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LO U IS LATZARUS
Demo ise e
Rue des Notaires
R O M A N
T R O I > I ÈM IS É D I T I O N
P A R I S
CALMA N N - L ÉVY, É D YT E U R S
3,R U E A U B E R
, 3
LOU I S LATZARUS
LA DEMOI SELLE
LAR UEDESNOTAIRES
PAR I S
CALMAN N -LEVY, ÉDITE
3 , R UE” A UB ER ,
3
A q u at re heures en hiver et à c inq heures en
été,tous les j ours , madame de Hamelet al l ait
se p romener avec sa fille . L’
épic ier Jodel in ,qu i
tient boutique au co i n de la rue de la Ju iverie ,
les voya it déboucher de la rue des Notai res ,
marchant coude à cou de, d’un pas guindé . Alo rs
il levait les yeux vers sa pendule encastrée dans
les boî te s de conserves et d isai t ! Voilà les
dames de Ramel et qu i vont fai re l eu r pet it tour .
Il d i sait cel a tous les j ours,d ’abord par un
1
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beso in naturel de parler , et aus s i parce que les
di stractions , à Vertault—sur- Se ine , sont s i rares ,
qu ’ i l convient de n ’en lai sser échapper aucune
sans la marquer au passage .
Vertault—sur-Seine est une peti te ville qui,
d ’un passé tumultueux , ret i ré l ’horreu r des
querelles b ruyantes . Les Vert il iens craignent
les coups et le scandale . Leur âme n ’a po int
changé depuis le j our lointai n où les bourgeo is
s’
u nirent aux vila in s p our démolir le château
fort du duc de Bou rgogne , à la su ite d’un s iège
fameux où tous avaient faill i mouri r d e fa im . Ils
aimèrent mieux détru i re leurs remparts et le u r
c itadel le que de couri r le ri sque d ’une défense
héroïque . E t le chroniqueur rapporte que,
dans la ruée formidable qu i p ous sai t le peuple
contre le donj on , les femmes seules faisaient
montre encore de quelque courage . Pour les
hommes,empressés à j eter bas les murailles
qu i avaient tenté trop longtemps la cup idité des
gens de guerre,ils p en saient s eulement à
mener une vie sans glo ire dan s une v ille
ouverte,pareils aux courti sanes , qui dénouen t
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à l ’avance leur ceinture pour ne pas encouri r
la colère du ru ffian .
Prudents,malins
,amoureux des dis cuss ions
perfides , bavardant comme des femmes au
fond de leurs bouti ques,ais ément railleu rs , et
ne redou tent rien autant que le p illage de leurs
armo ires,les Vert il iens d ’autrefoi s ont fait des
fils qu i leur ressemblent . Leur âme s’
éc l a ire,
s i l ’ on s ai t que les Allobroges fondèrent ici
une colo nie et que tous sont des matins de
Dauphinoi s et de Bourguignons . Leur gaieté
avaricieuse vient de cette parenté double . La
barre de bâtardi se ne peut s’
effacer de leur
blason .
Les ru ines du castel détru it dominen t
auj ourd ’hui une ville claire , propre et élégante .
L ’étranger qu i s ’y hasarde est s édu it par sa
fraîcheur . Vers la tombée du j our , i l monte
des pavés une odeur subtile et forte,parfum
singul ier qu i tient des champs et du gren ier .
Les b elles promenades qu i entourent cette
peti te ci té sont respectables et attendri es,
c omme une aïeule qu i a beaucoup aimé . La
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Seine,qu i
, à cet endroit , n’est pas encore glo
rieuse,somnole sous les arches des vieux ponts
de p ierre . A chaque détou r de rue , un pe intre
p ourrait poser son chevalet . Mai s les Verti
l i ens ne comptent po int d ’arti ste s parmi eux ,
et seul le l ib rai re a découvert le s beautés de sa
v ille,à cause qu ’ i l avait b eso in d ’ i llu strer des
cartes p ostales .
Pour celu i qu i a feu illeté quelque s documents
d ’archives et cons idéré un peu les vie illes
p ierres rouss i es,une p romenade dans Vertault
est comme la lecture touchante d ’un vieux
l ivre galant et usé . Les enluminures n ’y
manquent po int , s i le soleil d e ce pays , un clai r
sole il réchauffant,veut bi en bri ller dans le ciel
tendre et se j ouer sur le s eaux dormantes ou à
travers le s arb res anc i ens .
Une rue entoure comme d ’un rempart la
ville haute . C ’es t la rue des Nota i res . Elle est
s ilencieuse et fro i de . Les maisons qu i la
bordent sont toutes bâti es de la même sorte .
Toutes ont les mêmes fenêtres closes dans la
façade gri se . Toutes ont le même visage
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immuable . Elle s sont auss i anci ennes que la
v ille elle—même . Et , parmi les moellons de
leurs f ondations,on retrouverait sans doute
quelques—uns de ceux que les guerriers gau lo i s
entassèrent pour protéger leur 0pp z‘
d um .
Mais,seuls
,des souveni rs plus proches son t
encore accrochés aux vie illes façades . Dans
l ’une de ces maisons se tin t le congrès inutile
et fameux où se débatta i t la destinée de Napo
léon,pendant que celu i—ci la j ouait sur un
autre échiqu ier . Le duc de Vicence , en hab i t
chamarré,des éperons à ses bottes de diplo
mate , s’
ent ret in t dans ce co in avec lord Castle
reagh,cachant derrière u n . sou rire mondain
les proj ets vindicati fs de sa nation offensée .
Ces murs intacts ont vu passer le duc de Bagu se
vie ill i , ayant déj à dans les yeux la tri stes se de
l ’exil vén itien .
D epu i s des s iècle s , l’ari stocrati e de Vertault
hab ite cette rue- là,o ù l ’on ne resp ire plu s le
frai s parfum de la peti te v ille couchée en bas,
comme une dame en atours fanés,endormie
d ’un sommeil séculaire . D es mousses moi s i ssent
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sur les perrons usés . Entre les pavés di sj o ints
poussent de larges touffes d ’herbe . Aucun bru it
importun ne trouble l ’air humid e et frai s .
Hautes et mornes demeure s , dont la grande
porte lai s se quelquefo i s passer un vi eux coup é
déte int,elles ont vu la splendeur guerri ère de
la Ci té,pu i s sa fortune bourgeo is e
,pui s les
vain s chuchotements des diplomati es,aprè s
les levées mil itai res qu i désolaient les foyers .
Elles ont vu l ’H istoire. Mai s nul n ’en cherche
le reflet sur leurs v ieux murs . La rue de s
Notaires , asile d’une noblesse sansmésall iance ,
reste hautaine et fro i de dans la v ill e douce
reuse qui s ’endort .
C ’est dans cette ville—là,c ’est dans cette ru e
des Notai res,qu’était née madame de Hamelet .
M . de Monjumeau , son pè re l ’avait eue d ’un
mariage tardif, contracté a l heure o ù la dys
pepsie et la goutte puni ssent le s sexagénaires
des erreurs de leur cél ibat . Mai s ce vie illard
coléreux mena en deux ans sa femme au cime
tiere . Une vieille tante se chargea d ’
él ever l a
fillette j usqu ’à l’âge de dix ans , où elle fu t mise
au couvent .
Al ine de Monjumeau rev i t son père chaque
année à l’époque des vacances . E lle s e rappele.
touj ours en tremblant cet homme trapu,san
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guin,aux cheveux blancs plantés dru sur un
front barré de gros ses veines qu i se gonflaient
à la moindre contradicti on . Il la rudoyait a tout
moment et à p ropos de tout,la traitant de
pécore quand il la trouvait p enchée su r sa
tap i sseri e,et de gourgandine s ’ i l la sur
p renait grimpant aux arbres du j ard in . En réa
l ité,i l n e lu i pardonnai t pas la gêne que sa
présence mettai t dans le logi s et le trouble
qu ’ elle apportai t dans ses amours ancillai res .
Près d ’atte indre so ixante- d ix ans,ce vie illard
fougueux n ’avait pu se reten i r de s édui re une
forte veu ve qu i lu i servait de gouvernante . D è s
lo rs , elle le gouverna en effet . Inj uri euse et
tracass ière,elle lu i fi t payer par une soumis
s ion ab solue les gros plai s i rs qu ’elle lu i d i s
p ensait avec une parcimonie calculée . Cette
madrée commère dont tous les domestiques du
quartier avaient fro i s sé la rude chemise,trouva
,
pour rédu ire à sa merc i le gentilhomme,des
hab iletés subl imes que lu i eût enviées la cour
ti sane la plus ingén ieuse .
On conço i t que la présence de l ’héritière
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l égitime gènât cette femme avi sée . Auss i le
s upplice de M . de Monjumeau commençait—il
dès la mi—j u illet pour ne fini r qu ’aux premiers
j ours d ’octobre , quand Al ine regagnait le cou
vent . Non que la servante fi t entendre aucune
plainte contre la présence de mademoi selle .
Mais , chaque soi r , elle i nterd i sai t sa chambre
au vieil amant . Il resta i t sur le pal ier , n’
osan t
parler ti'
0p haut , de peur de réve iller Al ine , et
chuchotant le s plaintes et les supplicati on s de
son dési r misérable . A la fin ,fatiguée de l ’en
tendre , elle entre—bâillai t la porte pour d ire
Vous n ’avez pas honte A côté de votre
Vos Voulez- vous me
lai ss er tranquille
Telle étai t son aberration qu ’ i l l ’a imait
davantage , pour ce respect s imulé de l’enfance .
E t le lendemain , lorsqu’ i l la voyai t reven ir avec
Al ine de la messe de huit heures,i l pensai t
qu’
elle avait de bons sentiments,et qu ’ i l n ’
eû t
pu , dans tout Vertault , trouver , pour ve ille r su r
sa fille , une femme plus digne . Mais,comme
el le lu i servai t son premier déj euner et qu ’ i l
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lui lançai t des regards pass ionnés e t p e ureux ,
elle se déclarait b rusquement touchée de la
grâce et décidée à renoncer à sa vi e de péché .
D ieu lu i-même avai t envoyé sur la terre cette
j eune fille,cet ange
,qu i avai t m is s ion de
mettre en fuite la luxure et les mauvai s j eux
des vieillard s .
M . de Monjumeau s’
affol ai t , supplia it , pu is
tempêtait , et , une demi—heure aprè s , reneen
trant l ’ange dans l ’escali er , l’
accahl ait de
lourdes inj ures et se sentai t p rêt à tous les
sacrifices pour qu ’ i l retournât su r l ’heu re au
couvent .
Il attend it avec impatience l ’heure où sa fille
enfin pubère pourra it être l ivrée à quelque
noble officie r . Car,l’armée étant
,à son av i s ,
le dern ier as ile où se fussent réfugié s l’
hon
neur et la loyauté de la France,i l ne conc evait
point qu ’ i l pût avoi r un gendre c iv i l .
Al ine de Monjumeau ,à se ize ans
,étai t u ne
grande fille anguleuse,avec des bra s tr0p
longs , des cheveux tr0p pâles et d’as sez beaux
yeux . Or , comme elle venait de rentrer à son
Le colonel de B ieu z ac ,'
qui s’
expr imait com
mu nément en langage nègre , définissait ains i le
l i eutenant de Hamelet
B rave garçon,craint ri en , énergique , bon
En effet,le li eute nant de Hamelet appartenait
à cette catégori e d ’officiers qu ’une littérature
un peu usée nous a dépe ints comme cachant
un cœur d ’or sous des dehors bourrus . Ses
hommes ne l ’a imaient guère,mais l ’estimaient ,
d isant qu ’ i l étai t j uste . C ’étai t un vrai soldat . En
temps de guerre , il eût été un héros . En temps
de paix , c’étai t un homme assez i nsolent
,d ’une
LA D EM O I S E L L E DE LA R UE DE S N O T A I R E S 13
culture méd iocre,qu i partageait sa vie entre le
so in de vérifier s i le s troup iers portaient de s
bretelles ou avaient astiqué leurs ceinturons , e t
celui de fai re des part ies d ’
écarté au mess , aprè s
avo i r lu le G i l B las . C ’est un trai t i nutile de
dire qu ’ i l n ’aimai t pas les civils en général et le
pré fet en particuli er , parce que celu i—ci le peu
vait réquis i ti onner .
Ayant échoué à Saint—Cyr malgré un travail
obstiné , il n’avait vu d ’autre ressource que de
s ’engager . Le métier des armes étai t le seul qu ’ i l
jugeât conveni r à un homme comme lui . Il
cons idérai t que l ’ennemi,p énétrant en France
par cette trouée des Vosges que les sans—patri e
essai ent vainement d ’élargir , devait trouver en
face de lu i la p o i trine d ’un Poterot de Hamelet .
Il s ’engagea donc , fu t sous—offic ier , arriva enfin
à Saint—Maixent .
Il épousa mademoiselle de Monjumeau sans
jo ie excess ive , mais avec le ferme propos de la
rendre heureuse su ivant ses moyens . Il ne con
naissait de l’
amour que ce qu ’avaient b ien voulu
lu i en apprendre quelques rares courti sanes et
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auss i une cou turière qu i l ’aimait , et qu’ i l alla
vo ir chaque j ou r chez elle , pendant s ix moi s , au
bout desquels elle épousa un co i ffeur .
Mademoiselle de Monjumeau lu i parut être la
jeune fille qu ’ i l devai t épouser . Il e stimai t qu’elle
avait été bi en élevée . Elle étai t de bonne famille .
Elle avait deux cent mille francs de dot et e n
recueill erait encore quatre cent mille à la mort
de son père . Pour le reste , il ne s’
occu pa po int
de son visage .
Il faut qu ’une maîtres se so i t j ol i e , disa i t- il
d ’une vo ix p érempto i re . Une femme légitime ,
la mère de vo s enfants , n’a pas beso in de
beauté .
Il affirmait auss i qu’ i l n e faut po int trai ter
une épouse en maîtresse . E t en vérité il le p en
sait . Car i l ne se soucia j amai s de rendre
madame de Ramel et sensi ble aux réali tés de
l’
amour . S i cette femme pri t j amai s quelque
plais i r aux l égitimes approches de s on mari,ce
fu t que la nature le lu i o rdonna . M . de Ramel et
crois sait et multipl i ait . Mai s M . de Hamelet res
pectait sa femme . A quarante ans,et mère de
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famille,elle avait des naïveté s qu i déconcer
taient son confesseur .
M . de Hamelet qu itta le service à quarante
cinq ans,ayant reçu la croix de la Légion
d ’honneur . Une longue paix lui avait mi s dans
l ’espri t qu ’ i l servait la Républ ique plutôt que la
France . Et cette pensée lu i avait été insu ppor
table . Il avai t deux enfants . Sa fi lle Ét iennette
avai t douze ans , son fils Robert en avai t tro i s .
M . de Monjumeau étai t mort d’
ap0pl ex ie , lais
sant à sa gouvernante la moitié de sa fortune .
M . de Hamelet vint s ’ i nstaller dans la maison de
la rue des Notaires et s e prépara à y mener la
vie calme que lu i assuraient s es douze mille
francs de rente .
Aucun événement notable ne marqua,aux
yeux des Vert il iens, les dix premières années
que monsieur et madame de Hamelet passèrent
dans leu r ville . Parfo is quelqu ’un dis ai t ! Hé !
voil à que mademoiselle de Hamelet va être en
âge de prendre un Mais les futurs
mari s ne semblaient po int avo ir hâte de se diriger
vers la rue des Notaires,encore qu
’
Ét iennet te
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de Hamelet fût , à ce qu’on affirmai t , une jeune
fille accomplie .
Une vie ille demo i selle lu i avait enseigné l ’or
t hographe et l ’arithmé tiqu e. L’
organiste de
l ’égli se Saint-Mamert vint régul ièrement , troi s
foi s la semaine , lu i apprendre le p iano . Pour le
reste,on la tint en une i gnorance de bon goût .
Jamai s Ét iennet te n ’avai t ouvert un roman ,
sauf peut—être ceux que publie chaque année la
l ibrai ri e Mame,pou r l ’éd ification des enfants
des deux s exes . M . de Hamelet l i sai t chaque
so i r l ’Au tor i té , mai s il avait grand soin que sa
fille ne pût j eter le s yeux sur les fai ts- d ivers
et tenai t pour certain,s elon un axiome fami l ier ,
que les romans sont comme les champignons,
les meilleurs ne valant rien .
On apprit à Ét iennet te qu ’elle devait,en mar
chant dans la ru e,ne regarder n i a dro ite n i à
gauche ; on lu i enseigna qu’une personne
d istinguée allait à la messe chaque j our,pui s
fai sa i t quelque tap i s se‘
ri e . Elle sut que les
j eunes fille s de Vertault , étant i ssues de com
merçants ou de fonct ionnaires,n ’éta ient pas
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dignes d ’entrer en conversation avec elle . Quand
on j ugea qu ’elle po ssédai t parfaitement ces
notions nécessaires,en ne s’
occu pa plus d’elle .
Elle atte ignit v ingt—deu x ans,san s que nul l ’eû t
j amais i nvitée à réfl échir sur quo i que ce fû t .
Comme avait été sa mère , elle é tai t grande et
dégingandée . Elle avait d assez beaux yeux .
Elle éta i t pâle , parce que se s s eules so rtie s
é taient d ’aller à l amesse de hui t heures , où ,sou
vent,elle communiait , et de marcher une heure
chaque après—mid i au long de la p romenade de
la Source . Madame de Hamelet l’y condui sai t . Il
y avait un banc qu ’elle avai t choi s i . Toutesdeu x
s ’y asseyaient qu elques minutes . La ville é tai t
à leurs p ieds . Elles regardaient,sans échanger
une parole,l ’amas des maisons couvertes d e
laves gri ses . Elle s fouillai ent le sol de leur
ombrelle . Puis madame de Hamelet d i sai t
Votre père va reveni r de son cercle . Il est
temps,É tiennet te, de regagner la mai son .
Elles se levaient et rentraient par le s rues
s ilenci euses dont Ét iennet te connais sai t tous les
pavés . L’
épic ier Jodel in les regardai t rentrer
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comme il les avait regardées parti r . Quand elles
étaient passées et hors de la portée de sa vo ix , i l
déclarait d 'un ton sentenci eux
Mademoiselle de Hamelet do it mener une
tri ste existence . Ce n ’est guère une vie pour une
j eune
Car il se flattai t de posséder sur l ’éducation
des en fants de s notions certaines,en harmon ie
avec le p rogrès , et il d i sai t communément que ,
s’ i l avait eu des fil s,il les aura i t envoyés dè s
quinze ans en Angleterre e t en Allemagne pour
y apprendre les langues vivante s,sans quoi ,
affirmait— il , on ne peut faire aujourd ’hu i son
chemin .
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yeux . Elle s e retourna puérilement contre le
mur,remontant les draps j usqu ’au menton ,
comme s i elle allait recommencer un long
somme . Mais cette dern ière révolte contre la
nécessi té de se lever dura peu . Elle sentait sa
mère derrière la porte et prête à répéter sa
phrase d ’une vo ix plus sévère et déjà impa
t ientée
Ét iennet te ! Ét iennet te ! i l est l’heure de
vous lever !
E lle s e leva . Un instant , elle resta ass i se sur
le bord du li t,les yeux encore vagues , les pau
p ieres battantes,avec un visage ennuyé . Enfin ,
poussant un peti t s oup ir,elle se mit su r ses
p ieds .
Une demi-heure ap rès,elle descendai t dans
la salle a manger . Ses cheveux blonds étaient
so igneusement ti ré s , et pas un ne dépassai t le
strict al ignement . Elle était s implement vêtue
d ’une robe gris e,dont la coupe sans art ne lai s
sait rien supposer qu i n ’
ex istât réellement . Les
pl i s lourds de la j up e mal montée faisai ent,der
riere , un bourrelet as sez d isgracieux . Sous le
D E L A R U E D E S N O TA I R E S 2 1
corsage,on devinai t un corset sol ide et carré
,
acheté tout fait,et orné d ’une petite dentelle
appl iqu ée .
Ma fille n ’aime pas la to ilette,di sait volon
tiers madame de Hamelet .
La véri té est q u’
Ét iennette s e lai s sai t imposer
tout costume sans dis cuter. Elle savait qu ’elle
userai t dans la semaine la rob e qu ’elle avai t
portée led imanche l ’année précédente . Ceci
était l’arti cle premier du canon de la to ilette ,
établ i par madame de Hamelet . L ’article second
porta i t qu’
Et iennet te devait abandonner l es
futiles parures aux j eunes filles de la ville .
Avoir l ’air d istingu é,voilà ce qu i étai t seule
ment indispensable .
Ét iennet te étai t donc communément vêtue
d’
é toffes de te intes neutres . Elle avai t des cha
peaux rigides,qu’elle posait à plat sur sa tête ,
s elon une ligne exactement horizontale . Les
modes purent passe r . Jamais elle ne songea a
ordonner ses cheveux d ’une autre manière
que celle qu ’on lu i avait appri se dè s l ’abord .
Auss i b ien , à Vertault , est—il entendu que les
22 L A D E MO I S E L L E
j eunes filles ne do ivent po int modifier leur co if
fure . E t quelques- unes , pour avo i r essayé , ont
vu suspecter leurs mœurs .
Froide et compassée , mademoi selle deRamel et
tendit son front à son père et à son frère , qu i
déj à attendaient p rè s de la table . La famille
s ’ in stalla,non sans qu’on eût d it le Bened ic i te.
M . de Ramel et avait ouvert le j ournal local,
qu ’ i l l i sai t le sourci l froncé,avec une mine
d éfiante et sévère,la mine qu ’ i l p renait j ad is en
présence des carottiers de sa compagnie . Il
leva la t ê te pour d ire à sa femme
A propos,j ’a i vu ce j eune homme . Il
viendra auj ourd ’hui donner sa p remière leçon à
Robert .
Madame de Hamelet s’
interromp it , une mi
nute , de tremper dans un bol de café au lait de
longues tranches de pa in . Elle regarda son
mari et d i t
Alo rs , vous avez tout arrangé , Hubert ?
E t , M . de Hamelet ayan t répondu par une
incl ination de tê te , elle ne j ugea po int à p ropos
de s’
i nformer plus avant. Elle pensait,en effet ,
D E L A R U E D E S N O TA I R E S 23
que l ’éducation du fi ls do it être réservée au
père ; et tout ce qu’avai t déci dé M . de Ramel et
étai t,par so n essence même , définiti f et
absolu . Qu ’ i l eû t cherché un précepteur à s on
fils,rien n ’étai t plus normal . A l ’avance ,
madame de Ramel et accep tait son choix san s
d iscuter .
A tre ize ans,le j eune Robert de Hamelet eût
difficilement abordé l ’examen du certificat
d ’étude s . L’
inst itu trice l ib re qu i , tro i s foi s par
semaine,venai t convier Ét iennette à s ’occu per
d u pronom possess if et a résoudre les mystères
de la d ivi s ion a tro i s ch iffres,avait eu la mis
s ion supplémentai re d ’enseigner à Robert les
rud iments . M . de Ramel et pro fessai t que s on fi ls
d eva it avant tout connaî tre l ’escrime et l ’éq u i
tation . I l l u i ense ignai t ce qu ’ i l savait lu i—mème
de ces deux arts . D è s qu ’ i l avait eu s ix ans,
Robert avait appri s , dans la cour étro ite que
bornaient de grandes cai s ses de boi s p eintes en
vert , comment il fallait riposter en prime . Sur
un cheval , obl igeamment prêté par un gen
d arme , i l avai t su se teni r de bonne heure . Pour
24 L A D EM O I S E L L E
le reste,M . de Ramel et I l etai t po int p ressé que
son fils le connût . I l d i sai t
Il faut fortifier le corp s avant l ’espri t .
E t i l s outenait cette Op in ion d ’exemples em
p ru ntés à la mécan i que , affirmant avec'
raison
qu ’ i l faut d ’abord constru ire une machine sol ide
avant de bourrer la chaudière .
Pourtant l ’heure étai t venue de donner à
l ’enfant quelques notions des lettre s et de s
sciences surtou t des sci ences p ensait le
p ère . E t il déclara it avec violence que son fil s
ne serait po int un homme de lo i , n i un ecc l é
siast iqu e . I l éta i t pourtant b ien pensant et esti
mait le clergé . Mai s l ’état de p rê tn se lu i sem
blai t rés ervé par défin iti o n au x fils des
domestiqu es qu ’ i l n ’avait point . Car il n ’y a plu s
n i dîme , ni p rébende , n i bénéfice , et le s j eunes
gentilshommes ne trouvent en cet état qu ’hu
mil iat ion , en même temps que le vulgaire p ré
tend l eu r 1mposer des vertus superflues .
Parlez—moi du cardinal de Retz ! disa i t le
c api taine , qu i avait parcou ru l’hi sto i re de
France . Mais le cardinal de Retz serai t mis en
DE LA R UE DE S N O TA I R E S
i nterdit par le pape et persé cuté par l ’
État .
