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LO U IS LATZARUS

Demo ise e

Rue des Notaires

R O M A N

T R O I > I ÈM IS É D I T I O N

P A R I S

CALMA N N - L ÉVY, É D YT E U R S

3,R U E A U B E R

, 3

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LOU I S LATZARUS

LA DEMOI SELLE

LAR UEDESNOTAIRES

PAR I S

CALMAN N -LEVY, ÉDITE

3 , R UE” A UB ER ,

3

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A q u at re heures en hiver et à c inq heures en

été,tous les j ours , madame de Hamelet al l ait

se p romener avec sa fille . L’

épic ier Jodel in ,qu i

tient boutique au co i n de la rue de la Ju iverie ,

les voya it déboucher de la rue des Notai res ,

marchant coude à cou de, d’un pas guindé . Alo rs

il levait les yeux vers sa pendule encastrée dans

les boî te s de conserves et d isai t ! Voilà les

dames de Ramel et qu i vont fai re l eu r pet it tour .

Il d i sait cel a tous les j ours,d ’abord par un

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2 L A D EM O I S E L L E

beso in naturel de parler , et aus s i parce que les

di stractions , à Vertault—sur- Se ine , sont s i rares ,

qu ’ i l convient de n ’en lai sser échapper aucune

sans la marquer au passage .

Vertault—sur-Seine est une peti te ville qui,

d ’un passé tumultueux , ret i ré l ’horreu r des

querelles b ruyantes . Les Vert il iens craignent

les coups et le scandale . Leur âme n ’a po int

changé depuis le j our lointai n où les bourgeo is

s’

u nirent aux vila in s p our démolir le château

fort du duc de Bou rgogne , à la su ite d’un s iège

fameux où tous avaient faill i mouri r d e fa im . Ils

aimèrent mieux détru i re leurs remparts et le u r

c itadel le que de couri r le ri sque d ’une défense

héroïque . E t le chroniqueur rapporte que,

dans la ruée formidable qu i p ous sai t le peuple

contre le donj on , les femmes seules faisaient

montre encore de quelque courage . Pour les

hommes,empressés à j eter bas les murailles

qu i avaient tenté trop longtemps la cup idité des

gens de guerre,ils p en saient s eulement à

mener une vie sans glo ire dan s une v ille

ouverte,pareils aux courti sanes , qui dénouen t

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D E LA R U E D E S N O T A I R E S 3

à l ’avance leur ceinture pour ne pas encouri r

la colère du ru ffian .

Prudents,malins

,amoureux des dis cuss ions

perfides , bavardant comme des femmes au

fond de leurs bouti ques,ais ément railleu rs , et

ne redou tent rien autant que le p illage de leurs

armo ires,les Vert il iens d ’autrefoi s ont fait des

fils qu i leur ressemblent . Leur âme s’

éc l a ire,

s i l ’ on s ai t que les Allobroges fondèrent ici

une colo nie et que tous sont des matins de

Dauphinoi s et de Bourguignons . Leur gaieté

avaricieuse vient de cette parenté double . La

barre de bâtardi se ne peut s’

effacer de leur

blason .

Les ru ines du castel détru it dominen t

auj ourd ’hui une ville claire , propre et élégante .

L ’étranger qu i s ’y hasarde est s édu it par sa

fraîcheur . Vers la tombée du j our , i l monte

des pavés une odeur subtile et forte,parfum

singul ier qu i tient des champs et du gren ier .

Les b elles promenades qu i entourent cette

peti te ci té sont respectables et attendri es,

c omme une aïeule qu i a beaucoup aimé . La

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Seine,qu i

, à cet endroit , n’est pas encore glo

rieuse,somnole sous les arches des vieux ponts

de p ierre . A chaque détou r de rue , un pe intre

p ourrait poser son chevalet . Mai s les Verti

l i ens ne comptent po int d ’arti ste s parmi eux ,

et seul le l ib rai re a découvert le s beautés de sa

v ille,à cause qu ’ i l avait b eso in d ’ i llu strer des

cartes p ostales .

Pour celu i qu i a feu illeté quelque s documents

d ’archives et cons idéré un peu les vie illes

p ierres rouss i es,une p romenade dans Vertault

est comme la lecture touchante d ’un vieux

l ivre galant et usé . Les enluminures n ’y

manquent po int , s i le soleil d e ce pays , un clai r

sole il réchauffant,veut bi en bri ller dans le ciel

tendre et se j ouer sur le s eaux dormantes ou à

travers le s arb res anc i ens .

Une rue entoure comme d ’un rempart la

ville haute . C ’es t la rue des Nota i res . Elle est

s ilencieuse et fro i de . Les maisons qu i la

bordent sont toutes bâti es de la même sorte .

Toutes ont les mêmes fenêtres closes dans la

façade gri se . Toutes ont le même visage

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immuable . Elle s sont auss i anci ennes que la

v ille elle—même . Et , parmi les moellons de

leurs f ondations,on retrouverait sans doute

quelques—uns de ceux que les guerriers gau lo i s

entassèrent pour protéger leur 0pp z‘

d um .

Mais,seuls

,des souveni rs plus proches son t

encore accrochés aux vie illes façades . Dans

l ’une de ces maisons se tin t le congrès inutile

et fameux où se débatta i t la destinée de Napo

léon,pendant que celu i—ci la j ouait sur un

autre échiqu ier . Le duc de Vicence , en hab i t

chamarré,des éperons à ses bottes de diplo

mate , s’

ent ret in t dans ce co in avec lord Castle

reagh,cachant derrière u n . sou rire mondain

les proj ets vindicati fs de sa nation offensée .

Ces murs intacts ont vu passer le duc de Bagu se

vie ill i , ayant déj à dans les yeux la tri stes se de

l ’exil vén itien .

D epu i s des s iècle s , l’ari stocrati e de Vertault

hab ite cette rue- là,o ù l ’on ne resp ire plu s le

frai s parfum de la peti te v ille couchée en bas,

comme une dame en atours fanés,endormie

d ’un sommeil séculaire . D es mousses moi s i ssent

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sur les perrons usés . Entre les pavés di sj o ints

poussent de larges touffes d ’herbe . Aucun bru it

importun ne trouble l ’air humid e et frai s .

Hautes et mornes demeure s , dont la grande

porte lai s se quelquefo i s passer un vi eux coup é

déte int,elles ont vu la splendeur guerri ère de

la Ci té,pu i s sa fortune bourgeo is e

,pui s les

vain s chuchotements des diplomati es,aprè s

les levées mil itai res qu i désolaient les foyers .

Elles ont vu l ’H istoire. Mai s nul n ’en cherche

le reflet sur leurs v ieux murs . La rue de s

Notaires , asile d’une noblesse sansmésall iance ,

reste hautaine et fro i de dans la v ill e douce

reuse qui s ’endort .

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C ’est dans cette ville—là,c ’est dans cette ru e

des Notai res,qu’était née madame de Hamelet .

M . de Monjumeau , son pè re l ’avait eue d ’un

mariage tardif, contracté a l heure o ù la dys

pepsie et la goutte puni ssent le s sexagénaires

des erreurs de leur cél ibat . Mai s ce vie illard

coléreux mena en deux ans sa femme au cime

tiere . Une vieille tante se chargea d ’

él ever l a

fillette j usqu ’à l’âge de dix ans , où elle fu t mise

au couvent .

Al ine de Monjumeau rev i t son père chaque

année à l’époque des vacances . E lle s e rappele.

touj ours en tremblant cet homme trapu,san

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guin,aux cheveux blancs plantés dru sur un

front barré de gros ses veines qu i se gonflaient

à la moindre contradicti on . Il la rudoyait a tout

moment et à p ropos de tout,la traitant de

pécore quand il la trouvait p enchée su r sa

tap i sseri e,et de gourgandine s ’ i l la sur

p renait grimpant aux arbres du j ard in . En réa

l ité,i l n e lu i pardonnai t pas la gêne que sa

présence mettai t dans le logi s et le trouble

qu ’ elle apportai t dans ses amours ancillai res .

Près d ’atte indre so ixante- d ix ans,ce vie illard

fougueux n ’avait pu se reten i r de s édui re une

forte veu ve qu i lu i servait de gouvernante . D è s

lo rs , elle le gouverna en effet . Inj uri euse et

tracass ière,elle lu i fi t payer par une soumis

s ion ab solue les gros plai s i rs qu ’elle lu i d i s

p ensait avec une parcimonie calculée . Cette

madrée commère dont tous les domestiques du

quartier avaient fro i s sé la rude chemise,trouva

,

pour rédu ire à sa merc i le gentilhomme,des

hab iletés subl imes que lu i eût enviées la cour

ti sane la plus ingén ieuse .

On conço i t que la présence de l ’héritière

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l égitime gènât cette femme avi sée . Auss i le

s upplice de M . de Monjumeau commençait—il

dès la mi—j u illet pour ne fini r qu ’aux premiers

j ours d ’octobre , quand Al ine regagnait le cou

vent . Non que la servante fi t entendre aucune

plainte contre la présence de mademoi selle .

Mais , chaque soi r , elle i nterd i sai t sa chambre

au vieil amant . Il resta i t sur le pal ier , n’

osan t

parler ti'

0p haut , de peur de réve iller Al ine , et

chuchotant le s plaintes et les supplicati on s de

son dési r misérable . A la fin ,fatiguée de l ’en

tendre , elle entre—bâillai t la porte pour d ire

Vous n ’avez pas honte A côté de votre

Vos Voulez- vous me

lai ss er tranquille

Telle étai t son aberration qu ’ i l l ’a imait

davantage , pour ce respect s imulé de l’enfance .

E t le lendemain , lorsqu’ i l la voyai t reven ir avec

Al ine de la messe de huit heures,i l pensai t

qu’

elle avait de bons sentiments,et qu ’ i l n ’

eû t

pu , dans tout Vertault , trouver , pour ve ille r su r

sa fille , une femme plus digne . Mais,comme

el le lu i servai t son premier déj euner et qu ’ i l

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lui lançai t des regards pass ionnés e t p e ureux ,

elle se déclarait b rusquement touchée de la

grâce et décidée à renoncer à sa vi e de péché .

D ieu lu i-même avai t envoyé sur la terre cette

j eune fille,cet ange

,qu i avai t m is s ion de

mettre en fuite la luxure et les mauvai s j eux

des vieillard s .

M . de Monjumeau s’

affol ai t , supplia it , pu is

tempêtait , et , une demi—heure aprè s , reneen

trant l ’ange dans l ’escali er , l’

accahl ait de

lourdes inj ures et se sentai t p rêt à tous les

sacrifices pour qu ’ i l retournât su r l ’heu re au

couvent .

Il attend it avec impatience l ’heure où sa fille

enfin pubère pourra it être l ivrée à quelque

noble officie r . Car,l’armée étant

,à son av i s ,

le dern ier as ile où se fussent réfugié s l’

hon

neur et la loyauté de la France,i l ne conc evait

point qu ’ i l pût avoi r un gendre c iv i l .

Al ine de Monjumeau ,à se ize ans

,étai t u ne

grande fille anguleuse,avec des bra s tr0p

longs , des cheveux tr0p pâles et d’as sez beaux

yeux . Or , comme elle venait de rentrer à son

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Le colonel de B ieu z ac ,'

qui s’

expr imait com

mu nément en langage nègre , définissait ains i le

l i eutenant de Hamelet

B rave garçon,craint ri en , énergique , bon

En effet,le li eute nant de Hamelet appartenait

à cette catégori e d ’officiers qu ’une littérature

un peu usée nous a dépe ints comme cachant

un cœur d ’or sous des dehors bourrus . Ses

hommes ne l ’a imaient guère,mais l ’estimaient ,

d isant qu ’ i l étai t j uste . C ’étai t un vrai soldat . En

temps de guerre , il eût été un héros . En temps

de paix , c’étai t un homme assez i nsolent

,d ’une

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LA D EM O I S E L L E DE LA R UE DE S N O T A I R E S 13

culture méd iocre,qu i partageait sa vie entre le

so in de vérifier s i le s troup iers portaient de s

bretelles ou avaient astiqué leurs ceinturons , e t

celui de fai re des part ies d ’

écarté au mess , aprè s

avo i r lu le G i l B las . C ’est un trai t i nutile de

dire qu ’ i l n ’aimai t pas les civils en général et le

pré fet en particuli er , parce que celu i—ci le peu

vait réquis i ti onner .

Ayant échoué à Saint—Cyr malgré un travail

obstiné , il n’avait vu d ’autre ressource que de

s ’engager . Le métier des armes étai t le seul qu ’ i l

jugeât conveni r à un homme comme lui . Il

cons idérai t que l ’ennemi,p énétrant en France

par cette trouée des Vosges que les sans—patri e

essai ent vainement d ’élargir , devait trouver en

face de lu i la p o i trine d ’un Poterot de Hamelet .

Il s ’engagea donc , fu t sous—offic ier , arriva enfin

à Saint—Maixent .

Il épousa mademoiselle de Monjumeau sans

jo ie excess ive , mais avec le ferme propos de la

rendre heureuse su ivant ses moyens . Il ne con

naissait de l’

amour que ce qu ’avaient b ien voulu

lu i en apprendre quelques rares courti sanes et

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auss i une cou turière qu i l ’aimait , et qu’ i l alla

vo ir chaque j ou r chez elle , pendant s ix moi s , au

bout desquels elle épousa un co i ffeur .

Mademoiselle de Monjumeau lu i parut être la

jeune fille qu ’ i l devai t épouser . Il e stimai t qu’elle

avait été bi en élevée . Elle étai t de bonne famille .

Elle avait deux cent mille francs de dot et e n

recueill erait encore quatre cent mille à la mort

de son père . Pour le reste , il ne s’

occu pa po int

de son visage .

Il faut qu ’une maîtres se so i t j ol i e , disa i t- il

d ’une vo ix p érempto i re . Une femme légitime ,

la mère de vo s enfants , n’a pas beso in de

beauté .

Il affirmait auss i qu’ i l n e faut po int trai ter

une épouse en maîtresse . E t en vérité il le p en

sait . Car i l ne se soucia j amai s de rendre

madame de Ramel et sensi ble aux réali tés de

l’

amour . S i cette femme pri t j amai s quelque

plais i r aux l égitimes approches de s on mari,ce

fu t que la nature le lu i o rdonna . M . de Ramel et

crois sait et multipl i ait . Mai s M . de Hamelet res

pectait sa femme . A quarante ans,et mère de

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famille,elle avait des naïveté s qu i déconcer

taient son confesseur .

M . de Hamelet qu itta le service à quarante

cinq ans,ayant reçu la croix de la Légion

d ’honneur . Une longue paix lui avait mi s dans

l ’espri t qu ’ i l servait la Républ ique plutôt que la

France . Et cette pensée lu i avait été insu ppor

table . Il avai t deux enfants . Sa fi lle Ét iennette

avai t douze ans , son fils Robert en avai t tro i s .

M . de Monjumeau étai t mort d’

ap0pl ex ie , lais

sant à sa gouvernante la moitié de sa fortune .

M . de Hamelet vint s ’ i nstaller dans la maison de

la rue des Notaires et s e prépara à y mener la

vie calme que lu i assuraient s es douze mille

francs de rente .

Aucun événement notable ne marqua,aux

yeux des Vert il iens, les dix premières années

que monsieur et madame de Hamelet passèrent

dans leu r ville . Parfo is quelqu ’un dis ai t ! Hé !

voil à que mademoiselle de Hamelet va être en

âge de prendre un Mais les futurs

mari s ne semblaient po int avo ir hâte de se diriger

vers la rue des Notaires,encore qu

Ét iennet te

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de Hamelet fût , à ce qu’on affirmai t , une jeune

fille accomplie .

Une vie ille demo i selle lu i avait enseigné l ’or

t hographe et l ’arithmé tiqu e. L’

organiste de

l ’égli se Saint-Mamert vint régul ièrement , troi s

foi s la semaine , lu i apprendre le p iano . Pour le

reste,on la tint en une i gnorance de bon goût .

Jamai s Ét iennet te n ’avai t ouvert un roman ,

sauf peut—être ceux que publie chaque année la

l ibrai ri e Mame,pou r l ’éd ification des enfants

des deux s exes . M . de Hamelet l i sai t chaque

so i r l ’Au tor i té , mai s il avait grand soin que sa

fille ne pût j eter le s yeux sur les fai ts- d ivers

et tenai t pour certain,s elon un axiome fami l ier ,

que les romans sont comme les champignons,

les meilleurs ne valant rien .

On apprit à Ét iennet te qu ’elle devait,en mar

chant dans la ru e,ne regarder n i a dro ite n i à

gauche ; on lu i enseigna qu’une personne

d istinguée allait à la messe chaque j our,pui s

fai sa i t quelque tap i s se‘

ri e . Elle sut que les

j eunes fille s de Vertault , étant i ssues de com

merçants ou de fonct ionnaires,n ’éta ient pas

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dignes d ’entrer en conversation avec elle . Quand

on j ugea qu ’elle po ssédai t parfaitement ces

notions nécessaires,en ne s’

occu pa plus d’elle .

Elle atte ignit v ingt—deu x ans,san s que nul l ’eû t

j amais i nvitée à réfl échir sur quo i que ce fû t .

Comme avait été sa mère , elle é tai t grande et

dégingandée . Elle avait d assez beaux yeux .

Elle éta i t pâle , parce que se s s eules so rtie s

é taient d ’aller à l amesse de hui t heures , où ,sou

vent,elle communiait , et de marcher une heure

chaque après—mid i au long de la p romenade de

la Source . Madame de Hamelet l’y condui sai t . Il

y avait un banc qu ’elle avai t choi s i . Toutesdeu x

s ’y asseyaient qu elques minutes . La ville é tai t

à leurs p ieds . Elles regardaient,sans échanger

une parole,l ’amas des maisons couvertes d e

laves gri ses . Elle s fouillai ent le sol de leur

ombrelle . Puis madame de Hamelet d i sai t

Votre père va reveni r de son cercle . Il est

temps,É tiennet te, de regagner la mai son .

Elles se levaient et rentraient par le s rues

s ilenci euses dont Ét iennet te connais sai t tous les

pavés . L’

épic ier Jodel in les regardai t rentrer

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comme il les avait regardées parti r . Quand elles

étaient passées et hors de la portée de sa vo ix , i l

déclarait d 'un ton sentenci eux

Mademoiselle de Hamelet do it mener une

tri ste existence . Ce n ’est guère une vie pour une

j eune

Car il se flattai t de posséder sur l ’éducation

des en fants de s notions certaines,en harmon ie

avec le p rogrès , et il d i sai t communément que ,

s’ i l avait eu des fil s,il les aura i t envoyés dè s

quinze ans en Angleterre e t en Allemagne pour

y apprendre les langues vivante s,sans quoi ,

affirmait— il , on ne peut faire aujourd ’hu i son

chemin .

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yeux . Elle s e retourna puérilement contre le

mur,remontant les draps j usqu ’au menton ,

comme s i elle allait recommencer un long

somme . Mais cette dern ière révolte contre la

nécessi té de se lever dura peu . Elle sentait sa

mère derrière la porte et prête à répéter sa

phrase d ’une vo ix plus sévère et déjà impa

t ientée

Ét iennet te ! Ét iennet te ! i l est l’heure de

vous lever !

E lle s e leva . Un instant , elle resta ass i se sur

le bord du li t,les yeux encore vagues , les pau

p ieres battantes,avec un visage ennuyé . Enfin ,

poussant un peti t s oup ir,elle se mit su r ses

p ieds .

Une demi-heure ap rès,elle descendai t dans

la salle a manger . Ses cheveux blonds étaient

so igneusement ti ré s , et pas un ne dépassai t le

strict al ignement . Elle était s implement vêtue

d ’une robe gris e,dont la coupe sans art ne lai s

sait rien supposer qu i n ’

ex istât réellement . Les

pl i s lourds de la j up e mal montée faisai ent,der

riere , un bourrelet as sez d isgracieux . Sous le

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D E L A R U E D E S N O TA I R E S 2 1

corsage,on devinai t un corset sol ide et carré

,

acheté tout fait,et orné d ’une petite dentelle

appl iqu ée .

Ma fille n ’aime pas la to ilette,di sait volon

tiers madame de Hamelet .

La véri té est q u’

Ét iennette s e lai s sai t imposer

tout costume sans dis cuter. Elle savait qu ’elle

userai t dans la semaine la rob e qu ’elle avai t

portée led imanche l ’année précédente . Ceci

était l’arti cle premier du canon de la to ilette ,

établ i par madame de Hamelet . L ’article second

porta i t qu’

Et iennet te devait abandonner l es

futiles parures aux j eunes filles de la ville .

Avoir l ’air d istingu é,voilà ce qu i étai t seule

ment indispensable .

Ét iennet te étai t donc communément vêtue

d’

é toffes de te intes neutres . Elle avai t des cha

peaux rigides,qu’elle posait à plat sur sa tête ,

s elon une ligne exactement horizontale . Les

modes purent passe r . Jamais elle ne songea a

ordonner ses cheveux d ’une autre manière

que celle qu ’on lu i avait appri se dè s l ’abord .

Auss i b ien , à Vertault , est—il entendu que les

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22 L A D E MO I S E L L E

j eunes filles ne do ivent po int modifier leur co if

fure . E t quelques- unes , pour avo i r essayé , ont

vu suspecter leurs mœurs .

Froide et compassée , mademoi selle deRamel et

tendit son front à son père et à son frère , qu i

déj à attendaient p rè s de la table . La famille

s ’ in stalla,non sans qu’on eût d it le Bened ic i te.

M . de Ramel et avait ouvert le j ournal local,

qu ’ i l l i sai t le sourci l froncé,avec une mine

d éfiante et sévère,la mine qu ’ i l p renait j ad is en

présence des carottiers de sa compagnie . Il

leva la t ê te pour d ire à sa femme

A propos,j ’a i vu ce j eune homme . Il

viendra auj ourd ’hui donner sa p remière leçon à

Robert .

Madame de Hamelet s’

interromp it , une mi

nute , de tremper dans un bol de café au lait de

longues tranches de pa in . Elle regarda son

mari et d i t

Alo rs , vous avez tout arrangé , Hubert ?

E t , M . de Hamelet ayan t répondu par une

incl ination de tê te , elle ne j ugea po int à p ropos

de s’

i nformer plus avant. Elle pensait,en effet ,

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D E L A R U E D E S N O TA I R E S 23

que l ’éducation du fi ls do it être réservée au

père ; et tout ce qu’avai t déci dé M . de Ramel et

étai t,par so n essence même , définiti f et

absolu . Qu ’ i l eû t cherché un précepteur à s on

fils,rien n ’étai t plus normal . A l ’avance ,

madame de Ramel et accep tait son choix san s

d iscuter .

A tre ize ans,le j eune Robert de Hamelet eût

difficilement abordé l ’examen du certificat

d ’étude s . L’

inst itu trice l ib re qu i , tro i s foi s par

semaine,venai t convier Ét iennette à s ’occu per

d u pronom possess if et a résoudre les mystères

de la d ivi s ion a tro i s ch iffres,avait eu la mis

s ion supplémentai re d ’enseigner à Robert les

rud iments . M . de Ramel et pro fessai t que s on fi ls

d eva it avant tout connaî tre l ’escrime et l ’éq u i

tation . I l l u i ense ignai t ce qu ’ i l savait lu i—mème

de ces deux arts . D è s qu ’ i l avait eu s ix ans,

Robert avait appri s , dans la cour étro ite que

bornaient de grandes cai s ses de boi s p eintes en

vert , comment il fallait riposter en prime . Sur

un cheval , obl igeamment prêté par un gen

d arme , i l avai t su se teni r de bonne heure . Pour

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24 L A D EM O I S E L L E

le reste,M . de Ramel et I l etai t po int p ressé que

son fils le connût . I l d i sai t

Il faut fortifier le corp s avant l ’espri t .

E t i l s outenait cette Op in ion d ’exemples em

p ru ntés à la mécan i que , affirmant avec'

raison

qu ’ i l faut d ’abord constru ire une machine sol ide

avant de bourrer la chaudière .

Pourtant l ’heure étai t venue de donner à

l ’enfant quelques notions des lettre s et de s

sciences surtou t des sci ences p ensait le

p ère . E t il déclara it avec violence que son fil s

ne serait po int un homme de lo i , n i un ecc l é

siast iqu e . I l éta i t pourtant b ien pensant et esti

mait le clergé . Mai s l ’état de p rê tn se lu i sem

blai t rés ervé par défin iti o n au x fils des

domestiqu es qu ’ i l n ’avait point . Car il n ’y a plu s

n i dîme , ni p rébende , n i bénéfice , et le s j eunes

gentilshommes ne trouvent en cet état qu ’hu

mil iat ion , en même temps que le vulgaire p ré

tend l eu r 1mposer des vertus superflues .

Parlez—moi du cardinal de Retz ! disa i t le

c api taine , qu i avait parcou ru l’hi sto i re de

France . Mais le cardinal de Retz serai t mis en

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DE LA R UE DE S N O TA I R E S

i nterdit par le pape et persé cuté par l ’

État .

En ceci,sans dou te ne se trompait—il pas .

Enfin,pu i sque dans les temps où nous vivons

i l faut,pour embrasser le métier des armes

,

passer des examens et se courber devant des

grimauds,M . de Ramel et songeai t à préparer

dès maintenant son fi ls aux épreuves de Saint

Maixent . Non pas Saint—Cyr . Le capi ta ine en

vou lai t a cette école de ne point l ’avo i r admis

de prime abord dans son sein . E t il cachait cette

vieille rancune derriè re des théories mil itai res,

disant que pour commander il faut avo i r su

d ’abord obé ir,fû t - ce dans les plus bas emplois ,

et célébrant la rude formation du simple soldat

et l ’utile saveur de la gamelle .

Il avait don c décidé que , vers d ix—hui t ans,

son fils s’

engagerait , pui s se présenterait à Saint

Maixent au bout des délai s prescrits .

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Mais à qui serait confié le so i n de donner à

Rob ert cette i nstruction élémentaire ? Vertault

su r—Seine s’

honore de posséder un collège com

mu nal , d’où sort chaque année une vingtaine de

bacheliers . Mais i l n e pouvai t être question

d ’ imposer à un j eune gentilhomme la promis

cuité de camarades malappri s et gros s iers . D ’au

tre part,M . de Ramel et estimai t que l ’instru c

t ion et la religion sont deux sœurs j umelles .

S ’ i l s ’étai t décidé à placer son fils dans un éta

bl issement publi c , ce n’

eû t pu être dans une

école sans D i eu .

O r les Pères Jésuites du chef—l ieu exigeai en t

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28 L A D E M O I S E L L E

d in,

fils de foncti onnaire ou d ’

ou vrier,obtient

de prime abord une supéri orité brillante . Jean

Fal ibert fu t le premier de sa cl asse,sans avoi r

à fourni r aucun effort .

Mais il fu t très malheureux . Ses camarades le

détestai ent parce qu ’ i l n ’éta it en ri en semblable

a eux . Ses maîtres se méfiaient de lui , su spec

taient sa vocation de tre ize ans,l

accu saient

d’

imp iété et de mauvai s espri t

Il y avait parmi eux un j eune prêtre nommé

Ravau d . Il était sp écialement chargé de main

ten ir la discipline au séminaire . Il éta i t trè s

grand et très maigre . Il avait des yeux noi rs

qu i brûlaient sous un front bas . Une âme d ’i n

q u isiteu r hab itai t sa maigre po itrine , déch irée

par une toux mortelle . Les fièvres de la phti s ie

lu i i nsp ira ient un zèle ardent pour la glo i re du

D i eu qu i le j u gera it b ientô t . Il p rétendait former

à coups de cravache les vocations sacerdotales .

Je vous du ssé—je mouri r à la

peine !…

Telle était la phrase ordinaire par laquelle il

terminai t ce qu ’on appelai t au s éminaire des

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D E L A R U E D E S N O T A I R E S 29

lectures sp i rituelles Les élèves écoutaien t

frémissants , sans . b ien c omprendre pourquo i

l’abbé Ravau d les voulait rédui re . Ils conce

vaient seu lement qu’ i l étai t un homme terrible ,

et devant lequel il ne fallait pas b roncher . Cc

p endant l’abbé Ravand les regardai t avec la

sainte colè re qu i enfl ammait les guerri ers de

Juda contre les Amal éc ites ou les Chananéens

maudits .

Je vous rédui ra1 '

Ils tremblai ent .

J ean tremblait plu s fort que l es autres .

L ’abbé Ravau d l’avait en exécration . La nui t ,

parfo is,dans le vaste dortoi r l ’élève se réveil

lait en sursaut . C ’éta i t l ’abbe qu i proj etai t su r

lu i les rayons d ’une forte lanterne,comme pour

découvri r su r le peti t visage endormi la trace

d ’un rêve cou pable . L ’enfant le regardait , ter

ri ! e.

Dormez ! ordonnait l ’abbé . Faites une

prière et dormez !

E t i l reprenai t dans l e dortoi r sa course in

qu iétan te. Une porte qu i le bruit mou

2 .

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30 L A D EM O I S E L L E

d ’une soutane contre la boi ser1e l ’abb é ava it

di sparu . Mais Jean ne réus s i s sai t pas à retrou

ver l e sommeil .

Les j ours de promenade étaient pour lu i de s

j ours terribles . L ’abbé Ravand , professant qu’ i l

faut rompre les corp s pour dis cipl iner le s é s

prits, soumettai t les él èves à des épreuves ex

t raordinaires. Il avait notamment imaginé de

leur fai re gravi r d ix fo i s de suite un senti er

creusé à p ic au flanc d ’une coll ine sablonneuse .

E ssoufflés , haletants , les malheureux gamin s

gl i ssai ent , tombaient , reprenaient leur aseen

s ion sur les genoux,arrivaient enfin au som

met de la montagne . Ravau d déjà les avait p ré

cédés , car ce po itrinaire , j ugé incurable pa r

tous les médecins et condamné à une mort im

minente , retrouvait des forces nouvelles chaqu e

fo i s que sa consci ence intraitable lu i présen

tait un nouveau moyen de coercition,une nou

velle arme contre le p éch é touj ours p résent,le

péché qu’

i l p oursu ivait au fond des âmes de ses

élèves avec un acharnement morb ide .

Jean passa , dan s cette mai son,s ix années

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D E L A R U E D E S N O T A I R E S 3 1

affreuses , au bout desquelles i l revint à Ver

tau l t , bachelier . Ses professeurs l’avaien t vai

nement engagé à entrer au grand séminaire .

L’espo i r d 'une vi e calme et paresseuse à l ’ombre

d ’un presbytè re n ’avai t pu le tenter . D’autre

part , i l ne se sentait point une âme d’

apô tre.

Après s ix ans d ’exerci ces rel igieux,i l n ’avait

qu ’une foi médiocre , banale et routini ère .

Que ferait—il ? C ’est le charme et le danger

des études purement class i ques que de forme r

des hommes de goût , sans capacités p ratiques .

Jean avait les ardeurs l ittéra ires qu i enfl am

ment tous les j eunes hommes d ’auj ourd ’hui , au

sorti r de nos rhétoriques . Il se sentai t quel

qu’

un , parce que sa vi e intérieure éta i t forte .

Il avait une grande van ité . Il n ’eut pas voulu

être commerçant . Une seule carrière était ou

verte devant lu i le p rofessorat . Car le serra

ri er n ’avait pas d ’argent et n ’aurait pu subveni r

à l ’entretien d ’un étudiant en dro it .

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Le père Fal ibert n ’avait pas vu sans chagrin

reven i r à l a maison ce j eune homme trop frêle

pour s ’ i n stalle r devant l ’étau , e t trop d istin

gué pour accepter d ’entrer chez le notai re de

la place en qual ité de peti t clerc . Depu i s deux

mois à peine son fils étai t rentré à Vertault,et

déj à le serruri er ne ménageait po int les allu

s i ons désagréables aux fe ignants qu i ne sa

vent po int gagner leur vie .

A ton âge , moi , j e me levai s à quatre

heures du mati n pour aller travailler chez le

père Ezard . Tu ne l ’as pas connu,le père

Ezard ? Il demeurait l à! -bas au co in de la place .

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LA D EM O I S E L L E D E L A R U E D E S N O TA I R E S 33

Ce n ’étai t pas un feignant . Il avait commencé

dès quinze ans à forger . E t quand il est mort ,

à quatre-vingts ans,i l a b ien lai ssé soixan te

mille francs à sa fill e . Dans ce temps—là les

j eunes gens n ’étaien t pas comme aujourd h u i .

Pour échapper à de parei l s di scours,Jean

sort ai t . Il s ’en allai t d ’un pas fatigué jusqu ’à la

promenade de la Source . Il y avai t là un banc

ombragé par de s sap in s . Il s ’y asseyait . Devant

lui,la Seine coulait

,peti t ruis seau arrêté à ch a

que détour par les hautes herb es qu ’on ne fau

che qu ’

une foi s l ’an . Derri ère , une cascade chu

chotait aux rochers son éternelle chanson . C ’es t

p rès de cette cascade que les dames de la ville,

par les j ournées chaudes , viennent s’asseoi r .

Elles prennent place sur des bancs verts et

tirent l ’aigu ille,en surveillant leurs en fants

criards . Elles étaient hab i tuée s à voi r,non loi n

d ’elles,le j eune homme tournant le des . Elles

n e manquaient pas de dire chaque j our Mai s

enfin,l e fils Fal ibert ne fai t don c rien ? Je n ’ai

merais pas avo i r un grand garçon comme ça

inoccupé .

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LA D EM O I S E L LE

A quo i une vo ix répondai t touj ours que l e

pa uvre j eune homme était malade de la poi

trine .

I l tien t cela de son grand—père . Vous l ’avez

b ien connu,le père Fal ibert ? Quand il est mort ,

on lu i a ouve rt la p o i trine . Elle étai t no ire ,

toute noire,b rûlée

,quo i C ’étai t de tr0p fumer .

Il avai t touj ours la p ipe à la

Ici,généralement

,la conversation déviai t .

Ces dames entreprenaient,à propos des excè s

de tabac , le p rocès de leurs maris respectifs . E t

l ’on ne s ’occupait plus de Jean Fal ibert , qu i

regardai t l ’eau couler lentement et s ongeait au

grand aven i r que méri tai t l ’excellence de son

âme . Serai t—il professeur ? Ah ! s ’ il eût pu être

j o'

urnali ste ! Le j ournali sme avait aux yeux de

Jean cette dern ière auréole dont il se pare aux

yeux des gens mal i nformés . Il voyai t son nom

au bas d ’articles à sensation . Il partageai t s a

v i e entre les théâtres et les cafés où se réuni s

sent les hommes de lettres . Voil à pour quelle

existence il était né . Ah ! l ’heureuse vie de ces

ro is qu i sont admis partout,approchent le s

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Ce so ir—là,J ean étai t a pe ine as s i s à table

que son père p rit la p arole pour raconter l ’évé

nement . M . de Ramel et s’étai t p résenté le matin

et lui avait demandé fort poliment s i Jean ne

consentirai t po int à donner des leçons à son

fils . E t il était facile de vo i r que cette démarche

avai t flatté le serruri er . Il raillai t ord inairement

les nobles . Mais vo i r l ’un d ’eux entrer dans sa

boutique le rempl i ssai t d ’un certain orgueil .

