait pour sa naturebatailleuse.

Je repris ma lecture du livre de Sirr, mais je le feuilletai machinalement. Jevoyais, entre les lignes, des mâchoires formidablement ouvertes.

En ce moment, Conseil et le Canadien entrèrent, l’air tranquille et mêmejoyeux. Ils ne savaient pas ce qui les attendait.

« Ma foi, monsieur, me dit Ned Land, votre capitaine Nemo que le diableemporte ! – vient de nous faire une très aimable proposition.

— Ah ! dis−je, vous savez...

— N’en déplaise à monsieur, répondit Conseil, le commandant du Nautilusnous a invités à visiter demain, en compagnie de monsieur, lesmagnifiques pêcheries de Ceyland. Il l’a fait en termes excellents et s’estconduit en véritable gentleman.

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— Il ne vous a rien dit de plus ?

— Rien, monsieur, répondit le Canadien, si ce n’est qu’il vous avait parléde cette petite promenade.

— En effet, dis−je. Et il ne vous a donné aucun détail sur...

— Aucun, monsieur le naturaliste. Vous nous accompagnerez, n’est−il pasvrai ?

— Moi... sans doute ! Je vois que vous y prenez goût, maître Land.

— Oui ! c’est curieux, très curieux.

— Dangereux peut−être ! ajoutai−je d’un ton insinuant.

— Dangereux, répondit Ned Land, une simple excursion sur un bancd’huîtres ! »

Décidément le capitaine Nemo avait jugé inutile d’éveiller l’idée derequins dans l’esprit de mes compagnons. Moi, je les regardais d’un oeiltroublé, et comme s’il leur manquait déjà quelque membre. Devais−je lesprévenir ? Oui, sans doute, mais je ne savais trop comment m’y prendre.

« Monsieur, me dit Conseil, monsieur voudra−t−il nous donner des détailssur la pêche des perles ?

— Sur la pêche elle−même, demandai−je, ou sur les incidents qui...

— Sur la pêche, répondit le Canadien. Avant de s’engager sur le terrain, ilest bon de le connaître.

— Eh bien ! asseyez−vous, mes amis, et je vais vous apprendre tout ce quel’Anglais Sirr vient de m’apprendre à moi−même. »

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Ned et Conseil prirent place sur un divan, et tout d’abord le Canadien medit :

« Monsieur, qu’est−ce que c’est qu’une perle ?

— Mon brave Ned, répondis−je, pour le poète, la perle est une larme de lamer ; pour les Orientaux, c’est une goutte de rosée solidifiée ; pour lesdames, c’est un bijou de forme oblongue, d’un éclat hyalin, d’une matièrenacrée, qu’elles portent au doigt, au cou ou à l’oreille ; pour le chimiste,c’est un mélange de phosphate et de carbonate de chaux avec un peu degélatine, et enfin, pour les naturalistes, c’est une simple sécrétion maladivede l’organe qui produit la nacre chez certains bivalves.

— Embranchement des mollusques, dit Conseil, classe des acéphales,ordre des testacés.

— Précisément, savant Conseil. Or, parmi ces testacés, l’oreille−de−meriris, les turbots, les tridacnes, les pinnesmarines, en un mot tous ceux quisécrètent la nacre c’est−à− dire cette substance bleue, bleuâtre, violette oublanche, qui tapisse l’intérieur de leurs valves, sont susceptibles deproduire des perles.

— Les moules aussi ? demanda le Canadien.

— Oui ! les moules de certains cours d’eau de l’Ecosse, du pays de Galles,de l’Irlande, de la Saxe, de la Bohème, de la France.

— Bon ! on y fera attention, désormais, répondit le Canadien.

— Mais, repris−je, le mollusque par excellence qui distille la perle, c’estl’huître perlière, la méléagrina−Margaritiferala précieuse pintadine. Laperle n’est qu’une concrétion nacrée qui se dispose sous une formeglobuleuse. Ou elle adhère à la coquille de l’huître, ou elle s’incruste dansles plis de l’animal. Sur les valves, la perle est adhérente ; sur les chairs,

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elle est libre. Mais elle a toujours pour noyau un petit corps dur, soit unovule stérile, soit un grain de sable, autour duquel la matière nacrée sedépose en plusieurs années, successivement et par couches minces etconcentriques.

— Trouve−t−on plusieurs perles dans une même huître ? demandaConseil.

— Oui, mon garçon. Il y a de certaines pintadines qui forment un véritableécrin. On a même cité une huître, mais je me permets d’en douter, qui necontenait pas moins de cent cinquante requins.

— Cent cinquante requins ! s’écria Ned Land.

— Ai−je dit requins ? m’écriai−je vivement. Je veux dire cent cinquanteperles. Requins n’aurait aucun sens.

— En effet, dit Conseil. Mais monsieur nous apprendra−t−il maintenantpar quels moyens on extrait ces perles ?

— On procède de plusieurs façons, et souvent même, quand les perlesadhèrent aux valves, les pêcheurs les arrachent avec des pinces. Mais, leplus communément, les pintadines sont étendues sur des nattes de sparteriequi couvrent le rivage. Elles meurent ainsi à l’air libre, et, au bout de dixjours, elles se trouvent dans un état satisfaisant de putréfaction. On lesplonge alors dans de vastes réservoirs d’eau de mer, puis on les ouvre et onles lave. C’est à ce moment que commence le double travail des rogueurs.D’abord, ils séparent les plaques de nacre connues dans le commerce sousle nom de franche argentée, de bâtarde blanche et de batarde noire, quisont livrées par caisses de cent vingt−cinq à cent cinquante kilogrammes.Puis, ils enlèvent le parenchyme de l’huître, ils le font bouillir, et ils letamisent afin d’en extraire jusqu’aux plus petites perles.

— Le prix de ces perles varie suivant leur grosseur ? demanda Conseil.

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— Non seulement selon leur grosseur, répondis−je, mais aussi selon leurforme, selon leur eau, c’est−à−dire leur couleur, et selon leur orient,c’est−à−dire cet éclat chatoyant et diapré qui les rend si charmantes al’oeil. Les plus belles perles sont appelées perles vierges ou paragons ;elles se forment isolément dans le tissu du mollusque ; elles sont blanches,souvent opaques, mais quelquefois d’une transparence opaline, et le pluscommunément sphériques ou piriformes. Sphériques, elles forment lesbracelets ; piriformes, des pendeloques, et, étant les plus précieuses, ellesse vendent à la pièce. Les autres perles adhèrent à la coquille de l’huître, et,plus irrégulières, elles se vendent au poids. Enfin, dans un ordre inférieurse classent les petites perles, connues sous le nom de semences ; elles sevendent à la mesure et servent plus particulièrement à exécuter desbroderies sur les ornements d’église.

— Mais ce travail, qui consiste à séparer les perles selon leur grosseur, doitêtre long et difficile, dit le Canadien.

— Non, mon ami. Ce travail se fait au moyen de onze tamis ou criblespercés d’un nombre variable de trous. Les perles qui restent dans les tamis,qui comptent de vingt à quatre−vingts trous, sont de premier ordre. Cellesqui ne s’échappent pas des cribles percés de cent à huit cents trous sont desecond ordre. Enfin, les perles pour lesquelles l’on emploie les tamispercés de neuf cents à mille trous forment la semence.

— C’est ingénieux, dit Conseil, et je vois que la division, le classement desperles, s’opère mécaniquement. Et monsieur pourra−t−il nous dire ce querapporte l’exploitation des bancs d’huîtres perlières ?

— A s’en tenir au livre de Sirr, répondis−je, les pêcheries de Ceylan sontaffermées annuellement pour la somme de trois millions de squales.

— De francs ! reprit Conseil.

— Oui, de francs ! Trois millions de francs, repris−je. Mais je crois queces pêcheries ne rapportent plus ce qu’elles rapportaient autrefois. Il en est

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de même des pêcheries américaines, qui, sous le règne de Charles Quint,produisaient quatre millions de francs, présentement réduits aux deux tiers.En somme, on peut évaluer à neuf millions de francs le rendement généralde l’exploitation des perles.

— Mais, demanda Conseil, est−ce que l’on ne cite pas quelques perlescélèbres qui ont été cotées à un très haut prix ?

— Oui, mon garçon. On dit que César offrit à Servillia une perle estiméecent vingt mille francs de notre monnaie.

— J’ai même entendu raconter, dit le Canadien, qu’une certaine dameantique buvait des perles dans son vinaigre.

— Cléopâtre, riposta Conseil.

— Ça devait être mauvais, ajouta Ned Land.

— Détestable, ami Ned, répondit Conseil ; mais un petit verre de vinaigrequi coûte quinze cents mille francs, c’est d’un joli prix.

— Je regrette de ne pas avoir épousé cette dame, dit le Canadien enmanoeuvrant son bras d’un air peu rassurant.

— Ned Land l’époux de Cléopâtre ! s’écria Conseil.

— Mais j’ai dû me marier, Conseil, répondit sérieusement le Canadien, etce n’est pas ma faute si l’affaire n’a pas réussi. J’avais même acheté uncollier de perles à Kat Tender, ma fiancée, qui, d’ailleurs, en a épousé unautre. Eh bien, ce collier ne m’avait pas coûté plus d’un dollar et demi, etcependant – monsieur le professeur voudra bien me croire les perles qui lecomposaient n’auraient pas passé par le tamis de vingt trous.

— Mon brave Ned, répondis−je en riant, c’étaient des perles artificielles,de simples globules de verre enduits à l’intérieur d’essence d’Orient.

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— Si peu que rien ! Ce n’est autre chose que la substance argentée del’écaille de l’ablette, recueillie dans l’eau et conservée dans l’ammoniaque.Elle n’a aucune valeur.

— C’est peut−être pour cela que Kat Tender en a épousé un autre, réponditphilosophiquement maître Land.

— Mais, dis−je, pour en revenir aux perles de haute valeur, je ne crois pasque jamais souverain en ait possédé une supérieure à celle du capitaineNemo.

— Celle−ci, dit Conseil, en montrant le magnifique bijou enfermé sous savitrine.

— Certainement, je ne me trompe pas en lui assignant une valeur de deuxmillions de...

— Francs ! dit vivement Conseil.

— Oui, dis−je, deux millions de francs, et, sans doute elle n’aura coûté aucapitaine que la peine de la ramasser.

— Eh ! s’écria Ned Land, qui dit que demain, pendant notre promenade,nous ne rencontrerons pas sa pareille !

— Bah ! fit Conseil.

— Et pourquoi pas ?

— A quoi des millions nous serviraient−ils à bord du Nautilus ?

— A bord, non, dit Ned Land, mais... ailleurs.

— Oh ! ailleurs ! fit Conseil en secouant la tête.

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— Au fait, dis−je, maître Land a raison. Et si nous rapportons jamais enEurope ou en Amérique une perle de quelques millions, voilà du moins quidonnera une grande authenticité, et, en même temps, un grand prix au récitde nos aventures.

— Je le crois, dit le Canadien.

— Mais, dit Conseil, qui revenait toujours au côté instructif des choses,est−ce que cette pêche des perles est dangereuse ?

— Non, répondis−je vivement, surtout si l’on prend certaines précautions.

— Que risque−t−on dans ce métier ? dit Ned Land : d’avaler quelquesgorgées d’eau de mer !

— Comme vous dites, Ned. A propos, dis−je, en essayant de prendre le tondégagé du capitaine Nemo, est−ce que vous avez peur des requins, braveNed ?

— Moi, répondit le Canadien, un harponneur de profession ! C’est monmétier de me moquer d’eux !

— Il ne s’agit pas, dis−je, de les pêcher avec un émerillon, de les hisser surle pont d’un navire, de leur couper la queue à coups de hache, de leurouvrir le ventre, de leur arracher le coeur et de le jeter à la mer !

— Alors, il s’agit de... ?

— Oui, précisément.

— Dans l’eau ?

— Dans l’eau.

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— Ma foi, avec un bon harpon ! Vous savez, monsieur, ces requins, cesont des bêtes assez mal façonnées. Il faut qu’elles se retournent sur leventre pour vous happer, et, pendant ce temps... »

Ned Land avait une manière de prononcer le mot « happer » qui donnaitfroid dans le dos.

« Eh bien, et toi, Conseil, que penses−tu de ces squales ?

— Moi, dit Conseil, je serai franc avec monsieur.

— A la bonne heure, pensai−je.

— Si monsieur affronte les requins, dit Conseil, je ne vois pas pourquoison fidèle domestique ne les affronterait pas avec lui ! »

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Une perle de dix millions

La nuit arriva. Je me couchai. Je dormis assez mal. Les squales jouèrent unrôle important dans mes rêves, et je trouvai très juste et très injuste à la foiscette étymologie qui fait venir le mot requin du mot « requiem ».

Le lendemain, à quatre heures du matin, je fus réveillé par le stewart que lecapitaine Nemo avait spécialement mis à mon service. Je me levairapidement, je m’habillai et je passai dans le salon.

Le capitaine Nemo m’y attendait.

« Monsieur Aronnax, me dit−il, êtes−vous prêt à partir ?

— Je suis prêt.

— Veuillez me suivre.

— Et mes compagnons, capitaine ?

— Ils sont prévenus et nous attendent.

— N’allons−nous pas revêtir nos scaphandres ? demandai−je.

— Pas encore. Je n’ai pas laissé le Nautilus approcher de trop près cettecôte, et nous sommes assez au large du banc de Manaar ; mais j’ai faitparer le canot qui nous conduira au point précis de débarquement et nousépargnera un assez long trajet. Il emporte nos appareils de plongeurs, quenous revêtirons au moment où commencera cette exploration sous−marine.»

Le capitaine Nemo me conduisit vers l’escalier central, dont les marches

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aboutissaient à la plate−forme. Ned et Conseil se trouvaient là, enchantésde la « partie de plaisir « qui se préparait. Cinq matelots du Nautilus, lesavirons armés, nous attendaient dans le canot qui avait été bossé contre lebord.

La nuit était encore obscure. Des plaques de nuages couvraient le ciel et nelaissaient apercevoir que de rares étoiles. Je portai mes yeux du côté de laterre, mais je ne vis qu’une ligne trouble qui fermait les trois quarts del’horizon du sud−ouest au nord−ouest. Le Nautilus, ayant remonté pendantla nuit la côte occidentale de Ceylan, se trouvait à l’ouest de la baie, ouplutôt de ce golfe formé par cette terre et l’île de Manaar. Là, sous lessombres eaux, s’étendait le banc de pintadines, inépuisable champ deperles dont la longueur dépasse vingt milles.

Le capitaine Nemo, Conseil, Ned Land et moi. nous prîmes place àl’arrière du canot. Le patron de l’embarcation se mit à la barre ; ses quatrecompagnons appuyèrent sur leurs avirons ; la bosse fut larguée et nousdébordâmes.Le canot se dirigea vers le sud. Ses nageurs ne se pressaient pas. J’observaique leurs coups d’aviron, vigoureusement engagés sous l’eau, ne sesuccédaient que de dix secondes en dix secondes, suivant la méthodegénéralement usitée dans les marines de guerre. Tandis que l’embarcationcourait sur son erre, les gouttelettes liquides frappaient en crépitant le fondnoir des flots comme des bavures de plomb fondu. Une petite houle, venuedu large, imprimait au canot un léger roulis, et quelques crêtes de lamesclapotaient à son avant.

Nous étions silencieux. A quoi songeait le capitaine Nemo ? Peut−être àcette terre dont il s’approchait. et qu’il trouvait trop près de lui,contrairement a l’opinion du Canadien, auquel elle semblait encore tropéloignée. Quant à Conseil, il était là en simple curieux.

Vers cinq heures et demie, les premières teintes de l’horizon accusèrentplus nettement la ligne supérieure de la côte. Assez plate dans l’est, elle serenflait un peu vers le sud. Cinq milles la séparaient encore, et son rivage

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se confondait avec les eaux brumeuses. Entre elle et nous, la mer étaitdéserte. Pas un bateau, pas un plongeur. Solitude profonde sur ce lieu derendez−vous des pêcheurs de perles. Ainsi que le capitaine Nemo mel’avait fait observer, nous arrivions un mois trop tôt dans ces parages.

A six heures, le jour se fit subitement, avec cette rapidité particulière auxrégions tropicales, qui ne connaissent ni l’aurore ni le crépuscule. Lesrayons solaires percèrent le rideau de nuages amoncelés sur l’horizonoriental, et l’astre radieux s’éleva rapidement.

Je vis distinctement la terre, avec quelques arbres épars çà et là.

Le canot s’avança vers l’île de Manaar, qui s’arrondissait dans le sud. Lecapitaine Nemo s’était levé de son banc et observait la mer.

Sur un signe de lui, l’ancre fut mouillée, et la chaîne courut à peine, car lefond n’était pas à plus d’un mètre, et il formait en cet endroit l’un des plushauts points du banc de pintadines. Le canot évita aussitôt sous la pousséedu jusant qui portait au large.

« Nous voici arrivés, monsieur Aronnax, dit alors le capitaine Nemo. Vousvoyez cette baie resserrée. C’est ici même que dans un mois se réunirontles nombreux bateaux de pêche des exploitants, et ce sont ces eaux queleurs plongeurs iront audacieusement fouiller. Cette baie est heureusementdisposée pour ce genre de pêche. Elle est abritée des vents les plus forts, etla mer n’y est jamais très houleuse, circonstance très favorable au travaildes plongeurs. Nous allons maintenant revêtir nos scaphandres, et nouscommencerons notre promenade. »aidé des matelots de l’embarcation, je commençai à revêtir mon lourdvêtement de mer. Le capitaine Nemo et mes deux compagnonss’habillaient aussi. Aucun des hommes du Nautilus ne devait nousaccompagner dans cette nouvelle excursion.

Bientôt nous fûmes emprisonnés jusqu’au cou dans le vêtement decaoutchouc, et des bretelles fixèrent sur notre dos les appareils à air. Quant

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aux appareils Ruhmkorff, il n’en était pas question. Avant d’introduire matête dans sa capsule de cuivre, j’en fis l’observation au capitaine.

« Ces appareils nous seraient inutiles, me répondit le capitaine. Nousn’irons pas à de grandes profondeurs, et les rayons solaires suffiront àéclairer notre marche. D’ailleurs, il n’est pas prudent d’emporter sous ceseaux une lanterne électrique. Son éclat pourrait attirer inopinément quelquedangereux habitant de ces parages. »

Pendant que le capitaine Nemo prononçait ces paroles, je me retournai versConseil et Ned Land. Mais ces deux amis avaient déjà emboîté leur têtedans la calotte métallique, et ils ne pouvaient ni entendre ni répondre.

Une dernière question me restait à adresser au capitaine Nemo :

« Et nos armes, lui demandai−je, nos fusils ?_ Des fusils ! à quoi bon ? Vos montagnards n’attaquent−ils pas l’ours unpoignard à la main, et l’acier n’est−il pas plus sûr que le plomb ? Voici unelame solide. Passez−la à votre ceinture et partons. »

Je regardai mes compagnons. Ils étaient armés comme nous, et, de plus,Ned Land brandissait un énorme harpon qu’il avait déposé dans le canotavant de quitter le Nautilus.

Puis, suivant l’exemple du capitaine, je me laissai coiffer de la pesantesphère de cuivre, et nos réservoirs a air furent immédiatement mis enactivité.

Un instant après, les matelots de l’embarcation nous débarquaient les unsaprès les autres, et, par un mètre et demi d’eau, nous prenions pied sur unsable uni. Le capitaine Nemo nous fit un signe de la main. Nous lesuivîmes, et par une pente douce nous disparûmes sous les flots.

Là, les idées qui obsédaient mon cerveau m’abandonnèrent. Je redevinsétonnamment calme. La facilité de mes mouvements accrut ma confiance,

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et l’étrangeté du spectacle captiva mon imagination.

Le soleil envoyait déjà sous les eaux une clarté suffisante. Les moindresobjets restaient perceptibles. Après dix minutes de marche, nous étions parcinq mètres d’eau, et le terrain devenait à peu près plat.

Sur nos pas, comme des compagnies de bécassines dans un marais, selevaient des volées de poissons curieux du genre des monoptères, dont lessujets n’ont d’autre nageoire que celle de la queue. Je reconnus le javanais,véritable serpent long de huit décimètres, au ventre livide, que l’onconfondrait facilement avec le congre sans les lignes d’or de ses flancs.Dans le genre des stromatées, dont le corps est très comprimé et ovale,j’observai des parus aux couleurs éclatantes portant comme une faux leurnageoire dorsale, poissons comestibles qui, séchés et marinés, forment unmets excellent connu sous le nom de karawade puis des tranquebars,appartenant au genre des apsiphoroïdes, dont le corps est recouvert d’unecuirasse écailleuse à huit pans longitudinaux.

Cependant l’élévation progressive du soleil éclairait de plus en plus lamasse des eaux. Le sol changeait peu à peu. Au sable fin succédait unevéritable chaussée de rochers arrondis, revêtus d’un tapis de mollusques etde zoophytes. Parmi les échantillons de ces deux embranchements, jeremarquai des placènes à valves minces et inégales, sortes d’ostracéesparticulières à la mer Rouge et à l’océan Indien, des lucines orangées àcoquille orbiculaire, des tarières subulées, quelques−unes de ces pourprespersiques qui fournissaient au Nautilus une teinture admirable, des rocherscornus, longs de quinze centimètres, qui se dressaient sous les flots commedes mains prêtes à vous saisir, des turbinelles cornigères, toutes hérisséesd’épines, des lingules hyantes, des anatines, coquillages comestibles quialimentent les marchés de l’Hindoustan, des pélagies panopyres,légèrement lumineuses, et enfin d’admirables oculines flabelliformes,magnifiques éventails qui forment l’une des plus riches arborisations deces mers.

Au milieu de ces plantes vivantes et sous les berceaux d’hydrophytes

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couraient de gauches légions d’articulés, particulièrement des raninesdentées, dont la carapace représente un triangle un peu arrondi, des birguesspéciales à ces parages, des parthenopes horribles, dont l’aspect répugnaitaux regards. Un animal non moins hideux que je rencontrai plusieurs fois,ce fut ce crabe énorme observé par M. Darwin, auquel la nature a donnél’instinct et la force nécessaires pour se nourrir de noix de coco ; il grimpeaux arbres du rivage, il fait tomber la noix qui se fend dans sa chute, et ill’ouvre avec ses puissantes pinces. Ici, sous ces flots clairs, ce crabecourait avec une agilité sans pareille, tandis que des chélonées franches, decette espèce qui fréquente les côtes du Malabar, se déplaçaient lentemententre les roches ébranlées.

Vers sept heures, nous arpentions enfin le banc de pintadines, sur lequel leshuîtres perlières se reproduisent par millions. Ces mollusques précieuxadhéraient aux rocs et y étaient fortement attachés par ce byssus de couleurbrune qui ne leur permet pas de se déplacer. En quoi ces huîtres sontinférieures aux moules elles−mêmes auxquelles la nature n’a pas refusétoute faculté de locomotion.

La pintadine meleagrina, la mère perle, dont les valves sont à peu prèségales, se présente sous la forme d’une coquille arrondie, aux épaissesparois, très rugueuses à l’extérieur. Quelques−unes de ces coquilles étaientfeuilletées et sillonnées de bandes verdâtres qui rayonnaient de leursommet. Elles appartenaient aux jeunes huîtres. Les autres, à surface rudeet noire, vieilles de dix ans et plus, mesuraient jusqu’à quinze centimètresde largeur.

Le capitaine Nemo me montra de la main cet amoncellement prodigieux depintadines, et je compris que cette mine était véritablement inépuisable, carla force créatrice de la nature l’emporte sur l’instinct destructif del’homme. Ned Land, fidèle a cet instinct, se hâtait d’emplir des plus beauxmollusques un filet qu’il portait à son côté.Mais nous ne pouvions nous arrêter. Il fallait suivre le capitaine quisemblait se diriger par des sentiers connus de lui seul. Le sol remontaitsensiblement, et parfois mon bras, que j’élevais, dépassait la surface de la

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mer. Puis le niveau du banc se rabaissait capricieusement. Souvent noustournions de hauts rocs effilés en pyramidions. Dans leurs sombresanfractuosités de gros crustacés, pointés sur leurs hautes pattes comme desmachines de guerre, nous regardaient de leurs yeux fixes, et sous nos piedsrampaient des myrianes, des glycères, des aricies et des annélides, quiallongeaient démesurément leurs antennes et leurs cyrrhes tentaculaires.

En ce moment s’ouvrit devant nos pas une vaste grotte, creusée dans unpittoresque entassement de rochers tapissés de toutes les hautes−lisses dela flore sous−marine. D’abord, cette grotte me parut profondémentobscure. Les rayons solaires semblaient s’y éteindre par dégradationssuccessives. Sa vague transparence n’était plus que de la lumière noyée.

Le capitaine Nemo y entra. Nous après lui. Mes yeux s’accoutumèrentbientôt à ces ténèbres relat ives. Je dist inguai les retombées sicapricieusement contournées de la voûte que supportaient des piliersnaturels, largement assis sur leur base granitique, comme les lourdescolonnes de l’architecture toscane. Pourquoi notre incompréhensible guidenous entraînait−il au fond de cette crypte sous−marine ? J’allais le savoiravant peu.

Après avoir descendu une pente assez raide, nos pieds foulèrent le fondd’une sorte de puits circulaire. Là, le capitaine Nemo s’arrêta, et de la mainil nous indiqua un objet que je n’avais pas encore aperçu.

C’était une huître de dimension extraordinaire, une tridacne gigantesque,un bénitier qui eût contenu un lac d’eau sainte, une vasque dont la largeurdépassait deux mètres, et conséquemment plus grande que celle qui ornaitle salon du Nautilus.

Je m’approchai de ce mollusque phénoménal. Par son byssus il adhérait àune table de granit, et là il se développait isolément dans les eaux calmesde la grotte. J’estimai le poids de cette tridacne à trois cents kilogrammes.Or, une telle huître contient quinze kilos de chair, et il faudrait l’estomacd’un Gargantua pour en absorber quelques douzaines.

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Le capitaine Nemo connaissait évidemment l’existence de ce bivalve. Cen’était pas la première fois qu’il le visitait, et je pensais qu’en nousconduisant en cet endroit il voulait seulement nous montrer une curiositénaturelle. Je me trompais. Le capitaine Nemo avait un intérêt particulier àconstater l’état actuel de cette tridacne.Les deux valves du mollusque étaient entr’ouvertes. Le capitaines’approcha et introduisit son poignard entre les coquilles pour lesempêcher de se rabattre ; puis, de la main, i l souleva la tuniquemembraneuse et frangée sur ses bords qui formait le manteau de l’animal.

Là, entre les plis foliacés, je vis une perle libre dont la grosseur égalaitcelle d’une noix de cocotier. Sa forme globuleuse, sa limpidité parfaite,son orient admirable en faisaient un bijou d’un inestimable prix. Emportépar la curiosité, j’étendais la main pour la saisir, pour la peser, pour lapalper ! Mais le capitaine m’arrêta, fit un signe négatif, et, retirant sonpoignard par un mouvement rapide, il laissa les deux valves se refermersubitement.

Je compris alors quel était le dessein du capitaine Nemo. En laissant cetteperle enfouie sous le manteau de la tridacne, il lui permettait de s’accroîtreinsensiblement. Avec chaque année la sécrétion du mollusque y ajoutait denouvelles couches concentriques. Seul, le capitaine connaissait la grotte où« mûrissait » cet admirable fruit de la nature ; seul il l’élevait, pour ainsidire, afin de la transporter un jour dans son précieux musée. Peut−êtremême, suivant l’exemple des Chinois et des Indiens, avait−il déterminé laproduction de cette perle en introduisant sous les plis du mollusquequelque morceau de verre et de métal, qui s’était peu à peu recouvert de lamatière nacrée. En tout cas, comparant cette perle à celles que jeconnaissais déjà, à celles qui brillaient dans la collection du capitaine,j’estimai sa valeur à dix millions de francs au moins. Superbe curiositénaturelle et non bijou de luxe, car je ne sais quelles oreilles fémininesauraient pu la supporter.

La visite à l’opulente tridacne était terminée. Le capitaine Nemo quitta la

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grotte, et nous remontâmes sur le banc de pintadines, au milieu de ces eauxclaires que ne troublait pas encore le travail des plongeurs.

Nous marchions isolément, en véritables flâneurs, chacun s’arrêtant ous’éloignant au gré de sa fantaisie. Pour mon compte, je n’avais plus aucunsouci des dangers que mon imagination avait exagérés si ridiculement. Lehaut−fond se rapprochait sensiblement de la surface de la mer, et bientôtpar un mètre d’eau ma tête dépassa le niveau océanique. Conseil merejoignit, et collant sa grosse capsule à la mienne, il me fit des yeux unsalut amical. Mais ce plateau élevé ne mesurait que quelques toises, etbientôt nous fûmes rentrés dans notre élément. Je crois avoir maintenant ledroit de le qualifier ainsi.

Dix minutes après, le capitaine Nemo s’arrêtait soudain. Je crus qu’ilfaisait halte pour retourner sur ses pas. Non. D’un geste, il nous ordonna denous blottir près de lui au fond d’une large anfractuosité. Sa main sedirigea vers un point de la masse liquide, et je regardai attentivement.A cinq mètres de moi, une ombre apparut et s’abaissa jusqu’au sol.L’inquiétante idée des requins traversa mon esprit. Mais je me trompais, et,cette fois encore, nous n’avions pas affaire aux monstres de l’Océan.

C’était un homme, un homme vivant, un Indien, un noir, un pêcheur, unpauvre diable, sans doute, qui venait glaner avant la récolte. J’apercevaisles fonds de son canot mouillé à quelques pieds au−dessus de sa tête. Ilplongeait, et remontait successivement. Une pierre taillée en pain de sucreet qu’il serrait du pied, tandis qu’une corde la rattachait à son bateau, luiservait à descendre plus rapidement au fond de la mer. C’était là tout sonoutillage. Arrivé au sol, par cinq mètres de profondeur environ, il seprécipitait à genoux et remplissait son sac de pintadines ramassées auhasard. Puis, i l remontait, vidait son sac, ramenait sa pierre, etrecommençait son opération qui ne durait que trente secondes.

Ce plongeur ne nous voyait pas. L’ombre du rocher nous dérobait a sesregards. Et d’ailleurs, comment ce pauvre Indien aurait−il jamais supposéque des hommes, des êtres semblables à lui, fussent là, sous les eaux,

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épiant ses mouvements. ne perdant aucun détail de sa pêche !

Plusieurs fois, il remonta ainsi et plongea de nouveau. Il ne rapportai pasplus d’une dizaine de pintadines à chaque plongée, car il fallait les arracherdu banc auquel elles s’accrochaient par leur robuste byssus. Et combien deces huîtres étaient privées de ces perles pour lesquelles il risquait sa vie !

Je l’observais avec une attention profonde. Sa manoeuvre se faisaitrégulièrement, et pendant une demi−heure, aucun danger ne parut lemenacer. Je me familiarisais donc avec le spectacle de cette pêcheintéressante, quand, tout d’un coup, à un moment où l’Indien étaitagenouillé sur le sol, je lui vis faire un geste d’effroi ? se relever et prendreson élan pour remonter à la surface des flots.

Je compris son épouvante. Une ombre gigantesque apparaissait au−dessusdu malheureux plongeur. C’était un requin de grande taille qui s’avançaitdiagonalement, l’oeil en feu, les mâchoires ouvertes !

J’étais muet d’horreur, incapable de faire un mouvement.

Le vorace animal, d’un vigoureux coup de nageoire, s’élança vers l’Indien,qui se jeta de côté et évita la morsure du requin, mais non le battement desa queue, car cette queue, le frappant à la poitrine, l'étendit sur le sol.

Cette scène avait duré quelques secondes à peine. Le requin revint, et, seretournant sur le dos, il s’apprêtait à couper l’Indien en deux, quand jesentis le capitaine Nemo, posté près de moi, se lever subitement. Puis, sonpoignard à la main, il marcha droit au monstre, prêt à lutter corps à corpsavec lui.

Le squale, au moment où il allait happer le malheureux pêcheur, aperçutson nouvel adversaire, et se replaçant sur le ventre, il se dirigea rapidementvers lui.

Je vois encore la pose du capitaine Nemo. Replié sur lui−même, il attendait

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avec un admirable sang−froid le formidable squale, et lorsque celui−ci seprécipita sur lui, le capitaine, se jetant de côté avec une prestesseprodigieuse, évita le choc et lui enfonça son poignard dans le ventre. Mais,tout n’était pas dit. Un combat terrible s’engagea.

Le requin avait rugi, pour ainsi dire. Le sang sortait à flots de ses blessures.La mer se teignit de rouge, et, à travers ce liquide opaque, je ne vis plusrien. Plus rien, jusqu’au moment où, dans une éclaircie, j’aperçusl’audacieux capitaine, cramponné à l’une des nageoires de l’animal, luttantcorps à corps avec le monstre, labourant de coups de poignard le ventre deson ennemi, sans pouvoir toutefois porter le coup définitif, c’est−à−direl’atteindre en plein coeur. Le squale, se débattant, agitait la masse des eauxavec furie, et leur remous menaçait de me renverser.

J’aurais voulu courir au secours du capitaine. Mais, cloué par l’horreur, jene pouvais remuer.Je regardais, l’oeil hagard. Je voyais les phases de la lutte se modifier. Lecapitaine tomba sur le sol, renversé par la masse énorme qui pesait sur lui.Puis, les mâchoires du requin s’ouvrirent démesurément comme unecisaille d’usine, et c’en était fait du capitaine si, prompt comme la pensée,son harpon à la main, Ned Land, se précipitant vers le requin, ne l’eûtfrappe de sa terrible pointe.

Les flots s’imprégnèrent d’une masse de sang. Ils s’agitèrent sous lesmouvements du squale qui les battait avec une indescriptible fureur. NedLand n’avait pas manqué son but. C’était le râle du monstre. Frappé aucoeur, il se débattait dans des spasmes épouvantables, dont le contrecouprenversa Conseil.

Cependant, Ned Land avait dégagé le capitaine. Celui−ci, relevé sansblessures, alla droit à l’indien, coupa vivement la corde qui le liait à sapierre, le prit dans ses bras et, d’un vigoureux coup de talon, il remonta à lasurface de la mer.

Nous le suivîmes tous trois, et, en quelques instants, miraculeusement

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sauvés, nous atteignions l’embarcation du pêcheur.

Le premier soin du capitaine Nemo fut de rappeler ce malheureux à la vie.Je ne savais s’il réussirait. Je l’espérais, car l’immersion de ce pauvrediable n’avait pas été longue. Mais le coup de queue du requin pouvaitl’avoir frappé à mort.

Heureusement, sous les vigoureuses frictions de Conseil et du capitaine, jevis, peu à peu, le noyé revenir au sentiment. Il ouvrit les yeux. Quelle dutêtre sa surpris−je son épouvante même, à voir les quatre grosses têtes decuivre qui se penchaient sur lui !

Et surtout, que dut−il penser, quand le capitaine Nemo, tirant d’une pochede son vêtement un sachet de perles, le lui eut mis dans la main ? Cettemagnifique aumône de l’homme des eaux au pauvre Indien de Ceylan futacceptée par celui−ci d’une main tremblante.

Ses yeux effarés indiquaient du reste qu’il ne savait à quels êtressurhumains il devait à la fois la fortune et la vie.

Sur un signe du capitaine, nous regagnâmes le banc de pintadines, et,suivant la route déjà parcourue, après une demi−heure de marche nousrencontrions l’ancre qui rattachait au sol le canot du Nautilus.

Une fois embarqués, chacun de nous, avec l’aide des matelots, sedébarrassa de sa lourde carapace de cuivre.

La première parole du capitaine Nemo fut pour le Canadien.« Merci, maître Land, lui dit−il.

— C’est une revanche, capitaine, répondit Ned Land. Je vous devais cela.»

Un pâle sourire glissa sur les lèvres du capitaine, et ce fut tout.

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« Au Nautilus », dit−il.

L’embarcation vola sur les flots. Quelques minutes plus tard, nousrencontrions le cadavre du requin qui flottait.

A la couleur noire marquant l’extrémité de ses nageoires, je reconnus leterrible mélanoptère de la mer des Indes, de l’espèce des requinsproprement dits. Sa longueur dépassait vingt−cinq pieds ; sa boucheénorme occupait le tiers de son corps. C’était un adulte, ce qui se voyaitaux six rangées de dents, disposées en triangles isocèles sur la mâchoiresupérieure.

Conseil le regardait avec un intérêt tout scientifique, et je suis sûr qu’il lerangeait, non sans raison, dans la classe des cartilagineux. ordre deschondroptérygiens à branchies fixes, famille des sélaciens, genre dessquales.Pendant que je considérais cette masse inerte, une douzaine de ces voracesmélanoptères apparut tout d’un coup autour de l’embarcation ; mais, sansse préoccuper de nous, ils se jetèrent sur le cadavre et s’en disputèrent leslambeaux.

A huit heures et demie, nous étions de retour à bord du Nautilus.

Là, je me pris à réfléchir sur les incidents de notre excursion au banc deManaar. Deux observations s’en dégageaient inévitablement. L’une,portant sur l’audace sans pareille du capitaine Nemo, l’autre sur sondévouement pour un être humain, l’un des représentants de cette race qu’ilfuyait sous les mers. Quoi qu’il en dît, cet homme étrange n’était pasparvenu encore à tuer son coeur tout entier.

Lorsque je lui fis cette observation, il me répondit d’un ton légèrementému :

« Cet Indien, monsieur le professeur, c’est un habitant du pays desopprimés, et je suis encore, et, jusqu’à mon dernier souffle, je serai de ce

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pays−là ! »

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Pendant la journée du 29 janvier, l’île de Ceylan disparut sous l’horizon, etle Nautilus, avec une vitesse de vingt milles à l’heure, se glissa dans celabyrinthe de canaux qui séparent les Maledives des Laquedives. Il rangeamême l’île Kittan, terre d’origine madréporique, découverte par Vasco deGama en 1499, et l’une des dix−neuf principales îles de cet archipel desLaquedives, situé entre 10° et 14°30’de latitude nord, et 69° et 50°72’delongitude est.

Nous avions fait alors seize mille deux cent vingt milles, ou sept mille cinqcents lieues depuis notre point de départ dans les mers du Japon.

Le lendemain 30 janvier – lorsque le Nautilus remonta à la surface del’Océan, i l n’avait plus aucune terre en vue. I l faisait route aunord−nord−ouest, et se dirigeait vers cette mer d’Oman, creusée entrel’Arabie et la péninsule indienne, qui sert de débouché au golfe Persique.

C’était évidemment une impasse, sans issue possible. Où nous conduisaitdonc le capitaine Nemo ? Je n’aurais pu le dire. Ce qui ne satisfit pas leCanadien, qui, ce jour−là, me demanda où nous allions.

« Nous allons, maître Ned, où nous conduit la fantaisie ducapitaine.

— Cette fantaisie, répondit le Canadien, ne peut nous mener loin. Le golfePersique n’a pas d’issue, et si nous y entrons, nous ne tarderons guère àrevenir sur nos pas.

— Eh bien ! nous reviendrons, maître Land, et si après le golfe Persique, leNautilus veut visiter la mer Rouge, le détroit de Babel−Mandeb esttoujours là pour lui livrer passage.

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— Je ne vous apprendrai pas, monsieur, répondit Ned Land, que la merRouge est non moins fermée que le golfe, puisque l’isthme de Suez n’estpas encore percé, et, le fût−il, un bateau mystérieux comme le nôtre ne sehasarderait pas dans ses canaux coupés d’écluses. Donc, la mer Rougen’est pas encore le chemin qui nous ramènera en Europe.

— Aussi, n’ai−je pas dit que nous reviendrions en Europe.

— Que supposez−vous donc ?

— Je suppose qu’après avoir visité ces curieux parages de l’Arabie et del’Égypte, le Nautilus redescendra l’Océan indien, peut−être à travers lecanal de Mozambique, peut−être au large des Mascareignes, de manière àgagner le cap de Bonne−Espérance.

Et une fois au cap de Bonne−Espérance ? demanda le Canadien avec uneinsistance toute particulière.

— Eh bien, nous pénétrerons dans cet Atlantique que nous ne connaissonspas encore. Ah ça ! ami Ned, vous vous fatiguez donc de ce voyage sousles mers ? Vous vous blasez donc sur le spectacle incessamment varié desmerveilles sous−marines ? Pour mon compte, je verrai avec un extrêmedépit finir ce voyage qu’il aura été donné à si peu d’hommes de faire.

— Mais savez−vous, monsieur Aronnax, répondit le Canadien, que voilàbientôt trois mois que nous sommes emprisonnés à bord de ce Nautilus ?

— Non, Ned, je ne le sais pas, je ne veux pas le savoir, et je ne compte niles jours, ni les heures.

— Mais la conclusion ?

— La conclusion viendra en son temps. D’ailleurs, nous n’y pouvons rien,et nous discutons inutilement. Si vous veniez me dire, mon brave Ned : «

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Une chance d’évasion nous est offerte », je la discuterais avec vous. Maistel n’est pas le cas et, à vous parler franchement, je ne crois pas que lecapitaine Nemo s’aventure jamais dans les mers européennes. »

Par ce court dialogue, on verra que, fanatique du Nautilus, j’étais incarnédans la peau de son commandant.Quant à Ned Land, il termina la conversation par ces mots, en forme demonologue : « Tout cela est bel et bon, mais, à mon avis, où il y a de lagêne, il n’y a plus de plaisir. »

Pendant quatre jours, jusqu’au 3 février, le Nautilus visita la mer d’Oman,sous diverses vitesses et à diverses profondeurs. Il semblait marcher auhasard, comme s’il eût hésité sur la route à suivre, mais il ne dépassajamais le tropique du Cancer.

En quittant cette mer, nous eûmes un instant connaissance de Mascate, laplus importante ville du pays d’Oman. J’admirai son aspect étrange, aumilieu des noirs rochers qui l’entourent et sur lesquels se détachent enblanc ses maisons et ses forts. J’aperçus le dôme arrondi de ses mosquées,la pointe élégante de ses minarets, ses fraîches et verdoyantes terrasses.Mais ce ne fut qu’une vision, et le Nautilus s’enfonça bientôt sous les flotssombres de ces parages.

Puis, il prolongea à une distance de six milles les côtes arabiques duMahrah et de l’Hadramant, et sa ligne ondulée de montagnes, relevée dequelques ruines anciennes. Le 5 février, nous donnions enfin dans le golfed’Aden, véritable entonnoir introduit dans ce goulot de Babel−Mandeb,qui entonne les eaux indiennes dans la mer Rouge.

Le 6 février, le Nautilus flottait en vue d’Aden, perché sur un promontoirequ’un isthme étroit réunit au continent, sorte de Gibraltar inaccessible,dont les Anglais ont refait lesfortifications, après s’en être emparés en 1839. J’entrevis les minaretsoctogones de cette ville qui fut autrefois l’entrepôt le plus riche et le pluscommerçant de la côte, au dire de l’historien Edrisi.

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Je croyais bien que le capitaine Nemo, parvenu à ce point, allait reveniren arrière ; mais je me trompais, et, à ma grande surprise, il n’en fut rien.

Le lendemain, 7 février, nous embouquions le détroit de Babel−Mandeb,dont le nom veut dire en langue arabe : « la porte des Larmes ». Sur vingtmilles de large, il ne compte que cinquante−deux kilomètres de long, etpour le Nautilus lancé à toute vitesse, le franchir fut l’affaire d’une heureà peine. Mais je ne vis rien, pas même cette île de Périm, dont legouvernement britannique a fortifié la position d’Aden. Trop de steamersanglais ou français des lignes de Suze à Bombay, à Calcutta, à Melbourne,à Bourbon, à Maurice, sillonnaient cet étroit passage, pour que le Nautilustentât de s’y montrer. Aussi se tint−il prudemment entre deux eaux.

Enfin, à midi, nous sillonnions les flots de la mer Rouge.

La mer Rouge, lac célèbre des traditions bibliques, que les pluies nerafraîchissent guère, qu’aucun fleuve important n’arrose, qu’une excessiveévaporation pompe incessamment et qui perd chaque année une trancheliquide haute d’un mètre et demi ! Singulier golfe, qui, fermé et dans lesconditions d’un lac, serait peut−être entièrement desséché ; inférieur enceci à ses voisines la Caspienne ou l’Asphaltite, dont le niveau a seulementbaissé jusqu’au point où leur évaporation a précisément égalé la sommedes eaux reçues dans leur sein.

Cette mer Rouge a deux mille six cents kilomètres de longueur sur unelargeur moyenne de deux cent quarante. Au temps des Ptolémées et desempereurs romains, elle fut la grande artère commerciale du monde, et lepercement de l’isthme lui rendra cette antique importance que les railwaysde Suez ont déjà ramenée en partie.

Je ne voulus même pas chercher à comprendre ce caprice du capitaineNemo qui pouvait le décider à nous entraîner dans ce golfe. Maisj’approuvai sans réserve le Nautilus d’y être entré. Il prit une alluremoyenne, tantôt se tenant à la surface, tantôt plongeant pour éviter

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quelque navire, et je pus observer ainsi le dedans et le dessus de cette mersi curieuse.

Le 8 février, dès les premières heures du jour, Moka nous apparut, villemaintenant ruinée, dont les murailles tombent au seul bruit du canon, etqu’abritent çà et là quelques dattiers verdoyants. Cité importante,autrefois, qui renfermait six marchés publics, vingt−six mosquées, et àlaquelle ses murs, défendus par quatorze forts, faisaient une ceinture detrois kilomètres.Puis, le Nautilus se rapprocha des rivages africains où la profondeur de lamer est plus considérable. Là, entre deux eaux d’une limpidité de cristal,par les panneaux ouverts, il nous permit de contempler d’admirablesbuissons de corauxéclatants, et de vastes pans de rochers revêtus d’une splendide fourrureverte d’algues et de fucus. Quel indescriptible spectacle, et quelle variétéde sites et de paysages à l’arasement de ces écueils et de ces îlotsvolcaniques qui confinent à la côte Iybienne ! Mais où ces arborisationsapparurent dans toute leur beauté, ce fut vers les rives orientales que leNautilus ne tarda pas à rallier. Ce fut sur les côtes du Téhama, car alorsnon seulement ces étalages de zoophytes fleurissaient au−dessous duniveau de la mer, mais ils formaient aussi des entrelacements pittoresquesqui se déroulaient à dix brasses au−dessus ; ceux−ci plus capricieux, maismoins colorés que ceux−là dont l’humide vitalité des eaux entretenait lafraîcheur.

Que d’heures charmantes je passai ainsi à la vitre du salon ! Qued’échantillons nouveaux de la flore et de la faune sous−marine j’admiraisous l’éclat de notre fanal électrique ! Des fongies agariciformes, desactinies de couleur ardoisée, entre autres le thalassianthus aster destubipores disposés comme des flûtes et n’attendant que le souffle du dieuPan, des coquilles particulières à cette mer, qui s’établissent dans lesexcavations madréporiques et dont la base est contournée en courtespirale, et enfin mille spécimens d’un polypier que je n’avais pas observéencore, la vulgaire éponge.La classe des spongiaires, première du groupe des polypes, a été

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précisément créée par ce curieux produit dont l’utilité est incontestable.L’éponge n’est point un végétal comme l’admettent encore quelquesnaturalistes, mais un animal du dernier ordre, un polypier inférieur à celuidu corail. Son animalité n’est pas douteuse, et on ne peut même adopterl’opinion des anciens qui la regardaient comme un être intermédiaireentre la plante et l’animal. Je dois dire cependant, que les naturalistes nesont pas d’accord sur le mode d’organisation de l’éponge. Pour les uns,c’est un polypier, et pour d’autres tels que M. Milne Edwards, c’est unindividu isolé et unique.

La classe des spongiaires contient environ trois cents espèces qui serencontrent dans un grand nombre de mers, et même dans certains coursd’eau où elles ont reçu le nom de « fluviatiles ». Mais leurs eaux deprédilection sont celles de la Méditerranée, de l’archipel grec, de la côtede Syrie et de la mer Rouge. Là se reproduisent et se développent ceséponges fines−douces dont la valeur s’élève jusqu’à cent cinquante francs,l’éponge blonde de Syrie, l’éponge dure de Barbarie, etc. Mais puisque jene pouvais espérer d’étudier ces zoophytes dans les échelles du Levant,dont nous étions séparés par l’infranchissable isthme de Suez, je mecontentai de les observer dans les eaux de la mer Rouge.J’appelai donc Conseil près de moi, pendant que le Nautilus, par uneprofondeur moyenne de huit à neuf mètres, rasait lentement tous ces beauxrochers de la côte orientale.

Là croissaient des éponges de toutes formes, des éponges pédiculées,foliacées, globuleuses, digitées. Elles justifiaient assez exactement cesnoms de corbeilles, de calices, de quenouilles, de cornes d’élan, de pied delion, de queue de paon, de gant de Neptune, que leur ont attribués lespêcheurs, plus poètes que les savants. De leur tissu fibreux, enduit d’unesubstance gélatineuse a demi fluide, s’échappaient incessamment de petitsfilets d’eau, qui après avoir porté la vie dans chaque cellule, en étaientexpulsés par un mouvement contractile. Cette substance disparaît après lamort du polype, et se putréfie en dégageant de l’ammoniaque. Il ne resteplus alors que ces fibres cornées ou gélatineuses dont se compose l’épongedomestique, qui prend une teinte roussâtre, et qui s’emploie à des usages

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divers, selon son degré d’élasticité, de perméabilité ou de résistance à lamacération.

Ces polypiers adhéraient aux rochers, aux coquilles des mollusques etmême aux t iges d’hydrophytes. I ls garnissaient les plus petitesanfractuosités, les uns s’étalant, les autres se dressant ou pendant commedes excroissances coralligènes. J’appris à Conseil que ces éponges sepêchaient de deux manières, soit à la drague, soit à la main. Cette dernièreméthode qui nécessite l’emploi des plongeurs, est préférable, car enrespectant le tissu du polypier, elle lui laisse une valeur très supérieure.

Les autres zoophytes qui pullulaient auprès des spongiaires, consistaientprincipalement en méduses d’une espèce très élégante ; les mollusquesétaient représentés par des variétés de calmars, qui, d’après d’Orbigny,sont spéciales à la mer Rouge, et les reptiles par des tortues virgata,appartenant au genre des chélonées, qui fournirent à notre table un metssain et délicat.

Quant aux poissons, ils étaient nombreux et souvent remarquables. Voiciceux que les filets du Nautilus apportaient plus fréquemment à bord : desraies, parmi lesquelles les limmes de forme ovale, de couleur brique, aucorps semé d’inégales taches bleues et reconnaissables à leur doubleaiguillon dentelé, des arnacks au dos argenté, des pastenaques à la queuepointillée, et des bockats, vastes manteaux longs de deux mètres quiondulaient entre les eaux, des aodons, absolument dépourvus de dents,so r tes de ca r t i l ag ineux qu i se rapp rochen t du squa le , desostracions−dromadaires dont la bosse se termine par un aiguillonrecourbé, long d’un pied et demi, des ophidies, véritables murènes à laqueue argentée, au dos bleuâtre, aux pectorales brunes bordées d’un lisérégris, des fiatoles, espèces de stromatées, zébrés d’étroites raies d’or etparés des trois couleurs de la France, des blémies−garamits, longs dequatre décimètres, de superbes caranx, décorés de sept bandestransversales d’un beau noir, de nageoires bleues et jaunes, et d’écaillesd’or et d’argent, des centropodes, des mulles auriflammes à tête jaune, desscares, des labres, des balistes, des gobies, etc. , et mille autres poissons

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communs aux Océans que nous avions déjà traversés.Le 9 février, le Nautilus flottait dans cette partie la plus large de la merRouge, qui est comprise entre Souakin sur la côte ouest et Quonfodah surla côte est, sur un diamètre de cent quatre−vingt−dix milles.

Ce jour−là à midi, après le point, le capitaine Nemo monta sur laplate−forme où je me trouvai. Je me promis de ne point le laisserredescendre sans l’avoir au moins pressenti sur ses projets ultérieurs. Ilvint à moi dès qu’il m’aperçut, m’offrit gracieusement un cigare et me dit :

« Eh bien ! monsieur le professeur, cette mer Rouge vous plaît−elle ?Avez−vous suffisamment observé les merveilles qu’elle recouvre, sespoissons et ses zoophytes, ses parterres d’éponges et ses forêts de corail ?Avez−vous entrevu les villes jetées sur ses bords ?

— Oui, capitaine Nemo, répondis−je, et le Nautilus s’est merveilleusementprêté à toute cette étude. Ah ! c’est un intelligent bateau !

— Oui, monsieur, intelligent, audacieux et invulnérable ! Il ne redoute niles terribles tempêtes de la mer Rouge, ni ses courants, ni ses écueils.

— En effet, dis−je, cette mer est citée entre les plus mauvaises, et si je neme trompe, au temps des Anciens, sa renommée était détestable.

— Détestable, monsieur Aronnax. Les historiens grecs et latins n’enparlent pas à son avantage, et Strabon dit qu’elle est particulièrement dureà l’époque des vents Etésiens et de la saison des pluies. L’Arabe Edrisi quila dépeint sous le nom de golfe de Colzoum raconte que les navirespérissaient en grand nombre sur ses bancs de sable, et que personne ne sehasardait à y naviguer la nuit. C’est, prétend−il, une mer sujette àd’affreux ouragans, semée d’îles inhospitalières, et « qui n’offre rien debon » ni dans ses profondeurs, ni à sa surface. En effet, telle est l’opinionqui se trouve dans Arrien, Agatharchide et Artémidore.

— On voit bien, répliquai−je, que ces historiens n’ont pas navigué à bord

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du Nautilus.

— En effet, répondit en souriant le capitaine, et sous ce rapport, lesmodernes ne sont pas plus avancés que les anciens. Il a fallu bien dessiècles pour trouver la puissance mécanique de la vapeur ! Qui sait si danscent ans, on verra un second Nautilus ! Les progrès sont lents, monsieurAronnax.

— C’est vrai, répondis−je, votre navire avance d’un siècle, de plusieurspeut−être, sur son époque. Quel malheur qu’un secret pareil doive mouriravec son inventeur ! »

Le capitaine Nemo ne me répondit pas. Après quelques minutes desilence :« Vous me parliez, dit−il, de l’opinion des anciens historiens sur lesdangers qu’offre la navigation de la mer Rouge ?

— C’est vrai, répondis−je, mais leurs craintes n’étaient−elles pasexagérées ?

— Oui et non, monsieur Aronnax, me répondit le capitaine Nemo, qui meparut posséder à fond « sa mer Rouge ». Ce qui n’est plus dangereux pourun navire moderne, bien gréé, solidement construit, maître de sa directiongrâce à l’obéissante vapeur, offrait des périls de toutes sortes auxbâtiments des anciens. Il faut se représenter ces premiers navigateurss’aventurant sur des barques faites de planches cousues avec des cordesde palmier, calfatées de résine pilée et enduites de graisse de chiens demer. Ils n’avaient pas même d’instruments pour relever leur direction, etils marchaient à l’estime au milieu de courants qu’ils connaissaient àpeine. Dans ces conditions, les naufrages étaient et devaient êtrenombreux. Mais de notre temps, les steamers qui font le service entre Suezet les mers du Sud n’ont plus rien à redouter des colères de ce golfe, endépit des moussons contraires. Leurs capitaines et leurs passagers ne sepréparent pas au départ par des sacrifices propitiatoires, et, au retour, ilsne vont plus, ornés de guirlandes et de bandelettes dorées, remercier les

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dieux dans le temple voisin.

— J’en conviens, d is−je, et la vapeur me paraî t avoi r tué lareconnaissance dans le coeur des marins. Mais capitaine, puisque voussemblez avoir spécialement étudié cette mer, pouvez−vous m’apprendrequelle est l’origine de son nom ?

— Il existe, monsieur Aronnax, de nombreuses explications à ce sujet.Voulez−vous connaître l’opinion d’un chroniqueur du XIVe siècle ?

— Volontiers.

— Ce fantaisiste prétend que son nom lui fut donné après le passage desIsraélites, lorsque le Pharaon eut péri dans les flots qui se refermèrent à lavoix de Moïse :

En signe de cette merveille,Devint la mer rouge et vermeille.Non puis ne surent la nommerAutrement que la rouge mer.

— Explication de poète, capitaine Nemo, répondis−je, mais je ne sauraism’en contenter. Je vous demanderai donc votre opinion personnelle.

— La voici. Suivant moi, monsieur Aronnax, il faut voir dans cetteappellation de mer Rouge une traduction du mot hébreu « Edrom », et siles anciens lui donnèrent ce nom, ce fut à cause de la colorationparticulière de ses eaux.

— Jusqu’ici cependant je n’ai vu que des flots limpides et sans aucuneteinte particulière.

— Sans doute, mais en avançant vers le fond du golfe, vous remarquerezcette singulière apparence. Je me rappelle avoir vu la baie de Torentièrement rouge, comme un lac de sang.

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— Et cette couleur, vous l ’attr ibuez à la présence d’une alguemicroscopique ?

— Oui. C’est une matière mucilagineuse pourpre produite par ces chétivesplantules connues sous le nom de trichodesmies, et dont il faut quarantemille pour occuper l’espace d’un millimètre carré. Peut−être enrencontrerez−vous, quand nous serons à Tor.