En ceci,sans dou te ne se trompait—il pas .
Enfin,pu i sque dans les temps où nous vivons
i l faut,pour embrasser le métier des armes
,
passer des examens et se courber devant des
grimauds,M . de Ramel et songeai t à préparer
dès maintenant son fi ls aux épreuves de Saint
Maixent . Non pas Saint—Cyr . Le capi ta ine en
vou lai t a cette école de ne point l ’avo i r admis
de prime abord dans son sein . E t il cachait cette
vieille rancune derriè re des théories mil itai res,
disant que pour commander il faut avo i r su
d ’abord obé ir,fû t - ce dans les plus bas emplois ,
et célébrant la rude formation du simple soldat
et l ’utile saveur de la gamelle .
Il avait don c décidé que , vers d ix—hui t ans,
son fils s’
engagerait , pui s se présenterait à Saint
Maixent au bout des délai s prescrits .
Mais à qui serait confié le so i n de donner à
Rob ert cette i nstruction élémentaire ? Vertault
su r—Seine s’
honore de posséder un collège com
mu nal , d’où sort chaque année une vingtaine de
bacheliers . Mais i l n e pouvai t être question
d ’ imposer à un j eune gentilhomme la promis
cuité de camarades malappri s et gros s iers . D ’au
tre part,M . de Ramel et estimai t que l ’instru c
t ion et la religion sont deux sœurs j umelles .
S ’ i l s ’étai t décidé à placer son fils dans un éta
bl issement publi c , ce n’
eû t pu être dans une
école sans D i eu .
O r les Pères Jésuites du chef—l ieu exigeai en t
28 L A D E M O I S E L L E
d in,
fils de foncti onnaire ou d ’
ou vrier,obtient
de prime abord une supéri orité brillante . Jean
Fal ibert fu t le premier de sa cl asse,sans avoi r
à fourni r aucun effort .
Mais il fu t très malheureux . Ses camarades le
détestai ent parce qu ’ i l n ’éta it en ri en semblable
a eux . Ses maîtres se méfiaient de lui , su spec
taient sa vocation de tre ize ans,l
’
accu saient
d’
imp iété et de mauvai s espri t
Il y avait parmi eux un j eune prêtre nommé
Ravau d . Il était sp écialement chargé de main
ten ir la discipline au séminaire . Il éta i t trè s
grand et très maigre . Il avait des yeux noi rs
qu i brûlaient sous un front bas . Une âme d ’i n
q u isiteu r hab itai t sa maigre po itrine , déch irée
par une toux mortelle . Les fièvres de la phti s ie
lu i i nsp ira ient un zèle ardent pour la glo i re du
D i eu qu i le j u gera it b ientô t . Il p rétendait former
à coups de cravache les vocations sacerdotales .
Je vous du ssé—je mouri r à la
peine !…
Telle était la phrase ordinaire par laquelle il
terminai t ce qu ’on appelai t au s éminaire des
D E L A R U E D E S N O T A I R E S 29
lectures sp i rituelles Les élèves écoutaien t
frémissants , sans . b ien c omprendre pourquo i
l’abbé Ravau d les voulait rédui re . Ils conce
vaient seu lement qu’ i l étai t un homme terrible ,
et devant lequel il ne fallait pas b roncher . Cc
p endant l’abbé Ravand les regardai t avec la
sainte colè re qu i enfl ammait les guerri ers de
Juda contre les Amal éc ites ou les Chananéens
maudits .
Je vous rédui ra1 '
Ils tremblai ent .
J ean tremblait plu s fort que l es autres .
L ’abbé Ravau d l’avait en exécration . La nui t ,
parfo is,dans le vaste dortoi r l ’élève se réveil
lait en sursaut . C ’éta i t l ’abbe qu i proj etai t su r
lu i les rayons d ’une forte lanterne,comme pour
découvri r su r le peti t visage endormi la trace
d ’un rêve cou pable . L ’enfant le regardait , ter
ri ! e.
Dormez ! ordonnait l ’abbé . Faites une
prière et dormez !
E t i l reprenai t dans l e dortoi r sa course in
qu iétan te. Une porte qu i le bruit mou
2 .
30 L A D EM O I S E L L E
d ’une soutane contre la boi ser1e l ’abb é ava it
di sparu . Mais Jean ne réus s i s sai t pas à retrou
ver l e sommeil .
Les j ours de promenade étaient pour lu i de s
j ours terribles . L ’abbé Ravand , professant qu’ i l
faut rompre les corp s pour dis cipl iner le s é s
prits, soumettai t les él èves à des épreuves ex
t raordinaires. Il avait notamment imaginé de
leur fai re gravi r d ix fo i s de suite un senti er
creusé à p ic au flanc d ’une coll ine sablonneuse .
E ssoufflés , haletants , les malheureux gamin s
gl i ssai ent , tombaient , reprenaient leur aseen
s ion sur les genoux,arrivaient enfin au som
met de la montagne . Ravau d déjà les avait p ré
cédés , car ce po itrinaire , j ugé incurable pa r
tous les médecins et condamné à une mort im
minente , retrouvait des forces nouvelles chaqu e
fo i s que sa consci ence intraitable lu i présen
tait un nouveau moyen de coercition,une nou
velle arme contre le p éch é touj ours p résent,le
péché qu’
i l p oursu ivait au fond des âmes de ses
élèves avec un acharnement morb ide .
Jean passa , dan s cette mai son,s ix années
D E L A R U E D E S N O T A I R E S 3 1
affreuses , au bout desquelles i l revint à Ver
tau l t , bachelier . Ses professeurs l’avaien t vai
nement engagé à entrer au grand séminaire .
L’espo i r d 'une vi e calme et paresseuse à l ’ombre
d ’un presbytè re n ’avai t pu le tenter . D’autre
part , i l ne se sentait point une âme d’
apô tre.
Après s ix ans d ’exerci ces rel igieux,i l n ’avait
qu ’une foi médiocre , banale et routini ère .
Que ferait—il ? C ’est le charme et le danger
des études purement class i ques que de forme r
des hommes de goût , sans capacités p ratiques .
Jean avait les ardeurs l ittéra ires qu i enfl am
ment tous les j eunes hommes d ’auj ourd ’hui , au
sorti r de nos rhétoriques . Il se sentai t quel
qu’
un , parce que sa vi e intérieure éta i t forte .
Il avait une grande van ité . Il n ’eut pas voulu
être commerçant . Une seule carrière était ou
verte devant lu i le p rofessorat . Car le serra
ri er n ’avait pas d ’argent et n ’aurait pu subveni r
à l ’entretien d ’un étudiant en dro it .
Le père Fal ibert n ’avait pas vu sans chagrin
reven i r à l a maison ce j eune homme trop frêle
pour s ’ i n stalle r devant l ’étau , e t trop d istin
gué pour accepter d ’entrer chez le notai re de
la place en qual ité de peti t clerc . Depu i s deux
mois à peine son fils étai t rentré à Vertault,et
déj à le serruri er ne ménageait po int les allu
s i ons désagréables aux fe ignants qu i ne sa
vent po int gagner leur vie .
A ton âge , moi , j e me levai s à quatre
heures du mati n pour aller travailler chez le
père Ezard . Tu ne l ’as pas connu,le père
Ezard ? Il demeurait l à! -bas au co in de la place .
LA D EM O I S E L L E D E L A R U E D E S N O TA I R E S 33
Ce n ’étai t pas un feignant . Il avait commencé
dès quinze ans à forger . E t quand il est mort ,
à quatre-vingts ans,i l a b ien lai ssé soixan te
mille francs à sa fill e . Dans ce temps—là les
j eunes gens n ’étaien t pas comme aujourd h u i .
Pour échapper à de parei l s di scours,Jean
sort ai t . Il s ’en allai t d ’un pas fatigué jusqu ’à la
promenade de la Source . Il y avai t là un banc
ombragé par de s sap in s . Il s ’y asseyait . Devant
lui,la Seine coulait
,peti t ruis seau arrêté à ch a
que détour par les hautes herb es qu ’on ne fau
che qu ’
une foi s l ’an . Derri ère , une cascade chu
chotait aux rochers son éternelle chanson . C ’es t
p rès de cette cascade que les dames de la ville,
par les j ournées chaudes , viennent s’asseoi r .
Elles prennent place sur des bancs verts et
tirent l ’aigu ille,en surveillant leurs en fants
criards . Elles étaient hab i tuée s à voi r,non loi n
d ’elles,le j eune homme tournant le des . Elles
n e manquaient pas de dire chaque j our Mai s
enfin,l e fils Fal ibert ne fai t don c rien ? Je n ’ai
merais pas avo i r un grand garçon comme ça
inoccupé .
LA D EM O I S E L LE
A quo i une vo ix répondai t touj ours que l e
pa uvre j eune homme était malade de la poi
trine .
I l tien t cela de son grand—père . Vous l ’avez
b ien connu,le père Fal ibert ? Quand il est mort ,
on lu i a ouve rt la p o i trine . Elle étai t no ire ,
toute noire,b rûlée
,quo i C ’étai t de tr0p fumer .
Il avai t touj ours la p ipe à la
Ici,généralement
,la conversation déviai t .
Ces dames entreprenaient,à propos des excè s
de tabac , le p rocès de leurs maris respectifs . E t
l ’on ne s ’occupait plus de Jean Fal ibert , qu i
regardai t l ’eau couler lentement et s ongeait au
grand aven i r que méri tai t l ’excellence de son
âme . Serai t—il professeur ? Ah ! s ’ il eût pu être
j o'
urnali ste ! Le j ournali sme avait aux yeux de
Jean cette dern ière auréole dont il se pare aux
yeux des gens mal i nformés . Il voyai t son nom
au bas d ’articles à sensation . Il partageai t s a
v i e entre les théâtres et les cafés où se réuni s
sent les hommes de lettres . Voil à pour quelle
existence il était né . Ah ! l ’heureuse vie de ces
ro is qu i sont admis partout,approchent le s
Ce so ir—là,J ean étai t a pe ine as s i s à table
que son père p rit la p arole pour raconter l ’évé
nement . M . de Ramel et s’étai t p résenté le matin
et lui avait demandé fort poliment s i Jean ne
consentirai t po int à donner des leçons à son
fils . E t il était facile de vo i r que cette démarche
avai t flatté le serruri er . Il raillai t ord inairement
les nobles . Mais vo i r l ’un d ’eux entrer dans sa
boutique le rempl i ssai t d ’un certain orgueil .
Que ces gens - l à so ient ce qu’
i ls veulent,
d it- il , on ne peut pas d ire qu ’ i ls ne sont pas
b ien élevés . Mossieu de Ramel et sai t cau
ser I l est bre f, i l ne dit que ce qu’ i l faut dire ,
L A D EM O I S E L L E D E L A R U E D E S N O TA I R E S 37
mais c ’est b i en dit . J ’aime mieux ces gens- là
que les prêcheurs,avec lesquel s on ne sait
j amai s où ils veulent en ven ir .
A ins i le s erruri er Fal ibert cri tiquait impl ic i
tement les ecclés iastiques , auxquels i l n e par
donnai t po int,dans son for intérieu r , de n
’avo i r
point su garder son fil s parmi eux . Ceci , d’ail
leurs,ne l ’
,empê cha pas de blâmer immédiate
ment son fils de n ’avo i r p oi nt en le courage
de se maintenir au séminai re . Mais le j eune
homme ne protesta point , habi tué qu’ i l était aux
rai sonnements contrad icto i res de son père .
Celu i-ci,d ’a illeurs , continuait
Enfin ! ce qu i est fait est fa it . Comme j e
ne peux pas te nourri r à paœsser , tu vas
d ’abord gagner un peu d ’argent a donner les
leçons qu’on te demande . Tu i ras tous l es jou rs,
de neuf heures du matin j usqu ’à onze heures .
On te donnera cinquante francs par moi s . Ce
sera de l ’argent facilement gagné .
E t , comme le j eune homme ne manifes ta i t
pas un enthous iasme exagéré,le s erruri er
aj outa , sur un ton pérempto i re
38 LA D EM O I S E L L E
Du reste,tu ne peux pas fai re autrement
que d ’accepter . J’
ai promis que tu i rai s demain
d onner ta première leçon . Je su i s dégoûté de
voi r un grand garçon comme to i passe r son
temps à ne ri en fai re , et j e n’aurai pas touj ours
d es b ras pour travailler p our to i .
Sur quo i , i l s’en fu t se coucher dans son l i t
'
d’
acajou à rideaux j aunes , en déclarant que
ceux qui devaient se lever de bonne heure
n ’avaient pas le temps de ve ille r .
Jean ne tarda p as a l ’ imiter . Il voulait réfl é
chir a l ’aise sur l’événement qu i survenait . Au
fond,i l l ’enchantait , comme devant mettre dans
sa vie monotone une di stracti on . Pour le reste ,
i l n e revêta i t aucune importance . Car Jean
comptait b ien que ce n ’éta it la qu ’une halte
dans la marche vers la s ituation aimable qu i lu i
étai t réservée.E t i l calculai t q u ’ il aurait désor
mai s la faculté de mettre de côté quelque
argent pour tenter un voyage à Paris,qu i l u i
semblait devo i r être le premier pas vers une
carri ère glorieus e .
Il eut un sommeil agité . Quand i l se réveilla ,
D E L A R U E D E S N O TA I R E S 39
un sole il d ’automne dorait les pauvres meubles
de sa chambre,le l i t de noyer ancien , les rayons
de boi s blanc chargés de l ivres class iques . Il se
rappela l ’obl igation nouvelle qu i s’
imposait à
lui a parti r de ce j our . E t l’attra i t de la n ou
veau té le porta à s e lever tout de suite , sans
les musard ises habituelles,comme si
,levé
,i l
se rapprochait davantage de l ’heu re où il com
mencerait le travail i naccoutumé . Il fit une to i
lette rap ide,debout devan t l a tablette étroi te où
étaient placés une cuvette et un pot à eau exi
gus,entre un verre et une coupelle de faïence
a mettre la savonnette . Puis i l descendi t pren
dre son petit déj euner . Le père Fal ibert,qu i
forgeait déjà à grand bru it de marteau,l ’aper
çu t et en conçut sat i sfaction . Il lu i parla sur un
ton j ovial,et
,plu s tard
,le voyant s ’élo igner ,
qu elques l ivres s ous le b ras i l n e put se rete
nir d ’
éprouver quelque fierte . Se tournant vers
son apprenti , i l lu i d it
Ils ont de la veine de l?avo ir trouvé ! Il n ’y
en a pas beaucoup d ’auss i savants que lu i,à
Vertau lt .
40 L A D EMO I S E L L E D E L A R U E D E S N O T A I R E S
E t déjà il s e sentai t p rêt à reprocher à M . de
Ramel et s a p ingrerie . Cinquante francs par
moi s ! Le beau den ier à remettre à un grand
garçon qu i lu i économise tou s le s frai s de col
lège !
J ean,cependant
,traversait les ponts qu i
séparent la ville basse de la ville haute . Il gagna
l ’hôtel de Ramel et par une rue abrupte . Quand
il sonna a la porte , seulement , i l s e s enti t l égè
remen t intimidé .
Une bonne vint lui ouvrir , qu i éta i t p révenue
de sa vis i te,car
,lui ayant fai t traverser le
grand vestibule dallé,elle le mena tout auss i tô t
dans la p ièce que M . de Ramel et appelai t la
b ibl iothèque .
C ’étai t une salle spaci euse,avec une large
tab le au mili eu . La cheminée s’
ornait d ’une
pendule à suj et s évère un v ieillard de bronze
tenant des feu illets sur s es genoux . L’
Arioste,
peut—être , en Dante , ou le Camoens . Au long
des murs coura ient des b ibl io thèques ouvertes,
garnies de l ivres reliés en veau .
Les leçons du j eune pro fesseur furent d’
abord
l imitées à quelques d ictées et à qu elques p ro
blèmes d ’
ar ithmét iqu e. Mai s Jean avait pour
l ’enseignement une aptitude maîtresse il étai t
clai r et méthodique . En deux moi s , l’élève fit
des p rogrè s qu i ravirent M . de Ramel et et flat
tèrent son amour—propre de père . D ès lors , i l
abandonna quelque chose de la rigi d ité de son
plan d ’éducation .
Convenait—il de ne point cultiver les dons
naturels que son fils révélai t soudain ? Le gen
t il homme accusa d ’ incapac i té la vie il le demoi
s elle qu i jusqu ’alors avai t en se igné à Robert
42 L A D EM O I S E L L E
les rudiments . Éve iller la curios ité d’un en fant ,
stimuler son zèl e , voil à ce qu’elle n ’avait po int
su . E t i l s’
appl au dissait de la persp i cacité s i n
gu l iere qu i l’avait conduit chez le serruri er . Un
j our qu ’ il rencontra,s ou s le po rche de l ’égl i se
,
la vie ille i nstitutrice,i l ne put se reten ir de l u i
faire quelque s rep roches , d’une vo ix mil itai re ,
en des termes qu ’ i l n e chercha it guère à adou
cir
J e ne voudrai s po int vous causer de p eine .
Mais ce j eune homme a fai t accompl ir amon
fils des progrè s surprenants . Peut- être vos
ancienne s méthodes ne convenaient po int . Il es t
bon d ’ailleurs de lai ss er l ’enseignement aux
hommes . Vos fémin iste s s ’en ap ercevront
b ientôt
Il l a quitta s ur cette phrase bourrue . Made
moisel le Butin n ’avai t j amai s songé au fémi
n isme. C’éta i t une vie ill e fille sucrée , avide de
cons idération,et qu i crai gnai t par- dessu s tout
de voi r s’
émiet ter sa cl ientèle . Elle avait écouté
M . de Ramel et avec un sourire vexé . La b ile
envahit se s j oues . E lle voulut répondre par une
44 L A D EM O I S E L L E
deaux sévères encadraient un v i sage adipeux ,
où brillai ent deux petits yeux fureteurs . Elle
racontait sans se fai re p rier l ’h i sto i re qu ’on lu i
demandai t,et c’étaient
,sur le pas de la porte ,
des conversati on s interminable s,à peine inter
rompues de temp s a autre par l ’entrée d ’une
commère venant chercher une pelote de fil .
Madame Somsoi s salua mademoi selle Butin
avec complaisance,pui s engagea par un hab ile
détour la conversation sur Jean Fal iber t .
Avez—vous remarqué comme mons ieur de
Ramel et blanchi t ? Il est vra i qu ’ i l n ’est plus très
j eune . Mademoi selle Ét iennette touche à ses
vingt ans . D i tes-moi,i l es t temps de songer à
la marier . Mais il n ’y a plus de j eunes gens à Ver
tau l t . D ’ailleurs,qu ’est—cc qu ’ il s y feraient ?Rien
n e va plus . Il n ’y a plus de commerce . On fai t
tout ven ir du Lou vre et du Bon Ma rché . Regar
dez le fils Falibe rt . Il a beaucoup d ’ i n struction .
Eh b ien ! le vo ilà p récepteur chez mons ieur de
Ramel et . Il perd son temps . Il fera it b ien mieux
d ’entrer tout de su ite dans une administration .
Et , voyant mademoi selle Butin exaspérée par
D E L A R U E D E S N O TA 1 R E S 45
ces paroles , madame Sense i s continua , sur un
ton confidenti el
Vraiment,j e ne comprends pas ces gens
là . Je sai s b ien que mademoiselle de Ramel et
est trè s s érieuse . Mai s il ne faut pas j ouer avec
le feu . Vous verrez que ça fera cause r
Auss i tô t le vi sage de l ’inst itu trice s ’étai t ras
séréné . Bien sûr que c’étai t une impru denœ ,
surtout avec les j eune s gens d ’au j ourd ’hui,
dont les meilleurs ne valent pas grand ’ chose !
Et pu i s,allez donc demander à ce gamin de
donner une instruct ion sérieuse , surtout à ce
Robert !
S i vous saviez , madame Sensei s , la pe ine
que j ’ai eue à lu i faire entre r quelque chose dans
la Naturellement , j e ne voudrais pa s
que ce que j e d i s sort it d ’ i ci . Mais il es t bouché ,
vous savez ! pas intell igent pour un sou , et
mauvais e tête,e t dédaigneux !
Il ti ent de sa mère , déclara sentenci euse
ment madame Sensei s . Madame de Ramel et n ’a
jamais été intelligente . C ’est la p lus mauvais e
cl iente qu ’on puis se
46 LA D EM O I S E L L E DE LA R UE DE S N O T A I R E S
S ix heures du so i r sonnaient a l ’horloge de
l ’égli se que les deux femmes conversai ent en
core,entassant le s déductions sur les hype
thèses . D éj à le princip e étai t admis que Jean
passai t sa j ourné e a fai re la cour a made
moisel le de Ramel et . Le lendemai n , toute la
ville commenterait l ’impru dence de M . de
Ramel et .
Cependant ce gentilhomme poursu ivait sa
marche ju squ ’à la grande place , où était in stallé
le Cercle . E t i l réfl échi s sa it à l ’éducation de son
fils . Peut—être conviendrait- il de lu i en seigner
le lati n ? Quoi qu ’on en dît,i l n ’étai t pas mau
vai s qu ’un garçon connût le s langues mortes,
sur tout le latin , d’où le françai s est d irectement
i s su,comme chacun E t M . de Ramel et ,
a songer que son fils aborderait l'
Ep i tome, con
cevait pour les lettres un grand respect . Quand
il monta l ’escali er du Cercl e,où l ’at tendaient
quelques fonctionnai res v ie ill i s et quelques
hobereaux o i s i fs,son part i étai t p ri s Robert
commencerai t le latin dès le lendemain .
Le lendemain,en effet , M . de Hamelet
demanda à Jean Fal ibert d’enseigner le lati n à
son fi ls . E t i l lu i parla avec cons idération .
Mon cher ami , j e ne vous ai pas dit encore
c ombien m ’a sati sfait l ’enseignement que vous
donnez à Robert . Il a fait en . deu x moi s des
progrès qui m ’ont insp iré un étonnement heu
reux . E t j ’ai p ensé que j e m ’étai s p eut—être
trompé en voulant ass igner à son instru ction
des l imites trop étro ites . Robert sera soldat .
Mais il ne messied pas à un homme d ’épée de
savo ir quelques bribes de latin . Autre fo i s l es
mousquetai re s emportaient un Horace dans
48 L A D EM O I S E L L E
leurs fontes . C ’est un grand bonheur,à l etape ,
de pouvoi r se détendre l’esp ri t par une lec
ture . Moi qui vous parle , en 1870, j ai gardé
dans ma poche , durant toute la campagne , un
vieux numéro du F iga ro . E t j e le reli sai s
chaque j our avec le même plai s i r . Mamie ?
d irez—vou s . Que non pas ! Mais besoin naturel
de changer d ’i dées , de me distraire de l’
affl i
geant Ma i s non,tenez , j e vai s
encore m’
embal l er . Ah ! s i Du crot !… Enfin ,
n ’en parlons plus . Mai s faites app rendre le
latin à Rob ert . S i nou s voyon s qu’ i l n ’y mord
pas , i l sera temps de reven i r à mes théorie s
p remières .
Jean acquiesça volontiers . Il en étai t arr ivé
à se complaire à son métier de p récepteu r . Il
ne réfléchis sai t poin t à ce qu ’i l avait d ’essen
t iel l ement tran s ito i re . Tou t d ’abord,i l en avai t
t i ré un premier avantage son père ne lu i
reprochai t plus le pain qu ’ il mangeait et n ’ in
eriminait plus son o is iveté . Le serrurier était
extrêmement fl atté de voi r son fil s profè s
scur dan s la meilleure famille de la v ille . E t
D E LA R U E D E S N O TA I R E S 49
cette sati sfaction le portai t également à fermer
les yeux sur la nature incertaine de la p os i
tion .
En outre,Jean aimai t ce métier parce qu ’ il
lui permettai t de flâner à son aise , en rêvant au
moment où il p ourrai t enfin aller conquéri r
Pari s . Il s e nourri s sai t d ’
espoirs indéfinis,
comptait sur la notori été,sans savo i r par quels
moyens i l l ’obt iendrait . Mais i l se croyait cer
tain de l ’obten i r . Les leçons qu ’ il donnai t à
l’héritier des Ramel et l u i permettai ent d’amas
ser l ’argent du viatique . Il patientai t don c sans
peine . Le so ir , dan s sa chambre , i l s’
essayait à
écrire des articles dans le genre grandiloqœ nt
et ind igné . E t , comme i l commettait cette
erreur , famil i ère aux j eunes hommes de p ro
v i nce , de confondre la l i ttérature avec le j our
nal isme, i l écrivait auss i des nouvelle s as sez
fades , qu’ i l adressait p arfoi s à des feuille s de
Paris , dans l’espo i r touj ours déçu qu ’elles les
in séreraient . Ces échecs n e le décourageaient
pas . Il les attribuai t a ce fait que la correspon
dance étai t lue hâtivement . S i j ’étai s l‘
a !