Que ces gens - l à so ient ce qu’

i ls veulent,

d it- il , on ne peut pas d ire qu ’ i ls ne sont pas

b ien élevés . Mossieu de Ramel et sai t cau

ser I l est bre f, i l ne dit que ce qu’ i l faut dire ,

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L A D EM O I S E L L E D E L A R U E D E S N O TA I R E S 37

mais c ’est b i en dit . J ’aime mieux ces gens- là

que les prêcheurs,avec lesquel s on ne sait

j amai s où ils veulent en ven ir .

A ins i le s erruri er Fal ibert cri tiquait impl ic i

tement les ecclés iastiques , auxquels i l n e par

donnai t po int,dans son for intérieu r , de n

’avo i r

point su garder son fil s parmi eux . Ceci , d’ail

leurs,ne l ’

,empê cha pas de blâmer immédiate

ment son fils de n ’avo i r p oi nt en le courage

de se maintenir au séminai re . Mais le j eune

homme ne protesta point , habi tué qu’ i l était aux

rai sonnements contrad icto i res de son père .

Celu i-ci,d ’a illeurs , continuait

Enfin ! ce qu i est fait est fa it . Comme j e

ne peux pas te nourri r à paœsser , tu vas

d ’abord gagner un peu d ’argent a donner les

leçons qu’on te demande . Tu i ras tous l es jou rs,

de neuf heures du matin j usqu ’à onze heures .

On te donnera cinquante francs par moi s . Ce

sera de l ’argent facilement gagné .

E t , comme le j eune homme ne manifes ta i t

pas un enthous iasme exagéré,le s erruri er

aj outa , sur un ton pérempto i re

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38 LA D EM O I S E L L E

Du reste,tu ne peux pas fai re autrement

que d ’accepter . J’

ai promis que tu i rai s demain

d onner ta première leçon . Je su i s dégoûté de

voi r un grand garçon comme to i passe r son

temps à ne ri en fai re , et j e n’aurai pas touj ours

d es b ras pour travailler p our to i .

Sur quo i , i l s’en fu t se coucher dans son l i t

'

d’

acajou à rideaux j aunes , en déclarant que

ceux qui devaient se lever de bonne heure

n ’avaient pas le temps de ve ille r .

Jean ne tarda p as a l ’ imiter . Il voulait réfl é

chir a l ’aise sur l’événement qu i survenait . Au

fond,i l l ’enchantait , comme devant mettre dans

sa vie monotone une di stracti on . Pour le reste ,

i l n e revêta i t aucune importance . Car Jean

comptait b ien que ce n ’éta it la qu ’une halte

dans la marche vers la s ituation aimable qu i lu i

étai t réservée.E t i l calculai t q u ’ il aurait désor

mai s la faculté de mettre de côté quelque

argent pour tenter un voyage à Paris,qu i l u i

semblait devo i r être le premier pas vers une

carri ère glorieus e .

Il eut un sommeil agité . Quand i l se réveilla ,

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D E L A R U E D E S N O TA I R E S 39

un sole il d ’automne dorait les pauvres meubles

de sa chambre,le l i t de noyer ancien , les rayons

de boi s blanc chargés de l ivres class iques . Il se

rappela l ’obl igation nouvelle qu i s’

imposait à

lui a parti r de ce j our . E t l’attra i t de la n ou

veau té le porta à s e lever tout de suite , sans

les musard ises habituelles,comme si

,levé

,i l

se rapprochait davantage de l ’heu re où il com

mencerait le travail i naccoutumé . Il fit une to i

lette rap ide,debout devan t l a tablette étroi te où

étaient placés une cuvette et un pot à eau exi

gus,entre un verre et une coupelle de faïence

a mettre la savonnette . Puis i l descendi t pren

dre son petit déj euner . Le père Fal ibert,qu i

forgeait déjà à grand bru it de marteau,l ’aper

çu t et en conçut sat i sfaction . Il lu i parla sur un

ton j ovial,et

,plu s tard

,le voyant s ’élo igner ,

qu elques l ivres s ous le b ras i l n e put se rete

nir d ’

éprouver quelque fierte . Se tournant vers

son apprenti , i l lu i d it

Ils ont de la veine de l?avo ir trouvé ! Il n ’y

en a pas beaucoup d ’auss i savants que lu i,à

Vertau lt .

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40 L A D EMO I S E L L E D E L A R U E D E S N O T A I R E S

E t déjà il s e sentai t p rêt à reprocher à M . de

Ramel et s a p ingrerie . Cinquante francs par

moi s ! Le beau den ier à remettre à un grand

garçon qu i lu i économise tou s le s frai s de col

lège !

J ean,cependant

,traversait les ponts qu i

séparent la ville basse de la ville haute . Il gagna

l ’hôtel de Ramel et par une rue abrupte . Quand

il sonna a la porte , seulement , i l s e s enti t l égè

remen t intimidé .

Une bonne vint lui ouvrir , qu i éta i t p révenue

de sa vis i te,car

,lui ayant fai t traverser le

grand vestibule dallé,elle le mena tout auss i tô t

dans la p ièce que M . de Ramel et appelai t la

b ibl iothèque .

C ’étai t une salle spaci euse,avec une large

tab le au mili eu . La cheminée s’

ornait d ’une

pendule à suj et s évère un v ieillard de bronze

tenant des feu illets sur s es genoux . L’

Arioste,

peut—être , en Dante , ou le Camoens . Au long

des murs coura ient des b ibl io thèques ouvertes,

garnies de l ivres reliés en veau .

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Les leçons du j eune pro fesseur furent d’

abord

l imitées à quelques d ictées et à qu elques p ro

blèmes d ’

ar ithmét iqu e. Mai s Jean avait pour

l ’enseignement une aptitude maîtresse il étai t

clai r et méthodique . En deux moi s , l’élève fit

des p rogrè s qu i ravirent M . de Ramel et et flat

tèrent son amour—propre de père . D ès lors , i l

abandonna quelque chose de la rigi d ité de son

plan d ’éducation .

Convenait—il de ne point cultiver les dons

naturels que son fils révélai t soudain ? Le gen

t il homme accusa d ’ incapac i té la vie il le demoi

s elle qu i jusqu ’alors avai t en se igné à Robert

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42 L A D EM O I S E L L E

les rudiments . Éve iller la curios ité d’un en fant ,

stimuler son zèl e , voil à ce qu’elle n ’avait po int

su . E t i l s’

appl au dissait de la persp i cacité s i n

gu l iere qu i l’avait conduit chez le serruri er . Un

j our qu ’ il rencontra,s ou s le po rche de l ’égl i se

,

la vie ille i nstitutrice,i l ne put se reten ir de l u i

faire quelque s rep roches , d’une vo ix mil itai re ,

en des termes qu ’ i l n e chercha it guère à adou

cir

J e ne voudrai s po int vous causer de p eine .

Mais ce j eune homme a fai t accompl ir amon

fils des progrè s surprenants . Peut- être vos

ancienne s méthodes ne convenaient po int . Il es t

bon d ’ailleurs de lai ss er l ’enseignement aux

hommes . Vos fémin iste s s ’en ap ercevront

b ientôt

Il l a quitta s ur cette phrase bourrue . Made

moisel le Butin n ’avai t j amai s songé au fémi

n isme. C’éta i t une vie ill e fille sucrée , avide de

cons idération,et qu i crai gnai t par- dessu s tout

de voi r s’

émiet ter sa cl ientèle . Elle avait écouté

M . de Ramel et avec un sourire vexé . La b ile

envahit se s j oues . E lle voulut répondre par une

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44 L A D EM O I S E L L E

deaux sévères encadraient un v i sage adipeux ,

où brillai ent deux petits yeux fureteurs . Elle

racontait sans se fai re p rier l ’h i sto i re qu ’on lu i

demandai t,et c’étaient

,sur le pas de la porte ,

des conversati on s interminable s,à peine inter

rompues de temp s a autre par l ’entrée d ’une

commère venant chercher une pelote de fil .

Madame Somsoi s salua mademoi selle Butin

avec complaisance,pui s engagea par un hab ile

détour la conversation sur Jean Fal iber t .

Avez—vous remarqué comme mons ieur de

Ramel et blanchi t ? Il est vra i qu ’ i l n ’est plus très

j eune . Mademoi selle Ét iennette touche à ses

vingt ans . D i tes-moi,i l es t temps de songer à

la marier . Mais il n ’y a plus de j eunes gens à Ver

tau l t . D ’ailleurs,qu ’est—cc qu ’ il s y feraient ?Rien

n e va plus . Il n ’y a plus de commerce . On fai t

tout ven ir du Lou vre et du Bon Ma rché . Regar

dez le fils Falibe rt . Il a beaucoup d ’ i n struction .

Eh b ien ! le vo ilà p récepteur chez mons ieur de

Ramel et . Il perd son temps . Il fera it b ien mieux

d ’entrer tout de su ite dans une administration .

Et , voyant mademoi selle Butin exaspérée par

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D E L A R U E D E S N O TA 1 R E S 45

ces paroles , madame Sense i s continua , sur un

ton confidenti el

Vraiment,j e ne comprends pas ces gens

là . Je sai s b ien que mademoiselle de Ramel et

est trè s s érieuse . Mai s il ne faut pas j ouer avec

le feu . Vous verrez que ça fera cause r

Auss i tô t le vi sage de l ’inst itu trice s ’étai t ras

séréné . Bien sûr que c’étai t une impru denœ ,

surtout avec les j eune s gens d ’au j ourd ’hui,

dont les meilleurs ne valent pas grand ’ chose !

Et pu i s,allez donc demander à ce gamin de

donner une instruct ion sérieuse , surtout à ce

Robert !

S i vous saviez , madame Sensei s , la pe ine

que j ’ai eue à lu i faire entre r quelque chose dans

la Naturellement , j e ne voudrais pa s

que ce que j e d i s sort it d ’ i ci . Mais il es t bouché ,

vous savez ! pas intell igent pour un sou , et

mauvais e tête,e t dédaigneux !

Il ti ent de sa mère , déclara sentenci euse

ment madame Sensei s . Madame de Ramel et n ’a

jamais été intelligente . C ’est la p lus mauvais e

cl iente qu ’on puis se

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46 LA D EM O I S E L L E DE LA R UE DE S N O T A I R E S

S ix heures du so i r sonnaient a l ’horloge de

l ’égli se que les deux femmes conversai ent en

core,entassant le s déductions sur les hype

thèses . D éj à le princip e étai t admis que Jean

passai t sa j ourné e a fai re la cour a made

moisel le de Ramel et . Le lendemai n , toute la

ville commenterait l ’impru dence de M . de

Ramel et .

Cependant ce gentilhomme poursu ivait sa

marche ju squ ’à la grande place , où était in stallé

le Cercle . E t i l réfl échi s sa it à l ’éducation de son

fils . Peut—être conviendrait- il de lu i en seigner

le lati n ? Quoi qu ’on en dît,i l n ’étai t pas mau

vai s qu ’un garçon connût le s langues mortes,

sur tout le latin , d’où le françai s est d irectement

i s su,comme chacun E t M . de Ramel et ,

a songer que son fils aborderait l'

Ep i tome, con

cevait pour les lettres un grand respect . Quand

il monta l ’escali er du Cercl e,où l ’at tendaient

quelques fonctionnai res v ie ill i s et quelques

hobereaux o i s i fs,son part i étai t p ri s Robert

commencerai t le latin dès le lendemain .

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Le lendemain,en effet , M . de Hamelet

demanda à Jean Fal ibert d’enseigner le lati n à

son fi ls . E t i l lu i parla avec cons idération .

Mon cher ami , j e ne vous ai pas dit encore

c ombien m ’a sati sfait l ’enseignement que vous

donnez à Robert . Il a fait en . deu x moi s des

progrès qui m ’ont insp iré un étonnement heu

reux . E t j ’ai p ensé que j e m ’étai s p eut—être

trompé en voulant ass igner à son instru ction

des l imites trop étro ites . Robert sera soldat .

Mais il ne messied pas à un homme d ’épée de

savo ir quelques bribes de latin . Autre fo i s l es

mousquetai re s emportaient un Horace dans

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48 L A D EM O I S E L L E

leurs fontes . C ’est un grand bonheur,à l etape ,

de pouvoi r se détendre l’esp ri t par une lec

ture . Moi qui vous parle , en 1870, j ai gardé

dans ma poche , durant toute la campagne , un

vieux numéro du F iga ro . E t j e le reli sai s

chaque j our avec le même plai s i r . Mamie ?

d irez—vou s . Que non pas ! Mais besoin naturel

de changer d ’i dées , de me distraire de l’

affl i

geant Ma i s non,tenez , j e vai s

encore m’

embal l er . Ah ! s i Du crot !… Enfin ,

n ’en parlons plus . Mai s faites app rendre le

latin à Rob ert . S i nou s voyon s qu’ i l n ’y mord

pas , i l sera temps de reven i r à mes théorie s

p remières .

Jean acquiesça volontiers . Il en étai t arr ivé

à se complaire à son métier de p récepteu r . Il

ne réfléchis sai t poin t à ce qu ’i l avait d ’essen

t iel l ement tran s ito i re . Tou t d ’abord,i l en avai t

t i ré un premier avantage son père ne lu i

reprochai t plus le pain qu ’ il mangeait et n ’ in

eriminait plus son o is iveté . Le serrurier était

extrêmement fl atté de voi r son fil s profè s

scur dan s la meilleure famille de la v ille . E t

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D E LA R U E D E S N O TA I R E S 49

cette sati sfaction le portai t également à fermer

les yeux sur la nature incertaine de la p os i

tion .

En outre,Jean aimai t ce métier parce qu ’ il

lui permettai t de flâner à son aise , en rêvant au

moment où il p ourrai t enfin aller conquéri r

Pari s . Il s e nourri s sai t d ’

espoirs indéfinis,

comptait sur la notori été,sans savo i r par quels

moyens i l l ’obt iendrait . Mais i l se croyait cer

tain de l ’obten i r . Les leçons qu ’ il donnai t à

l’héritier des Ramel et l u i permettai ent d’amas

ser l ’argent du viatique . Il patientai t don c sans

peine . Le so ir , dan s sa chambre , i l s’

essayait à

écrire des articles dans le genre grandiloqœ nt

et ind igné . E t , comme i l commettait cette

erreur , famil i ère aux j eunes hommes de p ro

v i nce , de confondre la l i ttérature avec le j our

nal isme, i l écrivait auss i des nouvelle s as sez

fades , qu’ i l adressait p arfoi s à des feuille s de

Paris , dans l’espo i r touj ours déçu qu ’elles les

in séreraient . Ces échecs n e le décourageaient

pas . Il les attribuai t a ce fait que la correspon

dance étai t lue hâtivement . S i j ’étai s l‘

a !

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50 LA D EM O I S E L L E

pensai t- i i , pour présenter mon œuvre moi

M . de Ramel et , de ce j ou r , eut trouvé une

occupation . l l as s i sta i t au x leçons . En cachette ,

ce viei l o fficie r p répara chaque so i r le passage

du De Vir is que so n fils déch iffrerait le lende

main matin . Car i l tenait pou r la p remière règle

de l ’édu cat io n qu ’un père ne se montrât en

aucun cas in férieu r à son fils .

Les fil s de boutiqu iers , d i sa it—il , apprennent

to u s le latin . Au bout de leur rhétorique,il s

mépri s ent leur pè re ignorant . E t cette inst ru c

ti on qu ’on leur di stribue avec une exces s ive

l ib érali té est responsable du respect qu ’ i ls

p erdent et de l ’ espri t famil ial qu i d isparaî t

chaqu e j our davantage .

C ’est ains i que M . de Ramel et,à cinquante

ans,courba son front sur les textes que l ’on

prepose à la sagacité des élèves de septi ème .

E t ce qu ’ i l y découvrit b ouleversera son espri t .

Il y avait longtemps qu ’ i l avait oubl ié.l ’histo i re

romaine . Il s’

enthou siasma tard ivement pour

Cornel i e et pour Lucrèce . Aprè s la leçon , i l

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LA D EM O I S E L L E

L’homme qu i combat pour la ra i son ,

pour sa patri e,ne se tient p as s i ai sément pou r

vaincu . Il ne do it attendre sa"m0iss0n , sa des

t inée, la seule qu i l’

int éresse, la de s tinée de

son nom , que du temps , ce juge incorruptible

qu i fait j u sti ce à tous .

Quelle mémoi re vous avez ! di sait M . de

Ramel et . Ah q u e n’ai-je encore votre âge

E t quand il rentrait chez lu i,le son , 11 s e

s entait av ide de communiquer à quelqu ’un les

découvertes qu ’ i l venai t d e faire . A madame de

Ramel et et à sa fille il racontai t l a p ri s e de

Rome et les O i e s du Cap i tole . A qu i le s eût—il

racontées ? L’

ignorance de son audito i re ne

l’

arrêtait point . Plutôt l ’eût—elle exci té . Quo i d e

plu s beau qu ’un père de famille formant l ’esp ri t

de ses en fants et élevant sa femme jusqu ’à la

sci ence qu ’on lui avait refusée ? Il n ’

apercevait

p oint quel changement s ’était soudain opéré e n

lui , et qu’ i l avait longtemps raillé les femmes

savantes . M . de Ramel et renonçait à toutes ses

théories anci ennes . Un j our,il lui arriva d e

blâmer le lati n des psaume s,qu ’ il ne trouvai t

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D E LA R U E D E S N O T A I R E S 5 3

point d ’assez bonne épo que . I n ex i l a Israel de

DeEgyp te

Madame de Ramel et et sa fille , à force d’en

tendre les louange s du précepteu r , qu i su i

vaient i nfaill i blement le s récits d ’histo ire

romaine,

fin irent par cons idérer Jean Fal ibert

comme un e maniè re de gén ie . Il fu t entendu

qu ’ i l étai t un j eune homme de beaucoup d ’ave

n i r . Quel aveni r ? On ne le savait au ju ste .

Mai s une destinée brillante ne pouvai t manquer

d ’être réservée à ses facu ltés exceptionnelle s .

Toutefoi s Ét iennette n ’e n ép rouvai t aucu n

trou bl e . Son éducation ne le lu i permettai t

po int . E lle n ’

avait jamais songé que la moindre

intimité pût s ’établi r entre un garçon de cette

sorte et une fille de son monde . Qu ’on le trou

vat i ntell igent ou érudi t , ceci n’

éveil lait en elle

aucune sympathie particul iè re . Comme elle

était de nature douce et d ’e spri t lent , elle ne se

formula jamai s à elle—même l ’op in ion véritable

qu ’elle avai t de lui . E lle ne le consi dérai t

guère , pourtant , que comme un domestique

sup éri eur . Nulle.

femme au monde '

ne fu t

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54 LA D EM O I S E L L E

j amais plus in génument hautain e . Tant d ’an

c ê tres qu i s’éta ient succédé dans les appar te

ments de la rue des Notai res et avaient à tra

vers les s i ècles , regardé au- dessou s d eux la

ville endormie,écouté le bru it monotone et

réguli er de la vie b ourgeo i s e,tant de femmes

qui s ’é ta ient comme elle accoudées le mati n a

la fenêtre à sa fenêtre e t avaient vu le

même horizon , les mêmes toi ts qu i se heurtent

et se bousculent,veillés par l’égli se lo intaine

,

tant de j eunes fille s qu i avaient contemplé la

c i té avec des yeux de rêve , qu i s’étaient p en

ch ées, un soi r , l’âme lourde et le cœur incer

tain , pour écouter s i le s sabots d’un cheval ne

bri serai ent pas enfin le s ilence,tant d ’

aïeu l es

qu i n ’avaient pas été aimées , qu i avaient traîné

des j ours flétri s , s’étai ent calfeutrée s dans leurs

appartements,tournant le dos aux fenêtres et

ne voulant plus ri en de la cité,ne la regardant

même plus,avaient légué à la dern ière descen

dante l’héritage de leurs rancœu rs. Tant de

dé s irs que la ville n ’avait p o int sati sfai ts,tant

de bai sers qu ’elle n ’avai t p o int donnés,tant de

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D E LA R U E D E S N O TA I R E S 55

l armes qu ’elle n ’avai t pas séchées,tout cela , qu i

avait opprimé l’âme des aïeules,s ’étaitmu é dans

l ’âme d ’

Ét iennette en un obscur et inconsci ent

mépri s p our les choses et les gens d ’

! en bas

E t l ’é toffe de sa vie é tait ti ssée de ce mépri s . E t

aucune impress ion ne se brodait sur une autre

trame .

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L ’abbé Chomeyrat , ayant rencontré Jean

Falibert devant l’égl i se Saint-Mamert , le convia

à une courte promenade . Il venait de passe r

deux heures au confes s ionnal . La dern i ère

dévote partie , i l avait j eté en hâte son surpli s .

Il se sentai t avide de plein ai r,comme s i toutes

les impureté s qu ’on venai t de chuchoter à son

o reille,toutes le s basses et médiocres misère s

dont il venait de recevoi r la confidence,allaien t

s e d iss iper et s’

évanou ir à la grande clarté du

ciel .

Ou f ! dit- i l , j’ai beso in de me décrasser

l ’espri t .

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L A D EM O I S E L L E D E L A R U E D E S N O TA I R E S 57

Mais à peine cette parole hardie lui eut—elle

échappé qu ’ i l j eta autour de lu i un regard

inqu iet . La vivacité hab ituelle de son langage

lui avai t susci té beaucoup d ’ennemi s . Lorsqu ’ i l

étai t arrivé à Vertault,quinze ans auparavant ,

tout brûlant de l ’ardeu r de son j eune sacerdoce ,

i l avait scandali sé la ville par son zèle fou

gueux et l ’ intrai table sévéri té de sa foi . Habi

tués aux exhortations incolores de vicaires pai

s ibles,les Vert il iens furent stupé faits , et

b i entôt révoltés,d ’entendre les terribles s er

mons où ce prêtre de V ingt—cinq ans fouaillai t

leur hypocris i e avec une verve âpre et b rutale .

Le Sp ec ta teu r de Vertault le compara à Torque

mada . Moins érud its,le s hab i tants l ’appel èrent

seulement un enragé

Il s ’étai t vi te calmé . L’

arch iprê tre en per

sonne lui avai t démontré,en moins d ’un an

,

quel tort grave portaient à la rel i gion son atti

tude intransigeante et l ’ intempéranœ de s es

propos . Toute la ville étai t en rumeur . La rue

des Notai res elle—même était s candal isée . On

prend plus de mouches avec du miel qu ’avec

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58 L A D EM O I S E L L E

du vinaigre . I l faut savoi r pardonner les peti te s

faiblesses . L’

Egl ise n’impose po i n t aux fidèles

un absolu renoncement . C ’est une bonne mère,

qui a touj ours les b ras ouverts p ou r accu eill i r

les pêch eu rs .

Sous cette plu i e d ’

apoph tegmes, rép étée plu

s ieurs fo is par semaine , l’

ardeu r de l ’abbé

Chomeyrat s’était éte inte . Il é tait devenu u n

prêtre tranquille et deu x ; i l s’étai t fai t une

philosophie mép risante . Mais les Vert il ien s ne

lui avaient j amais pardonné . Ép iant ses

moindres gestes avec une mal ignité s ingul i ère,

i l s n ’avaient pas tardé à lui découvr ir tou s les

vices . A le s entendre,ce prêtre malingre eût

été plus vigoureu x q u’

Hercu l e et p lus lasci f

que le marquis de Sade . Les bonne s fortunes

qu ’on lu i prêtait eussent suffi à entreten ir la

renommée amoureuse de quatre ou cinq cap i

taines de dragons . Il ne pouvait passer dans les

rues après huit heures du so i r sans qu e l’ep i

n ion unanime le soupçonnât de couri r à un

rendez—vou s clandestin . Et madame Sonsois se

plaignait elle—même d ’avo i r é té offen sée pa r

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60 L A D EM O I S E L L E

Il est vrai d e di re que l ’évêché connais sait

l ’ i nnocence de l ’abbé Chomeyrat . Mai s on lu i

reprochai t de n ’avo i r pas été assez p ruden t

pour écarter de lu i le scandale . Auss i le lais sait

on végéter dans un obscur emplo i , en atten

dant de l ’envoyer évangéli s er les fidèles d ’une

bourgade ignorée . L ’abbé prévoyai t cette infor

tune et s ’y résignait malai sément . Sa rancune

contre les Ver til iens s e fai sai t j our dan s ses

mo indres pr0pos.

Voyez,dit—il , comme ils délai ssent cette

belle promenade ! Ils p réfèrent se terrer dans

leurs maisons,où ils ruminent des calomnies .

Non qu ’ il s ne so ient capables,comme vous et

moi,de prendre plai si r à vagu er sou s ces arbre s

e t a contempler ce merveilleux paysage . Mais

ils se sont eux—mêmes interdit cette j o ie . Con

nai ss ez-vous la petite Bau direl , dont la mère

hab ite rue Neuve ? Elle a été atteinte,le mois

dernier,d ’une pneumonie grave . Le médecin

redoute que cette pauvresse ne devienne tuber

c u l eu se, e t déjà elle crache du sang tous les

matins . Il lu i faudrai t , avec une nourriture

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D E L A R UE D E S N O TA 1 R E S 6 1

réconfortante , du grand ai r . Je su i s allé la vo i r

h i er . Elle é ta i t ass is e tri stement su r le l i t

unique du logement malsain . Elle avait un

pauvre visage souffreteux,où les yeux brillaient

de cet éclat spécial , de cette fl amme courte et

vo ilée qu i s ’allume comme une peti te chandelle

vacillante au bord de la pau p iè re . Mon D i eu

J ’ai vu b ien des vu tous les vi sages

de la mort , et nous autres , prêtres , nous ne

fri ssonnons gu è re plus , devant un li t d’

agon i

sant,que ne fri ssonne le chiru rgi en ou le sol

dat . Mais la petite figure rétréci e de cette gamine,

le j ol i souri re malheureux qu ’elle m’

adressa ,

s es paupières violettes , ses mains où les veines

saillaient sous la peau transparente,et surtout

son ai r d’

accabl ement et de rés ignation me pé

nétraient d’

émotion , j e d i ra is p resque de dou

leur.

Aprè s que j e lui eu s'

parl é avec une gaieté

que j e ne ressentai s po int,j e d i s à la mère de

me suivre j usqu ’au seu i l,et la j e m’

engageai a

lu i faire obteni r quelques subs ides de madame

de Ramel et , qu i es t charitable , comme vous le

4

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62 L A D EM O I S E L L E

savez . Puis , j e crus devo i r donner quelques

conse ils d ’hygiène . Ne lai ssez pas cette enfant

toute la j ournée dan s cette chamb re,lui d i s—je.

Pourquo i ne va-t- elle pas se p romener ?

C’est , m’a—t—elle répondu , que j e ne pu i s

pas l’accompagner .

Qu ’elle aille se p romener toute seule !

Toute seule s ’e st récriée la mère Bau

direl . Toute seule ! Ce n’est pas po ss ible

,mon

sieur l’abb é ! Qu ’est—cc qu’on d i rai t d ’elle !

Voilà où il s en sont ! Ils n ’o sent pas aller se

promener parce qu ’ ils ont peu r de leurs vo i

s ins,qui à leur tour tremblent devant eux . La

petite Bandirel mourra pour que mons ieur Jo

del in , ép ici er , n’ai t pas l ’occasi on de ten i r su r

elle de méchants propos .

Il entraîna Jean vers un banc vermoulu . On

était en octobre . Jamai s la p romenade de Ver

tau l t n ’est plu s somptueuse que sous un man

teau de feu illes mortes . Ce vêtement convient

à sa beauté d ’ancien style . Le printemps pare

d ’un charme j eunet les stricts j ardins anglai s ;

mais seule l ’arrière- sai son met sur les p elouse s

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D E L A R U E D E S N O T A I R E S 63

démodées l es deu x et chauds reflets qu i font

valoi r leur mélancoli e . D es fumées bleuâtre s

montaient des maisons frileuses , accroup ies au

fond du vallon . Les fortes ru ines de la tour

démantelée découpai ent leur s ilhouette gran

dio se sur u n jol i ciel pâle , bleu a pe ine . Il n ’y

avai t pas de b ri se . Parfo i s , une feu ille p ourpre

se détachait d ’un arbre et tombait sur le chemin ,

avec un peti t brui t s ec .

Ces gens—là sont od ieux,d it l’abbé , mais

j e les plain s . Car il s ne connai ssen t po int des

heures comme celles- ci , et c’est une grande

punition . Hélas ! combien d’heures pareilles se

s on t écoulées vainement , et sans que personne

s’

avisât de guetter leur passage D ieu est bon ;i l répand ses bienfai ts sur tous

,et même sur les

plus indignes . Mais ceux- ci ont des yeux et ne

vo ient po int . Quelle plus efficace leçon de no

bless e et de charité que l a contemplation de ce

paysage ! Il est b ien vrai que la nature nous

donne des conse ils de tendres se et de bonté .

Mais i l faut reconnaître que la nature,i ci

,perd

son tenq æ .

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LA D EM O I S E L L E

Il haussa les épaules avec découragement,et

comme pour secouer un fardeau impo rtun .

Puis , d'une vo ix qu ’ i l forçai t a une certaine

gaieté

Parlons de vous , mon enfant ! J’ai vu hie r

mons i eu r de Ramel et . Il m ’a di t que , sous votre

direction , Robert avai t accompl i , en deux moi s ,

des progrès surprenants . J ’en ai été content .

Votre o i s iveté m’

inqu iétait . E t pu is , s i vou s

devenez pro fes seur , ce peti t apprenti ssage ne

vous aura pas été i nutile .

Je su i s fort heureux , répond it le j eune

homme,que mons ieur de Ramel et appréci e mes

efforts . Les Vert il iens s’

imaginent qu’ i l est plein

de morgue et de hauteur . J’

ai pu con stater que

cette Op in i on est fausse . mons ieur de Ramelet

me témoigne beaucoup d ’amiti é . Et je pu is d i re

qu ’ i l me traite sur le p i ed d ’une égal ité com

pl è te. Je l u i en ai de la reconnai s sance . Ah ! s i

les nobles voulaient se montrer tels q u ’ i ls sont ,

i ls mènerai ent encore le pays .

N ’en croyez ri en,répond it l ’abbé Cho

meyrat . Cette hauteur qu ’on leur reproche est

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D E L A R U E D E S N O TA I R E S 65

leur unique sauvegarde . Elle offense le vul

gaire , mais el le lu i insp i re en même temps une

consi dération infinie . Les plus farouches radi

caux saluent dans la rue mons i eur de Ramel et ,

qu i l eu r répond à peine , mais son orgueil avéré

donne du prix à ses plu s banales poli tes ses .

S ’ i l renonçait a cette façade,s ’ i l avai t la naïveté

de descendre à la familiari té , on aurait v i te dé

couvert sa null i té absolue . Car i l me semble

un assez pauvre homme . San s doute i l donne

l’exemple d ’un grand attachement à l a rel igion .

Mai s c ’est le malheur de l ’Égl ise , de ne plu s

compter que de tels soutiens .

Il avait prononcé cette phrase d ’une voix

clai re . Au ss itôt il tressa ill it . Il se retou rna , crai

gnan t que , di ssimulé derriè re un arbre , un

eSpion n’

écou tât ses paroles . Mais la promenade

était déserte . Cet après—midi d ’octobre fin issai t

dans une torpeur chaude . Les o iseaux volaient

d’une aile courte et fatiguée , sans p ia ille r .

Jean Fal ibert n ’

entendit po int san s déplai s i r

que l’abbé Chomeyrat tenait M . de Hamelet en

médiocre estime .

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LA D EM O I S E L L E

Je croi s,d i t—il assez sèchement , qu e vous

vous trompez . Mons ieur de Ramel et , lorsqu’on

le connai t ! i l appuya sur ces mots) , apparaî t fort

intell igent . Il a des i dées larges . Sans doute , il

n ’a pas poussé tr ès lo in ses humanités ; mais le s

mil i ta i res sont tenus de connaitre la stratégie ,

et non le latin .

L ’abbé Chomeyrat regarda son d isciple avec

surpri se et resta s ilenci eux,un moment . Jean

lu i parlai t hab ituellemen t su r le ton d ’une

extrême déférence . Pour qu’ il se fût exprimé,

cette fo is , avec vivacité , i l fallai t qu’un senti

ment nouveau troublât l a fro ide et p récoce rai

son que l ’abbé avait souvent admirée en lu i . Et

le prêtre,accoutumé à sou der le s consciences ,

cherchai t à défin ir ce sentimen t . On pense que

les in s inuations ven imeuses des bonnes dames

de Vertault étaient parvenues déjà j u squ ’à ses

oreilles . Il les avait méprisées , comme il mépri

sai t cell e s qu i l ’atteignaient personnellement .

Mais , maintenant , i l éta it amené à y prêter une

créance confuse .

Il po sa la question , volontairemen t brutale

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68 LA D E M O I S E L L E

pas de compromettre la réputation d ’une j eune

fille charmante . Les Vert il iens ne redouten t

pas les fables les plus absurdes . Il es t b i en cer

tai n que mademoiselle de Ramel et ne vous a

p rêté aucune attentio n . Ell e n ’est pas capable

de d iscerner vos mérites . E t le fût—elle,que sa

naturelle ind ifférence ne lu i permettrait pas de

s ’ inté resser à vous . E lle ne vous a poi nt parlé

tro i s fo i s . Voyez cependant que déj à on attaque

sa réputation , et gardez-vous de fourn i r ma

tiere a des d iffamation s dangereuses et répu

gnantes !

L ’abbé avait parlé dans la s incéri té de son

âme,c ’est—à- di re avec cette ingénuité roublarde

qu i marque les d i scours des ecclés iastique s le s

moins subt ils . Mai s Jean se sent it blessé dans

sa van ité . C’étai t b i en vra i que mademoiselle

de Ramel et ne s’

intéressait pas à lui . A peine,

de temps a autre,l

honorait—elle d’un regard

san s chaleur . Sans doute i l n e la trouvait pas

j ol ie , et il n e l’avait j amai s dé s i rée . L

indif

ference qu ’elle montrait ne lu i en semblait que

plus choquante .

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D E LA R U E D E S N O T A I R E S 69

Certainement , d it- il avec amertume,

mademoiselle de Hamelet ne peut pense r à moi .

Je su i s trop chétif p our ambiti onner l ’honneur

d ’occuper son espri t . Elle épousera,le j our

venu,un sous- l i eutenan t parti cule . Ce doi t

être son unique ambition , et cel l e de s es parents .

Au reste , j e plaindrai s l’homme intell igen t qu i

s’

embarrasserait d ’une auss i sotte compagne,

pourvue de tant de p réj ugés et de s i p eu d ’

agré

ments !

Vous allez tr0p lo in,d i t l ’abbé . Mademoi

selle de Ramel et serait , à n’en pas douter

,un e

épou se dévouée et une mère vigilante . Je recon

nai s avec vous qu ’elle a été élevée dans les

p réjugés . Mais ces préjugés même ont j e n e

sai s quel v ieux parfum fané .

—A cette phrase , Jean perd i t toute retenue . Il

avait défendu , quelques instants auparavant

M . de Ramel et et les nobles . Il les railla sans

ménagements . Puis,i l célébra l’ari stocrati e de

l ’ intelligence et déplora qu’elle n e fût po int res

pectée .