— Ainsi. capitaine Nemo, ce n’est pas la première fois que vous parcourezla mer Rouge à bord du Nautilus ?

— Non, monsieur.

— Alors, puisque vous parliez plus haut du passage des Israélites et de lacatastrophe des Égyptiens, je vous demanderai si vous avez reconnu sousles eaux des traces de ce grand fait historique ?

— Non, monsieur le professeur, et cela pour une excellente raison.

— Laquelle ?

— C’est que l’endroit même où Moïse a passé avec tout son peuple esttellement ensablé maintenant que les chameaux y peuvent à peine baignerleurs jambes. Vous comprenez que mon Nautilus n’aurait pas assez d’eaupour lui.

— Et cet endroit ? ... demandai−je.

— Cet endroit est situé un peu au−dessus de Suez, dans ce bras quiformait autrefois un profond estuaire, alors que la mer Rouge s’étendaitjusqu’aux lacs amers. Maintenant, que ce passage soit miraculeux ou non,les Israélites n’en ont pas moins passé là pour gagner la Terre promise, etl’armée de Pharaon a précisément péri en cet endroit. Je pense donc quedes fouilles pratiquées au milieu de ces sables mettraient à découvert une

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grande quantité d’armes et d’instruments d’origine égyptienne.

— C’est évident, répondis−je, et il faut espérer pour les archéologues queces fouilles se feront tôt ou tard, lorsque des villes nouvelles s’établirontsur cet isthme, après le percement du canal de Suez. Un canal bien inutilepour un navire tel que le Nautilus !

— Sans doute, mais utile au monde entier, dit le capitaine Nemo. Lesanciens avaient bien compris cette utilité pour leurs affaires commercialesd’établir une communication entre la mer Rouge et la Méditerranée ; maisils ne songèrent point à creuser un canal direct, et ils prirent le Nil pourintermédiaire. Très probablement, le canal qui réunissait le Nil à la merRouge fut commencé sous Sésostris, si l’on en croit la tradition. Ce qui estcertain, c’est que, six cent quinze ans avant Jésus−Christ, Necos entrepritles travaux d’un canal alimenté par les eaux du Nil, à travers la plained’Égypte qui regarde l’Arabie. Ce canal se remontait en quatre jours, et salargeur était telle que deux trirèmes pouvaient y passer de front. Il futcontinué par Darius, fils d’Hytaspe. et probablement achevé par PtoléméeII. Strabon le vit employé à la navigation ; mais la faiblesse de sa penteentre son point de départ, près de Bubaste, et la mer Rouge, ne le rendaitnavigable que pendant quelques mois de l’année. Ce canal servit aucommerce jusqu’au siècle des Antonins ; abandonné, ensablé, puis rétablipar les ordres du calife Omar, il fut définitivement comblé en 761 ou 762par le calife Al−Mansor, qui voulut empêcher les vivres d’arriver àMohammed−ben− Abdoallah, révolté contre lui. Pendant l’expéditiond’Égypte, votre général Bonaparte retrouva les traces de ces travaux dansle désert de Suez, et, surpris par la marée. il faillit périr quelques heuresavant de rejoindre Hadjaroth, là même où Moïse avait campé trois milletrois cents ans avant lui.

— Eh bien, capitaine, ce que les anciens n’avaient osé entreprendre, cettejonction entre les deux mers qui abrégera de neuf mille kilomètres la routede Cadix aux Indes, M. de Lesseps l’a fait, et avant peu, il aura changél’Afrique en une île immense.

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— Oui, monsieur Aronnax, et vous avez le droit d’être fier de votrecompatriote. C’est un homme qui honore plus une nation que les plusgrands capitaines ! Il a commencé comme tant d’autres par les ennuis etles rebuts, mais il a triomphé, car il a le génie de la volonté. Et il est tristede penser que cette oeuvre, qui aurait dû être une oeuvre internationale,qui aurait suffi à illustrer un règne, n’aura réussi que par l’énergie d’unseul homme. Donc, honneur à M. de Lesseps !

— Oui, honneur à ce grand citoyen, répondis−je, tout surpris de l’accentavec lequel le capitaine Nemo venait de parler.

— Malheureusement, reprit−il, je ne puis vous conduire à travers ce canalde Suez, mais vous pourrez apercevoir les longues jetées de Port−Saïdaprès−demain, quand nous serons dans la Méditerranée.

— Dans la Méditerranée ! m’écriai−je.

— Oui. monsieur le professeur. Cela vous étonne ?

— Ce qui m’étonne, c’est de penser que nous y serons après−demain.

— Vraiment ?

— Oui, capitaine, bien que je dusse être habitué à ne m’étonner de riendepuis que je suis à votre bord !

— Mais à quel propos cette surprise ?

— A propos de l’effroyable vitesse que vous serez forcé d’imprimer auNautilus s’il doit se retrouver après−demain en pleine Méditerranée,ayant fait le tour de l’Afrique et doublé le cap de Bonne−Espérance !

— Et qui vous dit qu’il fera le tour de l’Afrique, monsieur le professeur ?Qui vous parle de doubler le cap de Bonne−Espérance !

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— Cependant, à moins que le Nautilus ne navigue en terre ferme et qu’ilne passe par−dessus l’isthme...

— Ou par−dessous, monsieur Aronnax.

— Par−dessous ?

— Sans doute, répondit tranquillement le capitaine Nemo. Depuislongtemps la nature a fait sous cette langue de terre ce que les hommesfont aujourd’hui à sa surface.

— Quoi ! il existerait un passage !

— Oui, un passage souterrain que j’ai nommé Arabian−Tunnel. Il prendau−dessous de Suez et aboutit au golfe de Péluse.

— Mais cet isthme n’est composé que de sables mouvants ?

— Jusqu’à une certaine profondeur. Mais à cinquante mètres seulement serencontre une inébranlable assise de roc.

— Et c’est par hasard que vous avez découvert ce passage ? demandai−jede plus en plus surpris.

— Hasard et raisonnement, monsieur le professeur, et même,raisonnement plus que hasard.

— Capitaine, je vous écoute, mais mon oreille résiste à ce qu’elle entend.

— Ah monsieur ! Aures habent et non audient est de tous les temps. Nonseulement ce passage existe, mais j’en ai profité plusieurs fois. Sans cela,je ne me serais pas aventuré aujourd’hui dans cette impasse de la merRouge.

— Est−il indiscret de vous demander comment vous avez découvert ce

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tunnel ?

— Monsieur, me répondit le capitaine, il n’y peut y avoir rien de secretentre gens qui ne doivent plus se quitter. » Je ne relevai pas l’insinuationet j’attendis le récit du capitaine Nemo. « Monsieur le professeur, medit−il, c’est un simple raisonnement de naturaliste qui m’a conduit adécouvrir ce passage que je suis seul à connaître. J’avais remarqué quedans la mer Rouge et dans la Méditerranée, il existait un certain nombrede poissons d’espèces absolument identiques, des ophidies, des fiatoles,des girelles, des persègues, des joels, des exocets. Certain de ce fait je medemandai s’il n’existait pas de communication entre les deux mers. Si elleexistait, le courant souterrain devait forcément aller de la mer Rouge à laMéditerranée par le seul effet de la différence des niveaux. Je pêchai doncun grand nombre de poissons aux environs de Suez. Je leur passai à laqueue un anneau de cuivre, et je les rejetai à la mer. Quelques mois plustard, sur les côtes de Syrie, je reprenais quelques échantillons de mespoissons ornés de leur anneau indicateur. La communication entre lesdeux m’était donc démontrée. Je la cherchai avec mon Nautilus, je ladécouvris, je m’y aventurai, et avant peu, monsieur le professeur, vousaussi vous aurez franchi mon tunnel arabique ! »

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Arabian−tunnel

Ce jour même, je rapportai à Conseil et à Ned Land la partie de cetteconversation qui les intéressait directement. Lorsque je leur appris que,dans deux jours, nous serions au milieu des eaux de la Méditerranée,Conseil battit des mains, mais le Canadien haussa les épaules.

« Un tunnel sous−marin ! s’écria−t−il, une communication entre les deuxmers ! Qui a jamais entendu parler de cela ?

— Ami Ned, répondit Conseil, aviez−vous jamais entendu parler duNautilus ? Non ! il existe cependant. Donc, ne haussez pas les épaules silégèrement, et ne repoussez pas les choses sous prétexte que vous n’enavez Jamais entendu parler.

— Nous verrons bien ! riposta Ned Land, en secouant la tête. Après tout, jene demande pas mieux que de croire à son passage, à ce capitaine, et fassele ciel qu’il nous conduise, en effet, dans la Méditerranée. »

Le soir même, par 21°30’de latitude nord, le Nautilus, flottant à la surfacede la mer, se rapprocha de la côte arabe. J’aperçus Djeddah, importantcomptoir de l’Égypte, de la Syrie, de la Turquie et des Indes. Je distinguaiassez nettement l’ensemble de ses constructions, les navires amarrés lelong des quais, et ceux que leur tirant d’eau obligeait à mouiller en rade.Le soleil, assez bas sur l’horizon, frappait en plein les maisons de la villeet faisait ressortir leur blancheur. En dehors, quelques cabanes de bois oude roseaux indiquaient le quartier habité par les Bédouins.

Bientôt Djeddah s’effaça dans les ombres du soir, et le Nautilus rentrasous les eaux légèrement phosphorescentes.

Le lendemain, 10 février, plusieurs navires apparurent qui couraient à

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contre−bord de nous. Le Nautilus reprit sa navigation sous−marine ; maisà midi, au moment du point, la mer étant déserte, il remonta jusqu’à saligne de flottaison.

Accompagné de Ned et de Conseil, je vins m’asseoir sur la plate−forme.La côte à l’est se montrait comme une masse à peine estompée dans unhumide brouillard.

Appuyés sur les flancs du canot, nous causions de choses et d’autres,quand Ned Land tendant sa main vers un point de la mer, me dit :

« Voyez−vous là quelque chose, monsieur le professeur ?

— Non, Ned, répondis−je, mais je n’ai pas vos yeux, vous le savez.

— Regardez bien, reprit Ned, là, par tribord devant, à peu près à lahauteur du fanal ! Vous ne voyez pas une masse qui semble remuer ?

— En effet, dis−je, après une attentive observation, j’aperçois comme unlong corps noirâtre à la surface des eaux.

— Un autre Nautilus ? dit Conseil.

— Non, répondit le Canadien, mais je me trompe fort, ou c’est là quelqueanimal marin.

— Y a−t−il des baleines dans la mer Rouge ? demanda Conseil.

— Oui, mon garçon, répondis−je, on en rencontre quelquefois.

— Ce n’est point une baleine, reprit Ned Land, qui ne perdait pas des yeuxl ’objet s ignalé. Les bale ines et moi , nous sommes de v ie i l lesconnaissances, et je ne me tromperais pas à leur allure.

— Attendons, dit Conseil. Le Nautilus se dirige de ce côté, et avant peu

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nous saurons à quoi nous en tenir. »En effet, cet objet noirâtre ne fut bientôt qu’à un mille de nous. Ilressemblait à un gros écueil échoué en pleine mer. Qu’était−ce ? Je nepouvais encore me prononcer.

« Ah ! il marche ! il plonge ! s’écria Ned Land. Mille diables ! Quel peutêtre cet animal ? Il n’a pas la queue bifurquée comme les baleines ou lescachalots, et ses nageoires ressemblent à des membres tronqués.

— Mais alors.... , fis−je.

— Bon, reprit le Canadien, le voilà sur le dos, et il dresse ses mamelles enl’air !

— C’est une sirène, s’écria Conseil, une véritable sirène, n’en déplaise àmonsieur. »

Ce nom de sirène me mit sur la voie, et je compris que cet animalappartenait à cet ordre d’êtres marins, dont la fable a fait les sirènes,moitié femmes et moitié poissons.

« Non, dis−je à Conseil, ce n’est point une sirène, mais un être curieuxdont il reste à peine quelques échantillons dans la mer Rouge. C’est undugong.

— Ordre des syréniens, groupe des pisciformes, sous−classe desmonodelphiens, classe des mammifères, embranchement des vertébrés »,répondit Conseil.Et lorsque Conseil avait ainsi parlé, il n’y avait plus rien à dire.

Cependant Ned Land regardait toujours. Ses yeux brillaient de convoitiseà la vue de cet animal. Sa main semblait prête à le harponner. On eût ditqu’il attendait le moment de se jeter à la mer pour l’attaquer dans sonélément.

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« Oh ! monsieur, me dit−il d’une voix tremblante d’émotion, je n’ai jamaistué de » cela ».

Tout le harponneur était dans ce mot.

En cet instant, le capitaine Nemo parut sur la plateforme. Il aperçut ledugong. Il comprit l’attitude du Canadien, et s’adressant directement àlui :

« Si vous teniez un harpon, maître Land, est−ce qu’il ne vous brûlerait pasla main ?

— Comme vous dites, monsieur.

— Et il ne vous déplairait pas de reprendre pour un jour votre métier depêcheur, et d’ajouter ce cétacé à la liste de ceux que vous avez déjàfrappés ?

— Cela ne me déplairait point.

— Eh bien, vous pouvez essayer.

— Merci, monsieur, répondit Ned Land dont les yeux s’enflammèrent.

— Seulement, reprit le capitaine, je vous engage à ne pas manquer cetanimal, et cela dans votre intérêt.

— Est−ce que ce dugong est dangereux à attaquer ? demandai−je malgréle haussement d’épaule du Canadien.

— Oui, quelquefois, répondit le capitaine. Cet animal revient sur sesassaillants et chavire leur embarcation. Mais pour maître Land, ce dangern’est pas à craindre. Son coup d’oeil est prompt, son bras est sûr. Si je luirecommande de ne pas manquer ce dugong, c’est qu’on le regardejustement comme un fin gibier, et je sais que maître Land ne déteste pas

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les bons morceaux.

— Ah ! fit le Canadien, cette bête−la se donne aussi le luxe d’être bonne àmanger ?

— Oui, maître Land. Sa chair, une viande véritable, est extrêmementestimée, et on la réserve dans toute la Malaisie pour la table des princes.Aussi fait−on à cet excellent animal une chasse tellement acharnée que, demême que le lamantin, son congénère, il devient de plus en plus rare.

— Alors, monsieur le capitaine, dit sérieusement Conseil, si par hasardcelui−ci était le dernier de sa race, ne conviendrait−il pas de l’épargnerdans l’intérêt de la science ?

— Peut−être, répliqua le Canadien ; mais, dans l’intérêt de la cuisine, ilvaut mieux lui donner la chasse.

— Faites donc, maître Land », répondit le capitaine Nemo.

En ce moment sept hommes de l’équipage, muets et impassibles commetoujours, montèrent sur la plate−forme. L’un portait un harpon et uneligne semblable à celles qu’emploient les pêcheurs de baleines. Le canotfut déponté, arraché de son alvéole, lancé à la mer. Six rameurs prirentplace sur leurs bancs et le patron se mit à la barre. Ned, Conseil et moi,nous nous assîmes à l’arrière.

« Vous ne venez pas, capitaine ? demandai−je.

— Non, monsieur, mais je vous souhaite une bonne chasse. »

Le canot déborda, et, enlevé par ses six avirons, il se dirigea rapidementvers le dugong, qui flottait alors à deux milles du Nautilus.

Arrivé à quelques encablures du cétacé, il ralentit sa marche, et les ramesplongèrent sans bruit dans les eaux tranquilles. Ned Land, son harpon à la

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main, alla se placer debout sur l’avant du canot. Le harpon qui sert àfrapper la baleine est ordinairement attaché à une très longue corde qui sedévide rapidement lorsque l’animal blessé l’entraîne avec lui. Mais ici lacorde ne mesurait pas plus d’une dizaine de brasses, et son extrémité étaitseulement frappée sur un petit baril qui, en flottant, devait indiquer lamarche du dugong sous les eaux.

Je m’étais levé et j’observais distinctement l’adversaire du Canadien. Cedugong, qui porte aussi le nom d’halicore, ressemblait beaucoup aulamantin. Son corps oblong se terminait par une caudale très allongée etses nageoires latérales par de véritables doigts. Sa différence avec lelamantin consistait en ce que sa mâchoire supérieure était armée de deuxdents longues et pointues, qui formaient de chaque côté des défensesdivergentes.

Ce dugong, que Ned Land se préparait à attaquer, avait des dimensionscolossales, et sa longueur dépassait au moins sept mètres. Il ne bougeaitpas et semblait dormir à la surface des flots, circonstance qui rendait sacapture plus facile.

Le canot s’approcha prudemment à trois brasses de l’animal. Les avironsrestèrent suspendus sur leurs dames. Je me levai à demi. Ned Land, lecorps un peu rejeté en arrière, brandissait son harpon d’une main exercée.Soudain, un sifflement se fit entendre, et le dugong disparut. Le harpon,lancé avec force, n’avait frappé que l’eau sans doute.

« Mille diables ! s’écria le Canadien furieux, je l’ai manqué !

— Non, dis−je, l’animal est blessé, voici son sang, mais votre engin ne luiest pas resté dans le corps.

— Mon harpon ! mon harpon ! » cria Ned Land.

Les matelots se remirent à nager, et le patron dirigea l’embarcation versle baril flottant. Le harpon repêché, le canot se mit à la poursuite de

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l’animal.

Celui−ci revenait de temps en temps à la surface de la mer pour respirer.Sa blessure ne l’avait pas affaibli, car il filait avec une rapidité extrême.L’embarcation, manoeuvrée par des bras vigoureux, volait sur ses traces.Plusieurs fois elle l’approcha à quelques brasses, et le Canadien se tenaitprêt à frapper ; mais le dugong se dérobait par un plongeon subit, et ilétait impossible de l’atteindre.

On juge de la colère qui surexcitait l’impatient Ned Land. Il lançait aumalheureux animal les plus énergiques jurons de la langue anglaise. Pourmon compte, je n’en étais encore qu’au dépit de voir le dugong déjouertoutes nos ruses.On le poursuivit sans relâche pendant une heure, et je commençais àcroire qu’il serait très difficile de s’en emparer, quand cet animal fut prisd’une malencontreuse idée de vengeance dont il eut à se repentir. Il revintsur le canot pour l’assaillir à son tour.

Cette manoeuvre n’échappa point au Canadien.

« Attention ! » dit−il.

Le patron prononça quelques mots de sa langue bizarre, et sans doute ilprévint ses hommes de se tenir sur leurs gardes.

Le dugong, arrivé à vingt pieds du canot, s’arrêta, huma brusquement l’airavec ses vastes narines percées non à l’extrémité, mais à la partiesupérieure de son museau. Puis, prenant son élan, il se précipita sur nous.

Le canot ne put éviter son choc ; à demi renversé, il embarqua une ou deuxtonnes d’eau qu’il fallut vider ; mais, grâce à l’habileté du patron, abordéde biais et non de plein, il ne chavira pas. Ned Land, cramponné àl’étrave, lardait de coups de harpon le gigantesque animal, qui, de sesdents incrustées dans le plat−bord, soulevait l’embarcation hors de l’eaucomme un lion fait d’un chevreuil. Nous étions renversés les uns sur les

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autres, et je ne sais trop comment aurait fini l’aventure, si le Canadien,toujours acharné contre la bête, ne l’eût enfin frappée au coeur.

J’entendis le grincement des dents sur la tôle, et le dugong disparut,entraînant le harpon avec lui. Mais bientôt le baril revint à la surface, etpeu d’instants après, apparut le corps de l’animal, retourné sur le dos. Lecanot le rejoignit, le prit à la remorque et se dirigea vers le Nautilus.

Il fallut employer des palans d’une grande puissance pour hisser ledugong sur la plate−forme. Il pesait cinq mille kilogrammes. On le dépeçasous les yeux du Canadien, qui tenait à suivre tous les détails del’opération. Le jour même, le stewart me servit au dîner quelques tranchesde cette chair habilement apprêtée par le cuisinier du bord. Je la trouvaiexcellente, et même supérieure à celle du veau, sinon du boeuf.

Le lendemain 11 février, l’office du Nautilus s’enrichit encore d’un gibierdélicat. Une compagnie d’hirondelles de mer s’abattit sur le Nautilus.C’était une espèce de sterna nilotica, particulière à l’Égypte, dont le becest noir, la tête grise et pointillée, l’oeil entouré de points blancs, le dos,les ailes et la queue grisâtres, le ventre et la gorge blancs, les pattesrouges. On prit aussi quelques douzaines de canards du Nil, oiseauxsauvages d’un haut goût, dont le cou et le dessus de la tête sont blancs ettachetés de noir.La vitesse du Nautilus était alors modérée. Il s’avançait en flânant, pourainsi dire. J’observai que l’eau de la mer Rouge devenait de moins enmoins salée, a mesure que nous approchions de Suez.

Vers c inq heures du so i r , nous re lev ions au nord le cap deRas−Mohammed. C’est ce cap qui forme l’extrémité de l’Arabie Pétrée,comprise entre le golfe de Suez et le golfe d’Acabah.

Le Nautilus pénétra dans le détroit de Jubal, qui conduit au golfe de Suez.J’aperçus distinctement une haute montagne, dominant entre les deuxgolfes le Ras− Mohammed. C’était le mont Oreb, ce Sinaï, au sommetduquel Moïse vit Dieu face à face, et que l’esprit se figure incessamment

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couronné d’éclairs.

A six heures, le Nautilus, tantôt flottant, tantôt immergé, passait au largede Tor, assise au fond d’une baie dont les eaux paraissaient teintées derouge, observation déjà faite par le capitaine Nemo. Puis la nuit se fit, aumilieu d’un lourd silence que rompaient parfois le cri du pélican et dequelques oiseaux de nuit, le bruit du ressac irrité par les rocs ou legémissement lointain d’un steamer battant les eaux du golfe de ses palessonores.De huit à neuf heures, le Nautilus demeura à quelques mètres sous leseaux. Suivant mon calcul, nous devions être très près de Suez. A travers lespanneaux du salon, j’apercevais des fonds de rochers vivement éclairéspar notre lumière électrique. Il me semblait que le détroit se rétrécissait deplus en plus.

A neuf heures un quart, le bateau étant revenu à la surface, je montai surla plate−forme. Très impatient de franchir le tunnel du capitaine Nemo, jene pouvais tenir en place, et je cherchais à respirer l’air frais de la nuit.

Bientôt, dans l’ombre, j’aperçus un feu pâle, à demi décoloré par labrume, qui brillait à un mille de nous.

« Un phare flottant », dit−on près de moi.

Je me retournai et je reconnus le capitaine.

« C’est le feu flottant de Suez, reprit−il. Nous ne tarderons pas à gagnerl’orifice du tunnel.

— L’entrée n’en doit pas être facile ?

— Non, monsieur. Aussi j’ai pour habitude de me tenir dans la cage dutimonier pour diriger moi−même la manoeuvre. Et maintenant, si vousvoulez descendre, monsieur Aronnax, le Nautilus va s’enfoncer sous lesf lots, et i l ne reviendra à leur surface qu’après avoir f ranchi

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l’Arabian−Tunnel. »Je suivis le capitaine Nemo. Le panneau se ferma, les réservoirs d’eaus’emplirent, et l’appareil s’immergea d’une dizaine de mètres.

Au moment où me disposais à regagner ma chambre, le capitainem’arrêta.

« Monsieur le professeur, me dit−il, vous plairait−il de m’accompagnerdans la cage du pilote ?

— Je n’osais vous le demander, répondis−je.

— Venez donc. Vous verrez ainsi tout ce que l’on peut voir de cettenavigation à la fois sous−terrestre et sous−marine. »

Le capitaine Nemo me conduisit vers l’escalier central. A mi−rampe, ilouvrit une porte, suivit les coursives supérieures et arriva dans la cage dupilote, qui, on le sait, s’élevait à l’extrémité de la plate−forme.

C’était une cabine mesurant six pieds sur chaque face, à peu prèssemblable à celles qu’occupent les timoniers des steamboats du Mississipiou de l ’Hudson. Au mi l ieu se manoeuvrai t une roue disposéeverticalement, engrenée sur les drosses du gouvernail qui couraientjusqu’à l’arrière du Nautilus. Quatre hublots de verres lenticulaires,évidés dans les parois de la cabine, permettaient à l’homme de barre deregarder dans toutes les directions.Cette cabine était obscure ; mais bientôt mes yeux s’accoutumèrent à cetteobscurité, et j’aperçus le pilote, un homme vigoureux, dont les mainss’appuyaient sur les jantes de la roue. Au−dehors, la mer apparaissaitvivement éclairée par le fanal qui rayonnait en arrière de la cabine, àl’autre extrémité de la plate−forme.

« Maintenant, dit le capitaine Nemo, cherchons notre passage. »

Des fils électriques reliaient la cage du timonier avec la chambre des

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machines, et de là, le capitaine pouvait communiquer simultanément à sonNautilus la direction et le mouvement. Il pressa un bouton de métal, etaussitôt la vitesse de l’hélice fut très diminuée.

Je regardais en silence la haute muraille très accore que nous longions ence moment, inébranlable base du massif sableux de la côte. Nous lasuivîmes ainsi pendant une heure, à quelques mètres de distanceseulement. Le capitaine Nemo ne quittait pas du regard la boussolesuspendue dans la cabine à ses deux cercles concentriques. Sur un simplegeste, le timonier modifiait à chaque instant la direction du Nautilus.

Je m’étais placé au hublot de bâbord, et j’apercevais de magnifiquessubstructions de coraux, des zoophytes, des algues et des crustacés agitantleurs pattes énormes, qui s’allongeaient hors des anfractuosités du roc.A dix heures un quart, le capitaine Nemo prit lui−même la barre. Unelarge galerie, noire et profonde, s’ouvrait devant nous. Le Nautilus s’yengouffra hardiment. Un bruissement inaccoutumé se fit entendre sur sesflancs. C’étaient les eaux de la mer Rouge que la pente du tunnelprécipitait vers la Méditerranée. Le Nautilus suivait le torrent, rapidecomme une flèche, malgré les efforts de sa machine qui, pour résister,battait les flots à contre−hélice.

Sur les murailles étroites du passage, je ne voyais plus que des raieséclatantes, des lignes droites, des sillons de feu tracés par la vitesse sousl’éclat de l’électricité. Mon coeur palpitait, et je le comprimais de la main.

A dix heures trente−cinq minutes, le capitaine Nemo abandonna la rouedu gouvernail, et se retournant vers moi :

« La Méditerranée », me dit−il.

En moins de vingt minutes, le Nautilus, entraîné par ce torrent, venait defranchir l’isthme de Suez.

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Le lendemain, 12 février, au lever du jour, le Nautilus remonta à la surfacedes flots. Je me précipitai sur la plate−forme. A trois milles dans le sud sedessinait la vague silhouette de Péluse. Un torrent nous avait portés d’unemer à l’autre. Mais ce tunnel, facile à descendre, devait être impraticableà remonter.

Vers sept heures, Ned et Conseil me rejoignirent. Ces deux inséparablescompagnons avaient tranquillement dormi, sans se préoccuper autrementdes prouesses du Nautilus.

« Eh bien, monsieur le naturaliste, demanda le Canadien d’un tonlégèrement goguenard, et cette Méditerranée ?

— Nous flottons à sa surface, ami Ned.

— Hein ! fit Conseil, cette nuit même ? ...

— Oui, cette nuit même, en quelques minutes, nous avons franchi cetisthme infranchissable.

— Je n’en crois rien, répondit le Canadien.

— Et vous avez tort, maître Land, repris−je. Cette côte basse quis’arrondit vers le sud est la côte égyptienne.

— A d’autres, monsieur, répliqua l’entêté Canadien.

— Mais puisque monsieur l’affirme, lui dit Conseil, il faut croire monsieur.

— D’ailleurs, Ned, le capitaine Nemo m’a fait les honneurs de son tunnel,

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et j’étais près de lui, dans la cage du timonier, pendant qu’il dirigeaitlui−même le Nautilus à travers cet étroit passage.

— Vous entendez, Ned ? dit Conseil.

— Et vous qui avez de si bons yeux, ajoutai−je, vous pouvez, Ned,apercevoir les jetées de Port−Saïd qui s’allongent dans la mer. »

Le Canadien regarda attentivement.

« En effet, dit−il, vous avez raison, monsieur le professeur, et votrecapitaine est un maître homme. Nous sommes dans la Méditerranée. Bon.Causons donc, s’il vous plaît, de nos petites affaires, mais de façon à ceque personne ne puisse nous entendre. »

Je vis bien où le Canadien voulait en venir. En tout cas, je pensai qu’ilvalait mieux causer, puisqu’il le désirait, et tous les trois nous allâmesnous asseoir près du fanal, où nous étions moins exposés à recevoirl’humide embrun des lames.« Maintenant, Ned, nous vous écoutons, dis−je. Qu’avez−vous à nousapprendre ?

— Ce que j’ai à vous apprendre est très simple, répondit le Canadien.Nous sommes en Europe, et avant que les caprices du capitaine Nemonous entraînent jusqu’au fond des mers polaires ou nous ramènent enOcéanie, je demande à quitter le Nautilus. »

J’avouerai que cette discussion avec le Canadien m’embarrassaittoujours. Je ne voulais en aucune façon entraver la liberté de mescompagnons, et cependant je n’éprouvais nul désir de quitter le capitaineNemo. Grâce à lui, grâce à son appareil, je complétais chaque jour mesétudes sous−marines, et je refaisais mon livre des fonds sous−marins aumilieu même de son élément. Retrouverais−je jamais une telle occasiond’observer les merveilles de l’Océan ? Non, certes ! Je ne pouvais donc mefaire à cette idée d’abandonner le Naut i lus avant notre cycle

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d’investigations accompli.

« Ami Ned, dis−je, répondez−moi franchement. Vous ennuyez−vous àbord ? Regrettez−vous que la destinée vous ait jeté entre les mains ducapitaine Nemo ? »

Le Canadien resta quelques instants sans répondre. Puis, se croisant lesbras :« Franchement, dit−il, je ne regrette pas ce voyage sous les mers. Je seraicontent de l’avoir fait ; mais pour l’avoir fait, il faut qu’il se termine. Voilàmon sentiment.

— Il se terminera, Ned.

— Où et quand ?

— Où ? je n’en sais rien. Quand ? je ne peux le dire, ou plutôt je supposequ’il s’achèvera, lorsque ces mers n’auront plus rien à nous apprendre.Tout ce qui a commencé a forcément une fin en ce monde.

— Je pense comme monsieur, répondit Conseil, et il est fort possiblequ’après avoir parcouru toutes les mers du globe, le capitaine Nemo nousdonne la volée à tous trois.

— La volée ! s’écria le Canadien. Une volée, voulez−vous dire ?

— N’exagérons pas, maître Land, repris−je. Nous n’avons rien à craindredu capitaine, mais je ne partage pas non plus les idées de Conseil. Noussommes maîtres des secrets du Nautilus, et je n’espère pas que soncommandant, pour nous rendre notre liberté, se résigne à les voir courir lemonde avec nous.

— Mais alors, qu’espérez−vous donc ? demanda le Canadien.

— Que des circonstances se rencontreront dont nous pourrons, dont nous

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devrons profiter, aussi bien dans six mois que maintenant.

— Ouais ! fit Ned Land. Et où serons−nous dans six mois, s’il vous plaît,monsieur le naturaliste ?

— Peut−être ici, peut−être en Chine. Vous le savez, le Nautilus est unrapide marcheur. Il traverse les océans comme une hirondelle traverse lesairs, ou un express les continents. Il ne craint point les mers fréquentées.Qui nous dit qu’il ne va pas rallier les côtes de France, d’Angleterre oud’Amérique, sur lesquelles une fuite pourra être aussi avantageusementtentée qu’ici ?

— Monsieur Aronnax, répondit le Canadien, vos arguments pèchent par labase. Vous parlez au futur : « Nous serons là ! Nous serons ici ! » Moi jeparle au présent : « Nous sommes ici, et il faut en profiter. »

J’étais pressé de près par la logique de Ned Land, et je me sentais battusur ce terrain. Je ne savais plus quels arguments faire valoir en ma faveur.

« Monsieur, reprit Ned, supposons, par impossible, que le capitaine Nemovous offre aujourd’hui même la liberté. Accepterez−vous ?

— Je ne sais, répondis−je.

— Et s’il ajoute que cette offre qu’il vous fait aujourd’hui, il ne larenouvellera pas plus tard, accepterez−vous ? »

Je ne répondis pas.

« Et qu’en pense l’ami Conseil ? demanda Ned Land.

— L’ami Conseil, répondit tranquillement ce digne garçon, l’ami Conseiln’a rien à dire. Il est absolument désintéressé dans la question. Ainsi queson maître, ainsi que son camarade Ned, il est célibataire. Ni femme, niparents, ni enfants ne l’attendent au pays. Il est au service de monsieur, il

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pense comme monsieur, il parle comme monsieur, et, à son grand regret,on ne doit pas compter sur lui pour faire une majorité. Deux personnesseulement sont en présence : monsieur d’un côté, Ned Land de l’autre.Cela dit, l’ami Conseil écoute, et il est prêt à marquer les points. »

Je ne pus m’empêcher de sourire, à voir Conseil annihiler si complètementsa personnalité. Au fond, le Canadien devait être enchanté de ne pasl’avoir contre lui.

« Alors, monsieur, dit Ned Land, puisque Conseil n’existe pas, nediscutons qu’entre nous deux. J’ai parlé, vous m’avez entendu.Qu’avez−vous à répondre ? »Il fallait évidemment conclure, et les faux−fuyants me répugnaient.

« Ami Ned, dis−je, voici ma réponse. Vous avez raison contre moi, et mesarguments ne peuvent tenir devant les vôtres. Il ne faut pas compter sur labonne volonté du capitaine Nemo. La prudence la plus vulgaire lui défendde nous mettre en liberté. Par contre, la prudence veut que nous profitionsde la première occasion de quitter le Nautilus.

— Bien, monsieur Aronnax, voilà qui est sagement parlé.

— Seulement, dis−je, une observation, une seule. Il faut que l’occasionsoit sérieuse. Il faut que notre première tentative de fuite réussisse ; car sielle avorte, nous ne retrouverons pas l’occasion de la reprendre, et lecapitaine Nemo ne nous pardonnera pas.

— Tout cela est juste, répondit le Canadien. Mais votre observations’applique à toute tentative de fuite, qu’elle ait lieu dans deux ans ou dansdeux jours. Donc, la question est toujours celle−ci : si une occasionfavorable se présente, il faut la saisir.

— D’accord. Et maintenant, me direz−vous. Ned, ce que vous entendezpar une occasion favorable ?

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— Ce serait celle qui. par une nuit sombre, amènerait le Nautilus à peu dedistance d’une côte européenne.

Et vous tenteriez de vous sauver à la nage ?

Oui, si nous étions suffisamment rapprochés d’un rivage, et si le navireflottait à la surface. Non, si nous étions éloignés, et si le navire naviguaitsous les eaux.

— Et dans ce cas ?

— Dans ce cas, je chercherais à m’emparer du canot. Je sais comment ilse manoeuvre. Nous nous introduirions à l’intérieur, et les boulonsenlevés, nous remonterions à la surface, sans même que le timonier, placéà l’avant, s’aperçût de notre fuite.

— Bien, Ned. Épiez donc cette occasion ; mais n’oubliez pas qu’un échecnous perdrait.

— Je ne l’oublierai pas, monsieur.

— Et maintenant, Ned, voulez−vous connaître toute ma pensée sur votreprojet ?

— Volontiers, monsieur Aronnax.

— Eh bien, je pense — je ne dis pas j’espère — je pense que cette occasionfavorable ne se présentera pas.

— Pourquoi cela ?

— Parce que le capitaine Nemo ne peut se dissimuler que nous n’avonspas renoncé à l’espoir de recouvrer notre liberté, et qu’il se tiendra sur sesgardes, surtout dans les mers et en vue des côtes européennes.

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— Je suis de l’avis de monsieur, dit Conseil.

— Nous verrons bien, répondit Ned Land, qui secouait la tête d’un airdéterminé.

— Et maintenant, Ned Land, ajoutai−je, restons−en là. Plus un mot surtout ceci. Le jour où vous serez prêt, vous nous préviendrez et nous voussuivrons. Je m’en rapporte complètement à vous. »

Cette conversation, qui devait avoir plus tard de si graves conséquences,se termina ainsi. Je dois dire maintenant que les faits semblèrent confirmermes prévisions au grand désespoir du Canadien. Le capitaine Nemo sedéfiait−il de nous dans ces mers fréquentées, ou voulait−il seulement sedérober à la vue des nombreux navires de toutes nations qui sillonnent laMéditerranée ? Je l’ignore, mais il se maintint le plus souvent entre deuxeaux et au large des côtes. Ou le Nautilus émergeait, ne laissant passerque la cage du timonier, ou il s’en allait à de grandes profondeurs, carentre l’archipel grec et l’Asie Mineure nous ne trouvions pas le fond pardeux mille mètres.

Aussi, je n’eus connaissance de l’île de Carpathos, l’une des Sporades,que par ce vers de Virgile que le capitaine Nemo me cita, en posant sondoigt sur un point du planisphère :

Est in Carpathio Neptuni gurgite vatesCoeruleus Proteus...

C’était, en effet, l’antique séjour de Protée, le vieux pasteur des troupeauxde Neptune, maintenant l’île de Scarpanto, située entre Rhodes et la Crète.Je n’en vis que les soubassements granitiques à travers la vitre du salon.

Le lendemain, 14 février, je résolus d’employer quelques heures à étudierles poissons de l’Archipel ; mais par un motif quelconque, les panneauxdemeurèrent hermétiquement fermés. En relevant la direction du Nautilus,je remarquai qu’il marchait vers Candie, l’ancienne île de Crète. Au

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moment où je m’étais embarqué sur I’Abraham−Lincoln, cette île venaitde s’insurger tout entière contre le despotisme turc. Mais ce qu’étaitdevenue cette insurrection depuis cette époque, je l’ignorais absolument,et ce n’était pas le capitaine Nemo, privé de toute communication avec laterre, qui aurait pu me l’apprendre.Je ne fis donc aucune allusion à cet événement, lorsque, le soir, je metrouvai seul avec lui dans le salon. D’ailleurs, il me sembla taciturne,préoccupé. Puis, contrairement à ses habitudes, il ordonna d’ouvrir lesdeux panneaux du salon, et, al lant de l ’un à l ’autre, i l observaattentivement la masse des eaux. Dans quel but ? Je ne pouvais le deviner,et, de mon côté. J’employai mon temps à étudier les poissons qui passaientdevant mes yeux.

Entre autres, je remarquai ces gobies aphyses, citées par Aristote etvulgairement connues sous le nom de « loches de mer », que l’onrencontre particulièrement dans les eaux salées avoisinant le delta du Nil.Près d’elles se déroulaient des pagres à demi phosphorescents, sortes despares que les Égyptiens rangeaient parmi les animaux sacrés, et dontl’arrivée dans les eaux du Reuve, dont elles annonçaient le féconddébordement, était fêtée par des cérémonies religieuses. Je notaiégalement des cheilines longues de trois décimètres, poissons osseux àécailles transparentes, dont la couleur livide est mélangée de tachesrouges ; ce sont de grands mangeurs de végétaux marins, ce qui leurdonne un goût exquis ; aussi ces cheilines étaient−elles très recherchéesdes gourmets de l’ancienne Rome, et leurs entrailles, accommodées avecdes laites de murènes, des cervelles de paons et des langues dephénicoptères, composaient ce plat divin qui ravissait Vitellius.Un autre habitant de ces mers attira mon attention et ramena dans monesprit tous les souvenirs de l’antiquité. Ce fut le rémora qui voyage attachéau ventre des requins ; au dire des anciens, ce petit poisson, accroché à lacarène d’un navire, pouvait l’arrêter dans sa marche, et l’un d’eux,retenant le vaisseau d’Antoine pendant la bataille d’Actium, facilita ainsila victoire d’Auguste. A quoi tiennent les destinées des nations ! J’observaiégalement d’admirables anthias qui appartiennent à l’ordre des lutjans,poissons sacrés pour les Grecs qui leur attribuaient le pouvoir de chasser

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les monstres marins des eaux qu’ils fréquentaient ; leur nom signifie, fleur,et ils le justifiaient par leurs couleurs chatoyantes, leurs nuancescomprises dans la gamme du rouge depuis la pâleur du rose jusqu’àl’éclat du rubis, et les fugitifs reflets qui moiraient leur nageoire dorsale.Mes yeux ne pouvaient se détacher de ces merveilles de la mer, quand ilsfurent frappés soudain par une apparition inattendue.

Au milieu des eaux, un homme apparut, un plongeur portant à sa ceintureune bourse de cuir. Ce n’était pas un corps abandonné aux flots. C’étaitun homme vivant qui nageait d’une main vigoureuse, disparaissant parfoispour aller respirer à la surface et replongeant aussitôt.

Je me retournai vers le capitaine Nemo, et d’une voix émue :« Un homme ! un naufragé ! m’écriai−je. Il faut le sauver à tout prix ! »

Le capitaine ne me répondit pas et vint s’appuyer à la vitre.

L’homme s’était rapproché, et, la face collée au panneau, il nousregardait.

A ma profonde stupéfaction, le capitaine Nemo lui fit un signe. Leplongeur lui répondit de la main, remonta immédiatement vers la surfacede la mer, et ne reparut plus.

« Ne vous inquiétez pas, me dit le capitaine. C’est Nicolas, du capMatapan, surnommé le Pesce. Il est bien connu dans toutes les Cyclades.Un hardi plongeur ! L’eau est son élément, et il y vit plus que sur terre,allant sans cesse d’une île à l’autre et jusqu’à la Crète.

— Vous le connaissez, capitaine ?

— Pourquoi pas, monsieur Aronnax ? »

Cela dit, le capitaine Nemo se dirigea vers un meuble placé près dupanneau gauche du salon. Près de ce meuble, je vis un coffre cerclé de fer,

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dont le couvercle portait sur une plaque de cuivre le chiffre du Nautilus,avec sa devise Mobilis in mobile.En ce moment, le capitaine, sans se préoccuper de ma présence, ouvrit lemeuble, sorte de coffre−fort qui renfermait un grand nombre de lingots.

C’étaient des lingots d’or. D’où venait ce précieux métal qui représentaitune somme énorme ? Où le capitaine recueillait−il cet or, et qu’allait−ilfaire de celui−ci ?

Je ne prononçai pas un mot. Je regardai. Le capitaine Nemo prit un à unces lingots et les rangea méthodiquement dans le coffre qu’il remplitentièrement. J’estimai qu’il contenait alors plus de mille kilogrammesd’or, c’est−à−dire près de cinq millions de francs.

Le coffre fut solidement fermé, et le capitaine écrivit sur son couvercle uneadresse en caractères qui devaient appartenir au grec moderne.

Ceci fait, le capitaine Nemo pressa un bouton dont le fil correspondaitavec le poste de l’équipage. Quatre homme parurent, et non sans peine ilspoussèrent le coffre hors du salon. Puis, j’entendis qu’ils le hissaient aumoyen de palans sur l’escalier de fer.

En ce moment, le capitaine Nemo se tourna vers moi :

« Et vous disiez. monsieur le professeur ? me demanda−t−il.

— Je ne disais rien, capitaine.

— Alors, monsieur, vous me permettrez de vous souhaiter le bonsoir. »

Et sur ce, le capitaine Nemo quitta le salon.

Je rentrai dans ma chambre très intrigué, on le conçoit. J’essayaivainement de dormir. Je cherchais une relation entre l’apparition de ceplongeur et ce coffre rempli d’or. Bientôt, je sentis à certains mouvements

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de roulis et de tangage, que le Nautilus quittant les couches inférieuresrevenait à la surface des eaux.

Puis, j’entendis un bruit de pas sur la plate−forme. Je compris que l’ondétachait le canot, qu’on le lançait à la mer. Il heurta un instant les flancsdu Nautilus, et tout bruit cessa.

Deux heures après, le même bruit, les mêmes allées et venues sereproduisaient. L’embarcation, hissée à bord, était rajustée dans sonalvéole, et le Nautilus se replongeait sous les flots.

Ainsi donc, ces millions avaient été transportés à leur adresse. Sur quelpoint du continent ? Quel était le correspondant du capitaine Nemo ?Le lendemain, je racontai à Conseil et au Canadien les événements decette nuit, qui surexcitaient ma curiosité au plus haut point. Mescompagnons ne furent pas moins surpris que moi.

« Mais où prend−il ces millions ? » demanda Ned Land.

A cela, pas de réponse possible. Je me rendis au salon après avoirdéjeuné, et je me mis au travail. Jusqu’à cinq heures du soir, je rédigeaimes notes. En ce moment — devais−je l’attribuer à une dispositionpersonnelle — je sentis une chaleur extrême, et je dus enlever monvêtement de byssus. Effet incompréhensible, car nous n’étions pas sous dehautes latitudes, et d’ailleurs le Nautilus, immergé, ne devait éprouveraucune élévation de température. Je regardai le manomètre. Il marquaitune profondeur de soixante pieds, à laquelle la chaleur atmosphériquen’aurait pu atteindre.

Je continuai mon travail. mais la température s’éleva au point de devenirintolérable.

« Est−ce que le feu serait à bord ? » me demandai−je.

J’allais quitter le salon, quand le capitaine Nemo entra. Il s’approcha du

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thermomètre, le consulta, et se retournant vers moi :

« Quarante−deux degrés, dit−il.

— Je m’en aperçois, capitaine, répondis−je, et pour peu que cette chaleuraugmente, nous ne pourrons la supporter.

— Oh ! monsieur le professeur, cette chaleur n’augmentera que si nous levoulons bien.

— Vous pouvez donc la modérer à votre gré ?

— Non, mais je puis m’éloigner du foyer qui la produit.

— Elle est donc extérieure ?

— Sans doute. Nous flottons dans un courant d’eau bouillante.

— Est−il possible ? m’écriai−je.

— Regardez. »

Les panneaux s’ouvrirent, et je vis la mer entièrement blanche autour duNautilus. Une fumée de vapeurs sulfureuses se déroulait au milieu des flotsqui bouillonnaient comme l’eau d’une chaudière. J’appuyai ma main surune des vitres, mais la chaleur était telle que je dus la retirer.« Où sommes−nous ? demandai−je.

— Près de l’île Santorin, monsieur le professeur, me répondit le capitaine,e t p réc i sémen t dans ce cana l qu i sépare Néa−Kamenn i dePaléa−Kamenni. J’ai voulu vous donner le curieux spectacle d’uneéruption sous−marine.

Je croyais, dis−je, que la formation de ces îles nouvelles était terminée.

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— Rien n’est jamais terminé dans les parages volcaniques, répondit lecapitaine Nemo, et le globe y est toujours travail lé par les feuxsouterrains. Déjà, en l’an dix−neuf de notre ère, suivant Cassiodore etPline, une île nouvelle, Théia la divine, apparut à la place même où se sontrécemment formés ces îlots. Puis, elle s’abîma sous les flots, pour seremontrer en l’an soixante−neuf et s’abîmer encore une fois. Depuis cetteépoque jusqu’à nos jours, le travail plutonien fut suspendu. Mais, le 3février 1866, un nouvel îlot, qu’on nomma l’îlot de George, émergea aumilieu des vapeurs sulfureuses, près de Néa−Kamenni, et s’y souda, le 6du même mois. Sept jours après, le 13 février, l’îlot Aphroessa parut,laissant entre Néa−Kamenni et lui un canal de dix mètres. J’étais dans cesmers quand le phénomène se produisit, et j’ai pu en observer toutes lesphases. L’îlot Aphroessa, de forme arrondie, mesurait trois cents pieds dediamètre sur trente pieds de hauteur. Il se composait de laves noires etvitreuses, mêlées de fragments feldspathiques. Enfin, le 10 mars, un îlotplus petit, appelé Réka, se montra près de Néa−Kamenni, et depuis lors,ces trois îlots, soudés ensemble, ne forment plus qu’une seule et même île.

— Et le canal où nous sommes en ce moment ? demandai−je.

— Le voici, répondit le capitaine Nemo, en me montrant une carte del’Archipel. Vous voyez que j’y ai porté les nouveaux îlots.— Mais ce canal se comblera un jour ?

— C’est probable, monsieur Aronnax, car, depuis 1866, huit petits îlots delave ont surgi en face du port Saint−Nicolas de Paléa−Kamenni. Il estdonc évident que Néa et Paléa se réuniront dans un temps rapproché. Si,au milieu du Pacifique, ce sont les infusoires qui forment les continents,ici, ce sont les phénomènes éruptifs. Voyez, monsieur, voyez le travail quis’accomplit sous ces flots. »

Je revins vers la vitre. Le Nautilus ne marchait plus. La chaleur devenaitintolérable. De blanche qu’elle était. la mer se faisait rouge, colorationdue à la présence d’un sel de fer. Malgré l’hermétique fermeture du salon,une odeur sulfureuse insupportable se dégageait, et j’apercevais des

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flammes écarlates dont la vivacité tuait l’éclat de l’électricité.J’étais en nage, j’étouffais, j’allais cuire. Oui, en vérité, je mesentais cuire !

« On ne peut rester plus longtemps dans cette eaubouillante, dis−je au capitaine.

— Non, ce ne serait pas prudent », répondit l’impassibleNemo.

Un ordre fut donné. Le Nautilus vira de bord et s’éloigna decette fournaise qu’il ne pouvait impunément braver. Un quartd’heure plus tard, nous respirions à la surface des flots.

La pensée me vint alors que si Ned Land avait choisi ces parages poureffectuer notre fuite, nous ne serions pas sortis vivants de cette mer de feu.

Le lendemain, 16 février, nous quittions ce bassin qui entre Rhodes etAlexandrie, compte des profondeurs de trois mille mètres, et le Nautiluspassant au large de Cerigo, abandonnait l’archipel grec, après avoirdoublé le cap Matapan.

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La Méditerranée en quarante−huit heures

La Méditerranée, la mer bleue par excellence, la « grande mer » desHébreux, la « mer » des Grecs, le « mare nostrum » des Romains, bordéed’orangers, d’aloès, de cactus, de pins maritimes, embaumée du parfumdes myrtes, encadrée de rudes montagnes, saturée d’un air pur ettransparent, mais incessamment travaillée par les feux de la terre, est unvéritable monde. C’est là, sur ses rivages et sur ses eaux, dit Michelet, quel’homme se retrempe dans l’un des plus puissants climats du globe.

Mais si beau qu’il soit, je n’ai pu prendre qu’un aperçu rapide de cebassin, dont la superficie couvre deux millions de kilomètres carrés. Lesconnaissances personnelles du capitaine Nemo me firent même défaut, carl’énigmatique personnage ne parut pas une seule fois pendant cettetraversée à grande vitesse. J’estime à six cents lieues environ le cheminque le Nautilus parcourut sous les flots de cette mer, et ce voyage, ill’accomplit en deux fois vingt−quatre heures. Partis le matin du 16 févrierdes parages de la Grèce, le 18, au soleil levant, nous avions franchi ledétroit de Gibraltar.

— Il fut évident pour moi que cette Méditerranée, resserrée au milieu deces terres qu’il voulait fuir, déplaisait au capitaine Nemo. Ses flots et sesbrises lui rapportaient trop de souvenirs, sinon trop de regrets. Il n’avaitplus ici cette liberté d’allures, cette indépendance de manoeuvres que luilaissaient les océans, et son Nautilus se sentait à l’étroit entre ces rivagesrapprochés de l’Afrique et de l’Europe.Aussi, notre vitesse fut−elle de vingt−cinq milles à l’heure, soit douzelieues de quatre kilomètres. Il va sans dire que Ned Land, à son grandennui, dut renoncer à ses projets de fuite. Il ne pouvait se servir du canotentraîné à raison de douze à treize mètres par seconde. Quitter le Nautilusdans ces conditions, c’eût été sauter d’un train marchant avec cetterapidité, manoeuvre imprudente s’il en fut. D’ailleurs, notre appareil ne

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remontait que la nuit à la surface des flots, afin de renouveler sa provisiond’air, et il se dirigeait seulement suivant les indications de la boussole etles relèvements du loch.

Je ne vis donc de l’intérieur de cette Méditerranée que ce que le voyageurd’un express aperçoit du paysage qui fuit devant ses yeux, c’est−à−direles horizons lointains, et non les premiers plans qui passent comme unéclair. Cependant, Conseil et moi, nous pûmes observer quelques−uns deces poissons méditerranéens, que la puissance de leurs nageoiresmaintenait quelques instants dans les eaux du Nautilus. Nous restions àl’affût devant les vitres du salon, et nos notes me permettent de refaire enquelques mots l’ichtyologie de cette mer.

Des divers poissons qui l’habitent, j’ai vu les uns, entrevu les autres, sansparler de ceux que la vitesse du Nautilus déroba à mes yeux. Qu’il me soitdonc permis de les classer d’après cette classification fantaisiste. Ellerendra mieux mes rapides observations.

Au milieu de la masse des eaux vivement éclairées par les nappesélectriques, serpentaient quelques−unes de ces lamproies longues d’unmètre, qui sont communes à presque tous les climats. Des oxyrhinques,sortes de raies, larges de cinqbpieds, au ventre blanc, au dos gris cendréet tacheté, se développaient comme de vastes châles emportés par lescourants. D’autres raies passaient si vite que je ne pouvais reconnaître sielles méritaient ce nom d’aigles qui leur fut donné par les Grecs, ou cesqualifications de rat, de crapaud et de chauve−souris, dont les pêcheursmodernes les ont affublées. Des squales−milandres, longs de douze piedset particulièrement redoutés des plongeurs, luttaient de rapidité entre eux.Des renards marins, longs de huit pieds et doués d’une extrême finessed’odorat, apparaissaient comme de grandes ombres bleuâtres. Desdorades, du genre spare, dont quelques−unes mesuraient jusqu’à treizedécimètres. se montraient dans leur vêtement d’argent et d’azur entouré debandelettes, qui tranchait sur le ton sombre de leurs nageoires, poissonsconsacrés à Vénus, et dont l’oeil est enchâssé dans un sourcil d’or ; espèce

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précieuse, amie de toutes les eaux, douces ou salées, habitant les fleuves,les lacs et les océans, vivant sous tous les climats, supportant toutes lestempératures, et dont la race, qui remonte aux époques géologiques de laterre, a conserve toute sa beauté des premiers jours. Des esturgeonsmagnifiques, longs de neuf à dix mètres, animaux de grande marche,heurtaient d’une queue puissante la vitre des panneaux. montrant leur dosbleuâtre à petites taches brunes : ils ressemblent aux squales dont ilsn’égalent pas la force, et se rencontrent dans toutes les mers ; auprintemps, ils aiment à remonter les grands fleuves, à lutter contre lescourants du Volga, du Danube, du Pô, du Rhin, de la Loire, de l’Oder, etse nourrissent de harengs, de maquereaux, de saumons et de gades ; bienqu’ils appartiennent à la classe des cartilagineux, ils sont délicats ; on lesmange frais, séchés, marinés ou salés, et, autrefois, on les portaittriomphalement sur la table des Lucullus. Mais de ces divers habitants dela Méditerranée, ceux que je pus observer le plus utilement, lorsque leN a u t i l u s s e r a p p r o c h a i t d e l a s u r f a c e , a p p a r t e n a i e n t a usoixante−trois ième genre des poissons osseux. C’étaient desscombres−thons, au dos bleu−noir, au ventre cuiras d’argent, et dont lesrayons dorsaux jettent des lueurs d’or. Ils ont la réputation de suivre lamarche des navires dont ils recherchent l’ombre fraîche sous les feux duciel tropical, et ils ne la démentirent pas en accompagnant le Nautiluscomme ils accompagnèrent autrefois les vaisseaux de Lapérouse. Pendantde longues heures, ils luttèrent de vitesse avec notre appareil. Je nepouvais me lasser d’admirer ces animaux véritablement taillés pour lacourse, leur tête petite, leur corps lisse et fusiforme qui chez quelques−unsdépassait trois mètres, leurs pectorales douées d’une remarquable vigueuret leurs caudales fourchues. Ils nageaient en triangle, comme certainestroupes d’oiseaux dont ils égalaient la rapidité, ce qui faisait dire auxanciens que la géométrie et la stratégie leur étaient familières. Etcependant ils n’échappent point aux poursuites des Provençaux, qui lesestiment comme les estimaient les habitants de la Propontide et de l’Italie,et c’est en aveugles, en étourdis, que ces pré marseillaises.