50 LA D EM O I S E L L E
pensai t- i i , pour présenter mon œuvre moi
M . de Ramel et , de ce j ou r , eut trouvé une
occupation . l l as s i sta i t au x leçons . En cachette ,
ce viei l o fficie r p répara chaque so i r le passage
du De Vir is que so n fils déch iffrerait le lende
main matin . Car i l tenait pou r la p remière règle
de l ’édu cat io n qu ’un père ne se montrât en
aucun cas in férieu r à son fils .
Les fil s de boutiqu iers , d i sa it—il , apprennent
to u s le latin . Au bout de leur rhétorique,il s
mépri s ent leur pè re ignorant . E t cette inst ru c
ti on qu ’on leur di stribue avec une exces s ive
l ib érali té est responsable du respect qu ’ i ls
p erdent et de l ’ espri t famil ial qu i d isparaî t
chaqu e j our davantage .
C ’est ains i que M . de Ramel et,à cinquante
ans,courba son front sur les textes que l ’on
prepose à la sagacité des élèves de septi ème .
E t ce qu ’ i l y découvrit b ouleversera son espri t .
Il y avait longtemps qu ’ i l avait oubl ié.l ’histo i re
romaine . Il s’
enthou siasma tard ivement pour
Cornel i e et pour Lucrèce . Aprè s la leçon , i l
LA D EM O I S E L L E
L’homme qu i combat pour la ra i son ,
pour sa patri e,ne se tient p as s i ai sément pou r
vaincu . Il ne do it attendre sa"m0iss0n , sa des
t inée, la seule qu i l’
int éresse, la de s tinée de
son nom , que du temps , ce juge incorruptible
qu i fait j u sti ce à tous .
Quelle mémoi re vous avez ! di sait M . de
Ramel et . Ah q u e n’ai-je encore votre âge
E t quand il rentrait chez lu i,le son , 11 s e
s entait av ide de communiquer à quelqu ’un les
découvertes qu ’ i l venai t d e faire . A madame de
Ramel et et à sa fille il racontai t l a p ri s e de
Rome et les O i e s du Cap i tole . A qu i le s eût—il
racontées ? L’
ignorance de son audito i re ne
l’
arrêtait point . Plutôt l ’eût—elle exci té . Quo i d e
plu s beau qu ’un père de famille formant l ’esp ri t
de ses en fants et élevant sa femme jusqu ’à la
sci ence qu ’on lui avait refusée ? Il n ’
apercevait
p oint quel changement s ’était soudain opéré e n
lui , et qu’ i l avait longtemps raillé les femmes
savantes . M . de Ramel et renonçait à toutes ses
théories anci ennes . Un j our,il lui arriva d e
blâmer le lati n des psaume s,qu ’ il ne trouvai t
D E LA R U E D E S N O T A I R E S 5 3
point d ’assez bonne épo que . I n ex i l a Israel de
DeEgyp te
Madame de Ramel et et sa fille , à force d’en
tendre les louange s du précepteu r , qu i su i
vaient i nfaill i blement le s récits d ’histo ire
romaine,
fin irent par cons idérer Jean Fal ibert
comme un e maniè re de gén ie . Il fu t entendu
qu ’ i l étai t un j eune homme de beaucoup d ’ave
n i r . Quel aveni r ? On ne le savait au ju ste .
Mai s une destinée brillante ne pouvai t manquer
d ’être réservée à ses facu ltés exceptionnelle s .
Toutefoi s Ét iennette n ’e n ép rouvai t aucu n
trou bl e . Son éducation ne le lu i permettai t
po int . E lle n ’
avait jamais songé que la moindre
intimité pût s ’établi r entre un garçon de cette
sorte et une fille de son monde . Qu ’on le trou
vat i ntell igent ou érudi t , ceci n’
éveil lait en elle
aucune sympathie particul iè re . Comme elle
était de nature douce et d ’e spri t lent , elle ne se
formula jamai s à elle—même l ’op in ion véritable
qu ’elle avai t de lui . E lle ne le consi dérai t
guère , pourtant , que comme un domestique
sup éri eur . Nulle.
femme au monde '
ne fu t
54 LA D EM O I S E L L E
j amais plus in génument hautain e . Tant d ’an
c ê tres qu i s’éta ient succédé dans les appar te
ments de la rue des Notai res et avaient à tra
vers les s i ècles , regardé au- dessou s d eux la
ville endormie,écouté le bru it monotone et
réguli er de la vie b ourgeo i s e,tant de femmes
qui s ’é ta ient comme elle accoudées le mati n a
la fenêtre à sa fenêtre e t avaient vu le
même horizon , les mêmes toi ts qu i se heurtent
et se bousculent,veillés par l’égli se lo intaine
,
tant de j eunes fille s qu i avaient contemplé la
c i té avec des yeux de rêve , qu i s’étaient p en
ch ées, un soi r , l’âme lourde et le cœur incer
tain , pour écouter s i le s sabots d’un cheval ne
bri serai ent pas enfin le s ilence,tant d ’
aïeu l es
qu i n ’avaient pas été aimées , qu i avaient traîné
des j ours flétri s , s’étai ent calfeutrée s dans leurs
appartements,tournant le dos aux fenêtres et
ne voulant plus ri en de la cité,ne la regardant
même plus,avaient légué à la dern ière descen
dante l’héritage de leurs rancœu rs. Tant de
dé s irs que la ville n ’avait p o int sati sfai ts,tant
de bai sers qu ’elle n ’avai t p o int donnés,tant de
D E LA R U E D E S N O TA I R E S 55
l armes qu ’elle n ’avai t pas séchées,tout cela , qu i
avait opprimé l’âme des aïeules,s ’étaitmu é dans
l ’âme d ’
Ét iennette en un obscur et inconsci ent
mépri s p our les choses et les gens d ’
! en bas
E t l ’é toffe de sa vie é tait ti ssée de ce mépri s . E t
aucune impress ion ne se brodait sur une autre
trame .
L ’abbé Chomeyrat , ayant rencontré Jean
Falibert devant l’égl i se Saint-Mamert , le convia
à une courte promenade . Il venait de passe r
deux heures au confes s ionnal . La dern i ère
dévote partie , i l avait j eté en hâte son surpli s .
Il se sentai t avide de plein ai r,comme s i toutes
les impureté s qu ’on venai t de chuchoter à son
o reille,toutes le s basses et médiocres misère s
dont il venait de recevoi r la confidence,allaien t
s e d iss iper et s’
évanou ir à la grande clarté du
ciel .
Ou f ! dit- i l , j’ai beso in de me décrasser
l ’espri t .
L A D EM O I S E L L E D E L A R U E D E S N O TA I R E S 57
Mais à peine cette parole hardie lui eut—elle
échappé qu ’ i l j eta autour de lu i un regard
inqu iet . La vivacité hab ituelle de son langage
lui avai t susci té beaucoup d ’ennemi s . Lorsqu ’ i l
étai t arrivé à Vertault,quinze ans auparavant ,
tout brûlant de l ’ardeu r de son j eune sacerdoce ,
i l avait scandali sé la ville par son zèle fou
gueux et l ’ intrai table sévéri té de sa foi . Habi
tués aux exhortations incolores de vicaires pai
s ibles,les Vert il iens furent stupé faits , et
b i entôt révoltés,d ’entendre les terribles s er
mons où ce prêtre de V ingt—cinq ans fouaillai t
leur hypocris i e avec une verve âpre et b rutale .
Le Sp ec ta teu r de Vertault le compara à Torque
mada . Moins érud its,le s hab i tants l ’appel èrent
seulement un enragé
Il s ’étai t vi te calmé . L’
arch iprê tre en per
sonne lui avai t démontré,en moins d ’un an
,
quel tort grave portaient à la rel i gion son atti
tude intransigeante et l ’ intempéranœ de s es
propos . Toute la ville étai t en rumeur . La rue
des Notai res elle—même était s candal isée . On
prend plus de mouches avec du miel qu ’avec
58 L A D EM O I S E L L E
du vinaigre . I l faut savoi r pardonner les peti te s
faiblesses . L’
Egl ise n’impose po i n t aux fidèles
un absolu renoncement . C ’est une bonne mère,
qui a touj ours les b ras ouverts p ou r accu eill i r
les pêch eu rs .
Sous cette plu i e d ’
apoph tegmes, rép étée plu
s ieurs fo is par semaine , l’
ardeu r de l ’abbé
Chomeyrat s’était éte inte . Il é tait devenu u n
prêtre tranquille et deu x ; i l s’étai t fai t une
philosophie mép risante . Mais les Vert il ien s ne
lui avaient j amais pardonné . Ép iant ses
moindres gestes avec une mal ignité s ingul i ère,
i l s n ’avaient pas tardé à lui découvr ir tou s les
vices . A le s entendre,ce prêtre malingre eût
été plus vigoureu x q u’
Hercu l e et p lus lasci f
que le marquis de Sade . Les bonne s fortunes
qu ’on lu i prêtait eussent suffi à entreten ir la
renommée amoureuse de quatre ou cinq cap i
taines de dragons . Il ne pouvait passer dans les
rues après huit heures du so i r sans qu e l’ep i
n ion unanime le soupçonnât de couri r à un
rendez—vou s clandestin . Et madame Sonsois se
plaignait elle—même d ’avo i r é té offen sée pa r
60 L A D EM O I S E L L E
Il est vrai d e di re que l ’évêché connais sait
l ’ i nnocence de l ’abbé Chomeyrat . Mai s on lu i
reprochai t de n ’avo i r pas été assez p ruden t
pour écarter de lu i le scandale . Auss i le lais sait
on végéter dans un obscur emplo i , en atten
dant de l ’envoyer évangéli s er les fidèles d ’une
bourgade ignorée . L ’abbé prévoyai t cette infor
tune et s ’y résignait malai sément . Sa rancune
contre les Ver til iens s e fai sai t j our dan s ses
mo indres pr0pos.
Voyez,dit—il , comme ils délai ssent cette
belle promenade ! Ils p réfèrent se terrer dans
leurs maisons,où ils ruminent des calomnies .
Non qu ’ il s ne so ient capables,comme vous et
moi,de prendre plai si r à vagu er sou s ces arbre s
e t a contempler ce merveilleux paysage . Mais
ils se sont eux—mêmes interdit cette j o ie . Con
nai ss ez-vous la petite Bau direl , dont la mère
hab ite rue Neuve ? Elle a été atteinte,le mois
dernier,d ’une pneumonie grave . Le médecin
redoute que cette pauvresse ne devienne tuber
c u l eu se, e t déjà elle crache du sang tous les
matins . Il lu i faudrai t , avec une nourriture
D E L A R UE D E S N O TA 1 R E S 6 1
réconfortante , du grand ai r . Je su i s allé la vo i r
h i er . Elle é ta i t ass is e tri stement su r le l i t
unique du logement malsain . Elle avait un
pauvre visage souffreteux,où les yeux brillaient
de cet éclat spécial , de cette fl amme courte et
vo ilée qu i s ’allume comme une peti te chandelle
vacillante au bord de la pau p iè re . Mon D i eu
J ’ai vu b ien des vu tous les vi sages
de la mort , et nous autres , prêtres , nous ne
fri ssonnons gu è re plus , devant un li t d’
agon i
sant,que ne fri ssonne le chiru rgi en ou le sol
dat . Mais la petite figure rétréci e de cette gamine,
le j ol i souri re malheureux qu ’elle m’
adressa ,
s es paupières violettes , ses mains où les veines
saillaient sous la peau transparente,et surtout
son ai r d’
accabl ement et de rés ignation me pé
nétraient d’
émotion , j e d i ra is p resque de dou
leur.
Aprè s que j e lui eu s'
parl é avec une gaieté
que j e ne ressentai s po int,j e d i s à la mère de
me suivre j usqu ’au seu i l,et la j e m’
engageai a
lu i faire obteni r quelques subs ides de madame
de Ramel et , qu i es t charitable , comme vous le
4
62 L A D EM O I S E L L E
savez . Puis , j e crus devo i r donner quelques
conse ils d ’hygiène . Ne lai ssez pas cette enfant
toute la j ournée dan s cette chamb re,lui d i s—je.
Pourquo i ne va-t- elle pas se p romener ?
C’est , m’a—t—elle répondu , que j e ne pu i s
pas l’accompagner .
Qu ’elle aille se p romener toute seule !
Toute seule s ’e st récriée la mère Bau
direl . Toute seule ! Ce n’est pas po ss ible
,mon
sieur l’abb é ! Qu ’est—cc qu’on d i rai t d ’elle !
Voilà où il s en sont ! Ils n ’o sent pas aller se
promener parce qu ’ ils ont peu r de leurs vo i
s ins,qui à leur tour tremblent devant eux . La
petite Bandirel mourra pour que mons ieur Jo
del in , ép ici er , n’ai t pas l ’occasi on de ten i r su r
elle de méchants propos .
Il entraîna Jean vers un banc vermoulu . On
était en octobre . Jamai s la p romenade de Ver
tau l t n ’est plu s somptueuse que sous un man
teau de feu illes mortes . Ce vêtement convient
à sa beauté d ’ancien style . Le printemps pare
d ’un charme j eunet les stricts j ardins anglai s ;
mais seule l ’arrière- sai son met sur les p elouse s
D E L A R U E D E S N O T A I R E S 63
démodées l es deu x et chauds reflets qu i font
valoi r leur mélancoli e . D es fumées bleuâtre s
montaient des maisons frileuses , accroup ies au
fond du vallon . Les fortes ru ines de la tour
démantelée découpai ent leur s ilhouette gran
dio se sur u n jol i ciel pâle , bleu a pe ine . Il n ’y
avai t pas de b ri se . Parfo i s , une feu ille p ourpre
se détachait d ’un arbre et tombait sur le chemin ,
avec un peti t brui t s ec .
Ces gens—là sont od ieux,d it l’abbé , mais
j e les plain s . Car il s ne connai ssen t po int des
heures comme celles- ci , et c’est une grande
punition . Hélas ! combien d’heures pareilles se
s on t écoulées vainement , et sans que personne
s’
avisât de guetter leur passage D ieu est bon ;i l répand ses bienfai ts sur tous
,et même sur les
plus indignes . Mais ceux- ci ont des yeux et ne
vo ient po int . Quelle plus efficace leçon de no
bless e et de charité que l a contemplation de ce
paysage ! Il est b ien vrai que la nature nous
donne des conse ils de tendres se et de bonté .
Mais i l faut reconnaître que la nature,i ci
,perd
son tenq æ .
LA D EM O I S E L L E
Il haussa les épaules avec découragement,et
comme pour secouer un fardeau impo rtun .
Puis , d'une vo ix qu ’ i l forçai t a une certaine
gaieté
Parlons de vous , mon enfant ! J’ai vu hie r
mons i eu r de Ramel et . Il m ’a di t que , sous votre
direction , Robert avai t accompl i , en deux moi s ,
des progrès surprenants . J ’en ai été content .
Votre o i s iveté m’
inqu iétait . E t pu is , s i vou s
devenez pro fes seur , ce peti t apprenti ssage ne
vous aura pas été i nutile .
Je su i s fort heureux , répond it le j eune
homme,que mons ieur de Ramel et appréci e mes
efforts . Les Vert il iens s’
imaginent qu’ i l est plein
de morgue et de hauteur . J’
ai pu con stater que
cette Op in i on est fausse . mons ieur de Ramelet
me témoigne beaucoup d ’amiti é . Et je pu is d i re
qu ’ i l me traite sur le p i ed d ’une égal ité com
pl è te. Je l u i en ai de la reconnai s sance . Ah ! s i
les nobles voulaient se montrer tels q u ’ i ls sont ,
i ls mènerai ent encore le pays .
N ’en croyez ri en,répond it l ’abbé Cho
meyrat . Cette hauteur qu ’on leur reproche est
D E L A R U E D E S N O TA I R E S 65
leur unique sauvegarde . Elle offense le vul
gaire , mais el le lu i insp i re en même temps une
consi dération infinie . Les plus farouches radi
caux saluent dans la rue mons i eur de Ramel et ,
qu i l eu r répond à peine , mais son orgueil avéré
donne du prix à ses plu s banales poli tes ses .
S ’ i l renonçait a cette façade,s ’ i l avai t la naïveté
de descendre à la familiari té , on aurait v i te dé
couvert sa null i té absolue . Car i l me semble
un assez pauvre homme . San s doute i l donne
l’exemple d ’un grand attachement à l a rel igion .
Mai s c ’est le malheur de l ’Égl ise , de ne plu s
compter que de tels soutiens .
Il avait prononcé cette phrase d ’une voix
clai re . Au ss itôt il tressa ill it . Il se retou rna , crai
gnan t que , di ssimulé derriè re un arbre , un
eSpion n’
écou tât ses paroles . Mais la promenade
était déserte . Cet après—midi d ’octobre fin issai t
dans une torpeur chaude . Les o iseaux volaient
d’une aile courte et fatiguée , sans p ia ille r .
Jean Fal ibert n ’
entendit po int san s déplai s i r
que l’abbé Chomeyrat tenait M . de Hamelet en
médiocre estime .
LA D EM O I S E L L E
Je croi s,d i t—il assez sèchement , qu e vous
vous trompez . Mons ieur de Ramel et , lorsqu’on
le connai t ! i l appuya sur ces mots) , apparaî t fort
intell igent . Il a des i dées larges . Sans doute , il
n ’a pas poussé tr ès lo in ses humanités ; mais le s
mil i ta i res sont tenus de connaitre la stratégie ,
et non le latin .
L ’abbé Chomeyrat regarda son d isciple avec
surpri se et resta s ilenci eux,un moment . Jean
lu i parlai t hab ituellemen t su r le ton d ’une
extrême déférence . Pour qu’ il se fût exprimé,
cette fo is , avec vivacité , i l fallai t qu’un senti
ment nouveau troublât l a fro ide et p récoce rai
son que l ’abbé avait souvent admirée en lu i . Et
le prêtre,accoutumé à sou der le s consciences ,
cherchai t à défin ir ce sentimen t . On pense que
les in s inuations ven imeuses des bonnes dames
de Vertault étaient parvenues déjà j u squ ’à ses
oreilles . Il les avait méprisées , comme il mépri
sai t cell e s qu i l ’atteignaient personnellement .
Mais , maintenant , i l éta it amené à y prêter une
créance confuse .
Il po sa la question , volontairemen t brutale
68 LA D E M O I S E L L E
pas de compromettre la réputation d ’une j eune
fille charmante . Les Vert il iens ne redouten t
pas les fables les plus absurdes . Il es t b i en cer
tai n que mademoiselle de Ramel et ne vous a
p rêté aucune attentio n . Ell e n ’est pas capable
de d iscerner vos mérites . E t le fût—elle,que sa
naturelle ind ifférence ne lu i permettrait pas de
s ’ inté resser à vous . E lle ne vous a poi nt parlé
tro i s fo i s . Voyez cependant que déj à on attaque
sa réputation , et gardez-vous de fourn i r ma
tiere a des d iffamation s dangereuses et répu
gnantes !
L ’abbé avait parlé dans la s incéri té de son
âme,c ’est—à- di re avec cette ingénuité roublarde
qu i marque les d i scours des ecclés iastique s le s
moins subt ils . Mai s Jean se sent it blessé dans
sa van ité . C’étai t b i en vra i que mademoiselle
de Ramel et ne s’
intéressait pas à lui . A peine,
de temps a autre,l
’
honorait—elle d’un regard
san s chaleur . Sans doute i l n e la trouvait pas
j ol ie , et il n e l’avait j amai s dé s i rée . L
’
indif
ference qu ’elle montrait ne lu i en semblait que
plus choquante .
D E LA R U E D E S N O T A I R E S 69
Certainement , d it- il avec amertume,
mademoiselle de Hamelet ne peut pense r à moi .
Je su i s trop chétif p our ambiti onner l ’honneur
d ’occuper son espri t . Elle épousera,le j our
venu,un sous- l i eutenan t parti cule . Ce doi t
être son unique ambition , et cel l e de s es parents .
Au reste , j e plaindrai s l’homme intell igen t qu i
s’
embarrasserait d ’une auss i sotte compagne,
pourvue de tant de p réj ugés et de s i p eu d ’
agré
ments !
Vous allez tr0p lo in,d i t l ’abbé . Mademoi
selle de Ramel et serait , à n’en pas douter
,un e
épou se dévouée et une mère vigilante . Je recon
nai s avec vous qu ’elle a été élevée dans les
p réjugés . Mais ces préjugés même ont j e n e
sai s quel v ieux parfum fané .
—A cette phrase , Jean perd i t toute retenue . Il
avait défendu , quelques instants auparavant
M . de Ramel et et les nobles . Il les railla sans
ménagements . Puis,i l célébra l’ari stocrati e de
l ’ intelligence et déplora qu’elle n e fût po int res
pectée .
De deux j eunes gens,d it—il pour conclure ,
70 LA D EM O I S E L L E D E LA R U E D E S N O TA I R E S
qu i sortent ensemble du collège , l’un sera pro
fesseu r pendant trente ans à des appo in te
ments déri so ires , parce que ses parents son t
pauvres l ’autre , avec plus de fortune , moins
d ’ i ntelligence et quelque réus s i te , deviendra ,
en quinze ans , s ous—secréta ire
L’ab bé , qu i s e levai t , un peu ennuyé de
l’
âpreté soudaine des paro les de son élève ,
trouva , pour clore la di scu ss ion , une idée san s
éclat . Il d i t
Ces d ifférences inj ustes , mais inévitables ,
rendent odieux les banquets de Labadens .
E t i l pensait à l ’abbé Ribou l ot , son condis
c ipl e, qu’ i l avait touj ours battu en vers ion latine
,
et qu i se trouvait,à quarante ans
,chancel ier
de l ’évêché , tandis que lui , Chomeyrat , semor
fondait dans un vicariat sans glo i re .
Le séminai re est une école d ’
orgu eil . C’est
devant D ieu seul qu ’on demande aux élèves de
s’
humil ier . Pour les hommes , p ièges à tenta
tions,in struments de p éché , leur nature misé
rable ne peut insp irer qu ’une extrême horreur .
A quinze ans,un séminari ste
,fils de cantonnier
,
n ’ i gnore pas que D i eu lui—même l ’a reti ré de ce
vil troupeau . Il e st le bénéficiai re d ’une grâce
spéciale et auguste . L’Éternel l ’a cho is i pour
être son représentant et son mi nistre . Il péné
trera dans le sanctuai re,interprétera la parole
sacrée , accompl ira le s rites qu i courb ent les
fronts de la foule . C’est lu i qu i l i ra le L ivre,à
72 L A D EM O I S E L L E
la page du j our , après l’avo i r bais é . C ’est l u i
qu i déliera le criminel de ses cr imes,au nom
de la puissance éternelle . E t san s doute on
l’
adj u re de réfl échi r qu’ i l est ind igne de faveu rs
s i hautes . Mais on lui a ffirme en même temps
que cette i ndignité a trouvé grâce auprès de
l ’ i nhni e B onté .
Parce qu ’on veut faire d ’eux des hommes a
part,les s éminari stes se p ersuadent incons
c iemment qu ’ i ls seront de s hommes au —dessus .
On ne peut n ier que leurs maî tres ne leur ensei
guent une modestie de catéchisme . Mais cette
modes tie ne vi se qu ’à combattre les vani tés su
perficiel les et n’atte int pas l ’orgu eil fondamental .
Les autres hommes sont de pauvres hommes .
Ils sont dans le Ils sont dans le
monde Péniblement ils atte indront le salut ,
à travers le s embûches démon iaques . E t i l fau t
les plaindre , parce que la haine n’est pas ch ré
ti enne . Mai s , dans un cerveau d’en fant , quelle
p iti é es t exempte d ’un peu de mépris ? Toute
l’
enfance de Jean Fal ib ert avai t été imprégnée
de mépri s .
D E LA R U E D E S N O TA I R E S 73
A l ’orgueil spécial qu i chargeai t l’atmosphère
du séminai re étai t venu s ’aj outer l ’orgu eil plus
commu n que le j eune homme avait reti ré de
ses succès personnels . La p ièce de vers qu’ il
avait un j our composée pour la réci te r à un
prélat vi si teur , e t où J eanne d’
Arc et Jeanne
Hachette s’
interpel l aient en strophes alternées
les di ssertations que le p rofesseur avai t p ro
posées en exemple à toute la classe bl ème de
dépit,pesai ent encore su r son front .
A Vertault , i l n’avai t pas rencontré souvent
l ’occasion de brille r . Il avait souffert de n ’être
j amais , aux yeux de ses concitoyens , que le fils
du serruri er de la rue au Lait , derrière l’égl ise
p rès de la fontaine,un petit homme . Les
éloges que lu i avait prodigués M . de Ramel et
lu i avaient donc causé une j o ie exagérée . E t
vo ilà que tro i s phrases de l ’abbé Chomeyrat
avaient suffi pour la détru ire . Il sentai t claire
ment qu’
on ne le cons idérait , dans l’hôtel de la
rue des Notaire s , que comme u ne machine a
latin . Aucune supériorité ne comblerait j amais
le fossé que les nobles avaient creusé entre l a
5
74 L A D EM O I S E L L E
ville et eux . Cette fille laide , ce gamin engourd i
mépri serai ent durant toute leur vie l e j eune
homme qu i était venu,un j our
,sonner leur
port e , mal hab illé et tenant sous le bras des
l ivres sal i s .