De deux j eunes gens,d it—il pour conclure ,

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70 LA D EM O I S E L L E D E LA R U E D E S N O TA I R E S

qu i sortent ensemble du collège , l’un sera pro

fesseu r pendant trente ans à des appo in te

ments déri so ires , parce que ses parents son t

pauvres l ’autre , avec plus de fortune , moins

d ’ i ntelligence et quelque réus s i te , deviendra ,

en quinze ans , s ous—secréta ire

L’ab bé , qu i s e levai t , un peu ennuyé de

l’

âpreté soudaine des paro les de son élève ,

trouva , pour clore la di scu ss ion , une idée san s

éclat . Il d i t

Ces d ifférences inj ustes , mais inévitables ,

rendent odieux les banquets de Labadens .

E t i l pensait à l ’abbé Ribou l ot , son condis

c ipl e, qu’ i l avait touj ours battu en vers ion latine

,

et qu i se trouvait,à quarante ans

,chancel ier

de l ’évêché , tandis que lui , Chomeyrat , semor

fondait dans un vicariat sans glo i re .

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Le séminai re est une école d ’

orgu eil . C’est

devant D ieu seul qu ’on demande aux élèves de

s’

humil ier . Pour les hommes , p ièges à tenta

tions,in struments de p éché , leur nature misé

rable ne peut insp irer qu ’une extrême horreur .

A quinze ans,un séminari ste

,fils de cantonnier

,

n ’ i gnore pas que D i eu lui—même l ’a reti ré de ce

vil troupeau . Il e st le bénéficiai re d ’une grâce

spéciale et auguste . L’Éternel l ’a cho is i pour

être son représentant et son mi nistre . Il péné

trera dans le sanctuai re,interprétera la parole

sacrée , accompl ira le s rites qu i courb ent les

fronts de la foule . C’est lu i qu i l i ra le L ivre,à

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72 L A D EM O I S E L L E

la page du j our , après l’avo i r bais é . C ’est l u i

qu i déliera le criminel de ses cr imes,au nom

de la puissance éternelle . E t san s doute on

l’

adj u re de réfl échi r qu’ i l est ind igne de faveu rs

s i hautes . Mais on lui a ffirme en même temps

que cette i ndignité a trouvé grâce auprès de

l ’ i nhni e B onté .

Parce qu ’on veut faire d ’eux des hommes a

part,les s éminari stes se p ersuadent incons

c iemment qu ’ i ls seront de s hommes au —dessus .

On ne peut n ier que leurs maî tres ne leur ensei

guent une modestie de catéchisme . Mais cette

modes tie ne vi se qu ’à combattre les vani tés su

perficiel les et n’atte int pas l ’orgu eil fondamental .

Les autres hommes sont de pauvres hommes .

Ils sont dans le Ils sont dans le

monde Péniblement ils atte indront le salut ,

à travers le s embûches démon iaques . E t i l fau t

les plaindre , parce que la haine n’est pas ch ré

ti enne . Mai s , dans un cerveau d’en fant , quelle

p iti é es t exempte d ’un peu de mépris ? Toute

l’

enfance de Jean Fal ib ert avai t été imprégnée

de mépri s .

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D E LA R U E D E S N O TA I R E S 73

A l ’orgueil spécial qu i chargeai t l’atmosphère

du séminai re étai t venu s ’aj outer l ’orgu eil plus

commu n que le j eune homme avait reti ré de

ses succès personnels . La p ièce de vers qu’ il

avait un j our composée pour la réci te r à un

prélat vi si teur , e t où J eanne d’

Arc et Jeanne

Hachette s’

interpel l aient en strophes alternées

les di ssertations que le p rofesseur avai t p ro

posées en exemple à toute la classe bl ème de

dépit,pesai ent encore su r son front .

A Vertault , i l n’avai t pas rencontré souvent

l ’occasion de brille r . Il avait souffert de n ’être

j amais , aux yeux de ses concitoyens , que le fils

du serruri er de la rue au Lait , derrière l’égl ise

p rès de la fontaine,un petit homme . Les

éloges que lu i avait prodigués M . de Ramel et

lu i avaient donc causé une j o ie exagérée . E t

vo ilà que tro i s phrases de l ’abbé Chomeyrat

avaient suffi pour la détru ire . Il sentai t claire

ment qu’

on ne le cons idérait , dans l’hôtel de la

rue des Notaire s , que comme u ne machine a

latin . Aucune supériorité ne comblerait j amais

le fossé que les nobles avaient creusé entre l a

5

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74 L A D EM O I S E L L E

ville et eux . Cette fille laide , ce gamin engourd i

mépri serai ent durant toute leur vie l e j eune

homme qu i était venu,un j our

,sonner leur

port e , mal hab illé et tenant sous le bras des

l ivres sal i s .

Ap rès le dîner , qu’

i l p rit en tê te à tête avec

le serruri er et pendant lequel il ne parla po int,

le j eune homme se hâta de gagner sa chambre .

Jamai s elle ne lu i avai t paru plus tri ste et pl u s

pauvre . Une grande crevasse éca illai t l e p lâtre

du plafond . Une cou verture épai s se , ornée de

grosses tulip es j aunâtres sur un fond noi r ,

recouvrai t la couchette de bo is brun i . Sur la

descente de l i t,on apercevai t encore la tête et

la queue d’un lion couché sous un palmier

nain . Le ventre et les patte s avaient di sparu ,

râpées par un p iétinement trentenai re . Au mur,

il y avait un bénitier de faïence,rempl i de

pouss ière , et une gravure représentant -le

p ape Pi e VII , bén i ssant les Vertil iens accou

rus pour l ’ac cl amer , a son retour du sacre de

Napoléon . La figure bénigne du Pontife insp ira

à Jean un extrême dégoût .

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76 LA D EM O I S E L L E D E LA R U E D E S N O T A I R E S

arrêté s implement que , désormai s , i l vivrai t

avec les Ramel et su r un p ied de paix armée .

Il serai t digne , s ilencieux et fier . Il n ’

h onorerait

j amais d ’un regard la mépri sante Ét iennette .

Il fuirait les amabil i tés du cap itain e .

Il pensait que cette atti tude serai t une grande

puniti on pour toute la famille .

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Parmi les règles de pol i tesse que les prêtres

in structeurs avaient enseignées ‘a Jean , celles

q u i s’

appl iqu aient aux devo irs d’un j eune lévite

admis d ans u n salon étai ent nettes et péremptoires.

Il ne faut pas se moucher avec bruit , et sur

tout il faut veiller à ne pas étaler son moucho i r

aux yeux de l ’ass istance .

I l faut se garder de cro iser les j ambes .

Il faut at tendre , pour se retirer , que la con

v ersation so it très an imée . En aucun cas,on ne

pe ut se lever pendant un s ilence . L’ i déal serai t

d’

attendre , p our qu itter son s iège , que le maître

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78 LA D EM O I S E L L E

de maison prononçât quelque heureuse pl aisan

terie. En ce cas , le v i s iteur do it la reprendre ,

la commenter et p rofiter de la j o i e un iverselle

pour disparaî tre sans éclat,aprè s avo i r

,toute

fo i s,salué a la ronde toutes les personnes pré

A côté de ces règles p rinci pale s,i l y en avai t

d ’autres mo in s importantes . Celle qu i s’

appl i

qu ait à la façon dont i l faut user des sonnettes

s e di stinguait par un tou r p ittoresque Lors

que le chien abo ie , vous avez sonné trop fort .

Telle était la fo rmule puérile et honnête que le

supéri eur du séminaire,spécialement expert en

civili té,avait appri se à Jean . Il la tenait lu i

même d ’un évêque homme du monde , qu i fré

qu entait l’ impératri ce Eugénie .

Enco re qu ’ i l n ’y eût pas de chien à l ’hôtel

de Ramel et , Jean su ivai t hab i tuellement avec

un so in extrême ce précepte ép iscopal . Dés i reux

de n e poi nt manifester,par u ne sonneri e reten

t issante, une mauvai s e éducation ,i l ti rait la

tringle de fer avec une main s i t imide qu e c’es t

à pei ne s i la cloche avait un léger ronronne

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D E LA R U E D E S N O T A I R E S 19

ment , quelque chose comme un soup i r de j o ie

sons la caresse du battant . La servante n’

enten

dait pas touj ours cette confide nce du bronze , et

J ean étai t p arfo i s contraint de tenter plus i eurs

expériences avant qu ’un tintement , un seul

t i ntement u n peu voilé encore,éveillât l ’atten

tion de la vie ille femme et la fi t accouri r , pliant

lourdement su r se s j ambe s lassées .

Or , cette fo is,Jean

,brûlant du désir de

révéler san s retard aux Ramel et le grand chan

gement qu ’ i l allai t introdu i re dan s son atti tude ,

ti ra la sonnette avec u ne précip i tation s i furieuse

et s i malavisée que l ’anneau lui res ta dans la

main . Sa colère fi t au ssi tô t place a une extrême

con fusion , q u i redoubla lo rsque la porte s’ou

vrit et que Juli e montra un vi sage anxieux et

effaré . Jean se tint debout devant elle , comme

le criminel devant le gendarme,et sa figure

étai t s i p iteuse que la brave femme éclata de

ri re incontinent .

C ’est un peti t malheur ! di t—elle enfin .

Mais Jean , tenant à la main l’anneau brisé

,

le regardait t ri stement . A cette heure,i l ne

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80 L A D EM O I S E L L E

pensait plus à pénétrer dans la maison en

maître i rri té . Il s’

accu sait i ntéri eurement de

tous les crimes et s e décernai t les ép ithètes les

plus dures .

Il entra dans le vestibule,touj ours tenant à

la main son anneau . Mademoiselle de Ramel et

y p énétra it j ustement par une autre porte .

E lle se trouvai t dans le j ardin au moment où

le carillon féroce ava it révolutionné les é chos

pais ibles de la vie ille demeure,fai t bondi r au

dehors de son panier le vieux chat endormi et

mi s en fuite le s deux hi rondelle s qu i de temps

immémorial font leur nid dans l ’embrasure

d ’une fenêtre du premier,

— la s ix ième a dro ite,

qui,en raison de ce fait , est condamnée .

Au bruit , elle éta i t accourue . E t maintenant

elle s e trouvai t en face du j eune homme . E lle

resta , une seconde , décontenancée , pu is , voyant

l ’anneau bri sé , eu t un sourire du co in des

lèvres , un sourire condescendant et i roni que ,

un sourire de railleri e supérieure,qui u lcéra

’âme de Jean . Puis elle le salua d ’un léger

s igne de tête , sans cesser de souri re , et , repre

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D E LA R U E D E S N O T A 1R E S 8 1

nant une démarche noble , retourna au j ard in .

Cela fit que Robert fu t étonné de trouver en

son jeu ne professeu r une attention peu soute

nue . I l en p r ofita pour attribuer arb itrairement

un accusati f ! en um à un substanti f en 0

Le j eune homme ne s ’en aperçut pas . Il res

sassait sa honte . A la fin,pourtant

,une bévue

un peu plus forte lui fit relever la tête . Il

découvrit alo rs que le gamin avait dess iné gau

ch ement , sur la marge d’un cahier , u ne figure

comique à laquelle il trouva quelque ressem

blance avec lu i-même . Il s’

emporta , reprocha

vertement à l ’enfant de manquer du respect le

plus élémentaire .

I l faut , conclut— i l d’un ton amer

,avo ir le

plus grand b esoi n de gagner quelques sous,

pour s’

astreindre à une besogne auss i décou ra

g eante que celle que j’ai entreprise !

Robert , e ntendant ces paroles , éclata en san

gl ots. Ceci ne calma po int le j eune homme . Il

déclara avec violence qu ’ i l était p rofesseur et

non bonne d ’enfant . Il adj ura Robert de sécher

s es yeux sur—l e—champ et de recommencer la

5 .

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82 L A D EM O I S E L L E

décl inai son du mot ra t io. Mai s l’élève

,effaré

et hoquetant , ne sut pas retrouver les dési

nences. E t chaque syllabe s’

accompagnait de

sanglots plu s forts . S i b ien que Jean , impa

t ienté , fini t par so rti r,claquant la porte . Il

gagna rap i dement la rue , j eta en passant un

regard furieux au fi l pendant de la sonnette e t

regagna à grands pas la mai son du serrurier .

Celu i—ci s e trouvai t j ustement d ’une humeur

j ovial e . Il avait reçu les fél ic itati ons de tout le

quartie r pour la nouvelle s ituation de son fils .

Les paroles don t il salua J ean étaien t empreintes

d ’un vif i ntérêt .

Sem i s—tu malade ? Peut—être te surmènes

tu trop . Il ne faut pas te tuer . Travailler est

b ien . L’

excès ne vaut ri en . Il faut user , non

abuser .

Mais Jean répondit avec colère que ce n ’es t

pas Robert de Ramel et qu i le fatiguerai t j amais

beaucoup . Un petit imbécile,un id i ot de nais

sance , à qu i on éta i t las de rép éter des choses

qu ’ i l n ’

arriverait j amais à comprendre ! Il en

avait assez ! Il étai t parti ! Il ne remettrait pas

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84 LA D EM O I S E L L E D E LA R U E D E S N O T A I R E S

Ét iennet te. Cela fit qu ’ i l pensa beaucoup à elle .

L’

a ffect ion que lui manifesta i t M . de Ramel et ,

et qu i allai t cro i ssant , le désarma . Il repri t ses

allures respectueuses . Mais , chaque foi s qu’ i l

sonnait à l a porte , i l craignai t d e rencontrer la

j eune fille .

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Depu i s quelques j ours , M . de Ramel et , à

peine le déj euner achevé , courait s’

en fermer

dans la b ibl iothèque . Madame de Ramel et bl â

mait cette hab itude nouvelle . Elle pensai t , non

sans rai son,qu ’un exerci ce sagement mesuré

procure d ’

heu reu ses digestions . Elle—même ne

manquai t point,le café pri s , d

’aller faire tro i s

foi s le tour du jardin , d’un pas égal . Elle se

flattai t d ’éviter ains i les plu s graves maladies ,

qu i proviennent pour la plupart , au dire de

médecins célèbres,d ’un mauvai s fonctionne

ment de l ’estomac .

Insoucieux de cette prudente hygiène , le

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86 LA D EM O I S E L L E

cap itaine , j uché au faî te d’une échelle

, procé

dai t à un rigoureux inventaire . Afin que se s

mouvements fussent plus ai sés,i l avait retiré

son veston,et de larges plaques gri sâtres mar

braient les manches de sa chemise,à fond blanc

semé de losanges rou ges . Car une pouss i ère

séculai re enseveli ssai t les rel iures . Elle s ’élevait

en petits nuages , quan d M . de Ramel et sou fflait

sur la tranche,pui s tapait sur le s plats , de la

paume ouverte . Au bou t d ’une heure , le cher

cheur apparai ssai t masqué d ’une poudre menu e ,

où l a sueur traçai t des rigol es dro ites .

Il ne s ’en apercevait p oint . D ès qu ’ i l avai t

ouvert le l ivre,i l s ombrait dans la vénération .

Il l i sai t avec une pass ion obscu re et têtue,sans

prendre le temps d e descendre de l’échelle pour

s ’ in staller commodément , s’

ébah issant devant

les ci tations latine s,trouvant une saveur et

une importance au mo indre mot . S i la phras e

étai t coi1 rte, i l la prononçait deux ou tro i s fo is

à vo ix haute et sati s faite,comme on répète une

formule définitive et sai s i s sante . S i elle s e

trouvai t longue,i l se contentai t de soup i rer et

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D E L A R U E D E S N O TA I R E S 87

de dire Comme c ’est b ien écri t ! E t il pen

sai t que le secret du beau style é ta it p erdu .

Il avait devant lui d eux ou tro i s mille

volumes,rassemblés la par des ancêtres

,au

temps où la famille p renai t encore sa part de

l ’existence de la nation . Il y avait les auteurs

latins , en de vieux exemplai res à grandes

marges . Il y avait les poètes et les philosophes

de l ’ancienne France,quelques hi storiens , u n

grand nombre de morali ste s . Les ouvrages de

juri sprudence,sol ides et carrés , à tranches

rouges,occupaient les rayons in féri eurs . La

troupe badine des conteurs galants se d issimu

lai t sous la corniche. E t c’étai t en somme la

b ibl iothèque d ’un avocat de province en l’an

née 1750. D epui s cette date,quelques l ivres

à peine étaient venus l ’enrich ir . La li ttérature

contemporaine étai t représentée par le Gén ie du

Ch r ist ian isme de M . de Chateaubriand et les

premières M édi ta t ions de M . de Lamartine .

Tou t l ’effort l ittéraire du s iècle passé , les

bata illes du romantisme,les recherches du Par

nasse , l’ invas i on du naturali sme

,Victor Hugo

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88 L A D EM O I S E L L E

et Banv i lle,Baudelai re et Verlaine , Balzac et

Musset,Flaubert et Zola avaient passé sur la

France,renouvelé les talents et raj eun i les

espri ts san s qu ’une seule page fraîchement

imprimée entrât dans la maison de la rue des

Notaires . Durant les vingt années que M . de

Ramel et avait vécu à l ’armée , i l n’avait lu que

des gazettes . Il savai t que Victor Hugo a b ien

parlé de la colonne Vendôme,que Musset a

aimé George Sand , qui fu t une femme , con

trairement à ce que l ’on pourrait cro ire . Il

savai t au ss i que Zola est un pornographe qui a

craché sur l ’armée . Tel le s étaient les tro i s

notions qu ’ i l possédait de la li tté rature contem

poraine . Car il n ’y a de p i re couvent que l ’ar

mée , pour qu i veut s’y cloîtrer . Entre la caserne

et la maison du cap itain e ne s ’étai t j amais

trouvée u ne bouti que de l ibrai ri e .

E t voilà que , s oudain,un j eune homme

s ’étai t présenté au seuil de la fro ide maison . E t

quand il avait poussé la porte,un rayon de

lumière avait pénétré par l ’entre-bâillement .

Les enthous iasmes du bachel i er réchauffaient

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D E L A R U E D E S N O T A I R E S 89

l ’atmosphère . Les ignorances et le s p réj ugés

craq uaient comme des branches qu i

M . de Ramel et ouvrai t sa b ibl iothèque .

O r,sur un des plus hauts rayons , le gentil

homme avait découvert un opu scu l e imprimé

à Pari s chez Valade , l ib rai re , rue Saint- Jacques ,

v i s—à-vis celle des Mathurins , en l’année 1774 ,

sous le t itre Consei l s É r ip h i le. E t la p re

m ière phrase qu ’ i l avai t lue l ’avait frappé Il

ne convient pas que les hommes ti rent avantage

de l ’ in struction qu ’ il s ont reçue pour mépri ser

l ’espri t des femmes . Sans compter que l ’b i s

to ire nous o ffre plus d ’un exemple de dames

i llustres qu i ont brillé par l ’éclat de leurs

talents en un temps que les hommes même

étai ent pour la plus grande parti e i gnorants,

i l y a l ieu de teni r compte aux dames de ce

qu ’elles ont été tenu e s longtemps en une igno

rance absolue .

Cette phrase , qui devai t plutôt rester enfouie

à j amai s sous la pouss iè re de la b ibl i othèque

i nviolée , avai t retenti comme une cloche sonore

dans le cerveau de M . de Ramel et . Toute sa

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90 L A D E M O I S E L L E

vie an cienne avai t fai t d e lu i u n dogmatique,

un homme qu i transforme en règles pratiques

et étro ites les véri tés qu ’ i l aperço it . I l se réso

lut en quel que s j ours à compléter l’ i nstruction

de sa fille . Il ne s’

apercevait po in t qu’ i l deve

nai t u n l i béral . E t p ou rtant quelle p reuve

de lib éral i sme plu s grande qu e d’affirmer ! i l

faut ouvri r l ’e spri t de chacun , et même des

filles !

Mon cher ami,dit—il à Jean , une idée

m ’es t venue .

Et,prononçant ces mots

,i l pr i t un ai r de

contentement . Il guetta une minute sur le

v isage du j eune homme l ’ impres s ion qu ’une

pareille nouvell e ne pouvait manquer d ’y pro

du ire . Jean eut un sourire courto i s et s’

efforça

de regarder M . de Ramel et avec i ntérêt .

Je cro i s , dit le gentilhomme , q u e vous

allez être surp ri s

Il l eva l ’ i ndex à la hauteur de son nez , p inça

les lèvres , sourit des yeux avec finesse .

Tout dépend de vous Le sort de mon idée

est entre vos mains ! I n manu s tu as commendo

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92 L A D EM O I S E L L E

d it J ean,qui n ’étai t pas ab solu

ment certa in de comprendre .

Donc,à l ’assaut ! A l ’assaut de la logi

que ! Est—il logique que l ’on empêche une

femme de s’

instru ire, parce qu’elle est une

femme ? J e réponds Non !

Il s ’arrêta une seconde , visa J ean de son

index sec et p o intu

J e sai s b i en ce q u e vous allez me

Le ménage , n’est—cc pas ? le s souci s de l ’inté

ri eur ? Une femme n e pourra concil i er la cul

ture de son esprit avec les s o ins famil iaux .

C ’est ce que vous all iez me dire ? D i tes—l e ! j e

voi s b i en que vous le pensez . Eh b ien ! a cela

auss i j e réponds Non ! Vous vous trom

pé z !

Peu soucieux d ’entamer avec le capitaine une

d i scu ss ion ardue,et qu ’ i l p révoyait longue ,

Jean se hâta d ’affirmer qu ’une femme hab ile

deva it s ’efforcer , tout en vaquant aux occupa

tions ménagères et en rempl i s sant ses devoi rs

mondains , de développer son i ntelli gence . E t ,

prononçant cette phrase,i l songeait que le pro

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D E LA R U E D E S N O T A I R E S 93

blème de l’éducation fémin i ne lu i étai t ind iffé

rent .

Mais M . de Ramelet triompha bruyamment

A la bon ne heure ! Bravo J’

avai s peur de

me trouver en désaccord avec vous su r cette

question cap itale

Il lâcha sa grande idée

J ’ai l ’ intention de vous demander de ‘don

ner des leçons à ma fi lle .

Le j eune homme se senti t rougi r violemment .

Il ne répondit pas tout d ’ab ord , et l e cap itaine

se demanda s ’ i l ne deva it pas aborder auss i tôt

la question d ’

appoin temen ts supplémenta i re s

ce qui lu i étai t p énible . Jean sentait , à l a

racine des cheveux où le sang avai t a ffl ué,

mille p i qûres insupportables . Se s tempes bat

taient à grands coups,et c ’est à peine s ’ i l pu t

d ire , d’une vo ix altérée

C ’est une bonne idé e , une excellente idée ,

oui , u ne i dée excellente .

A s ’entendre parler,i l s e j ugea stupi de . Il

dompta , par un effort d’

orgu eil , l’émotion inso

l ite qu i l ’avait sai s i . Et,remi s

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94 L A D EM O I S E L L E

Par où commencerons—nous ?

D e trouver Jean s i docile , M . de Ramel et ne

se senti t pas d ’a i s e . Au sm b ien il b rûlait d ’ex

poser ses théori e s .

Par où commencerons—nous ? Ah ! j y ai

pensé ! Que di riez—vou s , tout d’abord , d

’une

leçon d ’histo i re ? Car il ne faut pas songer à

imposer à une j eune fille des leçons ardues et

des exercices ins ip ides de récitati on . J’a i pensé

que c’é tai t par des manières de conversati on s

que nous attein dri on s plus ai sément le bu t que

j e me propose ouvri r l ’esp ri t d ’Et iennette,

l’

in téresser aux problèmes généraux . Tout

est dans l ’hi sto ire . Je m ’en su i s b i en aperçu

depu i s que j e feu illette l ’hi sto i re romaine . Mais

l’

hi sto ire romaine semblera fade à une j eune

fille .

L’

hi sto ire de France , alors ? crut deviner

L ’hist o ire de France C ’est cela . Mais j ’ai

imaginé une manière intéressante . Oh j ’ai

p ens é a tout ! Il faudrait que ma fille pût suivre

par des exemples p réci s la marche et le déve

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96 LA D EM O I S E L L E

dédain . Il i nterromp it donc b rutalement M . de

Ramel et

Il me faudra des études p réliminaires . En

outre,j ’ai a peine le temps de me préparer à

ma licence,san s p rofesseurs

,san s l ivres pres

q u e .

Je vous donnerai cinquante francs de plus

par moi s , s e hâta de dire , en rougissant , le

vieux gentilhomme .

E t Jean,éblou i , accepta , avec quelques mots

de Mais i l demanda l ’au tori

sation de ne pas entamer immédiatement l ’é

tude de l ’histoi re et de commencer ses cours

par la l ittérature françai se . Il pensait qu ’ il y

brillerait plus a i sément .

D’

avoir réglé cette question ,et b ien que la

peur qu ’ i l avait eue d ’un re fus lu i eû t fait ac

corder une l ibéral i té trop large , M . de Ramel et

é prouve un grand soulagement . Il entraîna Jean

dans le jardin . E t , dès la porte , i ls aperçur ent

Ét iennet te ass ise sur un banc et b rodant ! le

l inge entourait son do igt . Elle ne les voyai t

pas veni r . E lle avait la tête penchée su r s on

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D E L A R U E D E S N O TA I R E S 97

vrage et tirai t l’aigu ille à petits coups pressés .

Voyez,d it M . de Ramel et

,comme elle

ressemble au portrai t qu i est dans le salon,et

qui représente ma grand’

tante, celle qu i fu t em

prisonnée sous la Terreur .

Cette grand’

tante avait été mi se pendant

huit j ours a la pri son de Vertau lt , en 1793 ,

pour avoir'

caché un prêtre . Le portrai t du sa

lon la représentai t v ieille et fanée,avec des

yeux ternes,un vi sage dévot , et tenant à l a

main un l ivre d ’heu res . Telle qu elle , la famille

de Ramelet était accoutumée a la cons idérer

comme la personn ificat ion du courage . Elle

avait d it , en effet , aux sans—culottes vert il iens

qui étaient venus l ’arrêter ! Je mourrai,s ’ i l

le faut , comme mon ro i vénéré,sur l’écha

faud .

M . de Ramel et ne put s e reten ir de rappel er à

nouveau cette anecdote . Et i l s’

exprima en

termes fort vifs

Ces gens- l à éta ient des assass ins,la l ie de

la population . Le p rés ident du tribunal révolu

t ionnaire étai t un boucher, Parteret , l e grand

6

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9 8 L A D E M O I S E L L E

père de ce Parteret qu i est ép i ci e r sur la place .

Voilà quels étaient les j uges,a cette ép oque .

Heureusement , Napoléon est venu . J e n’a ime

pas Napoléon . Mais il étai t le sabre nécessaire .

Ah ! s i nous avi ons un sabre

J ean approuva , car ses maîtres eccl ésiast i

q ues lu i avaient ensei gné l’horreur des guerres

c iviles , et la Terreur lui i n sp ira i t du dégoût . Il

blâmait le s maj orité s lâches qu i s e lai ssai ent

o pprimer .

Croyez—vous que s i tous les honnêtes gens

de Vertault s ’étaient révolté s , votre Parteret eût

pu mettre en pri son des innocents ? Nous sommes

des moutons , b ons à égorger , et tendan t le cou

a u premier boucher venu . Nous avons peur de

la mort . Tenez , voilà ce qu’elle fai t , la peur de

la mort !

Il montra,au lo in

,par del à le mur du jardin ,

les ruines du donj on . M . de Ramel et alors de

manda des explicati on s . Car i l étai t re sté douze

ans a Vertault sans rien apprendre de l ’histo ire

locale . E t Jean , auss i tôt , s e mit à parler , d’une

vo ix forte , et orato ire

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100 L A D EM O I S E L L E

i nes timable , et , dans la campagne , i l ne res tai t

pas un bœuf pour labourer .

Les Vert il iens redoutaient leurs défenseurs

à l’égal de leurs ennemis . La garni son leur

avait pri s leur blé et leur vin , et ils étaient s i

pauvres que,pour la plupart

,i l s mendiaient

leur nourriture . Un gouverneur féroce empri

sonna les notables qu i,montrant leurs co ffre s

vides , se refusai ent a payer un nouvel impôt

de guerre . Mais le ro i l ’appel a à l’armée de

Picard ie . Il y mourut d’

un coup d ’

arqu ebu se.

E t dè s que les hab itants connurent la fin de ce

cap itaine , i l s se j etèrent sur la forteresse . Ils la

démoli rent , p ierre par p ierre,et , n

écou tant

po int les supplications des femmes,renversè

rent même la tour du guetteur . Ils avaien t

peur . Ils voulai ent vivre avec leurs en fants et

leurs femmes . Ils détes taient la l i cence et les

p rivautés des gens d ’armes . Ils voulaient fa ire

commerce et marchander La citadelle ren

versée , Vertault ne fu t plus qu’un grand bourg

où l ’on marchanda . Ils marchandent encore nu

jou rd’

h u i et ne parle nt que commerce . Leur

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D E L A R U E D E S N O T A I R E S 101

héroïsme est resté en fou i sous les vie ille s p i erres .

Ils en fabriquent , des pharmaciens ! A peine

bacheliers,les j eunes gens se p récip i tent à la

pharmacie vois ine pour y apprendre le méti e r,

un bon métier , prop re , lu crati f et cons idéré .

Le ton apprêté de ce d iscours ne surpri t po int

M . de Ramel et , qu i aimai t l’

é loqu ence et é ta it

porté à admirer lorsqu ’on parlai t fort . A vrai

d ire,tout ce morceau déb i té d ’une hale ine

n ’étai t q u ’un passage d ’un article longuement

composé par J ean à l ’ intention d ’un j ou rnal

pari s ien,qu i s ’étai t gardé de l ’ insérer . Dans

cet article , i ntitulé La leçon des viei l l es

p ier res, le j eune homme appelait aux armes les

j eunes gens de province et flétrissait leurs

ambitions util i tai res .

M . de Ramel et fris sonnait .

Robert sera soldat , déclara—t—il avec force .

Il sera soldat comme j e le fu s moi-même . Nous

ne détrui sons pas les forteresses,nous autres .

Mais , s i l’

on veut que nous all ions ten ir garn i

son à S trasbourg , nous sommes prêts

E t , d’

un geste courageux,i l montra l ’extré

6 .

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102 LA D EM O I S E L L E D E LA R U E D E S N O T A I R E S

m ité de l ’allée , qu 1l supposait orientée vers

l’

Est .

Lorsqu’elle avait entendu la vo ix de Jean

Falibert , Ét iennette avai t relevé la tête . E t s i

le s branches d ’un j eune arbuste ne l ’avaient à

moiti é d i s s imulée , le j eune homme eû t pu vo i r

q u e son éloquence avai t sati sfait deux auditeurs .

Portée à mépri ser la lâcheté, Et iennet te, pour

la p remière fo i s , avait regardé avec curios i té ce

j eune homme pâle qu i dédai gnait les pharma

c iens .

M . de Ramel et s’

avançait vers elle et , dési

gnant Jean Fal ibert , d i sai t

Je te p résente ton professeur . As—tu eu

tendu comme il parle b ien ? Demain tu prendras

ta première

Les deux j eunes gen s étaient debout face à

face . Ils échangèrent un court regard , rougi

rent et se turent .

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104 LA D EM O I S E L L E

E t il sentait b i en que , s’ i l retrouvait sa phrase

,

i l n ’

oserait plus la dire , ou qu’el le sonnerai t

faux,dans cet te grande p ièce clai re .

Pour la première foi s , Étiennette lu i sem

blait presque j ol ie . Elle avait le vi sage repos é .

Un peu de sang était monté à ses j oues . Il re

marqua qu ’elle avai t de longs cils pâles et des

main s comme il n ’en avai t jamai s vues,blan

ches , sou ples et hab iles , aux doigts li sses . Il

regarda les s i ennes , courtes , vulgaires , les pha

langes séparées par des nœuds épai s . Il n ’

osait

pas so rti r son mouchoi r de sa poche pour

essuyer son front où la sueur perlai t . Car il sa

vait que ce moucho ir é ta it zébré de rayures

rouges et qu ’une initiale d ifforme en occupait

le co in .

Ét iennet te ne bougeait pas . Ell e avait levé

l es yeux vers le j eune profess eur,pu i s le s avait

aus s i tôt abais sé s sur un cahier de pap ier blanc

qu i était devant elle . Aucune impati ence ne

l’

agitait . Le s grandes p en sées qu i an imaient

M . de Ramel et lu i étaient étrangères . Elle igno

rait pou rquo i on l ’asseyait à nouveau sur un

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D E LA R U E D E S N O T A 1 R E S 105

banc d ’étude . Elle ne se sentai t au cun dési r de

connaître la l i ttérature . Auss i b ien ne sais is

sait—elle qu’

à demi le sens de ce mot . Des leçons

de li ttérature éta ient à ses yeux le complément

des leçons d ’orthographe , comme l’

enseigne

ment de la géométri e eût légitimement su ivi

celu i des quatre règles .

Voulez—vou s que nous étudi i on s Racine ?

E l le acqu iesça d ’un s igne de tête . E lle ne

connaissai t po int Racine . Ce nom même lu i

s emblait un peu rid i cule .

Il lut auss itôt , avec volub il ité

Est—cc to i , ch ère El ise ? 0 j ou r tro is fo is heu reux!Qu e bén i so it l e c iel q u i te rend à mes vœu x ,

Toi q u i de Benj amin comme moi descendu e

Fu s de mes premiers ans l a c ompagne assidu e,’

Et q u i d’

un même j o ug sou ffrant l ’oppressi onM

aidais à sou p irer l es ma lh eu rs de

E t , s etant ains i mis entrain ,i l commença à

parler d ’

Esther d’

Assu éru s et de l ’al t ièreVasthi .

ll résuma la p iece assez rap idement . Mademoi

selle de Ramel et avait lu cette aventure dans

l’

Histoire Sainte , qu i étai t b ien le seul l ivre

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106 LA D EM O I S E L L E

qu ’elle eû t étudié avec quelque so in . Auss i

écoutai t—elle di strai tement . Quand il aborda

l ’étude des caractères,cita la règle des tro i s

un i tés,apprécia l’ensemble de l ’œuvre d ’aprè s

la méthode cu i stre qu i e st en honneur dans

l’

Université , elle s’

ennu ya tout à fait .

Lui , qui s’étai t ass i s en face d ’elle , fu t b ientô t

gêné par l ’attitude ind ifférente de cette j eune

fille s ilenci eu se . Il s e leva , et , touj ours par

lant,i l marchait à grands pas , fai sai t des ges tes .

Il reconnut madame de Montespan sous les

apparences de l ’al t ière Vasthi . E t i l rat tra

pait , de-ci de- l â , quelques-unes des formule s

éloquentes qu ’ i l avait imagi nées la veille , dans

sa chambre pauvre . Mai s elles s e rattachaient

mal à la leçon verbeu se,comme un galon trop

éclatant,mal cousu sur une humble étoffe .

Plus attentive au spectacle qu ’ i l lu i offrai t

qu ’aux ensei gnements qu ’ i l tentait de lui donner,

Ét iennette le regardait avec une curio s ité effarée .

Elle p ensai t qu ’ i l faisait b eaucoup de bruit,e t

la course saccadée qu ’ i l accompl i ssai t autour de

la p iè ce lu i parai s sai t C ’es t une

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108 L A D EM O I S E L L E

vu brillant,sp i ri tuel et tendre . Il arrivai t qu ’i l

faisai t figure de p ion . Il avai t compté su r son

presti ge professoral,i l avai t compté sur sa

p etite s ci ence pour obteni r d ’

Ét iennet te u n si gne

d ’ intérêt . Mai s i l regardai t ses yeux pâles et n ’y

découvrai t aucune lueur . E ll e attendait la fin du

cours . Quand il se ta irai t,elle s e lèverait pour

aller déj euner . E t les j ou rs passeraient ain si . Il

n e prévoyait point qu ’ i l pût jamais vaincre l ’ i n

d ifférence où elle s’

enfermait .