Je citerai, pour mémoire seulement, ceux des poissons méditerranéens queConse i l ou mo i nous ne f îmes qu ’en t revo i r . C ’é ta ien t des

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gymontes−fierasfers blanchâtres qui passaient comme d’insaisissablesvapeurs, des murènes−congres, serpents de trois à quatre mètres enjolivésde vert, de bleu et de jaune, des gades−merlus, longs de trois pieds, dont lefoie formait un morceau délicat, des coepoles−ténias qui flottaient commede fines algues, des trygles que les poètes appellent poissons−lyres et lesmarins poissons−siffleurs, et dont le museau est orné de deux lamestriangulaires et dentelées qui figurent l’instrument du vieil Homère, destrygles−hirondelles, nageant avec la rapidité de l’oiseau dont ils ont prisle nom, des holocentres−mérons, à tête rouge, dont la nageoire dorsale estgarnie de filaments, des aloses agrémentées de taches noires, grises,brunes, bleues, jaunes, vertes, qui sont sensibles à la voix argentine desclochettes, et de splendides turbots, ces faisans de la mer, sortes delosanges à nageoires jaunâtres, pointillés de brun, et dont le cotésupérieur, le côté gauche, est généralement marbré de brun et de jaune,enfin des troupes d’admirables mulles rougets, véritables paradisiers del’Océan, que les Romains payaient jusqu’à dix mille sesterces la pièce, etqu’ils faisaient mourir sur leur table, pour suivre d’un oeil cruel leurschangements de couleurs depuis le rouge cinabre de la vie jusqu’au blancpâle de la mort.Et si je ne pus observer ni miralets, ni balistes, ni tétrodons, nihippocampes, ni jouans, ni centrisques, ni blennies, ni surmulets, ni labres,ni éperlans, ni exocets, ni anchois, ni pagels, ni bogues, ni orphes, ni tousces principaux représentants de l’ordre des pleuronectes, les limandes, lesflez, les plies, les soles, les carrelets, communs à l’Atlantique et à laMéditerranée, il faut en accuser la vertigineuse vitesse qui emportait leNautilus à travers ces eaux opulentes.

Quant aux mammifères marins, je crois avoir reconnu en passant àl’ouvert de l’Adriatique, deux ou trois cachalots, munis d’une nageoiredorsale du genre des physétères, quelques dauphins du genre desglobicéphales, spéciaux à la Méditerranée et dont la partie antérieure dela tête est zébrée de petites lignes claires, et aussi une douzaine dephoques au ventre blanc, au pelage noir, connus sous le nom de moines etqui ont absolument l’air de Dominicains longs de trois mètres.

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Pour sa part, Conseil croit avoir aperçu une tortue large de six pieds,ornée de trois arêtes saillantes dirigées longitudinalement. Je regrettai dene pas avoir vu ce reptile, car, à la description que m’en fit Conseil, jecrus reconnaître le luth qui forme une espèce assez rare. Je ne remarquai,pour mon compte, que quelques cacouannes a carapace allongée.Quant aux zoophytes. je pus admirer. pendant quelques instants. uneadmirable galéolaire orangée qui s’accrocha à la vitre du panneau debâbord ; c’était un long filament ténu, s'arborisant en branches infinies etterminées par la plus fine dentelle qu’eussent jamais filée les rivalesd’Arachné. Je ne pus, malheureusement, pêcher cet admirable échantillon,et aucun autre zoophyte méditerranéen ne se fût sans doute offert à mesregards, si le Nautilus, dans la soirée du 16, n’eût singulièrement ralentisa vitesse. Voici dans quelles circonstances.

Nous passions alors entre la Sicile et la côte de Tunis. Dans cet espaceresserré entre le cap Bon et le détroit de Messine, le fond de la merremonte presque subitement. Là s’est formée une véritable crête surlaquelle il ne reste que dix−sept mètres d’eau, tandis que de chaque côtéla profondeur est de cent soixante−dix mètres. Le Nautilus dut doncmanoeuvrer prudemment afin de ne pas se heurter contre cette barrièresous−marine.

Je montrai à Conseil, sur la carte de la Méditerranée, l’emplacementqu’occupait ce long récif.

« Mais, n’en déplaise à monsieur, fit observer Conseil, c’est comme unisthme véritable qui réunit l’Europe à l’Afrique.

— Oui, mon garçon, répondis−je, il barre en entier le détroit de Libye, etles sondages de Smith ont prouvé que les continents étaient autrefoisréunis entre le cap Boco et le cap Furina.

— Je le crois volontiers, dit Conseil.

— J’ajouterai, repris−je, qu’une barrière semblable existe entre Gibraltar

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et Ceuta, qui, aux temps géologiques, fermait complètement laMéditerranée.

— Eh ! fit Conseil, si quelque poussée volcanique relevait un jour ces deuxbarrières au−dessus des flots !

— Ce n’est guère probable, Conseil.

— Enfin, que monsieur me permette d’achever, si ce phénomène seproduisait, ce serait fâcheux pour monsieur de Lesseps, qui se donne tantde mal pour percer son isthme !

— J’en conviens, mais, je te le répète, Conseil, ce phénomène ne seproduira pas. La violence des forces souterraines va toujours diminuant.Les volcans, si nombreux aux premiers jours du monde, s’éteignent peu àpeu, la chaleur interne s’affaiblit, la température des couches inférieuresdu globe baisse d’une quantité appréciable par siècle, et au détriment denotre globe, car cette chaleur, c’est sa vie.

— Cependant, le soleil...

— Le soleil est insuffisant, Conseil. Peut−il rendre la chaleur à uncadavre ?

— Non, que je sache.

— Eh bien, mon ami, la terre sera un jour ce cadavre refroidi. Elledeviendra inhabitable et sera inhabitée comme la lune, qui depuislongtemps a perdu sa chaleur vitale.

— Dans combien de siècles ? demanda Conseil.

— Dans quelques centaines de mille ans, mon garçon.

— Alors, répondit Conseil, nous avons le temps d’achever notre voyage, si

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toutefois Ned Land ne s’en mêle pas ! »

Et Conseil, rassuré, se remit à étudier le haut−fond que leNautilus rasait de près avec une vitesse modérée.

Là, sous un sol rocheux et volcanique, s’épanouissait toute une florevivante, des éponges, des holoturies, des cydippes hyalines ornées decyrrhes rougeâtres et qui émettaient une légère phosphorescence, desberoës, vulgairement connus sous le nom de concombres de mer et baignésdans les miroitements d’un spectre solaire, des comatules ambulantes,larges d’un mètre, et dont la pourpre rougissait les eaux, des euryalesarborescentes de la plus grande beauté, des pavonacées à longues tiges,un grand nombre d’oursins comestibles d’espèces variées, et des actiniesvertes au tronc grisâtre, au disque brun, qui se perdaient dans leurchevelure olivâtre de tentacules.Conseil s’était occupé plus particulièrement d’observer les mollusques etles articulés, et bien que la nomenclature en soit un peu aride, je ne veuxpas faire tort à ce brave garçon en omettant ses observations personnelles.

Dans l’embranchement des mollusques, il cite de nombreux pétonclespectiniformes, des spondyles pieds−d’âne qui s’entassaient les uns sur lesautres, des donaces triangulaires, des hyalles tridentées, à nageoiresjaunes et à coquilles transparentes, des pleurobranches orangés, des oeufspointillés ou semés de points verdâtres, des aplysies connues aussi sous lenom de lièvres de mer, des dolabelles, des acères charnus, des ombrellesspéciales à la Méditerranée, des oreilles de mer dont la coquille produitune nacre très recherchée, des pétoncles flammulés, des anomies que lesLanguedociens, dit−on, préfèrent aux huîtres, des clovis si chers auxMarseillais, des praires doubles, blanches et grasses, quelques−uns de cesclams qui abondent sur les côtes de l’Amérique du Nord et dont il se faitun débit si considérable à New York, des peignes operculaires de couleursvariées, des lithodonces enfoncées dans leurs trous et dont je goûtais fortle goût poivré, des vénéricardes sillonnées dont la coquille à sommetbombé présentait des côtes saillantes, des cynthies hérissées de tuberculesécarlates, des carniaires à pointe recourbées et semblables à de légères

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gondoles, des féroles couronnées, des atlantes à coquilles spiraliformes,des thétys grises, tachetées de blanc et recouvertes de leur mantillefrangée, des éolides semblables à de petites limaces, des cavolinesrampant sur le dos, des auricules et entre autres l’auricule myosotis, àcoquille ovale, des scalaires fauves, des littorines, des janthures, descinéraires, des pétricoles, des lamellaires, des cabochons, des pandores,etc.Quant aux articulés, Conseil les a, sur ses notes, très justement divisés ensix classes, dont trois appartiennent au monde marin. Ce sont les classesdes crustacés, des cirrhopodes et des annélides.

Les crustacés se subdivisent en neuf ordres, et le premier de ces ordrescomprend les décapodes, c’est−à−dire les animaux dont la tête et lethorax sont le plus généralement soudés entre eux, dont l’appareil buccalest composé de plusieurs paires de membres, et qui possèdent quatre, cinqou six paires de pattes thoraciques ou ambulatoires. Conseil avait suivi laméthode de notre maître Milne Edwards, qui fait trois sections desdécapodes : les brachyoures, les macroures et les anomoures. Ces nomssont légèrement barbares, mais ils sont justes et précis. Parmi lesmacroures, Conseil cite des amathies dont le front est armé de deuxgrandes pointes divergentes, l’inachus scorpion, qui — je ne sais pourquoi— symbolisait la sagesse chez les Grecs, des lambres−masséna, deslambres−spinimanes, probablement égarés sur ce haut−fond, card’ordinaire ils vivent à de grandes profondeurs, des xhantes, des pilumnes,des rhomboldes, des calappiens granuleux — très faciles à digérer, faitobserver Conseil — des corystes édentés, des ébalies, des cymopolies, desdorripes laineuses, etc. Parmi les macroures, subdivisés en cinq familles,les cuirassés, les fouisseurs, les astaciens, les salicoques et lesochyzopodes, il cite des langoustes communes, dont la chair est si estiméechez les femelles, des scyllares−ours ou cigales de mer, des gébiesriveraines, et toutes sortes d’espèces comestibles, mais il ne dit rien de lasubdivision des astaciens qui comprend les homards, car les langoustessont les seuls homards de la Méditerranée. Enfin, parmi les anomoures, ilvit des drocines communes, abritées derrière cette coquille abandonnéedont elles s’emparent, des homoles à front épineux, des bernard−l’ermite,

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des porcellanes, etc.

Là s’arrêtait le travail de Conseil. Le temps lui avait manqué pourcompléter la classe des crustacés par l’examen des stomapodes, desamphipodes, des homopodes, des isopodes, des tr i lobi tes, desbranchiapodes, des ostracodes et des entomostracées. Et pour terminerl’étude des articulés marins, il aurait dû citer la classe des cyrrhopodesqui renferme les cyclopes, les argules, et la classe des annélides qu’il n’eûtpas manqué de diviser en tubicoles et en dorsibranches. Mais le Nautilus,ayant dépassé le haut−fond du détroit de Libye, reprit dans les eaux plusprofondes sa vitesse accoutumée. Dès lors plus de mollusques, plusd’articulés, plus de zoophytes. A peine quelques gros poissons quipassaient comme des ombres.

Pendant la nuit du 16 au 17 février, nous étions entrés dans ce secondbassin méditerranéen, dont les plus grandes profondeurs se trouvent partrois mille mètres. Le Nautilus, sous l’impulsion de son hélice, glissant surses plans inclinés, s’enfonça jusqu’aux dernières couches de la mer.

Là, à défaut des merveilles naturelles, la masse des eaux offrit à mesregards bien des scènes émouvantes et terribles. En effet, nous traversionsalors toute cette partie de la Méditerranée si féconde en sinistres. De lacôte algérienne aux rivages de la Provence, que de navires ont faitnaufrage, que de bâtiments ont disparu ! La Méditerranée n’est qu’un lac,comparée aux vastes plaines liquides du Pacifique, mais c’est un laccapricieux, aux flots changeants, aujourd’hui propice et caressant pour lafrêle tartane qui semble flotter entre le double outre−mer des eaux et duciel, demain, rageur tourmenté, démonté par les vents, brisant les plusforts navires de ses lames courtes qui les frappent à coups précipités.

Ainsi, dans cette promenade rapide à travers les couches profondes, qued’épaves j’aperçus gisant sur le sol, les unes déjà empâtées par les coraux,les autres revêtues seulement d’une couche de rouille, des ancres, descanons, des boulets, des garnitures de fer, des branches d’hélice, desmorceaux de

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machines, des cylindres brisés, des chaudières défoncées, puis des coquesflottant entre deux eaux, celles−ci droites, celles−là renversées.

De ces navires naufragés, les uns avaient péri par collision, les autrespour avoir heurté quelque écueil de granit. J’en vis qui avaient coulé àpic, la mâture droite, le gréement raidi par l’eau. Ils avaient l’air d’être àl’ancre dans une immense rade foraine et d’attendre le moment du départ.Lorsque le Nautilus passait entre eux et les enveloppait de ses nappesélectriques, il semblait que ces navires allaient le saluer de leur pavillon etlui envoyer leur numéro d’ordre ! Mais non, rien que le silence et la mortsur ce champ des catastrophes !J’observai que les fonds méditerranéens étaient plus encombrés de cessinistres épaves à mesure que le Nautilus se rapprochait du détroit deGibraltar. Les côtes d’Afrique et d’Europe se resserrent alors, et dans cetétroit espace, les rencontres sont fréquentes. Je vis là de nombreusescarènes de fer, des ruines fantastiques de steamers, les uns couchés, lesautres debout, semblables à des animaux formidables. Un de ces bateauxaux flancs ouverts, sa cheminée courbée, ses roues dont il ne restait plusque la monture, son gouvernail séparé de l’étambot et retenu encore parune chaîne de fer, son tableau d’arrière rongé par les sels marins, seprésentait sous un aspectterrible ! Combien d’existences brisées dans son naufrage ! Combien devictimes entraînées sous les flots ! Quelque matelot du bord avait−ilsurvécu pour raconter ce terrible désastre, ou les flots gardaient−ilsencore le secret de ce sinistre ? Je ne sais pourquoi, il me vint à la penséeque ce bateau enfoui sous la mer pouvait être l’Atlas, disparu corps etbiens depuis une vingtaine d’années, et dont on n’a jamais entenduparler ! Ah ! quelle sinistre histoire serait à faire que celle de ces fondsméditerranéens, de ce vaste ossuaire, où tant de richesses se sont perdues,où tant de victimes ont trouvé la mort !

Cependant, le Nautilus, indifférent et rapide, courait à toute hélice aumilieu de ces ruines. Le 18 février, vers trois heures du matin, il seprésentait à l’entrée du détroit de Gibraltar.Là existent deux courants : un courant supérieur, depuis longtemps

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reconnu, qui amène les eaux de l ’Océan dans le bassin de laMéditerranée ; puis un contre−courant inférieur, dont le raisonnement adémontré aujourd’hui l’existence. En effet, la somme des eaux de laMéditerranée, incessamment accrue par les flots de l’Atlantique et par lesfleuves qui s’y jettent, devrait élever chaque année le niveau de cette mer,car son évaporation est insuffisante pour rétablir l’équilibre. Or, il n’enest pas ainsi, et on a dû naturellement admettre l’existence d’un courantinférieur qui par le détroit de Gibraltar verse dans le bassin del’Atlantique le trop−plein de la Méditerranée.

Fait exact, en effet. C’est de ce contre−courant que profita le Nautilus. Ils’avança rapidement par l’étroite passe. Un instant je pus entrevoir lesadmirables ruines du temple d’Hercule enfoui, au dire de Pline etd’Avienus, avec l’île basse qui le supportait, et quelques minutes plus tardnous flottions sur les flots de l’Atlantique.

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La baie de Vigo

L’Atlantique ! Vaste étendue d’eau dont la superficie couvre vingt−cinqmillions de milles carrés, longue de neuf mille milles sur une largeurmoyenne de deux mille sept cents. Importante mer presque ignorée desanciens, sauf peut−être des Carthaginois, ces Hollandais de l’antiquité,qui dans leurs pérégrinations commerciales suivaient les côtes ouest del’Europe et de l’Afrique ! Océan dont les rivages aux sinuosités parallèlesembrassent un périmètre immense, arrosé par les plus grands fleuves dumonde, le Saint−Laurent, le Mississipi, l’Amazone, la Plata, l’Orénoque,le Niger, le Sénégal, l’Elbe, la Loire, le Rhin, qui lui apportent les eauxdes pays les plus civilisés et des contrées les plus sauvages ! Magnifiqueplaine, incessamment sillonnée par les navires de toutes les nations,abritée sous tous les pavillons du monde, et que terminent ces deux pointesterribles, redoutées des navigateurs, le cap Horn et le cap des Tempêtes !

Le Nautilus en brisait les eaux sous le tranchant de son éperon, aprèsavoir accompli près de dix mille lieues en trois mois et demi, parcourssupérieur à l’un des grands cercles de la terre. Où allions−nousmaintenant, et que nous réservait l’avenir ?

Le Nautilus, sorti du détroit de Gibraltar, avait pris le large. Il revint à lasurface des flots, et nos promenades quotidiennes sur la plate−forme nousfurent ainsi rendues.J’y montai aussitôt accompagné de Ned Land et de Conseil. A une distancede douze milles apparaissait vaguement le cap Saint−Vincent qui forme lapointe sud−ouest de la péninsule hispanique. Il ventait un assez fort coupde vent du sud. La mer était grosse, houleuse. Elle imprimait de violentessecousses de roulis au Nautilus. Il était presque impossible de se maintenirsur la plate−forme que d’énormes paquets de mer battaient à chaqueinstant. Nous redescendîmes donc après avoir humé quelques boufféesd’air.

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Je regagnai ma chambre. Conseil revint à sa cabine mais le Canadien,l’air assez préoccupé, me suivit. Notre rapide passage à travers laMéditerranée ne lui avait pas permis de mettre ses projets à exécution, et ildissimulait peu son désappointement.

Lorsque la porte de ma chambre fut fermée, il s’assit et me regardasilencieusement.

« Ami Ned, lui dis−je, je vous comprends, mais vous n’avez rien à vousreprocher. Dans les conditions ou naviguait le Nautilus, songer à le quittereût été de la folie ! »

Ned Land ne répondit rien. Ses lèvres serrées, ses sourcils froncés,indiquaient chez lui la violente obsession d’une idée fixe.« Voyons, repris−je, rien n’est désespéré encore. Nous remontons la côtedu Portugal. Non loin sont la France, l’Angleterre, où nous trouverionsfacilement un refuge. Ah ! si le Nautilus, sorti du détroit de Gibraltar,avait mis le cap au sud, s’il nous eût entraînés vers ces régions à lescontinents manquent, je partagerais vos inquiétudes. Mais, nous le savonsmaintenant, le capitaine Nemo ne fuit pas les mers civilisées, et dansquelques jours, je crois que vous pourrez agir avec quelque sécurité. »

Ned Land me regarda plus fixement encore, et desserrant enfin les lèvres :

« C’est pour ce soir », dit−il.

Je me redressai subitement. J’étais, je l’avoue, peu préparé à cettecommunication. J’aurais voulu répondre au Canadien, mais les mots neme vinrent pas.

« Nous étions convenus d’attendre une circonstance reprit Ned Land. Lacirconstance, je la tiens. Ce soir, nous ne serons qu’à quelques milles de lacôte espagnole. La nuit est sombre. Le vent souffle du large. J’ai votreparole, monsieur Aronnax, et je compte sur vous. »

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Comme je me taisais toujours, le Canadien se leva, et se rapprochant demoi :« Ce soir, à neuf heures, dit−il. J’ai prévenu Conseil. A ce moment−là, lecapitaine Nemo sera enfermé dans sa chambre et probablement couché. Niles mécaniciens, ni les hommes de l’équipage ne peuvent nous voir.Conseil et moi, nous gagnerons l’escalier central. Vous, monsieurAronnax, vous resterez dans la bibliothèque à deux pas de nous, attendantmon signal. Les avirons, le mât et la voile sont dans le canot. Je suis mêmeparvenu à y porter quelques provisions. Je me suis procuré une clefanglaise pour dévisser les écrous qui attachent le canot à la coque duNautilus. Ainsi tout est prêt. A ce soir.

— La mer est mauvaise, dis−je.

— J’en conviens, répond le Canadien, mais il faut risquer cela. La libertévaut qu’on la paye. D’ailleurs, l’embarcation est solide, et quelques millesavec un vent qui porte ne sont pas une affaire. Qui sait si demain nous neserons pas à cent lieues au large ? Que les circonstances nous favorisent,et entre dix et onze heures, nous serons débarqués sur quelque point de laterre ferme ou morts. Donc, à la grâce de Dieu et à ce soir ! »

Sur ce mot, le Canadien se retira, me laissant presque abasourdi. J’avaisimaginé que, le cas échéant, j’aurais eu le temps de réfléchir, de discuter.Mon opiniâtre compagnon neme le permettait pas. Que lui aurais−je dit, après tout ? Ned Land avaitcent fois raison. C’était presque une circonstance, il en profitait.Pouvais−je revenir sur ma parole et assumer cette responsabilité decompromettre dans un intérêt tout personnel l ’avenir de mescompagnons ? Demain, le capitaine Nemo ne pouvait−il pas nousentraîner au large de toutes terres ?

En ce moment, un sifflement assez fort m’apprit que les réservoirs seremplissaient, et le Nautilus s’enfonça sous les flots de l’Atlantique.

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Je demeurai dans ma chambre. Je voulais éviter le capitaine pour cacher àses yeux l’émotion qui me dominait. Triste Journée que je passai ainsi,entre le désir de rentrer en possession de mon libre arbitre et le regretd’abandonner ce merveilleux Nautilus, laissant inachevées mes étudessous−marines ! Quitter ainsi cet océan, « mon Atlantique », comme je meplaisais à le nommer, sans en avoir observé les dernières couches, sans luiavoir dérobé ces secrets que m’avaient révélés les mers des Indes et duPacifique ! Mon roman me tombait des mains dès le premier volume, monrêve s’interrompait au plus beau moment ! Quelles heures mauvaisess’écoulèrent ainsi, tantôt me voyant en sûreté, à terre, avec mescompagnons, tantôt souhaitant, en dépit de ma raison, que quelquecirconstance imprévue empêchât la réalisation des projets de Ned Land.Deux fois je vins au salon. Je voulais consulter le compas. Je voulais voirsi la direction du Nautilus nous rapprochait, en effet, ou nous éloignait dela côte. Mais non. Le Nautilus se tenait toujours dans les eaux portugaises.Il pointait au nord en prolongeant les rivages de l’Océan.

Il fallait donc en prendre son parti et se préparer à fuir. Mon bagagen’était pas lourd. Mes notes, rien de plus.

Quant au capitaine Nemo, je me demandai ce qu’il penserait de notreévasion, quelles inquiétudes, quels torts peut−être elle lui causerait, et cequ’il ferait dans le double cas où elle serait ou révélée ou manquée ! Sansdoute je n’avais pas à me plaindre de lui, au contraire. Jamais hospitaliténe fut plus franche que la sienne. En le quittant, je ne pouvais être taxéd’ingratitude. Aucun serment ne nous liait à lui. C’était sur la force deschoses seule qu’il comptait et non sur notre parole pour nous fixer àjamais auprès de lui. Mais cette prétention hautement avouée de nousretenir éternellement prisonniers à son bord justifiait toutes nos tentatives.

Je n’avais pas revu le capitaine depuis notre visite à l’île de Santorin. Lehasard devait−il me mettre en sa présence avant notre départ ? Je ledésirais et je le craignais tout à la fois. J’écoutai si je ne l’entendrais pasmarcher dans sa chambre contiguë à la mienne. Aucun bruit ne parvint àmon oreille. Cette chambre devait être déserte.

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Alors j’en vins à me demander si cet étrange personnage était à bord.Depuis cette nuit pendant laquelle le canot avait quitté le Nautilus pour unservice mystérieux, mes idées s’étaient, en ce qui le concerne, légèrementmodifiées. Je pensais, bien qu’il eût pu dire, que le capitaine Nemo devaitavoir conservé avec la terre quelques relations d’une certaine espèce. Nequittait−il jamais le Nautilus ? Des semaines entières s’étaient souventécoulées sans que je l’eusse rencontré. Que faisait−il pendant ce temps, etalors que je le croyais en proie à des accès de misanthropie,n’accomplissait−il pas au loin quelque acte secret dont la naturem’échappait jusqu’ici ?

Toutes ces idées et mille autres m’assaillirent à la fois. Le champ desconjectures ne peut être qu’infini dans l’étrange situation où nous sommes.J’éprouvais un malaise insupportable. Cette journée d’attente me semblaitéternelle. Les heures sonnaient trop lentement au gré de mon impatience.

Mon dîner me fut comme toujours servi dans ma chambre. Je mangeaimal, étant trop préoccupé. Je quittai la table à sept heures. Cent vingtminutes — je les comptais — me séparaient encore du moment où je devaisrejoindre Ned Land. Mon agitation redoublait. Mon pouls battait avecviolence. Je ne pouvais rester immobile. J’allais et venais, espérant calmerpar le mouvement le trouble de mon esprit. L’idée de succomber dansnotre téméraire entreprise était le moins pénible de mes soucis ; mais à lapensée de voir notre projet découvert avant d’avoir quitté le Nautilus, à lapensée d’être ramené devant le capitaine Nemo irrité, ou, ce qui eût étépis, contristé de mon abandon, mon coeur palpitait.

Je voulus revoir le salon une dernière fois. Je pris par les coursives, etj’arrivai dans ce musée où j’avais passé tant d’heures agréables et utiles.Je regardai toutes ces richesses, tous ces trésors, comme un homme à laveille d’un éternel exil et qui part pour ne plus revenir. Ces merveilles dela nature, ces chefs−d’oeuvre de l’art, entre lesquels depuis tant de joursse concentrait ma vie, j’allais les abandonner pour jamais. J’aurais vouluplonger mes regards par la vitre du salon à travers les eaux del’Atlantique ; mais les panneaux étaient hermétiquement fermés et un

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manteau de tôle me séparait de cet Océan que je ne connaissais pasencore.

En parcourant ainsi le salon, j’arrivai près de la porte, ménagée dans lepan coupé, qui s’ouvrait sur la chambre du capitaine. A mon grandétonnement, cette porte était entrebâillée. Je reculai involontairement. Sile capitaine Nemo était dans sa chambre, il pouvait me voir. Cependant,n’entendant aucun bruit, je m’approchai. La chambre était déserte. Jepoussai la porte. Je fis quelques pas à l’intérieur. Toujours le même aspectsévère, cénobitique.En cet instant, quelques eaux−fortes suspendues à la paroi et que jen’avais pas remarquées pendant ma première visite, frappèrent mesregards. C’étaient des portraits, des portraits de ces grands hommeshistoriques dont l’existence n’a été qu’un perpétuel dévouement à unegrande idée humaine, Kosciusko, le héros tombé au cri de Finis Polonioe,Botzaris, le Léonidas de la Grèce moderne, O’Connell, le défenseur del’Irlande, Washington, le fondateur de l’Union américaine, Manin, lepatriote italien, Lincoln, tombé sous la balle d’un esclavagiste, et enfin, cemartyr de l’affranchissement de la race noire, John Brown, suspendu àson gibet, tel que l’a si terriblement dessiné le crayon de Victor Hugo.

Quel lien existait−il entre ces âmes héroïques et l’âme du capitaineNemo ? Pouvais−je enfin, de cette réunion de portraits, dégager lemystère de son existence ? Était−il le champion des peuples opprimés, lelibérateur des races esclaves ? Avait−il figuré dans les dernièrescommotions politiques ou sociales de ce siècle. Avait−il été l’un des hérosde la terrible guerre américaine, guerre lamentable et à jamais glorieuse ?...

Tout à coup l’horloge sonna huit heures. Le battement du premier coup demarteau sur le timbre m’arracha à mes rêves. Je tressaillis comme si unoeil invisible eût pu plonger au plus secret de mes pensées, et je meprécipitai hors de la chambre.Là, mes regards s’arrêtèrent sur la boussole. Notre direction était toujoursau nord. Le loch indiquait une vitesse modérée, le manomètre, une

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profondeur de soixante pieds environ. Les circonstances favorisaient doncles projets du Canadien.

Je regagnai ma chambre. Je me vêtis chaudement, bottes de mer, bonnetde loutre, casaque de byssus doublée de peau de phoque. J’étais prêt.J’attendis. Les frémissements de l’hélice troublaient seuls le silenceprofond qui régnait à bord.J’écoutais, je tendais l’oreille. Quelque éclatde voix ne m’apprendrait−il pas, tout à coup, que Ned Land venait d’êtresurpris dans ses projets d’évasion ? Une inquiétude mortelle m’envahit.J’essayai vainement de reprendre mon sang−froid.

A neuf heures moins quelques minutes, je collai mon oreille près de laporte du capitaine. Nul bruit. Je quittai ma chambre, et je revins au salonqui était plongé dans une demi−obscurité, mais désert.

J’ouvris la porte communiquant avec la bibliothèque. Même clartéinsuffisante, même solitude. J’allai me poster près de la porte qui donnaitsur la cage de l’escalier central. J’attendis le signal de Ned Land.

En ce moment, les frémissements de l’hélice diminuèrent sensiblement,puis ils cessèrent tout à fait. Pourquoi ce changement dans les allures duNautilus ? Cette halte favorisait−elle ou gênait−elle les desseins de NedLand, je n’aurais pu le dire.

Le silence n’était plus troublé que par les battements de mon coeur.

Soudain, un léger choc se fit sentir. Je compris que le Nautilus venait des’arrêter sur le fond de l’océan. Mon inquiétude redoubla. Le signal duCanadien ne m’arrivait pas. J’avais envie de rejoindre Ned Land pourl’engager à remettre sa tentative. Je sentais que notre navigation ne sefaisait plus dans les conditions ordinaires...

En ce moment, la porte du grand salon s’ouvrit, et le capitaine Nemoparut. Il m’aperçut, et, sans autre préambule :

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« Ah ! Monsieur le professeur, dit−il d’un ton aimable, je vous cherchais.Savez−vous votre histoire d’Espagne ? »

On saurait à fond l’histoire de son propre pays que, dans les conditions oùje me trouvais, l’esprit troublé, la tête perdue, on ne pourrait en citer unmot.

« Eh bien ? reprit le capitaine Nemo, vous avez entendu ma question ?Savez−vous l’histoire d’Espagne ?

— Très mal, répondis−je.

— Voilà bien les savants, dit le capitaine ils ne savent pas. Alors,asseyez−vous, ajouta−t−il, et je vais vous raconter un curieux épisode decette histoire. »

Le capitaine s’étendit sur un divan, et, machinalement, je pris place auprèsde lui, dans la pénombre.

« Monsieur le professeur, me dit−il, écoutez−moi bien. Cette histoire vousintéressera par un certain côté, car elle répondra à une question que sansdoute vous n’avez pu résoudre.

— Je vous écoute, capitaine, dis−je, ne sachant où mon interlocuteurvoulait en venir, et me demandant si cet incident se rapportait à nosprojets de fuite.

— Monsieur le professeur, reprit le capitaine Nemo, si vous le voulez bien,nous remonterons à 1702. Vous n’ignorez pas qu’à cette époque, votre roiLouis XIV, croyant qu’il suffisait d’un geste de potentat pour faire rentrerles Pyrénées sous terre, avait imposé le duc d’Anjou, son petit−fils, auxEspagnols. Ce prince, qui régna plus ou moins mal sous le nom dePhilippe V, eut affaire, au−dehors, à forte partie.« En effet, l’année précédente, les maisons royales de Hollande,d’Autriche et d’Angleterre, avaient conclu à la Haye un traité d’alliance,

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dans le but d’arracher la couronne d’Espagne à Philippe V, pour la placersur la tête d’un archiduc, auquel elles donnèrent prématurément le nom deCharles III.

« L’Espagne dut résister à cette coalition. Mais elle était à peu prèsdépourvue de soldats et de marins. Cependant, l’argent ne lui manquaitpas, à la condition toutefois que ses galions, chargés de l’or et de l’argentde l’Amérique, entrassent dans ses ports. Or, vers la fin de 1702, elleattendait un riche convoi que la France faisait escorter par une flotte devingt−trois vaisseaux commandés par l’amiral de Château−Renaud, carles marines coalisées couraient alors l’Atlantique.

« Ce convoi devait se rendre à Cadix, mais l’amiral, ayant appris que laflotte anglaise croisait dans ces parages, résolut de rallier un port deFrance.

« Les commandants espagnols du convoi protestèrent contre cettedécision. Ils voulurent être conduits dans un port espagnol, et, à défaut deCadix, dans la baie de Vigo, située sur la côte nord−ouest de l’Espagne, etqui n’était pas bloquée.« L’amiral de Château−Renaud eut la faiblesse d’obéir à cette injonction,et les galions entrèrent dans la baie de Vigo.

« Malheureusement cette baie forme une rade ouverte qui ne peut êtreaucunement défendue. Il fallait donc se hâter de décharger les galionsavant l’arrivée des flottes coalisées, et le temps n’eût pas manqué à cedébarquement, si une misérable question de rivalité n’eût surgi tout àcoup.

« Vous suivez bien l’enchaînement des faits ? me demanda le capitaineNemo.

— Parfaitement, dis−je, ne sachant encore à quel propos m’était faitecette leçon d’histoire.

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— Je continue. Voici ce qui se passa. Les commerçants de Cadix avaientun privilège d’après lequel ils devaient recevoir toutes les marchandisesqui venaient des Indes occidentales. Or, débarquer les lingots des galionsau port de Vigo, c’était aller contre leur droit. Ils se plaignirent donc àMadrid, et ils obtinrent du faible Philippe V que le convoi, sans procéder àson déchargement, resterait en séquestre dans la rade de Vigo jusqu’aumoment où les flottes ennemies se seraient éloignées.

« Or, pendant que l’on prenait cette décision, le 22 octobre 1702, lesvaisseaux anglais arrivèrent dans la baie de Vigo. L’amiral deChâteau−Renaud, malgré ses forces inférieures, se battit courageusement.Mais quand il vit que les richesses du convoi allaient tomber entre lesmains des ennemis, il incendia et saborda les galions qui s’engloutirentavec leurs immenses trésors. »

Le capitaine Nemo s’était arrêté. Je l’avoue, je ne voyais pas encore enquoi cette histoire pouvait m’intéresser.

« Eh bien ? Lui demandai−je.

— Eh bien, monsieur Aronnax, me répondit le capitaine Nemo, noussommes dans cette baie de Vigo, et il ne tient qu’à vous d’en pénétrer lesmystères. »

Le capitaine se leva et me pria de le suivre. J’avais eu le temps de meremettre. J’obéis. Le salon était obscur, mais à travers les vitrestransparentes étincelaient les flots de la mer. Je regardai.

Autour du Nauti lus, dans un rayon d’une demi−mil le, les eauxapparaissaient imprégnées de lumière électrique. Le fond sableux était netet clair. Des hommes de l’équipage, revêtus de scaphandres, s’occupaientà déblayer des tonneaux à demi pourris, des caisses éventrées, au milieud’épaves encore noircies. De ces caisses, de ces barils, s’échappaient deslingots d’or et d’argent, des cascades de piastres et de bijoux. Le sable enétait jonché. Puis, chargés de ce précieux butin, ces hommes revenaient au

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Nautilus, y déposaient leur fardeau et allaient reprendre cette inépuisablepêche d’argent et d’or.

— En effet, dis−je. Aussi un bon avis à ces actionnaires serait−il acte decharité. Qui sait pourtant s’il serait bien reçu. Ce que les joueursregrettent par−dessus tout, d’ordinaire, c’est moins la perte de leur argentque celle de leurs folles espérances. Je les plains moins après tout que cesmilliers de malheureux auxquels tant de richesses bien réparties eussentpu profiter, tandis qu’elles seront à jamais stériles pour eux ! »

Je n’avais pas plutôt exprimé ce regret que je sentis qu’il avait dû blesserle capitaine Nemo.

« Stériles ! répondit−il en s’animant. Croyez−vous donc, monsieur, queces richesses soient perdues, alors que c’est moi qui les ramasse ? Est−cepour moi, selon vous, que je me donne la peine de recueillir ces trésors ?Qui vous dit que je n’en fais pas un bon usage ? Croyez−vous que j’ignorequ’il existe des êtres souffrants, des races opprimées sur cette terre, desmisérables à soulager, des victimes à venger ? Ne comprenez−vous pas ?... »

Le capitaine Nemo s’arrêta sur ces dernières paroles, regrettant peut−êtred’avoir trop parlé. Mais j’avais deviné. Quels que fussent les motifs quil’avaient forcé à chercher l’indépendance sous les mers, avant tout il étaitresté un homme ! Son coeur palpitait encore aux souffrances del’humanité, et son immense charité s’adressait aux races asservies commeaux individus !

Et je compris alors à qui étaient destinés ces millions expédiés par lecapitaine Nemo, lorsque le Nautilus naviguait dans les eaux de la Crèteinsurgée !

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Un continent disparu

Le lendemain matin, 19 février, je vis entrer le Canadien dans machambre. J’attendais sa visite. Il avait l’air très désappointé.

« Eh bien, monsieur ? me dit−il.

— Oui ! il a fallu que ce damné capitaine s’arrêtât précisément à l’heureou nous allions fuir son bateau.

— Oui, Ned, il avait affaire chez son banquier.

— Son banquier !

— Ou plutôt sa maison de banque. J’entends par là cet Océan où sesrichesses sont plus en sûreté qu’elles ne le seraient dans les caisses d’unÉtat. »

Je racontai alors au Canadien les incidents de la veille, dans le secretespoir de le ramener à l’idée de ne point abandonner le capitaine ; maismon récit n’eut d’autre résultat que le regret énergiquement exprimé parNed de n’avoir pu faire pour son compte une promenade sur le champ debataille de Vigo.

« Enfin, dit−il, tout n’est pas fini ! Ce n’est qu’un coup de harpon perdu !Une autre fois nous réussirons, et dès ce soir s’il le faut...

— Quelle est la direction du Nautilus ? demandai−je.

— Je l’ignore, répondit Ned.

— Eh bien ! à midi, nous verrons le point. »

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Le Canadien retourna près de Conseil. Dès que je fus habillé, je passaidans le salon. Le compas n’était pas rassurant. La route du Nautilus étaitsud−sud−ouest. Nous tournions le dos à l’Europe.

J’attendis avec une certaine impatience que le point fut reporté sur lacarte. Vers onze heures et demie, les réservoirs se vidèrent, et notreappareil remonta à la surface de l ’Océan. Je m’élançai vers laplate−forme. Ned Land m’y avait précédé.

Plus de terres en vue. Rien que la mer immense. Quelques voiles àl’horizon, de celles sans doute qui vont chercher jusqu’au cap San−Roqueles vents favorables pour doubler le cap de Bonne−Espérance. Le tempsétait couvert. Un coup de vent se préparait.

Ned rageant, essayait de percer l’horizon brumeux. Il espérait encore que,derrière tout ce brouillard, s’étendait cette terre si désirée.A midi, le soleil se montra un instant. Le second profita de cette éclairciepour prendre sa hauteur. Puis, la mer devenant plus houleuse, nousredescendîmes, et le panneau fut refermé.

Une heure après, lorsque je consultai la carte, je vis que la position duNautilus était indiquée par 16°17’de longitude et 33°22’de latitude, à centcinquante lieues de la côte la plus rapprochée. Il n’y avait pas moyen desonger à fuir, et je laisse à penser quelles furent les colères du Canadien,quand je lui fis connaître notre situation.

Pour mon compte, je ne me désolai pas outre mesure. Je me sentis commesoulagé du poids qui m’oppressait, et je pus reprendre avec une sorte decalme relatif mes travaux habituels.

Le soir, vers onze heures, je reçus la visite très inattendue du capitaineNemo. Il me demanda fort gracieusement si je me sentais fatigué d’avoirveillé la nuit précédente. Je répondis négativement.

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« Alors, monsieur Aronnax, je vous proposerai une curieuse excursion.

— Proposez, capitaine.

— Vous n’avez encore visité les fonds sous−marins que le jour et sous laclarté du soleil. Vous conviendrait−il de les voir par une nuit obscure ?

— Très volontiers.

— Cette promenade sera fatigante, je vous en préviens. Il faudra marcherlongtemps et gravir une montagne. Les chemins ne sont pas très bienentretenus.

— Ce que vous me dites là, capitaine, redouble ma curiosité. Je suis prêt àvous suivre.

— Venez donc, monsieur le professeur, nous al lons revêtir nosscaphandres. »

Arrivé au vestiaire, je vis que ni mes compagnons ni aucun homme del’équipage ne devait nous suivre pendant cette excursion. Le capitaineNemo ne m’avait pas même proposé d’emmener Ned ou Conseil.

En quelques instants, nous eûmes revêtu nos appareils. On plaça sur notredos les réservoirs abondamment chargés d’air, mais les lampes électriquesn’étaient pas préparées. Je le fis observer au capitaine.

« Elles nous seraient inutiles », répondit−il.Je crus avoir mal entendu, mais je ne pus réitérer mon observation, car latête du capitaine avait déjà disparu dans son enveloppe métallique.J’achevai de me harnacher, je sentis qu’on me plaçait dans la main unbâton ferré, et quelques minutes plus tard, après la manoeuvre habituelle,nous prenions pied sur le fond de l’Atlantique, à une profondeur de troiscents mètres.

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Minuit approchait. Les eaux étaient profondément obscures, mais lecapitaine Nemo me montra dans le lointain un point rougeâtre, une sortede large lueur, qui brillait à deux milles environ du Nautilus. Ce qu’étaitce feu, quelles matières l’alimentaient, pourquoi et comment il serevivifiait dans la masse liquide, je n’aurais pu le dire. En tout cas, il nouséclairait, vaguement il est vrai, mais je m’accoutumai bientôt à cesténèbres particulières, et je compris, dans cette circonstance, l’inutilité desappareils Ruhmkorff.

Le capitaine Nemo et moi, nous marchions l’un près de l’autre,directement sur le feu signalé. Le sol plat montait insensiblement. Nousfaisions de larges enjambées, nous aidant du bâton ; mais notre marcheétait lente, en somme, car nos pieds s’enfonçaient souvent dans une sortede vase pétrie avec des algues et semée de pierres plates.

Tout en avançant, j’entendais une sorte de grésillement au−dessus de matête. Ce bruit redoublait parfois et produisait comme un pétillementcontinu. J’en compris bientôt la cause. C’était la pluie qui tombaitviolemment en crépitant à la surface des flots. Instinctivement, la penséeme vint que j’allais être trempé ! Par l’eau, au milieu de l’eau ! Je ne pusm’empêcher de rire à cette idée baroque. Mais pour tout dire, sous l’épaishabit du scaphandre, on ne sent plus le liquide élément, et l’on se croit aumilieu d’une atmosphère un peu plus dense que l’atmosphère terrestre,voilà tout.

Après une demi−heure de marche, le sol devint rocailleux. Les méduses,les crustacés microscopiques, les pennatules l’éclairaient légèrement delueurs phosphorescentes. J’entrevoyais des monceaux de pierres quecouvraient quelques millions de zoophytes et des fouillis d’algues. Le piedme glissait souvent sur ces visqueux tapis de varech, et sans mon bâtonferré, je serais tombé plus d’une fois. En me retournant, je voyais toujoursle fanal b lanchâtre du Naut i lus qui commençai t à pâl i r dansl’éloignement.

Ces amoncellements pierreux dont je viens de parler étaient disposés sur

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le fond océanique suivant une certaine régularité que je ne m’expliquaispas. J’apercevais de gigantesques sillons qui se perdaient dans l’obscuritélointaine et dont la longueur échappait à toute évaluation. D’autresparticularités se présentaient aussi, que je ne savais admettre. Il mesemblait que mes lourdes semelles de plomb écrasaient une litièred’ossements qui craquaient avec un bruit sec. Qu’était donc cette vasteplaine que je parcourais ainsi ? J’aurais voulu interroger le capitaine,mais son langage par signes, qui lui permettait de causer avec sescompagnons, lorsqu’ils le suivaient dans ses excursions sous−marines,était encore incompréhensible pour moi. Cependant, la clarté rougeâtrequi nous guidait, s’accroissait et enflammait l’horizon. La présence de cefoyer sous les eaux m’intriguait au plus haut degré. Était−ce quelqueeffluence électrique qui se manifestait ? Allais−je vers un phénomènenaturel encore inconnu des savants de la terre ? Ou même — car cettepensée traversa mon cerveau — la main de l’homme intervenait−elle danscet embrasement ? Soufflait−elle cet incendie ? Devais−je rencontrer sousces couches profondes, des compagnons, des amis du capitaine Nemo,vivant comme lui de cette existence étrange, et auxquels il allait rendrevisite ? Trouverais−je là−bas toute une colonie d’exilés, qui, las desmisères de la terre, avaient cherché et trouvé l’indépendance au plusprofond de l’Océan ? Toutes ces idées folles, inadmissibles, mepoursuivaient, et dans cette disposition d’esprit, surexcité sans cesse par lasérie de merveilles qui passaient sous mes yeux, je n’aurais pas été surprisde rencontrer, au fond de cette mer, une de ces villes sous−marines querêvait le capitaine Nemo !

Notre route s’éclairait de plus en plus. La lueur blanchissante rayonnaitau sommet d’une montagne haute de huit cents pieds environ. Mais ce quej’apercevais n’était qu’une simple réverbération développée par le cristaldes couches d’eau. Le foyer, source de cette inexplicable darté, occupait leversant opposé de la montagne.

Au milieu des dédales pierreux qui sillonnaient le fond de l’Atlantique, lecapitaine Nemo s’avançait sans hésitation. Il connaissait cette sombreroute. Il l’avait souvent parcourue, sans doute, et ne pouvait s’y perdre. Je

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le suivais avec une confiance inébranlable. Il m’apparaissait comme undes génies de la mer, et quand il marchait devant moi, j’admirais sa hautestature qui se découpait en noir sur le fond lumineux de l’horizon.

Il était une heure du matin. Nous étions arrivés aux premières rampes dela montagne. Mais pour les aborder, il fallut s’aventurer par les sentiersdifficiles d’un vaste taillis.

Oui ! un taillis d’arbres morts, sans feuilles, sans sève, arbres minéraliséssous l’action des eaux, et que dominaient çà et là des pins gigantesques.C’était comme une houillère encore debout, tenant par ses racines au soleffondré, et dont la ramure, à la manière des fines découpures de papiernoir, se dessinait nettement sur le plafond des eaux. Que l’on se figure uneforêt du Hartz, accrochée aux flancs d’une montagne, mais une forêtengloutie. Les sentiers étaient encombrés d’algues et de fucus, entrelesquels grouillait un monde de crustacés. J’allais, gravissant les rocs,enjambant les troncs étendus, brisant les lianes de mer qui se balançaientd’un arbre à l’autre, effarouchant les poissons qui volaient de branche enbranche. Entraîné, je ne sentais plus la fatigue. Je suivais mon guide quine se fatiguait pas.

Quel spectacle ! Comment le rendre ? Comment peindre l’aspect de cesbois et de ces rochers dans ce milieu liquide, leurs dessous sombres etfarouches, leurs dessus colorés de tons rouges sous cette clarté quedoublait la puissance réverbérante des eaux ? Nous gravissions des rocsqui s’éboulaient ensuite par pans énormes avec un sourd grondementd’avalanche. A droite, à gauche, se creusaient de ténébreuses galeries oùse perdait le regard. Ici s’ouvraient de vastes clairières, que la main del’homme semblait avoir dégagées, et je me demandais parfois si quelquehabitant de ces régions sous−marines n’al lait pas tout à coupm’apparaître.

Mais le capitaine Nemo montait toujours. Je ne voulais pas rester enarrière. Je le suivais hardiment. Mon bâton me prêtait un utile secours. Unfaux pas eût été dangereux sur ces étroites passes évidées aux flancs des

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gouffres ; mais j’y marchais d’un pied ferme et sans ressentir l’ivresse duvertige. Tantôt je sautais une crevasse dont la profondeur m’eût faitreculer au milieu des glaciers de la terre ; tantôt je m’aventurais sur letronc vacillant des arbres jetés d’un abîme à l’autre, sans regarder sousmes pieds, n’ayant des yeux que pour admirer les sites sauvages de cetterégion. Là, des rocs monumentaux, penchant sur leurs basesirrégulièrement découpées, semblaient défier les lois de l’équilibre. Entreleurs genoux de pierre, des arbres poussaient comme un jet sous unepression formidable, et soutenaient ceux qui les soutenaient eux−mêmes.Puis, des tours naturelles, de larges pans taillés à pic comme descourtines, s’inclinaient sous un angle que les lois de la gravitationn’eussent pas autorisé à la surface des régions terrestres.

Et moi−même ne sentais−je pas cette différence due à la puissante densitéde l’eau, quand, malgré mes lourds vêtements, ma tête de cuivre, messemelles de métal, je m’élevais sur des pentes d’une impraticable raideur,les franchissant pour ainsi dire avec la légèreté d’un isard ou d’unchamois !

Au récit que je fais de cette excursion sous les eaux, je sens bien que je nepourrai être vraisemblable ! Je suis l’historien des choses d’apparenceimpossible qui sont pourtant réelles, incontestables. Je n’ai point rêvé. J’aivu et senti !

Deux heures après avoir quitté le Nautilus, nous avions franchi la lignedes arbres, et à cent pieds au−dessus de nos têtes se dressait le pic de lamontagne dont la projection faisait ombre sur l’éclatante irradiation duversant opposé. Quelques arbrisseaux pétrifiés couraient çà et là enzigzags grimaçants. Les poissons se levaient en masse sous nos pas commedes oiseaux surpris dans les hautes herbes. La masse rocheuse étaitcreusée d’ impénétrables anfractuosités, de grottes profondes,d’insondables trous, au fond desquels j’entendais remuer des chosesformidables. Le sang me refluait jusqu’au coeur, quand j’apercevais uneantenne énorme qui me barrait la route, ou quelque pince effrayante serefermant avec bruit dans l’ombre des cavités ! Des milliers de points

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lumineux brillaient au milieu des ténèbres. C’étaient les yeux de crustacésgigantesques, tapis dans leur tanière, des homards géants se redressantcomme des hallebardiers et remuant leurs pattes avec un cliquetis deferraille, des crabes titanesques, braqués comme des canons sur leursaffûts, et des poulpes effroyables entrelaçant leurs tentacules comme unebroussaille vivante de serpents.

Quel était ce monde exorbitant que je ne connaissais pas encore ? A quelordre appartenaient ces articulés auxquels le roc formait comme uneseconde carapace ? Où la nature avait−elle trouvé le secret de leurexistence végétative, et depuis combien de siècles vivaient−ils ainsi dansles dernières couches de l’Océan ?

Mais je ne pouvais m’arrêter. Le capitaine Nemo, familiarisé avec cesterribles animaux, n’y prenait plus garde. Nous étions arrivés à unpremier plateau, ou d’autres surprises m’attendaient encore. Là sedessinaient de pittoresques ruines, qui trahissaient la main de l’homme, etnon plus celle du Créateur. C’étaient de vastes amoncellements de pierresoù l’on distinguait de vagues formes de châteaux, de temples, revêtus d’unmonde de zoophytes en fleurs, et auxquels, au lieu de lierre, les algues etles fucus faisaient un épais manteau végétal.Mais qu’était donc cette portion du globe engloutie par les cataclysmes ?Qui avait disposé ces roches et ces pierres comme des dolmens des tempsanté−historiques ? Où étais−je, où m’avait entraîné la fantaisie ducapitaine Nemo ?

J’aurais voulu l’interroger. Ne le pouvant, je l’arrêtai. Je saisis son bras.Mais lui, secouant la tête, et me montrant le dernier sommet de lamontagne, sembla me dire :

« Viens ! viens encore ! viens toujours ! »

Je le suivis dans un dernier élan, et en quelques minutes, j’eus gravi le picqui dominait d’une dizaine de mètres toute cette masse rocheuse.

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Je regardai ce côté que nous venions de franchir. La montagne ne s’élevaitque de sept à huit cents pieds au−dessus de la plaine ; mais de son versantopposé, elle dominait d’une hauteur double le fond en contre bas de cetteportion de l’Atlantique. Mes regards s’étendaient au loin et embrassaientun vaste espace éclairé par une fulguration violente. En effet, c’était unvolcan que cette montagne. A cinquante pieds au−dessous du pic, aumilieu d’une pluie de pierres et de scories, un large cratère vomissait destorrents de lave, qui se dispersaient en cascade de feu au sein de la masseliquide. Ainsi posé, ce volcan, comme un immense flambeau, éclairait laplaine inférieure jusqu’aux dernières limites de l’horizon.J’ai dit que le cratère sous−marin rejetait des laves, mais non desflammes. Il faut aux flammes l’oxygène de l’air, et elles ne sauraient sedévelopper sous les eaux ; mais des coulées de lave, qui ont en elles leprincipe de leur incandescence, peuvent se porter au rouge blanc, luttervictorieusement contre l’élément liquide et se vaporiser à son contact. Derapides courants entraînaient tous ces gaz en diffusion, et les torrentslaviques glissaient jusqu’au bas de la montagne, comme les déjections duVésuve sur un autre Torre del Greco.

En effet, là, sous mes yeux, ruinée, abîmée, jetée bas, apparaissait une villedétruite, ses toits effondrés, ses temples abattus, ses arcs disloqués, sescolonnes gisant à terre, où l’on sentait encore les solides proportionsd’une sorte d’architecture toscane ; plus loin, quelques restes d’ungigantesque aqueduc ; ici l’exhaussement empâté d’une acropole, avec lesformes flottantes d’un Parthénon ; là, des vestiges de quai, comme siquelque antique port eût abrité jadis sur les bords d’un océan disparu lesvaisseaux marchands et les trirèmes de guerre ; plus loin encore, delongues lignes de murailles écroulées, de larges rues désertes, toute unePompéi enfouie sous les eaux, que le capitaine Nemo ressuscitait à mesregards !

Où étais−je ? Où étais−je ? Je voulais le savoir à tout prix, je voulaisparler, je voulais arracher la sphère de cuivre qui emprisonnait ma tête.Mais le capitaine Nemo vint à moi et m’arrêta d’un geste. Puis, ramassantun morceau de pierre crayeuse, il s’avança vers un roc de basalte noire et

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traça ce seul mot :

ATLANTIDE

Quel éclair traversa mon esprit ! L’Atlantide, l’ancienne Méropide deThéopompe, l’Atlantide de Platon, ce continent nié par Origène, Porphyre,Jamblique, D’Anville, Malte−Brun, Humboldt, qui mettaient sa disparitionau compte des récits légendaires, admis par Possidonius, Pline,Ammien−Marcellin, Tertullien, Engel, Sherer, Tournefort, Buffon,d’Avezac, je l’avais là sous les yeux, portant encore les irrécusablestémoignages de sa catastrophe ! C’était donc cette région engloutie quiexistait en dehors de l’Europe, de l’Asie, de la Libye, au−delà descolonnes d’Hercule, où vivait ce peuple puissant des Atlantes, contrelequel se firent les premières guerres de l’ancienne Grèce !

L’historien qui a consigné dans ses écrits les hauts faits de ces tempshéroïques, c’est Platon lui−même. Son dialogue de Timée et de Critias aété, pour ainsi dire, tracé sous l’inspiration de Solon, poète et législateur.

Un jour, Solon s’entretenait avec quelques sages vieillards de Saïs, villedéjà vieille de huit cents ans, ainsi que le témoignaient ses annales gravéessur le mur sacré de ses temples. L’un de ces vieillards raconta l’histoired’une autre ville plus ancienne de mille ans. Cette première citéathénienne, âgée de neuf cents siècles, avait été envahie et en partiedétruite par les Atlantes. Ces Atlantes, disait−il, occupaient un continentimmense plus grand que l’Afrique et l’Asie réunies, qui couvrait unesurface comprise du douzième degré de latitude au quarantième degrénord. Leur domination s’étendait même à l’Égypte. Ils voulurent l’imposerjusqu’en Grèce, mais ils durent se retirer devant l’indomptable résistancedes Hellènes. Des siècles s’écoulèrent. Un cataclysme se produisit,inondations, tremblements de terre. Une nuit et un jour suffirent àl’anéantissement de cette Atlantide dont les plus hauts sommets, Madère,les Açores, les Canaries, les îles du cap Vert, émergent encore.

Tels étaient ces souvenirs historiques que l’inscription du capitaine Nemo

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faisait palpiter dans mon esprit. Ainsi donc, conduit par la plus étrangedestinée, je foulais du pied l’une des montagnes de ce continent ! Jetouchais de la main ces ruines mille fois séculaires et contemporaines desépoques géologiques ! Je marchais là même où avaient marché lescontemporains du premier homme ! J’écrasais sous mes lourdes semellesces squelettes d’animaux des temps fabuleux, que ces arbres, maintenantminéralisés, couvraient autrefois de leur ombre !

Ah ! pourquoi le temps me manquait−il ! J’aurais voulu descendre lespentes abruptes de cette montagne, parcourir en entier ce continentimmense qui sans doute reliait l’Afrique à l’Amérique, et visiter cesgrandes cités antédiluviennes. Là, peut−être, sous mes regards,s’étendaient Makhimos, la guerrière, Eusebès, la pieuse, dont lesgigantesques habitants vivaient des siècles entiers, et auxquels la force nemanquait pas pour entasser ces blocs qui résistaient encore à l’action deseaux. Un jour peut−être, quelque phénomène éruptif lesramènera à la surface des flots, ces ruines englouties ! On a signalé denombreux volcans sous−marins dans cette portion de l’Océan, et bien desnavires ont senti des secousses extraordinaires en passant sur ces fondstourmentés. Les uns ont entendu des bruits sourds qui annonçaient la luttedes éléments ; les autres ont recueilli des cendres volcaniques projetéeshors de la mer. Tout ce sol jusqu’à l’Équateur est encore travaillé par lesforces plutoniennes. Et qui sait si, dans une époque éloignée, accrus parles déjections volcaniques et par les couches successives de laves, dessommets de montagnes ignivomes n’apparaîtront pas à la surface del’Atlantique !