Ap rès le dîner , qu’
i l p rit en tê te à tête avec
le serruri er et pendant lequel il ne parla po int,
le j eune homme se hâta de gagner sa chambre .
Jamai s elle ne lu i avai t paru plus tri ste et pl u s
pauvre . Une grande crevasse éca illai t l e p lâtre
du plafond . Une cou verture épai s se , ornée de
grosses tulip es j aunâtres sur un fond noi r ,
recouvrai t la couchette de bo is brun i . Sur la
descente de l i t,on apercevai t encore la tête et
la queue d’un lion couché sous un palmier
nain . Le ventre et les patte s avaient di sparu ,
râpées par un p iétinement trentenai re . Au mur,
il y avait un bénitier de faïence,rempl i de
pouss ière , et une gravure représentant -le
p ape Pi e VII , bén i ssant les Vertil iens accou
rus pour l ’ac cl amer , a son retour du sacre de
Napoléon . La figure bénigne du Pontife insp ira
à Jean un extrême dégoût .
76 LA D EM O I S E L L E D E LA R U E D E S N O T A I R E S
arrêté s implement que , désormai s , i l vivrai t
avec les Ramel et su r un p ied de paix armée .
Il serai t digne , s ilencieux et fier . Il n ’
h onorerait
j amais d ’un regard la mépri sante Ét iennette .
Il fuirait les amabil i tés du cap itain e .
Il pensait que cette atti tude serai t une grande
puniti on pour toute la famille .
Parmi les règles de pol i tesse que les prêtres
in structeurs avaient enseignées ‘a Jean , celles
q u i s’
appl iqu aient aux devo irs d’un j eune lévite
admis d ans u n salon étai ent nettes et péremptoires.
Il ne faut pas se moucher avec bruit , et sur
tout il faut veiller à ne pas étaler son moucho i r
aux yeux de l ’ass istance .
I l faut se garder de cro iser les j ambes .
Il faut at tendre , pour se retirer , que la con
v ersation so it très an imée . En aucun cas,on ne
pe ut se lever pendant un s ilence . L’ i déal serai t
d’
attendre , p our qu itter son s iège , que le maître
78 LA D EM O I S E L L E
de maison prononçât quelque heureuse pl aisan
terie. En ce cas , le v i s iteur do it la reprendre ,
la commenter et p rofiter de la j o i e un iverselle
pour disparaî tre sans éclat,aprè s avo i r
,toute
fo i s,salué a la ronde toutes les personnes pré
A côté de ces règles p rinci pale s,i l y en avai t
d ’autres mo in s importantes . Celle qu i s’
appl i
qu ait à la façon dont i l faut user des sonnettes
s e di stinguait par un tou r p ittoresque Lors
que le chien abo ie , vous avez sonné trop fort .
Telle était la fo rmule puérile et honnête que le
supéri eur du séminaire,spécialement expert en
civili té,avait appri se à Jean . Il la tenait lu i
même d ’un évêque homme du monde , qu i fré
qu entait l’ impératri ce Eugénie .
Enco re qu ’ i l n ’y eût pas de chien à l ’hôtel
de Ramel et , Jean su ivai t hab i tuellement avec
un so in extrême ce précepte ép iscopal . Dés i reux
de n e poi nt manifester,par u ne sonneri e reten
t issante, une mauvai s e éducation ,i l ti rait la
tringle de fer avec une main s i t imide qu e c’es t
à pei ne s i la cloche avait un léger ronronne
D E LA R U E D E S N O T A I R E S 19
ment , quelque chose comme un soup i r de j o ie
sons la caresse du battant . La servante n’
enten
dait pas touj ours cette confide nce du bronze , et
J ean étai t p arfo i s contraint de tenter plus i eurs
expériences avant qu ’un tintement , un seul
t i ntement u n peu voilé encore,éveillât l ’atten
tion de la vie ille femme et la fi t accouri r , pliant
lourdement su r se s j ambe s lassées .
Or , cette fo is,Jean
,brûlant du désir de
révéler san s retard aux Ramel et le grand chan
gement qu ’ i l allai t introdu i re dan s son atti tude ,
ti ra la sonnette avec u ne précip i tation s i furieuse
et s i malavisée que l ’anneau lui res ta dans la
main . Sa colère fi t au ssi tô t place a une extrême
con fusion , q u i redoubla lo rsque la porte s’ou
vrit et que Juli e montra un vi sage anxieux et
effaré . Jean se tint debout devant elle , comme
le criminel devant le gendarme,et sa figure
étai t s i p iteuse que la brave femme éclata de
ri re incontinent .
C ’est un peti t malheur ! di t—elle enfin .
Mais Jean , tenant à la main l’anneau brisé
,
le regardait t ri stement . A cette heure,i l ne
80 L A D EM O I S E L L E
pensait plus à pénétrer dans la maison en
maître i rri té . Il s’
accu sait i ntéri eurement de
tous les crimes et s e décernai t les ép ithètes les
plus dures .
Il entra dans le vestibule,touj ours tenant à
la main son anneau . Mademoiselle de Ramel et
y p énétra it j ustement par une autre porte .
E lle se trouvai t dans le j ardin au moment où
le carillon féroce ava it révolutionné les é chos
pais ibles de la vie ille demeure,fai t bondi r au
dehors de son panier le vieux chat endormi et
mi s en fuite le s deux hi rondelle s qu i de temps
immémorial font leur nid dans l ’embrasure
d ’une fenêtre du premier,
— la s ix ième a dro ite,
qui,en raison de ce fait , est condamnée .
Au bruit , elle éta i t accourue . E t maintenant
elle s e trouvai t en face du j eune homme . E lle
resta , une seconde , décontenancée , pu is , voyant
l ’anneau bri sé , eu t un sourire du co in des
lèvres , un sourire condescendant et i roni que ,
un sourire de railleri e supérieure,qui u lcéra
’âme de Jean . Puis elle le salua d ’un léger
s igne de tête , sans cesser de souri re , et , repre
D E LA R U E D E S N O T A 1R E S 8 1
nant une démarche noble , retourna au j ard in .
Cela fit que Robert fu t étonné de trouver en
son jeu ne professeu r une attention peu soute
nue . I l en p r ofita pour attribuer arb itrairement
un accusati f ! en um à un substanti f en 0
Le j eune homme ne s ’en aperçut pas . Il res
sassait sa honte . A la fin,pourtant
,une bévue
un peu plus forte lui fit relever la tête . Il
découvrit alo rs que le gamin avait dess iné gau
ch ement , sur la marge d’un cahier , u ne figure
comique à laquelle il trouva quelque ressem
blance avec lu i-même . Il s’
emporta , reprocha
vertement à l ’enfant de manquer du respect le
plus élémentaire .
I l faut , conclut— i l d’un ton amer
,avo ir le
plus grand b esoi n de gagner quelques sous,
pour s’
astreindre à une besogne auss i décou ra
g eante que celle que j’ai entreprise !
Robert , e ntendant ces paroles , éclata en san
gl ots. Ceci ne calma po int le j eune homme . Il
déclara avec violence qu ’ i l était p rofesseur et
non bonne d ’enfant . Il adj ura Robert de sécher
s es yeux sur—l e—champ et de recommencer la
5 .
82 L A D EM O I S E L L E
décl inai son du mot ra t io. Mai s l’élève
,effaré
et hoquetant , ne sut pas retrouver les dési
nences. E t chaque syllabe s’
accompagnait de
sanglots plu s forts . S i b ien que Jean , impa
t ienté , fini t par so rti r,claquant la porte . Il
gagna rap i dement la rue , j eta en passant un
regard furieux au fi l pendant de la sonnette e t
regagna à grands pas la mai son du serrurier .
Celu i—ci s e trouvai t j ustement d ’une humeur
j ovial e . Il avait reçu les fél ic itati ons de tout le
quartie r pour la nouvelle s ituation de son fils .
Les paroles don t il salua J ean étaien t empreintes
d ’un vif i ntérêt .
Sem i s—tu malade ? Peut—être te surmènes
tu trop . Il ne faut pas te tuer . Travailler est
b ien . L’
excès ne vaut ri en . Il faut user , non
abuser .
Mais Jean répondit avec colère que ce n ’es t
pas Robert de Ramel et qu i le fatiguerai t j amais
beaucoup . Un petit imbécile,un id i ot de nais
sance , à qu i on éta i t las de rép éter des choses
qu ’ i l n ’
arriverait j amais à comprendre ! Il en
avait assez ! Il étai t parti ! Il ne remettrait pas
84 LA D EM O I S E L L E D E LA R U E D E S N O T A I R E S
Ét iennet te. Cela fit qu ’ i l pensa beaucoup à elle .
L’
a ffect ion que lui manifesta i t M . de Ramel et ,
et qu i allai t cro i ssant , le désarma . Il repri t ses
allures respectueuses . Mais , chaque foi s qu’ i l
sonnait à l a porte , i l craignai t d e rencontrer la
j eune fille .
Depu i s quelques j ours , M . de Ramel et , à
peine le déj euner achevé , courait s’
en fermer
dans la b ibl iothèque . Madame de Ramel et bl â
mait cette hab itude nouvelle . Elle pensai t , non
sans rai son,qu ’un exerci ce sagement mesuré
procure d ’
heu reu ses digestions . Elle—même ne
manquai t point,le café pri s , d
’aller faire tro i s
foi s le tour du jardin , d’un pas égal . Elle se
flattai t d ’éviter ains i les plu s graves maladies ,
qu i proviennent pour la plupart , au dire de
médecins célèbres,d ’un mauvai s fonctionne
ment de l ’estomac .
Insoucieux de cette prudente hygiène , le
86 LA D EM O I S E L L E
cap itaine , j uché au faî te d’une échelle
, procé
dai t à un rigoureux inventaire . Afin que se s
mouvements fussent plus ai sés,i l avait retiré
son veston,et de larges plaques gri sâtres mar
braient les manches de sa chemise,à fond blanc
semé de losanges rou ges . Car une pouss i ère
séculai re enseveli ssai t les rel iures . Elle s ’élevait
en petits nuages , quan d M . de Ramel et sou fflait
sur la tranche,pui s tapait sur le s plats , de la
paume ouverte . Au bou t d ’une heure , le cher
cheur apparai ssai t masqué d ’une poudre menu e ,
où l a sueur traçai t des rigol es dro ites .
Il ne s ’en apercevait p oint . D ès qu ’ i l avai t
ouvert le l ivre,i l s ombrait dans la vénération .
Il l i sai t avec une pass ion obscu re et têtue,sans
prendre le temps d e descendre de l’échelle pour
s ’ in staller commodément , s’
ébah issant devant
les ci tations latine s,trouvant une saveur et
une importance au mo indre mot . S i la phras e
étai t coi1 rte, i l la prononçait deux ou tro i s fo is
à vo ix haute et sati s faite,comme on répète une
formule définitive et sai s i s sante . S i elle s e
trouvai t longue,i l se contentai t de soup i rer et
D E L A R U E D E S N O TA I R E S 87
de dire Comme c ’est b ien écri t ! E t il pen
sai t que le secret du beau style é ta it p erdu .
Il avait devant lui d eux ou tro i s mille
volumes,rassemblés la par des ancêtres
,au
temps où la famille p renai t encore sa part de
l ’existence de la nation . Il y avait les auteurs
latins , en de vieux exemplai res à grandes
marges . Il y avait les poètes et les philosophes
de l ’ancienne France,quelques hi storiens , u n
grand nombre de morali ste s . Les ouvrages de
juri sprudence,sol ides et carrés , à tranches
rouges,occupaient les rayons in féri eurs . La
troupe badine des conteurs galants se d issimu
lai t sous la corniche. E t c’étai t en somme la
b ibl iothèque d ’un avocat de province en l’an
née 1750. D epui s cette date,quelques l ivres
à peine étaient venus l ’enrich ir . La li ttérature
contemporaine étai t représentée par le Gén ie du
Ch r ist ian isme de M . de Chateaubriand et les
premières M édi ta t ions de M . de Lamartine .
Tou t l ’effort l ittéraire du s iècle passé , les
bata illes du romantisme,les recherches du Par
nasse , l’ invas i on du naturali sme
,Victor Hugo
88 L A D EM O I S E L L E
et Banv i lle,Baudelai re et Verlaine , Balzac et
Musset,Flaubert et Zola avaient passé sur la
France,renouvelé les talents et raj eun i les
espri ts san s qu ’une seule page fraîchement
imprimée entrât dans la maison de la rue des
Notaires . Durant les vingt années que M . de
Ramel et avait vécu à l ’armée , i l n’avait lu que
des gazettes . Il savai t que Victor Hugo a b ien
parlé de la colonne Vendôme,que Musset a
aimé George Sand , qui fu t une femme , con
trairement à ce que l ’on pourrait cro ire . Il
savai t au ss i que Zola est un pornographe qui a
craché sur l ’armée . Tel le s étaient les tro i s
notions qu ’ i l possédait de la li tté rature contem
poraine . Car il n ’y a de p i re couvent que l ’ar
mée , pour qu i veut s’y cloîtrer . Entre la caserne
et la maison du cap itain e ne s ’étai t j amais
trouvée u ne bouti que de l ibrai ri e .
E t voilà que , s oudain,un j eune homme
s ’étai t présenté au seuil de la fro ide maison . E t
quand il avait poussé la porte,un rayon de
lumière avait pénétré par l ’entre-bâillement .
Les enthous iasmes du bachel i er réchauffaient
D E L A R U E D E S N O T A I R E S 89
l ’atmosphère . Les ignorances et le s p réj ugés
craq uaient comme des branches qu i
M . de Ramel et ouvrai t sa b ibl iothèque .
O r,sur un des plus hauts rayons , le gentil
homme avait découvert un opu scu l e imprimé
à Pari s chez Valade , l ib rai re , rue Saint- Jacques ,
v i s—à-vis celle des Mathurins , en l’année 1774 ,
sous le t itre Consei l s É r ip h i le. E t la p re
m ière phrase qu ’ i l avai t lue l ’avait frappé Il
ne convient pas que les hommes ti rent avantage
de l ’ in struction qu ’ il s ont reçue pour mépri ser
l ’espri t des femmes . Sans compter que l ’b i s
to ire nous o ffre plus d ’un exemple de dames
i llustres qu i ont brillé par l ’éclat de leurs
talents en un temps que les hommes même
étai ent pour la plus grande parti e i gnorants,
i l y a l ieu de teni r compte aux dames de ce
qu ’elles ont été tenu e s longtemps en une igno
rance absolue .
Cette phrase , qui devai t plutôt rester enfouie
à j amai s sous la pouss iè re de la b ibl i othèque
i nviolée , avai t retenti comme une cloche sonore
dans le cerveau de M . de Ramel et . Toute sa
90 L A D E M O I S E L L E
vie an cienne avai t fai t d e lu i u n dogmatique,
un homme qu i transforme en règles pratiques
et étro ites les véri tés qu ’ i l aperço it . I l se réso
lut en quel que s j ours à compléter l’ i nstruction
de sa fille . Il ne s’
apercevait po in t qu’ i l deve
nai t u n l i béral . E t p ou rtant quelle p reuve
de lib éral i sme plu s grande qu e d’affirmer ! i l
faut ouvri r l ’e spri t de chacun , et même des
filles !
Mon cher ami,dit—il à Jean , une idée
m ’es t venue .
Et,prononçant ces mots
,i l pr i t un ai r de
contentement . Il guetta une minute sur le
v isage du j eune homme l ’ impres s ion qu ’une
pareille nouvell e ne pouvait manquer d ’y pro
du ire . Jean eut un sourire courto i s et s’
efforça
de regarder M . de Ramel et avec i ntérêt .
Je cro i s , dit le gentilhomme , q u e vous
allez être surp ri s
Il l eva l ’ i ndex à la hauteur de son nez , p inça
les lèvres , sourit des yeux avec finesse .
Tout dépend de vous Le sort de mon idée
est entre vos mains ! I n manu s tu as commendo
92 L A D EM O I S E L L E
d it J ean,qui n ’étai t pas ab solu
ment certa in de comprendre .
Donc,à l ’assaut ! A l ’assaut de la logi
que ! Est—il logique que l ’on empêche une
femme de s’
instru ire, parce qu’elle est une
femme ? J e réponds Non !
Il s ’arrêta une seconde , visa J ean de son
index sec et p o intu
J e sai s b i en ce q u e vous allez me
Le ménage , n’est—cc pas ? le s souci s de l ’inté
ri eur ? Une femme n e pourra concil i er la cul
ture de son esprit avec les s o ins famil iaux .
C ’est ce que vous all iez me dire ? D i tes—l e ! j e
voi s b i en que vous le pensez . Eh b ien ! a cela
auss i j e réponds Non ! Vous vous trom
pé z !
Peu soucieux d ’entamer avec le capitaine une
d i scu ss ion ardue,et qu ’ i l p révoyait longue ,
Jean se hâta d ’affirmer qu ’une femme hab ile
deva it s ’efforcer , tout en vaquant aux occupa
tions ménagères et en rempl i s sant ses devoi rs
mondains , de développer son i ntelli gence . E t ,
prononçant cette phrase,i l songeait que le pro
D E LA R U E D E S N O T A I R E S 93
blème de l’éducation fémin i ne lu i étai t ind iffé
rent .
Mais M . de Ramelet triompha bruyamment
A la bon ne heure ! Bravo J’
avai s peur de
me trouver en désaccord avec vous su r cette
question cap itale
Il lâcha sa grande idée
J ’ai l ’ intention de vous demander de ‘don
ner des leçons à ma fi lle .
Le j eune homme se senti t rougi r violemment .
Il ne répondit pas tout d ’ab ord , et l e cap itaine
se demanda s ’ i l ne deva it pas aborder auss i tôt
la question d ’
appoin temen ts supplémenta i re s
ce qui lu i étai t p énible . Jean sentait , à l a
racine des cheveux où le sang avai t a ffl ué,
mille p i qûres insupportables . Se s tempes bat
taient à grands coups,et c ’est à peine s ’ i l pu t
d ire , d’une vo ix altérée
C ’est une bonne idé e , une excellente idée ,
oui , u ne i dée excellente .
A s ’entendre parler,i l s e j ugea stupi de . Il
dompta , par un effort d’
orgu eil , l’émotion inso
l ite qu i l ’avait sai s i . Et,remi s
94 L A D EM O I S E L L E
Par où commencerons—nous ?
D e trouver Jean s i docile , M . de Ramel et ne
se senti t pas d ’a i s e . Au sm b ien il b rûlait d ’ex
poser ses théori e s .
Par où commencerons—nous ? Ah ! j y ai
pensé ! Que di riez—vou s , tout d’abord , d
’une
leçon d ’histo i re ? Car il ne faut pas songer à
imposer à une j eune fille des leçons ardues et
des exercices ins ip ides de récitati on . J’a i pensé
que c’é tai t par des manières de conversati on s
que nous attein dri on s plus ai sément le bu t que
j e me propose ouvri r l ’esp ri t d ’Et iennette,
l’
in téresser aux problèmes généraux . Tout
est dans l ’hi sto ire . Je m ’en su i s b i en aperçu
depu i s que j e feu illette l ’hi sto i re romaine . Mais
l’
hi sto ire romaine semblera fade à une j eune
fille .
L’
hi sto ire de France , alors ? crut deviner
L ’hist o ire de France C ’est cela . Mais j ’ai
imaginé une manière intéressante . Oh j ’ai
p ens é a tout ! Il faudrait que ma fille pût suivre
par des exemples p réci s la marche et le déve
96 LA D EM O I S E L L E
dédain . Il i nterromp it donc b rutalement M . de
Ramel et
Il me faudra des études p réliminaires . En
outre,j ’ai a peine le temps de me préparer à
ma licence,san s p rofesseurs
,san s l ivres pres
q u e .
Je vous donnerai cinquante francs de plus
par moi s , s e hâta de dire , en rougissant , le
vieux gentilhomme .
E t Jean,éblou i , accepta , avec quelques mots
de Mais i l demanda l ’au tori
sation de ne pas entamer immédiatement l ’é
tude de l ’histoi re et de commencer ses cours
par la l ittérature françai se . Il pensait qu ’ il y
brillerait plus a i sément .
D’
avoir réglé cette question ,et b ien que la
peur qu ’ i l avait eue d ’un re fus lu i eû t fait ac
corder une l ibéral i té trop large , M . de Ramel et
é prouve un grand soulagement . Il entraîna Jean
dans le jardin . E t , dès la porte , i ls aperçur ent
Ét iennet te ass ise sur un banc et b rodant ! le
l inge entourait son do igt . Elle ne les voyai t
pas veni r . E lle avait la tête penchée su r s on
D E L A R U E D E S N O TA I R E S 97
vrage et tirai t l’aigu ille à petits coups pressés .
Voyez,d it M . de Ramel et
,comme elle
ressemble au portrai t qu i est dans le salon,et
qui représente ma grand’
tante, celle qu i fu t em
prisonnée sous la Terreur .
Cette grand’
tante avait été mi se pendant
huit j ours a la pri son de Vertau lt , en 1793 ,
pour avoir'
caché un prêtre . Le portrai t du sa
lon la représentai t v ieille et fanée,avec des
yeux ternes,un vi sage dévot , et tenant à l a
main un l ivre d ’heu res . Telle qu elle , la famille
de Ramelet était accoutumée a la cons idérer
comme la personn ificat ion du courage . Elle
avait d it , en effet , aux sans—culottes vert il iens
qui étaient venus l ’arrêter ! Je mourrai,s ’ i l
le faut , comme mon ro i vénéré,sur l’écha
faud .
M . de Ramel et ne put s e reten ir de rappel er à
nouveau cette anecdote . Et i l s’
exprima en
termes fort vifs
Ces gens- l à éta ient des assass ins,la l ie de
la population . Le p rés ident du tribunal révolu
t ionnaire étai t un boucher, Parteret , l e grand
6
9 8 L A D E M O I S E L L E
père de ce Parteret qu i est ép i ci e r sur la place .
Voilà quels étaient les j uges,a cette ép oque .
Heureusement , Napoléon est venu . J e n’a ime
pas Napoléon . Mais il étai t le sabre nécessaire .
Ah ! s i nous avi ons un sabre
J ean approuva , car ses maîtres eccl ésiast i
q ues lu i avaient ensei gné l’horreur des guerres
c iviles , et la Terreur lui i n sp ira i t du dégoût . Il
blâmait le s maj orité s lâches qu i s e lai ssai ent
o pprimer .
Croyez—vous que s i tous les honnêtes gens
de Vertault s ’étaient révolté s , votre Parteret eût
pu mettre en pri son des innocents ? Nous sommes
des moutons , b ons à égorger , et tendan t le cou
a u premier boucher venu . Nous avons peur de
la mort . Tenez , voilà ce qu’elle fai t , la peur de
la mort !
Il montra,au lo in
,par del à le mur du jardin ,
les ruines du donj on . M . de Ramel et alors de
manda des explicati on s . Car i l étai t re sté douze
ans a Vertault sans rien apprendre de l ’histo ire
locale . E t Jean , auss i tôt , s e mit à parler , d’une
vo ix forte , et orato ire
100 L A D EM O I S E L L E
i nes timable , et , dans la campagne , i l ne res tai t
pas un bœuf pour labourer .
Les Vert il iens redoutaient leurs défenseurs
à l’égal de leurs ennemis . La garni son leur
avait pri s leur blé et leur vin , et ils étaient s i
pauvres que,pour la plupart
,i l s mendiaient
leur nourriture . Un gouverneur féroce empri
sonna les notables qu i,montrant leurs co ffre s
vides , se refusai ent a payer un nouvel impôt
de guerre . Mais le ro i l ’appel a à l’armée de
Picard ie . Il y mourut d’
un coup d ’
arqu ebu se.
E t dè s que les hab itants connurent la fin de ce
cap itaine , i l s se j etèrent sur la forteresse . Ils la
démoli rent , p ierre par p ierre,et , n
’
écou tant
po int les supplications des femmes,renversè
rent même la tour du guetteur . Ils avaien t
peur . Ils voulai ent vivre avec leurs en fants et
leurs femmes . Ils détes taient la l i cence et les
p rivautés des gens d ’armes . Ils voulaient fa ire
commerce et marchander La citadelle ren
versée , Vertault ne fu t plus qu’un grand bourg
où l ’on marchanda . Ils marchandent encore nu
jou rd’
h u i et ne parle nt que commerce . Leur
D E L A R U E D E S N O T A I R E S 101
héroïsme est resté en fou i sous les vie ille s p i erres .
Ils en fabriquent , des pharmaciens ! A peine
bacheliers,les j eunes gens se p récip i tent à la
pharmacie vois ine pour y apprendre le méti e r,
un bon métier , prop re , lu crati f et cons idéré .