Que j ’a ie seu lemen t cinq cents fran cs,e t

comme j e qu itterai avec j oi e cette maison

d’

id iots !

Il sorti t plein de rancœu r et d’

amertume. Il

avai t à pe ine salué mademoisel le de Ramel et ,

qui en avai t é té fort choquée . Il descendai t la

pente de la rue de la Ju iveri e d’un pas saccadé

et mécontent . Il ne pouvait concevo i r que made

moisel le de Ramel et ne se fût pas .enthousiasmée

pour la douce E sther et le cruel Aman . Il s’

af

firma a lui—même qu ’elle était d ’une stup id ité

congénitale .

Et ce fu rent d’autres leçons pareilles . Elles

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D E LA R U E D E S N O TA I R E S 109

aggravèrent sa p remiè re dé convenue . Jean avai t

espéré que M . de Ramel et viendrai t ass i ste r aux

leçons . Ai ns i fû t née une conversation familière ,

qu i eû t bientôt créé une certa ine intimité . Mai s

le cap i taine déclara qu ’ il entendait se teni r à

Pécart

Je me rése rve , d it—il , de constate r dans

q uelques moi s les progrès accompl is par Étien

nette . Jusque—là il es t p référable que j e me

reti re sous ma tente . Ma présence vous inspi

rerait peut- être des développements trop vastes

et trop savants . O r il ne faut point donner à

cette j eune intelligence une nourriture tr0p

lourde . De bons petits plats , de bons

petits

E t il affecta de ne po int surveiller l ’ensei

gnement donné à sa fille . Au reste , d’au tre s

soucis l ’obsédaient déjà . Une lecture imprudente

lui avait fait conj ecturer que sa maison é tai t

bâti e sur l ’emplacement d ’une demeure gallo

romaine . Et i l fou illai t le s ol de la cave dans

l’espo ir de découvri r de vie illes poteries,des

monnai es et des b ij oux . Auss i le brui t courait

7

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1 10 LA D E M O I S E L L E

avec pers i stance dans la ville que M . de Ramel et

devenai t fou .

Lors que Jean arrivait le matin à l ’hôtel,i l

rencontrait parfo i s dans le vestibule le cap i ta ine

qu i sortai t des sous- sols , essouffl é e t terreux .

Que devient notre j eune Aspasie ? deman

dai t- il .

Et,san s attendre la réponse

,il courait au

fond du jardin,où il avai t installé un tamis à

travers lequel il faisai t couler le sable dur qu ’ i l

apportai t lui—même de la cave,dans une p etite

cai ss e .

Jean pénétrait dans la bibl io thèque . Il trou

vai t Ét iennet te ass i se à la place qu ’elle avai t

occupée le j our de la p remière leçon et que ,

par conséquent,elle croyai t devo ir adopte r

définit ivement .Aucun ruban inattendu n ’

égayait

j amai s sa robe plate . Aucune lumière sub ite

n’

écl airait j amais ses prunelles . Quand le j eune

homme parlait , i l semblait qu’elle l ’écou tât avec

une soumiss ion hautaine .

Il tenta d ’

éveil l er l ’attention endormie der

riere ce front dur et fro id . Il renonça au ton

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1 12 L A D EM O I S EL L E

jugés sentimentaux su ffisent à pousser au p ied

du trône les j eunes hommes ambitieux . Il éta it

prêt à répéter le serment de Rast ignac . Mais il

n ’avai t pas d ’argent pour aller j usqu ’au Père

Lachai se .

Pas d ’argent ! Au l ieu de se lancer dans la

cohue pari s ienne et de s ’y frayer un chemin à

coup s de talon , i l donnait des leçons obscures

à une fille i ns ip ide . Pourtant il ne se jugeait pas

inférieur à Ru bempré ou à Rast ignac . E t on a

tant répété que Rubempré et Rast ignac sont des

typ es vrai s , et que Balzac fu t un historien !

Il rêvai t l ’ ivresse de la notori été rap ide,les

succès d ’

intr igu e et les triomphes de la tribune .

Il rêvait les applaudis sements des audito i res ,

les fiat teries q uot id iennes du courrie r des

romanci ers et les insulte s des imb éciles . Il

rêvai t son nom en lettres cap i tales , l e sourire

des belles comédiennes et la j alous ie des pon

t ifes. Il rêvait les nu its parfumées , les alcôves

célèbres , tous les plais i rs dans une même coupe

qu ’ i l vi derait sans étonnement .

D ix mo i s encore ! Il lui faudra it dix moi s

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D E L A R U E D E S N O TA I R E S 1 13

avant de pouvoi r qu itter le servage . Car le père

Fal ibert se montrai t exigeant . Il prétenda i t que

son fils contribuât désormai s aux dépenses de

la mai son . La mo iti é des gains du j eune homme

passai t dans les mains du serrurier,lequ el

,

maintenant,s

at tardait au cabaret .

Il avait grandi au mil ieu de camarades hai

neu x . Sa mère étant mort e comme il atte ignai t

s ix ans , i l n’avai t pas connu le tendre refuge

où les enfants ou bl ient leu rs petite s vanités et

d ’où ils repartent avec un souri re renou velé .

Son père n’

eût ri en compri s à ses asp irati ons ,

non plus q u’

à l’

aigreu r de s es déception s pré

maturées . Il n’avait pas d ’amis, i l n

’osait prendre

pour confi dent l ’abbé Chomeyrat , qu i l ’eû t

i nvité à s ’approcher des sacrements et a de

mander à D i eu la rés ignation . Il ne voulai t pas

se rés igner . E t l ’on ne s ’avance pas vers l ’autel,

les poings cri spés et la b ouche amère .

I l eût moin s souffert,s i

,en attendant les glo

rieux tr i omphes auxquels il se croyait préparé,

i l eût pu du moins vaincre l ’ i ndi ff érence d ’

Ét ien

nette et remport er ains i un succès d ’avant—garde .

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Ce j our—là , Jean Fal ibert , ayant ouvert sa

serviette, s

aperçu t qu’ i l n ’avai t pas apporté le

manuel de l itté rature,mais un volume de

d imensions i denti ques et qu i s e trouvait être un

recueil de morceau x choi s i s des poètes français .

Il lu i étai t donc impos si ble de fai re une leçon

qu ’ i l n ’avai t p o int préparée et qu ’ i l comp tait

l ire,su ivant son habi tude

,dans l ’ouvrage de

l ’abbé Ce contretemp s l ’affiigea modéré

ment . Avec une belle assu rance il annonça à

mademoi selle de Ramel et qu e le cours cousi s

terai t en une lecture des poètes françai s et

qu ’ i l la priai t de lu i demander des expl i cati ons ,

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1 16 LA D EM O I S E L L E

avec le Cr u cifiæ , représentait l’œuvre du poète .

Mademoi selle de Ramel et ne connai ssai t n i les

poètes n i les romanciers . Mai s une certaine

exaltati on de la phrase lu i était chère . Elle en

avait p ri s —l e goût dans les manuels mystiques ,

dont elle possédait une collection importante .

Quelle effrénée langue d ’amour parlent les l ivres

p ieux ! Quels transports que ceux de l ’âme ch ré

ti enne abîmée devant son créateur ! Ses suaves

asp i rati ons ne s ’expriment pas autrement que

les plus v i olents dés i rs charnels .

Jean li sait comme li sent ceux qui i gnorent

les plus rudimentai re s principes de la diction ,

et , s i l’on peut d ire , avec une monoton ie pas

sionnée. Il avait d ébuté d ’une voix sourde,car

une certaine gêne l u i serrait la gorge . Mais ,

ap rès les premières strophes , i l éleva un peu le

ton,s e lai ssa emporter par le rythme .

Ayant achevé , i l regarda son élève .

Mademoiselle de Ramelet pleurait .

Elle pleurai t . Tout de su ite une émotion

inconnue l’avait sai s i e , et vainement eût-elle

essayé de lutter contre elle . A peine pourtant

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D E LA R U E D E S N O TA I R E S 1 17

sai si ssait—elle le sens préci s des mots . C ’était

une grande - musique vague qui la pénétrai t

d’

at tendrissement . Les larmes avaient sponta

nément j aill i . Au x xe s iècle , cette j eune fille

pleurait au La c de Lamartine .

Cette sens ib il i té ne parut pas rid icule au j eune

homme . Lu i—même se souvenait d ’avo i r san

gl oté sur de belles pages désu ètes . Les j eunes

gens pauvres de la peti te p rovince , dont la

b ibl i othèque se borne à quelques vieux l ivres

célèbres,l i sent ass idûment Hugo et Lamartine .

Du moins les l isent—i ls avec un grand fri sson .

Aux soi rs de leurs p romenades sol i tai res,i l s

évoquent la plage sonore de la mer de Sorrente ,

les enchantements des nu its itali ennes et le s

cheveux dénoués des amantes romanti ques . Leur

chasteté forcée p rovoqu e en eux d’

incompara

bles dés i rs . Les merve illeuses lettre s d ’amour

qu’ il s écrivent à l ’ inconnu e ! Les fiévreux ser

ments qu ’ il s prononcent !… Graziella passe,et sa

robe légère s’

entr’

ou vre sur sa gorge ardente

A vo i r qu ’une émotion remuait ce visage qui

ne s ’était j amai s animé , le j eune homme fu t

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1 18 LA D EM O I S E L L E

bouleversé . Tout son romanti sme lui monta au

cerveau . En une seconde , i l oubl ia la fro ideur

qu ’elle lu i témo ignait depu i s des semaines , les

dép its qu’ i l en avai t éprouvé s et les résolution s

d’

impassibil ité qu’en retour il avai t formées . Il

lu i sembla qu ’un fri sson commun les appare illai t

l ’un a l ’autre . Il s’

approcha d’elle

,se lai ssa

tomber sur le tap i s et , prenant la main qu’elle

abandonnait,balbu tia de chaudes paroles

Vous vous n ’êtes donc pas

celle que j e croyai s voir ?… j ’ai tant souffert à

cause de vous ! Vous ne savez pas ! Je pleure

auss i quelquefo i s , le s0 1r , dans ma chambre , et

c ’est votre dédain qui me fait pleurer . Pourquoi

ne me parlez—vous j amai s ? Vous ne voulez

même pas me regarder . Vous ne m ’avez s ou ri

qu ’une fo i s , quand j’avai s cassé la sonnette . E t

c ’étai t pour vous moquer . Je m ’étai s j uré d ’être

aus s i méprisant que vous . Vous versez une

larme , et j e sens b ien que j e vous adore . Ne me

torturez plus ! Je vous

Il se pencha sur sa main , y mit des lèvres

b rûlantes .

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120 LA D EM O I S E L L E D E L A R U E D E S N O TA I R E S

ricanements d e la v ille,la fureur du serruri er .

Il ne mettai t pas en doute que mademoi selle de

Ramel et ne fû t allée trouver son père pour lu i

raconter la surp renante conduite de son profè s

scur . Le cap i taine allai t entrer et le chasser.

Son cœur batta i t à grands coups . Son front

brûlai t . Il ramassa le volume tombé à terre et

le j eta dans sa serviette . Une glace lui p résenta

le désordre de son vi sage , les yeux brillants ,

l es jou es enflammées . Il courut à la fenêtre ,

qu ’ i l ouvri t toute grande . Mais auss i tôt i l

repoussa le battant . Il avait aperçu Ét iennet te

marchant au long d ’une allée . Elle s emblait

calme et fro ide . Sa phys ionomie ne décelai t

aucun trouble .

Il cria p resqu e

Je me vengerai ! Je me vengerai !

I l mit son chapeau , s’

él ança dans l’escal ier

,

traversa comme un fou le vestibule et s e rua

dehors . Madame Sonsois, qui le vi t passe r en

courant devant l ’égl i se,conj ectura qu ’ il venait

d’arriver quelque chose .

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Rentré dans sa chambre , i l comparut devant

son prop re tribunal .

C ’étai t à cette défaite misérable qu ’avaient

abouti ses calculs orgueilleux ! Une larme sur

une prunelle claire,et i l avait con fessé , en san

glotant , un amour romantique . Il s’

invect iva

avec violence . Le séminaire lui avai t appri s que

la maîtri se de so i,l

écrasement des impuls ions

spontanées est la plus haute vertu . L’

irritat ion

qu’ il éprouvait de s ’être la i ssé emporter par la pas

s ion domina d’abord tous les autres sentiments .

E t pui s , le souven i r de l’échec humiliant s ’ im

posa .

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122 L A D EM O I S E L L E

Il s emblait au j eune homme qu ’ i l n ’avait

j amai s a imé mademoiselle de Ramel et . En

quêtant son amour,i l n ’avai t po int cherché

de sati s faction sensuelle,mai s la j o i e glacée

d ’une victo ire difficile . Comment ava it—il pu

tomber à ses p i eds ? Il ne comprenait plus . Le

personnage qu ’ i l avait été une heure auparavan t

lu i parai s sai t élo igné et d ifférent de lu i , et il

répudiai t ses attitudes .

Il eu t une s i grande honte de lu i—même qu ’ i l

se j eta sur son l i t et enfoui t sa tête dans

l’

oreill er . Nos p ire s humiliati ons sont celles que

nul ne soupçonne et don t nous rougis son s

pourtant , s eul avec nous-même , comme s i le

monde entier les connais sa it e t nous accablait

de sarcasmes .

Il passa une heure dans sa chambre,s e char

geant de reproches . Puis i l tenta d ’envi sager

fro idement la s ituati on qu ’ i l s ’éta i t faite .

Il ne mettai t pas en doute qu’Et iennet te n ’

eût

tout raconté à son père . Retournerait—il donc à

l ’hôtel de Ramel et pou r encourir le courroux

grandiloquent du cap ita ine ? D éj à i l imaginait

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124 LA D EM O I S E L L E

Ce gentilhomme ne semblait nu l lement irrité .

Bien sanglé dans un veston court,la mine

fraîche et l ’œi l vif, il souriai t . Il ne vi t point la

pâleur du j eune homme . E t tout de su ite il

parla avec volubil ité .

Notre cher abb é n ’est pas là . Mais il va

ven ir . On l ’a appelé chez la mère Bau direl , dont

la fille est trè s malade . Vous allez l ’attendre

avec moi . J ’ai une grande nouvelle a lu i

apprendre . Ce matin , j’ai trouvé , à un mètre

cinquante au —dessous du sol de ma cave ,

cecL. .

Il sorti t un portefeu ille de sa poche , l’

ou vrit ,

en ret ira un obj et mince,de forme ronde et

fort rouillé .

Qu ’en pensez-vous ?

Jean prit l ’obj et , le retourna , l’

examina avec

so i n et émit l’

0pinion qu ’ il tenait la une

médaille de bronze .

Une médaille ? di t l e cap itaine . Je n’

y

avai s pas songé . Je p enche à cro i re que c’est

une p ièce de monnaie . J ’ai di stingué deux

lettres V . A . Que peuvent—elles s ign ifier ?

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D E LA R U E D E S N O TA I R E S 125

V . E . s’

eXpl iqu eraient d’elles—mêmes . Vert il ium,

Vertault . Mais V . A . ! Le nom d ’un empereur,

peu t—être . L’empereur Valère ? Ou d’

un consul !

Comment deviner?Auss i sui s—je venu en grande

hâte consulter l ’abbé . Je ne pui s encore voler

de mes propres a iles . Mais et i l bai ssa le ton

mai s j ’ai écrit à Pari s pour commander de s

ouvrages ' spéciaux . J’

ent reprends de s é tude s

qu i occuperont , sans doute , le reste de ma vi e .

Jean ne p rêtai t à ce d i scours qu ’une attenti on

médiocre . Tournant entre ses do igts ce morceau

de métal que , vingt s iècle s auparavant , u n cen

turion au vi sage glabre , galopan t à la su i t e de

César,avait lai ssé tomber d ’une bourse de

cu i r , ou bien qu ’un soldat paillard avait j eté

par déri s ion a la fille barbare rencontrée et

sai s ie au revers du chemin , ce j eune homme

pourtant sensi ble aux appels du passé n ’évoquait

point la pu issance romaine , la marche v icto

rieuse des cohortes étincelantes , le farouche

tumulte des Gaulo i s in soumis , leur grande el a

meur qu i désordonnai t le s aigles et troublait

même l’âme glacée du proconsul . Il s’

étonnait

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LA D EM O I S E L L E

seulement qu’Et iennet te n

eût po int parlé et'

cherchait les causes de ce s ilence inattendu

Mais le cap itaine ne lu i lai ssa pas le temps

d ’une ré fl exion profonde . D éjà il éte ndai t la

main vers son tréso r .

Avez-vous vu ? C ’est b i en V . A . , n’est- cc

pas ? Pensez-vous que l ’abbé me fournira u ne

hypothèse Que n ’ai—je votre

j eunesse ! Il me s emble que j ’ai p erdu ma vie !

Il reprit la p i èce,l

envel oppa so igneusement

de p ap ier de so i e et la replaça dans son porte

feu il le . Puis , s e frappant le front , comme pour

accuser s a mémoire

Au fait,dit- i l

,j ’oubl iai s de vous fél iciter !

Ét iennette s’

est décidée,ce matin

,à me parler

de vos leçons . J’

at tendais ce moment—là . Auss i

longtemps que ma fille ne man ifestai t pas un

intérêt parti culi er , tous mes encouragements

eus sent été inutiles . E t c ’est a cause de cela

que j e vous avai s d it ne pas voulo i r m ’occuper

de ses p rogrès . O r,ce matin

,à déj euner

,ne

m ’a—t—elle pas entrepri s su r Lamartine ? A vrai

d i re,j e n’ai pu lu i répondre qu

imparfaitement .

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128 LA D EM O I S E L L E D E L A R U E D E S N O T A I R E S

D ebou t devan t lu i , M . de Ramel et et Jean.

Fal ibert ne surent quelle phrase prononce r . L e

cap i ta ine n ’osa pas sorti r de sa poche la p ièc e

de bronze . Il se dirigea vers la porte , su r la

po inte du p i ed . Jean le suivit . L’abbé ne bo u

geait pas . Une larme coulait su r sa j oue ras ée .

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XV I I

Lorsque Jean se retrouva , le lendemain , en

face de mademoiselle de Ramelet , celle—ci n e

semblait avo i r gardé aucun souven ir du récent

événement . Elle avait repri s sa pose et son

attitude hab ituelles . Elle crayonnait sur les

pages de son cahier les mêmes dess ins impréci s .

Aucune fièvre ne troublait se s yeux . Quand il

parla , elle parut , comme à l’ord inai re , ne rien

comprendre .

Éta it-cc donc la ce que lu i avait p romis le

cap itaine ? San s doute , Ét iennette, après un

bref émoi , avai t oubli é Lamartine , le La c et

les sanglots qu i l’avaient secouée . Ou bien elle

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1 30 L A D E M O I S E L L E

rougi ssai t de demander à un inférieur des expl i

cations complémentaire s . Il tâche de ne po int

balancer entre ces deux rai sons . Mais c ’est en

vain qu ’ il voulai t imposer à son esprit cette

d iscipline . Cependant il parlai t et tombait d’ac

cord avec l ’abbé X… que les Mémoires d’

ou tre

tombe avaient été arrachés à la plume défail

lante de Chateaubriand par des créanciers

av ides .

Ayant enfin terminé sa besogne,i l s e leva .

Mademoiselle de Ramel et ferma en hâte son

cah i er et se leva auss i . Elle lu i fi t un léger

s igne de tête , pas sa devan t lui , ouvrit la porte

et di sparut .

A dater de ce j our , i l ne vécut plus que pour

l ’heure quotidienne de la leçon . L ’abbé Cho

meyrat s’

étonnait de s es yeux trop b rillants e t

de sa pâleur pro fonde . Les vo is ins se gaussaien t

de sa mine défaite . Il passait sans vo ir les re

gards amusés et les sourires narquo is . Il répon

dai t évas ivement aux question s amicales . Ses

l ivres res ta i ent fermés . Tous les j ours , après le

déj euner,i l s ’en alla it au dehors de la ville , sur

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132 L A D EM O I S E L L E

cours pas s ionnés l’âme de sa fille . Jean n ’avait

à compter que sur lui-même . Il l e sentait et s ’en

désespérait .

Auss i b ien il ne faisai t aucun effort pour se

montrer s édui sant . Décidé qu ’ i l éta it à ne plu s

ri squer au cune démarche humiliante , i l avait

cependant une foi vague dans l ’ i s sue heureuse

de l’ave nture . Sans qu ’ i l s e l ’avou ât clairement ,

i l attendai t le moment où , suivant les romans

qu ’ i l avait lus,la j eune fille noble se j ette au

co u du ro turie r au grand cœur et lu i avoue un

amour longtemps dis s imulé . C ’est b ien la con

damnation des romans qu ’on pui sse,aprè s en

avo i r lu des mill i e rs,n ’être muni -que d ’une

p sychologie en fantine et cro ire poss ibles les

p lus invraœemblabl es rencontres . Que les filles

s ont faciles,ou b ien difficiles

,dans les œuvres

d ’ imaginat ion

Un mois passa . La cri se que traversait le

j eune homme ne diminuait po int . Il souffrait

de toute son âme mise à vif. E t seul l ’orgu eil

le soutenait encore . Même pas l ’orgu eil , qui

s ’abai ss e et pl ie parfo i s,mais la van i té qu i

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D E L A R U E D E S N O TA I R E S 133

ré s i ste e t se cache pour sai gner . Tri ompher

d’Et iennet te, ce n

’étai t pas posséder dans une

noble fièvre le corp s et l ’âme de la j eune fille .

C’é tai t un iquement obteni r qu ’elle cédât , quitte

à renoncer ensu i te à elle p our l ’étern ité . Il vou

lait qu ’elle abd iquât sa hauteur et s on ind iffé

rence,qu ’elle reconnût les mérites qu ’elle mé

pri sai t . Il s"avou ait qu ’ il se fû t contenté d ’un

commerce sentimental . Un souri re , une press ion

de main,des p romesses indéfinies, une entente

ob scure,la s e bornaient ses dés i rs .

Ét iennet te restait impas s ible . Les leçons se

succédaient sans qu’aucun changement su rvînt .

On le voyai t dépérir,et sa déchéance éta i t s i

évidente qu ’elle fini t par émouvoir le s railleurs .

L es uns d irent qu ’ i l travaillait trop . Les autres ,

moins clairement,affi rmèrent qu ’ i l s e man

geait les sangs On se mit à le plaindre .

Or , un j our , après la leçon , Ét iennette, qui

n e l ’avait pas j usque—là regardé une seule foi s,

s ’arrêta devant lu i et , soudain , rougissante , lu i

du !

Pourri ez-vous me prêter les Médi ta tions

8

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134 L A D EM O I S E L L E D E LA R U E D E S N O TA I R E S

de Lamarti ne ? Papa m ’a d i t de vous les deman

der .

Il fu t tellement surp ri s que les mots lu i man

qu èrent . Il articula pén iblement une phrase

confuse . Il promettai t d ’aller chercher l ’ouvrage

à la b ibli othèque mun icipale . Il l ’apporterait le

lendemain sans faute , sans

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136 L A D EM O I S E L L E

soldat de salon fi t belle figure su r les champ s

de bataille . Il courai t au danger comme à u n

rendez—vous d ’amou r . E t i l savai t comment o n

s e comporte dans les rencontres galantes . Pou r

que les ennemis pussent le faire p ri sonn ier,i l

fallut que leurs ambulanciers le relevas sen t,

percé de s ix blessures,sur un amas de cadavres .

Il fu t guéri en deux mois,envoyé dans une

fortere ss e allemande d ’où il s’

échappa , revint

en France et combatti t j usqu ’à la paix ave c

le même emportement j oyeux que , disai t—on ,

la p rincesse de Mitternacht ava it goû té s i

fort .

A la revi s ion des grades,i l se trouva que le

l ieutenant de Boissicou rt étai t devenu colonel .

La commiss ion pensa que le brevet de cap ita i ne

su ffi sai t à payer s on courage . Sur quo i , i l dé

missionna et put amsn garder le ti tre de colo

nel . I l rep ri t sa vie tumultueuse et , au bout de

dix ans,alo rs que le s plus déterminées ma

rieuses avaient renoncé à convaincre ce cél iba

tai re obstiné,i l ép ousa soudain , pour la stupe

faction de tous , une j eune fille de p rovince ,

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D E LA R U E D E S N O T A I R E S 137

rencontrée dans un château de Bo u rgogne,au

hasard d ’un voyage imprévu .

Pendant s ix moi s , i l dé serta les salons et les

cercles . E t s es ancien s amis raillaient cette

retra ite bourgeo i se . Puis i l était rentré dan s le

monde , accompagné d’une j eune femme fine et

pâle , dont les yeux noi rs brillai ent d’une ardeur

déj à trop airert ie. Madame de Boissicou rt devait

mouri r de cette flamme qu i la dévorai t toute .

Elle sut les infidél ités san s nombre que son

mari ne tarda po int à commettre . Mais elle l ’ai

mait trop pour le j uger . Lorsqu ’elle s’

é teign it ,

elle adorait encore le beau et léger cavalier qu i

j etai t son amour comme une chanson à tous

les hasards du chemin . E t sa mort fu t parfumée

du souven i r des s ix moi s de pass ion héroïque

et charmante qu ’ ils avaient vécus tous deux , au

fond de l ’hôtel de la rue de Verneu il , seuls ,

servi s par un vieux domestique s ilencieux , ne

sortant j amais,ne recevant personne

,ne déca

chetant même pas les lettres,cloî trés dans leur

dés ir comme derrière les grilles d ’un couvent

espagnol .

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138 L A D EM O I S E L L E

Sophie avait tro i s ans lorsque sa mère mon

rut . D epui s lors , elle avait grand i au x mains

des gouvernantes . Le colonel n ’avait j amai s

trouvé le temps de s ’occuper d ’elle , entre deux

aventures .

E lle n ’étai t venue à Vertault qu’

une seule

foi s , cin q ans auparavant . E t c’était alors une

gamine qu i j ouai t à la p oupée . Depui s elle avait

fait ses débuts dans le monde . Ét iennet te l ’at

tendai t avec une curi os i té fiévreu se.

Tout d ’abord , elle ne reconnut po int sa cou

s ine eu cette grande j eune fille qu i sautait les

tement sur le qua i de la gare de Vertault .

Seph ie portait à la main un peti t panier d’où

émergeai t la tête i ntelligente et chétive d ’un

griffon roux . E lle é ta i t vêtue d ’un costume de

voyage à grands carreaux anglai s , dont la j upe

courte découvrait se s chevilles étro i tes . Ses che

veux blonds bouffaient a la diable autour de

son vi sage j eun e , éclai ré par des yeux bleus ,

durs et i ncrédules . D étail affreux elle étai t

co iffée d’

une casquette . E t toute sa personne

offrai t un a i r décidé , querelleur e t indépendant .

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LA D EM O I S E L L E

Vieux Pierre , d it—elle , j e sui s contente de

vous vo i r .

Mademois elle de Ramel et trouva choquantes

cette étreinte et cette parole .

Il a une b onne tête d it mademoi selle de

Boissicou r t,cependant q u elle s

asseya it sur les

couss in s de cu i r de la berl i ne,qu i se mit en

route avec un affreux vacarme . Tout le monde

a une bonne tête i ci,même le cheval . Oh ! l e

cheval ! quelle p oul in i ère p erve rs e a extorqué,

pour le produi re,les faveurs d ’un percheron

mâtiné de normand ? Mais tu ne d i s

En effet,mademois elle de Ramel et , plongée

dans une s tupeur extrême,regardait

,bou che

bée , sa cous ine .

Je vo i s ce que c ’es t , d i t celle- ci . Je te

scandal i se . Tu fai s la même figu re que fai t

miss , lorsque j e perpètre ce qu’elle app elle mes

impropretés Elle devait ven ir avec moi ,

miss ! Mais j ’ai trouvé le moyen de la pla

que r .

La plaquer ? demanda Ét iennette avec une

surpri se qui n ’était p as j ouée .

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D E LA R U E D E S N O TA I R E S 14 1

La quitte r , l’

abandonner , m’en débar

rasser Veux-tu que j e te passe le di ctionnaire

des synonymes ? Allons bon ! encore un s can

dale Eh b ien,oui

,là

,c’est vrai , j e su is mal

élevée . Seulement , j’ai bon et pui s j ’a i

le respect de la famille . Tu verras comme j e

serai sage tout à l ’heure , à la maison ! Je sera i

plus p ieus‘

e que ma tante et plus royali ste que

mon oncle . Je d ira i mon Bened ic ite. Je cri erai

Vive le Roy ! au dessert . Je ne parlera i pas

avant qu ’on m ’ i nterroge . J e ne redemanderai

pas de la tarte . Mai s , en attendant , j e me lai sse

un peu aller . E t tu ne me dénonceras pas , parce

que tu m ’aimes b ien . E t mo i auss 1 , j e t’aime

b ien . Comme tu do i s t ’

ennu yer ! Qu’est—cc que

tu peux faire toute la j ournée ? Mais , au fait ,

pourquo i ne te marie s—tu pas

A cette question,Ét iennet te ne répondit que

par un ! O h ! Sephie ! s i pla intif et s i mal

heureux que mademoiselle de Boissicou rt s e

renversa sur les cous s ins pour s’

égayer plus

commodément . Un rire frénétique agita it toute

sa mince personne , depui s les fines bott ines

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142 L A D EM O I S E L L E

anglai ses j u squ ’à la casquette po sée su r le s

cheveux fous .

d it-elle entre deux qu intes ,

Ce n ’est pas gentil de me fa ire ri re comme

j e Heureusement , ma tante

cro ira que mai s c ’est

Ah ! tu me rendras malade !

Elle ri t de plu s b elle,pu is s e calmant sou

dain , et regardant sa cousine avec des yeux

encore mouillés

—'

Alors , dit—elle , tu as un fl i rt ?

Mais la consternation douloureuse qu i s e

peign it sur le pâle et s éri eux vi sage de made

moisel l e de Ramel et p rovoqua de nouveau l ’h il a

rité de Seph ie . Elle ne s ’arrêta que lorsque la

vo iture commença de gravir , en grinçant , la rue

escarpée qu i conduit à la ville haute . Alo rs

mademoi selle de Boissicou rt , pas sant son bras

autour du cou d ’Et iennette, l’

embrassa sur les

deux j oues . La berl ine ayant fait hal te , la j eune

fille descendit la première devant le p erron a

quatre marches . M . de Ramel et se montra et

prononça quelques paroles empreintes d’

une

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Du fond du j ardin , Sephie de Boissicou rt

cria à sa cousine

D ’où sors-tu ?

E t,quittant précip i tamment le banc où elle

étai t ass i se , elle courut vers Ét iennet te. Son

peigno i r de moussel ine dess ina la forme de ses

j ambes longues et fines . Ses cheveux dénoués

flottaient derrière elle . Lorsqu ’elle eut rej o i n t

mademoi selle de Ramel et , elle lu i plaqua sur

les j oues deux baisers bruyants , et répéta

D’

où sors—tu ?

Puis , sans attendre la réponse

Je t’ai cherchée partout . Pas d ’Étiennette,

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LA D EM O I S E L L E D E L A R U E D E S N O TA I R E S 1 45

pas de Robert ! Pas d ’

oncl e ! I l paraî t qu ’ i l étai t

à la cave . Qu ’est-ce qu ’ i l fait à la cave ? I l ne

bo it pas . Je su i s persuadée que mon oncle ne

boit pas . Enfin ! j’

éèl airc 1rai cette question . Je

n ’ai encore vu âme qui v ive . Ou plutôt , s i , j’ai

vu ma tante ! Sévère , ma tante ! Très s évèr e !

Elle a j eté sur mon pei gno i r un regard ind igné,

et demandé dans quelle égl ise , à Paris , j’allai s

à la messe chaque matin . Je lu i a i répondu

A Sainte—Clotilde ! j e ne pouvais pas lu i d ire

que j e ne vai s à la messe que le dimanche .

Alors elle m ’a d it Ici , nous allon s à Saint

Mamert . La messe est à huit heures . I l vous

suffira de vous lever à sept heures . A sept

heures j ’en Mai s j ’a i pri s une

j ol i e petite voix , et j’ai déclaré que sep t heures ,

c ’éta it une heure b ien choi s i e,n i trop tôt , n i

trop tard,et que s i

,auj ourd ’hu i , j e n

’étai s pas

allée à la messe,c’est qu e j ’avai s somb ré dans

un sommeil inexpli cable,mais que la fatigu e

du voyage expli querait a i s ément . E t pu is , j’ai d i t

à ma tante qu ’elle ava i t bonne mine,et j e su i s

v enue me réfugier au jardin , où j e compta i s

9

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146 L A D EM O I S E L L E

te trouver . E t maintenant,j ’attends que tu me

d i s es s i to i auss i tu étai s à la cave .

Mademo iselle de Ramel et entendait mal la

plai santeri e . Elle répondi t gravement qu ’elle

n ’étai t pas a la cave , et aj outa même qu’elle

n ’y étai t j amai s descendue .

Alors d ’où vien s—tu ? demanda Seph ie,

tapant du p ied .

Je vien s de prendre ma leçon .

Quelle le çon ?

Une leçon de l i ttérature .

Une leçon de littérature ! s’

écria made

moisel le de Boissicou rt . Tu prends des leçons

de l ittérature ? E t combien de foi s par semaine ?

Tous les j ours .

Tous les j ou rs ! Encore une qu ’on veut

tuer !… E t c ’

est toujou rs cette v ie ille demoi selle

a figure et à voix de chien qui t ’

expl iqu e les

beautés de la langue français e ?

Non , répondit mademoi selle de Ramel et

avec quelque emphase . C ’est un professeur .

Un professeur ! cria Sophie,en prenant

une mine scandali sée . Un professeur mâle ? Tu

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148 LA D EM O I S E L L E

une échelle de so ie . T imidement , i l commence

à grimper . Mai s

Mademoi selle de Boissicou rt cessa sub itement

de parler . Madame de Ramel et venait d ’ap

paraî tre sur le seu il de la p orte . Elle dit avec

fermeté

Le déj euner sera serv i dans un qu art

d ’heure . Vous avez j uste le temps , SOph ie,

d ’aller vous hab iller .

J ’espère qu ’elle n ’a r ien enten du , chuchota

Seph ie à l’ore ille de sa cous ine .

E t , p lus haut

J ’y cours,ma tante ! Un quart d

’heure ?

C ’est plu s qu ’ i l ne m ’en faut '

Le déj euner s’

achevait . Sophie s ’é tai t montrée

d ’une sagesse exemplai re . Elle”

avait répondu

avec gravité aux question s de madame de

Ramel et , s’

informant de plusieurs de ses cou

s ines qui vivai en t à Pari s et qu ’elle n ’avai t

vues qu’une fo i s , lors de l’enterrement de so n

père . Elle avait dû dénombrer leurs enfants e t

fourni r sur chacun d ’eux des renseignements

b iographiques . M . de Ramelet n ’avait pri s

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D E LA R U E D E S N O T A I R E S 149

aucune part â cette conversation généalogique

à parti r de Pharamond,i l n e s

intéressait plus

à personne . Lorsqu ’ i l eut vidé sa tasse de café ,

i l se leva , dans l ’espoi r de retourner à ses

feu il l es. Mais sa n ièce l ’interpel la su r un ton

de prière,et avec la moue préalable d ’un enfant

q u i craint un refus

Mon oncle ! mon oncle ! J ’ai une permis

s ion à vous demander .