Pendant que je rêvais ainsi, tandis que je cherchais à fixer dans monsouvenir tous les détails de ce paysage grandiose, le capitaine Nemo,accoudé sur une stèle moussue, demeurait immobile et comme pétrifiédans une muette extase. Songeait−il à ces générations disparues et leurdemandait−il le secret de la destinée humaine ? Était−ce à cette place quecet homme étrange venait se retremper dans les souvenirs de l’histoire, etrevivre de cette vie antique, lui qui ne voulait pas de la vie moderne ? Quen’aurais−je donné pour connaître ses pensées, pour les partager, pour les

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comprendre !Nous restâmes à cette place pendant une heure entière, contemplant lavaste plaine sous l’éclat des laves qui prenaient parfois une intensitésurprenante. Les bouillonnements intérieurs faisaient courir de rapidesfrissonnements sur l’écorce de la montagne. Des bruits profonds,nettement transmis par ce milieu liquide, se répercutaient avec unemajestueuse ampleur.

En ce moment, la lune apparut un instant à travers la masse des eaux etjeta quelques pâles rayons sur le continent englouti. Ce ne fut qu’unelueur, mais d’un indescriptible effet. Le capitaine se leva, jeta un dernierregard à cette immense plaine ; puis de la main il me fit signe de le suivre.

Nous descendîmes rapidement la montagne. La forêt minérale une foisdépassée, j’aperçus le fanal du Nautilus qui brillait comme une étoile. Lecapitaine marcha droit à lui, et nous étions rentrés à bord au moment oùles premières teintes de l’aube blanchissaient la surface de l’Océan.

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Les houilles sous−marines

Le lendemain, 20 février, je me réveillais fort tard. Les fatigues de la nuitavaient prolongé mon sommeil jusqu’à onze heures. Je m’habillaipromptement. J’avais hâte de connaître la direction du Nautilus. Lesinstruments m’indiquèrent qu’il courait toujours vers le sud avec unevitesse de vingt milles à l’heure par une profondeur de cent mètres.

Conseil entra. Je lui racontai notre excursion nocturne, et, les panneauxétant ouverts, il put encore entrevoir une partie de ce continent submergé.

En effet, le Nautilus rasait à dix mètres du sol seulement la plaine del’Atlantide. Il filait comme un ballon emporté par le vent au−dessus desprairies terrestres ; mais il serait plus vrai de dire que nous étions dans cesalon comme dans le wagon d’un train express. Les premiers plans quipassaient devant nos yeux, c’étaient des rocs découpés fantastiquement,des forêts d’arbres passés du règne végétal au règne animal, et dontl’immobile silhouette grimaçait sous les flots. C’étaient aussi des massespierreuses enfouies sous des tapis d’axidies et d’anémones, hérissées delongues hydrophytes verticales, puis des blocs de laves étrangementcontournés qui attestaient toute la fureur des expansions plutoniennes.Tandis que ces sites bizarres resplendissaient sous nos feux électriques, jeracontais à Conseil l’histoire de ces Atlantes, qui, au point de vuepurement imaginaire, inspirèrent à Bailly tant de pages charmantes. Je luidisais les guerres de ces peuples héroïques. Je discutais la question del’Atlantide en homme qui ne peut plus douter. Mais Conseil, distrait,m’écoutait peu, et son indifférence à traiter ce point historique me futbientôt expliquée.

En effet, de nombreux poissons attiraient ses regards, et quand passaientdes poissons, Conseil, emporté dans les abîmes de la classification, sortaitdu monde réel. Dans ce cas, je n’avais plus qu’à le suivre et à reprendre

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avec lui nos études ichtyologiques.

Du reste, ces poissons de l’Atlantique ne différaient pas sensiblement deceux que nous avions observés jusqu’ici. C’étaient des raies d’une taillegigantesque, longues de cinq mètres et douées d’une grande forcemusculaire qui leur permet de s’élancer au−dessus des flots, des squalesd’espèces diverses, entre autres, un glauque de quinze pieds, à dentstriangulaires et aiguës, que sa transparence rendait presque invisible aumilieu des eaux, des sagres bruns, des humantins en forme de prismes etcuirassés d’une peau tuberculeuse, des esturgeons semblables à leurscongénères de la Méditerranée, des syngnathes−trompettes, longs d’unpied et demi, jaune−brun, pourvus de petites nageoires grises, sans dentsni langue, et qui défilaient comme de fins et souples serpents.Parmi les poissons osseux, Conseil nota des makairas noirâtres, longs detrois mètres et armés à leur mâchoire supérieure d’une épée perçante, desvives, aux couleurs animées, connues du temps d’Aristote sous le nom dedragons marins et que les aiguillons de leur dorsale rendent trèsdangereux à saisir, puis, des coryphèmes, au dos brun rayé de petites raiesbleues et encadré dans une bordure d’or, de belles dorades, deschrysostones−lune, sortes de disques à reflets d’azur, qui, éclairés endessus par les rayons solaires, formaient comme des taches d’argent, enfindes xyphias−espadons, longs de huit mètres, marchant par troupes,portant des nageoires jaunâtres taillées en faux et de longs glaives de sixpieds, intrépides animaux, plutôt herbivores que piscivores, quiobéissaient au moindre signe de leurs femelles comme des maris bienstylés.

Mais tout en observant ces divers échantillons de la faune marine, je nelaissais pas d’examiner les longues plaines de l’Atlantide. Parfois, decapricieux accidents du sol obligeaient le Nautilus à ralentir sa vitesse, etil se glissait alors avec l’adresse d’un cétacé dans d’étroits étranglementsde collines. Si ce labyrinthe devenait inextricable, l’appareil s’élevaitalors comme un aérostat, et l’obstacle franchi, il reprenait sa courserapide à quelques mètres au−dessus du fond. Admirable et charmantenavigation, qui rappelait les manoeuvres d’une promenade aérostatique,

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avec cette différence toutefois que le Nautilus obéissait passivement à lamain de son timonier.Vers quatre heures du soir, le terrain, généralement composé d’une vaseépaisse et entremêlée de branches minéralisées, se modifia peu à peu, ildevint plus rocailleux et parut semé de conglomérats, de tufs basaltiques,avec quelques semis de laves et d’obsidiennes sulfureuses. Je pensai que larégion des montagnes allait bientôt succéder aux longues plaines, et, eneffet, dans certaines évolutions du Nautilus, j’aperçus l’horizon méridionalbarré par une haute muraille qui semblait fermer toute issue. Son sommetdépassait évidemment le niveau de l’Océan. Ce devait être un continent,ou tout au moins une île, soit une des Canaries, soit une des îles du capVert. Le point n’ayant pas été fait — à dessein peut−être — j’ignoraisnotre position. En tout cas, une telle muraille me parut marquer la fin decette Atlantide, dont nous n’avions parcouru, en somme, qu’une minimeportion.

La nuit n’interrompit pas mes observations. J’étais resté seul. Conseilavait regagné sa cabine. Le Nautilus, ralentissant son allure, voltigeaitau−dessus des masses confuses du sol, tantôt les effleurant comme s’il eûtvoulu s’y poser, tantôt remontant capricieusement à la surface des flots.J’entrevoyais alors quelques vives constellations à travers le cristal deseaux, et précisément cinq ou six de ces étoiles zodiacales qui traînent à laqueue d’Orion.

Longtemps encore, je serais resté à ma vitre, admirant les beautés de lamer et du ciel, quand les panneaux se refermèrent. A ce moment, leNautilus était arrivé à l ’aplomb de la haute murail le. Commentmanoeuvrerait−il, je ne pouvais le deviner. Je regagnai ma chambre. LeNautilus ne bougeait plus. Je m’endormis avec la ferme intention de meréveiller après quelques heures de sommeil.

Mais, le lendemain, il était huit heures lorsque je revins au salon. Jeregardai le manomètre. Il m’apprit que le Nautilus flottait à la surface del’Océan. J’entendais, d’ailleurs, un bruit de pas sur la plate−forme.Cependant aucun roulis ne trahissait l’ondulation des lames supérieures.

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Je montai jusqu’au panneau. Il était ouvert. Mais, au lieu du grand jourque j’attendais, je me vis environné d’une obscurité profonde. Oùétions−nous ? M’étais−je trompé ? Faisait−il encore nuit ? Non ! Pas uneétoile ne brillait, et la nuit n’a pas de ces ténèbres absolues.

Je ne savais que penser, quand une voix me dit :

« C’est vous, monsieur le professeur ?

— Ah ! capitaine Nemo, répondis−je, où sommes−nous ?

— Sous terre, monsieur le professeur.

— Sous terre ! m’écriai−je ! Et le Nautilus flotte encore ?

— Il flotte toujours.

— Mais, je ne comprends pas ?

— Attendez quelques instants. Notre fanal va s’allumer, et, si vous aimezles situations claires, vous serez satisfait. »

Je mis le pied sur la plate−forme et j’attendis. L’obscurité était sicomplète que je n’apercevais même pas le capitaine Nemo. Cependant, enregardant au zénith, exactement au−dessus de ma tête, je crus saisir unelueur indécise, une sorte de demi−jour qui emplissait un trou circulaire.En ce moment, le fanal s’alluma soudain, et son vif éclat fit évanouir cettevague lumière.

Je regardai, après avoir un instant fermé mes yeux éblouis par le jetélectrique. Le Nautilus était stationnaire. Il flottait auprès d’une bergedisposée comme un quai. Cette mer qui le supportait en ce moment, c’étaitun lac emprisonné dans un cirque de murailles qui mesurait deux milles dediamètre, soit six milles de tour. Son niveau, — le manomètre l’indiquait

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— ne pouvait être que le niveau extérieur, car une communication existaitnécessairement entre ce lac et la mer. Les hautes parois, inclinées sur leurbase, s’arrondissaient en voûte et figuraient un immense entonnoirretourné, dont la hauteur comptait cinq ou six cents mètres. Au sommets’ouvrait un orifice circulaire par lequel j’avais surpris cette légère clarté,évidemment due au rayonnement diurne.Avant d’examiner plus attentivement les dispositions intérieures de cetteénorme caverne, avant de me demander si c’était là l’ouvrage de la natureou de l’homme, j’allai vers le capitaine Nemo.

« Où sommes−nous ? dis−je.

— Au centre même d’un volcan éteint, me répondit le capitaine, un volcandont la mer a envahi l’intérieur à la suite de quelque convulsion du sol.Pendant que vous dormiez, monsieur le professeur, le Nautilus a pénétrédans ce lagon par un canal naturel ouvert à dix mètres au−dessous de lasurface de l’Océan. C’est ici son port d’attache, un port sûr, commode,mystérieux, abrité de tous les rhumbs du vent ! Trouvez−moi sur les côtesde vos continents ou de vos îles une rade qui vaille ce refuge assuré contrela fureur des ouragans.

— En effet, répondis−je, ici vous êtes en sûreté, capitaine Nemo. Quipourrait vous atteindre au centre d’un volcan ? Mais, à son sommet,n’ai−je pas aperçu une ouverture ?

— Oui, son cratère, un cratère empli jadis de laves, de vapeurs et deflammes, et qui maintenant donne passage à cet air vivifiant que nousrespirons.

— Mais quelle est donc cette montagne volcanique ? demandai−je.

— Elle appartient à un des nombreux îlots dont cette mer est semée.Simple écueil pour les navires, pour nous caverne immense. Le hasard mel’a fait découvrir, et, en cela, le hasard m’a bien servi.

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— Mais ne pourrait−on descendre par cet orifice qui forme le cratère duvolcan ?

— Pas plus que je ne saurais y monter. Jusqu’à une centaine de pieds, labase intérieure de cette montagne est praticable, mais au−dessus, lesparois surplombent, et leurs rampes ne pourraient être franchies.

— Je vois, capitaine, que la nature vous sert partout et toujours. Vous êtesen sûreté sur ce lac, et nul que vous n’en peut visiter les eaux. Mais, à quoibon ce refuge ? Le Nautilus n’a pas besoin de port.

— Non, monsieur le professeur, mais il a besoin d’électricité pour semouvoir, d’éléments pour produire son électricité, de sodium pouralimenter ses éléments, de charbon pour faire son sodium, et de houillèrespour extraire son charbon. Or, précisément ici, la mer recouvre des forêtsentières qui furent enlisées dans les temps géologiques ; minéraliséesmaintenant et transformées en houille, elles sont pour moi une mineinépuisable.

— Vos hommes, capitaine, font donc ici le métier de mineurs ?

— Précisément. Ces mines s’étendent sous les flots comme les houillèresde Newcastle. C’est ici que, revêtus du scaphandre, le pic et la pioche à lamain, mes hommes vont extraire cette houille, que je n’ai pas mêmedemandée aux mines de la terre. Lorsque je brûle ce combustible pour lafabrication du sodium, la fumée qui s’échappe par le cratère de cettemontagne lui donne encore l’apparence d’un volcan en activité.

— Et nous les verrons à l’oeuvre, vos compagnons ?

— Non, pas cette fois, du moins, car je suis pressé de continuer notre tourdu monde sous−marin. Aussi, me contenterai−je de puiser aux réserves desodium que je possède. Le temps de les embarquer, c’est−à−dire un jourseulement, et nous reprendrons notre voyage. Si donc vous voulezparcourir cette caverne et faire le tour du lagon, profitez de cette journée,

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monsieur Aronnax. »

Je remerciai le capitaine, et j’allai chercher mes deux compagnons quin’avaient pas encore quitté leur cabine. Je les invitai à me suivre sans leurdire où ils se trouvaient.

Ils montèrent sur la plate−forme. Conseil, qui ne s’étonnait de rien,regarda comme une chose très naturelle de se réveiller sous une montagneaprès s’être endormi sous les flots. Mais Ned Land n’eut d’autre idée quede chercher si la caverne présentait quelque issue.Après déjeuner, vers dix heures, nous descendions sur la berge.

« Nous voici donc encore une fois à terre, dit Conseil.

— Je n’appelle pas cela « la terre », répondit le Canadien. Et d’ailleurs,nous ne sommes pas dessus, mais dessous. »

Entre le pied des parois de la montagne et les eaux du lac se développaitun rivage sablonneux qui, dans sa plus grande largeur, mesurait cinqcents pieds. Sur cette grève, on pouvait faire aisément le tour du lac. Maisla base des hautes parois formait un sol tourmenté, sur lequel gisaient,dans un pittoresque entassement, des blocs volcaniques et d’énormespierres ponces. Toutes ces masses désagrégées, recouvertes d’un émailpoli sous l’action des feux souterrains, resplendissaient au contact des jetsélectriques du fanal. La poussière micacée du rivage, que soulevaient nospas, s’envolait comme une nuée d’étincelles.

Le sol s’élevait sensiblement en s’éloignant du relais des flots, et nousMmes bientôt arrivés à des rampes longues et sinueuses, véritablesraidillons qui permettaient de s’élever peu à peu, mais il fallait marcherprudemment au milieu de ces — conglomérats, qu’aucun ciment ne reliaitentre eux, et le pied glissait sur ces trachytes vitreux, faits de cristaux defeldspath et de quartz.La nature volcanique de cette énorme excavation s’affirmait de toutesparts. Je le fis observer à mes compagnons.

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« Vous figurez−vous, leur demandai−je, ce que devait être cet entonnoir,lorsqu’il s’emplissait de laves bouillonnantes, et que le niveau de celiquide incandescent s’élevait jusqu’à l’orifice de la montagne, comme lafonte sur les parois d’un fourneau ?

— Je me le figure parfaitement, répondit Conseil. Mais monsieur medira−t−il pourquoi le grand fondeur a suspendu son opération, etcomment il se fait que la fournaise est remplacée par les eaux tranquillesd’un lac ?

— Très probablement, Conseil, parce que quelque convulsion a produitau−dessous de la surface de l’Océan cette ouverture qui a servi depassage au Nautilus. Alors les eaux de l’Atlantique se sont précipitées àl’intérieur de la montagne. Il y a eu lutte terrible entre les deux éléments,lutte qui s’est terminée à l’avantage de Neptune. Mais bien des siècles sesont écoulés depuis lors, et le volcan submergé s’est changé en grottepaisible.

— Très bien, répliqua Ned Land. J’accepte l’explication, mais je regrette,dans notre intérêt, que cette ouverture dont parle monsieur le professeurne soit pas produite au−dessus du niveau de la mer.

— Mais, ami Ned, répliqua Conseil, si ce passage n’eût pas étésous−marin, le Nautilus n’aurait pu y pénétrer !

— Et j’ajouterai, maître Land, que les eaux ne se seraient pas précipitéessous la montagne et que le volcan serait resté volcan. Donc vos regretssont superflus. »

Notre ascension continua. Les rampes se faisaient de plus en plus raides etétroites. De profondes excavations les coupaient parfois, qu’il fallaitfranchir. Des masses surplombantes voulaient être tournées. On se glissaitsur les genoux, on rampait sur le ventre. Mais, l’adresse de Conseil et laforce du Canadien aidant, tous les obstacles furent surmontés.

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A une hauteur de trente mètres environ, la nature du terrain se modifia,sans qu’il devînt plus praticable. Aux conglomérats et aux trachytessuccédèrent de noirs basaltes ; ceux−ci étendus par nappes toutesgrumelées de soufflures ; ceux−là formant des prismes réguliers, disposéscomme une colonnade qui supportait les retombées de cette voûteimmense, admirable spécimen de l’architecture naturelle. Puis, entre cesbasaltes serpentaient de longues coulées de laves refroidies, incrustées deraies bitumineuses, et, par places, s’étendaient de larges tapis de soufre.Un jour plus puissant, entrant par le cratère supérieur, inondait d’unevague clarté toutes ces déjections volcaniques, à jamais ensevelies au seinde la montagne éteinte.Cependant, notre marche ascensionnelle fut bientôt arrêtée, à une hauteurde deux cent cinquante pieds environ, par d’infranchissables obstacles. Lavoussure intérieure revenait en surplomb, et la montée dut se changer enpromenade circulaire. A ce dernier plan, le règne végétal commençait àlutter avec le règne minéral. Quelques arbustes et même certains arbressortaient des anfractuosités de la paroi. Je reconnus des euphorhes quilaissaient couler leur suc caustique. Des héliotropes, très inhabiles àjustifier leur nom, puisque les rayons solaires n’arrivaient jamais jusqu’àeux, penchaient tristement leurs grappes de fleurs aux couleurs et auxparfums à demi passés. Çà et là, quelques chrysanthèmes poussaienttimidement au pied d’aloès à longues feuilles tristes et maladifs. Mais,entre les coulées de laves, j’aperçus de petites violettes, encore parfuméesd’une légère odeur, et j’avoue que je les respirai avec délices. Le parfum,c’est l’âme de la fleur, et les fleurs de la mer, ces splendides hydrophytes,n’ont pas d’âme !

Nous étions arrivés au pied d’un bouquet de dragonniers robustes, quiécartaient les roches sous l’effort de leurs musculeuses racines, quand NedLand s’écria :

« Ah ! monsieur, une ruche !

— Une ruche ! répliquai−je, en faisant un geste de parfaite incrédulité.

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— Oui ! une ruche, répéta le Canadien, et des abeilles qui bourdonnentautour. »

Je m’approchai et je dus me rendre à l’évidence. Il y avait là, à l’orificed’un trou creusé dans le trou d’un dragonnier, quelques milliers de cesingénieux insectes, si communs dans toutes les Canaries, et dont lesproduits y sont particulièrement estimés.

Tout naturellement, le Canadien voulut faire sa provision de miel, etj’aurais eu mauvaise grâce à m’y opposer. Une certaine quantité defeuilles sèches mélangées de soufre s’allumèrent sous l’étincelle de sonbriquet, et il commença à enfumer les abeilles. Les bourdonnementscessèrent peu à peu, et la ruche éventrée livra plusieurs livres d’un mielparfumé. Ned Land en remplit son havresac.

« Quand j’aurai mélangé ce miel avec la pâte de l’artocarpus, nous dit−il,je serai en mesure de vous offrir un gâteau succulent.

— Parbleu ! fit Conseil, ce sera du pain d’épice.

— Va pour le pain d’épice, dis−je, mais reprenons cette intéressantepromenade. »

A certains détours du sentier que nous suivions alots, le lac apparaissaitdans toute son étendue. Le fanal éclairait en entier sa surface paisible quine connaissait ni les rides ni les ondulations. Le Nautilus gardait uneimmobilité parfaite. Sur sa plate−forme et sur la berge s’agitaient leshommes de son équipage, ombres noires nettement découpées au milieu decette lumineuse atmosphère.

En ce moment, nous contournions la crête la plus élevée de ces premiersplans de roches qui soutenaient la voûte. Je vis alors que les abeillesn’étaient pas les seuls représentants du règne animal à l’intérieur de cevolcan. Des oiseaux de proie planaient et tournoyaient çà et là dans

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l’ombre, ou s’enfuyaient de leurs nids perchés sur des pointes de roc.C’étaient des éperviers au ventre blanc, et des crécelles criardes. Sur lespentes détalaient aussi, de toute la rapidité de leurs échasses, de belles etgrasses outardes. Je laisse à penser si la convoitise du Canadien futallumée à la vue de ce gibier savoureux, et s’il regretta de ne pas avoir unfusil entre ses mains. Il essaya de remplacer le plomb par les pierres, etaprès plusieurs essais infructueux, il parvint à blesser une de cesmagnifiques outardes. Dire qu’il risqua vingt fois sa vie pour s’enemparer, ce n’est que vérité pure, mais il fit si bien que l’animal allarejoindre dans son sac les gâteaux de miel.

Nous dûmes alors redescendre vers le rivage, car la crête devenaitimpraticable. Au−dessus de nous, le cratère béant apparaissait commeune large ouverture de puits. De cette place, le ciel se laissait distinguerassez nettement, et je voyais courir des nuages échevelés par le ventd’ouest, qui laissaient traîner jusqu’au sommet de la montagne leursbrumeux haillons. Preuve certaine que ces nuages se tenaient à unehauteur médiocre, car le volcan ne s’élevait pas à plus de huit cents piedsau−dessus du niveau de l’Océan.

Une demi−heure après le dernier exploit du Canadien nous avionsregagné le rivage intérieur. Ici, la flore était représentée par de largestapis de cette criste−marine, petite plante ombellifère très bonne à confire,qui porte aussi les noms de perce−pierre, de passe−pierre et defenouil−marin. Conseil en récolta quelques bottes. Quant à la faune, ellecomptait pas milliers des crustacés de toutes sortes, des homards, descrabes−tourteaux, des palémons, des mysis, des faucheurs, des galatées etun nombre prodigieux de coquillages, porcelaines, rochers et patelles.

En cet endroit s’ouvrait une magnifique grotte. Mes compagnons et moinous prîmes plaisir à nous étendre sur son sable fin. Le feu avait poli sesparois émaillées et étincelantes, toutes saupoudrées de la poussière dumica. Ned Land en tâtait les murailles et cherchait à sonder leurépaisseur. Je ne pus m’empêcher de sourire. La conversation se mit alorssur ses éternels projets d’évasion, et je crus pouvoir, sans trop m’avancer,

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lui donner cette espérance : c’est que le capitaine Nemo n’était descenduau sud que pour renouveler sa provision de sodium. J’espérais donc que,maintenant, il rallierait les côtes de l’Europe et de l’Amérique ; ce quipermettrait au Canadien de reprendre avec plus de succès sa tentativeavortée.

Nous étions étendus depuis une heure dans cette grotte charmante. Laconversation, animée au début, languissait alors. Une certaine somnolences’emparait de nous. Comme je ne voyais aucune raison de résister ausommeil, je me laissai aller à un assoupissement profond. Je rêvais — onne choisit pas ses rêves — je rêvais que mon existence se réduisait à la vievégétative d’un simple mollusque. Il me semblait que cette grotte formaitla double valve de ma coquille...

Tout d’un coup, je fus réveillé par la voix de Conseil.

« Alerte ! Alerte ! criait ce digne garçon.

— Qu’y a−t−il ? demandai−je, me soulevant à demi.

— L’eau nous gagne ! »

Je me redressai. La mer se précipitait comme un torrent dans notreretraite, et, décidément, puisque nous n’étions pas des mollusques, il fallaitse sauver.

En quelques instants, nous fûmes en sûreté sur le sommet de la grottemême.« Que se passe−t−il donc ? demanda Conseil. Quelque nouveauphénomène ?

— Eh non ! mes amis, répondis−je, c’est la marée, ce n’est que la maréequi a failli nous surprendre comme le héros de Walter Scott ! L’Océan segonfle au−dehors, et par une loi toute naturelle d’équilibre, le niveau dulac monte également. Nous en sommes quittes pour un demi−bain. Allons

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nous changer au Nautilus. »

Trois quarts d’heure plus tard, nous avions achevé notre promenadecirculaire et nous rentrions à bord. Les hommes de l’équipage achevaienten ce moment d’embarquer les provisions de sodium, et le Nautilus auraitpu partir à l’instant.

Cependant, le capitaine Nemo ne donna aucun ordre. Voulait−il attendrela nuit et sortir secrètement par son passage sous−marin ? Peut−être.

Quoi qu’il en soit, le lendemain, le Nautilus, ayant quitté son portd’attache, naviguait au large de toute terre, et à quelques mètresau−dessous des flots de l’Atlantique.

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La mer de Sargasses

La direction du Nautilus ne s’était pas modifiée. Tout espoir de revenirvers les mers européennes devait donc être momentanément rejeté. Lecapitaine Nemo maintenait le cap vers le sud. Où nous entraînait−il ? Jen’osais l’imaginer.

Ce jour−là, le Nautilus traversa une singulière portion de l’Océanatlantique. Personne n’ignore l’existence de ce grand courant d’eauchaude connu sous le nom de Gulf Stream. Après être sorti des canaux deFloride il se dirige vers le Spitzberg. Mais avant de pénétrer dans le golfedu Mexique, vers le quarante−quatrième degré de latitude nord, cecourant se divise en deux bras ; le principal se porte vers les côtesd’Irlande et de Norvège, tandis que le second fléchit vers le sud à lahauteur des Acores ; puis frappant les rivages africains et décrivant unovale allongé, il revient vers les Antilles.

Or, ce second bras — c’est plutôt un collier qu’un bras — entoure de sesanneaux d’eau chaude cette portion de l’Océan froide, tranquille,immobile, que l’on appelle la mer de Sargasses. Véritable lac en pleinAtlantique, les eaux du grand courant ne mettent pas moins de trois ans àen faire le tour.

La mer de Sargasses, à proprement parler, couvre toute la partieimmergée de l’Atlantide. Certains auteurs ont même admis que cesnombreuses herbes dont elle est semée sont arrachées aux prairies de cetancien continent. Il est plus probable, cependant, que ces herbages, algueset fucus, enlevés au rivage de l’Europe et de l’Amérique, sont entraînésjusqu’à cette zone par le Gulf Stream. Ce fut là une des raisons quiamenèrent Colomb à supposer l’existence d’un nouveau monde. Lorsqueles navires de ce hardi chercheur arrivèrent à la mer de Sargasses, ilsnaviguèrent non sans peine au milieu de ces herbes qui arrêtaient leur

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marche au grand effroi des équipages, et ils perdirent trois longuessemaines à les traverser.

Telle était cette région que le Nautilus visitait en ce moment, une prairievéritable, un tapis serré d’algues, de fucus natans, de raisins du tropique,si épais, si compact, que l’étrave d’un bâtiment ne l’eût pas déchiré sanspeine. Aussi, le capitaine Nemo, ne voulant pas engager son hélice danscette masse herbeuse, se tint−il à quelques mètres de profondeurau−dessous de la surface des flots.

Ce nom de Sargasses vient du mot espagnol « sargazzo » qui signifievarech. Ce varech, le varech−nageur ou porte−baie, forme principalementce banc immense. Et voici pourquoi, suivant le savant Maury, l’auteur dela Géographie physique du globe, ces hydrophytes se réunissent dans cepaisible bassin de l’Atlantique :

« L’explication qu’on en peut donner, dit−il, me semble résulter d’uneexpérience connue de tout le monde. Si l’on place dans un vase desfragments de bouchons ou de corps flottants quelconques, et que l’onimprime à l’eau de ce vase un mouvement circulaire, on verra lesfragments éparpillés se réunir en groupe au centre de la surface liquide,c’est−à−dire au point le moins agité. Dans le phénomène qui nous occupe,le vase, c’est l’Atlantique, le Gulf Stream, c’est le courant circulaire, et lamer de Sargasses, le point central où viennent se réunir les corps flottants.»

Je partage l’opinion de Maury, et j’ai pu étudier le phénomène dans cemilieu spécial où les navires pénètrent rarement. Au−dessus de nousflottaient des corps de toute provenance, entassés au milieu de ces herbesbrunâ t res , des t roncs d ’a rb res a r rachés aux Andes ou auxMontagnes−Rocheuses et flottés par l’Amazone ou le Mississipi, denombreuses épaves, des restes de quilles ou de carènes, des bordagesdéfoncés et tellement alourdis par les coquilles et les anatifes qu’ils nepouvaient remonter à la surface de l’Océan. Et le temps justifiera un jourcette autre opinion de Maury, que ces matières, ainsi accumulées pendant

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des siècles, se minéraliseront sous l’action des eaux et formeront alorsd’inépuisables houillères. Réserve précieuse que prépare la prévoyantenature pour ce moment où les hommes auront épuisé les mines descontinents.

Au milieu de cet inextricable tissu d’herbes et de fucus, je remarquai decharmants alcyons stellés aux couleurs roses, des actinies qui laissaienttraîner leur longue chevelure de tentacules, des méduses vertes, rouges,bleues, et particulièrement ces grandes rhizostomes de Cuvier, dontl’ombrelle bleuâtre est bordée d’un feston violet.Toute cette journée du 22 février se passa dans la mer de Sargasses, où lespoissons, amateurs de plantes marines et de crustacés, trouvent uneabondante nourriture. Le lendemain, l’Océan avait repris son aspectaccoutume.

Depuis ce moment, pendant dix−neuf jours, du 23 février au 12 mars, leNautilus, tenant le milieu de l’Atlantique, nous emporta avec une vitesseconstante de cent lieues par vingt−quatre heures. Le capitaine Nemovoulait évidemment accomplir son programme sous−marin et je ne doutaispas qu’il ne songeât, après avoir doublé le cap Horn, à revenir vers lesmers australes du Pacifique.

Ned Land avait donc eu raison de craindre. Dans ces larges mers, privéesd’îles, il ne fallait plus tenter de quitter le bord. Nul moyen non plus des’opposer aux volontés du capitaine Nemo. Le seul parti était de sesoumettre ; mais ce qu’on ne devait plus attendre de la force ou de la ruse,j’aimais à penser qu’on pourrait l’obtenir par la persuasion. Ce voyageterminé, le capitaine Nemo ne consentirait−il pas à nous rendre la libertésous serment de ne jamais révéler son existence ? Serment d’honneur quenous aurions tenu. Mais il fallait traiter cette délicate question avec lecapitaine. Or, serais−je bien venu à réclamer cette liberté ? Lui−mêmen’avait−il pas déclaré, dès le début et d’une façon formelle, que le secretde sa vie exigeait notre emprisonnement perpétuel à bord du Nautilus ?Mon silence, depuis quatre mois, ne devait−il pas lui paraître uneacceptation tacite de cette situation ? Revenir sur ce sujet n’aurait−il pas

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pour résultat de donner des soupçons qui pourraient nuire à nos projets, siquelque circonstance favorable se présentait plus tard de les reprendre ?Toutes ces raisons, je les pesais, je les retournais dans mon esprit, je lessoumettais à Conseil qui n’était pas moins embarrassé que moi. Ensomme, bien que je ne fusse pas facile à décourager, je comprenais que leschances de jamais revoir mes semblables diminuaient de jour en jour,surtout en ce moment où le capitaine Nemo courait en téméraire vers lesud de l’Atlantique !

Pendant les dix−neuf jours que j’ai mentionnés plus haut, aucun incidentparticulier ne signala notre voyage. Je vis peu le capitaine. Il travaillait.Dans la bibliothèque je trouvais souvent des livres qu’il laissaitentr’ouverts, et surtout des livres d’histoire naturelle. Mon ouvrage sur lesfonds sous−marins, feuilleté par lui, était couvert de notes en marge, quicontredisaient parfois mes théories et mes systèmes. Mais le capitaine secontentait d’épurer ainsi mon travail, et il était rare qu’il discutât avecmoi. Quelquefois, j’entendais résonner les sons mélancoliques de sonorgue, dont il jouait avec beaucoup d’expression, mais la nuit seulement,au milieu de la plus secrète obscurité, lorsque le Nautilus s’endormaitdans les déserts de l’Océan.

Pendant cette partie du voyage, nous naviguâmes des journées entières àla surface des flots. La mer était comme abandonnée. A peine quelquesnavires à voiles, en charge pour les Indes, se dirigeant vers le cap deBonne−Espérance. Un jour nous fûmes poursuivis par les embarcationsd’un baleinier qui nous prenait sans doute pour quelque énorme baleined’un haut prix. Mais le capitaine Nemo ne voulut pas faire perdre à cesbraves gens leur temps et leurs peines, et il termina la chasse en plongeantsous les eaux. Cet incident avait paru vivement intéresser Ned Land. Je necrois pas me tromper en disant que le Canadien avait dû regretter quenotre cétacé de tôle ne pût être frappé à mort par le harpon de cespêcheurs.

Les poissons observés par Conseil et par moi, pendant cette période,différaient peu de ceux que nous avions déjà étudiés sous d’autres

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latitudes. Les principaux furent quelques échantillons de ce terrible genrede cartilagineux, divisé en trois sous−genres qui ne comptent pas moins detrente−deux espèces : des squales−galonnés, longs de cinq mètres, à têtedéprimée et plus large que le corps, à nageoire caudale arrondie, et dontle dos porte sept grandes bandes noires parallèles et longitudinales puisdes squales−perlons, gris cendré, percés de sept ouvertures branchiales etpourvus d’une seule nageoire dorsale placée à peu près vers le milieu ducorps.

Passaient aussi de grands chiens de mer, poissons voraces s’il en fut. On ale droit de ne point croire aux récits des pêcheurs, mais voici ce qu’ilsracontent. On a trouvé dans le corps de l’un de ces animaux une tête debuffle et un veau tout entier ; dans un autre, deux thons et un matelot enuniforme ; dans un autre, un soldat avec son sabre ; dans un autre enfin,un cheval avec son cavalier. Tout ceci, à vrai dire, n’est pas article de foi.Toujours est−il qu’aucun de ces animaux ne se laissa prendre aux filets duNautilus, et que je ne pus vérifier leur voracité.

Des troupes élégantes et folâtres de dauphins nous accompagnèrentpendant des jours entiers. Ils allaient par bandes de cinq ou six, chassanten meute comme les loups dans les campagnes d’ailleurs, non moinsvoraces que les chiens de mer, si j’en crois un professeur de Copenhague,qui retira de l’estomac d’un dauphin treize marsouins et quinze phoques.C’était, il est vrai un épaulard, appartenant à la plus grande espèceconnue, et dont la longueur dépasse quelquefois vingt−quatre pieds. Cettefamille des delphiniens compte dix genres, et ceux que j’aperçus tenaientdu genre des delphinorinques, remarquables par un museau excessivementétroit et quatre fois long comme le crâne. Leur corps, mesurant troismètres, noir en dessus, était en dessous d’un blanc rosé semé de petitestaches très rares.

Je citerai aussi, dans ces mers, de curieux échantillons de ces poissons del’ordre des acanthoptérigiens et de la famille des sciénoides. Quelquesauteurs — plus poètes que naturalistes — prétendent que ces poissonschantent mélodieusement, et que leurs voix réunies forment un concert

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qu’un choeur de voix humaines ne saurait égaler. Je ne dis pas non, maisces scènes ne nous donnèrent aucune sérénade à notre passage, et je leregrette.

Pour terminer enfin, Conseil classa une grande quantité de poissonsvolants. Rien n’était plus curieux que de voir les dauphins leur donner lachasse avec une précision merveilleuse. Quelle que fût la portée de sonvol, quelque trajectoire qu’il décrivît, même au−dessus du Nautilus,l’infortuné poisson trouvait toujours la bouche du dauphin ouverte pour lerecevoir. C’étaient ou des pirapèdes, ou des trigles−milans, à bouchelumineuse, qui, pendant la nuit, après avoir tracé des raies de feu dansl’atmosphère, plongeaient dans les eaux sombres comme autant d’étoilesfilantes.

Jusqu’au 13 mars, notre navigation se continua dans ces conditions. Cejour−là, le Nautilus fut employé à des expériences de sondages quim’intéressèrent vivement.

Nous avions fait alors près de treize mille lieues depuis notre départ dansles hautes mers du Pacifique. Le point nous mettait par 450°37’de latitudesud et 370°53’de longitude ouest. C’étaient ces mêmes parages où lecapitaine Denham de l’Hérald fila quatorze mille mètres de sonde sanstrouver de fond. Là aussi, le lieutenant Parcker de la frégate américaineCongress n’avait pu atteindre le sol sous−marin par quinze mille centquarante mètres.Le capitaine Nemo résolut d’envoyer son Nautilus à la plus extrêmeprofondeur à fin de contrôler ces différents sondages. Je me préparai ànoter tous les résultats de l’expérience. Les panneaux du salon furentouverts, et les manoeuvres commencèrent pour atteindre ces couches siprodigieusement reculées. On pense bien qu’il ne fut pas question deplonger en remplissant les réservoirs. Peut−être n’eussent−ils puaccroître suffisamment la pesanteur spécifique du Nautilus. D’ailleurs,pour remonter, il aurait fallu chasser cette surcharge d’eau, et les pompesn’auraient pas été assez puissantes pour vaincre la pression extérieure. Lecapitaine Nemo résolut d’aller chercher le fond océanique par une

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diagonale suffisamment allongée, au moyen de ses plans latéraux quifurent placés sous un angle de quarante−cinq degrés avec les lignes d’eaudu Nautilus. Puis, l’hélice fut portée à son maximum de vitesse, et saquadruple branche battit les flots avec une indescriptible violence.

Sous cette poussée puissante, la coque du Nautilus frémit comme unecorde sonore et s’enfonça régulièrement sous les eaux. Le capitaine etmoi, postés dans le salon, nous suivions l’aiguille du manomètre quidéviait rapidement. Bientôt fut dépassée cette zone habitable où résident laplupart des poissons. Si quelques−uns de ces animaux ne peuvent vivrequ’à la surface des mers ou des fleuves, d’autres, moins nombreux, setiennent à des profondeurs assez grandes. Parmi ces derniers, j’observaisl’hexanche, espèce de chien de mer muni de six fentes respiratoires, letélescope aux yeux énormes, le malarmat−cuirassé, aux thoracines grises,aux pectorales noires, que protégeait son plastron de plaques osseusesd’un rouge pâle, puis enfin le grenadier, qui, vivant par douze cents mètresde profondeur, supportait alors une pression de cent vingt atmosphères.

Je demandai au capitaine Nemo s’il avait observé des poissons à desprofondeurs plus considérables.

« Des poissons ? me répondit−il, rarement. Mais dans l’état actuel de lascience, que présume−t−on, que sait−on ?

— Le voici, capitaine. On sait que en allant vers les basses couches del’Océan, la vie végétale disparaît plus vite que la vie animale. On sait que,là où se rencontrent encore des êtres animés, ne végète plus une seulehydrophyte. On sait que les pèlerines, les huîtres vivent par deux millemètres d’eau, et que Mac Clintock, le héros des mers polaires, a retiré uneétoile vivante d’une profondeur de deux mille cinq cents mètres. On saitque l’équipage du Bull−Dog, de la Marine Royale, a pêché une astérie pardeux mille six cent vingt brasses, soit plus d’une lieue de profondeur.Mais, capitaine Nemo, peut−être me direz−vous qu’on ne sait rien ?

— Non, monsieur le professeur, répondit le capitaine, je n’aurai pas cette

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impolitesse. Toutefois, je vous demanderai comment vous expliquez quedes êtres puissent vivre à de telles profondeurs ?

— Je l’explique par deux raisons, répondis−je. D’abord, parce que lescourants verticaux, déterminés par les différences de salure et de densitédes eaux, produisent un mouvement qui suffit à entretenir la vierudimentaire des encrines et des astéries.

— Juste, fit le capitaine.

— Ensuite, parce que, si l’oxygène est la base de la vie, on sait que laquantité d’oxygène dissous dans l’eau de mer augmente avec laprofondeur au lieu de diminuer. et que la pression des couches bassescontribue à l’y comprimer.

— Ah ! on sait cela ? répondit le capitaine Nemo, d’un ton légèrementsurpris. Eh bien, monsieur le professeur, on a raison de le savoir, car c’estla vérité. J’ajouterai, en effet, que la vessie natatoire des poissonsrenferme plus d’azote que d’oxygène, quand ces animaux sont pêchés à lasurface des eaux, et plus d’oxygène que d’azote, au contraire, quand ilssont tirés des grandes profondeurs. Ce qui donne raison à votre système.Mais continuons nos observations. »

Mes regards se reportèrent sur le manomètre. L’instrument indiquait uneprofondeur de six mille mètres. Notre immersion durait depuis une heure.Le Nautilus, glissant sur ses plans inclinés, s’enfonçait toujours. Les eauxdésertes étaient admirablement transparentes et d’une diaphanité que rienne saurait peindre. Une heure plus tard, nous étions par treize mille mètres— trois lieues et quart environ — et le fond de l’Océan ne se laissait paspressentir.

Cependant, par quatorze mille mètres, j’aperçus des pics noirâtres quisurgissaient au milieu des eaux. Mais ces sommets pouvaient appartenir àdes montagnes hautes comme l’Hymalaya ou le Mont−Blanc, plus hautesmême, et la profondeur de ces abîmes demeurait inévaluable.

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Le Nautilus descendit plus bas encore, malgré les puissantes pressionsqu’il subissait. Je sentais ses tôles trembler sous la jointure de leursboulons ; ses barreaux s’arquaient ; ses cloisons gémissaient ; les vitresdu salon semblaient se gondoler sous la pression des eaux. Et ce solideappareil eût cédé sans doute. si, ainsi que l’avait dit son capitaine, il n’eûtété capable de résister comme un bloc plein.

En rasant les pentes de ces roches perdues sous les eaux, j’apercevaisencore quelques coquilles, des serpuls, des spinorbis vivantes, et certainséchantillons d’astéries.

Mais bientôt ces derniers représentants de la vie animale disparurent, et,au−dessous de trois lieues, le Nautilus dépassa les limites de l’existencesous−marine, comme fait le ballon qui s’élève dans les airs au−dessus deszones respirables. Nous avions atteint une profondeur de seize millemètres — quatre lieues — et les flancs du Nautilus supportaient alors unepression de seize cents atmosphères, c’est−à−dire seize cents kilogrammespar chaque centimètre carré de sa surface !

« Quelle situation ! m’écriai−je. Parcourir dans ces régions profondes oùl’homme n’est jamais parvenu ! Voyez, capitaine, voyez ces rocsmagnifiques, ces grottes inhabitées, ces derniers réceptacles du globe, oùla vie n’est plus possible ! Quels sites inconnus et pourquoi faut−il quenous soyons réduits à n’en conserver que le souvenir ?

— Vous plairait−il, me demanda le capitaine Nemo, d’en rapporter mieuxque le souvenir ?

— Que voulez−vous dire par ces paroles ?

— Je veux dire que rien n’est plus facile que de prendre une vuephotographique de cette régions sous−marine ! »

Je n’avais pas eu le temps d’exprimer la surprise que me causait cette

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nouvelle proposition, que sur un appel du capitaine Nemo, un objectif étaitapporté dans le salon. Par les panneaux largement ouverts, le milieuliquide éclairé électriquement, se distribuait avec une clarté parfaite.Nulle ombre, nulle dégradation de notre lumière factice. Le soleil n’eûtpas été plus favorable à une opération de cette nature. Le Nautilus, sous lapoussée de son hélice, maîtrisée par l’inclinaison de ses plans, demeuraitimmobile. L’instrument fut braqué sur ces sites du fond océanique, et enquelques secondes. nous avions obtenu un négatif d’une extrême pureté.

C’est l’épreuve positive que j’en donne ici. On y voit ces rochesprimordiales qui n’ont jamais connu la lumière des cieux, ces granitsinférieurs qui forment la puissante assise du globe, ces grottes profondesévidées dans la masse pierreuse, ces profils d’une incomparable netteté etdont le trait terminal se détache en noir, comme s’il était dû au pinceau decertains artistes flamands. Puis, au−delà, un horizon de montagnes, uneadmirable ligne ondulée qui compose les arrière−plans du paysage. Je nepuis décrire cet ensemble de roches lisses. noires, polies, sans une mousse,sans une tache, aux formes étrangement découpées et solidement établiessur ce tapis de sable qui étincelait sous les jets de la lumière électrique.

Cependant, le capitaine Nemo, après avoir terminé son opération, m’avaitdit :

« Remontons monsieur le professeur. Il ne faut pas abuser de cettesituation ni exposer trop longtemps le Nautilus à de pareilles pressions.

— Remontons ! répondis−je.

— Tenez−vous bien. »

Je n’avais pas encore eu le temps de comprendre pourquoi le capitaine mefaisait cette recommandation, quand je fus précipité sur le tapis.

Son hélice embrayée sur un signal du capitaine, ses plans dressésverticalement, le Nautilus, emporté comme un ballon dans les airs,

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s’enlevait avec une rapidité foudroyante. Il coupait la masse des eaux avecun frémissement sonore. Aucun détail n’était visible. En quatre minutes, ilavait franchi les quatre lieues qui le séparaient de la surface de l’Océan,et, après avoir émergé comme un poisson volant, il retombait en faisantjaillir les flots à une prodigieuse hauteur.

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Cachalots et baleines

Pendant la nuit du 13 au 14 mars, le Nautilus reprit sa direction vers lesud. Je pensais qu’à la hauteur du cap Horn, il mettrait le cap à l’ouestafin de rallier les mers du Pacifique et d’achever son tour du monde. Iln’en fit rien et continua de remonter vers les régions australes. Oùvoulait−il donc aller ? Au pôle ? C’était insensé. Je commençai à croireque les témérités du capitaine justifiaient suffisamment les appréhensionsde Ned Land.

Le Canadien, depuis quelque temps, ne me parlait plus de ses projets defuite. Il était devenu moins communicatif, presque silencieux. Je voyaiscombien cet emprisonnement prolongé lui pesait. Je sentais ce quis’amassait de colère en lui. Lorsqu’il rencontrait le capitaine, ses yeuxs’allumaient d’un feu sombre, et je craignais toujours que sa violencenaturelle ne le portât à quelque extrémité.

Ce jour−là, 14 mars, Conseil et lui vinrent me trouver dans ma chambre.Je leur demandai la raison de leur visite.

« Une simple question à vous poser, monsieur, me répondit le Canadien.

— Parlez, Ned.

— Combien d’hommes croyez−vous qu’il y ait à bord du Nautilus ?

— Je ne saurais le dire, mon ami.

— Il me semble, reprit Ned Land, que sa manoeuvre ne nécessite pas unnombreux équipage.

— En effet, répondis−je, dans les conditions où il se trouve, une dizaine

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d’hommes au plus doivent suffire à le manoeuvrer.

— Eh bien, dit le Canadien, pourquoi y en aurait−il davantage ?

— Pourquoi ? » répliquai−je.

Je regardai fixement Ned Land, dont les intentions étaient faciles àdeviner.

« Parce que, dis−je, si j’en crois mes pressentiments, si j’ai bien comprisl’existence du capitaine, le Nautilus n’est pas seulement un navire. Ce doitêtre un lieu de refuge pour ceux qui, comme son commandant, ont romputoute relation avec la terre.

— Peut−être, dit Conseil, mais enfin le Nautilus ne peut contenir qu’uncertain nombre d’hommes, et monsieur ne pourrait−il évaluer cemaximum ?

— Comment cela, Conseil ?

— Par le calcul. Étant donné la capacité du navire que monsieur connaît,et, par conséquent, la quantité d’air qu’il renferme ; sachant d’autre partce que chaque homme dépense dans l’acte de la respiration, et comparantces résultats avec la nécessité où le Nautilus est de remonter toutes lesvingt−quatre heures... »

La phrase de Conseil n’en finissait pas, mais je vis bien où il voulait envenir.

« Je te comprends, dis−je ; mais ce calcul−là, facile à établir d’ailleurs,ne peut donner qu’un chiffre très incertain.

— N’importe, reprit Ned Land, en insistant.

— Voici le calcul, répondis−je. Chaque homme dépense en une heure

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l’oxygène contenu dans cent litres d’air, soit en vingt−quatre heuresl’oxygène contenu dans deux mille quatre cents litres. Il faut doncchercher combien de fois le Nautilus renferme deux mille quatre centslitres d’air.

— Précisément, dit Conseil.

— Or, repris−je, la capacité du Nautilus étant de quinze cents tonneaux, etcelle du tonneau de mille litres, le Nautilus renferme quinze cent millelitres d’air, qui, divisés par deux mille quatre cents... »Je calculai rapidement au crayon :

« ... donnent au quotient six cent vingt−cinq. Ce qui revient à dire que l’aircontenu dans le Nautilus pourrait rigoureusement suffire à six centvingt−cinq hommes pendant vingt−quatre heures.

— Six cent vingt−cinq ! répéta Ned.

— Mais tenez pour certain, ajoutai−je, que, tant passagers que marins ouofficiers, nous ne formons pas la dixième partie de ce chiffre.

— C’est encore trop pour trois hommes ! murmura Conseil.

— Donc, mon pauvre Ned, je ne puis que vous conseiller la patience.

— Et même mieux que la patience, répondit Conseil, la résignation. »

Conseil avait employé le mot juste.

« Après tout, reprit−il, le capitaine Nemo ne peut pas aller toujours ausud ! Il faudra bien qu’il s’arrête, ne fût−ce que devant la banquise, etqu’il revienne vers des mers plus civilisées ! Alors, il sera temps dereprendre les projets de Ned Land. »Le Canadien secoua la tête, passa la main sur son front, ne répondit pas,et se retira.

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« Que monsieur me permette de lui faire une observation, me dit alorsConseil. Ce pauvre Ned pense à tout ce qu’il ne peut pas avoir. Tout luirevient de sa vie passée. Tout lui semble regrettable de ce qui nous estinterdit. Ses anciens souvenirs l’oppressent et il a le coeur gros. Il faut lecomprendre. Qu’est−ce qu’il a à faire ici ? Rien. Il n’est pas un savantcomme monsieur, et ne saurait prendre le même goût que nous aux chosesadmirables de la mer. Il risquerait tout pour pouvoir entrer dans unetaverne de son pays ! »

Il est certain que la monotonie du bord devait paraître insupportable auCanadien, habitué à une vie libre et active. Les événements qui pouvaientle passionner étaient rares. Cependant, ce jour−là, un incident vint luirappeler ses beaux jours de harponneur.

Vers onze heures du matin, étant à la surface de l’Océan, le Nautilustomba au milieu d’une troupe de baleines. Rencontre qui ne me surpritpas, car je savais que ces animaux, chassés à outrance, se sont réfugiésdans les bassins des hautes latitudes.

Le rôle joué par la baleine dans le monde marin, et son influence sur lesdécouvertes géographiques, ont été considérables. C’est elle, qui,entraînant à sa suite, les Basques d’abord, puis les Asturiens, les Anglaiset les Hollandais, les enhardit contre les dangers de l’Océan et lesconduisit d’une extrémité de la terre à l’autre. Les baleines aiment àfréquenter les mers australes et boréales. D’anciennes légendes prétendentmême que ces cétacés amenèrent les pêcheurs jusqu’à sept lieuesseulement du pôle nord. Si le fait est faux, il sera vrai un jour et c’estprobablement ainsi, en chassant la baleine dans les régions arctiques ouantarctiques, que les hommes atteindront ce point inconnu du globe.

Nous étions assis sur la plate−forme par une mer tranquille. Mais le moisd’octobre de ces latitudes nous donnait de belles journées d’automne. Cefut le Canadien — il ne pouvait s’y tromper — qui signala une baleine àl’horizon dans l’est. En regardant attentivement, on voyait son dos

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noirâtre s’élever et s’abaisser alternativement au−dessus des flots, à cinqmilles du Nautilus.

« Ah ! s’écria Ned Land, si j’étais à bord d’un baleinier, voilà unerencontre qui me ferait plaisir ! C’est un animal de grande taille ! Voyezavec quelle puissance ses évents rejettent des colonnes d’air et de vapeur !Mille diables ! pourquoi faut−il que je sois enchaîné sur ce morceau detôle !

— Quoi ! Ned, répondis−je, vous n’êtes pas encore revenu de vos vieillesidées de pêche ?

— Est−ce qu’un pêcheur de baleines, monsieur, peut oublier son ancienmétier ? Est−ce qu’on se lasse jamais des émotions d’une pareillechasse ?

— Vous n’avez jamais pêché dans ces mers, Ned ?

— Jamais, monsieur. Dans les mers boréales seulement, et autant dans ledétroit de Bering que dans celui de Davis.

— Alors la baleine australe vous est encore inconnue. C’est la baleinefranche que vous avez chassée jusqu’ici, et elle ne se hasarderait pas àpasser les eaux chaudes de l’Équateur.

— Ah ! monsieur le professeur, que me dites−vous là ? répliqua leCanadien d’un ton passablement incrédule.

— Je dis ce qui est.

— Par exemple ! Moi qui vous parle, en soixante−cinq, voilà deux ans etdemi, j’ai amariné près du Groenland une baleine qui portait encore dansson flanc le harpon poinçonné d’un baleinier de Bering. Or, je vousdemande, comment après avoir été frappé à l’ouest de l’Amérique,l’animal serait venu se faire tuer à l’est, s’il n’avait, après avoir doublé,

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soit le cap Horn, soit le cap de Bonne Espérance, franchi l’Équateur ?

— Je pense comme l’ami Ned, dit Conseil, et j’attends ce que répondramonsieur.

— Monsieur vous répondra, mes amis, que les baleines sont localisées,suivant leurs espèces, dans certaines mers qu’elles ne quittent pas. Et sil’un de ces animaux est venu du détroit de Béring dans celui de Davis,c’est tout simplement parce qu’il existe un passage d’une mer à l’autre,soit sur les côtes de l’Amérique, soit sur celles de l’Asie.

— Faut−il vous croire ? demanda le Canadien, en fermant un oeil.

— Il faut croire monsieur, répondit Conseil.

— Dès lors, reprit le Canadien, puisque je n’ai jamais pêché dans cesparages, je ne connais point les baleines qui les fréquentent ?

— Je vous l’ai dit, Ned.

— Raison de plus pour faire leur connaissance, répliqua Conseil.

— Voyez ! voyez ! s’écria le Canadien la voix émue. Elle s’approche ! Ellevient sur nous ! Elle me nargue ! Elle sait que je ne peux rien contre elle !»Ned frappait du pied. Sa main frémissait en brandissant un harponimaginaire.

« Ces cétacés, demanda−t−il, sont−ils aussi gros que ceux des mersboréales ?

— A peu près, Ned.

— C’est que j’ai vu de grosses baleines, monsieur, des baleines quimesuraient jusqu’à cent pieds de longueur !

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Je me suis même laissé dire que le Hullamock et l’Umgallick des îlesAléoutiennes dépassaient quelquefois cent cinquante pieds.

— Ceci me paraît exagéré, répondis−je. Ces animaux ne sont que desbaleinoptères, pourvus de nageoires dorsales, et de même que lescachalots, ils sont généralement plus petits que la baleine franche.

— Ah ! s’écria le Canadien, dont les regards ne quittaient pas l’Océan,elle se rapproche, elle vient dans les eaux du Nautilus ! »

Puis, reprenant sa conversation :« Vous parlez, dit−il, du cachalot comme d’une petite bête ! On citecependant des cachalots gigantesques. Ce sont des cétacés intelligents.Quelques−uns, dit−on, se couvrent d’algues et de fucus. On les prend pourdes îlots. On campe dessus, on s’y installe, on fait du feu...

— On y bâtit des maisons, dit Conseil.

— Oui, farceur, répondit Ned Land. Puis, un beau jour l’animal plonge etentraîne tous ses habitants au fond de l’abîme.

— Comme dans les voyages de Simbad le marin, répliquai−je en riant.

— Ah ! maî t re Land, i l pa ra î t que vous a imez les h is to i resextraordinaires ! Quels cachalots que les vôtres ! J’espère que vous n’ycroyez pas !

— Monsieur le naturaliste, répondit sérieusement le Canadien, il faut toutcroire de la part des baleines !

— Comme elle marche, celle−ci ! Comme elle se dérobe !

— On prétend que ces animaux−là peuvent faire le tour du monde enquinze jours.

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— Je ne dis pas non.

— Mais, ce que vous ne savez sans doute pas, monsieur Aronnax, c’estque, au commencement du monde, les baleines filaient plus rapidementencore.

— Ah ! vraiment, Ned ! Et pourquoi cela ?

— Parce que alors, elles avaient la queue en travers, comme les poissons,c’est−à−dire que cette queue, comprimée verticalement, frappait l’eau degauche à droite et de droite à gauche. Mais le Créateur, s’apercevantqu’elles marchaient trop vite, leur tordit la queue, et depuis ce temps−là,elles battent les flots de haut en bas au détriment de leur rapidité.