Le ton apprêté de ce d iscours ne surpri t po int
M . de Ramel et , qu i aimai t l’
é loqu ence et é ta it
porté à admirer lorsqu ’on parlai t fort . A vrai
d ire,tout ce morceau déb i té d ’une hale ine
n ’étai t q u ’un passage d ’un article longuement
composé par J ean à l ’ intention d ’un j ou rnal
pari s ien,qu i s ’étai t gardé de l ’ insérer . Dans
cet article , i ntitulé La leçon des viei l l es
p ier res, le j eune homme appelait aux armes les
j eunes gens de province et flétrissait leurs
ambitions util i tai res .
M . de Ramel et fris sonnait .
Robert sera soldat , déclara—t—il avec force .
Il sera soldat comme j e le fu s moi-même . Nous
ne détrui sons pas les forteresses,nous autres .
Mais , s i l’
on veut que nous all ions ten ir garn i
son à S trasbourg , nous sommes prêts
E t , d’
un geste courageux,i l montra l ’extré
6 .
102 LA D EM O I S E L L E D E LA R U E D E S N O T A I R E S
m ité de l ’allée , qu 1l supposait orientée vers
l’
Est .
Lorsqu’elle avait entendu la vo ix de Jean
Falibert , Ét iennette avai t relevé la tête . E t s i
le s branches d ’un j eune arbuste ne l ’avaient à
moiti é d i s s imulée , le j eune homme eû t pu vo i r
q u e son éloquence avai t sati sfait deux auditeurs .
Portée à mépri ser la lâcheté, Et iennet te, pour
la p remière fo i s , avait regardé avec curios i té ce
j eune homme pâle qu i dédai gnait les pharma
c iens .
M . de Ramel et s’
avançait vers elle et , dési
gnant Jean Fal ibert , d i sai t
Je te p résente ton professeur . As—tu eu
tendu comme il parle b ien ? Demain tu prendras
ta première
Les deux j eunes gen s étaient debout face à
face . Ils échangèrent un court regard , rougi
rent et se turent .
104 LA D EM O I S E L L E
E t il sentait b i en que , s’ i l retrouvait sa phrase
,
i l n ’
oserait plus la dire , ou qu’el le sonnerai t
faux,dans cet te grande p ièce clai re .
Pour la première foi s , Étiennette lu i sem
blait presque j ol ie . Elle avait le vi sage repos é .
Un peu de sang était monté à ses j oues . Il re
marqua qu ’elle avai t de longs cils pâles et des
main s comme il n ’en avai t jamai s vues,blan
ches , sou ples et hab iles , aux doigts li sses . Il
regarda les s i ennes , courtes , vulgaires , les pha
langes séparées par des nœuds épai s . Il n ’
osait
pas so rti r son mouchoi r de sa poche pour
essuyer son front où la sueur perlai t . Car il sa
vait que ce moucho ir é ta it zébré de rayures
rouges et qu ’une initiale d ifforme en occupait
le co in .
Ét iennet te ne bougeait pas . Ell e avait levé
l es yeux vers le j eune profess eur,pu i s le s avait
aus s i tôt abais sé s sur un cahier de pap ier blanc
qu i était devant elle . Aucune impati ence ne
l’
agitait . Le s grandes p en sées qu i an imaient
M . de Ramel et lu i étaient étrangères . Elle igno
rait pou rquo i on l ’asseyait à nouveau sur un
D E LA R U E D E S N O T A 1 R E S 105
banc d ’étude . Elle ne se sentai t au cun dési r de
connaître la l i ttérature . Auss i b ien ne sais is
sait—elle qu’
à demi le sens de ce mot . Des leçons
de li ttérature éta ient à ses yeux le complément
des leçons d ’orthographe , comme l’
enseigne
ment de la géométri e eût légitimement su ivi
celu i des quatre règles .
Voulez—vou s que nous étudi i on s Racine ?
E l le acqu iesça d ’un s igne de tête . E lle ne
connaissai t po int Racine . Ce nom même lu i
s emblait un peu rid i cule .
Il lut auss itôt , avec volub il ité
Est—cc to i , ch ère El ise ? 0 j ou r tro is fo is heu reux!Qu e bén i so it l e c iel q u i te rend à mes vœu x ,
Toi q u i de Benj amin comme moi descendu e
Fu s de mes premiers ans l a c ompagne assidu e,’
Et q u i d’
un même j o ug sou ffrant l ’oppressi onM
’
aidais à sou p irer l es ma lh eu rs de
E t , s etant ains i mis entrain ,i l commença à
parler d ’
Esther d’
Assu éru s et de l ’al t ièreVasthi .
ll résuma la p iece assez rap idement . Mademoi
selle de Ramel et avait lu cette aventure dans
l’
Histoire Sainte , qu i étai t b ien le seul l ivre
106 LA D EM O I S E L L E
qu ’elle eû t étudié avec quelque so in . Auss i
écoutai t—elle di strai tement . Quand il aborda
l ’étude des caractères,cita la règle des tro i s
un i tés,apprécia l’ensemble de l ’œuvre d ’aprè s
la méthode cu i stre qu i e st en honneur dans
l’
Université , elle s’
ennu ya tout à fait .
Lui , qui s’étai t ass i s en face d ’elle , fu t b ientô t
gêné par l ’attitude ind ifférente de cette j eune
fille s ilenci eu se . Il s e leva , et , touj ours par
lant,i l marchait à grands pas , fai sai t des ges tes .
Il reconnut madame de Montespan sous les
apparences de l ’al t ière Vasthi . E t i l rat tra
pait , de-ci de- l â , quelques-unes des formule s
éloquentes qu ’ i l avait imagi nées la veille , dans
sa chambre pauvre . Mai s elles s e rattachaient
mal à la leçon verbeu se,comme un galon trop
éclatant,mal cousu sur une humble étoffe .
Plus attentive au spectacle qu ’ i l lu i offrai t
qu ’aux ensei gnements qu ’ i l tentait de lui donner,
Ét iennette le regardait avec une curio s ité effarée .
Elle p ensai t qu ’ i l faisait b eaucoup de bruit,e t
la course saccadée qu ’ i l accompl i ssai t autour de
la p iè ce lu i parai s sai t C ’es t une
108 L A D EM O I S E L L E
vu brillant,sp i ri tuel et tendre . Il arrivai t qu ’i l
faisai t figure de p ion . Il avai t compté su r son
presti ge professoral,i l avai t compté sur sa
p etite s ci ence pour obteni r d ’
Ét iennet te u n si gne
d ’ intérêt . Mai s i l regardai t ses yeux pâles et n ’y
découvrai t aucune lueur . E ll e attendait la fin du
cours . Quand il se ta irai t,elle s e lèverait pour
aller déj euner . E t les j ou rs passeraient ain si . Il
n e prévoyait point qu ’ i l pût jamais vaincre l ’ i n
d ifférence où elle s’
enfermait .
Que j ’a ie seu lemen t cinq cents fran cs,e t
comme j e qu itterai avec j oi e cette maison
d’
id iots !
Il sorti t plein de rancœu r et d’
amertume. Il
avai t à pe ine salué mademoisel le de Ramel et ,
qui en avai t é té fort choquée . Il descendai t la
pente de la rue de la Ju iveri e d’un pas saccadé
et mécontent . Il ne pouvait concevo i r que made
moisel le de Ramel et ne se fût pas .enthousiasmée
pour la douce E sther et le cruel Aman . Il s’
af
firma a lui—même qu ’elle était d ’une stup id ité
congénitale .
Et ce fu rent d’autres leçons pareilles . Elles
D E LA R U E D E S N O TA I R E S 109
aggravèrent sa p remiè re dé convenue . Jean avai t
espéré que M . de Ramel et viendrai t ass i ste r aux
leçons . Ai ns i fû t née une conversation familière ,
qu i eû t bientôt créé une certa ine intimité . Mai s
le cap i taine déclara qu ’ il entendait se teni r à
Pécart
Je me rése rve , d it—il , de constate r dans
q uelques moi s les progrès accompl is par Étien
nette . Jusque—là il es t p référable que j e me
reti re sous ma tente . Ma présence vous inspi
rerait peut- être des développements trop vastes
et trop savants . O r il ne faut point donner à
cette j eune intelligence une nourriture tr0p
lourde . De bons petits plats , de bons
petits
E t il affecta de ne po int surveiller l ’ensei
gnement donné à sa fille . Au reste , d’au tre s
soucis l ’obsédaient déjà . Une lecture imprudente
lui avait fait conj ecturer que sa maison é tai t
bâti e sur l ’emplacement d ’une demeure gallo
romaine . Et i l fou illai t le s ol de la cave dans
l’espo ir de découvri r de vie illes poteries,des
monnai es et des b ij oux . Auss i le brui t courait
7
1 10 LA D E M O I S E L L E
avec pers i stance dans la ville que M . de Ramel et
devenai t fou .
Lors que Jean arrivait le matin à l ’hôtel,i l
rencontrait parfo i s dans le vestibule le cap i ta ine
qu i sortai t des sous- sols , essouffl é e t terreux .
Que devient notre j eune Aspasie ? deman
dai t- il .
Et,san s attendre la réponse
,il courait au
fond du jardin,où il avai t installé un tamis à
travers lequel il faisai t couler le sable dur qu ’ i l
apportai t lui—même de la cave,dans une p etite
cai ss e .
Jean pénétrait dans la bibl io thèque . Il trou
vai t Ét iennet te ass i se à la place qu ’elle avai t
occupée le j our de la p remière leçon et que ,
par conséquent,elle croyai t devo ir adopte r
définit ivement .Aucun ruban inattendu n ’
égayait
j amai s sa robe plate . Aucune lumière sub ite
n’
écl airait j amais ses prunelles . Quand le j eune
homme parlait , i l semblait qu’elle l ’écou tât avec
une soumiss ion hautaine .
Il tenta d ’
éveil l er l ’attention endormie der
riere ce front dur et fro id . Il renonça au ton
1 12 L A D EM O I S EL L E
jugés sentimentaux su ffisent à pousser au p ied
du trône les j eunes hommes ambitieux . Il éta it
prêt à répéter le serment de Rast ignac . Mais il
n ’avai t pas d ’argent pour aller j usqu ’au Père
Lachai se .
Pas d ’argent ! Au l ieu de se lancer dans la
cohue pari s ienne et de s ’y frayer un chemin à
coup s de talon , i l donnait des leçons obscures
à une fille i ns ip ide . Pourtant il ne se jugeait pas
inférieur à Ru bempré ou à Rast ignac . E t on a
tant répété que Rubempré et Rast ignac sont des
typ es vrai s , et que Balzac fu t un historien !
Il rêvai t l ’ ivresse de la notori été rap ide,les
succès d ’
intr igu e et les triomphes de la tribune .
Il rêvait les applaudis sements des audito i res ,
les fiat teries q uot id iennes du courrie r des
romanci ers et les insulte s des imb éciles . Il
rêvai t son nom en lettres cap i tales , l e sourire
des belles comédiennes et la j alous ie des pon
t ifes. Il rêvait les nu its parfumées , les alcôves
célèbres , tous les plais i rs dans une même coupe
qu ’ i l vi derait sans étonnement .
D ix mo i s encore ! Il lui faudra it dix moi s
D E L A R U E D E S N O TA I R E S 1 13
avant de pouvoi r qu itter le servage . Car le père
Fal ibert se montrai t exigeant . Il prétenda i t que
son fils contribuât désormai s aux dépenses de
la mai son . La mo iti é des gains du j eune homme
passai t dans les mains du serrurier,lequ el
,
maintenant,s
’
at tardait au cabaret .
Il avait grandi au mil ieu de camarades hai
neu x . Sa mère étant mort e comme il atte ignai t
s ix ans , i l n’avai t pas connu le tendre refuge
où les enfants ou bl ient leu rs petite s vanités et
d ’où ils repartent avec un souri re renou velé .
Son père n’
eût ri en compri s à ses asp irati ons ,
non plus q u’
à l’
aigreu r de s es déception s pré
maturées . Il n’avait pas d ’amis, i l n
’osait prendre
pour confi dent l ’abbé Chomeyrat , qu i l ’eû t
i nvité à s ’approcher des sacrements et a de
mander à D i eu la rés ignation . Il ne voulai t pas
se rés igner . E t l ’on ne s ’avance pas vers l ’autel,
les poings cri spés et la b ouche amère .
I l eût moin s souffert,s i
,en attendant les glo
rieux tr i omphes auxquels il se croyait préparé,
i l eût pu du moins vaincre l ’ i ndi ff érence d ’
Ét ien
nette et remport er ains i un succès d ’avant—garde .
Ce j our—là , Jean Fal ibert , ayant ouvert sa
serviette, s
’
aperçu t qu’ i l n ’avai t pas apporté le
manuel de l itté rature,mais un volume de
d imensions i denti ques et qu i s e trouvait être un
recueil de morceau x choi s i s des poètes français .
Il lu i étai t donc impos si ble de fai re une leçon
qu ’ i l n ’avai t p o int préparée et qu ’ i l comp tait
l ire,su ivant son habi tude
,dans l ’ouvrage de
l ’abbé Ce contretemp s l ’affiigea modéré
ment . Avec une belle assu rance il annonça à
mademoi selle de Ramel et qu e le cours cousi s
terai t en une lecture des poètes françai s et
qu ’ i l la priai t de lu i demander des expl i cati ons ,
1 16 LA D EM O I S E L L E
avec le Cr u cifiæ , représentait l’œuvre du poète .
Mademoi selle de Ramel et ne connai ssai t n i les
poètes n i les romanciers . Mai s une certaine
exaltati on de la phrase lu i était chère . Elle en
avait p ri s —l e goût dans les manuels mystiques ,
dont elle possédait une collection importante .
Quelle effrénée langue d ’amour parlent les l ivres
p ieux ! Quels transports que ceux de l ’âme ch ré
ti enne abîmée devant son créateur ! Ses suaves
asp i rati ons ne s ’expriment pas autrement que
les plus v i olents dés i rs charnels .
Jean li sait comme li sent ceux qui i gnorent
les plus rudimentai re s principes de la diction ,
et , s i l’on peut d ire , avec une monoton ie pas
sionnée. Il avait d ébuté d ’une voix sourde,car
une certaine gêne l u i serrait la gorge . Mais ,
ap rès les premières strophes , i l éleva un peu le
ton,s e lai ssa emporter par le rythme .
Ayant achevé , i l regarda son élève .
Mademoiselle de Ramelet pleurait .
Elle pleurai t . Tout de su ite une émotion
inconnue l’avait sai s i e , et vainement eût-elle
essayé de lutter contre elle . A peine pourtant
D E LA R U E D E S N O TA I R E S 1 17
sai si ssait—elle le sens préci s des mots . C ’était
une grande - musique vague qui la pénétrai t
d’
at tendrissement . Les larmes avaient sponta
nément j aill i . Au x xe s iècle , cette j eune fille
pleurait au La c de Lamartine .
Cette sens ib il i té ne parut pas rid icule au j eune
homme . Lu i—même se souvenait d ’avo i r san
gl oté sur de belles pages désu ètes . Les j eunes
gens pauvres de la peti te p rovince , dont la
b ibl i othèque se borne à quelques vieux l ivres
célèbres,l i sent ass idûment Hugo et Lamartine .
Du moins les l isent—i ls avec un grand fri sson .
Aux soi rs de leurs p romenades sol i tai res,i l s
évoquent la plage sonore de la mer de Sorrente ,
les enchantements des nu its itali ennes et le s
cheveux dénoués des amantes romanti ques . Leur
chasteté forcée p rovoqu e en eux d’
incompara
bles dés i rs . Les merve illeuses lettre s d ’amour
qu’ il s écrivent à l ’ inconnu e ! Les fiévreux ser
ments qu ’ il s prononcent !… Graziella passe,et sa
robe légère s’
entr’
ou vre sur sa gorge ardente
A vo i r qu ’une émotion remuait ce visage qui
ne s ’était j amai s animé , le j eune homme fu t
1 18 LA D EM O I S E L L E
bouleversé . Tout son romanti sme lui monta au
cerveau . En une seconde , i l oubl ia la fro ideur
qu ’elle lu i témo ignait depu i s des semaines , les
dép its qu’ i l en avai t éprouvé s et les résolution s
d’
impassibil ité qu’en retour il avai t formées . Il
lu i sembla qu ’un fri sson commun les appare illai t
l ’un a l ’autre . Il s’
approcha d’elle
,se lai ssa
tomber sur le tap i s et , prenant la main qu’elle
abandonnait,balbu tia de chaudes paroles
Vous vous n ’êtes donc pas
celle que j e croyai s voir ?… j ’ai tant souffert à
cause de vous ! Vous ne savez pas ! Je pleure
auss i quelquefo i s , le s0 1r , dans ma chambre , et
c ’est votre dédain qui me fait pleurer . Pourquoi
ne me parlez—vous j amai s ? Vous ne voulez
même pas me regarder . Vous ne m ’avez s ou ri
qu ’une fo i s , quand j’avai s cassé la sonnette . E t
c ’étai t pour vous moquer . Je m ’étai s j uré d ’être
aus s i méprisant que vous . Vous versez une
larme , et j e sens b ien que j e vous adore . Ne me
torturez plus ! Je vous
Il se pencha sur sa main , y mit des lèvres
b rûlantes .
120 LA D EM O I S E L L E D E L A R U E D E S N O TA I R E S
ricanements d e la v ille,la fureur du serruri er .
Il ne mettai t pas en doute que mademoi selle de
Ramel et ne fû t allée trouver son père pour lu i
raconter la surp renante conduite de son profè s
scur . Le cap i taine allai t entrer et le chasser.
Son cœur batta i t à grands coups . Son front
brûlai t . Il ramassa le volume tombé à terre et
le j eta dans sa serviette . Une glace lui p résenta
le désordre de son vi sage , les yeux brillants ,
l es jou es enflammées . Il courut à la fenêtre ,
qu ’ i l ouvri t toute grande . Mais auss i tôt i l
repoussa le battant . Il avait aperçu Ét iennet te
marchant au long d ’une allée . Elle s emblait
calme et fro ide . Sa phys ionomie ne décelai t
aucun trouble .
Il cria p resqu e
Je me vengerai ! Je me vengerai !
I l mit son chapeau , s’
él ança dans l’escal ier
,
traversa comme un fou le vestibule et s e rua
dehors . Madame Sonsois, qui le vi t passe r en
courant devant l ’égl i se,conj ectura qu ’ il venait
d’arriver quelque chose .
Rentré dans sa chambre , i l comparut devant
son prop re tribunal .
C ’étai t à cette défaite misérable qu ’avaient
abouti ses calculs orgueilleux ! Une larme sur
une prunelle claire,et i l avait con fessé , en san
glotant , un amour romantique . Il s’
invect iva
avec violence . Le séminaire lui avai t appri s que
la maîtri se de so i,l
’
écrasement des impuls ions
spontanées est la plus haute vertu . L’
irritat ion
qu’ il éprouvait de s ’être la i ssé emporter par la pas
s ion domina d’abord tous les autres sentiments .
E t pui s , le souven i r de l’échec humiliant s ’ im
posa .
122 L A D EM O I S E L L E
Il s emblait au j eune homme qu ’ i l n ’avait
j amai s a imé mademoiselle de Ramel et . En
quêtant son amour,i l n ’avai t po int cherché
de sati s faction sensuelle,mai s la j o i e glacée
d ’une victo ire difficile . Comment ava it—il pu
tomber à ses p i eds ? Il ne comprenait plus . Le
personnage qu ’ i l avait été une heure auparavan t
lu i parai s sai t élo igné et d ifférent de lu i , et il
répudiai t ses attitudes .
Il eu t une s i grande honte de lu i—même qu ’ i l
se j eta sur son l i t et enfoui t sa tête dans
l’
oreill er . Nos p ire s humiliati ons sont celles que
nul ne soupçonne et don t nous rougis son s
pourtant , s eul avec nous-même , comme s i le
monde entier les connais sa it e t nous accablait
de sarcasmes .
Il passa une heure dans sa chambre,s e char
geant de reproches . Puis i l tenta d ’envi sager
fro idement la s ituati on qu ’ i l s ’éta i t faite .
Il ne mettai t pas en doute qu’Et iennet te n ’
eût
tout raconté à son père . Retournerait—il donc à
l ’hôtel de Ramel et pou r encourir le courroux
grandiloquent du cap ita ine ? D éj à i l imaginait
124 LA D EM O I S E L L E
Ce gentilhomme ne semblait nu l lement irrité .
Bien sanglé dans un veston court,la mine
fraîche et l ’œi l vif, il souriai t . Il ne vi t point la
pâleur du j eune homme . E t tout de su ite il
parla avec volubil ité .
Notre cher abb é n ’est pas là . Mais il va
ven ir . On l ’a appelé chez la mère Bau direl , dont
la fille est trè s malade . Vous allez l ’attendre
avec moi . J ’ai une grande nouvelle a lu i
apprendre . Ce matin , j’ai trouvé , à un mètre
cinquante au —dessous du sol de ma cave ,
cecL. .
Il sorti t un portefeu ille de sa poche , l’
ou vrit ,
en ret ira un obj et mince,de forme ronde et
fort rouillé .
Qu ’en pensez-vous ?
Jean prit l ’obj et , le retourna , l’
examina avec
so i n et émit l’
0pinion qu ’ il tenait la une
médaille de bronze .
Une médaille ? di t l e cap itaine . Je n’
y
avai s pas songé . Je p enche à cro i re que c’est
une p ièce de monnaie . J ’ai di stingué deux
lettres V . A . Que peuvent—elles s ign ifier ?
D E LA R U E D E S N O TA I R E S 125
V . E . s’
eXpl iqu eraient d’elles—mêmes . Vert il ium,
Vertault . Mais V . A . ! Le nom d ’un empereur,
peu t—être . L’empereur Valère ? Ou d’
un consul !
Comment deviner?Auss i sui s—je venu en grande
hâte consulter l ’abbé . Je ne pui s encore voler
de mes propres a iles . Mais et i l bai ssa le ton
mai s j ’ai écrit à Pari s pour commander de s
ouvrages ' spéciaux . J’
ent reprends de s é tude s
qu i occuperont , sans doute , le reste de ma vi e .
Jean ne p rêtai t à ce d i scours qu ’une attenti on
médiocre . Tournant entre ses do igts ce morceau
de métal que , vingt s iècle s auparavant , u n cen
turion au vi sage glabre , galopan t à la su i t e de
César,avait lai ssé tomber d ’une bourse de
cu i r , ou bien qu ’un soldat paillard avait j eté
par déri s ion a la fille barbare rencontrée et
sai s ie au revers du chemin , ce j eune homme
pourtant sensi ble aux appels du passé n ’évoquait
point la pu issance romaine , la marche v icto
rieuse des cohortes étincelantes , le farouche
tumulte des Gaulo i s in soumis , leur grande el a
meur qu i désordonnai t le s aigles et troublait
même l’âme glacée du proconsul . Il s’
étonnait
LA D EM O I S E L L E
seulement qu’Et iennet te n
’
eût po int parlé et'
cherchait les causes de ce s ilence inattendu
Mais le cap itaine ne lu i lai ssa pas le temps
d ’une ré fl exion profonde . D éjà il éte ndai t la
main vers son tréso r .
Avez-vous vu ? C ’est b i en V . A . , n’est- cc
pas ? Pensez-vous que l ’abbé me fournira u ne
hypothèse Que n ’ai—je votre
j eunesse ! Il me s emble que j ’ai p erdu ma vie !
Il reprit la p i èce,l
’
envel oppa so igneusement
de p ap ier de so i e et la replaça dans son porte
feu il le . Puis , s e frappant le front , comme pour
accuser s a mémoire
Au fait,dit- i l
,j ’oubl iai s de vous fél iciter !
Ét iennette s’
est décidée,ce matin
,à me parler
de vos leçons . J’
at tendais ce moment—là . Auss i
longtemps que ma fille ne man ifestai t pas un
intérêt parti culi er , tous mes encouragements
eus sent été inutiles . E t c ’est a cause de cela
que j e vous avai s d it ne pas voulo i r m ’occuper
de ses p rogrès . O r,ce matin
,à déj euner
,ne
m ’a—t—elle pas entrepri s su r Lamartine ? A vrai
d i re,j e n’ai pu lu i répondre qu
’
imparfaitement .
128 LA D EM O I S E L L E D E L A R U E D E S N O T A I R E S
D ebou t devan t lu i , M . de Ramel et et Jean.
Fal ibert ne surent quelle phrase prononce r . L e
cap i ta ine n ’osa pas sorti r de sa poche la p ièc e
de bronze . Il se dirigea vers la porte , su r la
po inte du p i ed . Jean le suivit . L’abbé ne bo u
geait pas . Une larme coulait su r sa j oue ras ée .
XV I I
Lorsque Jean se retrouva , le lendemain , en
face de mademoiselle de Ramelet , celle—ci n e
semblait avo i r gardé aucun souven ir du récent
événement . Elle avait repri s sa pose et son
attitude hab ituelles . Elle crayonnait sur les
pages de son cahier les mêmes dess ins impréci s .