Elle est probablement accordée , répondi t

M . de Ramel et .

Seph ie accentua sa moue .

Mon oncle,di t—elle

,supprimez l ’adverbe

j ’ai une peur affreuse q u e vous ne me refusiez

la grâce qu e j e me souhai te . Voilà . Étiennet te

m ’a d i t qu ’elle p renait , chaque matin,des

leçons de l ittérature . Voulez-vous que j ’as

siste aux cours ? Je serai une bonne élève , j e

ne d is s iperai pas la classe .

Comment ! d itM . de Ramel et . N ’est-ce que

cela ? Mais j e su i s enchanté d ’avoi r une nièce

auss i s tud ieuse ! Je préviendra i monsi eur Fal i

bert . Dès demain ,vous pourrez accompagner

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150 LA D EM O I S E L L E D E LA R U E D E S N O TA I R E S

Ét iennet te. Vous avez eu la une excellente

i dée . Ah ! l’

ému l at ion ! L’

ému l at ion est la mère

de la science . Qui de vous sera la premiè re ,

mesdemoi selle s

Seph ie l’

interrompit en lui sautant au cou .

C ’était une maniè re qu ’elle avait de mettre un

terme à ce qu’elle nommait i rrévérenci eu se

ment le s sermons .

Mon oncle , d it-elle , j e sui s à vous corps

et âme .

E t , pour avo i r entendu cette phrase , madame

de Ramel et fronça l e’

sou rc il . Elle pensait que

les j eunes filles devaient surveiller leurs

pa roles , e t n’en po int p rononcer d ’

imprévu es,

n i d’

exagérées.

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152 LA D EM O I S E L L E

tion de b ibl iothécaire , lui avait appri s que

la dame du receveur de l ’enregistrement éta it

o ccupée à l ire le volume , et qu’ i l n e pouvai t

prévo i r le moment o ù elle voudrait b ien le

rendre . Chaque j eud i et chaque dimanche des

tro i s semaines qu i su ivi rent , Jean , oublian t sa

timid ité ord ina i re,éta i t venu rép éter sa de

mande . S i b ien que le portier-l ibraire en avai t

été impatienté,et qu ’ i l ava it d it

,à voix presque

haute

Il m’

embê te, à la fin,ce curé manqué !

Ce qui ava it fait souri re l ’épic ier Jodel in , qu i

consultai t dans un co in un ouvrage de l ’astro

nome Flammarion .

Enfin la receveuse avai t resti tué les Méd i ta

t ions. Et i l s emblai t qu ’elle les avait lu es ass i

dûment , car certa ines feuille s étaient maculées ,

et d ’autre s éta ient déchi rées aux marges . En

outre , elle avait oublié ent re le s pages de garde

u ne feuille de pap ier à lettre sur laquelle elle

avait écri t

Amou r , qu and tu fonds su r mon âme

Parei l à u n aigle va inqu eu r ,

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D E LA R U E D E S N O TA I R E S 153

Dès qu ’ i l te vo it , mon cœu r s’enflamme

Et se pénètre d e dou leu r .

Elle avait quarante ans,et c’étai t une épouse

a ccompl ie .

Jean , gravissant la rude côte de la rue de la

Ju iveri e , se réj ou i ssait de'

remettre enfin à

mademoi selle de Ramel et le l ivre qu ’elle avai t

dés i ré . Elle ne lu i en avait j amai s reparlé , et il

n ’avait pas os é l ’informer des d i fficulté s qu’ i l

avait eues à se le procure r . Mais i l n e doutait

pas qu ’elle ne le reçût avec empressement .

Déj à il avai t fixé dans son esprit tou s les déta ils

de la cérémonie . Il donnerait sa leçon comme

à l ’ordinaire . Mai s au moment où Ét iennet te se

lèverai t pour partir,i l lu i di rai t

Excusez—moi,mademoiselle , de vous

a pporter s i tard l’ouvrage que vous avez b i en

vo ulu me demander . Il n ’a pas dépendu de moi

que vous ne le receviez dè s le lendemain .

Ce serai t tout . Il étai t pro bable qu ’elle lui

adresserait des remerciements . Alors il répon

d rait seulement ces mots

J e vous sui s reconnaissant,mademoiselle ,

9 .

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154 LA D E M O I S E L L E

de m’

avo i r fourn i l ’occas ion de vous être

agréable .

E t il s’

incl inerait , avec la mine rése rvée d’un

homme poli qu i veut s ign ifier que la conversa

tion doit s ’arrê te r . Il pensait que cette atti tude

était de bonne tacti qu e . Il entendait être hab ile .

E t tous les l ivres du monde nous apprennent

que l ’amour vient quand on le fuit .

Néanmoins , lo rs que la porte de l’hôtel s ’ou

vrit , l e cœur de ce grand poli ti que battai t à

grands coups .

Le cap itain e attendait Jean . Il se j eta vers

lu i

J ’ai , d it—il , une nouvelle à vou s apprendre .

Mademoiselle de Boissicou rt , ma nièce , res tera

un moi s parmi nous . Sa cous ine lu i a parlé de

vos leçon s,et auss i tôt elle m ’a demandé l

au

torisat ion d ’y ass i ster . J’ai p en sé que vou s n

y

verri ez aucun inconvén ient . Pendant ce moi s ,

vous aurez donc une élève de plus . E t une Pari

s ienne ! C ’est l e

Jean connai ssai t l ’arrivée de mademoiselle de

Boissicou rt . Il est impos s i ble qu’une étrangère

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156 LA D EM O I S E L L E

tint un di scours b ref et rude , par lequel il leu r

enj o ignait d ’être s érieu ses ou de s ’en aller . Il

termina ains i

Il faut fai re ce que l ’on fait , et voulo i r

ce que l ’on veut .

Les cous ines s’

étonnèrent fort de ces paroles ,

mais n ’en lai ssèrent rien paraî tre,et lorsque

Jean commença de p rofesser,elles avaient la

mine soumise et sourno is e de deux élèves qu i

auront des p rix .

Il étudiai t l e Cid , car depui s longtemps il

avait renoncé à la d is cipl ine d ’un plan ,fût- il

s implement chronologique . Il mêlait Corne ille

et Pascal , Racine et La Rochefoucauld , selon

que son manuel s ’était ouvert,sous son doigt ,

à l a page du tragéd ien ou a celle du moral is te .

E t s i Ét iennette s e fû t souciée de t irer le moin

dre profit de l’enseignement qu ’elle recevait ,

s an s doute eût—elle éprouvé quelque peine à

re connaître sa route , tant les leçons capric ieuses

fa isaient de détours et dessi nai ent de méandres .

Cette fo is—là,néanmoin s

,Jean éprouvait

quelque embarras de sa négligence . Car il sen

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D E LA R U E D E S N O T A I R E S 157

tai t les yeux de Sophie fixés sur lui , sp iri tuels

et i nvestigateurs .

Cette nouvell e élève ne semblait pas pro

mettre b eaucoup d ’

indu l gence. Il é ta i t fort gêné .

Il expliqua lourdement que le Cid avai t forcé

l ’admiration des contemporains , b ien que les

règles n ’y fussent po int respectées . E t i l s entait

q u’ i l o ffrait la un mince régal à u ne Paris ienne .

Une Paris ienne, pou r l es hab i tants de Vertault ,

est u n être d ’excep tion , qu i ne saurait avo i r n i

le s mêmes goûts n i le s mêmes pass ions qu ’une

autre femme , d où qu’elle vienne . On a vu

l ’épouse d ’un tailleu r qui , pour être née à.

Pari s , put se permettre les plus surprenantes

excentri cités , et se compromit impunément avec

un avoué , à qui res semblèrent les enfants

qu ’elle mit au monde .

Seph ie regardait l e j eune homme . Elle aper

çut en une minute mill e détails qu i,depui s

deu x mois , échappaient aux yeux d’

Et iennette.

E lle bl âme le veston aux manches trop lon

gues , le faux-col dro it et bas , la cravate mince

de couleur vert-bronze . Mais sans doute avait

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158 LA D EM O I S E L L E

elle hérité de son p ère,qui ne détesta it pa s

s’

encanail l er , l’ i nd iffé rence pour l ’élégance de s

autres . E lle ne fit po in t gri ef à Jean du costume

qu ’ i l p ortai t,et

,pour le reste , fu t assez favora

b l ement impres s i onnée par sa pâleur,l ’éclat de

ses yeux et la fi ness e de ses traits .

Elle n ’écoute guère ce qu ’ i l d i sait . E lle éta i t

trop avis ée pour n e p o int di scerner qu ’ i l

accompli s sai t une corvée pén ible . Lu i , cepen

dant,s e hâtait , dés ireux de terminer rapide

ment sa tâche et d ’échapper à l ’inqu isit ion de

Sophie . En une demi-heure , i l expédia Cor

neille et le Cid . Et,comme il se di sposait à

qu itte r la b ibli othèque,i l ap erçut , dans sa ser

viette , les M éd i ta t ions auxqu elles il n e p ensait

plus un in-octavo reli é modestement et sol i

dement,avec une couverture de pa p ier marbré ,

un des humble et pauvre de basane déteinte .

Il le tend it à mademoi selle de Ramel et , en

disant

Voici le l ivre que vous m ’avez demandé .

Mais elle n ’

avança pas la main pour le sais ir.

Je vous remerci e,dit- elle . Il étai t dans

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160 LA D EM O I S E L L E

Cependant les deux cous ines s e promenaient

dans le j ardin,en attendant le moment de

gagner la salle a manger . Mademoi selle de

Ramel et semblait préoccupée , et s e tai sait.

Mademo iselle de Boissicou rt ne put supporter

longtemps ce s ilence .

Chimène , dit—elle,pourquoi es- tu s i

s évère pour Rodrigue ? Il t ’apportait un beau

l ivre pouss ié reux que tu lu i avai s demandé . E t

j ’ai b ien vu , au geste par lequel il te l’a tendu ,

qu ’ il é ta i t fort ému . Tu le lu i as méchamment

re fusé . J e sai s que Rodrigue a une vilaine cra

vate verte , q u’ i l parle trop vi te , et qu

’ i l s emble ,

pour tout dire , apparten i r au ti ers—ordre de

Saint-Bruno . Mai s est—cc une rai son pour lu i

faire de la pe ine ? E t tu lui as fait de la peine ,

cous ine implacabl e !

En effet , dit mademoiselle de Hamelet ,

sur le ton d ’un chimiste qu i examine un préc i

p ite i nattendu , en effet , i l a une cravate verte '

E t d ’un v ilai n vert ! repartit Sophie . Je

me représente fort b ien le magas in où i l a

acheté cette cravate . C ’est un magasin sur la

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D E L A R U E D E S N O TA I R E S 16 1

devanture duquel sont pe ints ces mots en

lettres ombrées

MERCERIE, BONNETERIE

Lorsqu ’on pousse la porte , un carillon infernal

retentit . Néanmoins on reste seul pendant cinq

minutes. Enfin la marchande arrive , qu i ne

s ’excuse pas de vous avoi r fait attendre , mais

vous regarde d ’un œ i l hostile , comme s i elle

avait peur que vous ne soyez entrée chez elle

pour lu i emprunter de l ’argent . Quand elle

apprend que vous dés irez une cravate , ell e

applique une échelle contre la clo ison,atteint

su r un haut rayon deux boîtes de carton,pui s

redescend pesamment . Elle ouvre ses boî tes ,

en sort une seule cravate,la cravate verte sur

la doublure de laquelle on peut l i re Dern ière

nou vea u té, et déclare d

’une vo ix pérempto ire

Voilà ce qu i se porte cette année . Elle ne

s ouffre point qu ’on marchande . Elle d it Je

ne surfais pas . E t on sent qu ’elle vous lai sse

rai t parti r sans regret , et qu’elle replacerai t

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162 LA D EM O I S E L L E

soigneusement sa cravate verte,en pensant

Cette dame n ’a ime pas le b eau . Pourtant

elle aj oute Nous n e tenons pas les arti cles

de bazar . Son mépri s pour les articles de

bazar est immense . Il n ’y a qu ’a accepter la

cravate verte , et a p ayer sans d is cuter . Encore

recevra— t- elle votre argent avec fro ideur et

indifférence . Les cl ien ts qu i entrent sont de s

indiscrets . Ceux qui sortent,des privilégié s

auxqu els o n a con s enti un e grande faveur . La

marchande vend au ss i des b outons,des chaus

set tes pour hommes et de la laine à tricoter .

Pourquo i , demanda mademoiselle de

Ramel et , as- tu demandé à mons ieur Fal ibert

un livre que tu aura i s pu trouver dans la b iblio

thèque ?

Di rai-je tout ? C’est par pol itesse . Ce gar

çon me fai sa i t p itié , avec ses yeux tri stes . As—tu

vu,après que j e lu i a i eu parlé , sa min e recon

nai s sante ? A l ’heure que voici , i l m’aime déjà ,

lu i qu i ne t ’

aimera

Ell e s’

interrompit et modula , sur une gamme

ascendante,tro i s ”

! Oh oh ! oh ! car , aux der

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164 L A D EM O I S E L L E D E L A R U E D E S N O T A I R E S

me su is moquée de sa cravate ; mais i l a une

belle pâleur et des yeux pass ionnés . Tu me

montre ras le s vers qu ’ i l a écrits pour to i . E t

maintenant,vous ête s fâchés ? Que t’a- t- il fait ?

Parle vi te ! Oh comme cela va être amusant !

Mais mademo ise lle de Ramel et répond it avec

lenteur

Mons ieu r Fal ibert ne m’a jamais adressé de

vers , et j e pense que tu plai santes . Je ne sai s

pas pourquo i j ’ai rougi . D epui s quelque temps ,

j e rougis souvent a ins i , sans aucun motif. E t

j e n ’ai ri en a te raconter .

Sophie eut d ’abord une moue désappo intée,

pu i s , ayant regardé sa cous ine dans les yeux ,

souri t légèrement . E lle approcha sa bouche de

l’oreille d ’Et iennet te, et , tout bas

Grosse bête fit -elle , j e n’aurais rien d it !

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Dans la petite ville sans us ines , le d imanche

est un j our de repos ab solu . Après une matinée

o is ive,que clôt un déj euner plantureux

,tous

les hab i tants vont fai re leu r peti te tour

Cette p romenade hebdomadaire est réglée par

des hab itudes p récises . Vers deux heures,

toutes les familles abandonnent leurs demeures,

dont les volets sont clos et les p o rtes verrou il

l ées comme s i une armée de p illards devait tout

à l ’heure envahi r la ville . Les j eunes filles,

guindées en des costumes inu s ités , marchent

devant leurs parents , a tout p etits p as . Elle s

ont des gants de peau . E lles t i ennent la tête

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166 L A D E M O I S E L L E

dro ite . Les mère s portent de s robes lourde s et

incommodes . Sur l eurs s imples coiffures de

ménagères elle s ont dressé des chapeaux so

lides , généralement ornés d’une plume alti è re

qu i oscille à chacun de leurs pas , et balaie de s

fleurs foncées,noi res

,avec un p i stil vi olet

,ou

bien des fruits volumineux , su ivant les chan

gemen ts de sais ons .

Cette foule se diri ge en process ion vers la

promenade de la Source . E lle su it la rue du

Bourg,gagne la place de la Mairi e , et atteint

b i entôt les p remiers ombrages . Derrière ell e , la

v ille s emble morte . Le s chats dorment roulé s

en boule au milieu de la chaussée . Les mouches

bourdonnent aux vitres des cafés déserts . Au

cune autre voi ture que l ’omnibu s de la gare ,

roulant dan s un grand fracas de vitres remuées,

une foi s par heure , ne trouble le s ilence . C ’est

alors que les mais on s ret rouvent leur vi sage

ancien . Il en est qu i p enchent un peu la tête ,

ou qu i tomberaie nt sans leur vo is in e . Ell es s’ac

co tent l ’un e cont re l ’autre comme de petites

vieilles qu i reviendraient,bras dessus

,bras

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168 L A D EM O I S E L L E

relevé leurs j upes,pour n ’en point comp ro

mettre la revêche raideur . Elles n’

exposent que

leu r jup on au contact sal i ssant du s i ège moi s i .

Néanmoins elle s conservent une attitude impé

ri euse,et ceux qui passen t ne trouvent po int

grâce devan t ceux qu i sont as s i s .

Madame Sonsois est en général ass i se à côté

de la plus vie ille demo iselle des Enfants de

Mari e,laquelle a cinquante ans , et une vertu

mat taq uabl e . Durant la semaine , elle aide ma

dame Somso i s dans son négoce,moyennant une

rétribution déri soi re . Le dimanche , elle ép ingle

sur sa robe plate un large ruban bleu et se rend

à la réun ion des Enfants de Marie . C ’est elle

qu i entonne , d’une vo ix de contralto

,le can

tique qu i ouvre la cérémonie . C ’est elle qu i

réci te,à la fin

,le Memora re e n latin .

Aprè s quo i elle se hâte vers la Source , où ma

dame Sensei s , sanglée dans une rob e no i re en

sati n broché , l’a p récédée pou r garder le

banc

La mercière ne manque pas de lu i demander

dè s l ’abord quelles étaient les j eunes filles qu i

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D E LA R U E D E S N O TA I R E S 169

ass i staient à la réunion . Mademoiselle Aricie

les énumère san s se fai re pri er . E t cette l i ste

suggère à madame Sonsois mille réfl exions

j ud icieuses . La fille de l ’ébéniste s ’étant trouvée

absente , elle en in fère que les bru its qu i cou

rent sont exacts , et que la fi lle de l ’ébén iste va

se marier . Madame Sense i s possède sur le ma

riege des fi c t ions préci ses . Elle sai t qu ’ i l es t une

loterie , où tous le s b illets ne sont pas gagnants .

Elle n ’ i gnore p oin t que l ’amour est un senti

ment éphémère et péri ssable , et que tel le qu i a

cru fai re un mariage de rai son a rencontré un

bonheur du rable et le contentement du cœu r.

Ces propos fourn i ssent à madame Sonsois une

occas ion nouvelle,et touj ours sai s ie avec em

pressement , d’

insu l ter à ' la mémoire de feu

M . Sensei s , qui , étant ivrogne , fu t en outre dé

hanché .

Ce dimanche-là , lorsque mademoiselle Aricie

eut achevé son rapport , la mercière le com

menta plus bri èvement qu ’à l ’ordinaire . Elle

avait hâte de faire part a sa compagne de toute s

les remarques qu ’elle avait faites au cours d e la

10

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170 L A D EM O I S E L L E

semaine . C ’est a ins i qu ’elle émit des doutes sur

la vertu de la femme du procureur de la Repu

bl iqu e

— E lle a tro is enfants et pourtant s ’habille

comme une j eune fille . Elle veut plai re au sous

préfet , sans doute . On les a rencontrés , l’autre

s o i r , prè s de la gare . Il lu i parlai t tout bas . Les

enfants marchaient par devant . Un b el exemple

à leu r fournir ! L ’avez—vous vu e, ce matin , à l a

grand’

messe ? Elle a l ’ai r d ’une folle,avec sa

j upe courte et s es cheveux mal arrangés

E t pu is elle accusa un hu is s i er de smt ro

d u ire nu i tamment chez la femme d ’un com

merçant qui avait déjà , dit- elle , quatre enfants

adultérins . Mais elle revint b ientôt à l ’épouse

du procureur

Pendant le sermon,dit-elle

,j e la regar

dai s , et j e me d isai s A qui ressemble—t—elle ?

J ’a i trouvé . Elle res semble a cette p ersonne qu i

hab ite en ce moment chez mons ieur de Rame

let, et qu i a l

’air,ma foi

,b ien évaporée . Le fils

Fal ibert en sait quelque chose. Il paraî t qu’ i l

s’

enferme avec ces deux j eunes filles p endant

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172 L A D EM O I S E L L E

mademoiselle Aric ie, saura séparer le bon grain

de l ’ivraie .

E t elle s’

écria tout auss i tôt

Les vo ilà !

Qui ? demanda madame Sonsois, laquelle

avait la vue basse . Qui ? Les Hamel et?

Ou i . Le petit Fal iber t est avec eux . Et il

y a auss i cette personne dont vous parl iez .

En effet,pour la p remière fo is

,Jean Fal ibert

avai t été admis à accompagner la famille de

Ramel et a la p romenade . C ’est Sophi e qu i avait

remporté cet avantage . Elle n’avait eu q u

à in

voqu er l’exemple des philo sophes grecs qu i

s’

entretena ient , en marchant , des plus graves

problèmes . Nul n ’avai t su où mademo iselle de

Boissicou rt avait trouvé ce rens e ignement sur

la philosophie péripatétici enne . Mai s il avait

s uffi à convaincre M . de Ramelet .

Jean marchait,encadré par les deux j eunes

filles . Mons ieur et madame de Ramel et su ivaient

p ai s iblement . Le précepteur parlai t avec an ima

tion . Quand il passa devant le banc , i l d isait

Lai sse-moi donc t’aimer !

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D E LA R U E D E S N O TA I R E S 173

Il d i sai t ! Lai sse—moi donc t’aimer ! Ma

dame Sonsois l ’entend it f6 rt cla irement . E t ma

demoi selle Aric ie ne put elle-même douter de

ses ore illes . La famille passée , elles se regar

dèren t avec stupéfaction , et restèrent , une mi

nute,plongées dans un s ilence scandal isé . Enfin

,

madame Somso i s articula péniblement

Avez—vous entendu , Ar ic ie ?

Mademoiselle Aric ie regardait fixement de

vant elle . Eût- elle ass i sté à l a noyade de tout

le clergé vert il ien ,revêtu de ses hab its sacerdo

taux,qu ’elle n ’

eû t pas eu un visage plu s doulou

reux . Elle secou e la tête a plus ieurs repri ses .

Le courte plume qui ornait sa capote osc il le ,

et un peti t o i seau jaune , posé parmi de s rai s ins

n o i rs,agite ses ailes e t parut prê t à s

’envoler .

Je m ’en étai s touj ours doutée , proclamait

madame Sensei s . E t vous devez vous rappeler ,

Aricie, que j e vous a i dit à plusi eurs rep ri ses

Tout cela finira mal . Pourtant , qu i eût pensé

qu ’une je une fille auss i p ieuse que mademoi

selle de Ramelet aurait une conduite pareille ?

Il m ’a semblé,répondit mademoi sel le

10.

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174 LA D E M O I S E L L E

Aric ie, que mons ieur Fal iber t s’adressai t sur

tout à l ’autre j eune fille .

Eh ! affirma sans embarras la mercière ,

i l va de la brune à la blonde .

Un j eune homme,re prit mademoiselle

Aric ie, un j eune homme qu i do it tout a mon

l e Curé ! Car c’est monsi eur le Curé qui a payé

pour lu i au séminai re .

I l est surtout l ’élève de l ’abbé Chomeyrat ,

rectifie madame Sensei s . E t sur l ’abbé Cho

meyrat il y aurait , ma foi , beaucoup à dire . Ces

dern iers temps , i l était touj ours fourré chez la

mère Bau direl . C ’est mons ieur Jodel in qu i me

l ’a dit .

Elle s’

interrompit , car mademoi selle Aric ie

p inçait les lèvres en une moue désepprobatrice .

Elle n ’aimai t p oint qu ’on suspectât les mœurs

d es ecclés iastiques . Madame Sonsois repri t

donc , sur un to n concil iant , car , au mo

ment où elle venait d’apprendre une chose s i

intéressante , et qu i pouvait fourn i r matière à

de s i beaux développements,elle voula it év i ter

toute querelle

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176 LA D EM O I S E L L E

Cependant la famille de Ramel et continuait

sa promenade .

D ites—moi encore une fo i s ces vers , d it

mademoi sell e de Boissicou rt . Il faut b ien que

j ’arrive à le s savo i r par cœur , ne fû t—ee que

pour s candali ser Mis s .

E t le j eune homme répéta docilement

La isse-moi donc t’a imer ! Oh ! l ’amou r , c ’

est l a vie.

C’est tou t ce qu ’on regrette et tou t ce qu ’on env ie

Lorsqu ’on sent sa v iei l lesse au c ou chan t déc l iner .

Sans l u i r ien n’

est parfa it . Sans l u i r ien ne rayonne.

La b eau té , c ’

est l e front ; l ’amou r , c ’est l a c ou ronne

La isse—to i c ou ronner

Ils s ’en revinrent par les rues désertes . De

van t l ’église , i ls rencontrèrent l’

arch iprê tre.

C ’éta i t u n homme de petite taille , lourd et

trapu . Il avai t les pommettes saillantes , un nez

large et aplati , une bouche mince et molle sur

un mento n carré . E t en va in , portant fort longs

des cheveux fri sottan ts et rebelles, es sayai t—il

de donner à son v i sage madré un aspect évan

gél iqu e. Son père , un maquignon dont on citait

e ncore , après vingt an s , les merveilleuses

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D E LA R U E D E S N O T A I R E S 177

roueries,avai t

,toute sa vie , parcouru le s fo ires

du pays , dupant le s paysans qu i lu i venaient en

retour une admirat ion terrifiée, rouge , hilare ,

avantageux,adoré des fi lle s d ’

au berge, e t les

adorent . Au fils mal venu dont i l s ’é ta i t peu

soucié,i l avai t légué son hab ileté célèbre , sa

forte vo ix,et sa s ingulière éloquence . Le curé

de Vertault j oui ssai t d ’un prestige incontesté .

On d isai t qu ’ i l avait refusé plus ieurs fois l ’ép is

cepet , et les l ib res-penseurs eux -mêmes le

tenaient en estime,pour ses talents .

En chai re,ce peti t homme se t ransfigu rait . Il

n ’éta i t plus qu ’une grande bouche autori ta i re

c l ement les véri té s éternelle s . Sa vo ix tonnante

allait réveiller au fond des chapelles obscures

le s fidèle s somnolents , emportai t leur attention

dans un tourb illon sacré,le s s ecouait

,les terri

fiait , leur plaçai t le dogme comme on place une

jument rétive a un acheteur timide .

Il s’

avança vers mons ieur et madame de

Ramel et , et s’

informe de leur santé . Puis

J ’ai appris , dit—il au cap ita ine , que vous

avez entrepri s des études historiques . Ne pour

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178 L A D E M O I S E L L E

fi ez —vous , au cours de vos recherches , essayer

de préciser l ’endroit où s ’est produit l e miracle

du Lait ?

M . de Ramel et demande ce qu ’étai t ce miracle

du Lait .

C ’est l ’u rl des plu s touchants que la tradi

t i on nous rapporte,répondit le p rêtre . Saint

Bernard,étant enfant

,priai t

,une nuit

,devant

une statue de la Vierge . Celle-ci souda in s ’anima ,

et,pressant son sein d ivi n

,en fit couler su r le s

lèvres du p ieux écolier quelques gouttes de lai t ,

qu i les parfumèren t à j amai s . A vrai dire ,

Mabil l on met en doute la réal ité de ce miracle .

Mais Meb il lon ne représente pas à lu i seul la

Lo i et le s Prophètes . Un savant religi eux , le

Père Verd ier, qui écrivait au X V I I e s iècle , n’a pas

craint d ’en affirmer l ’authenti ci té . E t i l fourn it

des arguments fort sérieux . S’

i l vous étai t

p oss ibl e de compléter son œuvre , nous pour

rions constru ire sur le l ieu du prodige quelque

belle basil ique,où les chrétiens accourraient , et

la ville vous en devrait un éclat durable .

Tourné vers Jean , i l ajou te

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X X I I

D e toutes les di sgrâces humaines , mademoi

selle de Boissicou rt ne redoutait que l ’ennu i . .

Les leçon s fastid ieuses que sa cous ine avait sup

portées san s révolte pendant tro i s moi s , elle

t rou ve moyen de les transformer instantanément

en des causeries animées e t verveuses . Tout

l ’appare il pédagogique qu i recouvre nos chefs

d ’ œuvre à la façon des échafaudages su r les

monuments gothique s s ’écroule dès la sec onde

leçon .

Monsieur , avai t d i t Sophie , comme

Jean se disposait à ouvri r le Racine , nous

sommes deux pauvres filles i gnorantes . Ne

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LA D EM O I S E L L E DE LA R U E DES N O TA I R E S 18 1

pourrions—nous l i re avec vous ce s chefs—d ’

œu vre

sur lesquels on a émis tant de remarques d iffi

c iles Les l ire , tout bonnement . Après quo i ,

nous serions mieux di spo sées à en sai s i r les

beautés . E st—cc poss ible , mons ieu r , ou bien

voyez-vous q uelque inconvénient à su ivre cette

méthode s impliste ?

Entendant ces paroles , p rononcées sur un ton

enj oué,Ét iennet te avait j eté sur J ean Fal ibert

un regard inqu iet . Depu i s s i longtemps qu’elle

l’

écou tait san s j amai s le comprendre , elle étai t

a rrivée à le cons idérer comme un jeune i niti é

ayant appri s dans un temple secret des rites

mystérieux qu ’on n e pouvait bouleverser sans

sacrilège . Elle fu t fort étonnée qu ’ i l répondit

presque j oyeusement .

Mais certa inement ! j e su ivra i la méthode

qui vous semblera la plus,aisée . Lorsque nous

aurons pri s connaissance d e l ’ouvrage enti er,i l

nous sera facile de le confronter avec les tra

vaux des cri ti ques .

C ’est cela ! s’

écria mademoiselle de Bois s i

court . Nous confronte rons Mai s , en attendant ,1 1

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182 LA D EM O I S E L L E

l is on s ! E t vous verrez comme nous serons

attentives !

Elle n ’avai t pas promis d’écouter en s ilence .

Elle interromp it , à tout moment , les lectures

par des réflexion s cocasses , dont elle riait la

première , très haut . Jean ne tarda pas à lu i

donner la réplique . Ét iennette elle-même s ’en

berdit à sourire , et pu i s s’

abandonna t out a fait

à une hilarité surprenante . E t tous tro i s avaien t

l ’ai r de mauvai s élèves s’

égayan t , en l’absence

du maître , sur un l ivre défendu . Une fo is , que

la porte s’

ouvrit , i ls s’

arrê tèrent soudain , comme

pri s en faute . Mais ils s e rassurèrent b ientôt .

La porte mal fermée avait été pou ssée par le

vent qu i s’

engou ffrait dans le haut vestibule .

Leurs ri res de nouveau sonnèrent et allèrent

scandali ser la cuis i n ière , qu i se promit d ’en

parler à madame Sense i s . Auss i b i en , qu i eût

pu veni r troubler les j eunes éclats de leur

gaieté ? M . de Ramel et , enfou i dans sa cave ,

n’

entendait ri en . Quant à madame de Ramel et ,

absorbée par ses memes devo irs , elle n’avait

j amais eu l’ idée d ’entrer dans la b iblio thèque .

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184 L A D EM O I S E L L E

ouvrages class i ques,une avers ion sys tématique

et dédaigneuse .

Le lendemain,Jean apporta N otre—Dame de

P a r is . M . de Ramel et eût frémi , s’ i l eût appri s

que le plan d ’éducation qu ’ i l avait conçu se

di sloquait ains i entre les mains d ’une j eune

étourdie . J ean Fal ibert employa désormais les

heures des leçons à li re à haute voix des

romans .

Mademoiselle de B0 1ss1c0u rt y trouvait un

e xtrême plai s i r . Se gouvernante anglai se prenait

m ille p récau ti ons pour qu ’elle ne pût li re pré

matu rément des récits d ’amour . E t , à penser

q ue dan s cette rigide demeure provinciale elle

p ouvait s i ai s ément goûter la di straction le plu s

sévèrement bannie de sa vie pari s ienne, Seph ie

ne pouvai t s ’empêcher d e souri re .

Tu ne connai s pas Miss ? di t-elle a sa cou

s ine . C ’est le plus surprenante Anglaise que l ’on

pu isse vo ir . Elle n ’est pas blonde , elle n’est pas

grande , el le n ’a pas une peti te bouche et de

grandes dents . Miss est b rune , petite , elle a une

bouche moyenne et des dents ordinai res . Mais

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D E L A R U E D E S N O TA I R E S 185

c’

est une Anglai se tout de même . Suppose

,qu ’elle arrive demain matin à Vertault . A pe i ne

en trée dans le vestibule elle demandera Où

est mademoi selle Sophie ? J e veux vo i r , s’i l

vous plaît,mademoiselle Seph ie immédiate

ment ! On la condui re à la b ibl io thèque . E ll e

entrera,fera , puisque nous sommes tro i s , tro i s

petits saluts réservés et d ignes , et s’

assiéra .

Elle d ira J e pri e que vous continuez sans

vous occuper de ma personne . E t elle econ

tera .

A peine aura-t—elle entendu dix phrases

qu ’elle s e lèvera , affolée . E ll e cri era ! Sorton s ,

mademoiselle Seph ie, sortons immédiate

ment ! Plus tard , quand vou s êtes avec

l’époux , vo u s l i s ez c e que vous voulez . Mai s

maintenant,j e do i s défendre . E t elle peus

sera de S I e ffroyables clameurs qu e j e sera i

obligée de m’en aller . E t j

ignorerai , j usqu’à ce

que j e soi s avec l ’époux , ce qu’est devenue la

Esmerelda . Le sai s- tu , to i , ce qu’est devenue la

Esmerelda ? Alors , d i s-l e moi vite , de peur que

Miss n ’arrive demain par l e tra in de tro i s heures .

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186 LA D EM O I S E L L E

Mademoi selle de Ramel et avou e ingénûment

qu ’elle ne p révoyait pas le s ort de la E smerelda.

Elle ajou te

Je voudrai s que l ’hi sto ire durât encore un

mois , tant elle m’ i ntéresse .

Encore un mois ! j ’a ime mieux dix his

toires qu ’une seule . Moi,i l me faut du chan

gement .

Pas à moi . Et il me semble que j aurai de

la pe ine , quand mons ieur Fal ibert aura achevé

de l i re N otre—Dame. C ’est s i beau ! j ’éprouve

de l ’ennu i qu itter la b ibl i othèque pour aller

déj euner . J’

écou terais toute la j ournée sans

songer à me lever . Quel dommage d ’être

obligée d ’attendre j usqu’au lendemain pour con

naî tre la su ite !

Il faut avouer,repri t mademoi selle de

Boissicou rt , que monsieur Fal ibert montre une

grande amabilité . C ’est même plu s que de l ’ame

b il ité . C ’est du dévouement . Le pauvre garçon

lit sans interruption pendant deux heures . Il ne

proteste pas . Il n ’est j amai s fatigué . I l n ’

ebjecte

pas que nous ne travaillons pas . Il est charmant .

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XX I I I

Ét iennette de Ramelet pénétra dans l ’égli se

fraîche . Elle se dirigea vers le cenfessionnal

devant lequel attendaient déjà tro i s dévote s

agenou illées , tenant un do igt contre leur j oue ,

et fixant sur l’autel des regards implo rants et

soumis . A son tour , elle s’

agenou il l a , fit un

signe de croix , plongee une minute la tête

dans ses mains . Puis elle ouvri t un peti t l ivre

qu ’elle avait apporté , et parcourut des yeux

l ’examen de consci ence nomenclature de tous

les péchés qui peuvent charger l ’âme d ’un

chrétien . Ils sont imprimés le pâle-mêle ,

véniels et mortels , sous chaque commande

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LA D EM O I S E L L E DE LA R UE DES N O TA I R E S 189

ment de D i eu . Insulter autru i e t tuer autru i se

côto ient . Elle lut posément , l i gne après li gne .