— Bon, Ned, dis−je, en reprenant une expression du Canadien, faut−ilvous croire ?

— Pas trop, répondit Ned Land, et pas plus que si je vous disais qu’ilexiste des baleines longues de trois cents pieds et pesant cent mille livres.

— C’est beaucoup, en effet, dis−je. Cependant, il faut avouer que certainscétacés acquièrent un développement considérable, puisque, dit−on, ilsfournissent jusqu’à cent vingt tonnes d’huile.

— Pour ça, je l’ai vu, dit le Canadien.

— Je le crois volontiers, Ned, comme je crois que certaines baleineségalent en grosseur cent éléphants. Jugez des effets produits par une tellemasse lancée à toute vitesse !

— Est−il vrai, demanda Conseil, qu’elles peuvent couler des navires ?

— Des navires, je ne le crois pas, répondis−je. On raconte, cependant,qu’en 1820, précisément dans ces mers du sud, une baleine se précipita

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sur l’Essex et le fit reculer avec une vitesse de quatre mètres par seconde.Des lames pénétrèrent par l’arrière, et l’Essex sombra presque aussitôt. »

Ned me regarda d’un air narquois.

« Pour mon compte, dit−il, j’ai reçu un coup de queue de baleine — dansmon canot, cela va sans dire. Mes compagnons et moi, nous avons étélancés à une hauteur de six mètres. Mais auprès de la baleine de monsieurle professeur, la mienne n’était qu’un baleineau.

— Est−ce que ces animaux−là vivent longtemps ? demanda Conseil.

— Mille ans, répondit le Canadien sans hésiter.

— Et comment le savez−vous, Ned ?

— Parce qu’on le dit.

— Et pourquoi le dit−on ?

— Parce qu’on le sait.

— Non, Ned, on ne le sait pas, mais on le suppose, et voici le raisonnementsur lequel on s’appuie. Il y a quatre cents ans, lorsque les pêcheurschassèrent pour la première fois les baleines, ces animaux avaient unetaille supérieure à celle qu’ils acquièrent aujourd’hui. On suppose donc,assez logiquement, que l’infériorité des baleines actuelles vient de cequ’elles n’ont pas eu le temps d’atteindre leur complet développement.C’est ce qui a fait dire à Buffon que ces cétacés pouvaient et devaientmême vivre mille ans. Vous entendez ? »

Ned Land n’entendait pas. Il n’écoutait plus. La baleine s’approchaittoujours. Il la dévorait des yeux.

« Ah ! s’écria−t−il, ce n’est plus une baleine, c’est dix, c’est vingt, c’est un

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troupeau tout entier ! Et ne pouvoir rien faire ! Etre là pieds et poingsliés !

— Mais, ami Ned, dit Conseil, pourquoi ne pas demander au capitaineNemo la permission de chasser ? ... »

Conseil n’avait pas achevé sa phrase, que Ned Land s’était affalé par lepanneau et courait à la recherche du capitaine. Quelques instants après,tous deux reparaissaient sur la plate−forme.Le capitaine Nemo observa le troupeau de cétacés qui se jouait sur leseaux à un mille du Nautilus.

« Ce sont des baleines australes, dit−il. Il y a là la fortune d’une flotte debaleiniers.

— Eh ! bien, monsieur, demanda le Canadien, ne pourrais−je leur donnerla chasse, ne fût−ce que pour ne pas oublier mon ancien métier deharponneur ?

— A quoi bon, répondit le capitaine Nemo, chasser uniquement pourdétruire ! Nous n’avons que faire d’huile de baleine à bord.

— Cependant, monsieur, reprit le Canadien, dans la mer Rouge, vous nousavez autorisés à poursuivre un dugong !

— Il s’agissait alors de procurer de la viande fraîche à mon équipage. Ici,ce serait tuer pour tuer. Je sais bien que c’est un privilège réservé àl’homme, mais je n’admets pas ces passe−temps meurtriers. En détruisantla baleine australe comme la baleine franche, êtres inoffensifs et bons, vospareils, maître Land, commettent une action blâmable. C’est ainsi qu’ilsont déjà dépeuplé toute la baie de Baffin, et qu’ils anéantiront une classed’animaux utiles. Laissez donc tranquilles ces malheureux cétacés. Ils ontbien assez de leurs ennemis naturels, les cachalots, les espadons et lesscies, sans que vous vous en mêliez. »Je laisse à imaginer la figure que faisait le Canadien pendant ce cours de

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morale. Donner de semblables raisons à un chasseur, c’était perdre sesparoles. Ned Land regardait le capitaine Nemo et ne comprenaitévidemment pas ce qu’il voulait lui dire. Cependant, le capitaine avaitraison. L’acharnement barbare et inconsidéré des pêcheurs feradisparaître un jour la dernière baleine de l’Océan.

Ned Land siffla entre les dents son Yankee doodle, fourra ses mains dansses poches et nous tourna le dos.

Cependant le capitaine Nemo observait le troupeau de cétacés, ets’adressant à moi :

« J’avais raison de prétendre, que sans compter l’homme, les baleines ontassez d’autres ennemis naturels. Celles−ci vont avoir affaire à forte partieavant peu. Apercevez−vous, monsieur Aronnax, à huit milles sous le ventces points noirâtres qui sont en mouvement ?

— Oui, capitaine, répondis−je.

— Ce sont des cachalots, animaux terribles que j’ai quelquefois rencontréspar troupes de deux ou trois cents ! Quant à ceux−là, bêtes cruelles etmalfaisantes, on a raison de les exterminer. »

Le Canadien se retourna vivement à ces derniers mots.« Eh bien, capitaine, dis−je, il est temps encore, dans l’intérêt même desbaleines...

— Inutile de s’exposer, monsieur le professeur. Le Nautilus suffira àdisperser ces cachalots. Il est armé d’un éperon d’acier qui vaut bien leharpon de maître Land, j’imagine. »

Le Canadien ne se gêna pas pour hausser les épaules. Attaquer descétacés à coups d’éperon ! Qui avait jamais entendu parler de cela ?

« Attendez, monsieur Aronnax, dit le capitaine Nemo. Nous vous

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montrerons une chasse que vous ne connaissez pas encore. Pas de pitiépour ces féroces cétacés. Ils ne sont que bouche et dents ! »

Bouche et dents ! On ne pouvait mieux peindre le cachalot macrocéphale,dont la taille dépasse quelque fois vingt−cinq mètres. La tête énorme de cecétacé occupe environ le tiers de son corps. Mieux armé que la baleine,dont la mâchoire supérieure est seulement garnie de fanons, il est muni devingt−cinq grosses dents, hautes de vingt centimètres, cylindriques etconiques à leur sommet, et qui pèsent deux livres chacune. C’est à lapartie supérieure de cette énorme tête et dans de grandes cavités séparéespar des cartilages, que se trouvent trois à quatre cents kilogrammes decette huile précieuse, dite « blanc de baleine ». Le cachalot est un animaldisgracieux, plutôt têtard que poisson, suivant la remarque de Frédol. Ilest mal construit, étant pour ainsi dire « manqué » dans toute la partiegauche de sa charpente, et n’y voyant guère que de l’oeil droit.

Cependant, le monstrueux troupeau s’approchait toujours. Il avait aperçules baleines et se préparait à les attaquer. On pouvait préjuger, d’avance,la victoire des cachalots, non seulement parce qu’ils sont mieux bâtis pourl’attaque que leurs inoffensifs adversaires. mais aussi parce qu’ils peuventrester plus longtemps sous les flots, sans venir respirer à leur surface.

Il n’était que temps d’aller au secours des baleines. Le Nautilus se mitentre deux eaux. Conseil, Ned et moi, nous prîmes place devant les vitresdu salon. Le capitaine Nemo se rendit près du timonier pour manoeuvrerson appareil comme un engin de destruction. Bientôt, je sentis lesbattements de l’hélice se précipiter et notre vitesse s’accroître.

Le combat était déjà commencé entre les cachalots et les baleines, lorsquele Nautilus arriva. Il manoeuvra de manière à couper la troupe desmacrocéphales. Ceux−ci, tout d’abord, se montrèrent peu émus à la vuedu nouveau monstre qui se mêlait à la bataille. Mais bientôt ils durent segarer de ses coups.Quelle lutte ! Ned Land lui−même, bientôt enthousiasmé, finit par battredes mains. Le Nautilus n’était plus qu’un harpon formidable, brandi par la

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main de son capitaine. Il se lançait contre ces masses charnues et lestraversait de part en part, laissant après son passage deux grouillantesmoitiés d’animal. Les formidables coups de queue qui frappaient sesflancs, il ne les sentait pas. Les chocs qu’il produisait, pas davantage. Uncachalot exterminé, il courait à un autre, virait sur place pour ne pasmanquer sa proie, allant de l’avant, de l’arrière, docile à son gouvernail,plongeant quand le cétacé s’enfonçait dans les couches profondes,remontant avec lui lorsqu’il revenait à la surface, le frappant de plein oud’écharpe, le coupant ou le déchirant, et dans toutes les directions et soustoutes les allures, le perçant de son terrible éperon.

Quel carnage ! Quel bruit à la surface des flots ! Quels sifflements aigus etquels ronflements particuliers à ces animaux épouvantés ! Au milieu de cescouches ordinairement si paisibles, leur queue créait de véritables houles.

Pendant une heure se prolongea cet homérique massacre, auquel lesmacrocéphales ne pouvaient se soustraire. Plusieurs fois, dix ou douzeréunis essayèrent d’écraser le Nautilus sous leur masse. On voyait, à lavitre, leur gueule énorme pavée de dents, leur oeil formidable. Ned Land,qui ne se possédait plus, les menaçait et les injuriait. On sentait qu’ils secramponnaient à notre appareil, comme des chiens qui coiffent un ragotsous les taillis. Mais le Nautilus, forçant son hélice, les emportait, lesentraînait, ou les ramenait vers le niveau supérieur des eaux, sans sesoucier ni de leur poids énorme, ni de leurs puissantes étreintes.

Enfin la masse des cachalots s’éclaircit. Les flots redevinrent tranquilles.Je sentis que nous remontions à la surface de l’Océan. Le panneau futouvert, et nous nous précipitâmes sur la plate−forme.

La mer était couverte de cadavres mutilés. Une explosion formidable n’eûtpas divisé, déchiré, déchiqueté avec plus de violence ces masses charnues.Nous flottions au milieu de corps gigantesques, bleuâtres sur le dos,blanchâtres sous le ventre, et tout bossués d’énormes protubérances.Quelques cachalots épouvantés fuyaient à l’horizon. Les flots étaient teintsen rouge sur un espace de plusieurs milles ; et le Nautilus flottait au milieu

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d’une mer de sang.

Le capitaine Nemo nous rejoignit.

« Eh bien, maître Land ? dit−il.

— Eh bien, monsieur, répondit le Canadien, chez lequel l’enthousiasmes’était calmé, c’est un spectacle terrible, en effet. Mais je ne suis pas unboucher, je suis un chasseur, et ceci n’est qu’une boucherie.

— C’est un massacre d’animaux malfaisants, répondit le capitaine, et leNautilus n’est pas un couteau de boucher.

— J’aime mieux mon harpon, répliqua le Canadien.

— Chacun son arme », répondit le capitaine, en regardant fixement NedLand.

Je craignais que celui−ci ne se laissât emporter à quelque violence quiaurait eu des conséquences déplorables. Mais sa colère fut détournée parla vue d’une baleine que le Nautilus accostait en ce moment.

L’animal n’avait pu échapper à la dent des cachalots. Je reconnus labale ine austra le, à tête dépr imée, qui est ent ièrement noi re.Anatomiquement, el le se dist ingue de la baleine blanche et duNord−Caper par la soudure des sept vertèbres cervicales, et elle comptedeux côtes de plus que ses congénères. Le malheureux cétacé, couché surle flanc, le ventre troué de morsures, était mort. Au bout de sa nageoiremutilée pendait encore un petit baleineau qu’il n’avait pu sauver dumassacre. Sa bouche ouverte laissait couler l’eau qui murmurait commeun ressac à travers ses fanons.Le capitaine Nemo conduisit le Nautilus près du cadavre de l’animal.Deux de ses hommes montèrent sur le flanc de la baleine, et je vis, nonsans étonnement, qu’ils retiraient de ses mamelles tout le lait qu’ellescontenaient, c’est−à−dire la valeur de deux à trois tonneaux. Le capitaine

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m’offrit une tasse de ce lait encore chaud. Je ne pus m’empêcher de luimarquer ma répugnance pour ce breuvage. Il m’assura que ce lait étaitexcellent, et qu’il ne se distinguait en aucune façon du lait de vache.

Je le goûtai et je fus de son avis. C’était donc pour nous neréserve utile,car, ce lait, sous la forme de beurre salé ou de fromage, devait apporterune agréable variété à notre ordinaire.

De ce jour−là, je remarquai avec inquiétude que les dispositions de NedLand envers le capitaine Nemo devenaient de plus en plus mauvaises, et jerésolus de surveiller de près les faits et gestes du Canadien.

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La banquise

Le Nautilus avait repris son imperturbable direction vers le sud. Il suivaitle cinquantième méridien avec une vitesse considérable. Voulait−il doncatteindre le pôle ? Je ne le pensais pas, car jusqu’ici toutes les tentativespour s’élever jusqu’à ce point du globe avaient échoué. La saison,d’ailleurs, était déjà fort avancée, puisque le 13 mars des terresantarctiques correspond au 13 septembre des régions boréales, quicommence la période équinoxiale.

Le 14 mars, j’aperçus des glaces flottantes par 55° de latitude, simplesdébris blafards de vingt à vingt−cinq pieds, formant des écueils surlesquels la mer déferlait. Le Nautilus se maintenait à la surface del’Océan. Ned Land, ayant déjà pêché dans les mers arctiques, étaitfamiliarisé avec ce spectacle des icebergs. Conseil et moi, nousl’admirions pour la première fois.

Dans l’atmosphère, vers l’horizon du sud, s’étendait une bande blanched’un éblouissant aspect. Les baleiniers anglais lui ont donné le nom de «ice−blinck ». Quelque épais que soient les nuages, ils ne peuventl’obscurcir. Elle annonce la présence d’un pack ou banc de glace.

En effet, bientôt apparurent des blocs plus considérables dont l’éclat semodifiait suivant les caprices de la brume. Quelques−unes de ces massesmontraient des veines vertes, comme si le sulfate de cuivre en eût tracé leslignes ondulées. D’autres, semblables à d’énormes améthystes, selaissaient pénétrer par la lumière. Celles−ci réverbéraient les rayons dujour sur les mille facettes de leurs cristaux. Celles−là, nuancées des vifsreflets du calcaire, auraient suffi à la construction de toute une ville demarbre.

Plus nous descendions au sud, plus ces îles flottantes gagnaient en nombre

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et en importance. Les oiseaux polaires y nichaient par milliers. C’étaientdes pétrels, des damiers, des puffins, qui nous assourdissaient de leurscris. Quelques−uns, prenant le Nautilus pour le cadavre d’une baleine,venaient s’y reposer et piquaient de coups de bec sa tôle sonore.

Pendant cette navigation au milieu des glaces, le capitaine Nemo se tintsouvent sur la plate−forme. Il observait avec attention ces paragesabandonnés. Je voyais son calme regard s’animer parfois. Se disait−il quedans ces mers polaires interdites à l’homme, il était là chez lui, maître deces infranchissables espaces ? Peut−être. Mais il ne parlait pas. Il restaitimmobile, ne revenant à lui que lorsque ses instincts de manoeuvrierreprenaient le dessus. Dirigeant alors son Nautilus avec une adresseconsommée, i l év i ta i t habi lement le choc de ces masses dontquelques−unes mesuraient une longueur de plusieurs milles sur unehauteur qui variait de soixante−dix à quatre−vingts mètres. Souventl’horizon paraissait entièrement fermé. A la hauteur du soixantième degréde latitude, toute passe avait disparu. Mais le capitaine Nemo, cherchantavec soin, trouvait bientôt quelque étroite ouverture par laquelle il seglissait audacieusement, sachant bien, cependant, qu’elle se refermeraitderrière lui.

Ce fut ainsi que le Nautilus, guidé par cette main habile, dépassa toutesces glaces, classées, suivant leur forme ou leur grandeur, avec uneprécision qui enchantait Conseil : icebergs ou montagnes, ice−fields ouchamps unis et sans limites, drift−ice ou glaces flottantes, packs ouchamps brisés, nommés palchs quand ils sont circulaires, et streamslorsqu’ils sont faits de morceaux allongés.

La température était assez basse. Le thermomètre, exposé à l’air extérieur,marquait deux à trois degrés au−dessous de zéro. Mais nous étionschaudement habillés de fourrures, dont les phoques ou les ours marinsavaient fait les frais. L’intérieur du Nautilus, régulièrement chauffé par sesappareils électriques, défiait les froids les plus intenses. D’ailleurs, il luieût suffi de s’enfoncer à quelques mètres au−dessous des flots pour ytrouver une température supportable.

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Deux mois plus tôt, nous aurions joui sous cette latitude d’un jourperpétuel ; mais déjà la nuit se faisait pendant trois ou quatre heures, etp lus tard, e l le devai t je ter s ix mois d ’ombre sur ces régionscircumpolaires.Le 15 mars, la latitude des îles New−Shetland et des Orkney du Sud futdépassée. Le capitaine m’apprit qu’autrefois de nombreuses tribus dephoques habitaient ces terres ; mais les baleiniers anglais et américains,dans leur rage de destruction, massacrant les adultes et les femellespleines, là où existait l’animation de la vie, avaient laissé après eux lesilence de la mort.

Le 16 mars, vers huit heures du matin, le Nauti lus, suivant lecinquante−cinquième méridien, coupa le cercle polaire antarctique. Lesglaces nous entouraient de toutes parts et fermaient l’horizon. Cependant,le capitaine Nemo marchait de passe en passe et s’élevait toujours.

« Mais où va−t−il ? demandai−je.

— Devant lui, répondait Conseil. Après tout, lorsqu’il ne pourra pas allerplus loin, il s’arrêtera.

— Je n’en jurerais pas ! » répondis−je.

Et, pour être franc, j’avouerai que cette excursion aventureuse ne medéplaisait point. A quel degré m’émerveillaient les beautés de ces régionsnouvelles, je ne saurais l’exprimer. Les glaces prenaient des attitudessuperbes. Ici, leur ensemble formait une ville orientale, avec ses minaretset ses mosquées innombrables. Là, une cité écroulée et comme jetée à terrepar une convulsion du sol. Aspects incessamment variés par les obliquesrayons du soleil, ou perdus dans les brumes grises au milieu des ouragansde neige. Puis, de toutes parts des détonations, des éboulements, degrandes culbutes d’icebergs, qui changeaient le décor comme le paysaged’un diorama.

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Lorsque le Nautilus était immergé au moment où se rompaient ceséquilibres, le bruit se propageait sous les eaux avec une effrayanteintensité, et la chute de ces masses créait de redoutables remous jusquedans les couches profondes de l’Océan. Le Nautilus roulait et tanguaitalors comme un navire abandonne à la furie des éléments.

Souvent, ne voyant plus aucune issue, je pensais que nous étionsdéfinitivement prisonniers ; mais, l’instinct le guidant, sur le plus légerindice le capitaine Nemo découvrait des passes nouvelles. Il ne se trompaitjamais en observant les minces filets d’eau bleuâtre qui sillonnaient lesice−fields. Aussi ne mettais−je pas en doute qu’il n’eût aventuré déjà leNautilus au milieu des mers antarctiques.

Cependant, dans la journée du 16 mars, les champs de glace nousbarrèrent absolument la route. Ce n’était pas encore la banquise, mais devastes ice−fields cimentés par le froid. Cet obstacle ne pouvait arrêter lecapitaine Nemo, et il se lança contre l’ice−field avec une effroyableviolence. Le Nautilus entrait comme un coin dans cette masse friable, et ladivisait avec des craquements terribles. C’était l’antique bélier poussé parune puissance infinie. Les débris de glace, haut projetés, retombaient engrêle autour de nous. Par sa seule force d’impulsion, notre appareil secreusait un chenal. Quelquefois, emporté par son élan, il montait sur lechamp de glace et l’écrasait de son poids, ou par instants, enfourné sousl’ice−field, il le divisait par un simple mouvement de tangage quiproduisait de larges déchirures.

Pendant ces journées, de violents grains nous assaillirent. Par certainesbrumes épaisses, on ne se fût pas vu d’une extrémité de la plate−forme àl’autre. Le vent sautait brusquement à tous les points du compas. La neiges’accumulait en couches si dures qu’il fallait la briser à coups de pic. Rienqu’à la température de cinq degrés au−dessous de zéro, toutes les partiesextérieures du Nautilus se recouvraient de glaces. Un gréement n’auraitpu se manoeuvrer, car tous les garants eussent été engagés dans la gorgedes poulies. Un bâtiment sans voiles et mû par un moteur électrique qui sepassait de charbon, pouvait seul affronter d’aussi hautes latitudes.

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Dans ces conditions, le baromètre se tint généralement très bas. Il tombamême à 73°5’. Les indications de la boussole n’offraient plus aucunegarantie. Ses aiguilles affolées marquaient des directions contradictoires,en s’approchant du pôle magnétique méridional qui ne se confond pasavec le sud du monde. En effet, suivant Hansten, ce pôle est situé à peuprès par 70° de latitude et 130° de longitude, et d’après les observationsde Duperrey, par 135° de longitude et 70°30’de latitude. Il fallait fairealors des observations nombreuses sur les compas transportés àdifférentes parties du navire et prendre une moyenne. Mais souvent, ons’en rapportait à l’estime pour relever la route parcourue, méthode peusatisfaisante au milieu de ces passes sinueuses dont les points de repèrechangent incessamment.

Enfin, le 18 mars, après vingt assauts inutiles, le Nautilus se vitdéfinitivement enrayé. Ce n’étaient plus ni les streams, ni les palks, ni lesice−fields, mais une interminable et immobile barrière formée demontagnes soudées entre elles.

« La banquise ! » me dit le Canadien.

Je compris que pour Ned Land comme pour tous les navigateurs qui nousavaient précédé, c’était l’infranchissable obstacle. Le soleil ayant uninstant paru vers midi, le capitaine Nemo obtint une observation assezexacte qui donnait notre situation par 51°30’de longitude et 67°39’delati tude méridionale. C’était déjà un point avancé des régionsantarctiques.

De mer, de surface liquide, il n’y avait plus apparence devant nos yeux.Sous l’éperon du Nautilus s’étendait une vaste plaine tourmentée,enchevêtrée de blocs confus, avec tout ce pêle−mêle capricieux quicaractérise la surface d’un fleuve quelque temps avant la débâcle desglaces, mais sur des proportions gigantesques. Çà et là, des pics aigus, desaiguilles déliées s’élevant à une hauteur de deux cents pieds ; plus loin,une suite de falaises taillées à pic et revêtues de teintes grisâtres, vastes

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miroirs qui reflétaient quelques rayons de soleil à demi noyés dans lesbrumes. Puis, sur cette nature désolée, un silence farouche, à peine rompupar le battement d’ailes des pétrels ou des puffins. Tout était gelé alors,même le bruit.

Le Nautilus dut donc s’arrêter dans son aventureuse course au milieu deschamps de glace.

« Monsieur, me dit ce jour−là Ned Land, si votre capitaine va plus loin !

— Eh bien ?

— Ce sera un maître homme.

— Pourquoi, Ned ?

— Parce que personne ne peut franchir la banquise. Il est puissant, votrecapitaine ; mais, mille diables ! il n’est pas plus puissant que la nature, etlà où elle a mis des bornes, il faut que l’on s’arrête bon gré mal gré.

— En effet, Ned Land, et cependant j’aurais voulu savoir ce qu’il y aderrière cette banquise ! Un mur, voilà ce qui m’irrite le plus !

— Monsieur a raison, dit Conseil. Les murs n’ont été inventés que pouragacer les savants. Il ne devrait y avoir de murs nulle part.

— Bon ! fit le Canadien. Derrière cette banquise, on sait bien ce qui setrouve.

— Quoi donc ? demandai−je.

— De la glace, et toujours de la glace !

— Vous êtes certain de ce fait, Ned, répliquai−je, mais moi je ne le suispas. Voilà pourquoi je voudrais aller voir.

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— Eh bien, monsieur le professeur, répondit le Canadien, renoncez à cetteidée. Vous êtes arrivé à la banquise, ce qui est déjà suffisant, et vous n’irezpas plus loin, ni votre capitaine Nemo, ni son Nautilus. Et qu’il le veuilleou non, nous reviendrons vers le nord, c’est−à−dire au pays des honnêtesgens. »

Je dois convenir que Ned Land avait raison, et tant que les navires neseront pas faits pour naviguer sur les champs de glace, ils devronts’arrêter devant la banquise.En effet, malgré ses efforts, malgré les moyens puissants employés pourdisjoindre les glaces, le Nautilus fut réduit à l’immobilité. Ordinairement,qui ne peut aller plus loin en est quitte pour revenir sur ses pas. Mais ici,revenir était aussi impossible qu’avancer, car les passes s’étaientrefermées derrière nous, et pour peu que notre appareil demeurâtstationnaire, il ne tarderait pas à être bloqué. Ce fut même ce qui arrivavers deux heures du soir, et la jeune glace se forma sur ses flancs avec uneétonnante rapidité. Je dus avouer que la conduite du capitaine Nemo étaitplus qu’imprudente.

J’étais en ce moment sur la plate−forme. Le capitaine qui observait lasituation depuis quelques instants, me dit :

« Eh bien, monsieur le professeur, qu’en pensez−vous ?

— Je pense que nous sommes pris, capitaine.

— Pris ! Et comment l’entendez−vous ?

— J’entends que nous ne pouvons aller ni en avant ni en arrière, nid’aucun côté. C’est, je crois, ce qui s’appelle « pris », du moins sur lescontinents habités.

— Ainsi, monsieur Aronnax, vous pensez que le Nautilus ne pourra pas sedégager ?

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— Difficilement, capitaine, car la saison est déjà trop avancée pour quevous comptiez sur une débâcle des glaces.

— Ah ! monsieur le professeur, répondit le capitaine Nemo d’un tonironique, vous serez toujours le même ! Vous ne voyez qu’empêchements etobstacles ! Moi, je vous affirme que non seulement le Nautilus sedégagera, mais qu’il ira plus loin encore !

— Plus loin au sud ? demandai−je en regardant le capitaine.

— Oui, monsieur, il ira au pôle.

— Au pôle ! m’écriai−je, ne pouvant retenir un mouvement d’incrédulité.

— Oui, répondit froidement le capitaine, au pôle antarctique, à ce pointinconnu où se croisent tous les méridiens du globe. Vous savez si je fais duNautilus ce que je veux. »

Oui ! je le savais. Je savais cet homme audacieux jusqu’à la témérité !Mais vaincre ces obstacles qui hérissent le pôle sud, plus inaccessible quece pôle nord non encore atteint par les plus hardis navigateurs, n’était−cepas une entreprise absolument insensée, et que, seul, l’esprit d’un foupouvait concevoir !Il me vint alors à l’idée de demander au capitaine Nemo s’il avait déjàdécouvert ce pôle que n’avait jamais foulé le pied d’une créature humaine.

« Non, monsieur, me répondit−il, et nous le découvrirons ensemble. Là oùd’autres ont échoué, je n’échouerai pas. Jamais je n’ai promené monNautilus aussi loin sur les mers australes ; mais, je vous le répète, il iraplus loin encore.

— Je veux vous croire, capitaine, repris−je d’un ton un peu ironique. Jevous crois ! Allons en avant ! Il n’y a pas d’obstacles pour nous ! Brisonscette banquise ! Faisons−la sauter, et si elle résiste, donnons des ailes au

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Nautilus, afin qu’il puisse passer par−dessus !

— Par−dessus ? monsieur le professeur, répondit tranquillement lecapitaine Nemo. Non point par−dessus, mais par−dessous.

— Par−dessous ! » m’écriai−je.

Une subite révélation des projets du capitaine venait d’illuminer monesprit. J’avais compris. Les merveilleuses qualités du Nautilus allaient leservir encore dans cette surhumaine entreprise !

« Je vois que nous commençons à nous entendre, monsieur le professeur,me dit le capitaine, souriant à demi. Vous entrevoyez déjà la possibilité —moi, je dirai le succès — de cette tentative. Ce qui est impraticable avec unnavire ordinaire devient facile au Nautilus. Si un continent émerge aupôle, il s’arrêtera devant ce continent. Mais si au contraire c’est la merlibre qui le baigne, il ira au pôle même !

— En effet, dis−je, entraîné par le raisonnement du capitaine, si la surfacede la mer est solidifiée par les glaces, ses couches inférieures sont libres,par cette raison providentielle qui a placé à un degré supérieur à celui dela congélation le maximum de densité de l’eau de mer. Et, si je ne metrompe, la partie immergée de cette banquise est à la partie émergeantecomme quatre est à un ?

— A peu près, monsieur le professeur. Pour un pied que les icebergs ontau−dessus de la mer, ils en ont trois au−dessous. Or, puisque cesmontagnes de glaces ne dépassent pas une hauteur de cent mètres, elles nes’enfoncent que de trois cents. Or, qu’est−ce que trois cents mètres pour leNautilus ?

— Rien, monsieur.

— Il pourra même aller chercher à une profondeur plus grande cettetempérature uniforme des eaux marines, et là nous braverons impunément

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les trente ou quarante degrés de froid de la surface.

— Juste, monsieur, très juste, répondis−je en m’animant.

— La seule difficulté, reprit le capitaine Nemo, sera de rester plusieursjours immergés sans renouveler notre provision d’air.

— N’est−ce que cela ? répliquai−je. Le Nautilus a de vastes réservoirs,nous les remplirons, et ils nous fourniront tout l’oxygène dont nous auronsbesoin.

— Bien imaginé, monsieur Aronnax, répondit en souriant le capitaine.Mais ne voulant pas que vous puissiez m’accuser de témérité, je voussoumets d’avance toutes mes objections.

— En avez−vous encore à faire ?

— Une seule. Il est possible, si la mer existe au pôle sud, que cette mer soitentièrement prise, et, par conséquent, que nous ne puissions revenir à sasurface !

— Bon, monsieur, oubliez−vous que le Nautilus est armé d’un redoutableéperon, et ne pourrons−nous le lancer diagonalement contre ces champsde glace qui s’ouvriront au choc ?

— Eh ! monsieur le professeur, vous avez des idées aujourd’hui !

— D’ailleurs, capitaine, ajoutai−je en m’enthousiasmant de plus belle,pourquoi ne rencontrerait−on pas la mer libre au pôle sud comme au pôlenord ? Les pôles du froid et les pôles de la terre ne se confondent ni dansl’hémisphère austral ni dans l’hémisphère boréal, et jusqu’à preuvecontraire, on doit supposer ou un continent ou un océan dégagé de glacesà ces deux points du globe.

— Je le crois aussi, monsieur Aronnax, répondit le capitaine Nemo. Je

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vous ferai seulement observer qu’après avoir émis tant d’objections contremon projet, maintenant vous m’écrasez d’arguments en sa faveur. »

Le capitaine Nemo disait vrai. J’en étais arrivé à le vaincre en audace !C’était moi qui l’entraînais au pôle ! Je le devançais, je le distançais...Mais non ! pauvre fou. Le capitaine Nemo savait mieux que toi le pour etle contre de la question, et il s’amusait à te voir emporté dans les rêveriesde l’impossible !

Cependant, il n’avait pas perdu un instant. A un signal le second parut.Ces deux hommes s’entretinrent rapidement dans leur incompréhensiblelangage, et soit que le second eût été antérieurement prévenu, soit qu’iltrouvât le projet praticable, il ne laissa voir aucune surprise.

Mais si impassible qu’i l fût i l ne montra pas une plus complèteimpassibilité que Conseil, lorsque j’annonçai à ce digne garçon notreintention de pousser jusqu’au pôle sud. Un « comme il plaira à monsieur »accueillit ma communication, et je dus m’en contenter. Quant à Ned Land,si jamais épaules se levèrent haut, ce furent celles du Canadien.

« Voyez−vous, monsieur, me dit−il, vous et votre capitaine Nemo, vous mefaites pitié !

— Mais nous irons au pôle, maître Ned.

— Possible, mais vous n’en reviendrez pas ! »

Et Ned Land rentra dans sa cabine, « pour ne pas faire un malheur »,dit−il en me quittant.

Cependant, les préparatifs de cette audacieuse tentative venaient decommencer. Les puissantes pompes du Nautilus refoulaient l’air dans lesréservoirs et l’emmagasinaient à une haute pression. Vers quatre heures,le capitaine Nemo m’annonça que les panneaux de la plate−forme allaientêtre fermés. Je jetai un dernier regard sur l’épaisse banquise que nous

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allions franchir. Le temps était clair, l’atmosphère assez pure, le froid trèsvif, douze degrés au−dessous de zéro ; mais le vent s’étant calmé, cettetempérature ne semblait pas trop insupportable.Une dizaine d’hommes montèrent sur les flancs du Nautilus et, armés depics, ils cassèrent la glace autour de la carène qui fut bientôt dégagée.Opération rapidement pratiquée, car la jeune glace était mince encore.Tous nous rentrâmes à l’intérieur. Les réservoirs habituels se remplirentde cette eau tenue libre à la flottaison. Le Nautilus ne tarda pas àdescendre.

J’avais pris place au salon avec Conseil. Par la vitre ouverte, nousregardions les couches inférieures de l’Océan austral. Le thermomètreremontait. L’aiguille du manomètre déviait sur le cadran.

A trois cents mètres environ, ainsi que l’avait prévu le capitaine Nemo,nous flottions sous la surface ondulée de la banquise. Mais le Nautiluss’immergea plus bas encore. Il atteignit une profondeur de huit centsmètres. La température de l’eau, qui donnait douze degrés à la surface,n’en accusait plus que onze. Deux degrés étaient déjà gagnes. Il va sansdire que la température du Nautilus, élevée par ses appareils de chauffage,se maintenait à un degré très supérieur. Toutes les manoeuvress’accomplissaient avec une extraordinaire précision.

« On passera, n’en déplaise à monsieur, me dit Conseil.

— J’y compte bien ! » répondis−je avec le ton d’une profonde conviction.Sous cette mer libre, le Nautilus avait pris directement le chemin de pôle,sans s’écarter du cinquante−deuxième méridien. De 67°30’à 90°vingt−deux degrés et demi en latitude restaient à parcourir, c’est−à−direun peu plus de cinq cents lieues. Le Nautilus prit une vitesse moyenne devingt−six milles à l’heure, la vitesse d’un train express. S’il la conservait,quarante heures lui suffisaient pour atteindre le pôle.

Pendant une partie de la nuit, la nouveauté de la situation nous retint,Conseil et moi, à la vitre du salon. La mer s’illuminait sous l’irradiation

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électrique du fanal. Mais elle était déserte. Les poissons ne séjournaientpas dans ces eauxprisonnières. Ils ne trouvaient là qu’un passage pour aller de l’Océanantarctique à la mer libre du pôle. Notre marche était rapide. On la sentaittelle aux tressaillements de la longue coque d’acier.

Vers deux heures du matin, j’allai prendre quelques heures de repos.Conseil m’imita. En traversant les coursives, je ne rencontrai point lecapitaine Nemo. Je supposai qu’il se tenait dans la cage du timonier.

Le lendemain 19 mars, à cinq heures du matin, je repris mon poste dans lesalon. Le loch électrique m’indiqua que la vitesse du Nautilus avait étémodérée. Il remontait alors vers la surface, mais prudemment, en vidantlentement ses réservoirs.Mon coeur battait. Allions−nous émerger et retrouver l’atmosphère libredu pôle ?

Non. Un choc m’apprit que le Nautilus avait heurté la surface inférieurede la banquise, très épaisse encore, à en juger par la matité du bruit. Eneffet, nous avions « touché » pour employer l’expression marine, mais ensens inverse et par mille pieds de profondeur. Ce qui donnait deux millepieds de glaces au−dessus de nous, dont mille émergeaient. La banquiseprésentait alors une hauteur supérieure à celle que nous avions relevée surses bords. Circonstance peu rassurante.

Pendant cette journée, le Nautilus recommença plusieurs fois cette mêmeexpérience, et toujours il vint se heurter contre la muraille qui plafonnaitau−dessus de lui. A de certains instants, il la rencontra par neuf centsmètres, ce qui accusait douze cents mètres d’épaisseur dont deux centsmètres s’élevaient au−dessus de la surface de l’Océan. C’était le doublede sa hauteur au moment où le Nautilus s’était enfoncé sous les flots.

Je notai soigneusement ces diverses profondeurs, et j’obtins ainsi le profilsous−marin de cette chaîne qui se développait sous les eaux.

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Le soir, aucun changement n’était survenu dans notre situation. Toujoursla glace entre quatre cents et cinq cents mètres de profondeur. Diminutionévidente, mais quelle épaisseur encore entre nous et la surface del’Océan !

Il était huit heures alors. Depuis quatre heures déjà, l’air aurait dû êtrerenouvelé à l’intérieur du Nautilus, suivant l’habitude quotidienne dubord. Cependant, je ne souffrais pas trop, bien que le capitaine Nemon’eût pas encore demandé à ses réservoirs un supplément d’oxygène.

Mon sommeil fut pénible pendant cette nuit . Espoir et craintem’assiégeaient tour à tour. Je me relevai plusieurs fois. Les tâtonnementsdu Nautilus continuaient. Vers trois heures du matin, j’observai que lasurface inférieure de la banquise se rencontrait seulement par cinquantemètres de profondeur. Cent cinquante pieds nous séparaient alors de lasurface des eaux. La banquise redevenait peu à peu ice−field. Lamontagne se refaisait la plaine.

Mes yeux ne quittaient plus le manomètre. Nous remontions toujours ensuivant, par une diagonale, la surface resplendissante qui étincelait sousles rayons électriques. La banquise s’abaissait en dessus et en dessous pardes rampes allongées. Elle s’amincissait de mille en mille.

Enfin, à six heures du matin, ce jour mémorable du 19 mars, la porte dusalon s’ouvrit. Le capitaine Nemo parut.

« La mer libre ! » me dit−il.

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Le pôle sud

Je me précipitai vers la plate−forme. Oui ! La mer libre. A peine quelquesglaçons épars, des icebergs mobiles ; au loin une mer étendue ; un monded’oiseaux dans les airs, et des myriades de poissons sous ces eaux qui,suivant les fonds, variaient du bleu intense au vert olive. Le thermomètremarquait trois degrés centigrades au−dessus de zéro. C’était comme unprintemps relatif enfermé derrière cette banquise, dont les masseséloignées se profilaient sur l’horizon du nord.

« Sommes−nous au pôle ? demandai−je au capitaine, le coeur palpitant.

— Je l’ignore, me répondit−il. A midi nous ferons le point.

— Mais le soleil se montrera−t−il à travers ces brumes ? dis−je enregardant le ciel grisâtre.

— Si peu qu’il paraisse, il me suffira, répondit le capitaine. »

A dix milles du Nautilus, vers le sud, un îlot solitaire s’élevait à unehauteur de deux cents mètres. Nous marchions vers lui, prudemment, carcette mer pouvait être semée d’écueils.

Une heure après, nous avions atteint l’îlot. Deux heures plus tard, nousachevions d’en faire le tour. Il mesurait quatre à cinq milles decirconférence. Un étroit canal le séparait d’une terre considérable, uncontinent peut−être, dont nous ne pouvions apercevoir les limites.

L’existence de cette terre semblait donner raison aux hypothèses deMaury. L’ingénieur américain a remarqué, en effet, qu’entre le pôle sud etle soixantième parallèle, la mer est couverte de glaces flottantes, dedimensions énormes, qui ne se rencontrent jamais dans l’Atlantique nord.

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De ce fait, il a tiré cette conclusion que le cercle antarctique renferme desterres considérables, puisque les icebergs ne peuvent se former en pleinemer, mais seulement sur des côtes. Suivant ses calculs, la masse des glacesqui enveloppent le pôle austral forme une vaste calotte dont la largeur doitatteindre quatre mille kilomètres.

Cependant, le Nautilus, par crainte d’échouer, s’était arrêté à troisencablures d’une grève que dominait un superbe amoncellement deroches. Le canot fut lancé à la mer. Le capitaine, deux de ses hommesportant les instruments, Conseil et moi, nous nous y embarquâmes. Il étaitdix heures du matin. Je n’avais pas vu Ned Land. Le Canadien, sans doute,ne voulait pas se désavouer en présence du pôle sud.

Quelques coups d’aviron amenèrent le canot sur le sable, où il s’échoua.Au moment où Conseil allait sauter à terre, je le retins.« Monsieur, dis−je au capitaine Nemo, à vous l’honneur de mettre pied lepremier sur cette terre.

— Oui, monsieur, répondit le capitaine, et si je n’hésite pas à fouler ce soldu pôle, c’est que, jusqu’ici, aucun être humain n’y a laissé la trace de sespas. »

Cela dit, il sauta légèrement sur le sable. Une vive émotion lui faisaitbattre le coeur. Il gravit un roc qui terminait en surplomb un petitpromontoire, et là, les bras croisés, le regard ardent, immobile, muet, ilsembla prendre possession de ces régions australes. Après cinq minutespassées dans cette extase, il se retourna vers nous.

« Quand vous voudrez, monsieur », me cria−t−il.

Je débarquai, suivi de Conseil, laissant les deux hommes dans le canot.

Le sol sur un long espace présentait un tuf de couleur rougeâtre, commes’il eût été de brique pilée. Des scories, des coulées de lave, des pierresponces le recouvraient. On ne pouvait méconnaître son origine

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volcanique. En de certains endroits, quelques légères fumerolles,dégageant une odeur sulfureuse, attestaient que les feux intérieursconservaient encore leur puissance expansive. Cependant, ayant gravi unhaut escarpement, je ne vis aucun volcan dans un rayon de plusieursmilles. On sait que dans ces contrées antarctiques, James Ross a trouvé lescratères de l ’Érébus et du Terror en pleine activité sur le centsoixante−septième méridien et par 77°32’de latitude.

La végétation de ce continent désolé me parut extrêmement restreinte.Quelques lichens de l’espèce Unsnea melanoxantha s’étalaient sur lesroches noires. Certaines plantules microscopiques, des diatoméesrudimentaires, sortes de cellules disposées entre deux coquillesquartzeuses, de longs fucus pourpres et cramoisis, supportés sur de petitesvessies natatoires et que le ressac jetait à la côte, composaient toute lamaigre flore de cette région.

Le rivage était parsemé de mollusques, de petites moules, de patelles, debuccardes lisses, en forme de coeurs, et particulièrement de clios au corpsoblong et membraneux, dont la tête est formée de deux lobes arrondis. Jevis aussi des myriades de ces clios boréales, longues de trois centimètres,dont la baleine avale un monde à chaque bouchée. Ces charmantsptéropodes, véritables papillons de la mer, animaient les eaux libres sur lalisière du rivage.

Entre autres zoophytes apparaissaient dans les hauts−fonds quelquesarborescences coralligènes, de celles qui suivant James Ross, vivent dansles mers antarctiques jusqu’à mille mètres de profondeur ; puis, de petitsalcyons appartenant à l’espèce procellaria pelagica, ainsi qu’un grandnombre d’astéries particulières à ces climats, et d’étoiles de mer quiconstellaient le sol.Mais où la vie surabondait, c’était dans les airs. Là volaient et voletaientpar milliers des oiseaux d’espèces variées, qui nous assourdissaient deleurs cris. D’autres encombraient les roches, nous regardant passer sanscrainte et se pressant familièrement sous nos pas. C’étaient des pingouinsaussi agiles et souples dans l’eau, où on les a confondus parfois avec de

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rapides bonites, qu’ils sont gauches et lourds sur terre. Ils poussaient descris baroques et formaient des assemblées nombreuses, sobres de gestes,mais prodigues de clameurs.

Parmi les oiseaux, je remarquai des chionis, de la famille des échassiers,gros comme des pigeons, blancs de couleur, le bec court et conique, l’oeilencadré d’un cercle rouge. Conseil en fit provision, car ces volatiles,convenablement préparés, forment un mets agréable. Dans les airspassaient des albatros fuligineux d’une envergure de quatre mètres,justement appelés les vautours de l’Océan, des pétrels gigantesques, entreautres des quebrante−huesos, aux ailes arquées, qui sont grandsmangeurs de phoques, des damiers, sortes de petits canards dont le dessusdu corps est noir et blanc, enfin toute une série de pétrels, les unsblanchâtres, aux ailes bordées de brun, les autres bleus et spéciaux auxmers antarctiques, ceux−là « si huileux, dis−je à Conseil, que leshabitants des îles Féroé se contentent d’y adapter une mèche avant de lesallumer ».

« Un peu plus, répondit Conseil, ce seraient des lampes parfaites ! Aprèsça, on ne peut exiger que la nature les ait préalablement munis d’unemèche ! »Après un demi−mille, le sol se montra tout criblé de nids de manchots,sortes de terriers disposés pour la ponte, et dont s’échappaient denombreux oiseaux. Le capitaine Nemo en fit chasser plus tard quelquescentaines, car leur chair noire est très mangeable. Ils poussaient desbraiements d’âne. Ces animaux, de la taille d’une oie, ardoisés sur lecorps, blancs en dessous et cravatés d’un liséré citron, se laissaient tuer àcoups de pierre sans chercher à s’enfuir.

Cependant, la brume ne se levait pas, et, à onze heures, le soleil n’avaitpoint encore paru. Son absence ne laissait pas de m’inquiéter. Sans lui,pas d’observations possibles. Comment déterminer alors si nous avionsatteint le pôle ?

Lorsque je rejoignis le capitaine Nemo, je le trouvai silencieusement

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accoudé sur un morceau de roc et regardant le ciel. Il paraissait impatient,contrarié. Mais qu’y faire ? Cet homme audacieux et puissant necommandait pas au soleil comme à la mer.

Midi arriva sans que l’astre du jour se fût montré un seul instant. On nepouvait même reconnaître la place qu’il occupait derrière le rideau debrume. Bientôt cette brume vint à se résoudre en neige.

« A demain », me dit simplement le capitaine, et nous regagnâmes leNautilus au milieu des tourbillons de l’atmosphère.Pendant notre absence, les filets avaient été tendus, et j’observai avecintérêt les poissons que l’on venait de haler à bord. Les mers antarctiquesservent de refuge à un très grand nombre de migrateurs, qui fuient lestempêtes des zones moins élevées pour tomber, il est vrai, sous la dent desmarsouins et des phoques. Je notai quelques cottes australes, longs d’undécimètre, espèce de cartilagineux blanchâtres traversés de bandes livideset armés d’aiguillons, puis des chimères antarctiques, longues de troispieds, le corps très allongé, la peau blanche, argentée et lisse, la têtearrondie, le dos muni de trois nageoires, le museau terminé par unetrompe qui se recourbe vers la bouche. Je goûtai leur chair, mais je latrouvai insipide, malgré l’opinion de Conseil qui s’en accommoda fort.

La tempête de neige dura jusqu’au lendemain. Il était impossible de setenir sur la plate−forme. Du salon où je notais les incidents de cetteexcursion au continent polaire, j’entendais les cris des pétrels et desalbatros qui se jouaient au milieu de la tourmente. Le Nautilus ne restapas immobile, et, prolongeant la côte, il s’avança encore d’une dizaine demilles au sud, au milieu de cette demi−clarté que laissait le soleil enrasant les bords de l’horizon.

Le lendemain 20 mars, la neige avait cessé. Le froid était un peu plus vif.Le thermomètre marquait deux degrés au−dessous de zéro. Les brouillardsse levèrent, et j’espérai que, ce jour−là, notre observation pourraits’effectuer.Le capitaine Nemo n’ayant pas encore paru, le canot nous prit, Conseil et

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moi, et nous mit à terre. La nature du sol était la même, volcanique.Partout des traces de laves, de scories, de basaltes, sans que j’aperçusse lecratère qui les avait vomis. Ici comme là−bas, des myriades d’oiseauxanimaient cette partie du continent polaire. Mais cet empire, ils lepartageaient alors avec de vastes troupeaux de mammifères marins quinousregardaient de leurs doux yeux. C’étaient des phoques d’espècesdiverses, les uns étendus sur le sol, les autres couchés sur des glaçons endérive, plusieurs sortant de la mer ou y rentrant. Ils ne se sauvaient pas ànotre approche, n’ayant jamais eu affaire à l’homme, et j’en comptais làde quoi approvisionner quelques centaines de navires.

« Ma foi, dit Conseil, il est heureux que Ned Land ne nous ait pasaccompagnés !

— Pourquoi cela, Conseil ?

— Parce que l’enragé chasseur aurait tout tué.

— Tout, c’est beaucoup dire, mais je crois, en effet, que nous n’aurions puempêcher notre ami le Canadien de harponner quelques−uns de cesmagnifiques cétacés. Ce qui eût désobligé le capitaine Nemo, car il neverse pas inutilement le sang des bêtes inoffensives.

— Il a raison.

— Certainement, Conseil. Mais, dis−moi, n’as−tu pas déjà classé cessuperbes échantillons de la faune marine ?

— Monsieur sait bien, répondit Conseil, que je ne suis pas très ferré sur lapratique. Quand monsieur m’aura appris le nom de ces animaux...

— Ce sont des phoques et des morses.

— Deux genres, qui appartiennent à la famille des pinnipèdes, se hâta dedire mon savant Conseil, ordre des carnassiers, groupe des unguiculés,

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sous−classe des monodelphiens, classe des mammifères, embranchementdesvertébrés.

— Bien, Conseil, répondis−je, mais ces deux genres, phoques et morses, sedivisent en espèces, et si je ne me trompe, nous aurons ici l’occasion de lesobserver. Marchons. »

Il était huit heures du matin. Quatre heures nous restaient à employerjusqu’au moment où le soleil pourrait être utilement observé. Je dirigeainos pas vers une vaste baie qui s’échancrait dans la falaise granitique durivage.

Là, je puis dire qu’à perte de vue autour de nous, les terres et les glaçonsétaient encombrés de mammifères marins, et je cherchais involontairementdu regard le vieux Protée, le mythologique pasteur qui gardait cesimmenses troupeaux de Neptune. C’étaient particulièrement des phoques.Ils formaient des groupes distincts, mâles et femelles, le père veillant sursa famille, la mère allaitant ses petits, quelques jeunes, déjà forts,s’émancipant à quelques pas. Lorsque ces mammifères voulaient sedéplacer, ils allaient par petits sauts dus à la contraction de leur corps, etils s’aidaient assez gauchement de leur imparfaite nageoire, qui, chez lelamantin, leur congénère, forme un véritable avant−bras. Je dois dire que,dans l’eau, leur élément par excellence, ces animaux à l’épine dorsalemobile, au bassin étroit, au poil ras et serré, aux pieds palmés, nagentadmirablement. Au repos et sur terre, ils prenaient des attitudesextrêmement gracieuses. Aussi, les anciens, observant leur physionomiedouce, leur regard expressif que ne saurait surpasser le plus beau regardde femme, leurs yeux veloutés et limpides, leurs poses charmantes, et lespoétisant à leur manière, métamorphosèrent−ils les mâles en tritons, et lesfemelles en sirènes.

Je fis remarquer à Conseil le développement considérable des lobescérébraux chez ces intelligents cétacés. Aucun mammifère, l’hommeexcepté, n’a la matière cérébrale plus riche. Aussi, les phoques sont−ils

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susceptibles de recevoir une certaine éducation ; ils se domestiquentaisément, et je pense, avec certains naturalistes, que. convenablementdressés, ils pourraient rendre de grands services comme chiens de pêche.

La plupart de ces phoques dormaient sur les rochers ou sur le sable.Parmi ces phoques proprement dits qui n’ont point d’oreilles externes —différant en cela des otaries dont l’oreille est saillante — j’observaiplusieurs variétés de sténorhynques, longs de trois mètres, blancs de poils,à têtes de bull−dogs, armés de dix dents à chaque mâchoire, quatreincisives en haut et en bas et deux grandes canines découpées en forme defleur de lis. Entre eux se glissaient des éléphants marins, sortes de phoquesà trompe courte et mobi le, les géants de l ’espèce, qui sur unecirconférence de vingt pieds mesuraient une longueur de dix mètres. Ils nefaisaient aucun mouvement à notre approche.

« Ce ne sont pas des animaux dangereux ? me demanda Conseil.

— Non, répondis−je, à moins qu’on ne les attaque. Lorsqu’un phoquedéfend son petit, sa fureur est terrible, et il n’est pas rare qu’il mette enpièces l’embarcation des pêcheurs.

— Il est dans son droit, répliqua Conseil.

— Je ne dis pas non. »

Deux milles plus loin, nous étions arrêtés par le promontoire qui couvraitla baie contre les vents du sud. Il tombait d’aplomb à la mer et écumaitsous le ressac. Au−delà éclataient de formidables rugissements, tels qu’untroupeau de ruminants en eût pu produire.« Bon, fit Conseil, un concert de taureaux ?

— Non, dis−je, un concert de morses. Ils se battent ?

— Ils se battent ou ils jouent.

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— N’en déplaise à monsieur, il faut voir cela.

— Il faut le voir, Conseil. »

Et nous voilà franchissant les roches noirâtres, au milieu d’éboulementsimprévus, et sur des pierres que la glace rendait fort glissantes. Plus d’unefois, je roulai au détriment de mes reins. Conseil, plus prudent ou plussolide, ne bronchait guère, et me relevait, disant :

« Si monsieur voulait avoir la bonté d’écarter les jambes, monsieurconserverait mieux son équilibre. »

Arrivé à l’arête supérieure du promontoire, j’aperçus une vaste plaineblanche, couverte de morses. Ces animaux jouaient entre eux. C’étaientdes hurlements de joie, non de colère.

Les morses ressemblent aux phoques par la forme de leurs corps et par ladisposition de leurs membres. Mais les canines et les incisives manquent àleur mâchoire inférieure, et quant aux canines supérieures, ce sont deuxdéfenses longues de quatre−vingts centimètres qui en mesurenttrente−trois à la circonférence de leur alvéole. Ces dents, faites d’univoire compact et sans stries, plus dur que celui des éléphants, et moinsprompt à jaunir, sont très recherchées. Aussi les morses sont−ils en butte àune chasse inconsidérée qui les détruira bientôt jusqu’au dernier, puisqueles chasseurs, massacrant indistinctement les femelles pleines et les jeunes,en détruisent chaque année plus de quatre mille.

En passant auprès de ces curieux animaux, je pus les examiner à loisir,car ils ne se dérangeaient pas. Leur peau était épaisse et rugueuse, d’unton fauve tirant sur le roux, leur pelage court et peu fourni. Quelques−unsavaient une longueur de quatre mètres. Plus tranquilles et moins craintifsque leurs congénères du nord, ils ne confiaient point à des sentinelleschoisies le soin de surveiller les abords de leur campement.

Après avoir examiné cette cité des morses, je songeai à revenir sur mes

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pas. Il était onze heures, et si le capitaine Nemo se trouvait dans desconditions favorables pour observer, je voulais être présent à sonopération. Cependant, je n’espérais pas que le soleil se montrât cejour−là. Des nuages écrasés sur l’horizon le dérobaient à nos yeux. Ilsemblait que cet astre jaloux ne voulût pas révéler à des êtres humains cepoint inabordable du globe.

Cependant, je songeai à revenir vers le Nautilus. Nous suivîmes un étroitraidillon qui courait sur le sommet de la falaise. A onze heures et demie,nous étions arrivés au point du débarquement. Le canot échoué avaitdéposé le capitaine à terre. Je l’aperçus debout sur un bloc ce basalte. Sesinstruments étaient près de lui. Son regard se fixait sur l’horizon du nord,près duquel le soleil décrivait alors sa courbe allongée.

Je pris place auprès de lui et j’attendis sans parler. Midi arriva, et, ainsique la veille, le soleil ne se montra pas.

C’était une fatalité. L’observation manquait encore. Si demain elle nes’accomplissait pas, il faudrait renoncer définitivement à relever notresituation.

En effet, nous étions précisément au 20 mars. Demain, 21, jour del’équinoxe, réfraction non comptée, le soleil disparaîtrait sous l’horizonpour six mois, et avec sa disparition commencerait la longue nuit polaire.Depuis l ’équinoxe de septembre, i l avai t émergé de l ’hor izonseptentrional, s’élevant par des spirales allongées jusqu’au 21 décembre.A cette époque, solstice d’été de ces contrées boréales, il avait commencéà redescendre, et le lendemain, il devait leur lancer ses derniers rayons.

Je communiquai mes observations et mes craintes au capitaine Nemo.« Vous aviez raison, monsieur Aronnax, me dit−il, si demain, je n’obtiensla hauteur du soleil, je ne pourrai avant six mois reprendre cetteopération. Mais aussi, précisément parce que les hasards de manavigation m’ont amené, le 21 mars, dans ces mers, mon point sera facileà relever, si, à midi, le soleil se montre à nos yeux.

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— Pourquoi, capitaine ?

— Parce que, lorsque l’astre du jour décrit des spirales si allongées, il estdifficile de mesurer exactement sa hauteur au−dessus de l’horizon, et lesinstruments sont exposés àcommettre de graves erreurs.

— Comment procéderez−vous donc ?