Aucune fièvre ne troublait se s yeux . Quand il
parla , elle parut , comme à l’ord inai re , ne rien
comprendre .
Éta it-cc donc la ce que lu i avait p romis le
cap itaine ? San s doute , Ét iennette, après un
bref émoi , avai t oubli é Lamartine , le La c et
les sanglots qu i l’avaient secouée . Ou bien elle
1 30 L A D E M O I S E L L E
rougi ssai t de demander à un inférieur des expl i
cations complémentaire s . Il tâche de ne po int
balancer entre ces deux rai sons . Mais c ’est en
vain qu ’ il voulai t imposer à son esprit cette
d iscipline . Cependant il parlai t et tombait d’ac
cord avec l ’abbé X… que les Mémoires d’
ou tre
tombe avaient été arrachés à la plume défail
lante de Chateaubriand par des créanciers
av ides .
Ayant enfin terminé sa besogne,i l s e leva .
Mademoiselle de Ramel et ferma en hâte son
cah i er et se leva auss i . Elle lu i fi t un léger
s igne de tête , pas sa devan t lui , ouvrit la porte
et di sparut .
A dater de ce j our , i l ne vécut plus que pour
l ’heure quotidienne de la leçon . L ’abbé Cho
meyrat s’
étonnait de s es yeux trop b rillants e t
de sa pâleur pro fonde . Les vo is ins se gaussaien t
de sa mine défaite . Il passait sans vo ir les re
gards amusés et les sourires narquo is . Il répon
dai t évas ivement aux question s amicales . Ses
l ivres res ta i ent fermés . Tous les j ours , après le
déj euner,i l s ’en alla it au dehors de la ville , sur
132 L A D EM O I S E L L E
cours pas s ionnés l’âme de sa fille . Jean n ’avait
à compter que sur lui-même . Il l e sentait et s ’en
désespérait .
Auss i b ien il ne faisai t aucun effort pour se
montrer s édui sant . Décidé qu ’ i l éta it à ne plu s
ri squer au cune démarche humiliante , i l avait
cependant une foi vague dans l ’ i s sue heureuse
de l’ave nture . Sans qu ’ i l s e l ’avou ât clairement ,
i l attendai t le moment où , suivant les romans
qu ’ i l avait lus,la j eune fille noble se j ette au
co u du ro turie r au grand cœur et lu i avoue un
amour longtemps dis s imulé . C ’est b ien la con
damnation des romans qu ’on pui sse,aprè s en
avo i r lu des mill i e rs,n ’être muni -que d ’une
p sychologie en fantine et cro ire poss ibles les
p lus invraœemblabl es rencontres . Que les filles
s ont faciles,ou b ien difficiles
,dans les œuvres
d ’ imaginat ion
Un mois passa . La cri se que traversait le
j eune homme ne diminuait po int . Il souffrait
de toute son âme mise à vif. E t seul l ’orgu eil
le soutenait encore . Même pas l ’orgu eil , qui
s ’abai ss e et pl ie parfo i s,mais la van i té qu i
D E L A R U E D E S N O TA I R E S 133
ré s i ste e t se cache pour sai gner . Tri ompher
d’Et iennet te, ce n
’étai t pas posséder dans une
noble fièvre le corp s et l ’âme de la j eune fille .
C’é tai t un iquement obteni r qu ’elle cédât , quitte
à renoncer ensu i te à elle p our l ’étern ité . Il vou
lait qu ’elle abd iquât sa hauteur et s on ind iffé
rence,qu ’elle reconnût les mérites qu ’elle mé
pri sai t . Il s"avou ait qu ’ il se fû t contenté d ’un
commerce sentimental . Un souri re , une press ion
de main,des p romesses indéfinies, une entente
ob scure,la s e bornaient ses dés i rs .
Ét iennet te restait impas s ible . Les leçons se
succédaient sans qu’aucun changement su rvînt .
On le voyai t dépérir,et sa déchéance éta i t s i
évidente qu ’elle fini t par émouvoir le s railleurs .
L es uns d irent qu ’ i l travaillait trop . Les autres ,
moins clairement,affi rmèrent qu ’ i l s e man
geait les sangs On se mit à le plaindre .
Or , un j our , après la leçon , Ét iennette, qui
n e l ’avait pas j usque—là regardé une seule foi s,
s ’arrêta devant lu i et , soudain , rougissante , lu i
du !
Pourri ez-vous me prêter les Médi ta tions
8
134 L A D EM O I S E L L E D E LA R U E D E S N O TA I R E S
de Lamarti ne ? Papa m ’a d i t de vous les deman
der .
Il fu t tellement surp ri s que les mots lu i man
qu èrent . Il articula pén iblement une phrase
confuse . Il promettai t d ’aller chercher l ’ouvrage
à la b ibli othèque mun icipale . Il l ’apporterait le
lendemain sans faute , sans
136 L A D EM O I S E L L E
soldat de salon fi t belle figure su r les champ s
de bataille . Il courai t au danger comme à u n
rendez—vous d ’amou r . E t i l savai t comment o n
s e comporte dans les rencontres galantes . Pou r
que les ennemis pussent le faire p ri sonn ier,i l
fallut que leurs ambulanciers le relevas sen t,
percé de s ix blessures,sur un amas de cadavres .
Il fu t guéri en deux mois,envoyé dans une
fortere ss e allemande d ’où il s’
échappa , revint
en France et combatti t j usqu ’à la paix ave c
le même emportement j oyeux que , disai t—on ,
la p rincesse de Mitternacht ava it goû té s i
fort .
A la revi s ion des grades,i l se trouva que le
l ieutenant de Boissicou rt étai t devenu colonel .
La commiss ion pensa que le brevet de cap ita i ne
su ffi sai t à payer s on courage . Sur quo i , i l dé
missionna et put amsn garder le ti tre de colo
nel . I l rep ri t sa vie tumultueuse et , au bout de
dix ans,alo rs que le s plus déterminées ma
rieuses avaient renoncé à convaincre ce cél iba
tai re obstiné,i l ép ousa soudain , pour la stupe
faction de tous , une j eune fille de p rovince ,
D E LA R U E D E S N O T A I R E S 137
rencontrée dans un château de Bo u rgogne,au
hasard d ’un voyage imprévu .
Pendant s ix moi s , i l dé serta les salons et les
cercles . E t s es ancien s amis raillaient cette
retra ite bourgeo i se . Puis i l était rentré dan s le
monde , accompagné d’une j eune femme fine et
pâle , dont les yeux noi rs brillai ent d’une ardeur
déj à trop airert ie. Madame de Boissicou rt devait
mouri r de cette flamme qu i la dévorai t toute .
Elle sut les infidél ités san s nombre que son
mari ne tarda po int à commettre . Mais elle l ’ai
mait trop pour le j uger . Lorsqu ’elle s’
é teign it ,
elle adorait encore le beau et léger cavalier qu i
j etai t son amour comme une chanson à tous
les hasards du chemin . E t sa mort fu t parfumée
du souven i r des s ix moi s de pass ion héroïque
et charmante qu ’ ils avaient vécus tous deux , au
fond de l ’hôtel de la rue de Verneu il , seuls ,
servi s par un vieux domestique s ilencieux , ne
sortant j amais,ne recevant personne
,ne déca
chetant même pas les lettres,cloî trés dans leur
dés ir comme derrière les grilles d ’un couvent
espagnol .
138 L A D EM O I S E L L E
Sophie avait tro i s ans lorsque sa mère mon
rut . D epui s lors , elle avait grand i au x mains
des gouvernantes . Le colonel n ’avait j amai s
trouvé le temps de s ’occuper d ’elle , entre deux
aventures .
E lle n ’étai t venue à Vertault qu’
une seule
foi s , cin q ans auparavant . E t c’était alors une
gamine qu i j ouai t à la p oupée . Depui s elle avait
fait ses débuts dans le monde . Ét iennet te l ’at
tendai t avec une curi os i té fiévreu se.
Tout d ’abord , elle ne reconnut po int sa cou
s ine eu cette grande j eune fille qu i sautait les
tement sur le qua i de la gare de Vertault .
Seph ie portait à la main un peti t panier d’où
émergeai t la tête i ntelligente et chétive d ’un
griffon roux . E lle é ta i t vêtue d ’un costume de
voyage à grands carreaux anglai s , dont la j upe
courte découvrait se s chevilles étro i tes . Ses che
veux blonds bouffaient a la diable autour de
son vi sage j eun e , éclai ré par des yeux bleus ,
durs et i ncrédules . D étail affreux elle étai t
co iffée d’
une casquette . E t toute sa personne
offrai t un a i r décidé , querelleur e t indépendant .
LA D EM O I S E L L E
Vieux Pierre , d it—elle , j e sui s contente de
vous vo i r .
Mademois elle de Ramel et trouva choquantes
cette étreinte et cette parole .
Il a une b onne tête d it mademoi selle de
Boissicou r t,cependant q u elle s
’
asseya it sur les
couss in s de cu i r de la berl i ne,qu i se mit en
route avec un affreux vacarme . Tout le monde
a une bonne tête i ci,même le cheval . Oh ! l e
cheval ! quelle p oul in i ère p erve rs e a extorqué,
pour le produi re,les faveurs d ’un percheron
mâtiné de normand ? Mais tu ne d i s
En effet,mademois elle de Ramel et , plongée
dans une s tupeur extrême,regardait
,bou che
bée , sa cous ine .
Je vo i s ce que c ’es t , d i t celle- ci . Je te
scandal i se . Tu fai s la même figu re que fai t
miss , lorsque j e perpètre ce qu’elle app elle mes
impropretés Elle devait ven ir avec moi ,
miss ! Mais j ’ai trouvé le moyen de la pla
que r .
La plaquer ? demanda Ét iennette avec une
surpri se qui n ’était p as j ouée .
D E LA R U E D E S N O TA I R E S 14 1
La quitte r , l’
abandonner , m’en débar
rasser Veux-tu que j e te passe le di ctionnaire
des synonymes ? Allons bon ! encore un s can
dale Eh b ien,oui
,là
,c’est vrai , j e su is mal
élevée . Seulement , j’ai bon et pui s j ’a i
le respect de la famille . Tu verras comme j e
serai sage tout à l ’heure , à la maison ! Je sera i
plus p ieus‘
e que ma tante et plus royali ste que
mon oncle . Je d ira i mon Bened ic ite. Je cri erai
Vive le Roy ! au dessert . Je ne parlera i pas
avant qu ’on m ’ i nterroge . J e ne redemanderai
pas de la tarte . Mai s , en attendant , j e me lai sse
un peu aller . E t tu ne me dénonceras pas , parce
que tu m ’aimes b ien . E t mo i auss 1 , j e t’aime
b ien . Comme tu do i s t ’
ennu yer ! Qu’est—cc que
tu peux faire toute la j ournée ? Mais , au fait ,
pourquo i ne te marie s—tu pas
A cette question,Ét iennet te ne répondit que
par un ! O h ! Sephie ! s i pla intif et s i mal
heureux que mademoiselle de Boissicou rt s e
renversa sur les cous s ins pour s’
égayer plus
commodément . Un rire frénétique agita it toute
sa mince personne , depui s les fines bott ines
142 L A D EM O I S E L L E
anglai ses j u squ ’à la casquette po sée su r le s
cheveux fous .
d it-elle entre deux qu intes ,
Ce n ’est pas gentil de me fa ire ri re comme
j e Heureusement , ma tante
cro ira que mai s c ’est
Ah ! tu me rendras malade !
Elle ri t de plu s b elle,pu is s e calmant sou
dain , et regardant sa cousine avec des yeux
encore mouillés
—'
Alors , dit—elle , tu as un fl i rt ?
Mais la consternation douloureuse qu i s e
peign it sur le pâle et s éri eux vi sage de made
moisel l e de Ramel et p rovoqua de nouveau l ’h il a
rité de Seph ie . Elle ne s ’arrêta que lorsque la
vo iture commença de gravir , en grinçant , la rue
escarpée qu i conduit à la ville haute . Alo rs
mademoi selle de Boissicou rt , pas sant son bras
autour du cou d ’Et iennette, l’
embrassa sur les
deux j oues . La berl ine ayant fait hal te , la j eune
fille descendit la première devant le p erron a
quatre marches . M . de Ramel et se montra et
prononça quelques paroles empreintes d’
une
Du fond du j ardin , Sephie de Boissicou rt
cria à sa cousine
D ’où sors-tu ?
E t,quittant précip i tamment le banc où elle
étai t ass i se , elle courut vers Ét iennet te. Son
peigno i r de moussel ine dess ina la forme de ses
j ambes longues et fines . Ses cheveux dénoués
flottaient derrière elle . Lorsqu ’elle eut rej o i n t
mademoi selle de Ramel et , elle lu i plaqua sur
les j oues deux baisers bruyants , et répéta
D’
où sors—tu ?
Puis , sans attendre la réponse
Je t’ai cherchée partout . Pas d ’Étiennette,
LA D EM O I S E L L E D E L A R U E D E S N O TA I R E S 1 45
pas de Robert ! Pas d ’
oncl e ! I l paraî t qu ’ i l étai t
à la cave . Qu ’est-ce qu ’ i l fait à la cave ? I l ne
bo it pas . Je su i s persuadée que mon oncle ne
boit pas . Enfin ! j’
éèl airc 1rai cette question . Je
n ’ai encore vu âme qui v ive . Ou plutôt , s i , j’ai
vu ma tante ! Sévère , ma tante ! Très s évèr e !
Elle a j eté sur mon pei gno i r un regard ind igné,
et demandé dans quelle égl ise , à Paris , j’allai s
à la messe chaque matin . Je lu i a i répondu
A Sainte—Clotilde ! j e ne pouvais pas lu i d ire
que j e ne vai s à la messe que le dimanche .
Alors elle m ’a d it Ici , nous allon s à Saint
Mamert . La messe est à huit heures . I l vous
suffira de vous lever à sept heures . A sept
heures j ’en Mai s j ’a i pri s une
j ol i e petite voix , et j’ai déclaré que sep t heures ,
c ’éta it une heure b ien choi s i e,n i trop tôt , n i
trop tard,et que s i
,auj ourd ’hu i , j e n
’étai s pas
allée à la messe,c’est qu e j ’avai s somb ré dans
un sommeil inexpli cable,mais que la fatigu e
du voyage expli querait a i s ément . E t pu is , j’ai d i t
à ma tante qu ’elle ava i t bonne mine,et j e su i s
v enue me réfugier au jardin , où j e compta i s
9
146 L A D EM O I S E L L E
te trouver . E t maintenant,j ’attends que tu me
d i s es s i to i auss i tu étai s à la cave .
Mademo iselle de Ramel et entendait mal la
plai santeri e . Elle répondi t gravement qu ’elle
n ’étai t pas a la cave , et aj outa même qu’elle
n ’y étai t j amai s descendue .
Alors d ’où vien s—tu ? demanda Seph ie,
tapant du p ied .
Je vien s de prendre ma leçon .
Quelle le çon ?
Une leçon de l i ttérature .
Une leçon de littérature ! s’
écria made
moisel le de Boissicou rt . Tu prends des leçons
de l ittérature ? E t combien de foi s par semaine ?
Tous les j ours .
Tous les j ou rs ! Encore une qu ’on veut
tuer !… E t c ’
est toujou rs cette v ie ille demoi selle
a figure et à voix de chien qui t ’
expl iqu e les
beautés de la langue français e ?
Non , répondit mademoi selle de Ramel et
avec quelque emphase . C ’est un professeur .
Un professeur ! cria Sophie,en prenant
une mine scandali sée . Un professeur mâle ? Tu
148 LA D EM O I S E L L E
une échelle de so ie . T imidement , i l commence
à grimper . Mai s
Mademoi selle de Boissicou rt cessa sub itement
de parler . Madame de Ramel et venait d ’ap
paraî tre sur le seu il de la p orte . Elle dit avec
fermeté
Le déj euner sera serv i dans un qu art
d ’heure . Vous avez j uste le temps , SOph ie,
d ’aller vous hab iller .
J ’espère qu ’elle n ’a r ien enten du , chuchota
Seph ie à l’ore ille de sa cous ine .
E t , p lus haut
J ’y cours,ma tante ! Un quart d
’heure ?
C ’est plu s qu ’ i l ne m ’en faut '
Le déj euner s’
achevait . Sophie s ’é tai t montrée
d ’une sagesse exemplai re . Elle”
avait répondu
avec gravité aux question s de madame de
Ramel et , s’
informant de plusieurs de ses cou
s ines qui vivai en t à Pari s et qu ’elle n ’avai t
vues qu’une fo i s , lors de l’enterrement de so n
père . Elle avait dû dénombrer leurs enfants e t
fourni r sur chacun d ’eux des renseignements
b iographiques . M . de Ramelet n ’avait pri s
D E LA R U E D E S N O T A I R E S 149
aucune part â cette conversation généalogique
à parti r de Pharamond,i l n e s
’
intéressait plus
à personne . Lorsqu ’ i l eut vidé sa tasse de café ,
i l se leva , dans l ’espoi r de retourner à ses
feu il l es. Mais sa n ièce l ’interpel la su r un ton
de prière,et avec la moue préalable d ’un enfant
q u i craint un refus
Mon oncle ! mon oncle ! J ’ai une permis
s ion à vous demander .
Elle est probablement accordée , répondi t
M . de Ramel et .
Seph ie accentua sa moue .
Mon oncle,di t—elle
,supprimez l ’adverbe
j ’ai une peur affreuse q u e vous ne me refusiez
la grâce qu e j e me souhai te . Voilà . Étiennet te
m ’a d i t qu ’elle p renait , chaque matin,des
leçons de l ittérature . Voulez-vous que j ’as
siste aux cours ? Je serai une bonne élève , j e
ne d is s iperai pas la classe .
Comment ! d itM . de Ramel et . N ’est-ce que
cela ? Mais j e su i s enchanté d ’avoi r une nièce
auss i s tud ieuse ! Je préviendra i monsi eur Fal i
bert . Dès demain ,vous pourrez accompagner
150 LA D EM O I S E L L E D E LA R U E D E S N O TA I R E S
Ét iennet te. Vous avez eu la une excellente
i dée . Ah ! l’
ému l at ion ! L’
ému l at ion est la mère
de la science . Qui de vous sera la premiè re ,
mesdemoi selle s
Seph ie l’
interrompit en lui sautant au cou .
C ’était une maniè re qu ’elle avait de mettre un
terme à ce qu’elle nommait i rrévérenci eu se
ment le s sermons .
Mon oncle , d it-elle , j e sui s à vous corps
et âme .
E t , pour avo i r entendu cette phrase , madame
de Ramel et fronça l e’
sou rc il . Elle pensait que
les j eunes filles devaient surveiller leurs
pa roles , e t n’en po int p rononcer d ’
imprévu es,
n i d’
exagérées.
152 LA D EM O I S E L L E
tion de b ibl iothécaire , lui avait appri s que
la dame du receveur de l ’enregistrement éta it
o ccupée à l ire le volume , et qu’ i l n e pouvai t
prévo i r le moment o ù elle voudrait b ien le
rendre . Chaque j eud i et chaque dimanche des
tro i s semaines qu i su ivi rent , Jean , oublian t sa
timid ité ord ina i re,éta i t venu rép éter sa de
mande . S i b ien que le portier-l ibraire en avai t
été impatienté,et qu ’ i l ava it d it
,à voix presque
haute
Il m’
embê te, à la fin,ce curé manqué !
Ce qui ava it fait souri re l ’épic ier Jodel in , qu i
consultai t dans un co in un ouvrage de l ’astro
nome Flammarion .
Enfin la receveuse avai t resti tué les Méd i ta
t ions. Et i l s emblai t qu ’elle les avait lu es ass i
dûment , car certa ines feuille s étaient maculées ,
et d ’autre s éta ient déchi rées aux marges . En
outre , elle avait oublié ent re le s pages de garde
u ne feuille de pap ier à lettre sur laquelle elle
avait écri t
Amou r , qu and tu fonds su r mon âme
Parei l à u n aigle va inqu eu r ,
D E LA R U E D E S N O TA I R E S 153
Dès qu ’ i l te vo it , mon cœu r s’enflamme
Et se pénètre d e dou leu r .
Elle avait quarante ans,et c’étai t une épouse
a ccompl ie .
Jean , gravissant la rude côte de la rue de la
Ju iveri e , se réj ou i ssait de'
remettre enfin à
mademoi selle de Ramel et le l ivre qu ’elle avai t
dés i ré . Elle ne lu i en avait j amai s reparlé , et il
n ’avait pas os é l ’informer des d i fficulté s qu’ i l
avait eues à se le procure r . Mais i l n e doutait
pas qu ’elle ne le reçût avec empressement .
Déj à il avai t fixé dans son esprit tou s les déta ils
de la cérémonie . Il donnerait sa leçon comme
à l ’ordinaire . Mai s au moment où Ét iennet te se
lèverai t pour partir,i l lu i di rai t
Excusez—moi,mademoiselle , de vous
a pporter s i tard l’ouvrage que vous avez b i en
vo ulu me demander . Il n ’a pas dépendu de moi
que vous ne le receviez dè s le lendemain .
Ce serai t tout . Il étai t pro bable qu ’elle lui
adresserait des remerciements . Alors il répon
d rait seulement ces mots
J e vous sui s reconnaissant,mademoiselle ,
9 .
154 LA D E M O I S E L L E
de m’
avo i r fourn i l ’occas ion de vous être
agréable .
E t il s’
incl inerait , avec la mine rése rvée d’un
homme poli qu i veut s ign ifier que la conversa
tion doit s ’arrê te r . Il pensait que cette atti tude
était de bonne tacti qu e . Il entendait être hab ile .
E t tous les l ivres du monde nous apprennent
que l ’amour vient quand on le fuit .
Néanmoins , lo rs que la porte de l’hôtel s ’ou
vrit , l e cœur de ce grand poli ti que battai t à
grands coups .
Le cap itain e attendait Jean . Il se j eta vers
lu i
J ’ai , d it—il , une nouvelle à vou s apprendre .
Mademoiselle de Boissicou rt , ma nièce , res tera
un moi s parmi nous . Sa cous ine lu i a parlé de
vos leçon s,et auss i tôt elle m ’a demandé l
’
au
torisat ion d ’y ass i ster . J’ai p en sé que vou s n
’
y
verri ez aucun inconvén ient . Pendant ce moi s ,
vous aurez donc une élève de plus . E t une Pari
s ienne ! C ’est l e
Jean connai ssai t l ’arrivée de mademoiselle de
Boissicou rt . Il est impos s i ble qu’une étrangère
156 LA D EM O I S E L L E
tint un di scours b ref et rude , par lequel il leu r
enj o ignait d ’être s érieu ses ou de s ’en aller . Il
termina ains i
Il faut fai re ce que l ’on fait , et voulo i r
ce que l ’on veut .
Les cous ines s’
étonnèrent fort de ces paroles ,
mais n ’en lai ssèrent rien paraî tre,et lorsque
Jean commença de p rofesser,elles avaient la
mine soumise et sourno is e de deux élèves qu i
auront des p rix .
Il étudiai t l e Cid , car depui s longtemps il
avait renoncé à la d is cipl ine d ’un plan ,fût- il
s implement chronologique . Il mêlait Corne ille
et Pascal , Racine et La Rochefoucauld , selon
que son manuel s ’était ouvert,sous son doigt ,
à l a page du tragéd ien ou a celle du moral is te .
E t s i Ét iennette s e fû t souciée de t irer le moin
dre profit de l’enseignement qu ’elle recevait ,
s an s doute eût—elle éprouvé quelque peine à
re connaître sa route , tant les leçons capric ieuses
fa isaient de détours et dessi nai ent de méandres .
Cette fo is—là,néanmoin s
,Jean éprouvait
quelque embarras de sa négligence . Car il sen
D E LA R U E D E S N O T A I R E S 157
tai t les yeux de Sophie fixés sur lui , sp iri tuels
et i nvestigateurs .
Cette nouvell e élève ne semblait pas pro
mettre b eaucoup d ’
indu l gence. Il é ta i t fort gêné .
Il expliqua lourdement que le Cid avai t forcé
l ’admiration des contemporains , b ien que les
règles n ’y fussent po int respectées . E t i l s entait
q u’ i l o ffrait la un mince régal à u ne Paris ienne .
Une Paris ienne, pou r l es hab i tants de Vertault ,
est u n être d ’excep tion , qu i ne saurait avo i r n i
le s mêmes goûts n i le s mêmes pass ions qu ’une
autre femme , d où qu’elle vienne . On a vu
l ’épouse d ’un tailleu r qui , pour être née à.
Pari s , put se permettre les plus surprenantes
excentri cités , et se compromit impunément avec
un avoué , à qui res semblèrent les enfants
qu ’elle mit au monde .
Seph ie regardait l e j eune homme . Elle aper
çut en une minute mill e détails qu i,depui s
deu x mois , échappaient aux yeux d’
Et iennette.