Le p remier péché éta i t ains i formulé Avoi r

manqué sa prière du matin et du soi r . Elle

ne l’avait po int commis . Elle n ’avait pas non

plus été gourmande . S’

é ta it—elle mise en colère ?

Il lu i semble qu ’elle avai t légèrement rudoyé

la servante , l’autre matin .

N ’

evez-vous point péché cen tre la sainte

vertu de pureté par des pens ées , des dés irs ,

des entretiens , des lectures mauvai s es ?

Ét iennette fit une pause . Lectures mau

vaises? Pour la première foi s un péché nou

veau allai t prendre place dan s ses aveux .

Soudain la faute lui apparai s sa i t sous son véri

table j our . Ell e relut rap idement la prière pré

l im inaire Mon D i eu , faite s que j e voie tou s

mes péchés comme je - les verrai à l ’heure de

ma mort . Venez dans mon cœur pour me le s

faire détester . Soyez dans ma bouche,pou r

m ’aider à les déclarer .

Les détester ? Elle s’

avou a qu ’elle n e

regretta it po in t les lectu res dangereuses . E t

11 .

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190 LA D E M O I S E L L E

aussitôt une anxiété la prit . N ’aurai t-elle po int

le ferme propos ? Dans quel ab îme roulait—elle

d éj à? Jamais avant d ’entrer au confess ionnal

elle n ’ava it éprouvé pare ils scrupules . Jadis la

confess i on n ’étai t pou r elle qu’une p ieuse for

mal ité avant l ’accès vers la table sainte . E t,

cette fo is,c ’étai t l ’aveu redou table d ’un péché

grave . E lle j eta vers l ’autel lo intain un regard

éperdu . Puis elle enfou it de nouveau son visage

dans ses mains,répétant mentalemen t Je

ne ferai plus de mauvai ses Je ne

ferai p lus de mauvai ses

Soudain un brui t l éger le fit tressaill ir . L’ar

ch iprê t re tapait du do igt contre la porte du con

fessionnal . Les dévotes étaien t parti es,ayant

a chevé leur confes s ion , sans q u’

Et iennet te les

entend it . Et le p rêtre appe lai t la derni ère pén i

tente .

E lle se h âte vers la minuscule logette , s’age

nou il l a , et chuchota les paroles rituelles . Mon

Père,bén issez—moi parce que j ’ai p éché e t

pu i s réc ite tout d ’une halei ne la première

partie du Conflteor .

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192 L A D EM O I S E L L E

Un j eune homme .

Le l i sez—vous avec lu i ?

Oui,mon père .

Vos parents ne le savent pas , n’e st—cc

pas,mon enfant?

Non,mon père .

Faite s votre acte de contri t i on .

Elle resp ire , soulagée d’un grand po ids , et

réc ite la formule de l ’acte . Quand son chucho

tement eut cess é , le prêtre parl e , pour l’

exhor

tat ion .

Ma chère enfan t , j e vai s vous donner la

sainte abs olution . C ’est afin de vous montre r

que cette p remière faute vous sera pardonnée

par la miséri corde d ivine,s i vou s ne vous y

obsti nez pas . Mais le l ivre abominable que vous

avez lu contient , au double po int de vue de l a

morale et de la rel igion , des passages dange

reux . Il faut oubl i e r ce que vous avez lu . Et

vous devez fuir le mauvai s compagnon qu i vous

a i nci té à commettre le péché . Le démon

che rche u ne occasion de p énétrer dans votre

âme. Songez que , s i vous mouriez après avoir

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D E L A R U E D E S N O TA I R E S 193

commi s cette faute contre la sainte vertu de

pureté, vou s tomberiez auss itôt en en fe r

,et

vous y re ste riez toute l ’éternité . Vous allez pro

mettre eu bon D i eu de ne plus pécher de cette

so rte . Pour votre pén itence vou s di rez deux

dizaines de chap elet .

Il chuchota d 'une vo ix lente et p énétrée le s

paroles qu i délient

Ego te a bsolvo in nomine

Ét iennet te quitta le confess ionnal , e t fu t

s’

agenou il l er de nouveau sur une chai se basse .

La tête dans le s mains , elle réfl échit plu s qu’el le

ne prie .

Elle avai t la foi terrifiée qui a pou r premier

dogme l’

ex i stence de l ’enfer . Mais elle se deman

de it par quel stratagème elle éloignerait le

péché . Comment di re à Jean qu ’elle y renon

cait , ap rès en avo i r montré un s i évi dent

plai s i r ? Os erai t- elle même lu i parler ? Et quelle

expl ication fourni r ? A plus forte rai son ne se

déciderait—elle p oint à informer M . de Ramel et ,

et a lu i demander secours con tre la tentation .

E lle suppl ie

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1 94 LA D E M O I S E L L E

Mon D i eu ! fai tes que M . Fal ibert ne me

fasse plus j amai s de mauvai ses lectures !

Et ce fu t tout l’

expédien t qu’elle imagine .

Elle sou haite de tomber malade , afin d’échapper

à son professeur après la malad ie , elle pour

rai t reprendre sans gêne l ’atti tude qu ’elle avai t

eue tout d ’abord . Elle s e mit à réciter de s Ave

Ma r ia , très vi te , et p resque machinalement .

Mais,pendant que ses lèvres dess inai ent l ’orei

son famil ière , son faible cœur,maudis sant le

péché,le s ouhaitai t pourtant .

Son trouble,lo rsqu ’elle regagne l ’hôtel ,

n ’échappe p oint à Sophi e,qu i n ’eut pas de

pe ine à imagine r ce qu i s ’étai t passé . Auss i

b ien Ét iennet te ne cherche po int à di ssimuler.

C ’est un p éché que nous fais on s,nous

l isons de mauvai s l ivres .

Seph ie ne le nie pas . Elle d it s eulement

Comment fai re ?

Ét iennette hocha la tête .

Je ne sa i s pas . Mais il faut trouver ; sans

quo i , la p rochai ne fo i s , on me refuserai t l’ab

solution .

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196 L A D E M O I S E L L E D E L A R U E D E S N O TA I R E S

la tête dans ses main s , n’

écou tait pas . Elle ne

manifeste aucune attention aux passages le s

plus passionnés . Sophie affectai t de regarder

avec une curio s ité obs tinée le s rayons de la

b ibl iothèque .

Il fu t boulevers é de surp ri se . Les amoureux

novices veulent que l ’amour s ’avance par

étapes logiques et ré gulières . Le moindre écart

l es affole et les déconcerte . A la surp ri s e suc

céda l ’irritat ien , ains i que Seph ie l’avai t j us te

ment prévu . Jean p oursu ivit sa lecture avec

volub il i té , et , au bout d’une demi—heure,se

leva,pour parti r . Les j eunes filles ne lui ten

dirent pas la main , comme elles en avaient pri s

l’hab i tude . Que s’

était—il passé ? Il cherche en

quo i i l avait pu déplai re , ne t rou ve ri en , fu t

humil ié , et souffri t .

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XX IV

Ses souffrances n ’avaient été que morales ,

et,chaque soir , i l en trouvait l

’oubl i dans le

sommeil . A pe ine avant—il posé la tête sur

l’

oreill er qu ’ i l s’

endormait , et toute s les émo

t i ons du j our éta ient anéanties . Ce soi r—là , pen

dant une heure,i l resta éveillé . Une étrange

sensation de gêne lui oppressai t l ’épigastre . E t

pu i s il crut qu ’ i l allai t s ’endormir . Mai s , comme

il sombrait déj à dans l ’ i nconscience , soudain ,

un choc mystérieux bou l everse les p rofondeurs

de son être . Il se redresse , pris d’une terreur

mortelle , d’une angoi s se sans nom qu i le tenait

ass i s dans l’ombre , couvert d’une sueur sub ite .

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198 L A D EM O I S E L L E

Tout d ’abord i l n’

ose bouger,attendant le

c oup de massue , l’attaque i nvis ible et certaine

q u i le recoucherai t su r son drap . Il tremblait .

Son cœur heurtai t à co ups précip i tés et vie

lents les clo i son s de la po itrine . E t le j eune

homme en percevai t d i stinctement le s sourds

battements . Étai t—ce la mort , l’

affreu se mort

noi re qu i alla i t le sai s i r à cette minu temême ,san s qu ’ il l ’eût prévue ? Toute sa foi lui remonte

au cerveau . Il fi t un s igne de cro ix,marmot te

une pri ère et,le s yeux fixés dans l ’ombre

,

attend it .

Il ava it p eur. Personne pourtant n’avai t frôlé

d e la main le boi s de la porte , et les planche s

du parquet n ’ava ient pas gri ncé . Ce n ’étai t pas

le bandit nocturne , marchent à t âton s dans la

mai son endormie , rôdant au lon g des corri

d ors , et s errant une arme dan s sa main fermée ,

q u’ i l craignait . Ce n

’étai t pas le fantôme cou

vert d ’un suai re qu i se d ress e s oudain au p ied

du l i t,réclame des p ri ères , e t di sparaît par la

fenêtre que nul n’a ouverte . Sa terreur étai t en

lui,et venai t de lu i . Il é ta i t un pauvre être

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200 L A D EM O I S E L L E

i dées nettes se rangèrent dans son cerveau ,où

tout a l ’heure elles bataillaient en un e mêlée

obscure .

Il sourit de son effro i éperdu . Comme il ava it

l a gorge sèche , i l but un p eu d'

eau . Il revint

vers la glace , s e regarde encore . Les bat te

ments de son cœur s ’étai ent apaisés .

I l s e recoucha , sou ffle la bougi e, cherch e

une pose commode , et crut s’endormir . Mais

soudain i l reçut , dans la po itrine , un choc él ec

tri que , qu i s e p rolongea , quelques secondes ,

en vibrations . En même temps,un court siffle

ment frôla son orei lle .

Il s e redresse encore , la langue râpeuse

collée au palai s .

Qu ’est—cc qui m ’arrive ?

Il ral l ume la bougie,se sentit auss itô t seu

l agé , et forme le p roj et de ne plus s’endormir ,

d ’attendre le j our'

la paix en l i sant . I l

attei gn it un livre,s

efferça de su ivre les phrases

une a une , de réfléchir sur chacune d ’elles ,

s ’attachent à la réal ité des mots comme un

naufragé se cramponne à une bouée . Mai s la

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D E LA R U E D E S N O TA I R E S 201

terreur empl i ssa i t son âme . E t le l ivre trem

blait dans sa main .

Il eut un sursaut d ’é nergie , se morigéna à

hau te vo ix

Allons ! j e n ’ai rien . C’est Le

Faisons un effort . Je n ’

a i ri en .

Il resp ire , pour contrôler le fonctionnement

des poumons,se tâta les b ras et les j ambes ,

s ’é ton ne presque de les senti r souples et vivants ,

les fi t mouvo ir , et se remit a sa lecture avec

un peu plus de calme . Mais , entre chaque

phrase , b ientôt , s e gl isse un émoi insol ite . Sa

pensée lui échappai t . Il d i t , avec effro i

J e deviens feu .

Il s’

obst ine à des remarques philologiques,

mais , les b ientôt de la lutte , i l j eta s on livre ,s

étendit su r son l i t , attendent la mort ou la

fol ie . Ce fu t le sommeil qu i v int,comme il en

dé sespéra it , et le surprit , à côté de la bougie

grésil l ante .

La nuit suivante , les phénomènes nerveux

s e rep ro duis i rent et s’

eggravèrent .

Dès l’

aube , i l courait chez le médecin , un

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202 L A D EM O I S E L L E

vi eil homme,qu i portai t u ne redingote no ire et

branlait la tête .

Qu’est—ce que tu veux , calotin ? cria-t- il

dè s l ’entrée . Car il appartenait à cette généra

tion de médecins volta ir ien s et matérial i stes

qui , selon la formule connue,ne trouvaient

po int d ’âme sous leur scalpel .

Jean ne pense point à se vexer . La seule pré

sence du guéri sseu r le rassu rai t déj à et le

réconfortait . Il expl iqu e les trouble s étranges

don t il s ouffrait . Le vie illard fixe su r lui le

regard un peu élo igné et rêveur qu’ont souvent

les médecins , qu i semblent chercher en eux

mêmes , dans le même temps qu’ ils observen t

le malade .

C ’est un vertige , une espèce de vertige

cérébral . Je pense e une chos e précis e . Soudain

un déclenchement mystérieux s ’opère . E t ma

pensée se désarticule,j e devi ens incapable d ’as

socier l’ i dée que j e quitte a celle que j e prend

Al ors il me semble que j e deviens fou . Mais j e

me dresse sur mon séant , et soudain j e rep rends

la netteté de mes réflexions . Il me reste une

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204 LA D EM O I S E L L E

J e donne des leçons .

Ah ! On me l ’a dit . A l a petite Rame

let ? Enco re une j ol ie fille ! Veux-tu que j e te

d ise ? Au l ieu de lu i fourrer tes imbécill ités dans

l a tête , j oue donc aux barres avec ell e ! Ou b ien ,

fais—to i curé,et pri e le bon D i eu de ne pas

mouri r .

I l lança à Jean un regard de p itié .

Professeur ! E spèce d’

imbécil e de p rofes

seu r ! Qu ’est-ce que tu sai s,d ’abord ? Corneille

,

h ein ? Racine ? Lâche—moi donc tout ça , et tape sur

l ’enclume de ton père .Tu te trouves trop j ol i ?Ah

tu e s j ol i ! Regarde-mer ces bras-là . Je vai s te fai re

une ordonnance , parce que , s i j e ne t’en fai sai s

pas , le p ère Fal ibert s’

imaginerait que j e n’ai

r ien co mpri s à ta maladie . Mais ce n ’est pas des

d rogues qu ’ i l te faut . C’est de l ’air , tum’

entends

Il r édigea son ordonnance , et , la lui remet

t ant

T i en s ! Tu peux touj ours prendre ça . S i ça

n e te fai t pas de b ien , ça ne te fera pas de mal .

E t p u i s tu diras ton père , tu le lu i d i ras , tu

m’

entends? que j e te défends d’ouvrir un bon

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D E L A R U E D E S N O TA I R E S 205

quin . Tu prendras une douche , tous les matins ,

et ensu it e tu iras te p romener j usqu ’à midi .

Garde ton argent,sacré curé !

E t il le pou ssa dehors .

Lorsque le serrurier appri t le verdict du mede

cin, il ne s e défendit pas d

’une vive i rritation .

Il lut l ’ordonnance avec une mine capable ,

d éclara qu e les médecins se moqu aient du

m onde,et qu e , s

’ i l se portai t b ien , c’étai t qu ’ i l

s ’étai t gardé de recouri r à leurs offices .

De mon temps,on allai t tant qu ’on pou

vai t . S i on était obl igé de se coucher , assuré

m ent , eu bou t de qu elques j ours , on appelai t

le médecin . Mais , tant que les jambes éta i ent

b o nnes,o n marchait . C

’est l ’énergie qu imanqu e

aux gens d ’auj ourd ’hui . A insi , moi , qu and j’

ai

e u ma pleurés ie,j e continuai s à forger . Dame ,

je sentais b ien que ça n’allai t pas . J ’ava is un

p o in t de côté , et , a table , j e ne mangeeis pas .

J ’étai s comme ça depui s qu inze j ours quand le

do cteur Bonnet entre ici

Mai s qu’

est- ce que tu as donc,qu I l me

dit ? Il tutoyai t tout le monde .

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206 LA D EM O I S E L L E

Je lu i d i s

Ma foi , mons ieur , j e ne sais pas trop,

j e peux à peine resp irer .

— Tu peux à pe ine resp irer ? Voilà une

drôle d’

affai re . Fai s donc vo ir que j e t ’

examine

E t , ma foi , le voil à qu i m’

examine. Il me

d it

Mai s t’as de l ’ eau dans la poitrine, voil à

ce que tu as . Il faut retirer ça . I l faut retirer

ça tout de su ite , et sans plus tarder . Couche—to i .

Je reviendrai ce so i r .

E t,le so i r , i l m

’a mis un vés i cato i re qu i a

reti ré toute l ’eau . J e su is sû r que j’

en avai s au

moins un l itre . Oh ! sûrement ! Un li tre , pour

le mo in s . C ’est ça qu i me pesait sur la po itrine

et qu im’

empêch eit de resp irer . Huitj ours aprè s,

j ’étai s remis . Seulement , l’eau m ’avait gonflé.

Une fo is qu’elle a été partie , j

’avais maigri de

dix l ivres . J e ne m ’en portai s pas plus mal .

Voilà comme on étai t , dans ce temps—là .

Il prit une l ime,qu i grinça sauvagement sur

le fer d ’

u ne clef. Quand il eut achevé cette

besogne

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208 LA D EM O I S E L L E

E t , démêlant sur le vi sage du j eune homme

quelque hés i tation

Tu entends ! Il faut lu i demander . Il n ’y a

que les honteux qu i perdent .

Dans son jard in b ien rati s sé,qu i avait des

grâces d ’ancien régime , M . de Ramel et ,

lo rsque le j eune homme se présen ta,s e prome

nait d ’un pas rageur . Ce gentilhomme ne se pro

menait qu ’au pas de charge . Il entraîne Jean

dans sa course . E t il parl e en phras es sacca

dées

Je su i s ai se de vous vo i r . J’ai entamé

Saint Bernard . L’

erch iprê tre m ’a prêté des

l ivres . Je vai s commencer mes recherches . Je

sui s allé consulter le v ieux p lan de la ville . E t

savez—vou s ce que j e cro i s avo i r trouvé ? Ceci ,

s implement que ma maison est l ’ancienne

demeure des parents de Bernard .

Maintenant,i l d i sait Bernard tou t cour t .

Ce n ’es t pas certain . Mais c’est très p ro

bable . Je ne trouve rien dans mes titre s de pro

priété . Peu importe , j e trouvera i . D’ailleurs , ce

n ’est qu’une question accesso i re . Il s ’agit

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D E L A R U E D E S N O T A 1 R E S 209

d ’abord d ’établi r le l ieu du miracle du Lait .

Vous savez que j e compte sur votre a ide .

A ce moment,s ’étant avi s é de regarder l e

j eune homme , i l fu t étonné d e s a pâleur .

Q u ’est- cc que vous avez ? Vous n ’êtes pas

dans votre ass iette ?

Jean s ’expli que d ’une vo ix embarrassée

Justement , i l venait soll ici ter un congé . Le

médecin lu i interdi sai t tou t travail intellectuel .

Il se hâte d ’aj outer que cel a ne durerai t pas .

Un mauvai s moment à passer , et voilà tout .

Dans hu it jou rs, sans doute , i l i rai t mieu x .

Il n ’

ose poi nt parler d ’argent . A penser aux

objurgati ons paternelles, i l s enti t le rouge lui

monter au front .

Auss i b ien le cap itaine avai t déj à trouvé un

arrangement

Puisqu ’i l vous fau t du repos, d it- il , vous

vous reposerez i ci j e mets le j ardin à votre

d i sp ositi on . Ma fille a besoin , elle aus s i , de se

reposer . Depui s quelque temps , sa santé me

donne des inquiétudes . Un grand changement

est survenu en elle . Elle a refusé de m ’en dire

12 .

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2 10 LA D EM O I S E L L E D E L A R U E D E S N O T A I R E S

les causes . E t p eut-être le s ignore- t—elle . Le s

sou c is‘

d’

esprit qu’elle connaî t depu i s quelques

mms l ’ont sans doute fatiguée . Elle auss i , j e

vai s la mettre au rég ime du jardin . E t défens e ,

vous entendez b ien , de parler avec elle de quo i

que ce so i t de savant . C ’est une récréation quo

t idienne que vous prendrez .

Il ajou te

Pour met , j e continuerai seu l mes études .

Je su i s d ’un vieux bo is , que les maladies n’

et

taquent po int . Dans ma famille , de père en fi ls ,

on n’est malade qu ’une seule fo i s,La première

est la dern ière . Quand on s e couche , on meurt.

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2 12 LA D EM O I S E L L E

Allez—vous mieux , monsieur Fal ibert ?

Cette seule phrase l ’ému t s i p rofondément

que les larmes lu i montè rent aux veux . Il la

regarde avec tant de reconnai ssance qu ’elle en

fu t remuée . Il di t d ’une voix tremblante

Le médecin di t que j ’en ai pour

deux moi s encore . Mai s i l affirme qu ’au b ou t

de ce temps j ’aurai repri s toute ma santé . Cet

espoi r me soutient . Sans q uo i . .

Elle d i t

Vous s ouffrez beaucoup ?

Il ne songeait plu s a lu i paraî tre héroïque

ou sédui sant . Ses peti tes vanités , la malad i e les

avait balayées . Il s e mit à ra conter ses terreu rs

de chaque nuit , le désarro i cent inu el de so n

espri t,appuyant su r les

E lle rep ri t ingénument

D ’où cette maladie vous est—elle venue

Il l e regarde durement

D e vous

Elle eut un haut-l e-corp s . Mais , sans s’ i n

qu ieter d e lui déplai re , et soudain exaspéré , il

parlai t

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D E L A R U E D E S N 0 TA 1R E S 2 13

C’

est la torture que j ’ai endurée i ci . D ès

l ’escal ier , j’ava is un grand battement de cœu r

et c’éta it comme s i l ’on m’

eû t donné un coup

de poing dans la p oi trin e . E t quand j’

entrais ,

votre vi sage fermé me désespérait . Vous me

mépri sez . Que sui s—je ! Le fils d ’un serruri e r,

b ien sûr .

_

Est—ce ma faute s i l ’on ne m ’a pas

lai ssé à l ’enclume ? J ’aurai s été heureux,trè s

heureux . J ’ai trouvé dans les l ivres des recettes

de malheur . E t c ’est tout . Ah la rage,la rage

de me faire apprendre ce que mon père igno

rai t,de faire de moi u n pet i t imbécile préten

t ieu x , un pauvre petit dedai s !… Tenez,dès

mon enfance, en aurait pu me lais ser gal opiner

sur le trotto i r avec de petits camarades on m’

a

plongé dans un i nternat . Mes maîtres m ’ont

détesté autant que me détestaient mes cama

rades . Je ne leur faisai s ri en . J’

apprenais mes

leçons , et j e n’étai s pas batailleur . J ’avai s tou s

le s prix . Et pourtant s ’ i l y avait eu un pr ix de

pensums , il au rait b i en fallu me le donne r avec

les autres . C ’est ma vie . On ne m’aime pas . Je

n ’ai j amai s rencontré qu ’une personne qui ai t

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2 14 LA D EM O I S E L L E

bi en voulu ne pas me traiter comme un ennem i

votre cousine . Elle parti ra et b i entôt oubliera

le peti t p ion de Vertault .

Il rep ri t,avec amertume

E t vou s ? Q u ’est—cc que j e vous avai s fait,

a vous ? J ’ai essayé de fai re mon métier , pui s

qu ’on me payai t . Vous ne me regard iez même

pas . Vous êtes noble . Vous avez des ancêtres .

Vous avez sub i mes leçons sans même vous

demander s i j e n ’avai s pas préparé pendant

deux j ours les quelques phrases que j e vous

débitai s en tremblent . Un domestique ! j e sui s

un domestique . Un j our j e vous ai vu pleurer .

Alors j e me su i s mis a vos genoux . Vous

m ’avez repouss é comme un chien . Vous ne me

mépri s iez même pas . Vous n ’aviez pas d e

colè re . Mais vous vouliez continuer à m’

ignorer .

Je n ’ai rien di t . J ’ai p ensé que j e resterai s dans

cette maison j usqu ’à ce que j’

eu sse amassé

un peu d ’argent . Mai s j e s ouffrai s . Mon cœur a

pri s l ’hab i tude de battre fort . Il bat tout le

temps . La nui t j ’entends le bru it qu ’ i l fait .

Il s ’arrête souda in,regarda Ét iennet te. Elle

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216 L A D EM O I S E L L E

auss i secret que les fautes que vous auriez pu

m’

aveu er au tribunal de la pén itence .

Jean h ésite . L ’abbé , auss itôt , p rit ses aven

tages

J e sai s ce qu i vous tourmente . Vou s êtes

épri s de mademo iselle de Ramel et .

Le j eune homme baisse la tête , et ne d it mot .‘Il faut p arti r , poursu ivi t le p rêtre .

Aller o ù , et comment ?

J ’y ai p ensé . Un de mes amis,un prêtre

de Pari s,est en relations avec la maison de la

Bonne Presse . Vous y trouverez une place ,

sans doute,sur sa recommandation . Je l u i ai

écrit,sa réponse ne saurai t tarder

En une s econde,l ’ imagination du j eune

homme vole vers les horizon s . Le j ournali sme

le j o urnali sme ! Voilà que son rêve miracu l eu

sement se réali sait .

L ’abbé p oursuivi t

Vous pourriez parti r dan s quinze j ours .

J usque- l â , tenez votre départ secret . Je le p ré

pare re i , afin qu ’ i l ne ressemble pas a une fuite .

Vou s allez pouvoi r ri re des racontars . Mai s

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D E LA R U E D E S N O TA I R E S 2 17

vous lai ssez i ci une personne que vous avez

vous-même imprudemment exposée à l e calom

ni e . Il faut qu ’aucun soupçon ne l’

atteigne plu s .

C ’est votre devo ir , mon enfant .

E t auss itôt il fi t , cédant à sa manie , le pro

cès des Vert il iens.

Des misérables Ne voyez—vous pas qu IIS

vou s observent , vous ép ient , e t qu e chacun de

vos pas , soi gneu sement noté , es t p rétexte à

leurs déductions méchantes ? Vous allez partir .

Vou s êtes sauvé . Moi , i l montre le Cru c ifix ,

moi,i l me reste ceci . Mai s mademoiselle de

Ramel et ! Tôt ou tard elle Pas un

j eune homme ne la demandera en mariage sans

,qu’

au ssitô t i l reço ive la lettre anonyme où seront

habilement racontés tous les détails de votre

l iai son . Dans d ix an s , on se rapp ellera encore

exactement la moindre de vos démarches . Vous

aurez fait votre vie . Vous vivrez pais iblemen t

sans nul souci d ’une peti te aventure de j eune

homme . Loin de vous , la calomnie conti nuera

sa marche rampan te . Elle souillera celle dont

vous aurez oubli é le nom . Eux , ils n’

ou bl ieront

13

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2 18 LA D EM O I S E L L E DE LA R U E DE S N O TA I R E S

r ien . Ils n ’

ou bl ien t j amai s ri en . En été , le soir ,

ass i s devant leurs portes,i ls raconteront votre

his to i re , par manière de di straction . E t j e ne

sai s s ’ il n ’es t pas tr0p tard déjà , de parti r .

I l continua

Je travaillerai pour vous , sans dou te . Sur

tout pou r elle S i l’on n ’ i ntervient pas rap i

dement , elle est compromise pour j amai s . La

jo i e , la beauté , les moindres pla i s i rs leur sont

suspects . La charité même . J ’allai s vi si ter cette

petite Bau direl , qu’ ils ont tuée . Car ils l ’ont

tuée ! Vou s m’avez vu un j our pleurer ici . J e

ne pleurai s pas tant sur la mort même car cette

enfant éta i t une petite sai nt e,et D i eu

,certes ,

l’a reçue en ciel . Je pleurai s sur l ’assass inat .

Cette pauvre gamine n ’ava it pas le dro it d ’aller

se promener . On l’

eût guéri e , avec des

Mais elle est Que n ’a- t-on pas d it sur

mes v i s i te s ? Quelles infamies n’ a-t—on pas

j etées sur le pauvre cercueil ?

I l se repri t subi tement . E t , d’une voix calmée

Dès que j ’aurai reçu la répon se , j e vou s

ferai p réven i r . Au revo i r , mon en fan t.

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220 L A D EM O I S E L L E

êtes obl igé de nous accompagner . Ét iennet te

est malade , malheureusement .

Malade s’

écrie le j eune homme . Mademoi

s elle de Ramel et est malade

! a y est di t Sophie en battant des main s

J e le savai s b ien . Eh bien , non , la, elle n’es t

pas malade , rassurez-vous . Elle va descendre .

Elle auss i vient vi s iter le l ieu du miracle du

Lait . Le miracle du Lait ! Mais chut ! A i—je ri ?

Non,j e n ’ai pas ri . Alors , mons ieur Fal iber t ,

ne riez pas non plus , j e vous pri e . As seyez-vous

à côté de moi ! j e veux vou s parler , pendant

que nous sommes seuls . J ’ai à vou s poser de

graves questions .

Il s’

assit . E lle t âche de p rendre une mine

grave .

Dern ièrement , d it—elle , pourquoi , lorsque

j e vous ai demandé de nous accompagner a

Saint—Mamert , n’

evez—vous pas accepté immé

diatement ?

I l proteste

Mais j ’a i accepté immédiatement !

Non,non

,non ! Vous avez hés ité , j e l

’ai

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D E L A R U E D E S N O TA I R E S 22 1

b ien vu . Trouvez-vous cela galant , monsieu r

Fal ibert ? Ne se rais—je pas fondée à me vexer ?

Soyez tranqu ille , j e ne me vexerai pas . Seule

ment , je vou s infl igerai une pénitence . ! te s

vous prêt à la sub i r ?

l l ri t

J e la subi rai sans murmu re .

- Ih én ,répondü h i foHe jeu ne fiHe , je ne

vous dira i pas immédiatement en qu oi elle con

siste , parce q u e le temps presse ; ma cousine

va descendre , et j’ai d ’autres questions a vou s

poser . Voici ma seconde Pourq u o i

êtes-vous devenu pâle l orsqu e je vous a i fau s

sement annoncé qu’

Etiennet te é ta i t malade ?

All ons , ben ! Voilà que vous rougissez , main

tenant ! Répondez , répendez vite , ma cous ine

v i en t d ’ouvri r sa fenêtre . Ce qu i s ignifie qu ’el le

a fin i de s ’habiller , et qu’elle met son chapeau .

Or vous devez savo i r qu ’elle n ’en a pas pour

longtemps une ép ingl e à droite,une ép ingle

à gauche ; et voil à le chapeau p iqué dans le

chignon , tou t dro i t . D épêchez—veus dépêchez

vous !

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LA D EM O I S E L L E

A i-j e pâl i,vraiment ? demanda Jean .

Pas d ’

échappatoires ! Vous avez pâli , j e

l’

affirme. Il faut me croi re . Pourquo i avez-vous

pâl i ?

Il h ésite .

Vous ne voulez pas le di r e ? Eh b ien,j e

le di rai à votre place . Vous avez pâl i parce que

vous aimez ma cousine . Inu tile de n ier . J ’ai

tout vu . Et j e sai s tout . J ’en arrive,malgré

vous , à la tro i s ième question , qu i est la der

Que comptez—vous fai re pour être aimé

à votre tour ?

Il le regarde , stupéfait , et ne d it mot . Elle

s’

impat ien ta .

Mais ce n ’es t pas en pleurant , en vou s

lamentant misérablement que vous plai re z ! Ce

n ’est pas en boudant . Ce n ’es t pas en montrant

un v i sage tour à tour furieux ou p incé . J e vai s

vous donner un conseil,parce que vous me

plai sez,et que vous ne m ’avez pas ennuyée

avec vos leçons . Écoutez—moi , et vou s triem

A ce moment,Ét iennette apparut au bou t de

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224» L A D EM O I S E L L E

fo i , i l s ont exalté surtout son œuvre poli ti qu e,

et se sont modérément soucié s de l ’apôtre . J ’y

mettrai plus ieurs années , s’ i l le faut

,mais j

él è

vere i’

un monument complet,et qu ’on pourra

regarder sur tou tes ses faces . Notre archiprêtre

a tenté de m ’en détourner . Il a ffirme que le

seul réci t du miracle , appuyé su r une forte de

cumentat ion , suffi ra it à rendre u n hommage

honorable au grand saint de Vertault . Je ne

partage po int cette op in ion . Néanmoins , et pour

le sati sfai re,j e commencerai par fai re une en

quête sur ce miracle . Je lu i en soumettrai les

résultats,et lu i p ermettrai d ’en bâti r un petit

opuscule . Pour moi , j e continuerai mes recher

ches en étendant leur champ . L’aven i r d i ra s i

j’

ai eu rai son .

On arrive dans l ’égli se . Le cap ita ine se signe

avec dévotion , pu is descendit dans la crypte .

J ean et les deux j eunes filles le su ivi rent dans

l’escal ier étro i t .

La crypte de Sàint-Mamert est une cave de

peti tes d imens ions , où les décorateurs religieux

et les restaurateurs ont fai t mille besognes . Ils

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D E LA R U E D E S N O T A I R E S 225

ont maçonné les ouvertures anciennes et en ont

percé d ’autres . Ensuite ils ont revêtu les murs

de peintures symétriques . Pas un pouce de la

muraille n ’a échappé à leur p inceau . Pas de co in

s i obscur où ils n ’aient dessin é un étrange mo

t if qu i tient de la fleu r de l i s et de l ’hameçon

du pêcheur . De chaque côté de l’autel , il s ont

peint auss i des anges bleus sur un fond d ’o r ,

et pu i s des scènes emblématiques . La Vierge

Marie y est rep résentée,pressant son sein nu ,

avec des do igts extrêmement longs , tandis qu’un

enfant,ass i s à s es p ieds , ouvre la bouche , e t

regarde avec étonnement .

D è s que le cap itain e se t rou ve dans la crypte ,

i l p erd i t tout respect du saint l ieu . Comment

voulait-on retrou ver quelque vestige dans ce

lieu s i b ien nettoyé,et qu ’ i l compare irrévé

renc ieu sement a une salle à manger ? On le v it

cependant sorti r un mètre de sa poche , et me

surer avec soin la longueur de la chapelle . Puis

il donne de violents coup s de poing en plus ieurs

endro its de la muraille .

Il y avait pourtant un souterrain , bou

13 .

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226 L A D EM O I S E L L E

gonna—t—il . Alo rs comment le mur ne sonne-t—il

pas creux ?

Il fi t consciencieusement le tour de la cha

pelle , donnant partout des coups de po ing . Ma i s

cette étrange manière d ’enquêter sur la vie de s

saints n e fourn it aucun résultat .

Alors , dép ité , le gentilhomme sent it sa foi

diminuer .

En somme, dit- il , ce mi racle n’a pas é té

reconnu par le Pape . S ’ i l avait é té aus s i cer

tain que le dit notre bon curé , lequel d’ailleur s

a des vues assez courtes , nul doute que quelque

moine ci stercien n’

eût donné quelqu es détails .

Ce miracle me semble une légende , lorsque

j e réfléchi s . Une p ieuse légende , comme il en

surgi ssai t a tout moment pendant les s iècle s

de foi . Serait- ce rendre un grand servi ce à la

rel i gion que de la rééditer ? Vous voyez dè s

maintenant les gorges chaudes qu ’en ferai ent

les mauvai s j ournaux . J e fourn i rai s des armes

aux ennemis de la religion . En somme , l’

i dé e

de ce mi racle est assez choquante . La Vierge

Mari e allaitant Saint Bernard

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228 . LA D EM O I S E L L E

de Vertault , sera it—il venu tout seul , la nu it , en

ple in hiver,dans cette p etite chapelle

,par un

souterrain ! Jamais ses maî tre s ne l ’y eus sent

au tori sé . Enfin passons encore Tâchons de

recon stituer la scène du miracle . Bernard est

agenoui l lé devant l ’autel . Agenouillez

vous , monsieu r La ! La Sainte Vierge

se fû t trouvée â l ’endroit où j e sui s mo i-même

Ai ns i Bernard eû t touché sa rob e ? Non , ce

n ’est pas po ss ible !