— Je n’emploierai que mon chronomètre, me répondit le capitaine Nemo.Si demain, 21 mars, à midi, le disque du soleil, en tenant compte de laréfraction, est coupé exactement par l’horizon du nord, c’est que je suis aupôle sud.

— En effet, dis−je. Pourtant, cette affirmation n’est pas mathématiquementrigoureuse, parce que l’équinoxe ne tombe pas nécessairement à midi.

— Sans doute, monsieur, mais l’erreur ne sera pas de centmètres, et il ne nous en faut pas davantage. A demain donc. »Le capitaine Nemo retourna à bord. Conseil et moi, nous restâmes jusqu’àcinq heures à arpenter la plage, observant et étudiant. Je ne récoltai aucunobjet curieux, si ce n’est un oeuf de pingouin, remarquable par sagrosseur, et qu’un amateur eût payé plus de mille francs. Sa couleurisabelle, les raies et les caractères qui l’ornaient comme autantd’hiéroglyphes, en faisaient un bibelot rare. Je le remis entre les mains deConseil, et le prudent garçon, au pied sûr, le tenant comme une précieuseporcelaine de Chine, le rapporta intact au Nautilus.

Là je déposai cet oeuf rare sous une des vitrines du musée. Je soupai avecappétit d’un excellent morceau de foie de phoque dont le goût rappelaitcelui de la viande de porc. Puis je me couchai, non sans avoir invoqué,comme un Indou, les faveurs de l’astre radieux.

Le lendemain, 21 mars, dès cinq heures du matin, je montai sur la

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plate−forme. J’y trouvai le capitaine Nemo.

« Le temps se dégage un peu, me dit−il. J’ai bon espoir. Après déjeuner,nous nous rendrons à terre pour choisir un poste d’observation. »

Ce point convenu, j’allai trouver Ned Land. J’aurais voulu l’emmeneravec moi. L’obstiné Canadien refusa, et je vis bien que sa taciturnitécomme sa fâcheuse humeur s’accroissaient de jour en jour. Après tout, jene regrettai pas son entêtement dans cette circonstance. Véritablement, il yavait trop de phoques à terre, et il ne fallait pas soumettre ce pêcheurirréfléchi à cette tentation.

Le déjeuner terminé, je me rendis à terre. Le Nautilus s’était encore élevéde quelques milles pendant la nuit. Il était au large, à une grande lieued’une côte, que dominait un pic aigu de quatre a cinq cents mètres. Lecanot portait avec moi le capitaine Nemo, deux hommes de l’équipage, etles instruments, c’est−à−dire un chronomètre, une lunette et unbaromètre.

Pendant notre traversée, je vis de nombreuses baleines qui appartenaientaux trois espèces particulières aux mers australes, la baleine franche ou «right−whale » des Anglais, qui n’a pas de nageoire dorsale, lehump−back, baleinoptère à ventre plissé, aux vastes nageoiresblanchâtres, qui malgré son nom, ne forment pourtant pas des ailes, et lefin−back, brun−jaunâtre, le plus vif des cétacés. Ce puissant animal se faitentendre de loin, lorsqu’il projette à une grande hauteur ses colonnesd’air et de vapeur, qui ressemblent à des tourbillons de fumée. Cesdifférents mammifères s’ébattaient par troupes dans les eaux tranquilles,et je vis bien que ce bassin du pôle antarctique servait maintenant derefuge aux cétacés trop vivement traqués par les chasseurs.Je remarquai également de longs cordons blanchâtres de salpes, sortes demollusques agrégés, et des méduses de grande taille qui se balançaiententre le remous des lames.

A neuf heures, nous accostions la terre. Le ciel s’éclaircissait. Les nuages

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fuyaient dans le sud. Les brumes abandonnaient la surface froide des eaux.Le capitaine Nemo se dirigea vers le pic dont il voulait sans doute faireson observatoire. Ce fut une ascension pénible sur des laves aiguës et despierres ponces, au milieu d’une atmosphère souvent saturée par lesémanations sulfureuses des fumerolles. Le capitaine, pour un hommedéshabitué de fouler la terre, gravissait les pentes les plus raides avec unesouplesse, une agilité que je ne pouvais égaler, et qu’eût enviée unchasseur d’isards.

Il nous fallut deux heures pour atteindre le sommet de ce pic moitiéporphyre, moitié basalte. De là, nos regards embrassaient une vaste merqui, vers le nord traçait nettement sa ligne terminale sur le fond du ciel. Anos pieds, des champs éblouissants de blancheur. Sur notre tête, un pâleazur, dégagé de brumes. Au nord, le disque du soleil comme une boule defeu déjà écornée par le tranchant de l’horizon. Du sein des eauxs’élevaient en gerbes magnifiques des jets liquides par centaines. Au loin,le Nautilus, comme un cétacé endormi. Derrière nous, vers le sud et l’est,une terre immense, un amoncellement chaotique de rochers et de glacesdont on n’apercevait pas la limite.Le capitaine Nemo, en arrivant au sommet du pic, releva soigneusement sahauteur au moyen du baromètre, car il devait en tenir compte dans sonobservation.

A midi moins le quart, le soleil, vu alors par réfraction seulement, semontra comme un disque d’or et dispersa ses derniers rayons sur cecontinent abandonné, à ces mers que l’homme n’a jamais sillonnéesencore.

Le capitaine Nemo, muni d’une lunette à réticules, qui, au moyen d’unmiroir, corrigeait la réfraction, observa l’astre qui s’enfonçait peu à peuau−dessous de l’horizon en suivant une diagonale très allongée. Je tenaisle chronomètre. Mon coeur battait fort. Si la disparition du demi−disquedu soleil coïncidait avec le midi du chronomètre, nous étions au pôlemême.

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« Midi ! m’écriai−je.

— Le pôle sud ! » répondit le capitaine Nemo d’une voix grave, en medonnant la lunette qui montrait l’astre du jour précisément coupé en deuxportions égales par l’horizon.

Je regardai les derniers rayons couronner le pic et les ombres monter peuà peu sur ses rampes.

En ce moment, le capitaine Nemo, appuyant sa main sur mon épaule, medit :« Monsieur, en 1600, le Hollandais Ghéritk, entraîné par les courants etles tempêtes, atteignit 64° de latitude sud et découvrit les New−Shetland.En 1773, le 17 janvier, l’illustre Cook, suivant le trente−huitièmeméridien, arriva par 67°30’de latitude. et en 1774, le 30 janvier, sur lecent−neuvième méridien, il atteignit 71°15’de latitude. En 1819, le RusseBellinghausen se trouva sur le soixante−neuvième parallèle, et en 1821,sur le soixante−sixième par 111° de longitude ouest. En 1820, l’AnglaisBrunsfield fut arrêté sur le soixante−cinquième degré. La même année,l’Américain Morrel, dont les récits sont douteux, remontant sur lequarante−deuxième méridien, découvrait la mer libre par 70°14’dela t i tude . En 1825, l ’Ang la is Powel l ne pouva i t dépasser lesoixante−deuxième degré. La même année, un simple pêcheur de phoques,l ’Ang la is Weddel s ’é leva i t jusqu ’à 72°14 ’de la t i tude sur letrente−cinquième méridien, et jusqu’à 74°15’sur le trente−sixième. En1829, l’Anglais Forster, commandant le Chanticleer, prenait possessiondu continent antarctique par 63°26’de latitude et 66°26’de longitude. En1831, l’Anglais Biscoë, le ler février, découvrait la terre d’Enderby par68°50’de latitude, en 1832, le 5 février, la terre d’Adélaïde par 67° delatitude et le 21 février, la terre de Graham par 64°45’de latitude. En1838, le Français Dumont d’Urville, arrêté devant la banquise par62°57’de latitude, relevait la terre Louis−Philippe ; deux ans plus tard,dans une nouvelle pointe au sud, il nommait par 66°30’, le 21 janvier, laterre Adélie, et huit jours après, par 64°40’, la côte Clarie. En 1838,l’Anglais Wilkes s’avançait jusqu’au soixante−neuvième parallèle sur le

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centième méridien. En 1839, l’Anglais Balleny découvrait la terre Sabrina,sur la limite du cercle polaire. Enfin, en 1842, l’Anglais James Ross,montant l’Érébus et le Terror, le 12 janvier, par 76°56’de latitude et171°7’de longitude est, trouvait la terre Victoria ; le 23 du même mois, ilrelevait le soixante−quatorzième parallèle, le plus haut point atteintjusqu’alors ; le 27, il était par 76°8’, le 28, par 77°32’, le 2 février, par78°4’, et en 1842, il revenait au soixante−onzième degré qu’il ne putdépasser. Eh bien, moi, capitaine Nemo, ce 21 mars 1868, j’ai atteint lepôle sud sur le quatre−vingt−dixième degré, et je prends possession decette partie du globe égale au sixième des continents reconnus.

— Au nom de qui, capitaine ?

— Au mien, monsieur ! »

Et ce disant, le capitaine Nemo déploya un pavillon noir, portant un Nd’or écartelé sur son étamine. Puis, se retournant vers l’astre du jour dontles derniers rayons léchaient l’horizon de la mer :

« Adieu, soleil ! s’écria−t−il. Disparais, astre radieux ! Couche−toi souscette mer libre. et laisse une nuit de six mois étendre ses ombres sur monnouveau domaine ! »

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Accident ou incident

Le lendemain, 22 mars, à six heures du matin, les préparatifs de départfurent commencés. Les dernières lueurs du crépuscule se fondaient dans lanuit. Le froid était vif. Les constellations resplendissaient avec unesurprenante intensité. Au zénith brillait cette admirable Croix du Sud,l’étoile polaire des régions antarctiques.

Le thermomètre marquait douze degrés au−dessous de zéro, et quand levent fraîchissait, il causait de piquantes morsures. Les glaçons semultipliaient sur l’eau libre. La mer tendait à se prendre partout. Denombreuses plaques noirâtres, étalées à sa surface, annonçaient laprochaine formation de la jeune glace. Évidemment, le bassin austral, gelépendant les six mois de l’hiver, était absolument inaccessible. Quedevenaient les baleines pendant cette période ? Sans doute, elles allaientpar−dessous la banquise chercher des mers plus praticables. Pour lesphoques et les morses, habitués à vivre sous les plus durs climats, ilsrestaient sur ces parages glacés. Ces animaux ont l’instinct de creuser destrous dans les ice−fields et de les maintenir toujours ouverts. C’est à cestrous qu’ils viennent respirer ; quand les oiseaux, chassés par le froid, ontémigré vers le nord, ces mammifères marins demeurent les seuls maîtresdu continent polaire.

Cependant, les réservoirs d’eau s’étaient remplis, et le Nautilus descendaitlentement. A une profondeur de mille pieds, il s’arrêta. Son hélice battit lesflots, et il s’avança droit au nord avec une vitesse de quinze milles àl’heure. Vers le soir, il flottait déjà sous l’immense carapace glacée de labanquise.

Les panneaux du salon avaient été fermés par prudence, car la coque duNautilus pouvait se heurter à quelque bloc immergé. Aussi, je passai cettejournée à mettre mes notes au net. Mon esprit était tout entier à ses

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souvenirs du pôle. Nous avions atteint ce point inaccessible sans fatigues,sans danger, comme si notre wagon flottant eût glissé sur les rails d’unchemin de fer. Et maintenant, le retour commençait véritablement. Meréserverait−il encore de pareilles surprises ? Je le pensais, tant la sériedes merveilles sous−marines est inépuisable ! Cependant, depuis cinqmois et demi que le hasard nous avait jetés à ce bord, nous avions franchiquatorze mille lieues, et sur ce parcours plus étendu que l’Équateurterrestre, combien d’incidents ou curieux ou terribles avaient charménotre voyage : la chasse dans les forêts de Crespo, l’échouement du détroitde Torrès, le cimetière de corail, les pêcheries de Ceylan, le tunnelarabique, les feux de Santorin, les millions de la baie du Vigo, l’Atlantide,le pôle sud ! Pendant la nuit, tous ces souvenirs, passant de rêve en rêve,ne laissèrent pas mon cerveau sommeiller un instant.

A trois heures du matin, je fus réveillé par un choc violent. Je m’étaisredressé sur mon lit et j’écoutais au milieu de l’obscurité, quand je fusprécipité brusquement au milieu de la chambre. Évidemment, le Nautilusdonnait une bande considérable après avoir touché.

Je m’accotai aux parois et je me traînai par les coursives jusqu’au salonqu’éclairait le plafond lumineux. Les meubles étaient renversés.Heureusement, les vitrines, solidement saisies par le pied, avaient tenubon. Les tableaux de tribord, sous le déplacement de la verticale secollaient aux tapisseries, tandis que ceux de bâbord s’en écartaient d’unpied par leur bordure inférieure. Le Nautilus était donc couché surtribord, et, de plus, complètement immobile.

A l’intérieur j’entendais un bruit de pas, des voix confuses. Mais lecapitaine Nemo ne parut pas. Au moment où j’allais quitter le salon, NedLand et Conseil entrèrent.

« Qu’y a−t−il ? leur dis−je aussitôt.

— Je venais le demander à monsieur, répondit Conseil.

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— Mille diables ! s’écria le Canadien, je le sais bien moi ! LeNautilusatouché, et à en juger par la gîte qu’il donne, je ne crois pas qu’il s’en tirecomme la première fois dans le détroit de Torrès.

— Mais au moins, demandai−je, est−il revenu à la surface de la mer ?

— Nous l’ignorons, répondit Conseil.

— Il est facile de s’en assurer », répondis−je.

Je consultai le manomètre. A ma grande surprise, il indiquait uneprofondeur de trois cent soixante mètres.

« Qu’est−ce que cela veut dire ? m’écriai−je.

— Il faut interroger le capitaine Nemo, dit Conseil.

— Mais où le trouver ? demanda Ned Land.

— Suivez−moi », dis−je à mes deux compagnons.

Nous quittâmes le salon. Dans la bibliothèque, personne. A l’escaliercentral, au poste de l’équipage, personne. Je supposai que le capitaineNemo devait être posté dans la cage du timonier. Le mieux étaitd’attendre. Nous revînmes tous trois au salon.

Je passerai sous silence les récriminations du Canadien. Il avait beau jeupour s’emporter. Je le laissai exhaler sa mauvaise humeur tout à son aise,sans lui répondre.Nous étions ainsi depuis vingt minutes, cherchant à surprendre lesmoindres bruits qui se produisaient à l’intérieur du Nautilus, quand lecapitaine Nemo entra. Il ne sembla pas nous voir. Sa physionomie,habituellement si impassible, révélait une certaine inquiétude. Il observasilencieusement la boussole, le manomètre, et vint poser son doigt sur unpoint du planisphère, dans cette partie qui représentait les mers australes.

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Je ne voulus pas l’interrompre. Seulement, quelques instants plus tard,lorsqu’il se tourna vers moi, je lui dis en retournant contre lui uneexpression dont il s’était servi au détroit de Torrès :

« Un incident, capitaine ?

— Non, monsieur, répondit−il, un accident cette fois.

— Grave ?

— Peut−être.

— Le danger est−il immédiat ?

— Non.

— Le Nautilus s’est échoué ?

— Oui.

— Et cet échouement est venu ? ...

— D’un caprice de la nature, non de l’impéritie des hommes. Pas unefaute n’a été commise dans nos manoeuvres. Toutefois, on ne sauraitempêcher l’équilibre de produire ses effets. On peut braver les loishumaines, mais non résister aux lois naturelles. »

Singulier moment que choisissait le capitaine Nemo pour se livrer à cetteréflexion philosophique. En somme, sa réponse ne m’apprenait rien.

« Puis−je savoir, monsieur, lui demandai−je, quelle est la cause de cetaccident ?

— Un énorme bloc de glace, une montagne entière s’est retournée, me

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répondit−il. Lorsque les icebergs sont minés à leur base par des eaux pluschaudes ou par des chocs réitérés, leur centre de gravité remonte. Alors ilsse retournent en grand, ils culbutent. C’est ce qui est arrivé. L’un de cesblocs, en se renversant, a heurté le Nautilus qui flottait sous les eaux. Puis,glissant sous sa coque et le relevant avec une irrésistible force, il l’aramené dans des couches moins denses, où il se trouve couché sur le flanc.

Mais ne peut−on dégager le Nautilus en vidant ses réservoirs, de manièreà le remettre en équilibre ?

— C’est ce qui se fait en ce moment, monsieur. Vous pouvez entendre lespompes fonctionner. Voyez l’aiguille du manomètre. Elle indique que leNautilus remonte, mais le bloc de glace remonte avec lui, et jusqu’à cequ’un obstacle arrête son mouvement ascensionnel, notre position ne serapas changée. »

En effet, le Nautilus donnait toujours la même bande sur tribord. Sansdoute, il se redresserait, lorsque le bloc s’arrêterait lui−même. Mais à cemoment, qui sait si nous n’aurions pas heurté la partie supérieure de labanquise, si nous ne serions pas effroyablement pressés entre les deuxsurfaces glacées ?

Je réfléchissais à toutes les conséquences de cette situation. Le capitaineNemo ne cessait d’observer le manomètre. Le Nautilus, depuis la chute del’iceberg, avait remonté de cent cinquante pieds environ, mais il faisaittoujours le même angle avec la perpendiculaire.

Soudain un léger mouvement se fit sentir dans la coque. Évidemment, leNautilus se redressait un peu. Les objets suspendus dans le salonreprenaient sensiblement leur posit ion normale. Les parois serapprochaient de la verticalité. Personne de nous ne parlait. Le coeurému, nous observions, nous sentions le redressement. Le plancherredevenait horizontal sous nos pieds. Dix minutes s’écoulèrent.

« Enfin, nous sommes droit ! m’écria−je.

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— Oui, dit le capitaine Nemo, se dirigeant vers la porte du salon.

— Mais flotterons−nous ? lui demandai−je.

— Certainement, répondit−il, puisque les réservoirs ne sont pas encorevidés, et que vidés, le Nautilus devra remonter à la surface de la mer. »

Le capitaine sortit, et je vis bientôt que, par ses ordres, on avait arrêté lamarche ascensionnelle du Nautilus. En effet, il aurait bientôt heurté lapartie inférieure de la banquise, et mieux valait le maintenir entre deuxeaux.

« Nous l’avons échappé belle ! dit alors Conseil.

— Oui. Nous pouvions être écrasés entre ces blocs de glace, ou tout aumoins emprisonnés. Et alors, faute de pouvoir renouveler l’air... Oui !nous l’avons échappé belle !

— Si c’est fini ! » murmura Ned Land.

Je ne voulus pas entamer avec le Canadien une discussion sans utilité, etje ne répondis pas. D’ailleurs, les panneaux s’ouvrirent en ce moment, etla lumière extérieure fit irruption à travers la vitre dégagée.

Nous étions en pleine eau, ainsi que je l’ai dit ; mais, à une distance de dixmètres, sur chaque côté du Nautilus, s’élevait une éblouissante muraille deglace. Au−dessus et au−dessous, même muraille. Au−dessus, parce que lasurface inférieure de la banquise se développait comme un plafondimmense. Au−dessous, parce que le bloc culbuté, ayant glissé peu à peu,avait trouvé sur les murailles latérales deux points d’appui qui lemaintenaient dans cette position. Le Nautilus était emprisonné dans unvéritable tunnel de glace, d’une largeur de vingt mètres environ, remplid’une eau tranquille. Il lui était donc facile d’en sortir en marchant soit enavant soit en arrière, et de reprendre ensuite, à quelques centaines de

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mètres plus bas, un libre passage sous la banquise.

Le plafond lumineux avait été éteint, et cependant, le salon resplendissaitd’une lumière intense. C’est que la puissante réverbération des parois deglace y renvoyait violemment les nappes du fanal. Je ne saurais peindrel’effet des rayons voltaïques sur ces grands blocs capricieusementdécoupés, dont chaque angle, chaque arête, chaque facette, jetait unelueur différente, suivant la nature des veines qui couraient dans la glace.Mine éblouissante de gemmes, et particulièrement de saphirs quicroisaient leurs jets bleus avec le jet vert des émeraudes. Çà et là desnuances opalines d’une douceur infinie couraient au milieu de pointsardents comme autant de diamants de feu dont l’oeil ne pouvait soutenirl’éclat. La puissance du fanal était centuplée, comme celle d’une lampe àtravers les lames lenticulaires d’un phare de premier ordre.

« Que c’est beau ! Que c’est beau ! s’écria Conseil.

— Oui ! dis−je, c’est un admirable spectacle. N’est−ce pas, Ned ?

— Eh ! mille diables ! oui, riposta Ned Land. C’est superbe ! Je raged’être forcé d’en convenir. On n’a jamais rien vu de pareil. Mais cespectacle−là pourra nous coûter cher. Et, s’il faut tout dire, je pense quenous voyons ici des choses que Dieu a voulu interdire aux regards del’homme ! »

Ned avait raison. C’était trop beau. Tout à coup, un cri de Conseil me fitretourner.

« Qu’y a−t−il ? demandai−je.

— Que monsieur ferme les yeux ! que monsieur ne regarde pas ! »

Conseil, ce disant, appliquait vivement ses mains sur ses paupières.« Mais qu’as−tu, mon garçon ?

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— Je suis ébloui, aveuglé ! »

Mes regards se portèrent involontairement vers la vitre, mais je ne pussupporter le feu qui la dévorait.

Je compris ce qui s’était passé. Le Nautilus venait de se mettre en marcheà grande vitesse. Tous les éclats tranquilles des murailles de glaces’étaient alors changés en raies fulgurantes. Les feux de ces myriades dediamants se confondaient. Le Nautilus, emporté par son hélice, voyageaitdans un fourreau d’éclairs.

Les panneaux du salon se refermèrent alors. Nous tenions nos mains surnos yeux tout imprégnés de ces lueurs concentriques qui flottent devant larétine, lorsque les rayons solaires l’ont trop violemment frappée. Il fallutun certain temps pour calmer le trouble de nos regards.

Enfin, nos mains s’abaissèrent.

« Ma foi, je ne l’aurais jamais cru, dit Conseil.

— Et moi, je ne le crois pas encore ! riposta le Canadien.

— Quand nous reviendrons sur terre, ajouta Conseil, blasés sur tant demerveilles de la nature, que penserons−nous de ces misérables continentset des petits ouvrages sortis de la main des hommes ! Non ! le mondehabité n’est plus digne de nous!»

De telles paroles dans la bouche d’un impassible Flamand montrent à queldegré d’ébullition était monté notre enthousiasme. Mais le Canadien nemanqua pas d’y jeter sa goutte d’eau froide.

« Le monde habité ! dit−il en secouant la tête. Soyez tranquille, amiConseil, nous n’y reviendrons pas ! »

Il était alors cinq heures du matin. En ce moment, un choc se produisit à

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l’avant du Nautilus. Je compris que son éperon venait de heurter un blocde glace. Ce devait être une fausse manoeuvre, car ce tunnel sous−marin,obstrué de blocs, n’offrait pas une navigation facile. Je pensai donc que lecapitaine Nemo, modifiant sa route, tournerait ces obstacles ou suivrait lessinuosités du tunnel. En tout cas, la marche en avant ne pouvait êtreabsolument enrayée. Toutefois, contre mon attente, le Nautilus prit unmouvement rétrograde très prononcé.

« Nous revenons en arrière ? dit Conseil.

— Oui, répondis−je. Il faut que, de ce côté, le tunnel soit sans issue.

— Et alors ? ...

— Alors, dis−je, la manoeuvre est bien simple. Nous retournerons sur nospas, et nous sortirons par l’orifice sud. Voilà tout. »

En parlant ainsi, je voulais paraître plus rassuré que je ne l’étaisréellement. Cependant le mouvement rétrograde du Nautilus s’accélérait,et marchant à contre hélice, il nous entraînait avec une grande rapidité.

« Ce sera un retard, dit Ned.

— Qu’importe, quelques heures de plus ou de moins, pourvu qu’on sorte.

— Oui, répéta Ned Land, pourvu qu’on sorte ! »

Je me promenai pendant quelques instants du salon à la bibliothèque. Mescompagnons assis, se taisaient. Je me jetai bientôt sur un divan, et je prisun livre que mes yeux parcoururent machinalement.

Un quart d’heure après, Conseil, s’étant approché de moi, me dit :

« Est−ce bien intéressant ce que lit monsieur ?

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— Très intéressant, répondis−je.

— Je le crois. C’est le livre de monsieur que lit monsieur !

— Mon livre ? »

En effet, je tenais à la main l’ouvrage des Grands Fonds sous−marins. Jene m’en doutais même pas. Je fermai le livre et repris ma promenade. Nedet Conseil se levèrent pour se retirer.

« Restez, mes amis, dis−je en les retenant. Restons ensemble jusqu’aumoment où nous serons sortis de cette impasse.

— Comme il plaira à monsieur », répondit Conseil.

Quelques heures s’écoulèrent. J’observais souvent les instrumentssuspendus à la paroi du salon. Le manomètre indiquait que le Nautilus semaintenait à une profondeur constante de trois cents mètres, la boussole.qu’il se dirigeait toujours au sud, le loch, qu’il marchait à une vitesse devingt milles à l’heure, vitesse excessive dans un espace aussi resserré.Mais le capitaine Nemo savait qu’il ne pouvait trop se hâter, et qu’alors,les minutes valaient des siècles.

A huit heures vingt−cinq, un second choc eut lieu. A l’arrière, cette fois. Jepâlis. Mes compagnons s’étaient rapprochés de moi. J’avais saisi la mainde Conseil. Nous nous interrogions du regard, et plus directement que siles mots eussent interprété notre pensée.

En ce moment, le capitaine entra dans le salon. J’allai à lui.« La route est barrée au sud ? lui demandai−je.

— Oui, monsieur. L’iceberg en se retournant a fermé toute issue.

— Nous sommes bloqués ?

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— Oui. »

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Faute d'air

Ainsi, autour du Nautilus, au−dessus, au−dessous, un impénétrable murde glace. Nous étions prisonniers de la banquise ! Le Canadien avaitfrappé une table de son formidable poing. Conseil se taisait. Je regardai lecapitaine. Sa figure avait repris son impassibilité habituelle. Il s’étaitcroisé les bras. Il réfléchissait. Le Nautilus ne bougeait plus.

Le capitaine prit alors la parole :

« Messieurs, dit−il d’une voix calme, il y a deux manières de mourir dansles conditions où nous sommes. »

Cet inexplicable personnage avait l’air d’un professeur de mathématiquesqui fait une démonstration à ses élèves.

« La première, reprit−il, c’est de mourir écrasés. La seconde, c’est demourir asphyxiés. Je ne parle pas de la possibilité de mourir de faim, carles approvisionnements du Nautilus dureront certainement plus que nous.Préoccupons−nous donc des chances d’écrasement ou d’asphyxie.

— Quant à l’asphyxie, capitaine, répondis−je, elle n’est pas à craindre,car nos réservoirs sont pleins.

— Juste, reprit le capitaine Nemo, mais ils ne donneront que deux joursd’air. Or, voilà trente−six heures que nous sommes enfouis sous les eaux,et déjà l’atmosphère alourdie du Nautilus demande à être renouvelée.Dans quarante−huit heures, notre réserve sera épuisée.

— Eh bien, capitaine, soyons délivrés avant quarante−huit heures !

— Nous le tenterons, du moins, en perçant la muraille qui nous entoure.

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— De quel côté ? demandai−je.

— C’est ce que la sonde nous apprendra. Je vais échouer le Nautilus sur lebanc inférieur, et mes hommes, revêtus de scaphandres, attaquerontl’iceberg par sa paroi la moins épaisse.

— Peut−on ouvrir les panneaux du salon ?

— Sans inconvénient. Nous ne marchons plus. »

Le capitaine Nemo sortit. Bientôt des sifflements m’apprirent que l’eaus’introduisait dans les réservoirs. Le Nautilus s’abaissa lentement etreposa sur le fond de glace par une profondeur de trois cent cinquantemètres, profondeur à laquelle était immergé le banc de glace inférieur.

« Mes amis, dis−je, la situation est grave, mais je compte sur votrecourage et sur votre énergie.

— Monsieur, me répondit le Canadien, ce n’est pas dans ce moment que jevous ennuierai de mes récriminations. Je suis prêt à tout faire pour le salutcommun.

— Bien, Ned, dis−je en tendant la main au Canadien.

— J’ajouterai, reprit−il, qu’habile à manier le pic comme le harpon, si jepuis être utile au capitaine, il peut disposer de moi.

— Il ne refusera pas votre aide. Venez, Ned. »

Je conduisis le Canadien à la chambre ou les hommes du Nautilusrevêtaient leurs scaphandres. Je fis part au capitaine de la proposition deNed, qui fut acceptée. Le Canadien endossa son costume de mer et futaussitôt prêt que ses compagnons de travail. Chacun d’eux portait sur sondos l’appareil Rouquayrol auquel les réservoirs avaient fourni un large

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continent d’air pur. Emprunt considérable, mais nécessaire, fait à laréserve du Nautilus. Quant aux lampes Ruhmkorff, elles devenaientinutiles au milieu de ces eaux lumineuses et saturées de rayons électriques.

Lorsque Ned fut habillé, je rentrai dans le salon dont les vitres étaientdécouvertes, et, posté près de Conseil. j’examinai les couches ambiantesqui supportaient le Nautilus.Quelques instants après, nous voyions une douzaine d’hommes del’équipage prendre pied sur le banc de glace, et parmi eux Ned Land,reconnaissable à sa haute taille. Le capitaine Nemo était avec eux.

Avant de procéder au creusement des murailles, il fit pratiquer dessondages qui devaient assurer la bonne direction des travaux. De longuessondes furent enfoncées dans les parois latérales ; mais après quinzemètres, elles étaient encore arrêtées par l’épaisse muraille. Il était inutilede s’attaquer à la surface plafonnante, puisque c’était la banquiseelle−même qui mesurait plus de quatre cents mètres de hauteur. Lecapitaine Nemo fit alors sonder la surface inférieure. Là dix mètres deparois nous séparaient de l’eau. Telle était l’épaisseur de cet ice−field.Dès lors, il s’agissait d’en découper un morceau égal en superficie à laligne de flottaison du Nautilus. C’était environ six mille cinq cents mètrescubes à détacher, afin de creuser un trou par lequel nous descendrionsau−dessous du champ de glace.

Le travail fut immédiatement commencé et conduit avec une infatigableopiniâtreté. Au lieu de creuser autour du Nautilus, ce qui eût entraîné deplus grandes difficultés, le capitaine Nemo fit dessiner l’immense fosse àhuit mètres de sa hanche de bâbord. Puis ses hommes la taraudèrentsimultanément sur plusieurs points de sa circonférence. Bientôt. Le picattaqua vigoureusement cette matière compacte, et de gros blocs furentdétachés de la masse. Par un curieux effet de pesanteur spécifique, cesblocs, moins lourds que l’eau, s’envolaient pour ainsi dire à la voûte dutunnel. qui s’épaississait par le haut de ce dont il diminuait vers le bas.Mais peu importait, du moment que la paroi inférieure s’amincissaitd’autant.

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Après deux heures d’un travail énergique, Ned Land rentra épuisé. Sescompagnons et lui furent remplacés par de nouveaux travailleurs auxquelsnous nous joignîmes, Conseil et moi. Le second du Nautilus nous dirigeait.

L’eau me parut singulièrement froide, mais je me réchauffai promptementen maniant le pic. Mes mouvements étaient très libres, bien qu’ils seproduisissent sous une pression de trente atmosphères.

Quand je rentrai, après deux heures de travail, pour prendre quelquenourriture et quelque repos, je trouvai une notable différence entre lefluide pur que me fournissait l’appareil Rouquayrol et l’atmosphère duNautilus, déjà chargé d’acide carbonique. L’air n’avait pas été renouvelédepuis quarante−huit heures, et ses qualités vivif iantes étaientconsidérablement affaiblies. Cependant, en un laps de douze heures, nousn’avions enlevé qu’une tranche de glace épaisse d’un mètre sur lasuperficie dessinée, soit environ six cents mètres cubes. En admettant quele même travail fût accompli par douze heures, il fallait encore cinq nuitset quatre jours pour mener à bonne fin cette entreprise.« Cinq nuits et quatre jours ! dis−je à mes compagnons, et nous n’avonsque pour deux jours d’air dans les réservoirs.

— Sans compter, répliqua Ned, qu’une fois sortis de cette damnée prison,nous serons encore emprisonnés sous la banquise et sans communicationpossible avec l’atmosphère ! »

Réflexion juste. Qui pouvait alors prévoir le minimum de temps nécessaireà notre délivrance ? L’asphyxie ne nous aurait−elle pas étouffés avant quele Nautilus eût pu revenir à la surface des flots ? Était−il destiné à périrdans ce tombeau de glace avec tous ceux qu’il renfermait ? La situationparaissait terrible. Mais chacun l’avait envisagée en face, et tous étaientdécidés à faire leur devoir jusqu’au bout.

Suivant mes prévisions, pendant la nuit, une nouvelle tranche d’un mètrefut enlevée à l’immense alvéole. Mais, le matin, quand, revêtu de mon

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scaphandre, je parcourus la masse liquide par une température de six àsept degrés au−dessous de zéro, je remarquai que les murailles latéralesse rapprochaient peu à peu. Les couches d’eau éloignées de la fosse, quen’échauffaient pas le travail des hommes et le jeu des outils, marquaientune tendance à se solidifier. En présence de ce nouveau et imminentdanger, que devenaient nos chances de salut, et comment empêcher lasolidification de ce milieu liquide, qui eût fait éclater comme du verre lesparois du Nautilus ?Je ne fis point connaître ce nouveau danger à mes deux compagnons. Aquoi bon risquer d’abattre cette énergie qu’ils employaient au pénibletravail du sauvetage ? Mais, lorsque je fus revenu à bord ? je fis observerau capitaine Nemo cette grave complication.

« Je le sais, me dit−il de ce ton calme que ne pouvaient modifier les plusterribles conjonctures. C’est un danger de plus, mais je ne vois aucunmoyen d’y parer. La seule chance de salut, c’est d’aller plus vite que lasolidification. Il s’agit d’arriver premiers. Voilà tout. »

Arriver premiers ! Enfin, j’aurais dû être habitué à ces façons de parler !

Cette journée, pendant plusieurs heures, je maniai le pic avec opiniâtreté.Ce travail me soutenait. D’ailleurs, travailler, c’était quitter le Nautilus,c’était respirer directement cet air pur emprunté aux réservoirs et fournipar les appareils, c’était abandonner une atmosphère appauvrie et viciée.

Vers le soir, la fosse s’était encore creusée d’un mètre. Quand je rentrai àbord, je faillis être asphyxié par l’acide carbonique dont l’air était saturé.Ah ! que n’avions−nous les moyens chimiques qui eussent permis dechasser ce gaz délétère ! L’oxygène ne nous manquait pas. Toute cette eauen contenait une quantité considérable et en la décomposant par nospuissantes piles, elle nous eût restitué le fluide vivifiant. J’y avais biensongé, mais à quoi bon, puisque l’acide carbonique, produit de notrerespiration, avait envahi toutes les parties du navire. Pour l’absorber, ileût fallu remplir des récipients de potasse caustique et les agiterincessamment. Or, cette matière manquait à bord, et rien ne la pouvait

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remplacer.

Ce soir−là, le capitaine Nemo dut ouvrir les robinets de ses réservoirs, etlancer quelques colonnes d’air pur à l’intérieur du Nautilus. Sans cetteprécaution, nous ne nous serions pas réveillés.

Le lendemain, 26 mars, je repris mon travail de mineur en entamant lecinquième mètre. Les parois latérales et la surface inférieure de labanquise s’épaississaient visiblement. Il était évident qu’elles serejoindraient avant que le Nautilus fût parvenu à se dégager. Le désespoirme prit un instant. Mon pic fut près de s’échapper de mes mains. A quoibon creuser, si je devais périr étouffé, écrasé par cette eau qui se faisaitpierre, un supplice que la férocité des sauvages n’eût pas même inventé. Ilme semblait que j’étais entre les formidables mâchoires d’un monstre quise rapprochaient irrésistiblement.

En ce moment, le capitaine Nemo, dirigeant le travail, travaillantlui−même, passa près de moi. Je le touchai de la main et lui montrai lesparois de notre prison. La muraille de tribord s’était avancée à moins dequatre mètres de la coque du Nautilus.

Le capitaine me comprit et me fit signe de le suivre. Nous rentrâmes àbord. Mon scaphandre ôté, je l’accompagnai dans le salon.

« Monsieur Aronnax, me dit−il, il faut tenter quelque héroïque moyen, ounous allons être scellés dans cette eau solidifiée comme dans du ciment.

— Oui ! dis−je, mais que faire ?

— Ah ! s’écria−t−il, si mon Nautilus était assez fort pour supporter cettepression sans en être écrasé ?

— Eh bien ? demandai−je, ne saisissant pas l’idée du capitaine.

— Ne comprenez−vous pas, reprit−il, que cette congélation de l’eau nous

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viendrait en aide ! Ne voyez−vous pas que par sa solidification, elle feraitéclater ces champs de glace qui nous emprisonnent, comme elle fait, en segelant, éclater les pierres les plus dures ! Ne sentez−vous pas qu’elleserait un agent de salut au lieu d’être un agent de destruction !

— Oui, capitaine, peut−être. Mais quelque résistance à l’écrasement quepossède le Nautilus, il ne pourrait supporter cette épouvantable pression ets’aplatirait comme une feuille de tôle.

— Je le sais, monsieur. Il ne faut donc pas compter sur les secours de lanature, mais sur nous−mêmes. Il faut s’opposer à cette solidification. Ilfaut l’enrayer. Non seulement, les parois latérales se resserrent, mais il nereste pas dix pieds d’eau à l’avant ou à l’arrière du Nautilus. Lacongélation nous gagne de tous les côtés.

— Combien de temps, demandai−je, l ’a i r des réservoirs nouspermettra−t−il de respirer à bord ? »

Le capitaine me regarda en face.

« Après−demain, dit−il, les réservoirs seront vides ! »

Une sueur froide m’envahit. Et cependant, devais−je m’étonner de cetteréponse ? Le 22 mars, le Nautilus s’était plongé sous les eaux libres dupôle. Nous étions au 26. Depuis cinq jours, nous vivions sur les réservesdu bord ! Et ce qui restait d’air respirable, il fallait le conserver auxtravailleurs. Au moment où j’écris ces choses, mon impression esttellement vive encore, qu’une terreur involontaire s’empare de tout monêtre, et que l’air semble manquer à mes poumons !Cependant, le capitaine Nemo réfléchissait, silencieux, immobile.Visiblement, une idée lui traversait l’esprit. Mais il paraissait larepousser. Il se répondait négativement à lui−même. Enfin, ces motss’échappèrent de ses lèvres !

« L’eau bouillante ! murmura−t−il.

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— L’eau bouillante ? m’écriai−je.

— Oui, monsieur. Nous sommes renfermés dans un espace relativementrestreint. Est−ce que des jets d’eau bouillante, constamment injectée parles pompes du Nautilus, n’élèveraient pas la température de ce milieu et neretarderaient pas sa congélation ?

— Il faut l’essayer, dis−je résolument.

— Essayons, monsieur le professeur. »

Le thermomètre marquait alors moins sept degrés à l’extérieur. Lecapitaine Nemo me conduisit aux cuisines où fonctionnaient de vastesappareils distillatoires qui fournissaient l’eau potable par évaporation. Ilsse chargèrent d’eau, et toute la chaleur électrique des piles fut lancée àtravers les serpentins baignés par le liquide. En quelques minutes, cetteeau avait atteint cent degrés. Elle fut dirigée vers les pompes pendantqu’une eau nouvelle la remplaçait au fur et à mesure. La chaleurdéveloppée par les piles était telle que l’eau froide, puisée à la mer, aprèsavoir seulement traversé les appareils, arrivait bouillante aux corps depompe.

L’injection commença, et trois heures après, le thermomètre marquaitextérieurement six degrés au−dessous de zéro. C’était un degré de gagné.Deux heures plus tard, le thermomètre n’en marquait que quatre.

« Nous réussirons, dis−je au capitaine, après avoir suivi et contrôlé par denombreuses remarques les progrès de l’opération.

— Je le pense, me répondit−il. Nous ne serons pas écrasés. Nous n’avonsplus que l’asphyxie à craindre. »

Pendant la nuit, la température de l’eau remonta a un degré au−dessousde zéro. Les injections ne purent la porter à un point plus élevé. Mais

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comme la congélation de l’eau de mer ne se produit qu’à moins deuxdegrés, je fus enfin rassuré contre les dangers de la solidification.

Le lendemain, 27 mars, six mètres de glace avaient été arrachés del’alvéole. Quatre mètres seulement restaient à enlever. C’étaient encorequarante−huit heures de travail. L’air ne pouvait plus être renouvelé àl’intérieur du Nautilus. Aussi, cette journée alla−t−elle toujours enempirant.Une lourdeur intolérable m’accabla. Vers trois heures du soir, cesentiment d’angoisse fut porté en moi à un degré violent. Des bâillementsme disloquaient les mâchoires. Mes poumons haletaient en cherchant cefluide comburant, indispensable à la respiration, et qui se raréfiait de plusen plus. Une torpeur morale s’empara de moi. J’étais étendu sans force,presque sans connaissance. Mon brave Conseil, pris des mêmessymptômes, souffrant des mêmes souffrances, ne me quittait plus. Il meprenait la main, il m’encourageait, et je l’entendais encore murmurer :

« Ah ! si je pouvais ne pas respirer pour laisser plus d’air à monsieur ! »

Les larmes me venaient aux yeux de l’entendre parler ainsi.

Si notre situation, à tous, était intolérable à l’intérieur, avec quelle hâte,avec quel bonheur, nous revêtions nos scaphandres pour travailler à notretour ! Les pics résonnaient sur la couche glacée. Les bras se fatiguaient,les mains s’écorchaient, mais qu’étaient ces fatigues, qu’importaient cesblessures ! L’air vital arrivait aux poumons ! On respirait ! On respirait !

Et cependant, personne ne prolongeait au−delà du temps voulu son travailsous les eaux. Sa tâche accomplie, chacun remettait à ses compagnonshaletants le réservoir qui devait lui verser la vie. Le capitaine Nemodonnait l’exemple et se soumettait le premier à cette sévère discipline.L’heure arrivait, il cédait son appareil à un autre et rentrait dansl’atmosphère viciée du bord, toujours calme, sans une défaillance, sans unmurmure.

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Ce jour−là, le travail habituel fut accompli avec plus de vigueur encore.Deux mètres seulement restaient à enlever sur toute la superficie. Deuxmètres seulement nous séparaient de la mer libre. Mais les réservoirsétaient presque vides d’air. Le peu qui restait devait être conservé auxtravailleurs. Pas un atome pour le Nautilus !

Lorsque je rentrai à bord, je fus à demi suffoqué. Quelle nuit ! Je nesaurais la peindre. De telles souffrances ne peuvent être décrites. Lelendemain, ma respiration était oppressée. Aux douleurs de tête semêlaient d’étourdissants vertiges qui faisaient de moi un homme ivre. Mescompagnons éprouvaient les mêmes symptômes. Quelques hommes del’équipage râlaient.

Ce jour−là, le sixième de notre emprisonnement, le capitaine Nemo,trouvant trop lents la pioche et le pic, résolut d’écraser la couche deglaces qui nous séparait encore de la nappe liquide. Cet homme avaitconservé son sang−froid et son énergie. Il domptait par sa force moraleles douleurs physiques. Il pensait, il combinait, il agissait.D’après son ordre, le bâtiment fut soulagé, c’est−à−dire soulevé de lacouche glacée par un changement de pesanteur spécifique. Lorsqu’il flottaon le hala de manière à l’amener au−dessus de l’immense fosse dessinéesuivant sa ligne de flottaison. Puis, ses réservoirs d’eau s’emplissant, ildescendit et s’embotta dans l’alvéole.

En ce moment, tout l’équipage rentra à bord, et la double porte decommunication fut fermée. Le Nautilus reposait alors sur la couche deglace qui n’avait pas un mètre d’épaisseur et que les sondes avaient trouéeen mille endroits.

Les robinets des réservoirs furent alors ouverts en grand et cent mètrescubes d’eau s’y précipitèrent, accroissant de cent mille kilogrammes lepoids du Nautilus.

Nous attendions, nous écoutions, oubliant nos souffrances, espérantencore. Nous jouions notre salut sur un dernier coup.

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Malgré les bourdonnements qui emplissaient ma tête, j’entendis bientôtdes frémissements sous la coque du Nautilus. Un dénivellement seproduisit. La glace craqua avec un fracas singulier, pareil à celui dupapier qui se déchire, et le Nautilus s’abaissa.« Nous passons ! » murmura Conseil a mon oreille.

Je ne pus lui répondre. Je saisis sa main. Je la pressai dans une convulsioninvolontaire.

Tout à coup, emporté par son effroyable surcharge, le Nautilus s’enfonçacomme un boulet sous les eaux, c’est−à−dire qu’il tomba comme il eût faitdans le vide !

Avec toute la force électrique fut mise sur les pompes qui aussitôtcommencèrent à chasser l’eau des réservoirs. Après quelques minutes,notre chute fut enrayée. Bientôt même, le manomètre indiqua unmouvement ascensionnel. L’hélice, marchant à toute vitesse, fit tressaillirla coque de tôle jusque dans ses boulons, et nous entraîna vers le nord.

Mais que devait durer cette navigation sous la banquise jusqu’à la merlibre ? Un jour encore ? Je serais mort avant !

A demi étendu sur un divan de la bibliothèque, je suffoquais. Ma face étaitviolette, mes lèvres bleues, mes facultés suspendues. Je ne voyais plus, jen’entendais plus. La notion du temps avait disparu de mon esprit. Mesmuscles ne pouvaient se contracter.

Les heures qui s’écoulèrent ainsi, je ne saurais les évaluer. Mais j’eus laconscience de mon agonie qui commençait. Je compris que j’allaismourir...Soudain je revins à moi. Quelques bouffées d’air pénétraient dans mespoumons. Étions−nous remontés à la surface des flots ? Avions−nousfranchi la banquise ?

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Non ! C’étaient Ned et Conseil, mes deux braves amis, qui se sacrifiaientpour me sauver. Quelques atomes d’air restaient encore au fond d’unappareil. Au lieu de le respirer, ils l’avaient consacré pour moi, et, tandisqu’ils suffoquaient, ils me versaient la vie goutte à goutte ! Je voulusrepousser l’appareil. Ils me tinrent les mains, et pendant quelques instants,je respirai avec volupté.

Mes regards se portèrent vers l’horloge. Il était onze heures du matin.Nous devions être au 28 mars. Le Nautilus marchait avec une vitesseeffrayante de quarante milles à l’heure. Il se tordait dans les eaux.

Où était le capitaine Nemo ? Avait−il succombé ? Ses compagnonsétaient−ils morts avec lui ?

En ce moment, le manomètre indiqua que nous n’étions plus qu’à vingtpieds de la surface. Un simple champ de glace nous séparait del’atmosphère. Ne pouvait−on le briser ?

Peut−être ! En tout cas, le Nautilus allait le tenter. Je sentis, en effet, qu’ilprenait une position oblique, abaissant son arrière et relevant son éperon.Une introduction d’eau avait suffi pour rompre son équilibre. Puis, poussépar sa puissante hélice, il attaqua l’ice−field par en dessous comme unformidable bélier. Il le crevait peu à peu, se retirait, donnait à toute vitessecontre le champ qui se déchirait, et enfin, emporté par un élan suprême, ils’élança sur la surface glacée qu’il écrasa de son poids.

Le panneau fut ouvert, on pourrait dire arraché, et l’air purs’introduisit à flots dans toutes les parties du Nautilus.

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Du cap Horn à l'Amazone

Comment étais−je sur la plate−forme, je ne saurais le dire. Peut−être leCanadien m’y avait−il transporté. Mais je respirais, je humais l’airvivifiant de la mer. Mes deux compagnons s’enivraient près de moi de cesfraîches molécules. Les malheureux. trop longtemps privés de nourriture,ne peuvent se jeter inconsidérément sur les premiers aliments qu’on leurprésente. Nous. au contraire, nous n’avions pas à nous modérer, nouspouvions aspirer à pleins poumons les atomes de cette atmosphère, etc’était la brise, la brise elle−même qui nous versait cette voluptueuseivresse !

« Ah ! faisait Conseil, que c’est bon, l’oxygène ! Que monsieur ne craignepas de respirer. Il y en a pour tout le monde. »

Quant à Ned Land, il ne parlait pas, mais il ouvrait des mâchoires àeffrayer un requin. Et quelles puissantes aspirations ! Le Canadien « tirait» comme un poêle en pleine combustion.

Les forces nous revinrent promptement, et, lorsque je regardai autour demoi, je vis que nous étions seuls sur la plate−forme. Aucun homme del’équipage. Pas même le capitaine Nemo. Les étranges marins du Nautilusse contentaient de l’air qui circulait à l’intérieur. Aucun n’était venu sedélecter en pleine atmosphère.Les premières paroles que je prononçai furent des paroles deremerciements et de gratitude pour mes deux compagnons. Ned et Conseilavaient prolongé mon existence pendant les dernières heures de cettelongue agonie. Toute ma reconnaissance ne pouvait payer trop un teldévouement.

« Bon ! monsieur le professeur, me répondit Ned Land, cela ne vaut pas lapeine d’en parler ! Quel mérite avons−nous eu à cela ? Aucun. Ce n’était

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qu’une question d’arithmétique. Votre existence valait plus que la nôtre.Donc il fallait la conserver.

— Non, Ned, repondis−je, elle ne valait pas plus. Personne n’est supérieurà un homme généreux et bon, et vous l’êtes !

— C’est bien ! c’est bien ! répétait le Canadien embarrassé

— Et toi, mon brave Conseil, tu as bien souffert.

— Mais pas trop, pour tout dire à monsieur. Il me manquait bien quelquesgorgées d’air, mais je crois que je m’y serais fait. D’ailleurs, je regardaismonsieur qui se pâmait et cela ne me donnait pas la moindre envie derespirer. Cela me coupait, comme on dit, le respir... »

Conseil, confus de s’être jeté dans la banalité, n’acheva pas.

« Mes amis, répondis−je vivement ému, nous sommes liés les uns auxautres pour jamais, et vous avez sur moi des droits...

— Dont j’abuserai, riposta le Canadien.

— Hein ? fit Conseil.

— Oui, reprit Ned Land, le droit de vous entraîner avec moi, quand jequitterai cet infernal Nautilus.

— Au fait, dit Conseil, allons−nous du bon côté ?

— Oui, répondis−je, puisque nous allons du côté du soleil, et ici le soleil,c’est le nord.

— Sans doute, reprit Ned Land, mais il reste à savoir si nous rallions lePacifique ou l’Atlantique, c’est−à−dire les mers fréquentées ou désertes. »

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A cela je ne pouvais répondre, et je craignais que le capitaine Nemo nenous ramenât plutôt vers ce vaste Océan qui baigne à la fois les côtes del’Asie et de l’Amérique. Il compléterait ainsi son tour du mondesous−marin, et reviendrait vers ces mers où le Nautilus trouvait la plusentière indépendance. Mais si nous retournions au Pacifique, loin de touteterre habitée, que devenaient les projets de Ned Land ?

Nous devions, avant peu, être fixés sur ce point important. Le Nautilusmarchait rapidement. Le cercle polaire fut bientôt franchi, et le cap missur le promontoire de Horn. Nous étions par le travers de la pointeaméricaine, le 31 mars, à sept heures du soir.

Alors toutes nos souffrances passées étaient oubliées. Le souvenir de cetemprisonnement dans les glaces s’effaçait de notre esprit. Nous nesongions qu’à l’avenir. Le capitaine Nemo ne paraissait plus, ni dans lesalon, ni sur la plate−forme. Le point reporté chaque jour sur leplanisphère et fait par le second me permettait de relever la directionexacte du Nautilus. Or, ce soir−là, il devint évident, à ma grandesatisfaction, que nous revenions au nord par la route de l’Atlantique.

J’appris au Canadien et à Conseil le résultat de mes observations.

« Bonne nouvelle, répondit le Canadien, mais où va le Nautilus ?

— Je ne saurais le dire, Ned.

— Son capitaine voudrait−il, après le pôle sud, affronter le pôle nord, etrevenir au Pacifique par le fameux passage du nord−ouest ?

Il ne faudrait pas l’en défier, répondit Conseil.

— Eh bien, dit le Canadien, nous lui fausserons compagnie auparavant.

— En tout cas, ajouta Conseil, c’est un maître homme que cecapitaine Nemo, et nous ne regretterons pas de l’avoir connu.

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— Surtout quand nous l’aurons quitté ! » riposta Ned Land.

Le lendemain, premier avril, lorsque le Nautilus remonta à la surface desflots, quelques minutes avant midi, nous eûmes connaissance d’une côte àl’ouest. C’était la Terre du Feu, à laquelle les premiers navigateursdonnèrent ce nom en voyant les fumées nombreuses qui s’élevaient deshuttes indigènes. Cette Terre du Feu forme une vaste agglomération d’îlesqui s’étend sur trente lieues de long et quatre−vingts lieues de large, entre53° et 56° de latitude australe, et 67°50’et 77°15’de longitude ouest. Lacôte me parut basse, mais au loin se dressaient de hautes montagnes. Jecrus même entrevoir le mont Sarmiento, élevé de deux mille soixante−dixmètres au−dessus du niveau de la mer, bloc pyramidal de schiste, àsommet très aigu, qui, suivant qu’il est voilé ou dégagé de vapeurs, «annonce le beau ou le mauvais temps », me dit Ned Land.

« Un fameux baromètre, mon ami.

— Oui, monsieur, un baromètre naturel, qui ne m’a jamais trompé quandje naviguais dans les passes du détroit de Magellan. »En ce moment, ce pic nous parut nettement découpé sur le fond du ciel.C’était un présage de beau temps Il se réalisa.

Le Nautilus, rentré sous les eaux, se rapprocha de la côte qu’il prolongeaà quelques milles seulement. Par les vitres du salon, je vis de longueslianes, et des fucus gigantesques, ces varechs porte−poires, dont la merlibre du pôle renfermait quelques échantillons, avec leurs filamentsvisqueux et polis, ils mesuraient jusqu’à trois cents mètres de longueur ;véritables câbles, plus gros que le pouce, très résistants, ils serventsouvent d’amarres aux navires. Une autre herbe, connue sous le nom develp, à feuilles longues de quatre pieds, empâtées dans les concrétionscoralligènes, tapissait les fonds. Elle servait de nid et de nourriture à desmyriades de crustacés et de mollusques, des crabes, des seiches. Là, lesphoques et les loutres se livraient à de splendides repas, mélangeant lachair du poisson et les légumes de la mer, suivant la méthode anglaise.

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Sur ces fonds gras et luxuriants, le Nautilus passait avec une extrêmerapidité. Vers le soir, il se rapprocha de l’archipel des Malouines, dont jepus, le lendemain, reconnaître les âpres sommets. La profondeur de la merétait médiocre. Je pensai donc, non sans raison, que ces deux îles,entourées d’un grand nombre d’îlots, faisaient autrefois partie des terresmagellaniques. Les Malouines furent probablement découvertes par lecélèbre John Davis, qui leur imposa le nom de Davis−Southern Islands.Plus tard, Richard Hawkins les appela Maiden−Islands, îles de la Vierge.Elles furent ensuite nommées Malouines, au commencement dudix−huitième siècle. par des pêcheurs de Saint−Malo, et enfin Falklandpar les Anglais auxquels elles appartiennent aujourd’hui.

Sur ces parages, nos filets rapportèrent de beaux spécimens d’algues, etparticulièrement un certain fucus dont les racines étaient chargées demoules qui sont les meilleures du monde. Des oies et des canardss’abattirent par douzaines sur la plate−forme et prirent place bientôt dansles offices du bord. En fait de poissons, j’observai spécialement des osseuxappartenant au genre gobie, et surtout des boulerots, longs de deuxdécimètres, tout parsemés de taches blanchâtres et jaunes.

J’admirai également de nombreuses méduses, et les plus belles du genre,les chrysaores particulières aux mers des Malouines. Tantôt ellesfiguraient une ombrelle demi−sphérique très lisse, rayée de lignes d’unrouge brun et terminée par douze festons réguliers ; tantôt c’était unecorbeille renversée d’où s’échappaient gracieusement de larges feuilles etde longues ramilles rouges. Elles nageaient en agitant leurs quatre brasfoliacés et laissaient pendre à la dérive leur opulente chevelure detentacules. J’aurais voulu conserver quelques échantillons de ces délicatszoophytes ; mais ce ne sont que des nuages, des ombres, des apparences,qui fondent et s’évaporent hors de leur élément natal.Lorsque les dernières hauteurs des Malouines eurent disparu sousl’horizon, le Nautilus s’immergea entre vingt et vingt−cinq mètres et suivitla côte américaine. Le capitaine Nemo ne se montrait pas.

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Jusqu’au 3 avril, nous ne quittâmes pas les parages de la Patagonie, tantôtsous l’Océan, tantôt à sa surface. Le Nautilus dépassa le large estuaireformé par l’embouchure de la Plata, et se trouva, le 4 avril, par le traversde l’Uruguay, mais à cinquante milles au large. Sa direction se maintenaitau nord, et il suivait les longues sinuosités de l’Amérique méridionale.Nous avions fait alors seize mille lieues depuis notre embarquement dansles mers du Japon.