E lle bl âme le veston aux manches trop lon
gues , le faux-col dro it et bas , la cravate mince
de couleur vert-bronze . Mais sans doute avait
158 LA D EM O I S E L L E
elle hérité de son p ère,qui ne détesta it pa s
s’
encanail l er , l’ i nd iffé rence pour l ’élégance de s
autres . E lle ne fit po in t gri ef à Jean du costume
qu ’ i l p ortai t,et
,pour le reste , fu t assez favora
b l ement impres s i onnée par sa pâleur,l ’éclat de
ses yeux et la fi ness e de ses traits .
Elle n ’écoute guère ce qu ’ i l d i sait . E lle éta i t
trop avis ée pour n e p o int di scerner qu ’ i l
accompli s sai t une corvée pén ible . Lu i , cepen
dant,s e hâtait , dés ireux de terminer rapide
ment sa tâche et d ’échapper à l ’inqu isit ion de
Sophie . En une demi-heure , i l expédia Cor
neille et le Cid . Et,comme il se di sposait à
qu itte r la b ibli othèque,i l ap erçut , dans sa ser
viette , les M éd i ta t ions auxqu elles il n e p ensait
plus un in-octavo reli é modestement et sol i
dement,avec une couverture de pa p ier marbré ,
un des humble et pauvre de basane déteinte .
Il le tend it à mademoi selle de Ramel et , en
disant
Voici le l ivre que vous m ’avez demandé .
Mais elle n ’
avança pas la main pour le sais ir.
Je vous remerci e,dit- elle . Il étai t dans
160 LA D EM O I S E L L E
Cependant les deux cous ines s e promenaient
dans le j ardin,en attendant le moment de
gagner la salle a manger . Mademoi selle de
Ramel et semblait préoccupée , et s e tai sait.
Mademo iselle de Boissicou rt ne put supporter
longtemps ce s ilence .
Chimène , dit—elle,pourquoi es- tu s i
s évère pour Rodrigue ? Il t ’apportait un beau
l ivre pouss ié reux que tu lu i avai s demandé . E t
j ’ai b ien vu , au geste par lequel il te l’a tendu ,
qu ’ il é ta i t fort ému . Tu le lu i as méchamment
re fusé . J e sai s que Rodrigue a une vilaine cra
vate verte , q u’ i l parle trop vi te , et qu
’ i l s emble ,
pour tout dire , apparten i r au ti ers—ordre de
Saint-Bruno . Mai s est—cc une rai son pour lu i
faire de la pe ine ? E t tu lui as fait de la peine ,
cous ine implacabl e !
En effet , dit mademoiselle de Hamelet ,
sur le ton d ’un chimiste qu i examine un préc i
p ite i nattendu , en effet , i l a une cravate verte '
E t d ’un v ilai n vert ! repartit Sophie . Je
me représente fort b ien le magas in où i l a
acheté cette cravate . C ’est un magasin sur la
D E L A R U E D E S N O TA I R E S 16 1
devanture duquel sont pe ints ces mots en
lettres ombrées
MERCERIE, BONNETERIE
Lorsqu ’on pousse la porte , un carillon infernal
retentit . Néanmoins on reste seul pendant cinq
minutes. Enfin la marchande arrive , qu i ne
s ’excuse pas de vous avoi r fait attendre , mais
vous regarde d ’un œ i l hostile , comme s i elle
avait peur que vous ne soyez entrée chez elle
pour lu i emprunter de l ’argent . Quand elle
apprend que vous dés irez une cravate , ell e
applique une échelle contre la clo ison,atteint
su r un haut rayon deux boîtes de carton,pui s
redescend pesamment . Elle ouvre ses boî tes ,
en sort une seule cravate,la cravate verte sur
la doublure de laquelle on peut l i re Dern ière
nou vea u té, et déclare d
’une vo ix pérempto ire
Voilà ce qu i se porte cette année . Elle ne
s ouffre point qu ’on marchande . Elle d it Je
ne surfais pas . E t on sent qu ’elle vous lai sse
rai t parti r sans regret , et qu’elle replacerai t
162 LA D EM O I S E L L E
soigneusement sa cravate verte,en pensant
Cette dame n ’a ime pas le b eau . Pourtant
elle aj oute Nous n e tenons pas les arti cles
de bazar . Son mépri s pour les articles de
bazar est immense . Il n ’y a qu ’a accepter la
cravate verte , et a p ayer sans d is cuter . Encore
recevra— t- elle votre argent avec fro ideur et
indifférence . Les cl ien ts qu i entrent sont de s
indiscrets . Ceux qui sortent,des privilégié s
auxqu els o n a con s enti un e grande faveur . La
marchande vend au ss i des b outons,des chaus
set tes pour hommes et de la laine à tricoter .
Pourquo i , demanda mademoiselle de
Ramel et , as- tu demandé à mons ieur Fal ibert
un livre que tu aura i s pu trouver dans la b iblio
thèque ?
Di rai-je tout ? C’est par pol itesse . Ce gar
çon me fai sa i t p itié , avec ses yeux tri stes . As—tu
vu,après que j e lu i a i eu parlé , sa min e recon
nai s sante ? A l ’heure que voici , i l m’aime déjà ,
lu i qu i ne t ’
aimera
Ell e s’
interrompit et modula , sur une gamme
ascendante,tro i s ”
! Oh oh ! oh ! car , aux der
164 L A D EM O I S E L L E D E L A R U E D E S N O T A I R E S
me su is moquée de sa cravate ; mais i l a une
belle pâleur et des yeux pass ionnés . Tu me
montre ras le s vers qu ’ i l a écrits pour to i . E t
maintenant,vous ête s fâchés ? Que t’a- t- il fait ?
Parle vi te ! Oh comme cela va être amusant !
Mais mademo ise lle de Ramel et répond it avec
lenteur
Mons ieu r Fal ibert ne m’a jamais adressé de
vers , et j e pense que tu plai santes . Je ne sai s
pas pourquo i j ’ai rougi . D epui s quelque temps ,
j e rougis souvent a ins i , sans aucun motif. E t
j e n ’ai ri en a te raconter .
Sophie eut d ’abord une moue désappo intée,
pu i s , ayant regardé sa cous ine dans les yeux ,
souri t légèrement . E lle approcha sa bouche de
l’oreille d ’Et iennet te, et , tout bas
Grosse bête fit -elle , j e n’aurais rien d it !
Dans la petite ville sans us ines , le d imanche
est un j our de repos ab solu . Après une matinée
o is ive,que clôt un déj euner plantureux
,tous
les hab i tants vont fai re leu r peti te tour
Cette p romenade hebdomadaire est réglée par
des hab itudes p récises . Vers deux heures,
toutes les familles abandonnent leurs demeures,
dont les volets sont clos et les p o rtes verrou il
l ées comme s i une armée de p illards devait tout
à l ’heure envahi r la ville . Les j eunes filles,
guindées en des costumes inu s ités , marchent
devant leurs parents , a tout p etits p as . Elle s
ont des gants de peau . E lles t i ennent la tête
166 L A D E M O I S E L L E
dro ite . Les mère s portent de s robes lourde s et
incommodes . Sur l eurs s imples coiffures de
ménagères elle s ont dressé des chapeaux so
lides , généralement ornés d’une plume alti è re
qu i oscille à chacun de leurs pas , et balaie de s
fleurs foncées,noi res
,avec un p i stil vi olet
,ou
bien des fruits volumineux , su ivant les chan
gemen ts de sais ons .
Cette foule se diri ge en process ion vers la
promenade de la Source . E lle su it la rue du
Bourg,gagne la place de la Mairi e , et atteint
b i entôt les p remiers ombrages . Derrière ell e , la
v ille s emble morte . Le s chats dorment roulé s
en boule au milieu de la chaussée . Les mouches
bourdonnent aux vitres des cafés déserts . Au
cune autre voi ture que l ’omnibu s de la gare ,
roulant dan s un grand fracas de vitres remuées,
une foi s par heure , ne trouble le s ilence . C ’est
alors que les mais on s ret rouvent leur vi sage
ancien . Il en est qu i p enchent un peu la tête ,
ou qu i tomberaie nt sans leur vo is in e . Ell es s’ac
co tent l ’un e cont re l ’autre comme de petites
vieilles qu i reviendraient,bras dessus
,bras
168 L A D EM O I S E L L E
relevé leurs j upes,pour n ’en point comp ro
mettre la revêche raideur . Elles n’
exposent que
leu r jup on au contact sal i ssant du s i ège moi s i .
Néanmoins elle s conservent une attitude impé
ri euse,et ceux qui passen t ne trouvent po int
grâce devan t ceux qu i sont as s i s .
Madame Sonsois est en général ass i se à côté
de la plus vie ille demo iselle des Enfants de
Mari e,laquelle a cinquante ans , et une vertu
mat taq uabl e . Durant la semaine , elle aide ma
dame Somso i s dans son négoce,moyennant une
rétribution déri soi re . Le dimanche , elle ép ingle
sur sa robe plate un large ruban bleu et se rend
à la réun ion des Enfants de Marie . C ’est elle
qu i entonne , d’une vo ix de contralto
,le can
tique qu i ouvre la cérémonie . C ’est elle qu i
réci te,à la fin
,le Memora re e n latin .
Aprè s quo i elle se hâte vers la Source , où ma
dame Sensei s , sanglée dans une rob e no i re en
sati n broché , l’a p récédée pou r garder le
banc
La mercière ne manque pas de lu i demander
dè s l ’abord quelles étaient les j eunes filles qu i
D E LA R U E D E S N O TA I R E S 169
ass i staient à la réunion . Mademoiselle Aricie
les énumère san s se fai re pri er . E t cette l i ste
suggère à madame Sonsois mille réfl exions
j ud icieuses . La fille de l ’ébéniste s ’étant trouvée
absente , elle en in fère que les bru its qu i cou
rent sont exacts , et que la fi lle de l ’ébén iste va
se marier . Madame Sense i s possède sur le ma
riege des fi c t ions préci ses . Elle sai t qu ’ i l es t une
loterie , où tous le s b illets ne sont pas gagnants .
Elle n ’ i gnore p oin t que l ’amour est un senti
ment éphémère et péri ssable , et que tel le qu i a
cru fai re un mariage de rai son a rencontré un
bonheur du rable et le contentement du cœu r.
Ces propos fourn i ssent à madame Sonsois une
occas ion nouvelle,et touj ours sai s ie avec em
pressement , d’
insu l ter à ' la mémoire de feu
M . Sensei s , qui , étant ivrogne , fu t en outre dé
hanché .
Ce dimanche-là , lorsque mademoiselle Aricie
eut achevé son rapport , la mercière le com
menta plus bri èvement qu ’à l ’ordinaire . Elle
avait hâte de faire part a sa compagne de toute s
les remarques qu ’elle avait faites au cours d e la
10
170 L A D EM O I S E L L E
semaine . C ’est a ins i qu ’elle émit des doutes sur
la vertu de la femme du procureur de la Repu
bl iqu e
— E lle a tro is enfants et pourtant s ’habille
comme une j eune fille . Elle veut plai re au sous
préfet , sans doute . On les a rencontrés , l’autre
s o i r , prè s de la gare . Il lu i parlai t tout bas . Les
enfants marchaient par devant . Un b el exemple
à leu r fournir ! L ’avez—vous vu e, ce matin , à l a
grand’
messe ? Elle a l ’ai r d ’une folle,avec sa
j upe courte et s es cheveux mal arrangés
E t pu is elle accusa un hu is s i er de smt ro
d u ire nu i tamment chez la femme d ’un com
merçant qui avait déjà , dit- elle , quatre enfants
adultérins . Mais elle revint b ientôt à l ’épouse
du procureur
Pendant le sermon,dit-elle
,j e la regar
dai s , et j e me d isai s A qui ressemble—t—elle ?
J ’a i trouvé . Elle res semble a cette p ersonne qu i
hab ite en ce moment chez mons ieur de Rame
let, et qu i a l
’air,ma foi
,b ien évaporée . Le fils
Fal ibert en sait quelque chose. Il paraî t qu’ i l
s’
enferme avec ces deux j eunes filles p endant
172 L A D EM O I S E L L E
mademoiselle Aric ie, saura séparer le bon grain
de l ’ivraie .
E t elle s’
écria tout auss i tôt
Les vo ilà !
Qui ? demanda madame Sonsois, laquelle
avait la vue basse . Qui ? Les Hamel et?
Ou i . Le petit Fal iber t est avec eux . Et il
y a auss i cette personne dont vous parl iez .
En effet,pour la p remière fo is
,Jean Fal ibert
avai t été admis à accompagner la famille de
Ramel et a la p romenade . C ’est Sophi e qu i avait
remporté cet avantage . Elle n’avait eu q u
’
à in
voqu er l’exemple des philo sophes grecs qu i
s’
entretena ient , en marchant , des plus graves
problèmes . Nul n ’avai t su où mademo iselle de
Boissicou rt avait trouvé ce rens e ignement sur
la philosophie péripatétici enne . Mai s il avait
s uffi à convaincre M . de Ramelet .
Jean marchait,encadré par les deux j eunes
filles . Mons ieur et madame de Ramel et su ivaient
p ai s iblement . Le précepteur parlai t avec an ima
tion . Quand il passa devant le banc , i l d isait
Lai sse-moi donc t’aimer !
D E LA R U E D E S N O TA I R E S 173
Il d i sai t ! Lai sse—moi donc t’aimer ! Ma
dame Sonsois l ’entend it f6 rt cla irement . E t ma
demoi selle Aric ie ne put elle-même douter de
ses ore illes . La famille passée , elles se regar
dèren t avec stupéfaction , et restèrent , une mi
nute,plongées dans un s ilence scandal isé . Enfin
,
madame Somso i s articula péniblement
Avez—vous entendu , Ar ic ie ?
Mademoiselle Aric ie regardait fixement de
vant elle . Eût- elle ass i sté à l a noyade de tout
le clergé vert il ien ,revêtu de ses hab its sacerdo
taux,qu ’elle n ’
eû t pas eu un visage plu s doulou
reux . Elle secou e la tête a plus ieurs repri ses .
Le courte plume qui ornait sa capote osc il le ,
et un peti t o i seau jaune , posé parmi de s rai s ins
n o i rs,agite ses ailes e t parut prê t à s
’envoler .
Je m ’en étai s touj ours doutée , proclamait
madame Sensei s . E t vous devez vous rappeler ,
Aricie, que j e vous a i dit à plusi eurs rep ri ses
Tout cela finira mal . Pourtant , qu i eût pensé
qu ’une je une fille auss i p ieuse que mademoi
selle de Ramelet aurait une conduite pareille ?
Il m ’a semblé,répondit mademoi sel le
10.
174 LA D E M O I S E L L E
Aric ie, que mons ieur Fal iber t s’adressai t sur
tout à l ’autre j eune fille .
Eh ! affirma sans embarras la mercière ,
i l va de la brune à la blonde .
Un j eune homme,re prit mademoiselle
Aric ie, un j eune homme qu i do it tout a mon
l e Curé ! Car c’est monsi eur le Curé qui a payé
pour lu i au séminai re .
I l est surtout l ’élève de l ’abbé Chomeyrat ,
rectifie madame Sensei s . E t sur l ’abbé Cho
meyrat il y aurait , ma foi , beaucoup à dire . Ces
dern iers temps , i l était touj ours fourré chez la
mère Bau direl . C ’est mons ieur Jodel in qu i me
l ’a dit .
Elle s’
interrompit , car mademoi selle Aric ie
p inçait les lèvres en une moue désepprobatrice .
Elle n ’aimai t p oint qu ’on suspectât les mœurs
d es ecclés iastiques . Madame Sonsois repri t
donc , sur un to n concil iant , car , au mo
ment où elle venait d’apprendre une chose s i
intéressante , et qu i pouvait fourn i r matière à
de s i beaux développements,elle voula it év i ter
toute querelle
176 LA D EM O I S E L L E
Cependant la famille de Ramel et continuait
sa promenade .
D ites—moi encore une fo i s ces vers , d it
mademoi sell e de Boissicou rt . Il faut b ien que
j ’arrive à le s savo i r par cœur , ne fû t—ee que
pour s candali ser Mis s .
E t le j eune homme répéta docilement
La isse-moi donc t’a imer ! Oh ! l ’amou r , c ’
est l a vie.
C’est tou t ce qu ’on regrette et tou t ce qu ’on env ie
Lorsqu ’on sent sa v iei l lesse au c ou chan t déc l iner .
Sans l u i r ien n’
est parfa it . Sans l u i r ien ne rayonne.
La b eau té , c ’
est l e front ; l ’amou r , c ’est l a c ou ronne
La isse—to i c ou ronner
Ils s ’en revinrent par les rues désertes . De
van t l ’église , i ls rencontrèrent l’
arch iprê tre.
C ’éta i t u n homme de petite taille , lourd et
trapu . Il avai t les pommettes saillantes , un nez
large et aplati , une bouche mince et molle sur
un mento n carré . E t en va in , portant fort longs
des cheveux fri sottan ts et rebelles, es sayai t—il
de donner à son v i sage madré un aspect évan
gél iqu e. Son père , un maquignon dont on citait
e ncore , après vingt an s , les merveilleuses
D E LA R U E D E S N O T A I R E S 177
roueries,avai t
,toute sa vie , parcouru le s fo ires
du pays , dupant le s paysans qu i lu i venaient en
retour une admirat ion terrifiée, rouge , hilare ,
avantageux,adoré des fi lle s d ’
au berge, e t les
adorent . Au fils mal venu dont i l s ’é ta i t peu
soucié,i l avai t légué son hab ileté célèbre , sa
forte vo ix,et sa s ingulière éloquence . Le curé
de Vertault j oui ssai t d ’un prestige incontesté .
On d isai t qu ’ i l avait refusé plus ieurs fois l ’ép is
cepet , et les l ib res-penseurs eux -mêmes le
tenaient en estime,pour ses talents .
En chai re,ce peti t homme se t ransfigu rait . Il
n ’éta i t plus qu ’une grande bouche autori ta i re
c l ement les véri té s éternelle s . Sa vo ix tonnante
allait réveiller au fond des chapelles obscures
le s fidèle s somnolents , emportai t leur attention
dans un tourb illon sacré,le s s ecouait
,les terri
fiait , leur plaçai t le dogme comme on place une
jument rétive a un acheteur timide .
Il s’
avança vers mons ieur et madame de
Ramel et , et s’
informe de leur santé . Puis
J ’ai appris , dit—il au cap ita ine , que vous
avez entrepri s des études historiques . Ne pour
178 L A D E M O I S E L L E
fi ez —vous , au cours de vos recherches , essayer
de préciser l ’endroit où s ’est produit l e miracle
du Lait ?
M . de Ramel et demande ce qu ’étai t ce miracle
du Lait .
C ’est l ’u rl des plu s touchants que la tradi
t i on nous rapporte,répondit le p rêtre . Saint
Bernard,étant enfant
,priai t
,une nuit
,devant
une statue de la Vierge . Celle-ci souda in s ’anima ,
et,pressant son sein d ivi n
,en fit couler su r le s
lèvres du p ieux écolier quelques gouttes de lai t ,
qu i les parfumèren t à j amai s . A vrai dire ,
Mabil l on met en doute la réal ité de ce miracle .
Mais Meb il lon ne représente pas à lu i seul la
Lo i et le s Prophètes . Un savant religi eux , le
Père Verd ier, qui écrivait au X V I I e s iècle , n’a pas
craint d ’en affirmer l ’authenti ci té . E t i l fourn it
des arguments fort sérieux . S’
i l vous étai t
p oss ibl e de compléter son œuvre , nous pour
rions constru ire sur le l ieu du prodige quelque
belle basil ique,où les chrétiens accourraient , et
la ville vous en devrait un éclat durable .
Tourné vers Jean , i l ajou te
X X I I
D e toutes les di sgrâces humaines , mademoi
selle de Boissicou rt ne redoutait que l ’ennu i . .
Les leçon s fastid ieuses que sa cous ine avait sup
portées san s révolte pendant tro i s moi s , elle
t rou ve moyen de les transformer instantanément
en des causeries animées e t verveuses . Tout
l ’appare il pédagogique qu i recouvre nos chefs
d ’ œuvre à la façon des échafaudages su r les
monuments gothique s s ’écroule dès la sec onde
leçon .
Monsieur , avai t d i t Sophie , comme
Jean se disposait à ouvri r le Racine , nous
sommes deux pauvres filles i gnorantes . Ne
LA D EM O I S E L L E DE LA R U E DES N O TA I R E S 18 1
pourrions—nous l i re avec vous ce s chefs—d ’
œu vre
sur lesquels on a émis tant de remarques d iffi
c iles Les l ire , tout bonnement . Après quo i ,
nous serions mieux di spo sées à en sai s i r les
beautés . E st—cc poss ible , mons ieu r , ou bien
voyez-vous q uelque inconvénient à su ivre cette
méthode s impliste ?
Entendant ces paroles , p rononcées sur un ton
enj oué,Ét iennet te avait j eté sur J ean Fal ibert
un regard inqu iet . Depu i s s i longtemps qu’elle
l’
écou tait san s j amai s le comprendre , elle étai t
a rrivée à le cons idérer comme un jeune i niti é
ayant appri s dans un temple secret des rites
mystérieux qu ’on n e pouvait bouleverser sans
sacrilège . Elle fu t fort étonnée qu ’ i l répondit
presque j oyeusement .
Mais certa inement ! j e su ivra i la méthode
qui vous semblera la plus,aisée . Lorsque nous
aurons pri s connaissance d e l ’ouvrage enti er,i l
nous sera facile de le confronter avec les tra
vaux des cri ti ques .
C ’est cela ! s’
écria mademoiselle de Bois s i
court . Nous confronte rons Mai s , en attendant ,1 1
182 LA D EM O I S E L L E
l is on s ! E t vous verrez comme nous serons
attentives !
Elle n ’avai t pas promis d’écouter en s ilence .
Elle interromp it , à tout moment , les lectures
par des réflexion s cocasses , dont elle riait la
première , très haut . Jean ne tarda pas à lu i
donner la réplique . Ét iennette elle-même s ’en
berdit à sourire , et pu i s s’
abandonna t out a fait
à une hilarité surprenante . E t tous tro i s avaien t
l ’ai r de mauvai s élèves s’
égayan t , en l’absence
du maître , sur un l ivre défendu . Une fo is , que
la porte s’
ouvrit , i ls s’
arrê tèrent soudain , comme
pri s en faute . Mais ils s e rassurèrent b ientôt .
La porte mal fermée avait été pou ssée par le
vent qu i s’
engou ffrait dans le haut vestibule .
Leurs ri res de nouveau sonnèrent et allèrent
scandali ser la cuis i n ière , qu i se promit d ’en
parler à madame Sense i s . Auss i b i en , qu i eût
pu veni r troubler les j eunes éclats de leur
gaieté ? M . de Ramel et , enfou i dans sa cave ,
n’
entendait ri en . Quant à madame de Ramel et ,
absorbée par ses memes devo irs , elle n’avait
j amais eu l’ idée d ’entrer dans la b iblio thèque .
184 L A D EM O I S E L L E
ouvrages class i ques,une avers ion sys tématique
et dédaigneuse .
Le lendemain,Jean apporta N otre—Dame de
P a r is . M . de Ramel et eût frémi , s’ i l eût appri s
que le plan d ’éducation qu ’ i l avait conçu se
di sloquait ains i entre les mains d ’une j eune
étourdie . J ean Fal ibert employa désormais les
heures des leçons à li re à haute voix des
romans .
Mademoiselle de B0 1ss1c0u rt y trouvait un
e xtrême plai s i r . Se gouvernante anglai se prenait
m ille p récau ti ons pour qu ’elle ne pût li re pré
matu rément des récits d ’amour . E t , à penser
q ue dan s cette rigide demeure provinciale elle
p ouvait s i ai s ément goûter la di straction le plu s
sévèrement bannie de sa vie pari s ienne, Seph ie
ne pouvai t s ’empêcher d e souri re .
Tu ne connai s pas Miss ? di t-elle a sa cou
s ine . C ’est le plus surprenante Anglaise que l ’on
pu isse vo ir . Elle n ’est pas blonde , elle n’est pas
grande , el le n ’a pas une peti te bouche et de
grandes dents . Miss est b rune , petite , elle a une
bouche moyenne et des dents ordinai res . Mais
D E L A R U E D E S N O TA I R E S 185
c’
est une Anglai se tout de même . Suppose
,qu ’elle arrive demain matin à Vertault . A pe i ne
en trée dans le vestibule elle demandera Où
est mademoi selle Sophie ? J e veux vo i r , s’i l
vous plaît,mademoiselle Seph ie immédiate
ment ! On la condui re à la b ibl io thèque . E ll e
entrera,fera , puisque nous sommes tro i s , tro i s
petits saluts réservés et d ignes , et s’
assiéra .
Elle d ira J e pri e que vous continuez sans
vous occuper de ma personne . E t elle econ
tera .