Il sonde les murs enco re une fo is avec le plus

grand’

soin . Ét iennette et Jean étaient agenou il

lés l ’un a côté de l ’autre,dans cette chapelle

obscure . Le j eune homme se souvint des con

se ils de Sophie . O s er ! Il sa is it s oudain la main

d’Etiennet te et l ’emprisonna dan s la s ienne .

Elle eut un mouvement pour la dégager,pui s

l’

abandonna . Une langueur inconnue l ’ inondait

toute . Elle ferma les yeux . Quelle éta i t cette

pu issante extase qu i la rav i s sai t au delà d ’elle

même Une coulée ardente descendi t de sa gorge

a sa po itrine . Étiennette de Ramel et é ta it la

p et ite-fille de M . de Monjumeau , l e vi e illard

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D E LA R U E D E S N O TA I R E S 229

pass ionné,et ses veines charria ient l e sang âcre

d ’une race paillard e et gu erri è re .

Quand ils quittèrent la chapelle , tous deux

chancelaient un peu . A la lumière du j ou r , i ls

échangèrent un regard qu i les l ia it davantage

que cette passagère étre inte . Mai s ils ne se par

l èrent po int . Auss i b i en , le cap ita ine s’était déj à

emparé‘

de Jean .

L’

arch iprê tœ , d it- il , n e sera pas sati sfait .

Mais quo i ! ma conscience d ’

h istorien d ’abord .

E t pui s,pour parler franc , la vie des saints ne

m ’ i ntére sse que méd iocrement . A tout moment

il faut faire le départ entre la véri té et le s sé

d u isantes couleurs dont l ’ont paré e de p ieuses

légendes . J’ai b ien envi e de rep rendre ma s imple

archéologie . On dit qu ’on vien t de découvri r,

dans un village vo i s in,des sarcophages fort ou

rieux . Voulez—vou s que nous all ions les vis i te r

ensemble ? Le grand ai r d iss ipera cette malad ie

passagère dont vous souffrez . E t , tenez , vous

avez bonne min e . Vos yeux brillent,vos j oues

sont animées .

Il s’

interrompit pour saluer le second vica ire

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230 L A D EM O I S E L L E

de Saint—Mamert . C ’était un j eune paysan p ieux

et austère . Il étai t célèbre par le ton famili er de

ses sermons . C ’est lu i qu i avait di t un j our en

chaire Le Saint-Esprit,mes frères , c

’est

Jésu s-Christ tout craché .

Il s ’approche de M . de Ramel et , et lu i

demande s ’ i l étai t sati sfai t de la p etite v i s i te a

la crypte .

Mons ieur , répondit le cap itaine sur un

ton pé remptoire,

j e tiens,avec Mabil lon , que

le miracle du Lai t es t une légende .

Et i l lu i tourne le des, car ce j eune abbé

sans élo quence lui déplai sai t . Cependant Sophi e

s ’éta it approchée de Jean Fal ibert .

Mons ieur le p rofes seur , d it—elle , vous ê tes

un bon élève c’est plai s i r que de vous donner

des leçons .

Il tou rne vers elle un visage radieux . L ’aube

de l’amour fait fleuri r des j o ies que tern i ra

v i te le grand sole il de la pass ion sati sfaite . Le

déli re de la pos sess ion n’

égal e po int l’

enchante

ment des premiers espo irs . En cette période de

d ivine attente,un seul regard provoque l es

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X XV I I

Lorsque Jean Fal ibert , ayant quitté le cap i

taine,s ’en retou rne vers la maison du serru

ri er,il avai t une allu re victorieuse , et son

v i sage décelai t u n bonheu r orgueilleux . Ses

p as sonnaient sur les dal les du trotto ir . Il ne

v it personne , ne sal u e personne . Madame Son

so i s eu conçut une grande indignation . Elle d it

Regardez—moi ça ! Depui s que ça fai t des

d éclaration s à mademoiselle de Ramel et , ça se

c ro it sorti de la cu isse de Jup iter !

Jean ren tra . Une telle féli ci té était i nscrite

s ur sa physionomie que son père lui-même s ’en

ap erçut et triomphe

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LA D EM O I S E L L E D E L A R U E D E S N O T A I R E S 233

Tu'

vois, dit- il , que mes conse ils é ta ient

bons . Tu as eu de l ’éne rgie . Tu vas mieux , je

le voi s b ien . J ’ai reçu moi ns d ’ in struction que

to i . Mais ça ne m’empêche pas de voi r clair .

Encore quelques j ou rs,et tu seras remis .

Jamais tu n ’as eu auss i bonne mine . Il ne faut

pas te laisser alle r,nom de nom !

Il empli t l e verre de son fils

Bo i s un coup , ça te fera du b ien . N ecoute

pas le s médecins . Ce qui est naturel ne nu it

pas. E t secoue- to i , bon sang Secoue- to i .

Le j eu ne homme , an imé par une gaieté inté

r ieu re , v ide le verre d’un seul cou p . Il but et

mangea,parla

,raconte l e mi racle du La i t .

Auss i tô t le serrurier devint furieux

Ceux qu i racontent des bêtis es pareilles ,

dit—il,on devrait leur administrer une volée de

coups de p ied quelque part . E s t- i l rai sonnable

de fourrer des bourdes dans l ’e spri t des autres ?

E t puis il se remit a plai santer avec une

parfaite imp iété et conclut

Tout ça , c’est des histo ires de

S ’ ils travaillaient comme moi , il s n ’auraient

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234 LA D EM O I S E L L E

pas le temps d ’ i nventer des h isto i res qu i

empoi sonnent le ce rveau des enfants .

Jean se h âte de regagner sa chambre . I l n’

en

remarqu e pas , cette fo i s , la pau vreté . Tout lu i

semblait merve illeux . Une b i enve illance uni

versel le l’

animait . Elle l ’aimait E lle l ’a imait !

Il évoqu e les b rèves minutes de la chapelle .

L’

émet ion éperdue qu i hab i tai t son âme su ffit â

balayer le s cauchemars de la neurasthénie . Il

pense avec une j ub ilati on vani teu se à la phras e

ancienne de l ’abbé Chomeyrat Cette j eune

fille ne saurait prêter attention à vous .

Aprè s quelques mo is passés , elle frém issa it

à son étreinte . Il ne doutait p as de triompher

bientôt complètement . Il s’

at tr ibu a tout le

mérite de cette victo ire . Il p rétend it échafau der

un plan de campagne . Mai s le sommei l , pour

la p remière foi s depui s un moi s , s’

abat tait su r

lu i sub itement . Il dormit .

Ét iennet te étai t rentrée dans sa chambre .

E lle ouvrit la haute fenêtre qu i grinça . Les

éto ile s brodaient d ’un faible dess in le lourd

manteau du ciel . Une bri se sou ffle . Elle avai t

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236 LA D EM O I S E L L E

cloche épandai t un e impéri euse et chaude

musique,conseillère de belles étre intes . Elle

sonne un triomphal ép i thalame . É t iennet te s ’ac

couda , secouée d’un fri s son . Quand la cloche

se tut , elle sanglota .

A peti t b rui t,longtemps .

Dans une chambre vo is ine,le cap itaine rel i

sai t deux lettres qu ’i l avai t trouvées dans son

courri er

Monsieur ,

Un ami s e permet de vou s conseiller de

surveille r le j eune homme que vous admettez

chez vous avec tant de complaisance . Faite s de

ce t avis dés intéressé le cas que vous voudrez .

L’autre lettre étai t plus courte encore

Mons i eur Fal ibert , s errurier , rue au Lait ,

a l ’honneur de vous faire part du p rochain

mariage de son fils , Monsieur J ean Fal ibert ,

avec Mademoiselle Ét iennet te de Ramel et .

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D E LA R U E D E S N O TA I R E S 237

Le cap itaine hau sse le s épaules .

Les goujats ! dit—il .

Pu is i l approche d 'une bou gi e les deux

pap iers . Quand ils furent b rûlés , i l s e mi t au

lit,l ’esprit tranquille , et dormi t b ien .

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X X V I I I

La pass ion que les premières lettres avaien t

mise dans l ’âme d ’Étiennette poussai t comme

une fo lle moi sson . Sophie avait conclu un

arrangement avec Jean Fal ibert . Il lu i apporta

en cachette des l ivres qu ’ i l allai t chercher au

mauvai s cab inet de lecture que tena it un librai re .

Il avai t pri s au hasard ce qu i lu i étai t tombé

sous la main . Il y avait des ti tres encanaillé s

P rêtre et La Ma îtresse de

Les Embrasées de Londres Toute une p ro

duction lamentable de bohèmes mis éreux,

travaillant pour le compte d ’un entrepreneur

de li ttérature a bo n marché. Seph ie lut , et fit

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2 40 L A D EM O I S E L L E

depu i s tant de s i ècles , sans p éril . Sa douleur

tou chai t . Sa colère emportai t . Ét iennette ne se

las sai t p o int de penser a lu i . Et , sans doute , ce

ne fu t pas Jean qu ’elle aime , mais le hé ros .

Elle ne se demandai t p oint comment finirai t

l ’aventure . Un grand vent de passion balayai t

toute le morale conventionnelle , tous le s

médiocre s préj ugés qu ’elle avait acceptés j us

que- là les yeux fermés . La rel igion elle-même

se taisa it dans son âme . Elle s’

abandonnait ,

éperdue,au grand trouble qu i la secouai t . E t ,

seulement , elle s e sentait quelque embarras a

la pensée de la con fess ion p rochaine . Mais cet

embarras n e dépassait p o int la personne d u

confesseur . Il n ’allai t pas j usqu ’à D i eu . E t ce

n ’éta it pas le péché qu ’elle redou tait,mais b ien

les réflexi on s que de nouveaux aveux éveille

rai ent dans l ’âme du prêtre . A part ce léger

ennui , elle n’

éprou vait aucun tourment . La

peur de l ’enfer étai t abol ie . Elle s’

abandonnait .

E lle ne s ’éta it i ntéressée à rien . Elle avait

vécu dan s le sommeil . Enfin elle ouvrait le s

y eux . Une j o i e p rofonde et grave hab itai t son

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D E LA R U E D E S N O TA I R E S 241

âme et vêta i t d ’

ench antement toutes ses

minutes . Elle ne savai t p oint quand elle avai t

commencé d ’aimer,mais elle aimait . E t avant

tout,elle aimait l ’amour . S i el le pensait à Jean ,

c ’étai t comme au magicien qu i avai t fa it

éclore cette défec tat ion i nfini e . Chaque matin ,

elle retrouvait une chère pensée,une com

pagne ardente qui ne la quittai t po int avant

qu ’elle sombrât dans le sommeil . Elle alla i t ,

venait , parlait avec sa mère , s’

asseya it a la

table familiale,mais comme un automate

,ne

vibrant qu ’au ressort de son rêve . A ce moment,

elle fu t jol ie . Une gaieté secrète se jou a autour

de son vi sage,erre , i ncerta ine , sur ses lèvres

et dans ses yeux , para ses j oues d ’un tendre

éclat . E t Seph ie, un matin , en conçut quelque

j alou s ie .

Jean ass i stai t à cette tran sformation,mais

ne songeai t p o in t à s’en rapporter l ’honneur .

Son bonheur avai t été de courte durée . Au

bout de deux j ours , ayant vainement cherché à

parler a Ét iennet te, i l s’éta it de nouveau déses

péré . Le capitain e étai t touj ours la, encombrant

1 4

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2 42 LA D EM O I S E L L E

et i nsupportable,défe ndant l ’accès d ’

Ét iennette

comme il eût d éfendu la frontière . Il avai t

brûlé avec dégoû t les lettre s anonymes . Mais,

peut- être à so n i nsu , i l parai ssait mett re à pro

fi t le s conse ils qu ’elles lui avaient donnés . Dè s

q u e le j eune homme arrivait à l’hôtel,M . de

R amel et surgissai t,s

emparait de lu i , et d i sser

tai t avec une merve illeuse abondance sur des

q uestions archéologiques .

Le moyen,qu ’ il ne trouvait pas , de s

entre

t eni r avec elle , Jean étai t prêt a lu i faire un

c rime de ne pas l’avo i r découvert . E lle l

’avai t

oubliée , la s cène de la chapelle . Ou b ien,elle

se j ouait de lu i . Il fallai t pourtant qu’ i l d i t le s

p aroles dont son cœur étai t lourd , paroles de

c olère et d ’humili té d ’amour .

Alors,i l écrivi t . D ’abord une longue lettre

,

emportée et confuse , qu’ i l déch ire . Pu i s un tout

peti t b illet,impériaux et lacon ique , qu ’ i l

d éch ire en core . Au bou t de deux j ours , i l eu t

enfin compo sé une ép î tre de longueur moyenne ,

en phrases courtes , qui ava ient la sonorité

suspecte de l’

élequ ence . Il la copie cla i rement ,

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244 L A D EMO I S E L L E

Je vous a ime !

Elle ferma les yeux . Alo rs , l’

at t irant a lu i,i l

la bai se sur le s lèvres .

Elle rendi t le baiser .

Une toux légère les rappele a la réali té .

Sophie s’

avança it au long de l ’allée,et r ien

dans son atti tude n ’

indiqu ait qu’elle eût aperçu

aucun geste compromettant . E lle salua Jean

avec une grande aisance , et d it au ss itôt , sans

i ronie apparente

J ’a i le plai s i r de vous annoncer que mon

oncle qu itte en ce moment le salon , où il s’est

entretenu bruyamment avec mons ieur le Curé .

Dans quelques secondes , i l s era parmi nous .

D ’ailleurs , le vo ici .

En effet , le cap itaine descendait l es marches

du perron . Il semblai t fort i rri té . Il cri a

Encore le miracle du Lai t ! L’

arch iprê tre

t ient pour l e Père Verdi er . Moi , j e ti ens pour

Mabil l en . Au moins j e suis en bonne compa

gnie . Qu’est- cc que c’est que ce Père Verd ier ?

Je n’

ai pas pu m ’empêcher de me fâcher . J ’ai

d i t qu ’on avai t tellement endommagé la crypte

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D E LA R U E D E S N O T A I R E S 245

qu ’i l étai t imposs ible de faire des recherches

sérieu ses . Il a répondu que la restauration était

un acte de p i été . Belle p iété,ma foi

,que de

tout transformer sous prétexte de peinture et

d ’aération Il est parti mécontent . Pui s-j e

cependant menti r ama consci ence d’

h istorien ?

Je le lu i ai d it . Il prétend que la science et la

rel igion son t touj ours d ’accord,pour qu i sait

comprendre . N ’en parlons plus . E t accompa

gnez—moi aux feu il l es. Auj ourd ’hui

,ces demoi

selle s n è nous su ivront pas . Nous allons tra

vail l er .

Quelques moi s auparavant , un valet de labour

avait heu rté du sec de sa charrue une grosse

p i erre a pe ine recouverte d ’une mince—

couche

de terre . E t son maître lu i avait demandé où il

avait la tête,et s ’ i l étai t amoureu x

, pou r ne

po int prendre garde a un pareil rocher,s i appa

rent , et qu i s’était touj ou rs trouvé au mili eu du

champ .

Je vai s l ’enlever,avait d it le valet .

Mais , lorsqu’ i l eut creusé la terre tout autour ,

i l s’

aperçu t qu e cette p ierre étai t fortement

14 .

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246 L A D E M O I S E L L E

cimentée a Une autre , enfouie dan s le sol . D e

p i erre en p ierre , i l avai t m i s a j our un mur

sol i de . Tous ceux qu i l ’avaient vu n ’avaient

pas hés i té à le reconnaî tre pou r une muraille

romaine . E t ils avaien t fait entre les construe

tion s anti ques et l es modernes des comparaisons

désebl igean tes pour les maçons contempora ins .

Ensuite de quo i la Soci été archéologique d e

la v i lle , dont le sous—préfet é ta it p rés ident d’hon

neur , avait soldé un terrass i er , qu i travaillai t

du matin au soi r à bouleverse r le sol .

Quand M . de Ramel et et Jean Fal ibert arri

vèrent dans le champ , ce terrass ie r étai t en

pro ie à une extrême ardeur . Il avai t découvert

une n iche,et , dans cette n ich e , une statue .

D’

un coup de p ioche enthous iaste , i l en avai t,

c ’es t vrai,bris é la tête . Mais il affirmait que le

dommage serait a i s ément réparable . E t il beso

guei t de son mieux à dégager l’effigi e mut il ée ,

qu i apparut b ientôt .

Le capi taine partagea les transports de l’

ou

vrier . Il voulut lu i-même aller quéri r de l’

eau

dan s une ferme vo isine . On le vi t reparaî tre

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248 L A D EM O I S E L L E

devant laquelle un Gaulo i s homme de goût

dépose chaque matin des offrandes . C ’est une

bonne fortune pour le pays . Car la, j e m’en

porte garant , ne s’

arrê teront pas les décou

vertes . Il faudra certainement agrandir le

musée pou r y pouvo ir placer tous les trésors

qu i vont surgi r des entrailles de la terre . E t

les voyageurs viendront de fort lo in pour les

admirer .

Il aj oute , sur un ton libertin

Ils s e dérangeront certes plus ai sément

que pou r veni r aux l ieux du miracle du Lai t .

E t n ’y tenant plus , i l arrache la p ioche des

mains de l ’ouvrier , et s e mit à piocher . Bientôt

des gouttes de sueur perlèrent a son front

coloré . Au bout de quelques minutes,i l dut

abandonner l ’ in strument .

J e cro is,d i t—il

,qu ’on ne trouvera plus

rien auj ourd ’hui .

J ’ai tout vu , di sait cependant Sophie a

sa cous ine , ass i s e à côté d’elle sur le banc du

j ardin . Il t’a remis une lettre que tu as sai

s i e tout auss itôt et cachée dans ton corsage . E t

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D E LA R U E D E S N O T A I R E S 249

puis vous vous ê tes embrassés s i longuement

que, sansmoi , qu i veillai s , mon oncle vou s eû t

su rp ri s . Naturellement,tu n ’as pas même

pensé à me remercier ! Mais l ’ingrat itu de est

mon lot . Je ne me plaindrai donc pas . Seule

ment,ouvre vite cette vilaine enveloppe j aune

et l i s-moi ce qu ’elle contient .

Ét iennette, do cilement , déch ire l’enveloppe .

Auss i bien une grande hâte l ’agita it , de l ire ce

que Jean lu i avait écri t . Seph ie, penchée su r

son épaule,lut

Il es t des j o ies qu ’on n ’oubli e pas . Elle s

empli ssent le cœur . Vous me pardonnerez d’y

attarder ma mémoire . Dans cette chapelle ,

l’

autre j our,j ’avais cru que vous m’

aimiez .

Depuis , j e ne sai s plus .

Je ne sai s plus s i vous m’

a imez . E t me

voilà tri ste à pleurer . Je connais b ien l ’ab îme

qu i nous sépare . Comment ai—je pu avoir l’

espé

rance déri so i re qu ’ i l pourra it être comblé ? On

di ra que j e su i s fou . Je le su is,en effet . Fou

pour avo i r touché votre main .

Je parti ra i . Il faudra b ien que j e parte . Je

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250 L A D EM O I S E L L E

su is victime de ma pauvreté,victime des p ré

jugés de caste , victime de votre orgueil . E t s ij e souffre , que vous importe ? J e sou ffre pour

tant de toute mon âme déchi rée . Je vous ai

a imée depu i s le p remier j ou r,et depui s le pre

mier j our j ’ai souffert . Vous n ’avez r ien vu

hier . Vous ne verrez rien demain .

Je ne ferai pas de rep roches . Je ne me

plaindrai pas . Auss i b ien j’aime ma douleur .

E lle m ’est auss i chère que mon amou r . Dan s

quelques j ours,j ’aurai qu itté Vertault . Vous

n’

entendrez plus parler de celu i qui s ’éta i t

hasardé a fo rmer des rêves où il mêlait votre

nom .

Vous ne répondrez pas a cette lettre . Peut

être même ne la l i rez—vous pas j usqu ’au bout .

Adieu . J e mets toute mon âme dans le s eul

bai ser qu é j’

ese vou s donner , lo in de vou s, s i

lo in de vou s !

Comme il t ’a ime ! di t Seph ie, un peu

émue , mai s il est p robab le qu ’aprè s le bai

ser de tout à l’heure il va renoncer à son déses

po i r .

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XX I X

Ma chère Blanche,

Lorsqu e j’

ai qu i tté Pari s , j e t’avais p romis

de t’

écrire longuement , et tou s les deux j ours !

Pour peu que tu m’

eu sses p r'

ess ée, jau rais d i t

tous le s j ours O r voil à un moi s que j e sui s

a Vertault,et pas une seule fo is j e ne t

’ai en

voyé de mes nouvelles . Rassure—to i elles son t

excellentes . J e n ’ai pas eu la fièvre typhoïde . E t

même , s i j e réfléchi s b ien,j e m ’aperço i s que j e

n ’ai pas eu la moindre migraine . Alors , quo i

est- ce négligence ? Non,ma chérie . Seulement ,

j ’ai eu beaucoup à faire .

Tu ris? Je te j ure que j ’ai eu beaucoup à

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LA D EM O I S E L L E D E L A R U E D E S N O TA I R E S 253

fai re . Je t’avai s parlé de cette cous in e provin

ciele que j ’allai s voi r . Je t’avais décri t son ex is

tence messe , tap i sserie , promenade , som

meil ; sommeil surtout . J e t’avai s décri t s es

chapeaux . Nous avons passé d’

heu reux après

mid i à évoquer cette cous ine fo ss ile dont je ne

savai s plus s i elle avait encore vingt—deux ans ,

ou déj à cinquante—deu x . Oui , vraiment , nous

nous sommes b ien amusées . Seulement , vo i là ,

c ’est fini , en ne s’

amu sera plus .

D ’abord , à pe ine descendue du train , j a i

appri s que ma cous ine prenait des leçons . E t

devine quel les leçons ! D es leçons de l ittérature

Parfaitement . Des leçons de l ittérature ! E t qu i

les lui donnai t , j e te p rie ? Un toutj eune homme,

un j ol i pet it pauvre j eune homme qui expl iquait

l e Cid , l es P l a ideu rs, And romaq u e, et qu i soup i

rait , et qu i regardai t ma cousine avec de grands

yeux tri ste s , s i tri stes que j’en aurai s moi—même

pleuré . Mal fagoté , par exemple , et tel que j’

en

rai s b i en ri , s i j e l’avai s rencontré à Pari s . Je

me rappelle une certaine cravate Ah !

ma chère B lanche Quel vert,et quelle cravate !

15

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254 L A D EM O I S E L LE

Mais,ma foi , aVer tau l t , le costume importe

peu . Au bout de vingt—quatre heures,j e trou

vai s cc j eune p i on délici eux . Les op in ion s cou

rent derrière les trains . D è s la banlieue,ell e s

s’

essou fflent , et pui s vous lâchent honteuse

ment comme on vo i t encore la tou r E iffel . S i

j amai s tu viens a Vertault , ce que,ma foi ,

j e ne te souhai te guère , tu te découvri ras

une admirable indulgence . C’

est dél ic ieu x ,d ’ail

leurs , tu sai s .

Donc , j’eus un instant l ’ i ntenti on d ’

at tacher

ce p ro fesseur imberb e derri ère mon cher . Que

veux—tu ? je m’

ennu ya is. E t pui s une idée d ia

bol iqu e m’a traversé l ’esp ri t . J ’a i pensé qu ’ i l

s erait vraiment beau et généreux , et , pou r tou t

d ire , drôle , de fai re fléch ir le cœur de ma pau

vre cousine . S i tu avais vu comme elle trai tai t

ce malheureux j eune homme Pas un regard ,

pas un mot ! Il n ’y a qu ’en province que la

nobles s e se tienne encore .

Alors,j ’ai commencé par chap i trer ma ceu

s ine . E t pu i s j ’a i demandé au ténébreux répé

t iteu r de nous l ire les chefs-d’

œuvre de l e l i t

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256 L A D EM O I S E L L E

choses . Tout l’

Amb igu . Auss i tôt ma cousine

p rend feu . Oh ! elle ne me disai t rien . Mais j e

veilla is . E t j e pensa i s que j ’allai s b ien m ’amu

ser . Ma cous ine amoureuse ! Quelle belle et rare

chose !

Je m ’aperço i s que voilà déjà hui t pages . Tant

p is ! J ’ai commencé . Tu avaleras mon histo i re

j usqu’au bout . Il le faut , comme tu vas le vo i r

to i—même d ’ i c i cinq ou s ix autres pages . Il le

faut , parce que j e compte sur toi pour me veni r

en aide . D ’ailleurs,j e vai s faire tout mon pos

s ible pour abréger .

Donc j e m’

amu sais follement . Mais j e trou

vai s que les affaires traînaient . J’

endoctrine le

j eune homme . J e lu i déclare qu ’ i l do it o ser ,

oser,

Le l endemain,en ple in j ardin , i l

embrasse ma cous ine sur la bouche . Quelques

j ours après,i l lu i écrit une lettre . E lle lu i

répond . E t voilà mon œuvre .

Tu di s que ce n ’es t ri en ? Tu ne connais pas

les indigènes de cette contrée. Maintenant ma

cous ine,sub itement devenue folle , estime que

la vie sans le p rofesseur n ’es t qu ’un plat désert .

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D E L A R U E D E S N O TA I R E S 257

Lui , de son côté , a trouvé une place à Paris . Il

va enlever ma cous ine . I l ne me l ’a pas d it,

mais j ’en su is sûre . Elle le su ivre . Elle le sui

vra ju squ’

au bout du monde . On ne s ’ imagine

pas a quelle intens i té atteignent le s pass ions ,

dans cette pai s ible Bourgogne , à cinq heu res

de Pari s . Il l ’enl èvera , te d i s-j e . J e sens le

drame . Toute cette mai son fleu re le drame . Ce

soi r,i l a un rendez—vou s dans le j ardin

, a d ix

heures . Sai s- tu ce que c’es t,d ix heures du soi r ,

a Vertau lt ? C’es t la nu i t no ire

,le s ilence , les

é to iles,la l iberté

,la fol ie . Au secours

,au

secours ! j e j ure de ne plus jama is jou er avec

l ’amour . Mai s imagine vite u ne comb ina i son

pour me ti rer d ’ i ci . J ’aurai s b i en écri t à papa .

Mais comment lu i expl i quer tout cela Je ne

ri s p l us . J ’ai une p eu r affreuse . Sauve-moi . Ma

reconna is sance s era comme toute s les recon

nai ssances éternelle "

S O P H I E .

Sophie cacheta cette lettre , s e l aisse tomber

su r u n fauteu il et rêve . C ’éta i t vrai que sa cou

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258 LA D E M O I S E L L E

s ine avai t changé . La trans formation la plu s

surprenante s ’étai t accompl ie dans les huit der

n i e rs j ours . D ’abord Ét iennet te, en dép i t de

ses conse il s,avait tenu à répondre à la lettre de

J ean . E lle avai t écri t tro i s mots seulement sur

un tout peti t morceau de pap ie r

J e vou s aime . E .

E t elle avait remi s cette déclarati on laconique

avec une dextéri té qu i avait grandement sur

pri s Sophie .

E t pu i s,deux j ours après

,J ean Fal ibert avait

remis un autre b illet

Je pars pou r Pari s dans qu inze j ours . J’ai

un beso in absolu de vous vo i r seule et de vous

parler . Je serai à dix heu res,ce so i r

,derri ère

la porte du j ard in ; venez . Vous viendrez s i

vou s m’

aimez .

E t Seph ie n’en revenait pas Étiennet te

avai t déci dé qu ’elle i rai t . En vain,la j eune

écervelée,soudain muée en morali ste

,lu i avait

représenté tous le s dangers d ’une pareille

démarche ! D ’abord,on l ’entendrait descendre

l’

escalier . E t pu is , à supposer que M . de Rame

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260 L A D EM O I S E L L E

une cais s e de fleurs . Mai s elle maîtrise la v ive

douleu r qu ’elle ressentit,descendit les marches

du perron,et

,dan s le j ard in

, marche sur la

pelouse , frôlant les mass ifs , légèrement courbée .

Au moment où elle touchait la porte percée

dans le mur du j ard in,alors s eulement el le

s’

aperçu t que son cœur battai t avec violence .

Derrière cette po rte,Jean attendait depu i s

une demi—heure déjà . Il ne pensai t pas qu’Et ien

nette o serait ven ir . Lorsqu ’un bruit léger le

p révint,i l fu t plus étonné que ravi . La porte

s’

ou vrit . Étiennet te apparut dans l’entre—bâille

ment .

Il avai t ardemment souhaité cette minute .

E lle le trouvai t désemparé . Il ne sut quels mots

d i re . E t p ou r d i ss imuler son embarras,i l em

brasse Ét iennet te. E lle le l a isse p rendre ses

lèvres . Elle s’

abandonna mollement a son

étre inte . Sou dain l ej eune homme crut entendre

un bru i t dans le j ard in . Vite , il ent raîne Eti en

nette dans le c hemin . Tous deux coururent au

long du sentie r caillouteux . Derrière eux , la

porte reste ouverte .

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D E L A R U E D E S N O T A I R E S 261

Le sentie r qu i passait derriere les mai sons de

la rue des Notai re s alla it se perdre dans la

campagne . Les fugitifs s’

arrê t èrent au sommet

d ’un monticule recouvert d ’

u ne herbe épai sse .

Il s s’

assirent et repri rent hale ine . Leurs main s

s’

un irent san s qu ’ i ls y p ri ssen t garde . Une

odeur pui ssante montait des grasses p rairi es . A

l ’une des dern i ères mai sons de la ville , i l y

avait une fenêtre où ve illa i t encore une lumière .

Elle s’

éteignit . Ils se senti rent perdus dans la

vaste nu i t . La faible clarté du ciel ne lai ssai t

apparaî tre que les grandes l i gnes du paysage .

Un vent léger incli nait en lente révérence les

hautes tiges de s peupl iers . Le couple n ’étai t

qu ’une tache d ’ombre plu s dense,a la l i s ière

d ’un bu i ss on obscur .

Jean parl e . Il d isait

Vou s êtes venue . Vraiment , vous êtes

là J e n e croyai s pas au bonheur . Et main

tenant je su is s i peti t devant lu i que j e ne sai s

plus vous d ire ce que j ’ava is résolu . Ecoutez . Je

vous aime . Approchez—vous de moi . Je mettrai

ma tête sur votre épaule , et , s i vous me serrez

15 .

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262 L A D EM O I S E L L E

dans vo s bras , vou s sentirez battre mon cœur.

Elle ne remu e point . Elle é ta i t i nondée d’une

félici té d ivin e . Elle p ensai t que nul ne lu i avait

j amais parlé ains i . Elle étai t surpri s e de lui

trouver une vo ix s i douce . E l le n ’en percevait

que la cares se et ne sai s i ssai t pas le s ens des

paroles . Alors ce fu t lu i qu i s ’approche . Il cou

vrit ses mains de baisers rapi des,pu is s e haussa

ju sq u’

à s on vi sage . Elle renverse un peu la

tête , offrant s es lèvres . Il dist ingu e les paup ières

closes,une belle p âleur pass ionnée . Il p rit , tout

fri ssonnant , le grand baiser qu i s cellai t leurs

noces défendues .

E t c’est a ins i qu’

Ét iennet te de Ramel et , qui

avai t eu un aïeul a Az incourt,se donne à Jean

Falibert ; le fils du serruri er de la ru e au Lai t .

D eux j ours après,une dépêche lacon ique rap

p ela it Sophie a Pari s . Elle partit au ss itôt,

comme on va a la délivrance . E lle n ’avait plus

reparlé de Jean à sa cous ine . D epu i s qu ’elle

l’

avait vue reven i r du premier rendez—vous nu

tête , la figure défaite , les vêtements fro is sés ,

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264 L A D EM O I S E L L E D E L A R U E D E S N O T A I R E S

rédaction d ’un p ieux j ournal,aux appointements

de 150 francs par moi s . Cette somme lu i sem

blait cons idérable . I l déci da qu ’ i l emmènerait

avec lu i Ét iennette . E ll e n e songea po int a re

fuser . Il s convinrent de d isparaître tous d eux

sans que nul eû t été averti à l ’avance . Jean ne

d i rai t ri en à son père,que ce départ impromptu

i rrite rai t,sans doute .

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XXX

Lorsque le père Fa l ibert entra dans le petit

café,la patronne

,accroup ie

,levait le plancher .

Je su i s a vous , d it-elle , monsieur Fal i

bert . Je vous sers tout de suite . Il me semble

que vous êtes en avance,ce matm . Sept heures

ne sont pas enco re s onnées .

Elle se leva,tordit l ’épais torchon , d

cou l e dans un vi eux seau une eau noi râtre , et

dit encore

Par le temps qu i court,i l faut fai re son

ouvrage soi-même . La bonne m ’a qu ittée hier

so ir,en di sant que sa sœur étai t malade . C

’est

touj ours un vin blanc,monsieur Fal ibert ?

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L A D EM O I S E L L E

C ’est a ce moment—l à seulement qu’elle s’

e

p erçut qu’ i l avait une figure s ingul ière . E lle lu i

d emande avec i ntérêt

Il ne vous est rien arrivé de mauvai s, en

mo ins ?

Il répond it,grognon

Po u rquo i me demandez—vous ça ?

C ’es t que vous n ’avez pas votre ai r de

t ous les j ours .

Les j ou rs se su ivent et ne se ressemblent

p as, répl iqu e sentencieusement le serrurie r . Il

n’

y en a guère de bons . Les autres s ont mau

v ai s . Et ce sera comme ce j usqu’au dern ier,

q u’on pourra dire le b ienvenu .

Il se t u t . Mais elle vi t b i en qu ’ il avait grande

e nvi e de parler .

Alors elle i ns inua

Ce n ’est pas votre fil s qu i vous inquiète ?

Ces j ours dern iers , i l avait l’ai r de filer un mau

vai s coton . Il étai t tou t jeu ne. Ce qu ’ i l lu i fau

d rai t , c ’est la campagne . Je le d isai s à mon

mari , pas plus tard qu’

h ier . Mais naturelle

ment , en ne fait pas touj ours ce qu en veut .

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268 LA D EM O I S E L L E

Combien de fo is qu e j’

ai gardé des savates

pe rcées pour qu ’ i l pu i ss e s ’acheter des belle s

b ottines ! Eh b ien , j e vous le d is , auss i vrai que

j e su is la, mon fils,j e le ren ie .

Allons ! d i t la cabaretière sur un ton con

c il iant . Allons , mons ieur Fal iber t , i l ne faut pas

parl er comme ça . Un fils , en a beau di re , c’est

toujours un fi l s . Surtout lorsqu ’on n’

en a qu’

u n .

Comme voilà vous .

Mai s i l répéta avec force

Je le ren ie , que j e vous d is , j e le renie .

S i b i en qu ’elle pu t demander,san s paraître

tr0p indi scrète

Mais qu ’est- cc qu ’ i l vou s a donc fai t ?