Vers onze heures du matin, le tropique du Capricorne fut coupé sur letrente−septième méridien, et nous passâmes au large du cap Frio. Lecapitaine Nemo, au grand déplaisir de Ned Land, n’aimait pas levoisinage de ces côtes habitées du Brésil, car il marchait avec une vitessevertigineuse. Pas un poisson, pas un oiseau, des plus rapides qui soient, nepouvaient nous suivre, et les curiosités naturelles de ces mers échappèrentà toute observation.

Cette rapidité se soutint pendant plusieurs jours, et le 9 avril, au soir, nousavions connaissance de la pointe la plus orientale de l’Amérique du Sudqui forme le cap San Roque. Mais alors le Nautilus s’écarta de nouveau, etil alla chercher à de plus grandes profondeurs une vallée sous−marine quise creuse entre ce cap et Sierra Leone sur la côte africaine. Cette vallée sebifurque à la hauteur des Antilles et se termine au nord par une énormedépression de neuf mille mètres. En cet endroit. La coupe géologique del’Océan figure jusqu’aux petites Antilles une falaise de six kilomètres,taillée à pic. et, à la hauteur des îles du cap Vert, une autre muraille nonmoins considérable, qui enferment ainsi tout le continent immergé del’Atlantide. Le fond de cette immense vallée est accidenté de quelquesmontagnes qui ménagent de pittoresques aspects à ces fonds sous−marins.J’en parle surtout d’après les cartes manuscrites que contenait labibliothèque du Nautilus, cartes évidemment dues à la main du capitaineNemo et levées sur ses observations personnelles.

Pendant deux jours, ces eaux désertes et profondes furent visitées aumoyen des plans inclinés. Le Nautilus fournissait de longues bordéesdiagonales qui le portaient à toutes les hauteurs. Mais le 11 avril, il se

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releva subitement, et la terre nous réapparut à l’ouvert du fleuve desAmazones, vaste estuaire dont le débit est si considérable qu’il dessale lamer sur un espace de plusieurs lieues.

L’Équateur était coupé. A vingt milles dans l’ouest restaient les Guyanes,une terre française sur laquelle nous eussions trouvé un facile refuge.Mais le vent soufflait en grande brise, et les lames furieuses n’auraient paspermis à un simple canot de les affronter. Ned Land le comprit sans doute,car il ne me parla de rien. De mon côté, je ne fis aucune allusion à sesprojets de fuite, car je ne voulais pas le pousser à quelque tentative qui eûtinfailliblement avorté.

Je me dédommageai facilement de ce retard par d’intéressantes études.Pendant ces deux journées des 11 et 12 avril, le Nautilus ne quitta pas lasurface de la mer, et son chalut lui ramena toute une pêche miraculeuse enzoophytes, en poissons et en reptiles.

Quelques zoophytes avaient été dragues par la chaîne des chaluts.C’étaient, pour la plupart, de belles phyctallines, appartenant à la familledes actinidiens. et entre autres espèces, le phyctalis protexta, originaire decette partie de l’Océan, petit tronc cylindrique, agrémenté de lignesverticales et tacheté de points rouges que couronne un merveilleuxépanouissement de tentacules. Quant aux mollusques, ils consistaient enproduits que j’avais déjà observés, des turritelles, des olives−porphyres àlignes régulièrement entrecroisées dont les taches rousses se relevaientvivement sur un fond de chair. des ptérocères fantaisistes, semblables àdes scorpions pétrifiés, des hyales translucides, des argonautes, desseiches excellentes à manger, et certaines espèces de calmars, que lesnaturalistes de l’antiquité classaient parmi les poissons−volants, et quiservent principalement d’appât pour la pêche de la morue.Des poissons de ces parages que je n’avais pas encore eu l’occasiond’étudier, je notai diverses espèces. Parmi les cartilagineux : despétromizons−pricka, sortes d’anguilles, longues de quinze pouces, têteverdâtre, nageoires violettes, dos gris bleuâtre, ventre brun argenté seméde taches vives, iris des yeux cerclé d’or, curieux animaux que le courant

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de l’Amazone avait dû entraîner jusqu’en mer, car ils habitent les eauxdouces ; des raies tuberculées, à museau pointu, à queue longue et déliée,armées d’un long aiguillon dentelé ; de petits squales d’un mètre, gris etblanchâtres de peau, dont les dents, disposées sur plusieurs rangs, serecourbent en arrière. et qui sont vulgairement connus sous le nom depantouffliers ; des lophies−vespertillions, sortes de triangles isocèlesrougeâtres, d’un demi−mètre, auxquels les pectorales tiennent par desprolongations charnues qui leur donnent l’aspect de chauves−souris, maisque leur appendice corné, situé près des narines, a fait surnommerlicornes de mer ; enfin quelques espèces de batistes, le curassavien dontles flancs pointillés brillent d’une éclatante couleur d’or, et le caprisqueviolet clair, à nuances chatoyantes comme la gorge d’un pigeon.

Je termine là cette nomenclature un peu sèche, mais très exacte, par lasérie des poissons osseux que j’observai : passans, appartenant au genredes apléronotes dont le museau est très obtus et blanc de neige, le corpspeint d’un beau noir, et qui sont munis d’une lanière charnue très longueet très déliée ; odontagnathes aiguillonnés, longues sardines de troisdécimètres, resplendissant d’un vif éclat argenté ; scombres−guares,pourvus de deux nageoires anales ; centronotes−nègres, à teintes noires,que l’on pêche avec des brandons, longs poissons de deux mètres, à chairgrasse, blanche, ferme, qui, frais, ont le goût de l’anguille, et secs, le goûtdu saumon fumé ; labres demi−rouges, revêtus d’écailles seulement à labase des nageoires dorsales et anales ; chrysoptères, sur lesquels l’or etl ’a rgent mêlent leur éc la t à ceux du rub is e t de la topaze ;spares−queues−d’or, dont la chair est extrêmement délicate, et que leurspropriétés phosphorescentes trahissent au milieu des eaux ; spares−pobs,à langue fine, à teintes orange ; sciènes−coro à caudales d’or,acanthures−noirauds, anableps de Surinam, etc.

Cet « et coetera » ne saurait empêcher de citer encore un poisson dontConseil se souviendra longtemps et pour cause.

Un de nos filets avait rapporté une sorte de raie très aplatie qui, la queuecoupée, eût formé un disque parfait et qui pesait une vingtaine de

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kilogrammes. Elle était blanche en dessous, rougeâtre en dessus, avec degrandes taches rondes d’un bleu foncé et cerclées de noir, très lisse depeau, et terminée par une nageoire bilobée. Étendue sur la plate−forme,elle se débattait, essayait de se retourner par des mouvements convulsifs,et faisait tant d’efforts qu’un dernier soubresaut allait la précipiter à lamer. Mais Conseil, qui tenait à son poisson, se précipita sur lui, et, avantque je ne pusse l’en empêcher, il le saisit à deux mains.

Aussitôt, le voilà renversé, les jambes en l’air, paralysé d’une moitié ducorps, et criant :

« Ah ! mon maître, mon maître ! Venez à moi. »

C’était la première fois que le pauvre garçon ne me parlait pas « à latroisième personne ».

Le Canadien et moi, nous l’avions relevé, nous le frictionnions à brasraccourcis, et quand il reprit ses sens, cet éternel classificateur murmurad’une voix entrecoupée :

« Classe des cartilagineux, ordre des chondroptérygiens, à branchies fixes,sous−ordre des sélaciens, famille des raies, genre des torpilles ! »

— Oui, mon ami, répondis−je, c’est une torpille qui t’a mis dans cedéplorable état.

— Ah ! monsieur peut m’en croire, riposta Conseil, mais je me vengerai decet animal.Et comment ?

— En le mangeant. »

Ce qu’il fit le soir même, mais par pure représaille, car franchementc’était coriace.

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L’infortuné Conseil s’était attaqué à une torpille de la plus dangereuseespèce, la cumana. Ce bizarre animal, dans un milieu conducteur tel quel’eau, foudroie les poissons à plusieurs mètres de distance, tant est grandela puissance de son organe électrique dont les deux surfaces principalesne mesurent pas moins de vingt−sept pieds carrés.

Le lendemain, 12 avril, pendant la journée, le Nautilus s’approcha de lacôte hollandaise, vers l’embouchure du Maroni. Là vivaient en familleplusieurs groupes de lamantins. C’étaient des manates qui, comme ledugong et le stellère, appartiennent à l’ordre des syréniens. Ces beauxanimaux, paisibles et inoffensifs, longs de six à sept mètres, devaient peserau moins quatre mille kilogrammes. J’appris à Ned Land et à Conseil quela prévoyante nature avait assigné à ces mammifères un tôle important. Cesont eux, en effet, qui, comme les phoques, doivent paître les prairiessous−marines et détruire ainsi les agglomérations d’herbes qui obstruentl’embouchure des fleuves tropicaux.« Et savez−vous, ajoutai−je, ce qui s’est produit, depuis que les hommesont presque entièrement anéanti, ces races utiles ? C’est que les herbesputréfiées ont empoisonné l’air, et l’air empoisonné, c’est la fièvre jaunequi désole ces admirables contrées. Les végétations vénéneuses se sontmultipliées sous ces mers torrides, et le mal s’est irrésistiblementdéveloppé depuis l’embouchure du Rio de la Plata jusqu’aux Florides ! »

Et s’il faut en croire Toussenel, ce fléau n’est rien encore auprès de celuiqui frappera nos descendants, lorsque les mers seront dépeuplées debaleines et de phoques. Alors, encombrées de poulpes, de méduses, decalmars, elles deviendront de vastes foyers d’infection, puisque leurs flotsne posséderont plus « ces vastes estomacs, que Dieu avait chargésd’écumer la surface des mers ».

Cependant, sans dédaigner ces théories, l’équipage du Nautilus s’emparad’une demi−douzaine de manates. Il s’agissait, en effet, d’approvisionnerles cambuses d’une chair excellente, supérieure à celle du boeuf et duveau. Cette chasse ne fut pas intéressante. Les manates se laissaientfrapper sans se défendre. Plusieurs milliers de kilos de viande, destinée à

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être séchée, furent emmagasinés à bord.

Ce jour−là, une pêche, singulièrement pratiquée, vint encore accroître lesréserves du Nautilus, tant ces mers se montraient giboyeuses. Le chalutavait rapporté dans ses mailles un certain nombre de poissons dont la têtese terminait par une plaque ovale à rebords charnus. C’étaient deséchénéïdes, de la troisième famille des malacoptérygiens subbrachiens.Leur disque aplati se compose de lames cartilagineuses transversalesmobiles, entre lesquelles l’animal peut opérer le vide, ce qui lui permetd’adhérer aux objets à la façon d’une ventouse.

Le rémora, que j’avais observé dans la Méditerranée, appartient à cetteespèce. Mais celui dont il s’agit ici. c’était l’échénélde ostéochère,particulier à cette mer. Nos marins, a mesure qu’ils les prenaient, lesdéposaient dans des bailles pleines d’eau.

La pêche terminée, le Nautilus se rapprocha de la côte. En cet endroit, uncertain nombre de tortues marines dormaient à la surface des flots. Il eûtété difficile de s’emparer de ces précieux reptiles, car le moindre bruit leséveille, et leur solide carapace est à l ’épreuve du harpon. Maisl’échénéïde devait opérer cette capture avec une sûreté et une précisionextraordinaires. Cet animal, en effet, est un hameçon vivant, qui ferait lebonheur et la fortune du naïf pêcheur a la ligne.

Les hommes du Naulilus attachèrent à la queue de ces poissons un anneauassez large pour ne pas gêner leurs mouvements, et à cet anneau, unelongue corde amarrée à bord par l’autre bout.Les échénéïdes, jetés à la mer, commencèrent aussitôt leur rôle et allèrentse fixer au plastron des tortues. Leur ténacité était telle qu’ils se fussentdéchirés plutôt que de lâcher prise. On les halait à bord, et avec eux lestortues auxquelles ils adhéraient.

On prit ainsi plusieurs cacouannes, larges d’un mètre, qui pesaient deuxcents kilos. Leur carapace, couverte de plaques cornées grandes, minces,transparentes, brunes, avec mouchetures blanches et jaunes, les rendaient

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très précieuses. En outre, elles étaient excellentes au point de vuecomestible, ainsi que les tortues franches qui sont d’un goût exquis.

Cette pêche termina notre séjour sur les parages de l’Amazone, et, la nuitvenue, le Nautilus regagna la haute mer.

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Les poulpes

Pendant quelques jours, le Nautilus s’écarta constamment de la côteaméricaine. Il ne voulait pas, évidemment, fréquenter les flots du golfe duMexique ou de la mer des Antilles. Cependant, l’eau n’eût pas manquésous sa quille, puisque la profondeur moyenne de ces mers est de dix−huitcents mètres ; mais, probablement ces parages, semés d’îles et sillonnés desteamers, ne convenaient pas au capitaine Nemo.

Le 16 avril, nous eûmes connaissance de la Martinique et de laGuadeloupe, à une distance de trente milles environ. J’aperçus un instantleurs pitons élevés.

Le Canadien, qui comptait mettre ses projets à exécution dans le golfe, soiten gagnant une terre, soit en accostant un des nombreux bateaux qui fontle cabotage d’une île à l’autre, fut très décontenancé. La fuite eût été trèspraticable si Ned Land fût parvenu a s’emparer du canot à l’insu ducapitaine. Mais en plein Océan, il ne fallait plus y songer.

La Canadien, Conseil et moi, nous eûmes une assez longue conversation àce sujet. Depuis six mois nous étions prisonniers à bord du Nautilus. Nousavions fait dix−sept mille lieues, et, comme le disait Ned Land, il n’y avaitpas de raison pour que cela finît. Il me fit donc une proposition à laquelleje ne m’attendais pas. Ce fut de poser catégoriquement cette question aucapitaine Nemo : Le capitaine comptait−il nous garder indéfiniment à sonbord ?Une semblable démarche me répugnait. Suivant moi, elle ne pouvaitaboutir. Il ne fallait rien espérer du commandant du Nautilus, mais tout denous seuls. D’ailleurs, depuis quelque temps, cet homme devenait plussombre, plus retiré, moins sociable. Il paraissait m’éviter. Je ne lerencontrais qu’à de rares intervalles. Autrefois, il se plaisait à m’expliquerles merveilles sous−marines ; maintenant il m’abandonnait à mes études

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et ne venait plus au salon.

Quel changement s’était opéré en lui ? Pour quelle cause ? Je n’avais rienà me reprocher. Peut−être notre présence à bord lui pesait−elle ?Cependant, je ne devais pas espérer qu’il fût homme à nous rendre laliberté.

Je priai donc Ned de me laisser réfléchir avant d’agir. Si cette démarchen’obtenait aucun résultat, elle pouvait raviver ses soupçons, rendre notresituation pénible et nuire aux projets du Canadien. J’ajouterai que je nepouvais en aucune façon arguer de notre santé. Si l’on excepte la rudeépreuve de la banquise du pôle sud, nous ne nous étions jamais mieuxportés, ni Ned, ni Conseil, ni moi. Cette nourriture saine, cette atmosphèresalubre, cette régularité d’existence, cette uniformité de température, nedonnaient pas prise aux maladies, et pour un homme auquel les souvenirsde la terre ne laissaient aucun regret, pour un capitaine Nemo, qui estchez lui, qui va où il veut, qui par des voies mystérieuses pour les autres,non pour lui−même, marche à son but, je comprenais une telle existence.Mais nous, nous n’avions pas rompu avec l’humanité. Pour mon compte,je ne voulais pas ensevelir avec moi mes études si curieuses et si nouvelles.J’avais maintenant le droit d’écrire le vrai livre de la mer, et ce livre, jevoulais que, plus tôt que plus tard, il pût voir le jour.

Là encore, dans ces eaux des Antilles, à dix mètres au−dessous de lasurface des flots, par les panneaux ouverts, que de produits intéressantsj’eus à signaler sur mes notes quotidiennes ! C’étaient, entre autreszoophytes, des galères connues sous le nom de physalie spélagiques, sortesde grosses vessies oblongues, à reflets nacrés, tendant leur membrane auvent et laissant flotter leurs tentacules bleues comme des fils de soie ;charmantes méduses à l’oeil, véritables orties au toucher qui distillent unliquide corrosif. C’étaient, parmi les articulés, des annélides longs d’unmètre et demi, armés d’une trompe rose et pourvus de dix−sept centsorganes locomoteurs, qui serpentaient sous les eaux et jetaient en passanttoutes les lueurs du spectre solaire. C’étaient, dans l’embranchement despoissons, des raies−molubars, énormes cartilagineux longs de dix pieds et

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pesant six cents livres, la nageoire pectorale triangulaire, le milieu du dosun peu bombé, les yeux fixés aux extrémités de la face antérieure de la tête,et qui, flottant commeune épave de navire, s’appliquaient parfois comme un opaque volet surnotre vitre. C’étaient des balistes américains pour lesquels la nature n’abroyé que du blanc et du noir, des bobies plumiers, allongés et charnus,aux nageoires jaunes, à la mâchoire proéminente, des scombres de seizedécimètres, à dents courtes et aiguës, couverts de petites écailles,appartenant à l’espèce des albicores. Puis, par nuées, apparaissent dessurmulets, corsetés de raies d’or de la tête à la queue, agitant leursresplendissantes nageoires ; véritables chefs−d’oeuvre de bijouterieconsacrés autrefois à Diane, particulièrement recherchés des richesRomains, et dont le proverbe disait : « Ne les mange pas qui les prend ! »Enfin, des pomacanthes−dorés, ornés de bandelettes émeraude, habillésde velours et de soie, passaient devant nos yeux comme des seigneurs deVéronèse ; des spareséperonnés se dérobaient sous leur rapide nageoirethoracine ; des clupanodons de quinze pouces s’enveloppaient de leurslueurs phosphorescentes ; des muges battaient la mer de leur grosse queuecharnue ; des corégones rouges semblaient faucher les flots avec leurpectorale tranchante, et des sélènes argentées, dignes de leur nom, selevaient sur l’horizon des eaux comme autant de lunes aux refletsblanchâtres.

Que d’autres échantillons merveilleux et nouveaux j’eusse encoreobservés, si le Nautilus ne se fût peu à peu abaissé vers les couchesprofondes ! Ses plans inclinés l’entraînèrent jusqu’à des fonds de deuxmille et trois mille cinq cents mètres. Alors la vie animale n’était plusreprésentée que par des encrines, des étoiles de mer, de charmantespentacrines tête de méduse, dont la tige droite supportait un petit calice,des troques, des quenottes sanglantes et des fissurelles, mollusqueslittoraux de grande espèce.

Le 20 avril, nous étions remontés à une hauteur moyenne de quinze centsmètres. La terre la plus rapprochée était alors cet archipel des îlesLucayes, disséminées comme un tas de pavés a la surface des eaux. Là

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s’élevaient de hautes falaises sous−marines, murailles droites faites deblocs frustes disposés par larges assises, entre lesquels se creusaient destrous noirs que nos rayons électriques n’éclairaient pas jusqu’au fond.

Ces roches étaient tapissés de grandes herbes, de laminaires géants, defucus gigantesques, un véritable espalier d’hydrophytes digne d’un mondede Titans.

De ces plantes colossales dont nous parlions, Conseil, Ned et moi, nousfûmes naturellement amenés à citer les animaux gigantesques de la mer.Les unes sont évidemment destinées à la nourriture des autres. Cependant,par les vitres du Nautilus presque immobile, je n’apercevais encore sur ceslongs filaments que les principaux articulés de la division des brachioures,des l’ambres à longues pattes, des crabes violacés, des clios particuliersaux mers des Antilles.Il était environ onze heures, quand Ned Land attira mon attention sur unformidable fourmillement qui se produisait à travers les grandes algues.

« Eh bien, dis−je, ce sont là de véritables cavernes à poulpes, et je neserais pas étonné d’y voir quelques−uns de ces monstres.

— Quoi ! fit Conseil, des calmars, de simples calmars, de la classe descéphalopodes ?

— Non, dis−je, des poulpes de grande dimension. Mais l’ami Land s’esttrompé, sans doute, car je n’aperçois rien.

— Je le regrette répliqua Conseil. Je voudrais contempler face à face l’unde ces poulpes dont j’ai tant entendu parler et qui peuvent entraîner desnavires dans le fond des abîmes. Ces bêtes−là, ça se nomme des krak...

— Craque suffit, répondit ironiquement le Canadien.

— Krakens, riposta Conseil, achevant son mot sans se soucier de laplaisanterie de son compagnon.

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— Jamais on ne me fera croire, dit Ned Land, que de tels animaux existent.

— Pourquoi pas ? répondit Conseil. Nous avons bien cru au narval demonsieur.

— Nous avons eu tort, Conseil.

— Sans doute ! mais d’autres y croient sans doute encore.

— C’est probable, Conseil, mais pour mon compte, je suis bien décidé àn’admettre l’existence de ces monstres que lorsque je les aurai disséquésde ma propre main.

— Ainsi, me demanda Conseil, monsieur ne croit pas aux poulpesgigantesques ?

— Eh ! qui diable y a jamais cru ? s’écria le Canadien.

— Beaucoup de gens, ami Ned.

— Pas des pêcheurs. Des savants, peut−être !

— Pardon, Ned. Des pêcheurs et des savants !

— Mais moi qui vous parle, dit Conseil de l’air le plus sérieux du monde,je me rappelle parfaitement avoir vu une grande embarcation entraînéesous les flots par les bras d’un céphalopode.

— Vous avez vu cela ? demanda le Canadien.

— Oui, Ned.

— De vos propres yeux ?

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— De mes propres yeux.

— Où, s’il vous plaît ?

— A Saint−Malo ? repartit imperturbablement Conseil.

— Dans le port ? dit Ned Land ironiquement.

— Non, dans une église, répondit Conseil.

— Dans une église ! s’écria le Canadien.

— Oui, ami Ned. C’était un tableau qui représentait le poulpe enquestion !

— Bon ! fit Ned Land, éclatant de rire. Monsieur Conseil qui me faitposer !

— Au fait, il a raison, dis−je. J’ai entendu parler de ce tableau ; mais lesujet qu’il représente est tiré d’une légende, et vous savez ce qu’il fautpenser des légendes en matière d’histoire naturelle ! D’ailleurs, quand ils’agit de monstres, l’imagination ne demande qu’à s’égarer.Non seulement on a prétendu que ces poulpes pouvaient entraîner desnavires, mais un certain Olaus Magnus parle d’un céphalopode, long d’unmille, qui ressemblait plutôt à une île qu’à un animal. On raconte aussique l’évêque de Nidros dressa un jour un autel sur un rocher immense. Samesse finie, le rocher se mit en marche et retourna à la mer. Le rocherétait un poulpe.

— Et c’est tout ? demanda le Canadien.

— Non, répondis−je. Un autre évêque, Pontoppidan de Berghem, parleégalement d’un poulpe sur lequel pouvait manoeuvrer un régiment decavalerie !

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— Ils allaient bien, les évêques d’autrefois ! dit Ned Land.

— Enfin, les naturalistes de l’antiquité citent des monstres dont la gueuleressemblait à un golfe, et qui étaient trop gros pour passer par le détroitde Gibraltar.

— A la bonne heure ! fit le Canadien.

— Mais dans tous ces récits, qu’y a−t−il de vrai ? demanda Conseil.

— Rien, mes amis, rien du moins de ce qui passe la l imite de lavraisemblance pour monter jusqu’à la fable ou à la légende. Toutefois, àl’imagination des conteurs, il faut sinon une cause, du moins un prétexte.On ne peut nier qu’il existe des poulpes et des calmars de très grandeespèce, mais inférieurs cependant aux cétacés. Aristote a constaté lesdimensions d’un calmar de cinq coudées, soit trois mètres dix. Nospêcheurs en voient fréquemment dont la longueur dépasse un mètrequatre−vingts. Les musées de Trieste et de Montpellier conservent dessquelettes de poulpes qui mesurent deux mètres. D’ailleurs, suivant lecalcul des naturalistes, un de ces animaux, long de six pieds seulement,aurait des tentacules longs de vingt−sept. Ce qui suffit pour en faire unmonstre formidable.

— En pêche−t−on de nos jours ? demanda le Canadien.

— S’ils n’en pêchent pas, les marins en voient du moins. Un de mes amis,le capitaine Paul Bos, du Havre, m’a souvent affirmé qu’il avait rencontréun de ces monstres de taille colossale dans les mers de l’Inde. Mais le faitle plus étonnant et qui ne permet plus de nier l’existence de ces animauxgigantesques, s’est passé il y a quelques années, en 1861.

— Quel est ce fait ? demanda Ned Land.

— Le voici. En 1861, dans le nord−est de Ténériffe, à peu près par lalatitude où nous sommes en ce moment, l’équipage de l’aviso l’Alecton

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aperçut un monstrueux calmar qui nageait dans ses eaux. Le commandantBouguer s’approcha de l’animal, et il l’attaqua à coups de harpon et àcoups de fusil, sans grand succès, car balles et harpons traversaient ceschairs molles comme une gelée sans consistance. Après plusieurstentatives infructueuses, l’équipage parvint à passer un noeud coulantautour du corps du mollusque. Ce noeud glissa jusqu’aux nageoirescaudales et s’y arrêta. On essaya alors de haler le monstre à bord, maisson poids était si considérable qu’il se sépara de sa queue sous la tractionde la corde, et, privé de cet ornement, il disparut sous les eaux.

— Enfin, voilà un fait, dit Ned Land.

— Un fait indiscutable, mon brave Ned. Aussi a−t−on proposé de nommerce poulpe « calmar de Bouguer ».

— Et quelle était sa longueur ? demanda le Canadien.

— Ne mesurait−il pas six mètres environ ? dit Conseil, qui posté à la vitre,examinait de nouveau les anfractuosités de la falaise.

— Précisément, répondis−je.

— Sa tête, reprit Conseil, n’était−elle pas couronnée de huit tentacules,qui s’agitaient sur l’eau comme une nichée de serpents ?

— Précisément.

— Ses yeux, placés à fleur de tête, n’avaient−ils pas un développementconsidérable ?

— Oui, Conseil.

— Et sa bouche, n’était−ce pas un véritable bec de perroquet, mais un becformidable ?

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— En effet, Conseil.

— Eh bien ! n’en déplaise à monsieur, répondit tranquillement Conseil, sice n’est pas le calmar de Bouguer, voici, du moins, un de ses frères. »

Je regardai Conseil. Ned Land se précipita vers la vitre.

« L’épouvantable bête », s’écria−t−il.

Je regardai à mon tour, et je ne pus réprimer un mouvement de répulsion.Devant mes yeux s’agitait un monstre horrible, digne de figurer dans leslégendes tératologiques.

C’était un calmar de dimensions colossales, ayant huit mètres de longueur.Il marchait à reculons avec une extrême vélocité dans la direction duNautilus. Il regardait de ses énormes yeux fixes à teintes glauques. Ses huitbras, ou plutôt ses huit pieds, implantés sur sa tête, qui ont valu à cesanimaux le nom de céphalopodes, avaient un développement double de soncorps et se tordaient comme la chevelure des furies. On voyaitdistinctement les deux cent cinquante ventouses disposées sur la faceinterne des tentacules sous forme de capsules semisphériques. Parfois cesventouses s’appliquaient sur la vitre du salon en y faisant le vide. Labouche de ce monstre — un bec de corne fait comme le bec d’un perroquet— s’ouvrait et se refermait verticalement. Sa langue, substance cornée,armée elle−même de plusieurs rangées de dents aiguës, sortait enfrémissant de cette véritable cisaille. Quelle fantaisie de la nature ! Un becd’oiseau à un mollusque ! Son corps, fusiforme et renflé dans sa partiemoyenne, formait une masse charnue qui devait peser vingt à vingt−cinqmille kilogrammes. Sa couleur inconstante, changeant avec une extrêmerapidité suivant l’irritation de l’animal, passait successivement du grislivide au brun rougeâtre.

De quoi s’irritait ce mollusque ? Sans doute de la présence de ce Nautilus,plus formidable que lui, et sur lequel ses bras suceurs ou ses mandibulesn’avaient aucune prise. Et cependant, quels monstres que ces poulpes,

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quelle vitalité le créateur leur a départie, quelle vigueur dans leursmouvements, puisqu’ils possèdent trois coeurs !

Le hasard nous avait mis en présence de ce calmar, et je ne voulus paslaisser perdre l’occasion d’étudier soigneusement cet échantillon descéphalopodes. Je surmontai l’horreur que m’inspirait cet aspect, et,prenant un crayon, Je commençai à le dessiner.

« C’est peut−être le même que celui de l’Alecton, dit Conseil.

— Non, répondit le Canadien, puisque celui−ci est entier et que l’autre aperdu sa queue !

— Ce n’est pas une raison, répondis−je. Les bras et la queue de cesanimaux se reforment par rédintégration, et depuis sept ans, la queue ducalmar de Bouguer a sans doute eu le temps de repousser.

— D’ailleurs, riposta Ned, si ce n’est pas celui−ci, c’est peut−être un deceux−là ! »

En effet, d’autres poulpes apparaissaient a la vitre de tribord. J’encomptai sept. Ils faisaient cortège au Nautilus, et j ’entendis lesgrincements de leur bec sur la coque de tôle. Nous étions servis à souhait.

Je continuai mon travail. Ces monstres se maintenaient dans nos eauxavec une telle précision qu’ils semblaient immobiles, et j’aurais pu lesdécalquer en raccourci sur la vitre. D’ailleurs, nous marchions sous uneallure modérée.

Tout à coup le Nautilus s’arrêta. Un choc le fit tressaillir dans toute samembrure.

« Est−ce que nous avons touché ? demandai−je.

— En tout cas, répondit le Canadien, nous serions déjà dégagés, car nous

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flottons. »

Le Nautilus flottait sans doute, mais il ne marchait plus. Les branches deson hélice ne battaient pas les flots. Une minute se passa. Le capitaineNemo, suivi de son second, entra dans le salon.

Je ne l’avais pas vu depuis quelque temps. Il me parut sombre. Sans nousparler, sans nous voir peut−être, il alla au panneau, regarda les poulpeset dit quelques mots à son second.

Celui−ci sortit. Bientôt les panneaux se refermèrent. Le plafonds’illumina.

J’allai vers le capitaine.

« Une curieuse collection de poulpes, lui dis−je, du ton dégagé queprendrait un amateur devant le cristal d’un aquarium.

— En effet, monsieur le naturaliste, me répondit−il, et nous allons lescombattre corps à corps. »Je regardai le capitaine. Je croyais n’avoir pas bien entendu.

« Corps à corps ? répétai−je.

— Oui, monsieur. L’hélice est arrêtée. Je pense que les mandibulescornées de l’un de ces calmars se sont engagées dans ses branches. Ce quinous empêche de marcher.

— Et qu’allez−vous faire ?

— Remonter à la surface et massacrer toute cette vermine.

— Entreprise difficile.

— En effet. Les balles électriques sont impuissantes contre ces chairs

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molles où elles ne trouvent pas assez de résistance pour éclater. Mais nousles attaquerons à la hache.

— Et au harpon, monsieur, dit le Canadien, si vous ne refusez pas monaide.

— Je l’accepte, maître Land.

— Nous vous accompagnerons », dis−je, et, suivant le capitaine Nemo,nous nous dirigeâmes vers l’escalier central.

Là, une dizaine d’hommes, armés de haches d’abordage, se tenaient prêtsà l’attaque. Conseil et moi, nous prîmes deux haches. Ned Land saisit unharpon.Le Nautilus était alors revenu à la surface des flots. Un des marins, placésur les derniers échelons, dévissait les boulons du panneau. Mais lesécrous étaient à peine dégagés, que le panneau se releva avec une violenceextrême, évidemment tiré par la ventouse d’un bras de poulpe.

Aussitôt un de ces longs bras se glissa comme un serpent par l’ouverture,et vingt autres s’agitèrent au−dessus. D’un coup de hache, le capitaineNemo coupa ce formidable tentacule, qui glissa sur les échelons en setordant.

Au moment où nous nous pressions les uns sur les autres pour atteindre laplate−forme, deux autres bras, cinglant l’air, s’abattirent sur le marinplacé devant le capitaine Nemo et l’enlevèrent avec une violenceirrésistible.

Le capitaine Nemo poussa un cri et s’élança au−dehors. Nous nous étionsprécipités à sa suite.

Quelle scène ! Le malheureux, saisi par le tentacule et collé à sesventouses, était balancé dans l’air au caprice de cette énorme trompe. Ilrâlait, il étouffait, il criait : A moi ! à moi ! Ces mots, prononcés en

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français, me causèrent une profonde stupeur ! J’avais donc un compatrioteà bord, plusieurs, peut−être ! Cet appel déchirant, je l’entendrai toute mavie !L’infortuné était perdu. Qui pouvait l’arracher à cette puissante étreinte ?Cependant le capitaine Nemo s’était précipité sur le poulpe, et, d’un coupde hache, il lui avait encore abattu un bras. Son second luttait avec ragecontre d’autres monstres qui rampaient sur les flancs du Nautilus.L’équipage se battait à coups de hache. Le Canadien, Conseil et moi, nousenfoncions nos armes dans ces masses charnues. Une violente odeur demusc pénétrait l’atmosphère. C’était horrible.

Un instant, je crus que le malheureux, enlacé par le poulpe, serait arrachéà sa puissante succion. Sept bras sur huit avaient été coupés. Un seul,brandissant la victime comme une plume, se tordait dans l’air. Mais aumoment où le capitaine Nemo et son second se précipitaient sur lui,l’animal lança une colonne d’un liquide noirâtre, sécrété par une boursesituée dans son abdomen. Nous en fûmes aveuglés. Quand ce nuage se futdissipé, le calmar avait disparu, et avec lui mon infortuné compatriote !

Quelle rage nous poussa alors contre ces monstres ! On ne se possédaitplus. Dix ou douze poulpes avaient envahi la plate−forme et les flancs duNautilus. Nous roulions pêle−mêle au milieu de ces tronçons de serpentsqui tressautaient sur la plate−forme dans des flots de sang et d’encrenoire. Il semblait que ces visqueux tentacules renaissaient comme les têtesde l’hydre. Le harpon de Ned Land, à chaque coup, se plongeait dans lesyeux glauques des calmars et les crevait. Mais mon audacieux compagnonfut soudain renversé par les tentacules d’un monstre qu’il n’avait puéviter.

Ah ! comment mon coeur ne s’est−il pas brisé d’émotion et d’horreur ! Leformidable bec du calmar s’était ouvert sur Ned Land. Ce malheureuxallait être coupé en deux. Je me précipitai à son secours. Mais le capitaineNemo m’avait devancé. Sa hache disparut entre les deux énormesmandibules, et miraculeusement sauvé, le Canadien, se relevant, plongea

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son harpon tout entier jusqu’au triple coeur du poulpe.

« Je me devais cette revanche ! » dit le capitaine Nemo au Canadien.

Ned s’inclina sans lui répondre.

Ce combat avait duré un quart d’heure. Les monstres vaincus, mutilés,frappés à mort, nous laissèrent enfin la place et disparurent sous les flots.

Le capitaine Nemo, rouge de sang, immobile près du fanal, regardait lamer qui avait englouti l’un de ses compagnons, et de grosses larmescoulaient de ses yeux.

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Le gulf−stream

Cette terrible scène du 20 avril, aucun de nous ne pourra jamais l’oublier.Je l’ai écrite sous l’impression d’une émotion violente. Depuis, j’en airevu le récit. Je l’ai lu à Conseil et au Canadien. Ils l’ont trouvé exactcomme fait, mais insuffisant comme effet. Pour peindre de pareilstableaux, il faudrait la plume du plus illustre de nos poètes, l’auteur desTravailleurs de la Mer. J’ai dit que le capitaine Nemo pleurait enregardant les flots.

Sa douleur fut immense. C’était le second compagnon qu’il perdait depuisnotre arrivée à bord. Et quelle mort ! Cet ami, écrasé, étouffé, brisé par leformidable bras d’un poulpe, broyé sous ses mandibules de fer, ne devaitpas reposer avec ses compagnons dans les paisibles eaux du cimetière decorail !

Pour moi, au milieu de cette lutte, c’était ce cri de désespoir poussé parl’infortuné qui m’avait déchiré le coeur. Ce pauvre Français, oubliant sonlangage de convention, s’était repris à parler la langue de son pays et desa mère, pour jeter un suprême appel ! Parmi cet équipage du Nautilus,associé de corps et d’âme au capitaine Nemo, fuyant comme lui le contactdes hommes. j’avais donc un compatriote ! Était−il seul à représenter laFrance dans cette mystérieuse association, évidemment composéed’individus de nationalités diverses ? C’était encore un de ces insolublesproblèmes qui se dressaient sans cesse devant mon esprit !Le capitaine Nemo rentra dans sa chambre, et je ne le vis plus pendantquelque temps. Mais qu’il devait être triste, désespéré, irrésolu, si j’enjugeais par ce navire dont il était l’âme et qui recevait toutes sesimpressions ! Le Nautilus ne gardait plus de direction déterminée. Il allait,venait, flottait comme un cadavre au gré des lames. Son hélice avait étédégagée, et cependant, il s’en servait à peine. Il naviguait au hasard. Il nepouvait s’arracher du théâtre de sa dernière lutte, de cette mer qui avait

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dévoré l’un des siens !

Dix jours se passèrent ainsi. Ce fut le 1er mai seulement que le Nautilusreprit franchement sa route au nord, après avoir eu connaissance desLucayes à l’ouvert du canal de Bahama. Nous suivions alors le courant duplus grand fleuve de la mer, qui a ses rives, ses poissons et sa températurepropres. J’ai nommé le Gulf−Stream.

C’est un fleuve, en effet, qui coule librement au milieu de l’Atlantique, etdont les eaux ne se mélangent pas aux eaux océaniennes. C’est un fleuvesalé, plus salé que la mer ambiante. Sa profondeur moyenne est de troismille pieds, sa largeur moyenne de soixante milles. En de certainsendroits, son courant marche avec une vitesse de quatre kilomètres àl’heure. L’invariable volume de ses eaux est plus considérable que celui detous les fleuves du globe.

La véritable source du Gulf−Stream, reconnue par le commandant Maury,son point de départ, si l’on veut. est situé dans le golfe de Gascogne. Là,ses eaux, encore faibles de température et de couleur. commencent à seformer. Il descend au sud, longe l’Afrique équatoriale, échauffe ses flotsaux rayons de la zone torride, traverse l’Atlantique. atteint le capSan−Roque sur la côte brésilienne, et se bifurque en deux branches dontl’une va se saturer encore des chaudes molécules de la mer des Antilles.Alors, le Gulf−Stream, chargé de rétablir l ’équil ibre entre lestempératures et de mêler les eaux des tropiques aux eaux boréales,commence son rôle de pondérateur. Chauffé à blanc dans le golfe duMexique, il s’élève au nord sur les côtes américaines, s’avance jusqu’àTerre−Neuve, dévie sous la poussée du courant froid du détroit de Davis,reprend la route de l’Océan en suivant sur un des grands cercles du globela ligne loxodromique, se divise en deux bras vers le quarante−troisièmedegré, dont l’un, aidé par l’alizé du nord−est, revient au Golfe deGascogne et aux Açores, et dont l’autre, après avoir attiédi les rivages del’Irlande et de la Norvège, va jusqu’au−delà du Spitzberg, où satempérature tombe à quatre degrés, former la mer libre du pôle.

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C’est sur ce fleuve de l’Océan que le Nautilus naviguait alors. A sa sortiedu canal de Bahama, sur quatorze lieues de large, et sur trois centcinquante mètres de profondeur, le Gulf−Stream marche à raison de huitkilomètres à l’heure. Cette rapidité décroît régulièrement à mesure qu’ils’avance vers le nord, et il faut souhaiter que cette régularité persiste, car,si, comme on a cru le remarquer, sa vitesse et sa direction viennent à semodifier, les climats européens seront soumis à des perturbations dont onne saurait calculer les conséquences.Vers midi, j’étais sur la plate−forme avec Conseil. Je lui faisais connaîtreles particularités relatives au Gulf−Stream. Quand mon explication futterminée, je l’invitai a plonger ses mains dans le courant.

Conseil obéit, et fut très étonné de n’éprouver aucune sensation de chaudni de froid.

« Cela vient, lui dis−je, de ce que la température des eaux duGulf−Stream, en sortant du golfe du Mexique. est peu différente de celledu sang. Ce Gulf−Stream est un vaste calorifère qui permet aux côtesd’Europe de se parer d’une éternelle verdure. Et, s’il faut en croireMaury, la chaleur de ce courant, totalement utilisée. fournirait assez decalorique pour tenir en fusion un fleuve de fer fondu aussi grand quel’Amazone ou le Missouri. »

En ce moment, la vitesse du Gulf−Stream était de deux mètres vingt−cinqpar seconde. Son courant est tellement distinct de la mer ambiante, que seseaux comprimées font saillie sur l’Océan et qu’un dénivellement s’opèreentre elles et les eaux froides. Sombres d’ailleurs et très riches en matièressalines, elles tranchent par leur pur indigo sur les flots verts qui lesenvironnent. Telle est même la netteté de leur ligne de démarcation, que leNautilus, à la hauteur des Carolines, trancha de son éperon les flots duGulf−Stream, tandis que son hélice battait encore ceux de l’Océan.Ce courant entraînait avec lui tout un monde d’êtres vivants. Lesargonautes, si communs dans la Méditerranée, y voyageaient par troupesnombreuses. Parmi les cartilagineux, les plus remarquables étaient desraies dont la queue très déliée formait à peu près le tiers du corps, et qui

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figuraient de vastes losanges longs de vingt−cinq pieds ; puis, de petitssquales d’un mètre, à tête grande, à museau court et arrondi, à dentspointues disposées sur plusieurs rangs, et dont le corps paraissait couvertd’écailles.

Parmi les poissons osseux, je notai des labres−grisons particuliers à cesmers, des spares−synagres dont l’iris brillait comme un feu, des scièneslongues d’un mètre, à large gueule hérissée de petites dents. qui faisaiententendre un léger cri des centronotes−nègres dont j’ai déjà parlé, descoriphènes bleus, relevés d’or et d’argent. des perroquets, vraisarcs−en−ciel de l’Océan. qui peuvent rivaliser de couleur avec les plusbeaux oiseaux des tropiques des blémies−bosquiens à tête triangulaire,des rhombes bleuâtres dépourvus d’écailles, des batrachoïdes recouvertsd’une bande jaune et transversale qui figure un t grec, des fourmillementsde petits gohies−hoc pointillés de taches brunes, des diptérodons à têteargentée et à queue jaune, divers échantil lons de salmones, desmugilomores, sveltes de taille. brillant d’un éclat doux, que Lacépède aconsacrés à l’aimable compagne de sa vie, enfin un beau poisson, lechevalier−américain, qui, décoré de tous les ordres et chamarré de tousles rubans, fréquente les rivages de cette grande nation où les rubans et lesordres sont si médiocrement estimés.J’ajouterai que, pendant la nuit, les eaux phosphorescentes duGulf−Stream rivalisaient avec l’éclat électrique de notre fanal, surtout parces temps orageux qui nous menaçaient fréquemment.

Le 8 mai, nous étions encore en travers du cap Hatteras, à la hauteur de laCaroline du Nord. La largeur du Gulf−Stream est là de soixante−quinzemilles, et sa profondeur de deux cent dix mètres. Le Nautilus continuaitd’errer à l’aventure. Toute surveillance semblait bannie du bord. Jeconviendrai que dans ces conditions, une évasion pouvait réussir. En effet,les rivages habités offraient partout de faciles refuges. La mer étaitincessamment sillonnée de nombreux steamers qui font le service entreNew York ou Boston et le golfe du Mexique, et nuit et jour parcourue parces petites goëlettes chargées du cabotage sur les divers points de la côteaméricaine. On pouvait espérer d’être recueilli. C’était donc une occasion

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favorable, malgré les trente milles qui séparaient le Nautilus des côtes del’Union.

Mais une circonstance fâcheuse contrariait absolument les projets duCanadien. Le temps était fort mauvais. Nous approchions de ces paragesoù les tempêtes sont fréquentes, de cette patrie des trombes et descyclones, précisément engendrés par le courant du Gulf−Stream. Affronterune mer souvent démontée sur un frêle canot, c’était courir à une pertecertaine. Ned Land en convenait lui−même. Aussi rongeait−il son frein,pris d’une furieuse nostalgie que la fuite seule eût pu guérir.

« Monsieur, me dit−il ce jour−là, il faut que cela finisse. Je veux en avoirle coeur net. Votre Nemo s’écarte des terres et remonte vers le nord. Maisje vous le déclare j’ai assez du pôle Sud, et je ne le suivrai pas au pôleNord.

— Que faire, Ned, puisqu’une évasion est impraticable en ce moment ?

— J’en reviens à mon idée. Il faut parler au capitaine. Vous n’avez riendit, quand nous étions dans les mers de votre pays. Je veux parler,maintenant que nous sommes dans les mers du mien. Quand je songequ’avant quelques jours, le Nautilus va se trouver à la hauteur de laNouvelle−Ecosse, et que là, vers Terre−Neuve, s’ouvre une large baie,que dans cette baie se jette le Saint−Laurent et que le Saint−Laurent, c’estmon fleuve à moi le fleuve de Québec, ma ville natale ; quand je songe àcela, la fureur me monte au visage, mes cheveux se hérissent. Tenez,monsieur, je me jetterai plutôt à la mer ! Je ne resterai pas ici ! J’yétouffe ! »

Le Canadien était évidemment à bout de patience. Sa vigoureuse nature nepouvait s’accommoder de cet emprisonnement prolongé. Sa physionomies’altérait de jour en jour. Son caractère devenait de plus en plus sombre.Près de sept mois s’étaient écoulés sans que nous eussions eu aucunenouvelle de la terre. De plus, l’isolement du capitaine Nemo, son humeurmodifiée, surtout depuis le combat des poulpes, sa taciturnité, tout me

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faisait apparaître les choses sous un aspect différent. Je ne sentais plusl’enthousiasme des premiers jours. Il fallait être un Flamand commeConseil pour accepter cette situation, dans ce milieu réservé aux cétacés etautres habitants de la mer. Véritablement, si ce brave garçon, au lieu depoumons avait eu des branchies, je crois qu’il aurait fait un poissondistingué !

« Eh bien, monsieur ? reprit Ned Land, voyant que je ne répondais pas.

— Eh bien, Ned, vous voulez que je demande au capitaine Nemo quellessont ses intentions à notre égard ?

— Oui, monsieur.

— Et cela, quoiqu’il les ait déjà fait connaître ?

— Oui. Je désire être fixé une dernière fois. Parlez pour moi seul, en monseul nom, si vous voulez.

— Mais je le rencontre rarement. Il m’évite même.

— C’est une raison de plus pour l’aller voir.

— Je l’interrogerai, Ned.

— Quand ? demanda le Canadien en insistant.

— Quand je le rencontrerai.

— Monsieur Aronnax, voulez−vous que j’aille le trouver, moi ?

— Non, laissez−moi faire. Demain...

— Aujourd’hui, dit Ned Land.

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— Soit. Aujourd’hui, je le verrai », répondis−je au Canadien, qui, enagissant lui−même, eût certainement tout compromis.

Je restai seul. La demande décidée, je résolus d’en finir immédiatement.J’aime mieux chose faite que chose à faire.

Je rentrai dans ma chambre. De là, j’entendis marcher dans celle ducapitaine Nemo. Il ne fallait pas laisser échapper cette occasion de lerencontrer. Je frappai à sa porte. Je n’obtins pas de réponse. Je frappai denouveau, puis je tournai le bouton. La porte s’ouvrit.

J’entrai. Le capitaine était là. Courbé sur sa table de travail, il ne m’avaitpas entendu. Résolu à ne pas sortir sans l’avoir interrogé, je m’approchaide lui. Il releva la tête brusquement, fronça les sourcils, et me dit d’un tonassez rude :« Vous ici ! Que me voulez−vous ?

— Vous parler, capitaine.

— Mais je suis occupé, monsieur, je travaille. Cette liberté que je vouslaisse de vous isoler, ne puis−je l’avoir pour moi ? »

La réception était peu encourageante. Mais j’étais décidé à tout entendrepour tout répondre.

« Monsieur, dis−je froidement, j’ai à vous parler d’une affaire qu’il nem’est pas permis de retarder.

— Laquelle, monsieur ? répondit−il ironiquement. Avez−vous fait quelquedécouverte qui m’ait échappé ? La mer vous a−t−elle livré de nouveauxsecrets ? »

Nous étions loin de compte. Mais avant que j’eusse répondu, me montrantun manuscrit ouvert sur sa table, il me dit d’un ton plus grave :

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« Voici, monsieur Aronnax, un manuscrit écrit en plusieurs langues. Ilcontient le résumé de mes études sur la mer, et, s’il plaît à Dieu, il nepérira pas avec moi. Ce manuscrit, signé de mon nom, complété parl’histoire de ma vie, sera renfermé dans un petit appareil insubmersible.Le dernier survivant de nous tous à bord du Nautilus jettera cet appareil àla mer, et il ira où les flots le porteront. »

Le nom de cet homme ! Son histoire écrite par lui−même ! Son mystèreserait donc un jour dévoilé ? Mais, en ce moment, je ne vis dans cettecommunication qu’une entrée en matière.

« Capitaine, répondis−je, je ne puis qu’approuver la pensée qui vous faitagir. Il ne faut pas que le fruit de vos études soit perdu. Mais le moyen quevous employez me paraît primitif. Qui sait où les vents pousseront cetappareil, en quelles mains il tombera ? Ne sauriez−vous trouver mieux ?Vous, ou l’un des vôtres ne peut−il... ?

— Jamais, monsieur, dit vivement le capitaine en m’interrompant.

— Mais moi, mes compagnons, nous sommes prêts à garder ce manuscriten réserve, et si vous nous rendez la liberté...

— La liberté ! fit le capitaine Nemo se levant.

— Oui, monsieur, et c’est à ce sujet que je voulais vous interroger. Depuissept mois nous sommes à votre bord, et je vous demande aujourd’hui, aunom de mes compagnons comme au mien, si votre intention est de nous ygarder toujours.

— Monsieur Aronnax, dit le capitaine Nemo, je vous répondraiaujourd’hui ce que je vous ai répondu il y a sept mois : Qui entre dans leNautilus ne doit plus le quitter.

C’est l’esclavage même que vous nous imposez.

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— Donnez−lui le nom qu’il vous plaira.

— Mais partout l’esclave garde le droit de recouvrer sa liberté ! Quels quesoient les moyens qui s’offrent à lui, il peut les croire bons !

— Ce droit, répondit le capitaine Nemo, qui vous le dénie ? Ai−je jamaispensé à vous enchaîner par un serment ? »

Le capitaine me regardait en se croisant les bras.

« Monsieur, lui dis−je, revenir une seconde fois sur ce sujet ne serait ni devotre goût ni du mien. Mais puisque nous l’avons entamé, épuisons−le. Jevous le répète, ce n’est pas seulement de ma personne qu’il s’agit. Pourmoi l’étude est un secours, une diversion puissante, un entraînement, unepassion qui peut me faire tout oublier. Comme vous, je suis homme à vivreignoré, obscur, dans le fragile espoir de léguer un jour à l’avenir lerésultat de mes travaux, au moyen d’un appareil hypothétique confié auhasard des flots et des vents. En un mot, je puis vous admirer, vous suivresans déplaisir dans un rôle que je comprends sur certains points : mais ilest encore d’autres aspects de votre vie qui me la font entrevoir entouréede complications et de mystères auxquels seuls ici, mes compagnons etmoi, nous n’avons aucune part. Et même, quand notre coeur a pu battrepour vous, ému par quelques−unes de vos douleurs ou remué par vos actesde génie ou de courage, nous avons dû refouler en nous jusqu’au plus petittémoignage de cette sympathie que fait naître la vue de ce qui est beau etbon, que cela vienne de l’ami ou de l’ennemi. Eh bien, c’est ce sentimentque nous sommes étrangers à tout ce qui vous touche, qui fait de notreposition quelque chose d’inacceptable, d’impossible, même pour moi maisd’impossible pour Ned Land surtout. Tout homme, par cela seul qu’il esthomme, vaut qu’on songe à lui. Vous êtes−vous demandé ce que l’amourde la liberté, la haine de l’esclavage, pouvaient faire naître de projets devengeance dans une nature comme celle du Canadien, ce qu’il pouvaitpenser, tenter, essayer ? ... »

Je m’étais tu. Le capitaine Nemo se leva.

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« Que Ned Land pense, tente, essaye tout ce qu’il voudra, que m’importe ?Ce n’est pas moi qui l’ai été chercher ! Ce n’est pas pour mon plaisir queje le garde à mon bord ! Quant à vous, monsieur Aronnax, vous êtes deceux qui peuvent tout comprendre, même le silence. Je n’ai rien de plus àvous répondre. Que cette première fois où vous venez de traiter ce sujetsoit aussi la dernière, car une seconde fois, je ne pourrais même pas vousécouter. »Je me retirai. A compter de ce jour, notre situation fut très tendue. Jerapportai ma conversation à mes deux compagnons.

« Nous savons maintenant, dit Ned, qu’il n’y a rien à attendre de cethomme. Le Nautilus se rapproche de Long−Island. Nous fuirons, quel quesoit le temps. »

Mais le ciel devenait de plus en plus menaçant. Des symptômes d’ouraganse manifestaient. L’atmosphère se faisait blanchâtre et laiteuse. Auxcyrrhus à gerbes déliées succédaient à l’horizon des couches denimbocumulus. D’autres nuages bas fuyaient rapidement. La mergrossissait et se gonflait en longues houles. Les oiseaux disparaissaient, àl’exception des satanicles, amis des tempêtes. Le baromètre baissaitnotablement et indiquait dans l’air une extrême tension des vapeurs. Lemélange du storm−glass se décomposait sous l’influence de l’électricitéqui saturait l’atmosphère. La lutte des éléments était prochaine.

La tempête éclata dans la journée du 18 mai, précisément lorsque leNautilus flottait à la hauteur de Long−Island, à quelques milles des passesde New York. Je puis décrire cette lutte des éléments, car au lieu de la fuirdans les profondeurs de la mer, le capitaine Nemo, par un inexplicablecaprice, voulut la braver à sa surface.Le vent soufflait du sud−ouest, d’abord en grand frais, c’est−à−dire avecune vitesse de quinze mètres à la seconde, qui fut portée à vingt−cinqmètres vers trois heures du soir. C’est le chiffre des tempêtes.

Le capitaine Nemo, inébranlable sous les rafales, avait pris place sur la

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plate−forme. Il s’était amarré à mi−corps pour résister aux vaguesmonstrueuses qui déferlaient. Je m’y étais hissé et attaché aussi,partageant mon admirat ion entre cet te tempête et cet hommeincomparable qui lui tenait tête.

La mer démontée était balayée par de grandes loques de nuages quitrempaient dans ses flots. Je ne voyais plus aucune de ces petites lamesintermédiaires qui se forment au fond des grands creux. Rien que delongues ondulations fuligineuses, dont la crête ne déferle pas, tant ellessont compactes. Leur hauteur s’accroissait. Elles s’excitaient entre elles.Le Nautilus, tantôt couché sur le côté, tantôt dressé comme un mât, roulaitet tanguait épouvantablement.

Vers cinq heures, une pluie torrentielle tomba, qui n’abattit ni le vent ni lamer. L’ouragan se déchaîna avec une vitesse de quarante−cinq mètres à laseconde, soit près de quarante lieues à l’heure. C’est dans ces conditionsqu’il renverse des maisons, qu’il enfonce des tuiles de toits dans desportes, qu’il rompt des grilles de fer, qu’il déplace des canons devingt−quatre. Et pourtant le Nautilus, au milieu de la tourmente, justifiaitcette parole d’un savant ingénieur : « Il n’y a pas de coque bien construitequi ne puisse défier à la mer ! » Ce n’était pas un roc résistant, que ceslames eussent démoli, c’était un fuseau d’acier, obéissant et mobile, sansgréement, sans mâture, qui bravait impunément leur fureur.

Cependant j’examinais attentivement ces vagues déchaînées. Ellesmesuraient jusqu’à quinze mètres de hauteur sur une longueur de centcinquante a cent soixante−quinze mètres, et leur vitesse de propagation.moitié de celle du vent, était de quinze mètres à la seconde. Leur volume etleur puissance s’accroissaient avec la profondeur des eaux. Je comprisalors le rôle de ces lames qui emprisonnent l’air dans leurs flancs et lerefoulent au fond des mers où elles portent la vie avec l’oxygène. Leurextrême force de pression — on l’a calculée peut s’élever jusqu’à troismille kilogrammes par pied carré de la surface qu’elles contrebattent. Cesont de telles lames qui, aux Hébrides, ont déplacé un bloc pesantquatre−vingt−quatre mille livres. Ce sont elles qui, dans la tempête du 23

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décembre 1864, après avoir renversé une partie de la ville de Yéddo, auJapon, faisant sept cents kilomètres à l’heure, allèrent se briser le mêmejour sur les rivages de l’Amérique.

L’intensité de la tempête s’accrut avec la nuit. Le baromètre, comme en1860, à la Réunion, pendant un cyclone, tomba à 710 millimètres. A lachute du jour, je vis passer à l’horizon un grand navire qui luttaitpéniblement. Il capeyait sous petite vapeur pour se maintenir debout à lalame. Ce devait être un des steamers des lignes de New York à Liverpoolou au Havre. Il disparut bientôt dans l’ombre.