Ce qu ’ i l m ’a fa it ? Ce qu ’ i l m ’a fait ? Je

vai s vous le d ire , ce qu’ i l m ’a fait . Il est parti

,

voil à ce qu ’ il a fa it . Il e s t parti sans rien me

d ire,a moi

,son père . Et vous croyez peut-être

qu ’ i l est part i tout seul ? Eh b i en , pas du tout .

I l es t parti avec une fi lle d ’i ci . E t même , quand

on sau ra son nom ,on sera b ien étonné .

Quelle fille,donc ? i nterrogea la patronne ,

qu i ne retenai t plus une arden te curio s ité .

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D E L A R U E D E S N O TA I R E S 269

Paix ! d it le serrurier en levant le main .

Paix ! J e n ’ai pas d it mon dernier mot ! Rire

b ien qu i r ire le dernier ! Ce n ’est pas mo i qu i

serai le plus embêté,tout ‘a l ’heure . J ’en con

nai s un autre,dont on ne se doute pas , et qu i

paierai t cher pour que le fils Fal ibert n ’ait

j amai s rencontré sa fille . Suffit ! On saura

comment j e m ’appelle !

C ’est ma tournée, d it la patronne . Prenez

le dern ier,mons ieur Fal ibert .

Ce n ’est pas de refus,répond it avec pol i

tes se le serrurier .

E t , levant son verre avant de bo ire , i l d it

A votre santé !

Puis

Aprè s tout , pourquo i ne vous di ra i s—je pas

son nom ? On le saura b ien , tôt ou tard ! C’est

!et i l la regarde fixemen t pour surve iller l’effet

que ses paroles ne pouvaient manquer de pro

du ire) c’e st mademoi selle de Ramel et .

Pas poss ible ! d it la cabaretiè re en levant

les mains au plafond . Mademoiselle de Rame

l et ? Elle est p arti e avec lu i ?

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2 70 L A D EM O I S E L L E

Comme je vous le di s .

Vous devez vous tromper,déclara-t—elle

s u r u n ton p éremptoi re . Vraiment,vous devez

v ous tromper . Ce serai t un scandale comme on

n’

en a jamais vu à Vertault .

Le père Fal ibert fu t extrêmement vexé

C ’est un misérable,d it- il , je le renie . Mai s

i l ne faut pas lu i enlever ce qu ’ i l a . C ’est un

j eune homme tout ce qu’ i l y a de b ien

,qu i sait

c au ser , e t qu i n’est embarrassé nulle part . On

n e peut pas d ire le contraire . Le voilà à Pari s.

Supposez qu ’ i l tourne b ien ! on parlera de lu i ,

s ûrement .

Il rep ri t un a ir sombre pour aj outer

D ’ailleurs,qu’ i l devienne ce qu ’ i l voudra ,

j e ne le reverrai plus . Il est ren ié , i l est

r en ié .

E t i l s ’en retou rne vers s on atel ier . Mai s .il

n’avait pas le cœur à l ’ouvrage . Il comprenait

l ’ importance que lu i avait donnée sub itement le

s candale où son fils j ouait un s i grand rôle .

Au l i eu de se mettre a s on établ i , i l demeu re

su r le pas de sa p orte . E t , chaque fo is que

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LA D EM O I S E L L E

La nouvelle se répandi t par toutes les rues,

pénétra dans toutes l es mai sons,partout où s e

tenait une ménagère,la casserole à le main

,

attendant le fait du p eti t déj euner . Le co rdon

n ier en r i t avec le chapel i er s on vo is in . Le clerc

de notaire l ’appor ta dans l’étu de

,sur le coup

de huit heures . La petite bonne du médecin fu t

obl igée de la raconter à madame , qui lu i rep ro

chai t d ’être en retard . E t l ’émotion fu t à son

comble parce que le père Fal ibert lu i-même

parcourut la v ille,conversant avec les com

mères , et complétant le réci t .

Quand il arrive sur la place , ap rès cent sta

t ions différentes,dix heure s déj à sonnaient . I l

avait tant parlé qu ’ i l n ’étai t plus trè s sûr de ses

Op in ions . Son fils p renai t figure de héro s . Il

n ’étai t pas élo igné de l ’admirer . Il ne le reniai t

plus . Il ose , b ien qu’ i l fût en tenue de travail ,

p énétrer dans le grand café orné de glaces où

quatre commerçants seulement j ouaient au

béz igu e. Ils n’

interrempirent pas leur partie .

Mais l ’un d ’eu x,qu i connaissai t le serrurie r , lu i

crie,sur un ton j ov ial

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D E L A R U E D E S N O TA I R E S 273

Eh bien ! père Fal ibert , i l paraî t que le

fils est un lap in

E t le bonhomme,auss itôt

,exulta . Il fu t s ’as

seoi r auprè s des j oueurs et parl e avec abon

dance . Sûr , que c’étai t un lap in ! Il avait fai t

son coup en sou rd ine,le gaillard ! Et

,tapant

sur ses cui s ses,le serruri er railla immodéré

ment M . de Ramel et,qu i n ’avait rien vu .

Je donnerai s cher pou r le vo i r passer , et

regarde r la figure qu ’ i l fait . Moi , j e ne d i s pas

que ça me fa it plais i r . Mais lui , i l e st capable

d ’en mouri r .

Cependant , i l y avait plus de monde dans la

bouti que de madame Sonsois qu ’ i l n ’y en avait

même les j ours de marché . La grosse dame

possédai t tous les rense ignements . E lle savait

ce que le p ère Fal ibert ava i t d it a la laiti è re .

Elle réci ta it de mémoire le texte d e la lettre de

Jean . E lle éta it allée”

à la messe de hui t heu res .

Madame de Ramel et n ’y était p o int , ce qui ne

l u i était j amai s arrivé . Madame d e Ramel et

ava it été b ien aveugle . Ce n ’est pas madame

Sensei s qu i se fû t lais sé tromper a ins i . El le

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274 L A D EM O I S E L L E D E LA R U E D E S N O TA I R E S

avait tout prévu dès le p remier j our . Elle l ’avait

d i t a mademoiselle Ar icie,qu i pouvait en té

moigner . Elle lu i avait d i t Tout cela fin i ra

mal . C ’est dans le j ardin qu ’avaient l ieu les

rendez- vous . Chaque soi r , Jean Fal ibert esca

l adait le mur . Le cui s in iè re l ’avait vu ,un j our .

Mai s elle n ’avai t ri e n o sé dire,craignant de

perdre sa place .

Unanimement , les dames qui écoutai ent ma

dame Sensei s approuvèrent la prudence de la

servante . Pu is elles se fél i citèrent d ’envoyer

leurs filles en pens ion , e t de ne pas être assez

folles p our leur donner comme profe sseurs des

pol is sons,qui déshonoraient les familles les

mi eu x con si dérées .

Cependant l ’épicier Jodel in , l evant le s bras

au ciel , i ncriminait l’éducation j ésu iti que .

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276 L A D EM O I S E L L E

où l ’abbé Chomeyrat descendait , et qu’ il avai t

i nd i qué au j eune homme . Ils n ’y resterai ent

qu ’une j ournée , le temps de chercher un autre

abri . E t ils mèneraient ensui te une vie l ib re et

amoureuse .

Il vint,comme dix heures sonnaient p réci sé

ment . I l portai t à la main une peti te val ise

j aune , avec des co in s de fer no irs . Ét iennet te

l’

at tendait , coiffée de s on chapeau ordinaire .

E lle n ’avait aucun bagage . Elle n ’avai t pas

songé à s e munir de quo i que ce fût . Elle étai t

vê tue comme pour aller a la p romenade . E lle

ne s ’étai t pas demandé comment elle s e veti

rai t , une fo i s arrivée à Pari s . Parti r ! E t p u i s ,

en v errait .

Par un chemm de traverse,i ls gagnèrent la

grand’

rou te. Il n ’avai t pas songé à l’

embres

ser . Ils s ’en alla i ent tous deux entre le s bu is

sons no irs . La val i se b i entôt lu i paru t extrême

ment lourde . Il la passe dan s sa main gauche .

Il marchait d ’un pas rap ide . Au bout de quel

ques minutes,Ét iennet te fu t lasse .

Avec quelque impati ence , i l l e prie de s e

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D E LA R U E D E S N O T A I R E S 277

hâter . Docilement,el le presse l e pas . Il s ne

perlè rent plus . Mais il fallut b i en qu ’elle s ’ar

rê tâ t , essou fflée. Alo rs l’

énervement le gagna .

Il eut des mots v i fs p our lui expl i quer qu ’ i l

fallai t arriver a tou t p rix . Déjà il la traitai t

c omme une épouse .

Elle repri t sa route . Ses p ieds étaient dou

lou reu x .—Elle avait la gorge sèche . Aucune

lumière n ’apparai ssa it encore à l ’horizon noi r .

Le chemin lu i s emblai t i nterminable .

Enfin,à un soudai n détour , la gare se décou

v rit , mal éclairée par un mauvais bec de gaz .

Il d it

Dépêchons-nous ! Courons

E t i l s e mit à couri r . Ell e su ivit , maladro ite

m ent,et pl iant sur ses j ambes lasses . Elle arr ive

d ans la salle d ’attente , minuscu le et vide . Le

c hef de gare leur donne deux b illets de tro i

s ieme , e n les dévi sageant avec curios i té . Le

t rain allai t passer cinq minutes plu s tard . Pou r

l’

at tendre, i ls s’

assirent sur le banc brunâtre,

s cellé au mur . Une sonneri e sèche retentissa i t

s ans discontinuer . Un homme d ’équipe su ivit

16

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278 L A D EM O I S E L L E

le quai , balançant une lanterne rouge , et d’un

pas découragé . Il s ’en alla vers les aigu illes,

manœuvre un lev i er , qu i retombe avec un bru it

s ourd . La sonnerie s ’arrête,et le s fanaux du

train apparurent , sub itement proches . Le train

avançait en crachotant et en soufflant,comme

un roquet rageur . Il s ’arrête , dans un grand

vacarme de fre in s serrés,et pu i s lâche un j et de

vapeur , en sifflant haut .

J ean ouvri t la p orte d ’un compartiment de

tro i s ième clas se , qu i s e trouva vide . Une lan

terne fumeuse l ’écl airait . Ils s’

assirent sur la

banquette san s cous s ins . Un s ifflement , et le

train repartit , secouant les wagons dont les

chaînes se tendaient . E t pu i s le convo i fil e avec

un bru it égal et régulie r .

Alors seulement Jean rep rit un peu de calme .

Il eut honte de ses emportements de la minute

p récédente . E t i l tenta de s ’en excuser . Mais

elle ne répondi t poi nt . E lle regardai t le pauvre

compartimen t sali . Un air de pauvreté s’

éten

dai t su r le j eune amant lu i-même , sur son ves

ton frip é , sur son chapeau tr0p neuf, dont le

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280 L A D EM O I S E L L E

d’

avoi r été reconnue . Une honte s ’empara d ’elle .

Mais le gentilhomme montait déj à dans un com

part iment de première c l asse, où le domes

ti que plaçait les deux belle s val ises . Le trai n

repartit,en su ffoquant .

E lle s’

i ns talle dans un co in du compart iment,

et ferme les yeux,comme pour dormi r . Ce n ’est

pas des remords qu ’elle avai t,mais l ’aventure

lu i apparaissait soudain tr iviale . Toute sa van ité

de fille nobl e, élevée à l’écart , se cabrait . Le

mirage se d i s s ipai t . La vie lu ttai t v ictori eu se

ment contre l ’amour . La v ie , c’étai t maintenan t

un sentier étro it et p én ible,où les p ieds butaient

contre les cailloux . Un homme la conduisait ,

qu i s’

impat ien ta it de la vo ir trébucher . A ce

souven ir , elle eut une révolte . Elle ouvri t le s

yeux et regarde le j eune homme .

E lle le regarde . Il lu i apparut tel qu’ i l étai t ,

avec ses ép aules étro ite s,son front o rgueilleux ,

ses mauvai s hab its . Étai t—cc le le maî tre a qu i

elle se confiait ? Elle pense encore au voyageur

de tou t a l ’heure , ai s é et élégant .

Jean s ’éta it ass i s dans le co in oppos é , et

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D E LA R U E D E S N O T A 1 R E S 28 1

feignai t de dormir . Il était vexé de l ’attitude

d’Ét iennet te. Quo i ! elle ne parlai t pas , ne d i sai t

rien , ne s’occu pait pas de lui ! Et déjà il regrettai t

cette équ ipée . Il se persuadait qu ’i l avai t é té

généreux , et admirablement dévoué . Il oubliai t

a quelle pau vre destinée il vouait l e j eune fille .

Auss i b i en la vie qu i se p réparai t lu i sembla it

enchantée . Et dès maintenant,Ét iennet te s e

reprenai t , semblait l u i échapper , étai t di stante

et hautaine . Il boudait . Le train arriva à

Troyes,o ù ils devaient monter dans l ’express de

Pari s,sans qu ’ i l s eussent échangé une parole .

A Troyes , ils ne purent trouver de compar

t iment vide . Ils s ’ i n stallèrent a côté d ’une

vie ille paysanne , en face d’un soldat . Celu i- ci ,

dès que le convo i fu t en marche , se tourna vers

Ét iennet te, et , fai sant le salut mil i taire

La fumée ne gêne pas mademoi selle ?

Elle le regarde , effarée , et fit s igne que non . Il

s ortit de sa poche une blague de cu ir , et rou l e

une c igarette . Pui s il tendit le tabac à Jean

Fal ibert .

S i ça vous fai t plai s ir

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282 L A D E M O I S E L L E

Mais Jean refusa . Alors le soldat frot te une

allumette contre la clo ison,et la tint empri

sonnée dans sa main . Puis il al l ume avec so in

sa cigarette , et remplit de fumée , en quelques

instants,le compartiment tout entier . Il regarde

la vie ill e , qui s e tenait ass i se , son pan ie r sur

l e s genoux , avec une mine pass ive et rés ignée .

Ses yeux enfoncés,se bouche découragée l ui

semblèrent comiques . Il s e penche vers Eti en

nette et d i t

E lle a une bonne tête,la grand

mère.

Puis , s’

adressant à la paysanne

C ’est—i ’ fragile,ce qu ’ i l y a dan s votre

panier ? Parce que,sans ça , vou s pourri ez le

mettre sous la banquette .

Elle d it

I’

me gêne pas .

E t elle rep ri t auss itôt

C ’est—i ’ j usqu ’à Pari s que vous allez ?

Boulevard d ’

I tal ie, 187 . S i ça vous di rai t

de me fai re un peti t bou t de con du ite ?

E t i l cligna de l ’œ il vers Jean .

E lle répondi t

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284 L A D EM O I S E L L E

Alo rs,le soldat rou l e une autre cigarette

,

tendi t a nouveau sa blague

Vous ne vous décidez pas ?

Jean j eta un coup d ’œ il vers Ét iennet te, qui

semblai t endormie .

Il p ri t la blague et rou l e mal edroitement une

cigarette .

Je vai s vous la fai re,di t le soldat .

I l la fi t , en effet , rou le la s ienne,et puis

tendi t une allumette enflammée.

La dern ière , et pu is en rou p ille .

Su r qu oi , i l se mi t à parler . Il avait encore

un en à t irer . Il étai t dans un fort de l ’Est . Un

pays de sauvages . Il s’

ennu yait . Car on s ’en

nu ie partou t quand on vient de Pari s . Il aurait

tou t de même p référé aller en Algéri e . Son

caporal lu i en voulai t . C ’étai t un paysan . Il

n ’aimait po int les gens qui savaient causer .

S i j e le retrouve,quand j e serai de la

classe,j e lu i p assera i quel que chose . Mai s il n

’y

a pas de danger qu ’ i l v ienne à Pari s . Ce coûte

trop cher . Il tuerai t toute sa famille pou r cent

sens . E t ce n’est pas mo i qu i i ra i le cherche r

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D E LA R U E D E S N O T A I R E S 285

dans son pays . Une fo i s a Pari s,j e n ’en so rs

plus . Où que j e pourrai s ê tre mieux ?

E t il c él ébre l e s charmes de l a cap i tale . En

quelque s mots vulgai res,i l évoqu e le s cafés

concerts des faubourgs,les rencontres de la rue ,

les camaraderi e s j oviales de l ’atel i er . I l mène

rait quelques années encore cette exi stence

div ine . Et pu i s il chercherai t une femme . S ’ il

avai t voulu , i l s e s erai t marié avant son départ

pour le régiment . La sœur d’un de ses amis

étai t folle de l u i . Mai s i l p ensai t q u ’ i l fallait avo i r

j ou i de la vie avant de se rés igner à. une seule

et définitive aventure

Il ava i t u s é sa cigarette . Il en jeta sur le

p arquet le b out n oi râtre,qu ’ i l éc rase sous son

talon . Pui s il décl are qu ’ il allai t dormir . Il donna

une forte poignée de main à Jean et s’

accom

moda comme il put dan s son coin . En face de

lu i,la paysanne se tenait l e bu ste raide , les

mains cri spées a l ’anse de son panie r , et pour

tant semblait dormir . Jean ,l u i aussi , fe rma le s

yeux et tente de dormi r . Le bruit régul ier des

p iston s le berçait .

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286 L A D E M O I S E L L E

Alors , dans le compartiment empuanti , Eti en

nette se permit d ’ouvri r les yeux . Un écœu re

ment profond l ’envah issait . Ju squ’

â l ’aube,elle

s e t int éveillée . Elle ne prenai t aucu ne réso

lutien . Elle n ’avai t aucune pensée p réci s e . Le

dégoût englua it son

Vers s ix heures du matin,le tra i n entre dans

la gare de l ’

Est . Jean avait dormi . Une hâte

j oyeuse le secou e . Il pri t la vali se , descend it le

premier , et pu i s aida Ét iennet te à descendre .

Comme il la regardait,elle lu i parut étrangère .

Sous le chapeau dérangé,elle avait u n vi sage

ti ré,et les cheveux déso rdonnés . Ma is i l n e

s’

at tarde point a cette impres s ion . Déj à il s e

d irigeai t vers la sortie . Il passa la val i se à

Ét iennet te pendant qu ’ i l chercha it les b illets . 11

le s trou ve , les remit a l’employé et p ui s voulut

franchi r l e porte . A ce moment , une vo ix

s’

el eva

H é la petite dame,qu ’est-cc qu ’ i l y a dans

vot re val ise ?

Un employé de l’octro i s’

avançait et barra it

le passage a Étiennet te .

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288 L A D E M O I S E L L E

les p ieds lourds et le s yeux gonflés . D es mèche s

de cheveux s’

é taien t échappées de sa coiffu re ,

e t pendaient sur s on cou .

Au bout d ’une demi—heu re,on arrive devan t

Saint—Germain-des- Prés . Pari s s’

éveil la it , et des

balayeurs en bande faisai ent s a to ilette . Au

devant des créme ries,des hommes remuants

,

l evés et vi goureux , rangeai en t le s p ots de lait ,

et s’

occu paient à dre sser l’

é tal age. Au co i n de

la rue de Rennes,un café s

'

ouvra it . L es gar

çons ava ient rép andu de la sci ure j au ne entre

le s tables de la terrasse,et ils s’

occu peient d’y

tracer,avec leurs balai s

,des dess in s réguliers .

L’

artil leu r regarda Jean

S i o n prenai t un peti t café pour se ré

veille r

J ean hés ita . Sa j eunesse le po rtait à contracte r

ai s émen t des amitiés hasardeuses,mais, au fond

de lui-même , i l mép ri sai t son i nterlo cuteur .

Le soldat,ayant surp ris son hésitation , cru t

en reconnaître la cau se . Il s e retou rne vers

Ét iennet te, et , avec la pol i tes s e famil i ère des

ouvriers

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D E LA R U E D E S N O TA I R E S 289

S i mademoi selle veu t me faire l ’honneur

Elle n’

ose re fuser . Dans son cerveau boule

versé,les idées s

en tre—choquaient . Elle s’

assit

su r u ne chaise d ’os ier bari olé . Jean pri t place a

côté d ’elle,et le soldat en face d ’eux . Il appela

le garçon , avec j oviali té

Hé ! camarade !

Le garçon vint , demanda

Qu ’est- cc qu ’i l faut se rvi r a ces mess ieurs

dame?

Trois cafés cognac , b ien chauds .

D ’une voix éclatante , le garçon répéta , tourné

vers le compto i r

—Tro i s cafés—cognac ! Tro i s ! Et b ien chauds !

Il revint b i entôt, apportant , sur un plateau

tro i s verres,et un p etit flacon de cognac , d ivi se

en s ix parties égales par des raies gravées . Le

soldat regarde le s chiffre s insc ri ts sur les

soucoupes , et ne proteste point , par cou r

toisie.

Au moment de payer , Jean sortit son porte

monnaie . Le soldat étendi t la main

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290 L A D EM O I S E L L E

Jamai s de la vie ! C ’est mo i qu i vous

invité s !

Mai s , comme Jean ins i stai t , tout de su ite

céda !

S i ça peut vous fai re plais i r !

E t voyant q u’

Et iennette n ’avai t pas bu de

cognac , il d it

Il ne faut ri en la i s ser perd re !

Il s e verse la portion strictement indi quée sur

le flacon,et pu i s s e leva

,en d isant

! a va mieux !

Il les condui s it j usqu ’au co in de la rue d ’

Assas

et de la rue de Rennes .

Vous voilà dans votre chemin . Peut-être

b ien qu ’on se reverra . On n e sait j amai s,des

foi s !

Il tend it l e main à J ean , pui s a la j eune fille ,

et s ’en el le , en affectant de fredonner .

L ’hôtel où l’abbé Chomeyrat descendai t lors

qu ’ i l venai t à Paris n ’étai t fréquenté que par

des ecclés iastiques et de v i e illes filles p ieuses .

On s ’y levait de bon matin , parce que ces mes

s ieurs allai en t di re leur messe . Dans le vesti

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292 L A D E M O I S E L L E

Je n’a i que cette vali se .

Le garçon l e sai s i t et s ’engagea dans l ’esca

l ier .

Ét iennet te s e trouva seule dans sa chambre .

Elle alla vers la fenêtre , qu’elle ouvrit . Elle v i t

une courette sombre , et repou sse auss i tôt l e

battant . Elle vint s ’asseo i r sur un fauteu il

d’

éteffe bru nâtre , et songea . Un désarro i i nfin i

hab itai t son âme . Toutes le s conséqu ences de

l’

éq u ipée lu i apparais sai ent . Dans son cœur

envahi par le dégoût , i l n’y avait plus de place

p our l’amour . Ce qu ’elle voyait , c’étai t la peu

vreté de sa chambre , la sal eté du compartimen t

où elle avait voyagé , la vulgarité de son com

pagnon . Elle se mit à sangloter .

A ce moment , on frappe à l a po rte . Elle ne

répond it po int . On frappa plus fort . Elle pleu

rait . Dans la désolation où se noyait sa petite

âme faible,ell e éta it devenue soudainement

indifférente à tout . Elle ne se demande même

pas qui frappa it .

La po rte s’

ouvrit brusquement , et Jean entra .

Tu pleures ?

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D E LA R U E D E S N O TA I R E S 293

En lu i—même , i l s e sentait vexé . Pourtant,il

fi t un effort , s’

approche,voulut lu i p rendre la

main . E lle la reti ra,d it

Lais sez—moi ! Laissez—moi !

E t , a travers ses larmes , elle le regarde ,un e

seconde . Elle n ’avait pas réparé le désordre de

sa. tefleü e . Ses cheveux Innuhuent sur son

vi sage rouge et enflé , son chapeau mouillé par

la plu i e avait perdu sa ri gid ité correcte . Le bas

de sa jupe étai t sou illé de boue . E t l ’ayant

vue ains i , i l n e l e désire plu s .

Il fi t un pas en arrière,son visage étai t

devenu sou dain dur et indifférent . Il d i t

Comme il vous plaira !

E t i l sortit .

Dans cette chambre banale,lo in de Vertault

qu i repo sait sous ses arbres,lo i n des mai sons

hautaines du faubourg noble , Ét iennette n’éta i t

plus qu ’une j eune fil l e ô bscu re , s ilencieuse et

laide . Dépouillée de s on prestige,ell e étai t

devenue la j eune fille banale et arri é ré e qui ne

vaut qu ’une moqueri e . La porte c l aqu e .

Ét iennet te, a ce b ruit , sembl e s e réveiller ,

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294 L A D EM O I S E L L E

sorti r du cauchemar . Elle s e leva . Su r l e to i

lette , le garçon avai t déposé des s erviette s et

une cruche ple ine d ’eau chaude . En quelques

minutes , elle eut réparé le désordre de sa co if

fure , lavé son vi sage . Elle redresse les ru bans

de son chapeau , et pu i s cherche quelque chose

dans la p oche de sa j upe . C ’éta i t un e peti te

b ourse d ’argent ; a travers le s mailles lu i sai t

une p i è ce d ’or et quelque monnai e . E lle se

redresse , sort it , descendi t l’escal ier . E lle fu t

dans la rue , sai s ie un i nstant . Un cocher pas

sait . Elle l ’appel a , san s hés itati on , sans timi

d ite. E lle s emblai t v ivre un songe . Elle monta ,

d it

Co ndu i sez-moi a la gare de l ’Est .

Elle n e sut po int comment , vers le so ir , elle

se trouva descendre à la peti te stati on vo i s in e

de Vertault,où elle avait p ri s , la veille , avec

J ean,le train de l ’aventure . Sans doute , elle

avait longtemps attendu dans la gare de l’

Est ,

et pu i s elle étai t montée dans un train , et elle

n ’avai t pas p ri s garde s i d ’autre s voyageurs

s’

esseyaient dans le même compartiment . E lle

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XXX I I

M . de Ramel et éta i t ass i s dan s le gran d salon ,

tri ste et fro id , dont le s meubles éta ient recou

verts de housses . Le vi sage congestionné , l’œ i l

fixe,i l s ongea i t vaguement

,

!

s’

efforçant de

trouver une expl i cation ou un remède . En face

de lu i , madame de Ramel et pleurait . N i l’un n i

l ’autre n 'avaient songé à préven i r de la d i spari

t ion de leu r fille l ’age nt de la pol i ce locale .

Avant tout,i ls voulaient éviter le scandale .

Leur humil iation dépassait leur douleu r . Pen

dant l e déj euner,i ls s ’éta ient efforcés d ’avo i r

une atti tude calme , et de ne pas s e donner en

sp ectacle aux domesti ques . E t pu i s ils étai ent

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L A D EM O I S E L L E D E LA R U E D E S N O TA I R E S 297

venu s s ’ass eo i r dans le salon . Depui s plusieurs

heures , i l s étaient ass i s la, n’

éch angeant pas

une paro le , e t plongés dans une i nfini e déso

lati on .

Soudain la porte s’

ouvrit . Ét iennet te e ntra .

Tou s deux se levèrent . La j eune fille,ayant

refermé la porte , s e tint devant eux , tremblent

a l a fo is d ’émoti on et de fro id . Sa minc e

j aquette mou illée par l ’averse collai t a son des

étro i t . Elle sentait entre les épaules un fro id

mortel . M . de Ramel et , maintenant qu’ i l l e

voyai t le, n’

éprou va it plus qu ’

u ne extrême

colère . Il d it , d’une voix furi eu se

D ’où ven ez-vous ?

E t,comme elle ne répondait point , il s

avença ,

la main levée .

Elle eut un mouvement de petite fille . Elle

mit devant son vi sage son bras replié . Mai s

déj à il s ’était ressais i . Il gronde

Parlez ! D epu is ce matin nous sou ffrons ,

votre mère et mo i nous avons b ien le droi t

d ’avo ir une expl ication .

Elle n’

ouvrit pas la bouche . Il y avait un

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298 L A D EM O I S E L L E

nuage devant ses yeux,un nuage dansant . E lle

s e l aisse tomber doucement en arrière,et

,s i

M . de Ramel et ne se fû t p récip i té,elle eû t

heurté de la tête le plancher .

11 l’

assit dans un fauteuil . Madame de Re

melet s’

étai t app rochée et pl eu re plu s fort . Il

d it , d’une voix du re

Ce n’est plu s le moment de pleurer . Votre

fille est malade,soignez- la .

On la mon te dans sa chambre,où le li t

i ntact l ’a ttenda it . On la déshabil l e . On la cou che .

Auss i tô t elle eut le v i sage en feu . On appela le

médecin .

Ce fu t un grand b ru it dans la v ille . Made

moisel le de Ramel et était chez elle , malade . On

ne sut plus que cro ire . On apprit b i entôt qu ’elle

é tai t rentrée , mouillée , perdue , faite comme

un camp—volant E t au ss i tô t deu x camps se

formèrent . Le premier soutenait l ’hypothès e de

l ’évasion . Le second parlai t d ’une fi èvre céré

brale . La j eune fi lle avait cou ru dans la cam

pagne , d

’où ell e étai t revenue mou illée , et cou

verte de boue . On donnai t des détails . Certain s

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300 L A D E M O I S E L L E

pass er madame de Ramel et et sa fille,partan t

p our leur promenade quoti dienne . Le vi sage

d’

Et iennet te s ’étai t creus é . Ses yeux avaient

p erdu leur éclat . Ses jou es avaien t le ton fané

des j oues des vie illes filles . Madame Sense is

ri cana . Elle d it

Q u ’est—cc qu l l di rai t,le fi ls Fal ibert , s

’ il

l e voyait dans cet état ?

A q u oi mademoisell e Aric ie répondit que

J ean avait trouvé une bonne place à Pari s,et

s e moquait b ien de mademoiselle de Ramel et .

Pour la p rem ière fo is,la v i ei l le demoi s elle ne

p ro férai t pas une calomn ie . Lorsque Jean était

rentré , et avai t constaté la dispari ti on d’Et ien

nette , i l n’avai t pas souffert . Dans l ’é tou rd isse

ment de cette p remière j ou rnée qu ’ i l passait à

Pari s , qu’

importaien t un souri re o u des larmes

sur le v isage d ’une j eune fille ? Son exi stence

d ’h ier lui parais sait déj à ancienne et lo intai ne .

Certai ns j ou rs creusent , en travers de notre

chemin,un large fossé ; nous ne le mesu rons

que plus tard,et du sommet de la montagne .

Nous nous étonnons alors de l ’avo i r pu s i a i sé

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D E LA R U E D E S N O TA I R E S 301

ment franchi r . E t nô u s admiron s la force de

l ’oubli,qu and il faudra it nou s émerveiller de la

légèreté de notre âme .

Jean n ’avai t pas sou ffer t . Plu tôt eût-il éprouvé

du soulagement . La vie qu i s’

ou vrait devan t

lu i n ’étai t pe int romanesque . Tou te la j ournée ,

il alla i t vi s i ter des commissai res,et tâchai t

d e se montrer aiinabl e avec les inspecteurs

d e police , qui l u i racontaient les cent petites

h isto i re s d ont les jou rnaux composent le s

faits divers . Il attendait la belle affaire

le crime pathéti que , ou le mystérieux enlève

ment,qui lu i permettra ient de manifester ses

rares qualités d ’écrivain . Le souri re qu ’ i l dési

rait , c’étai t celui da secrétaire de rédaction .

Tard dans la nu it,ayant achevé sa besogne

,i l

regagnait sa chambre , et s’

endormait lourde

ment . 11 lu i arrive de penser avec étonnement

à sa neurasthénie récente , à ses inquiétudes

mortelles . Il j u geait maintenant que c’étai t une

maladi e de désœu vré . Il vécut ains i , affairé ,

absorb é et amb itieux , ayant relégué tout au

fond de sa mémoire le souven i r de l’aventure .

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302 LA D EM O I S E L L E

Le hasard d ’une rencontre lu i avait appri s le

retour d ’

Et iennet te a Vertault,sa maladie

,et

sa guéri son . Il n’eut pas grand remords . Sa

j eunesse fro i de et égoïste ne connais sai t pas ce

tourment .

Cependant , le s deux femmes continuaient

leu r promenade . Elle s allèrent a la Source et

s’

assiren t su r l eu r banc . E lle s ne parlaient p o int

Toutes deux,machinalement , fou illaient le sol

de la pointe de leur ombrelle . A leurs p ieds la

ville souriait dans sa parure de frondaisons e t

d ’eaux dormantes , accroup ie au fond de la

vallée comme une bête sé du isante et sour

no ise qu i se ramasse pour mieux bondi r .

Aux yeux d ’un passant,rien n ’avai t changé

Un banc , deux femmes silencieuses , qui tout a

l’heure se lèveront pour retourner vers leur

demeure , dont le to i t b rille sous le sole il décl i

nant . A peine le ven t fait trembler la cime des

arb res , et leur arrache une feuille pourprée .

La vie coule insen s iblemen t et l e ride flétrit le

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304 L A D E M O I S E L L E D E LA R U E D E S N O TA I R E S

nette a o sé s ’approcher de son père . Elle lu i

a d i t

Je voudra is aller au couvent .

Il a répondu,d ’une vo ix coléreuse

Ce serai t votre place . Mais votre départ

serait un aveu .

E lle e st restée . On lui a imposé d e ne rien

changer à son exi stence ancienne . El le va a la

messe , fait de la tap isseri e , se p romène ,

j usqu’à ce qu ’elle meure .

M . de Ramel et a fermé sa b ibli othèque .

L ’autre j our,au cercle , i l a parlé contre l

’ i n s

t ru c t ion obligato i re . Robert est en pension

chez un ecclés iastique des envi rons . Il mépris e

s a sœur , ayant tout appri s .

E . G l tEVIN IMPRIMER IE DE LAGNY 127-1—1 1 .

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lflM1 u at l n—18 à 3 1». se le vehnne

GABR IELE D’

AN N U N ZI O

Fo rse c h e si Fo rse ch e ne

R EN E BA ZI N

L a Ba rriere

V BLA SCO IBA NEZ

A reues Sa ug lau te>

J O HAN BU JER

Sou s l e C ie l V i de

J E AN CA NORA

M a dame Deveney b ienfa i trice

EMILE CLE R MO N T

Amou r p romi s

PIERRE DE COULEVÀ IN

A u Coeu r d e la Vie

HEN R Y RAGUERCRES

Monde, Vaste M onde

MAX BU R EAUX

Les P remi è res Amo ursd

un I nu t i le

MA RC DEBROL

Le G rand To u r

LO U IS DELZONS

L e M e i l l eu r Amou r

A NA TOLE FR AN CE

L es Sep t Femmes d e l aB a rb e-B leu e

LE UR FRAPIE

L es Contes d e l a M a ter

ne l l e

0 0 0 0 0 0 0

0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0

0 0 0 0 0 0 0 0

GYP

Les P e t i ts J oyeu x

PIERRE LOT

Le Ch â teau d e l a B el leeu -B o i s—Do rmant

PIER R E MfLLE

La B i che é c rasée

E DO U AR D PAILLERON

Th eatre comp let ! t. I et I I )[ 0018 f IRANOELLO

F eu Math ias Pasca l

HE N R Y RABUSSON

Le F rein

DU CHE SSE DE ROHA N

Les Dévo i lées d u Cau case

J .—R. R O SN Y J '"

L’

A ffa ire Der ive

J U LES SAGERET

P a u l l e N oma d e .

VALEN TI N E THOMSO N

La V ie Sentimenta le d e

R ach el

MAR CELLE Î INAYRE

L’

Omb re d e l’

Amou r

LE O N UE TINSEAU

Deux Consc iences

E. TOUCA S-MA SSILLON

Les A t taq u eu rs

CO LETTE YVER

Les Dames d u P a la is