A dix heures du soir, le ciel était en feu. L’atmosphère fut zébrée d’éclairsviolents. Je ne pouvais en supporter l’éclat, tandis que le capitaine Nemo,les regardant en face, semblait aspirer en lui l’âme de la tempête. Un bruitterrible emplissait les airs, bruit complexe, fait des hurlements des vaguesécrasées, des mugissements du vent, des éclats du tonnerre. Le vent sautaità tous les points de l’horizon, et le cyclone, partant de l’est, y revenait enpassant par le nord, l’ouest et le sud, en sens inverse des tempêtestournantes de l’hémisphère austral.

Ah ! ce Gulf−Stream ! Il justifiait bien son nom de roi des tempêtes ! C’estlui qui crée ces formidables cyclones par la différence de température descouches d’air superposées a ses courants.

A la pluie avait succédé une averse de feu. Les gouttelettes d’eau sechangeaient en aigrettes fulminantes. On eût dit que le capitaine Nemo,voulant une mort digne de lui, cherchait à se faire foudroyer. Dans uneffroyable mouvement de tangage, le Nautilus dressa en l’air son éperond’acier, comme la tige d’un paratonnerre, et j’en vis jaillir de longuesétincelles.Brisé, à bout de forces, je me coulai à plat ventre vers le panneau. Jel’ouvris et je redescendis au salon. L’orage atteignait alors son maximumd’intensité. Il était impossible de se tenir debout à l’intérieur du Nautilus.

Le capitaine Nemo rentra vers minuit. J’entendis les réservoirs se remplir

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peu à peu, et le Nautilus s’enfonça doucement au−dessous de la surfacedes flots.

Par les vitres ouvertes du salon, je vis de grands poissons effarés quipassaient comme des fantômes dans les eaux en feu. Quelques−uns furentfoudroyés sous mes yeux !

Le Nautilus descendait toujours. Je pensais qu’il retrouverait le calme àune profondeur de quinze mètres. Non. Les couches supérieures étaienttrop violemment agitées. Il fallut aller chercher le repos jusqu’à cinquantemètres dans les entrailles de la mer.

Mais là, quelle tranquillité, quel silence, quel milieu paisible ! Qui eût ditqu’un ouragan terrible se déchaînait alors à la surface de cet Océan ?

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A la suite de cette tempête, nous avions été rejetés dans l’est. Tout espoirde s’évader sur les atterrages de New York ou du Saint−Laurents’évanouissait. Le pauvre Ned, désespéré, s’isola comme le capitaineNemo. Conseil et moi, nous ne nous quittions plus.

J’ai dit que le Nautilus s’était écarté dans l’est. J’aurais dû dire, plusexactement, dans le nord−est. Pendant quelques jours, il erra tantôt à lasurface des flots, tantôt au−dessous, au milieu de ces brumes siredoutables aux navigateurs. Elles sont principalement dues à la fonte desglaces, qui entretient une extrême humidité dans l’atmosphère. Que denavires perdus dans ces parages, lorsqu’ils allaient reconnaître les feuxincertains de la côte ! Que de sinistres dus à ces brouillards opaques ! Quede chocs sur ces écueils dont le ressac est éteint par le bruit du vent ! Quede collisions entre les bâtiments, malgré leurs feux de position, malgré lesavertissements de leurs sifflets et de leurs cloches d’alarme !

Aussi, le fond de ces mers offrait−il l’aspect d’un champ de bataille, oùgisaient encore tous ces vaincus de l’Océan ; les uns vieux et empâtésdéjà ; les autres jeunes et réfléchissant l’éclat de notre fanal sur leursferrures et leurs carènes de cuivre. Parmi eux, que de bâtiments perduscorps et biens, avec leurs équipages, leur monde d’émigrants, sur cespoints dangereux signalés dans les statistiques, le cap Race, l’îleSaint−Paul, le détroit de Belle−Ile, l’estuaire du Saint−Laurent ! Etdepuis quelques années seulement que de victimes fournies à ces funèbresannales par les lignes du Royal−Mail, d’Inmann, de Montréal, le Solway,I’Isis, le Paramatta, I’Hungarian, le Canadian, l’Anglo−Saxon, leHumboldt, l’United−States, tous échoués, l’Artic, le Lyonnais, coulés parabordage, le Président, le Pacific, le City−of−Glasgow, disparus pour descauses ignorées, sombres débris au milieu desquels naviguait le Nautilus,

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comme s’il eût passé une revue des morts !

Le 15 mai, nous étions sur l ’extrémité méridionale du banc deTerre−Neuve. Ce banc est un produit des alluvions marines, un amasconsidérable de ces détritus organiques, amenés soit de l’Équateur par lecourant du Gulf−Stream, soit du pôle boréal, par ce contre−courant d’eaufroide qui longe la côte américaine. Là aussi s’amoncellent les blocserratiques charriés par la débâcle des glaces. Là s’est formé un vasteossuaire de poissons de mollusques ou de zoophytes qui y périssent parmilliards.

La profondeur de la mer n’est pas considérable au banc de Terre−Neuve.Quelques centaines de brasses au plus. Mais vers le sud se creusesubitement une dépression profonde, un trou de trois mille mètres. Làs’élargit le Gulf−Stream. C’est un épanouissement de ses eaux. Il perd desa vitesse et de sa température, mais il devient une mer.Parmi les poissons que le Nautilus effaroucha à son passage, je citerai lecycloptère d’un mètre, à dos noirâtre, à ventre orange, qui donne à sescongénères un exemple peu suivi de fidélité conjugale, un unernack degrande taille, sorte de murène émeraude, d’un goût excellent, des karraksà gros yeux, dont la tête a quelque ressemblance avec celle du chien, desblennies, ovovivipares comme les serpents, des gobies−boulerots ougoujons noirs de deux décimètres, des macroures à longue queue, brillantd’un éclat argenté, poissons rapides, aventurés loin des mershyperboréennes.

Les filets ramassèrent aussi un poisson hardi, audacieux, vigoureux, bienmusclé, armé de piquants à la tête et d’aiguillons aux nageoires, véritablescorpion de deux à trois mètres, ennemi acharné des blennies, des gades etdes saumons, c’était le cotte des mers septentrionales. au corpstuberculeux, brun de couleur, rouge aux nageoires. Les pêcheurs duNautilus eurent quelque peine à s’emparer de cet animal, qui, grâce à laconformation de ses opercules, préserve ses organes respiratoires ducontact desséchant de l’atmosphère et peut vivre quelque temps hors del’eau.

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Je cite maintenant — pour mémoire — des bosquiens, petits poissons quiaccompagnent longtemps les navires dans les mers boréales, desables−oxyrhinques, spéciaux à l’Atlantique septentrional, des rascasses, etj’arrive aux gades, principalement à l’espèce morue, que je surpris dansses eaux de prédilection, sur cet inépuisable banc de Terre−Neuve.On peut dire que ces morues sont des poissons de montagnes, carTerre−Neuve n’est qu’une montagne sous−marine. Lorsque le Nautiluss’ouvrit un chemin à travers leurs phalanges pressées, Conseil ne putretenir cette observation :

« Ça ! des morues ! dit−il ; mais je croyais que les morues étaient platescomme des limandes ou des soles ?

— Naïf ! m’écriai−je. Les morues ne sont plates que chez l’épicier, où onles montre ouvertes et étalées. Mais dans l’eau, ce sont des poissonsfusiformes comme les mulets, et parfaitement conformés pour la marche.— Je veux croire monsieur, répondit Conseil. Quelle nuée, quellefourmilière !

— Eh ! mon ami, il y en aurait bien davantage, sans leurs ennemis, lesrascasses et les hommes ! Sais−tu combien on a compté d’oeufs dans uneseule femelle ?

— Faisons bien les choses, répondit Conseil. Cinq cent mille.

— Onze millions, mon ami.

— Onze millions. Voila ce que je n’admettrai jamais, à moins de lescompter moi−même.

— Compte−les, Conseil. Mais tu auras plus vite fait de me croire.D’ailleurs, c’est par milliers que les Français, les Anglais, les Américains,les Danois, les Norvégiens. pêchent les morues. On les consomme en

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quantités prodigieuses, et sans l’étonnante fécondité de ces poissons, lesmers en seraient bientôt dépeuplées. Ainsi en Angleterre et en Amériqueseulement, cinq mille navires montés par soixante−quinze mille marins,sont employés à la pêche de la morue. Chaque navire en rapportequarante mille en moyenne, ce qui fait vingt−cinq millions. Sur les côtesde la Norvège, même résultat.

— Bien, répondit Conseil, je m’en rapporte à monsieur. Je ne lescompterai pas.

— Quoi donc ?

— Les onze millions d’oeufs. Mais je ferai une remarque.

— Laquelle ?

— C’est que si tous les oeufs éclosaient, il suffirait de quatre morues pouralimenter l’Angleterre, l’Amérique et la Norvège. »

Pendant que nous effleurions les fonds du banc de Terre−Neuve, je visparfaitement ces longues lignes, armées de deux cents hameçons, quechaque bateau tend par douzaines. Chaque ligne entraînée par un bout aumoyen d’un petit grappin, était retenue a la surface par un orin fixé surune bouée de liège. Le Nautilus dut manoeuvrer adroitement au milieu dece réseau sous−marin.

D’ailleurs il ne demeura pas longtemps dans ces parages fréquentés. Ils’éleva jusque vers le quarante−deuxième degré de latitude. C’était à lahauteur de Saint−Jean de Terre−Neuve et de Heart’s Content, où aboutitl’extrémité du câble transatlantique.

Le Nautilus, au lieu de continuer à marcher au nord prit direction versl’est, comme s’il voulait suivre ce plateau télégraphique sur lequel reposele câble, et dont des sondages multipliés ont donné le relief avec uneextrême exactitude.

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Ce fut le 17 mai, à cinq cents milles environ de Heart’sContent, par deuxmille huit cents mètres de profondeur, que j’aperçus le câble gisant sur lesol. Conseil, que je n’avais pas prévenu, le prit d’abord pour ungigantesque serpent de mer et s’apprêtait à le classer suivant sa méthodeordinaire. Mais je désabusai le digne garçon et pour le consoler de sondéboire, je lui appris diverses particularités de la pose de ce câble.

Le premier câble fut établi pendant les années 1857 et 1858 ; mais, après avoir transmis quatre cents télégrammes environ, ilcessa de fonctionner. En 1863, les ingénieurs construisirent un nouveaucâble, mesurant trois mille quatre cents kilomètres et pesant quatre millecinq cents tonnes, qui fut embarqué sur le Great−Eastern. Cette tentativeéchoua encore.

Or, le 25 mai, le Nautilus, immergé par trois mille huit cent trente−sixmètres de profondeur, se trouvait précisément en cet endroit où seproduisit la rupture qui ruina l’entreprise. C’était à six cent trente−huitmilles de la côte d’Irlande. On s’aperçut, à deux heures après−midi, queles communications avec l’Europe venaient de s’interrompre. Lesélectriciens du bord résolurent de couper le câble avant de le repêcher, età onze heures du soir, ils avaient ramené la partie avariée. On refit unjoint et une épissure ; puis le câble fut immergé de nouveau. Mais,quelques jours plus tard, il se rompit et ne put être ressaisi dans lesprofondeurs de l’Océan.

Les Américains ne se découragèrent pas. L’audacieux Cyrus Field, lepromoteur de l’entreprise, qui y risquait toute sa fortune, provoqua unenouvelle souscription. Elle fut immédiatement couverte. Un autre câble futétabli dans de meilleures conditions. Le faisceau de fils conducteurs isolésdans une enveloppe de gutta−percha, était protégé par un matelas dematières textiles contenu dans une armature métallique. Le Great−Easternreprit la mer le 13 juillet 1866.L’opération marcha bien. Cependant un incident arriva. Plusieurs fois, endéroulant le câble, les électriciens observèrent que des clous y avaient été

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récemment enfoncés dans le but d’en détériorer l’âme. Le capitaineAnderson, ses officiers, ses ingénieurs, se réunirent, délibérèrent, et firentafficher que si le coupable était surpris à bord, il serait jeté à la mer sansautre jugement. Depuis lors, la criminelle tentative ne se reproduisit plus.

Le 23 juillet, le Great−Eastern n’était plus qu’à huit cents kilomètres deTerre−Neuve, lorsqu’on lui télégraphia d’Irlande la nouvelle del’armistice conclu entre la Prusse et l’Autriche après Sadowa. Le 27, ilrelevait au milieu des brumes le port de Heart’s Content. L’entreprise étaitheureusement terminée, et par sa première dépêche, la jeune Amériqueadressait à la vieille Europe ces sages paroles si rarement comprises : «Gloire à Dieu dans le ciel, et paix aux hommes de bonne volonté sur laterre. »

Je ne m’attendais pas à trouver le câble électrique dans son état primitif,tel qu’il était en sortant des ateliers de fabrication. Le long serpent,recouvert de débris de coquille, hérissé de foraminifères, était encroûtédans un empâtement pierreux qui le protégeait contre les mollusquesperforants. Il reposait tranquillement, à l’abri des mouvements de la mer,et sous une pression favorable à la transmission de l’étincelle électriquequi passe de l’Amérique à l’Europe en trente−deux centièmes de seconde.La durée de ce câble sera infinie sans doute, car on a observé quel’enveloppe de gutta−percha s’améliore par son séjour dans l’eau de mer.

D’ailleurs, sur ce plateau si heureusement choisi, le câble n’est jamaisimmergé à des profondeurs telles qu’il puisse se rompre. Le Nautilus lesuivit jusqu’à son fond le plus bas, situé par quatre mille quatre cent trenteet un mètres, et là, il reposait encore sans aucun effort de traction. Puis,nous nous rapprochâmes de l’endroit où avait eu lieu l’accident de 1863.

Le fond océanique formait alors une vallée large de cent vingt kilomètres,sur laquelle on eût pu poser le Mont−Blanc sans que son sommet émergeâtde la surface des flots. Cette vallée est fermée à l’est par une muraille àpic de deux mille mètres. Nous y arrivions le 28 mai, et le Nautilus n’étaitplus qu’à cent cinquante kilomètres de l’Irlande.

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Le capitaine Nemo allait−i l remonter pour atterrir sur les î lesBritanniques ? Non. A ma grande surprise, il redescendit au sud et revintvers les mers européennes. En contournant l’île d’Émeraude, j’aperçus uninstant le cap Clear et le feu de Fastenet, qui éclaire les milliers de naviressortis de Glasgow ou de Liverpool.

Une importante question se posait alors à mon esprit.Le Nautilus oserait−il s’engager dans la Manche ? Ned Land qui avaitreparu depuis que nous rallions la terre ne cessait de m’interroger.Comment lui répondre ? Le capitaine Nemo demeurait invisible. Aprèsavoir laissé entrevoir au Canadien les rivages d’Amérique, allait−il doncme montrer les côtes de France ?

Cependant le Nautilus s’abaissait toujours vers le sud. Le 30 mai, ilpassait en vue du Land’s End, entre la pointe extrême de l’Angleterre etles Sorlingues, qu’il laissa sur tribord.

S’il voulait entrer en Manche, il lui fallait prendre franchement à l’est. Ilne le fit pas.

Pendant toute la journée du 31 mai, le Nautilus décrivit sur la mer unesérie de cercles qui m’intriguèrent vivement. Il semblait chercher unendroit qu’il avait quelque peine à trouver. A midi, le capitaine Nemo vintfaire son point lui−même. Il ne m’adressa pas la parole. Il me parut plussombre que jamais. Qui pouvait l’attrister ainsi ? Était−ce sa proximitédes rivages européens ? Sentait−il quelque ressouvenir de son paysabandonné ? Qu’éprouvait−il alors ? des remords ou des regrets ?Longtemps cette pensée occupa mon espri t , et j ’eus comme unpressentiment que le hasard trahirait avant peu les secrets du capitaine.Le lendemain, 31 juin, le Nautilus conserva les mêmes allures. Il étaitévident qu’il cherchait à reconnaître un point précis de l’Océan. Lecapitaine Nemo vint prendre la hauteur du soleil, ainsi qu’il avait fait laveille. La mer était belle, le ciel pur. A huit milles dans l’est, un grandnavire à vapeur se dessinait sur la ligne de l’horizon. Aucun pavillon ne

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battait à sa corne, et je ne pus reconnaître sa nationalité.

Le capitaine Nemo, quelques minutes avant que le soleil passât auméridien, prit son sextant et observa avec une précision extrême. Le calmeabsolu des flots facilitait son opération. Le Nautilus immobile ne ressentaitni roulis ni tangage.

J’étais en ce moment sur la plate−forme. Lorsque son relèvement futterminé, le capitaine prononça ces seuls mots.

« C’est ici ! »

Il redescendit par le panneau. Avait−il vu le bâtiment qui modifiait samarche et semblait se rapprocher de nous ? Je ne saurais le dire.

Je revins au salon. Le panneau se ferma, et j’entendis les sifflements del’eau dans les réservoirs. Le Nautilus commença de s’enfoncer, suivantune ligne verticale, car son hélice entravée ne lui communiquait plusaucun mouvement.Quelques minutes plus tard, il s’arrêtait à une profondeur de huit centtrente−trois mètres et reposait sur le sol.

Le plafond lumineux du salon s’éteignit alors, les panneaux s’ouvrirent, età travers les vitres, j’aperçus la mer vivement illuminée par les rayons dufanal dans un ravo d’un demi−mille.

Je regardait à bâbord et je ne vis rien que l’ immensité des eauxtranquilles.

Par tribord, sur le fond, apparaissait une forte extumescence qui attiramon attention. On eût dit des ruines ensevelies sous un empâtement decoquilles blanchâtres comme sous un manteau de neige. En examinantattentivement cette masse, je crus reconnaître les formes épaissies d’unnavire, rasé de ses mâts, qui devait avoir coulé par l’avant. Ce sinistredatait certainement d’une époque reculée. Cette épave, pour être ainsi

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encroûtée dans le calcaire des eaux, comptait déjà bien des années passéessur ce fond de l’Océan.

Quel était ce navire ? Pourquoi le Nautilus venait−il visiter sa tombe ?N’était−ce donc pas un naufrage qui avait entraîné ce bâtiment sous leseaux ?

Je ne savais que penser, quand, près de moi, j’entendis le capitaine Nemodire d’une voix lente : « Autrefois ce navire se nommait le Marseillais. Ilportait soixante−quatorze canons et fut lancé en 1762. En 1778, le 13août, commandé par La Poype−Vertrieux, il se battait audacieusementcontre le Preston. En 1779, le 4 juillet, il assistait avec l’escadre del’amiral d’Estaing à la prise de Grenade. En 1781, le 5 septembre, ilprenait part au combat du comte de Grasse dans la baie de la Chesapeak.En 1794, la république française lui changeait son nom. Le 16 avril de lamême année, il rejoignait à Brest l’escadre de Villaret−Joyeuse ? chargéd’escorter un convoi de blé qui venait d’Amérique sous le commandementde l’amiral Van Stabel. Le 11 et le 12 prairial, an II, cette escadre serencontrait avec les vaisseaux anglais. Monsieur, c’est aujourd’hui le 13prairial, le ler juin 1868. Il y a soixante−quatorze ans, jour pour jour, àcette place même, par 47°24’de latitude et 17°28’de longitude, ce navire,après un combat héroïque, démâté de ses trois mâts, l’eau dans ses soutes,le tiers de son équipage hors de combat, aima mieux s’engloutir avec sestrois cent cinquante−six marins que de se rendre, et clouant son pavillon àsa poupe, il disparut sous les flots au cri de : Vive la République !

— Le Vengeur ! m’écriai−je.

— Oui ! monsieur. Le Vengeur ! Un beau nom ! » murmura le capitaineNemo en se croisant les bras.

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Une hécatombe

Cette façon de dire, l’imprévu de cette scène, cet historique du navirepatriote froidement raconté d’abord, puis l’émotion avec laquellel’étrange personnage avait prononcé ses dernières paroles, ce nom deVengeur, dont la signification ne pouvait m’échapper, tout se réunissaitpour frapper profondément mon esprit. Mes regards ne quittaient plus lecapitaine. Lui, les mains tendues vers la mer, considérait d’un oeil ardentla glorieuse épave. Peut−être ne devais−je jamais savoir qui il était, d’oùil venait, où il allait, mais je voyais de plus en plus l’homme se dégager dusavant. Ce n’était pas une misanthropie commune qui avait enfermé dansles flancs du Nautilus le capitaine Nemo et ses compagnons, mais unehaine monstrueuse ou sublime que le temps ne pouvait affaiblir.

Cette haine cherchait−elle encore des vengeances ? L’avenir devaitbientôt me l’apprendre.

Cependant, le Nautilus remontait lentement vers la surface de la mer, et jevis disparaître peu à peu les formes confuses du Vengeur. Bientôt un légerroulis m’indiqua que nous flottions à l’air libre.

En ce moment, une sourde détonation se fit entendre. Je regardai lecapitaine. Le capitaine ne bougea pas.

« Capitaine ? » dis−je.Il ne répondit pas.

Je le quittai et montai sur la plate−forme. Conseil et le Canadien m’yavaient précédé.

« D’où vient cette détonation ? demandai−je.

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— Un coup de canon », répondit Ned Land.

Je regardai dans la direction du navire que j’avais aperçu. Il s’étaitrapproché du Nautilus et l’on voyait qu’il forçait de vapeur. Six milles leséparaient de nous.

« Quel est ce bâtiment, Ned ?

— A son gréement, à la hauteur de ses bas mâts, répondit le Canadien, jeparierais pour un navire de guerre. Puisse−t−il venir sur nous et couler,s’il le faut, ce damné Nautilus !

— Ami Ned, répondit Conseil, quel mal peut−il faire au Nautilus ?Ira−t−il l’attaquer sous les flots ? Ira−t−il le canonner au fond desmers ?

— Dites−moi, Ned, demandai−je, pouvez−vous reconnaître la nationalitéde ce bâtiment ? »

Le Canadien, fronçant ses sourcils, abaissant ses paupières, plissant sesyeux aux angles, fixa pendant quelques instants le navire de toute lapuissance de son regard.« Non, monsieur, répondit−il. Je ne saurais reconnaître à quelle nation ilappartient. Son pavillon n’est pas hisse. Mais je puis affirmer que c’est unnavire de guerre, car une longue flamme se déroule à l’extrémité de songrand mât. »

Pendant un quart d’heure, nous continuâmes d’observer le bâtiment qui sedirigeait vers nous. Je ne pouvais admettre, cependant. qu’il eût reconnule Nautilus à cette distance, encore moins qu’il sût ce qu’était cet enginsous−marin.

Bientôt le Canadien m’annonça que ce bâtiment était un grand vaisseau deguerre, à éperon, un deux−ponts cuirassé. Une épaisse fumée noires’échappait de ses deux cheminées. Ses voiles serrées se confondaient avec

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la ligne des vergues. Sa corne ne portait aucun pavillon. La distanceempêchait encore de distinguer les couleurs de sa flamme, qui flottaitcomme un mince ruban.

Il s’avançait rapidement. Si le capitaine Nemo le laissait approcher, unechance de salut s’offrait à nous.

« Monsieur, me dit Ned Land, que ce bâtiment nous passe à un mille je mejette à la mer, et je vous engage faire comme moi. »

Je ne répondis pas à la proposition du Canadien, et je continuai deregarder le navire qui grandissait à vue d’oeil. Qu’il fût anglais, français,américain ou russe, il était certain qu’il nous accueillerait, si nouspouvions gagner son bord.« Monsieur voudra bien se rappeler, dit alors Conseil, que nous avonsquelque expérience de la natation. Il peut se reposer sur moi du soin de leremorquer vers ce navire, s’il lui convient de suivre l’ami Ned. »

J’allais répondre, lorsqu’une vapeur blanche jaillit à l’avant du vaisseaude guerre. Puis, quelques secondes plus tard, les eaux troublées par lachute d’un corps pesant, éclaboussèrent l’arrière du Nautilus. Peu après,une détonation frappait mon oreille.

« Comment ? ils tirent sur nous ! m’écriai−je.

— Braves gens ! murmura le Canadien.

— Ils ne nous prennent donc pas pour des naufragés accrochés à uneépave !

— N’en déplaise à monsieur.... Bon, fit Conseil en secouant l’eau qu’unnouveau boulet avait fait jaillir jusqu’à lui. – N’en déplaise à monsieur, ilsont reconnu le narwal, et ils canonnent le narwal.

— Mais ils doivent bien voir, m’écriai−je qu’ils ont affaire à des hommes.

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— C’est peut−être pour cela ! » répondit Ned Land en me regardant.Toute une révélation se fit dans mon esprit. Sans doute, on savait à quois’en tenir maintenant sur l’existence du prétendu monstre. Sans doute,dans son abordage avec l’Abraham−Lincoln, lorsque le Canadien lefrappa de son harpon, le commandant Farragut avait reconnu que lenarwal était un bateau sous−marin, plus dangereux qu’un cétacésurnaturel ?

Oui, cela devait être ainsi, et sur toutes les mers, sans doute, onpoursuivait maintenant ce terrible engin de destruction !

Terrible en effet, si comme on pouvait le supposer, le capitaine Nemoemployait le Nautilus à une oeuvre de vengeance ! Pendant cette nuit,lorsqu’il nous emprisonna dans la cellule, au milieu de l’Océan Indien, nes’était−il pas attaqué à quelque navire ? Cet homme enterré maintenantdans le cimetière de corail, n’avait−il pas été victime du choc provoquépar le Nautilus ? Oui, je le répète. Il en devait être ainsi. Une partie de lamystérieuse existence du capitaine Nemo se dévoilait. Et si son identitén’était pas reconnue, du moins, les nations coalisées contre lui, chassaientmaintenant, non plus un être chimérique, mais un homme qui leur avaitvoué une haine implacable !

Tout ce passé formidable apparut à mes yeux. Au lieu de rencontrer desamis sur ce navire qui s’approchait, nous n’y pouvions trouver que desennemis sans pitié.Cependant les boulets se multipliaient autour de nous. Quelques−uns,rencontrant la surface liquide, s’en allaient par ricochet se perdre à desdistances considérables. Mais aucun n’atteignit le Nautilus.

Le navire cuirassé n’était plus alors qu’à trois milles. Malgré sa violentecanonnade, le capitaine Nemo ne paraissait pas sur la plate−forme. Etcependant, l’un de ces boulets coniques, frappant normalement la coquedu Nautilus, lui eût été fatal.

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Le Canadien me dit alors :

« Monsieur, nous devons tout tenter pour nous tirer de ce mauvais pas.Faisons des signaux ! Mille diables ! On comprendra peut−être que noussommes d’honnêtes gens ! »

Ned Land prit son mouchoir pour l’agiter dans l’air. Mais il l’avait àpeine déployé, que terrassé par une main de fer, malgré sa forceprodigieuse, il tombait sur le pont.

« Misérable, s’écria le capitaine, veux−tu donc que je te cloue surl’éperon du Nautilus avant qu’il ne se précipite contre ce navire ! »

Le capitaine Nemo, terrible à entendre, était plus terrible encore à voir. Saface avait pâli sous les spasmes de son coeur, qui avait dû cesser de battreun instant. Ses pupilles s’étaient contractées effroyablement. Sa voix neparlait plus, elle rugissait. Le corps penché en avant, il tordait sous samain les épaules du Canadien.

Puis, l’abandonnant et se retournant vers le vaisseau de guerre dont lesboulets pleuvaient autour de lui :

« Ah ! tu sais qui je suis, navire d’une nation maudite ! s’écria−t−il de savoix puissante. Moi, je n’ai pas eu besoin de tes couleurs pour tereconnaître ! Regarde ! Je vais te montrer les miennes ! »

Et le capitaine Nemo déploya à l’avant de la plate−forme un pavillon noir.semblable à celui qu’il avait déjà planté au pôle sud.

A ce moment, un boulet frappant obliquement la coque du Nautilus, sansl’entamer, et passant par ricochet près du capitaine alla se perdre en mer.

Le capitaine Nemo haussa les épaules. Puis, s’adressant à moi :

« Descendez, me dit−il d’un ton bref, descendez, vous et vos compagnons.

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— Monsieur, m’ecriai−je, allez−vous donc attaquer ce navire ?

— Monsieur, je vais le couler. Vous ne ferez pas cela !

— Je le ferai, répondit froidement le capitaine Nemo. Ne vous avisez pasde me juger, monsieur. La fatalité vous montre ce que vous ne deviez pasvoir. L’attaque est venue. La riposte sera terrible. Rentrez.

— Ce navire, quel est−il ?

— Vous ne le savez pas ? Eh bien ! tant mieux ! Sa nationalité, du moins,restera un secret pour vous. Descendez. »

Le Canadien, Conseil et moi, nous ne pouvions qu’obéir. Une quinzaine demarins du Nautilus entouraient le capitaine et regardaient avec unimplacable sentiment de haine ce navire qui s’avançait vers eux. Onsentait que le même souffle de vengeance animait toutes ces âmes.

Je descendis au moment où un nouveau projectile éraillait encore la coquedu Nautilus, et j’entendis le capitaine s’écrier :

« Frappe, navire insensé ! Prodigue tes inutiles boulets ! Tu n’échapperaspas à l’éperon du Nautilus. Mais ce n’est pas à cette place que tu doispérir ! Je ne veux pas que tes ruines aillent se confondre avec les ruines duVengeur ! »Je regagnai ma chambre. Le capitaine et son second étaient restés sur laplate−forme. L’hélice fut mise en mouvement, le Nautilus, s’éloignant avecvitesse se mit hors de la portée des boulets du vaisseau. Mais la poursuitecontinua, et le capitaine Nemo se contenta de maintenir sa distance.

Vers quatre heures du soir, ne pouvant contenir l ’ impatience etl’inquiétude qui me dévoraient, je revins vers l’escalier central. Lepanneau était ouvert. Je me hasardai sur la plate−forme. Le capitaine s’ypromenait encore d’un pas agité. Il regardait le navire qui lui restait sous

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le vent à cinq ou six milles. Il tournait autour de lui comme une bête fauve,et l’attirant vers l’est, il se laissait poursuivre. Cependant, il n’attaquaitpas. Peut−être hésitait−il encore ?

Je voulus intervenir une dernière fois. Mais j’avais a peine interpellé lecapitaine Nemo, que celui−ci m’imposait silence :

« Je suis le droit, je suis la justice ! me dit−il. Je suis l’opprimé, et voilàl’oppresseur ! C’est par lui que tout ce que J’ai aime, chéri, vénéré, patrie,femme, enfants, mon père, ma mère, j’ai vu tout périr ! Tout ce que je haisest là ! Taisez−vous ! »

Je portai un dernier regard vers le vaisseau de guerre qui forçait devapeur. Puis, je rejoignis Ned et Conseil.« Nous fuirons ! m’écriai−je.

— Bien, fit Ned. Quel est ce navire ?

— Je l’ignore. Mais quel qu’il soit, il sera coulé avant la nuit. En tout cas,mieux vaut périr avec lui que de se faire les complices de représailles donton ne peut pas mesurer l’équité.

— C’est mon avis, répondit froidement Ned Land. Attendons la nuit. »

La nuit arriva. Un profond silence régnait à bord. La boussole indiquaitque le Nautilus n’avait pas modifié sa direction. J’entendais le battementde son hélice qui frappait les flots avec une rapide régularité. Il se tenait àla surface des eaux, et un léger roulis le portait tantôt sur un bord, tantôtsur un autre.

Mes compagnons et moi, nous avions résolu de fuir au moment où levaisseau serait assez rapproché, soit pour nous faire entendre, soit pournous faire voir, car la lune, qui devait être pleine trois jours plus tard,resplendissait. Une fois à bord de ce navire, si nous ne pouvions prévenirle coup qui le menaçait, du moins nous ferions tout ce que les

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circonstances nous permettaient de tenter. Plusieurs fois, je crus que leNautilus se disposait pour l’attaque. Mais il se contentait de laisser serapprocher son adversaire, et, peu de temps après, il reprenait son allurede fuite.Une partie de la nuit se passa sans incident. Nous guettions l’occasiond’agir. Nous parlions peu, étant trop émus. Ned Land aurait voulu seprécipiter à la mer. Je le forçai d’attendre. Suivant moi, le Nautilus devaitattaquer le deux−ponts à la surface des flots, et alors il serait nonseulement possible, mais facile de s’enfuir.

A trois heures du matin, inquiet, je montai sur la plate−forme. Lecapitaine Nemo ne l’avait pas quittée. Il était debout, à l’avant, près deson pavillon. qu’une légère brise déployait au−dessus de sa tête. Il nequittait pas le vaisseau des yeux. Son regard, d’une extraordinaireintensité, semblait l’attirer, le fasciner, l’entraîner plus sûrement que s’illui eût donné la remorque !

La lune passait alors au méridien. Jupiter se levait dans l’est. Au milieu decette paisible nature, le ciel et l’Océan rivalisaient de tranquillité, et lamer offrait a l’astre des nuits le plus beau miroir qui eût jamais reflété sonimage.

Et quand je pensais à ce calme profond des éléments, comparé à toutes cescolères qui couvaient dans les flancs de l’imperceptible Nautilus, je sentaisfrissonner tout mon être.

Le vaisseau se tenait a deux mille de nous. Il s’était rapproché, marchanttoujours vers cet éclat phosphorescent qui signalait la présence duNautilus. Je vis ses feux de position, vert et rouge, et son fanal blancsuspendu au grand étai de misaine. Une vague réverbération éclairait songréement et indiquait que les feux étaient poussés à outrance. Des gerbesd’étincelles, des scories de charbons enflammés, s’échappant de sescheminées, étoilaient l’atmosphère.

Je demeurai ainsi jusqu’à six heures du matin, sans que le capitaine Nemo

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eût paru m’apercevoir. Le vaisseau nous restait à un mille et demi, et avecles première, lueurs du jour. sa canonnade recommença. Le moment nepouvait être éloigné où, le Nautilus attaquant son adversaire, mescompagnons et moi, nous quitterions pour jamais cet homme que je n’osaisjuger.

Je me disposais à descendre afin de les prévenir, lorsque le second montasur la plate−forme. Plusieurs marins l’accompagnaient. Le capitaineNemo ne les vit pas ou ne voulut pas les voir. Certaines dispositions furentprises qu’on aurait pu appeler le « branle−bas de combat » du Nautilus.Elles étaient très simples. La filière qui formait balustrade autour de laplate−forme fut abaissée. De même, les cages du fanal et du timonierrentrèrent dans la coque de manière à l’affleurer seulement. La surface dulong cigare de tôle n’offrait plus une seule saillie qui pût gêner samanoeuvre.Je revins au salon. Le Nautilus émergeait toujours. Quelques lueursmatinales s’infiltraient dans la couche liquide. Sous certaines ondulationsdes lames, les vitres s’animaient des rougeurs du soleil levant. Ce terriblejour du 2 juin se levait.

A cinq heures, le loch m’apprit que la vitesse du Nautilus se modérait. Jecompris qu’il se laissait approcher. D’ailleurs les détonations se faisaientplus violemment entendre. Les boulets labouraient l’eau ambiante et s’yvissaient avec un sifflement singulier.

« Mes amis, dis−je, le moment est venu. Une poignée de main, et que Dieunous garde ! »

Ned Land était résolu, Conseil calme, moi nerveux, me contenant à peine.

Nous passâmes dans la bibliothèque. Au moment où je poussais la portequi s’ouvrait sur la cage de l’escalier central, j’entendis le panneausupérieur se fermer brusquement.

Le Canadien s’élança sur les marches, mais je l’arrêtai. Un sifflement bien

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connu m’apprenait que l’eau pénétrait dans les réservoirs du bord. Eneffet, en peu d’instants, le Nautilus s’immergea à quelques mètresau−dessous de la surface des flots.Je compris sa manoeuvre. Il était trop tard pour agir. Le Nautilus nesongeait pas a frapper le deux−ponts dans son impénétrable cuirasse,mais au−dessous de sa ligne de flottaison, là ou la carapace métallique neprotège plus le bordé.

Nous étions emprisonnés de nouveau, témoins obligés du sinistre dramequi se préparait. D’ailleurs, nous eûmes à peine le temps de réfléchir.Réfugiés dans ma chambre, nous nous regardions sans prononcer uneparole. Une stupeur profonde s’était emparée de mon esprit. Lemouvement de la pensée s’arrêtait en moi. . Je me trouvais dans cet étatpénible qui précède l’attente d’une détonation épouvantable. J’attendais,j’écoutais, je ne vivais que par le sens de l’ouïe !

Cependant, la vitesse du Nautilus s’accrut sensiblement. C’était son élanqu’il prenait ainsi. Toute sa coque frémissait.

Soudain, je poussai un cri. Un choc eut lieu, mais relativement léger. Jesentis la force pénétrante de l’éperon d’acier. J’entendis des éraillements,des raclements. Mais le Nautilus, emporté par sa puissance de propulsion,passait au travers de la masse du vaisseau comme l’aiguille du voilier àtravers la toile !

Je ne pus y tenir. Fou, éperdu, je m’élançai hors de ma chambre et meprécipitai dans le salon.Le capitaine Nemo était là. Muet, sombre, implacable, il regardait par lepanneau de bâbord.

Une masse énorme sombrait sous les eaux, et pour ne rien perdre de sonagonie, le Nautilus descendait dans l’abîme avec elle. A dix mètres de moi,je vis cette coque entr’ouverte, où l’eau s’enfonçait avec un bruit detonnerre, puis la double ligne des canons et les bastingages. Le pont étaitcouvert d’ombres noires qui s’agitaient.

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L’eau montait. Les malheureux s’élançaient dans les haubans,s’accrochaient aux mâts, se tordaient sous lés eaux. C’était unefourmilière humaine surprise par l’envahissement d’une mer !

Paralysé, raidi par l’angoisse, les cheveux hérissés, l’oeil démesurémentouvert, la respiration incomplète, sans souffle, sans voix, je regardais, moiaussi ! Une irrésistible attraction me collait à la vitre !

L’énorme vaisseau s’enfonçait lentement. Le Nautilus le suivant, épiaittous ses mouvements. Tout à coup, une explosion se produisit. L’aircomprimé fit voler les ponts du bâtiment comme si le feu eût pris auxsoutes. La poussée des eaux fut telle que le Nautilus dévia.

Alors le malheureux navire s’enfonça plus rapidement. Ses hunes,chargées de victimes, apparurent, ensuite des barres, pliant sous desgrappes d’hommes. enfin le sommet de son grand mât. Puis, la massesombre disparut, et avec elle cet équipage de cadavres entraînés par unformidable remous...

Je me retournai vers le capitaine Nemo. Ce terrible justicier, véritablearchange de la haine, regardait toujours. Quand tout fut fini, le capitaineNemo, se dirigeant vers la porte de sa chambre, l’ouvrit et entra. Je lesuivis des yeux.

Sur le panneau du fond, au−dessous des portraits de ses héros, je vis leportrait d’une femme jeune encore et de deux petits enfants. Le capitaineNemo les regarda pendant quelques instants, leur tendit les bras, et,s’agenouillant. il fondit en sanglots.

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Les dernières paroles du capitaine Nemo

Les panneaux s’étaient refermés sur cette vision effrayante, mais lalumière n’avait pas été rendue au salon. A l’intérieur du Nautilus, cen’étaient que ténèbres et silence. Il quittait ce lieu de désolation, à centpieds sous les eaux, avec une rapidité prodigieuse. Où allait−il ? Au nordou au sud ? Où fuyait cet homme après cette horrible représaille ?

J’étais rentré dans ma chambre où Ned et Consei l se tenaientsilencieusement. J’éprouvais une insurmontable horreur pour le capitaineNemo. Quoi qu’il eût souffert de la part des hommes, il n’avait pas le droitde punir ainsi. Il m’avait fait, sinon le complice, du moins le témoin de sesvengeances ! C’était déjà trop.

A onze heures, la clarté électrique réapparut. Je passai dans le salon. Ilétait désert. Je consultai les divers instruments. Le Nautilus fuyait dans lenord avec une rapidité de vingt−cinq milles à l’heure, tantôt à la surfacede la mer, tantôt à trente pieds au−dessous.

Relèvement fait sur la carte, je vis que nous passions à l’ouvert de laManche, et que notre direction nous portait vers les mers boréales avecune incomparable vitesse.

A peine pouvais−je saisir à leur rapide passage des squales au long nez,des squales−marteaux, des roussettes qui fréquentent ces eaux, de grandsaigles de mer, des nuées d’hippocampes, semblables aux cavaliers du jeud’échecs, des anguilles s’agitant comme les serpenteaux d’un feud’artifice, des armées de crabes qui fuyaient obliquement en croisant leurspinces sur leur carapace, enfin des troupes de marsouins qui luttaient derapidité avec le Nautilus. Mais d’observer, d’étudier, de classer, il n’étaitplus question alors. Le soir, nous avions franchi deux cents lieues del’Atlantique. L’ombre se fit, et la mer fut envahie par les ténèbres jusqu’au

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lever de la lune. Je regagnai ma chambre. Je ne pus dormir. J’étaisassailli de cauchemars. L’horrible scène de destruction se répétait dansmon esprit.

Depuis ce jour, qui pourra dire jusqu’où nous entraîna le Nautilus dans cebassin de l’Atlantique nord ? Toujours avec une vitesse inappréciable !Toujours au milieu des brumes hyperboréennes ! Toucha−t−il aux pointesdu Spitzberg, aux accores de la Nouvelle−Zemble ? Parcourut−il ces mersignorées, la mer Blanche, la mer de Kara, le golfe de l’Obi, l’archipel deLiarrov, et ces rivages inconnus de la côte asiatique ? Je ne saurais ledire. Le temps qui s’écoulait je ne pouvais plus l’évaluer. L’heure avait étésuspendue aux horloges du bord. Il semblait que la nuit et le jour, commedans les contrées polaires, ne suivaient plus leur cours régulier. Je mesentais entraîné dans ce domaine de l’étrange où se mouvait à l’aisel’imagination surmenée d’Edgard Poë. A chaque instant, je m’attendais àvoir, comme le fabuleux Gordon Pym, « cette figure humaine voilée, deproportion beaucoup plus vaste que celle d’aucun habitant de la terre,jetée en travers de cette cataracte qui défend les abords du pôle » !

J’estime — mais je me trompe peut−être, j’estime que cette courseaventureuse du Nautilus se prolongea pendant quinze ou vingt jours, et jene sais ce qu’elle aurait duré, sans la catastrophe qui termina ce voyage.Du capitaine Nemo, il n’était plus question. De son second, pas davantage.Pas un homme de l’équipage ne fut visible un seul instant. Presqueincessamment, le Nautilus flottait sous les eaux. Quand ii remontait à leursurface afin de renouveler son air, les panneaux s’ouvraient ou serefermaient automatiquement. Plus de point reporté sur le planisphère. Jene savais où nous étions.

Je dirai aussi que le Canadien, à bout de forces et de patience, neparaissait plus. Conseil ne pouvait en tirer un seul mot, et craignait que,dans un accès de délire et sous l’empire d’une nostalgie effrayante, il ne setuât. Il le surveillait donc avec un dévouement de tous les instants.

On comprend que, dans ces conditions, la situation n’était plus tenable.

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Un matin — à quelle date, je ne saurais le dire — je m’étais assoupi versles premières heures du jour, assoupissement pénible et maladif. Quand jem’éveillai, je vis Ned Land se pencher sur moi, et je l’entendis me dire àvoix basse :

« Nous allons fuir ! »

Je me redressai.

« Quand fuyons−nous ? demandai−je.

— La nuit prochaine. Toute surveillance semble avoir disparu du Nautilus.On dirait que la stupeur règne à bord. Vous serez prêt, monsieur ?

— Oui. Où sommes−nous ?

— En vue de terres que je viens de relever ce matin au milieu des brumes,à vingt milles dans l’est.

— Quelles sont ces terres ?

— Je l’ignore, mais quelles qu’elles soient, nous nous y réfugierons.

— Oui ! Ned. Oui, nous fuirons cette nuit, dût la mer nous engloutir !

— La mer est mauvaise, le vent violent, mais vingt milles à faire dans cettelégère embarcation du Nautilus ne m’effraient pas. J’ai pu y transporterquelques vivres et quelques bouteilles d’eau à l’insu de l’équipage.

— Je vous suivrai.

— D’ailleurs, ajouta le Canadien, si je suis surpris, je me défends, je mefais tuer.

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— Nous mourrons ensemble, ami Ned. »

J’étais décidé à tout. Le Canadien me quitta. Je gagnai la plate−forme,sur laquelle je pouvais à peine me maintenir contre le choc des lames. Leciel était menaçant, mais puisque la terre était là dans ces brumesépaisses, il fallait fuir. Nous ne devions perdre ni un jour ni une heure.

Je revins au salon, craignant et désirant tout à la fois de rencontrer lecapitaine Nemo, voulant et ne voulant plus le voir. Que lui aurais−je dit ?Pouvais−je lui cacher l’involontaire horreur qu’il m’inspirait ! Non !Mieux valait ne pas me trouver face à face avec lui ! Mieux valaitl’oublier ! Et pourtant !

Combien fut longue cette journée, la dernière que je dusse passer à borddu Nautilus ! Je restais seul. Ned Land et Conseil évitaient de me parlerpar crainte de se trahir.

A six heures, je dînai, mais je n’avais pas faim. Je me forçai à manger,malgré mes répugnances, ne voulant pas m’affaiblir.

A six heures et demi, Ned Land entra dans ma chambre. Il me dit :

« Nous ne nous reverrons pas avant notre départ. A dix heures, la lune nesera pas encore levée. Nous profiterons de l’obscurité. Venez au canot.Conseil et moi, nous vous y attendrons. »

Puis le Canadien sortit, sans m’avoir donné le temps de lui répondre.Je voulus vérifier la direction du Nautilus. Je me rendis au salon. Nouscourions nord−nord−est avec une vitesse effrayante, par cinquante mètresde profondeur.

Je jetai un dernier regard sur ces merveilles de la nature, sur ces richessesde l’art entassées dans ce musée, sur cette collection sans rivale destinée àpérir un jour au fond des mers avec celui qui l’avait formée. Je voulusfixer dans mon esprit une impression suprême. Je restai une heure ainsi,

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baigné dans les effluves du plafond lumineux, et passant en revue cestrésors resplendissant sous leurs vitrines. Puis, je revins à ma chambre.

Là, je revêtis de solides vêtements de mer. Je rassemblai mes notes et lesserrai précieusement sur moi. Mon coeur battait avec force. Je ne pouvaisen comprimer les pulsations. Certainement, mon trouble, mon agitationm’eussent trahi aux yeux du capitaine Nemo.

Que faisait−il en ce moment ? J’écoutai à la porte de sa chambre.J’entendis un bruit de pas. Le capitaine Nemo était là. Il ne s’était pascouché. A chaque mouvement, il me semblait qu’il allait m’apparaître etme demander pourquoi je voulais fuir ! J’éprouvais des alertesincessantes. Mon imagination les grossissait. Cette impression devint sipoignante que je me demandai s’il ne valait pas mieux entrer dans lachambre du capitaine, le voir face à face, le braver du geste et du regard !C’était une inspiration de fou. Je me retins heureusement, et je m’étendissur mon lit pour apaiser en moi les agitations du corps. Mes nerfs secalmèrent un peu, mais, le cerveau surexcité, je revis dans un rapidesouvenir toute mon existence à bord du Nautilus, tous les incidentsheureux ou malheureux qui l’avaient traversée depuis ma disparition del’Abraham−Lincoln, les chasses sous−marines, le détroit de Torrès, lessauvages de la Papouasie, l’échouement, le cimetière de corail, le passagede Suez, l’île de Santorin, le plongeur crétois, la baie de Vigo, l’Atlantide,la banquise, le pôle sud, l’emprisonnement dans les glaces, le combat despoulpes, la tempête du Gulf−Stream, le Vengeur, et cette horrible scène duvaisseau coulé avec son équipage ! ... Tous ces événements passèrentdevant mes yeux, comme ces toi les de fond qui se déroulent àl’arrière−plan d’un théâtre. Alors le capitaine Nemo grandissaitdémesurément dans ce milieu étrange. Son type s’accentuait et prenait desproportions surhumaines. Ce n’était plus mon semblable, c’était l’hommedes eaux, le génie des mers.

Il était alors neuf heures et demie. Je tenais ma tête à deux mains pourl’empêcher d’éclater. Je fermais les yeux. Je ne voulais plus penser. Unedemi−heure d’attente encore ! Une demi−heure d’un cauchemar qui

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pouvait me rendre fou !

En ce moment, j’entendis les vagues accords de l’orgue, une harmonietriste sous un chant indéfinissable, véritables plaintes d’une âme qui veutbriser ses liens terrestres. J’écoutai par tous mes sens à la fois, respirant àpeine, plongé comme le capitaine Nemo dans ces extases musicales quil’entraînaient hors des limites de ce monde.

Puis, une pensée soudaine me terrifia. Le capitaine Nemo avait quitté sachambre. Il était dans ce salon que je devais traverser pour fuir. Là, je lerencontrerais une dernière fois. Il me verrait, il me parlerait peut−être !Un geste de lui pouvait m’anéantir, un seul mot, m’enchaîner à son bord !

Cependant, dix heures allaient sonner. Le moment était venu de quitter machambre et de rejoindre mes compagnons.

Il n’y avait pas à hésiter, dût le capitaine Nemo se dresser devant moi.J’ouvris ma porte avec précaution, et cependant, il me sembla qu’entournant sur ses gonds, elle faisait un bruit effrayant. Peut−être ce bruitn’existait−il que dans mon imagination !

Je m’avançai en rampant à travers les coursives obscures du Nautilus,m’arrêtant à chaque pas pour comprimer les battements de mon coeur.

J’arrivai à la porte angulaire du salon. Je l’ouvris doucement. Le salonétait plongé dans une obscurité profonde. Les accords de l’orgueraisonnaient faiblement. Le capitaine Nemo était là. Il ne me voyait pas. Jecrois même qu’en pleine lumière, il ne m’eût pas aperçu, tant son extasel’absorbait tout entier.Je me traînai sur le tapis, évitant le moindre heurt dont le bruit eût putrahir ma présence. Il me fallut cinq minutes pour gagner la porte du fondqui donnait sur la bibliothèque.

J’allais l’ouvrir, quand un soupir du capitaine Nemo me cloua sur place.Je compris qu’il se levait. Je l’entrevis même, car quelques rayons de la

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bibliothèque éclairée filtraient jusqu’au salon. Il vint vers moi, les brascroisés, silencieux, glissant plutôt que marchant, comme un spectre. Sapoitrine oppressée se gonflait de sanglots. Et je l’entendis murmurer cesparoles — les dernières qui aient frappé mon oreille :

« Dieu tout puissant ! assez ! assez ! »

Était−ce l’aveu du remords qui s’échappait ainsi de la conscience de cethomme ? ...

Éperdu, je me précipitai dans la bibliothèque. Je montai l’escalier central,et, suivant la coursive supérieure, j’arrivai au canot. J’y pénétrai parl’ouverture qui avait déjà livré passage à mes deux compagnons.

« Partons ! Partons ! m’écriai−je.

— A l’instant ! » répondit le Canadien.L’orifice évidé dans la tôle du Nautilus fut préalablement fermé etboulonné au moyen d’une clef anglaise dont Ned Land s’était muni.L’ouverture du canot se ferma également, et le Canadien commença àdévisser les écrous qui nous retenaient encore au bateau sous−marin.

Soudain un bruit intérieur se fit entendre. Des voix se répondaient avecvivacité. Qu’y avait−il ? S’était−on aperçu de notre fuite ? Je sentis queNed Land me glissait un poignard dans la main.

« Oui ! murmurai−je, nous saurons mourir ! »

Le Canadien s’était arrêté dans son travail. Mais un mot, vingt fois répété,un mot terrible, me révéla la cause de cette agitation qui se propageait àbord du Nautilus. Ce n’était pas à nous que son équipage en voulait !

« Maelstrom ! Maelstrom ! » s’écriait−il.

Le Maelstrom ! Un nom plus effrayant dans une situation plus effrayante

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pouvait−il retentir à notre oreille ? Nous trouvions−nous donc sur cesdangereux parages de la côte norvégienne ? Le Nautilus était−il entraînédans ce gouffre, au moment où notre canot allait se détacher de sesflancs ?On sait qu’au moment du flux, les eaux resserrées entre les îles Feroë etLoffoden sont précipitées avec une irrésistible violence. Elles forment untourbillon dont aucun navire n’a jamais pu sortir. De tous les points del’horizon accourent des lames monstrueuses. Elles forment ce gouffrejustement appelé le « Nombril de l’Océan », dont la puissance d’attractions’étend jusqu’à une distance de quinze kilomètres. Là sont aspirés nonseulement les navires, mais les baleines, mais aussi les ours blancs desrégions boréales.

C’est là que le Nautilus involontairement ou volontairement peut−être —avait été engagé par son capitaine. Il décrivait une spirale dont le rayondiminuait de plus en plus. Ainsi que lui, le canot, encore accroché à sonflanc, était emporté avec une vitesse vertigineuse. Je le sentais.J’éprouvais ce tournoiement maladif qui succède à un mouvement degiration trop prolongé. Nous étions dans l’épouvante, dans l’horreurportée à son comble, la circulation suspendue, l’influence nerveuseannihilée, traversés de sueurs froides comme les sueurs de l’agonie ! Etquel bruit autour de notre frêle canot ! Quels mugissements que l’échorépétait à une distance de plusieurs milles ! Quel fracas que celui de ceseaux brisées sur les roches aiguës du fond, là où les corps les plus durs sebrisent, là où les troncs d’arbres s’usent et se font « une fourrure de poils», selon l’expression norvégienne !Quelle situation ! Nous étions ballottés affreusement. Le Nautilus sedéfendait comme un être humain. Ses muscles d’acier craquaient. Parfoisil se dressait, et nous avec lui !

« Il faut tenir bon, dit Ned, et revisser les écrous ! En restant attachés auNautilus, nous pouvons nous sauver encore... ! »

Il n’avait pas achevé de parler, qu’un craquement se produisait. Lesécrous manquaient, et le canot, arraché de son alvéole, était lancé comme

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la pierre d’une fronde au milieu du tourbillon.

Ma tête porta sur une membrure de fer, et, sous ce choc violent, je perdisconnaissance.

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Conclusion

Voici la conclusion de ce voyage sous les mers. Ce qui se passa pendantcette nuit, comment le canot échappa au formidable remous du Maelstrom,comment Ned Land, Conseil et moi, nous sortîmes du gouffre, je ne sauraile dire. Mais quand je revins à moi, j’étais couché dans la cabane d’unpêcheur des îles Loffoden. Mes deux compagnons, sains et saufs étaientprès de moi et me pressaient les mains. Nous nous embrassâmes aveceffusion.

En ce moment, nous ne pouvons songer à regagner la France. Les moyensde communications entre la Norvège septentrionale et le sud sont rares. Jesuis donc forcé d’attendre le passage du bateau à vapeur qui fait le servicebimensuel du Cap Nord.

C’est donc là, au milieu de ces braves gens qui nous ont recueillis, que jerevois le récit de ces aventures. Il est exact. Pas un fait n’a été omis, pasun détail n’a été exagéré. C’est la narration fidèle de cette invraisemblableexpédition sous un élément inaccessible à l’homme, et dont le progrèsrendra les routes libres un jour.

Me croira−t−on ? Je ne sais. Peu importe, après tout. Ce que je puisaffirmer maintenant, c’est mon droit de parler de ces mers sous lesquelles,en moins de dix mois j’ai franchi vingt mille lieues, de ce tour du mondesous−marin qui m’a révélé tant de merveilles à travers le Pacifique,l’Océan Indien, la mer Rouge, la Méditerranée, l’Atlantique, les mersaustrales et boréales !Mais qu’est devenu le Nautilus ? A−t−il résisté aux étreintes duMaelstrom ? Le capitaine Nemo vit−il encore ? Poursuit−il sous l’Océanses effrayantes représailles, ou s’est−il arrêté devant cette dernièrehécatombe ? Les flots apporteront−ils un jour ce manuscrit qui renfermetoute l’histoire de sa vie ? Saurai−je enfin le nom de cet homme ? Le

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vaisseau disparu nous dira−t−il, par sa nationalité, la nationalité ducapitaine Nemo ?

Je l’espère. J’espère également que son puissant appareil a vaincu la merdans son gouffre le plus terrible, et que le Nautilus a survécu là où tant denavires ont péri ! S’il en est ainsi, si le capitaine Nemo habite toujours cetOcéan, sa patrie d’adoption, puisse la haine s’apaiser dans ce coeurfarouche ! Que la contemplation de tant de merveilles éteigne en luil’esprit de vengeance ! Que le justicier s’efface, que le savant continue lapaisible exploration des mers ! Si sa destinée est étrange, elle est sublimeaussi. Ne l’ai−je pas compris par moi−même ? N’ai−je pas vécu dix moisde cette existence extranaturelle ? Aussi, à cette demande posée, il y a sixmille ans, par l’Éccclésiaste : « Qui a jamais pu sonder les profondeurs del’abîme ? » deux hommes entre tous les hommes ont le droit de répondremaintenant. Le capitaine Nemo et moi.

FIN

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