A peine aura-t—elle entendu dix phrases
qu ’elle s e lèvera , affolée . E ll e cri era ! Sorton s ,
mademoiselle Seph ie, sortons immédiate
ment ! Plus tard , quand vou s êtes avec
l’époux , vo u s l i s ez c e que vous voulez . Mai s
maintenant,j e do i s défendre . E t elle peus
sera de S I e ffroyables clameurs qu e j e sera i
obligée de m’en aller . E t j
’
ignorerai , j usqu’à ce
que j e soi s avec l ’époux , ce qu’est devenue la
Esmerelda . Le sai s- tu , to i , ce qu’est devenue la
Esmerelda ? Alors , d i s-l e moi vite , de peur que
Miss n ’arrive demain par l e tra in de tro i s heures .
186 LA D EM O I S E L L E
Mademoi selle de Ramel et avou e ingénûment
qu ’elle ne p révoyait pas le s ort de la E smerelda.
Elle ajou te
Je voudrai s que l ’hi sto ire durât encore un
mois , tant elle m’ i ntéresse .
Encore un mois ! j ’a ime mieux dix his
toires qu ’une seule . Moi,i l me faut du chan
gement .
Pas à moi . Et il me semble que j aurai de
la pe ine , quand mons ieur Fal ibert aura achevé
de l i re N otre—Dame. C ’est s i beau ! j ’éprouve
de l ’ennu i qu itter la b ibl i othèque pour aller
déj euner . J’
écou terais toute la j ournée sans
songer à me lever . Quel dommage d ’être
obligée d ’attendre j usqu’au lendemain pour con
naî tre la su ite !
Il faut avouer,repri t mademoi selle de
Boissicou rt , que monsieur Fal ibert montre une
grande amabilité . C ’est même plu s que de l ’ame
b il ité . C ’est du dévouement . Le pauvre garçon
lit sans interruption pendant deux heures . Il ne
proteste pas . Il n ’est j amai s fatigué . I l n ’
ebjecte
pas que nous ne travaillons pas . Il est charmant .
XX I I I
Ét iennette de Ramelet pénétra dans l ’égli se
fraîche . Elle se dirigea vers le cenfessionnal
devant lequel attendaient déjà tro i s dévote s
agenou illées , tenant un do igt contre leur j oue ,
et fixant sur l’autel des regards implo rants et
soumis . A son tour , elle s’
agenou il l a , fit un
signe de croix , plongee une minute la tête
dans ses mains . Puis elle ouvri t un peti t l ivre
qu ’elle avait apporté , et parcourut des yeux
l ’examen de consci ence nomenclature de tous
les péchés qui peuvent charger l ’âme d ’un
chrétien . Ils sont imprimés le pâle-mêle ,
véniels et mortels , sous chaque commande
LA D EM O I S E L L E DE LA R UE DES N O TA I R E S 189
ment de D i eu . Insulter autru i e t tuer autru i se
côto ient . Elle lut posément , l i gne après li gne .
Le p remier péché éta i t ains i formulé Avoi r
manqué sa prière du matin et du soi r . Elle
ne l’avait po int commis . Elle n ’avait pas non
plus été gourmande . S’
é ta it—elle mise en colère ?
Il lu i semble qu ’elle avai t légèrement rudoyé
la servante , l’autre matin .
N ’
evez-vous point péché cen tre la sainte
vertu de pureté par des pens ées , des dés irs ,
des entretiens , des lectures mauvai s es ?
Ét iennette fit une pause . Lectures mau
vaises? Pour la première foi s un péché nou
veau allai t prendre place dan s ses aveux .
Soudain la faute lui apparai s sa i t sous son véri
table j our . Ell e relut rap idement la prière pré
l im inaire Mon D i eu , faite s que j e voie tou s
mes péchés comme je - les verrai à l ’heure de
ma mort . Venez dans mon cœur pour me le s
faire détester . Soyez dans ma bouche,pou r
m ’aider à les déclarer .
Les détester ? Elle s’
avou a qu ’elle n e
regretta it po in t les lectu res dangereuses . E t
11 .
190 LA D E M O I S E L L E
aussitôt une anxiété la prit . N ’aurai t-elle po int
le ferme propos ? Dans quel ab îme roulait—elle
d éj à? Jamais avant d ’entrer au confess ionnal
elle n ’ava it éprouvé pare ils scrupules . Jadis la
confess i on n ’étai t pou r elle qu’une p ieuse for
mal ité avant l ’accès vers la table sainte . E t,
cette fo is,c ’étai t l ’aveu redou table d ’un péché
grave . E lle j eta vers l ’autel lo intain un regard
éperdu . Puis elle enfou it de nouveau son visage
dans ses mains,répétant mentalemen t Je
ne ferai plus de mauvai ses Je ne
ferai p lus de mauvai ses
Soudain un brui t l éger le fit tressaill ir . L’ar
ch iprê t re tapait du do igt contre la porte du con
fessionnal . Les dévotes étaien t parti es,ayant
a chevé leur confes s ion , sans q u’
Et iennet te les
entend it . Et le p rêtre appe lai t la derni ère pén i
tente .
E lle se h âte vers la minuscule logette , s’age
nou il l a , et chuchota les paroles rituelles . Mon
Père,bén issez—moi parce que j ’ai p éché e t
pu i s réc ite tout d ’une halei ne la première
partie du Conflteor .
192 L A D EM O I S E L L E
Un j eune homme .
Le l i sez—vous avec lu i ?
Oui,mon père .
Vos parents ne le savent pas , n’e st—cc
pas,mon enfant?
Non,mon père .
Faite s votre acte de contri t i on .
Elle resp ire , soulagée d’un grand po ids , et
réc ite la formule de l ’acte . Quand son chucho
tement eut cess é , le prêtre parl e , pour l’
exhor
tat ion .
Ma chère enfan t , j e vai s vous donner la
sainte abs olution . C ’est afin de vous montre r
que cette p remière faute vous sera pardonnée
par la miséri corde d ivine,s i vou s ne vous y
obsti nez pas . Mais le l ivre abominable que vous
avez lu contient , au double po int de vue de l a
morale et de la rel igion , des passages dange
reux . Il faut oubl i e r ce que vous avez lu . Et
vous devez fuir le mauvai s compagnon qu i vous
a i nci té à commettre le péché . Le démon
che rche u ne occasion de p énétrer dans votre
âme. Songez que , s i vous mouriez après avoir
D E L A R U E D E S N O TA I R E S 193
commi s cette faute contre la sainte vertu de
pureté, vou s tomberiez auss itôt en en fe r
,et
vous y re ste riez toute l ’éternité . Vous allez pro
mettre eu bon D i eu de ne plus pécher de cette
so rte . Pour votre pén itence vou s di rez deux
dizaines de chap elet .
Il chuchota d 'une vo ix lente et p énétrée le s
paroles qu i délient
Ego te a bsolvo in nomine
Ét iennet te quitta le confess ionnal , e t fu t
s’
agenou il l er de nouveau sur une chai se basse .
La tête dans le s mains , elle réfl échit plu s qu’el le
ne prie .
Elle avai t la foi terrifiée qui a pou r premier
dogme l’
ex i stence de l ’enfer . Mais elle se deman
de it par quel stratagème elle éloignerait le
péché . Comment di re à Jean qu ’elle y renon
cait , ap rès en avo i r montré un s i évi dent
plai s i r ? Os erai t- elle même lu i parler ? Et quelle
expl ication fourni r ? A plus forte rai son ne se
déciderait—elle p oint à informer M . de Ramel et ,
et a lu i demander secours con tre la tentation .
E lle suppl ie
1 94 LA D E M O I S E L L E
Mon D i eu ! fai tes que M . Fal ibert ne me
fasse plus j amai s de mauvai ses lectures !
Et ce fu t tout l’
expédien t qu’elle imagine .
Elle sou haite de tomber malade , afin d’échapper
à son professeur après la malad ie , elle pour
rai t reprendre sans gêne l ’atti tude qu ’elle avai t
eue tout d ’abord . Elle s e mit à réciter de s Ave
Ma r ia , très vi te , et p resque machinalement .
Mais,pendant que ses lèvres dess inai ent l ’orei
son famil ière , son faible cœur,maudis sant le
péché,le s ouhaitai t pourtant .
Son trouble,lo rsqu ’elle regagne l ’hôtel ,
n ’échappe p oint à Sophi e,qu i n ’eut pas de
pe ine à imagine r ce qu i s ’étai t passé . Auss i
b ien Ét iennet te ne cherche po int à di ssimuler.
C ’est un p éché que nous fais on s,nous
l isons de mauvai s l ivres .
Seph ie ne le nie pas . Elle d it s eulement
Comment fai re ?
Ét iennette hocha la tête .
Je ne sa i s pas . Mais il faut trouver ; sans
quo i , la p rochai ne fo i s , on me refuserai t l’ab
solution .
196 L A D E M O I S E L L E D E L A R U E D E S N O TA I R E S
la tête dans ses main s , n’
écou tait pas . Elle ne
manifeste aucune attention aux passages le s
plus passionnés . Sophie affectai t de regarder
avec une curio s ité obs tinée le s rayons de la
b ibl iothèque .
Il fu t boulevers é de surp ri se . Les amoureux
novices veulent que l ’amour s ’avance par
étapes logiques et ré gulières . Le moindre écart
l es affole et les déconcerte . A la surp ri s e suc
céda l ’irritat ien , ains i que Seph ie l’avai t j us te
ment prévu . Jean p oursu ivit sa lecture avec
volub il i té , et , au bout d’une demi—heure,se
leva,pour parti r . Les j eunes filles ne lui ten
dirent pas la main , comme elles en avaient pri s
l’hab i tude . Que s’
était—il passé ? Il cherche en
quo i i l avait pu déplai re , ne t rou ve ri en , fu t
humil ié , et souffri t .
XX IV
Ses souffrances n ’avaient été que morales ,
et,chaque soir , i l en trouvait l
’oubl i dans le
sommeil . A pe ine avant—il posé la tête sur
l’
oreill er qu ’ i l s’
endormait , et toute s les émo
t i ons du j our éta ient anéanties . Ce soi r—là , pen
dant une heure,i l resta éveillé . Une étrange
sensation de gêne lui oppressai t l ’épigastre . E t
pu i s il crut qu ’ i l allai t s ’endormir . Mai s , comme
il sombrait déj à dans l ’ i nconscience , soudain ,
un choc mystérieux bou l everse les p rofondeurs
de son être . Il se redresse , pris d’une terreur
mortelle , d’une angoi s se sans nom qu i le tenait
ass i s dans l’ombre , couvert d’une sueur sub ite .
198 L A D EM O I S E L L E
Tout d ’abord i l n’
ose bouger,attendant le
c oup de massue , l’attaque i nvis ible et certaine
q u i le recoucherai t su r son drap . Il tremblait .
Son cœur heurtai t à co ups précip i tés et vie
lents les clo i son s de la po itrine . E t le j eune
homme en percevai t d i stinctement le s sourds
battements . Étai t—ce la mort , l’
affreu se mort
noi re qu i alla i t le sai s i r à cette minu temême ,san s qu ’ il l ’eût prévue ? Toute sa foi lui remonte
au cerveau . Il fi t un s igne de cro ix,marmot te
une pri ère et,le s yeux fixés dans l ’ombre
,
attend it .
Il ava it p eur. Personne pourtant n’avai t frôlé
d e la main le boi s de la porte , et les planche s
du parquet n ’ava ient pas gri ncé . Ce n ’étai t pas
le bandit nocturne , marchent à t âton s dans la
mai son endormie , rôdant au lon g des corri
d ors , et s errant une arme dan s sa main fermée ,
q u’ i l craignait . Ce n
’étai t pas le fantôme cou
vert d ’un suai re qu i se d ress e s oudain au p ied
du l i t,réclame des p ri ères , e t di sparaît par la
fenêtre que nul n’a ouverte . Sa terreur étai t en
lui,et venai t de lu i . Il é ta i t un pauvre être
200 L A D EM O I S E L L E
i dées nettes se rangèrent dans son cerveau ,où
tout a l ’heure elles bataillaient en un e mêlée
obscure .
Il sourit de son effro i éperdu . Comme il ava it
l a gorge sèche , i l but un p eu d'
eau . Il revint
vers la glace , s e regarde encore . Les bat te
ments de son cœur s ’étai ent apaisés .
I l s e recoucha , sou ffle la bougi e, cherch e
une pose commode , et crut s’endormir . Mais
soudain i l reçut , dans la po itrine , un choc él ec
tri que , qu i s e p rolongea , quelques secondes ,
en vibrations . En même temps,un court siffle
ment frôla son orei lle .
Il s e redresse encore , la langue râpeuse
collée au palai s .
Qu ’est—cc qui m ’arrive ?
Il ral l ume la bougie,se sentit auss itô t seu
l agé , et forme le p roj et de ne plus s’endormir ,
d ’attendre le j our'
la paix en l i sant . I l
attei gn it un livre,s
’
efferça de su ivre les phrases
une a une , de réfléchir sur chacune d ’elles ,
s ’attachent à la réal ité des mots comme un
naufragé se cramponne à une bouée . Mai s la
D E LA R U E D E S N O TA I R E S 201
terreur empl i ssa i t son âme . E t le l ivre trem
blait dans sa main .
Il eut un sursaut d ’é nergie , se morigéna à
hau te vo ix
Allons ! j e n ’ai rien . C’est Le
Faisons un effort . Je n ’
a i ri en .
Il resp ire , pour contrôler le fonctionnement
des poumons,se tâta les b ras et les j ambes ,
s ’é ton ne presque de les senti r souples et vivants ,
les fi t mouvo ir , et se remit a sa lecture avec
un peu plus de calme . Mais , entre chaque
phrase , b ientôt , s e gl isse un émoi insol ite . Sa
pensée lui échappai t . Il d i t , avec effro i
J e deviens feu .
Il s’
obst ine à des remarques philologiques,
mais , les b ientôt de la lutte , i l j eta s on livre ,s
’
étendit su r son l i t , attendent la mort ou la
fol ie . Ce fu t le sommeil qu i v int,comme il en
dé sespéra it , et le surprit , à côté de la bougie
grésil l ante .
La nuit suivante , les phénomènes nerveux
s e rep ro duis i rent et s’
eggravèrent .
Dès l’
aube , i l courait chez le médecin , un
202 L A D EM O I S E L L E
vi eil homme,qu i portai t u ne redingote no ire et
branlait la tête .
Qu’est—ce que tu veux , calotin ? cria-t- il
dè s l ’entrée . Car il appartenait à cette généra
tion de médecins volta ir ien s et matérial i stes
qui , selon la formule connue,ne trouvaient
po int d ’âme sous leur scalpel .
Jean ne pense point à se vexer . La seule pré
sence du guéri sseu r le rassu rai t déj à et le
réconfortait . Il expl iqu e les trouble s étranges
don t il s ouffrait . Le vie illard fixe su r lui le
regard un peu élo igné et rêveur qu’ont souvent
les médecins , qu i semblent chercher en eux
mêmes , dans le même temps qu’ ils observen t
le malade .
C ’est un vertige , une espèce de vertige
cérébral . Je pense e une chos e précis e . Soudain
un déclenchement mystérieux s ’opère . E t ma
pensée se désarticule,j e devi ens incapable d ’as
socier l’ i dée que j e quitte a celle que j e prend
Al ors il me semble que j e deviens fou . Mais j e
me dresse sur mon séant , et soudain j e rep rends
la netteté de mes réflexions . Il me reste une
204 LA D EM O I S E L L E
J e donne des leçons .
Ah ! On me l ’a dit . A l a petite Rame
let ? Enco re une j ol ie fille ! Veux-tu que j e te
d ise ? Au l ieu de lu i fourrer tes imbécill ités dans
l a tête , j oue donc aux barres avec ell e ! Ou b ien ,
fais—to i curé,et pri e le bon D i eu de ne pas
mouri r .
I l lança à Jean un regard de p itié .
Professeur ! E spèce d’
imbécil e de p rofes
seu r ! Qu ’est-ce que tu sai s,d ’abord ? Corneille
,
h ein ? Racine ? Lâche—moi donc tout ça , et tape sur
l ’enclume de ton père .Tu te trouves trop j ol i ?Ah
tu e s j ol i ! Regarde-mer ces bras-là . Je vai s te fai re
une ordonnance , parce que , s i j e ne t’en fai sai s
pas , le p ère Fal ibert s’
imaginerait que j e n’ai
r ien co mpri s à ta maladie . Mais ce n ’est pas des
d rogues qu ’ i l te faut . C’est de l ’air , tum’
entends
Il r édigea son ordonnance , et , la lui remet
t ant
T i en s ! Tu peux touj ours prendre ça . S i ça
n e te fai t pas de b ien , ça ne te fera pas de mal .
E t p u i s tu diras ton père , tu le lu i d i ras , tu
m’
entends? que j e te défends d’ouvrir un bon
D E L A R U E D E S N O TA I R E S 205
quin . Tu prendras une douche , tous les matins ,
et ensu it e tu iras te p romener j usqu ’à midi .
Garde ton argent,sacré curé !
E t il le pou ssa dehors .
Lorsque le serrurier appri t le verdict du mede
cin, il ne s e défendit pas d
’une vive i rritation .
Il lut l ’ordonnance avec une mine capable ,
d éclara qu e les médecins se moqu aient du
m onde,et qu e , s
’ i l se portai t b ien , c’étai t qu ’ i l
s ’étai t gardé de recouri r à leurs offices .
De mon temps,on allai t tant qu ’on pou
vai t . S i on était obl igé de se coucher , assuré
m ent , eu bou t de qu elques j ours , on appelai t
le médecin . Mais , tant que les jambes éta i ent
b o nnes,o n marchait . C
’est l ’énergie qu imanqu e
aux gens d ’auj ourd ’hui . A insi , moi , qu and j’
ai
e u ma pleurés ie,j e continuai s à forger . Dame ,
je sentais b ien que ça n’allai t pas . J ’ava is un
p o in t de côté , et , a table , j e ne mangeeis pas .
J ’étai s comme ça depui s qu inze j ours quand le
do cteur Bonnet entre ici
Mai s qu’
est- ce que tu as donc,qu I l me
dit ? Il tutoyai t tout le monde .
206 LA D EM O I S E L L E
Je lu i d i s
Ma foi , mons ieur , j e ne sais pas trop,
j e peux à peine resp irer .
— Tu peux à pe ine resp irer ? Voilà une
drôle d’
affai re . Fai s donc vo ir que j e t ’
examine
E t , ma foi , le voil à qu i m’
examine. Il me
d it
Mai s t’as de l ’ eau dans la poitrine, voil à
ce que tu as . Il faut retirer ça . I l faut retirer
ça tout de su ite , et sans plus tarder . Couche—to i .
Je reviendrai ce so i r .
E t,le so i r , i l m
’a mis un vés i cato i re qu i a
reti ré toute l ’eau . J e su is sû r que j’
en avai s au
moins un l itre . Oh ! sûrement ! Un li tre , pour
le mo in s . C ’est ça qu i me pesait sur la po itrine
et qu im’
empêch eit de resp irer . Huitj ours aprè s,
j ’étai s remis . Seulement , l’eau m ’avait gonflé.
Une fo is qu’elle a été partie , j
’avais maigri de
dix l ivres . J e ne m ’en portai s pas plus mal .
Voilà comme on étai t , dans ce temps—là .
Il prit une l ime,qu i grinça sauvagement sur
le fer d ’
u ne clef. Quand il eut achevé cette
besogne
208 LA D EM O I S E L L E
E t , démêlant sur le vi sage du j eune homme
quelque hés i tation
Tu entends ! Il faut lu i demander . Il n ’y a
que les honteux qu i perdent .
Dans son jard in b ien rati s sé,qu i avait des
grâces d ’ancien régime , M . de Ramel et ,
lo rsque le j eune homme se présen ta,s e prome
nait d ’un pas rageur . Ce gentilhomme ne se pro
menait qu ’au pas de charge . Il entraîne Jean
dans sa course . E t il parl e en phras es sacca
dées
Je su i s ai se de vous vo i r . J’ai entamé
Saint Bernard . L’
erch iprê tre m ’a prêté des
l ivres . Je vai s commencer mes recherches . Je
sui s allé consulter le v ieux p lan de la ville . E t
savez—vou s ce que j e cro i s avo i r trouvé ? Ceci ,
s implement que ma maison est l ’ancienne
demeure des parents de Bernard .
Maintenant,i l d i sait Bernard tou t cour t .
Ce n ’es t pas certain . Mais c’est très p ro
bable . Je ne trouve rien dans mes titre s de pro
priété . Peu importe , j e trouvera i . D’ailleurs , ce
n ’est qu’une question accesso i re . Il s ’agit
D E L A R U E D E S N O T A 1 R E S 209
d ’abord d ’établi r le l ieu du miracle du Lait .
Vous savez que j e compte sur votre a ide .
A ce moment,s ’étant avi s é de regarder l e
j eune homme , i l fu t étonné d e s a pâleur .
Q u ’est- cc que vous avez ? Vous n ’êtes pas
dans votre ass iette ?
Jean s ’expli que d ’une vo ix embarrassée
Justement , i l venait soll ici ter un congé . Le
médecin lu i interdi sai t tou t travail intellectuel .
Il se hâte d ’aj outer que cel a ne durerai t pas .
Un mauvai s moment à passer , et voilà tout .
Dans hu it jou rs, sans doute , i l i rai t mieu x .
Il n ’
ose poi nt parler d ’argent . A penser aux
objurgati ons paternelles, i l s enti t le rouge lui
monter au front .
Auss i b ien le cap itaine avai t déj à trouvé un
arrangement
Puisqu ’i l vous fau t du repos, d it- il , vous
vous reposerez i ci j e mets le j ardin à votre
d i sp ositi on . Ma fille a besoin , elle aus s i , de se
reposer . Depui s quelque temps , sa santé me
donne des inquiétudes . Un grand changement
est survenu en elle . Elle a refusé de m ’en dire
12 .
2 10 LA D EM O I S E L L E D E L A R U E D E S N O T A I R E S
les causes . E t p eut-être le s ignore- t—elle . Le s
sou c is‘
d’
esprit qu’elle connaî t depu i s quelques
mms l ’ont sans doute fatiguée . Elle auss i , j e
vai s la mettre au rég ime du jardin . E t défens e ,
vous entendez b ien , de parler avec elle de quo i
que ce so i t de savant . C ’est une récréation quo
t idienne que vous prendrez .
Il ajou te
Pour met , j e continuerai seu l mes études .
Je su i s d ’un vieux bo is , que les maladies n’
et
taquent po int . Dans ma famille , de père en fi ls ,
on n’est malade qu ’une seule fo i s,La première
est la dern ière . Quand on s e couche , on meurt.
2 12 LA D EM O I S E L L E
Allez—vous mieux , monsieur Fal ibert ?
Cette seule phrase l ’ému t s i p rofondément
que les larmes lu i montè rent aux veux . Il la
regarde avec tant de reconnai ssance qu ’elle en
fu t remuée . Il di t d ’une voix tremblante
Le médecin di t que j ’en ai pour
deux moi s encore . Mai s i l affirme qu ’au b ou t
de ce temps j ’aurai repri s toute ma santé . Cet
espoi r me soutient . Sans q uo i . .
Elle d i t
Vous s ouffrez beaucoup ?
Il ne songeait plu s a lu i paraî tre héroïque
ou sédui sant . Ses peti tes vanités , la malad i e les
avait balayées . Il s e mit à ra conter ses terreu rs
de chaque nuit , le désarro i cent inu el de so n
espri t,appuyant su r les
E lle rep ri t ingénument
D ’où cette maladie vous est—elle venue
Il l e regarde durement
D e vous
Elle eut un haut-l e-corp s . Mais , sans s’ i n
qu ieter d e lui déplai re , et soudain exaspéré , il
parlai t
D E L A R U E D E S N 0 TA 1R E S 2 13
C’
est la torture que j ’ai endurée i ci . D ès
l ’escal ier , j’ava is un grand battement de cœu r
et c’éta it comme s i l ’on m’
eû t donné un coup
de poing dans la p oi trin e . E t quand j’
entrais ,
votre vi sage fermé me désespérait . Vous me
mépri sez . Que sui s—je ! Le fils d ’un serruri e r,
b ien sûr .
_
Est—ce ma faute s i l ’on ne m ’a pas
lai ssé à l ’enclume ? J ’aurai s été heureux,trè s
heureux . J ’ai trouvé dans les l ivres des recettes
de malheur . E t c ’est tout . Ah la rage,la rage
de me faire apprendre ce que mon père igno
rai t,de faire de moi u n pet i t imbécile préten
t ieu x , un pauvre petit dedai s !… Tenez,dès
mon enfance, en aurait pu me lais ser gal opiner
sur le trotto i r avec de petits camarades on m’
a
plongé dans un i nternat . Mes maîtres m ’ont
détesté autant que me détestaient mes cama
rades . Je ne leur faisai s ri en . J’
apprenais mes
leçons , et j e n’étai s pas batailleur . J ’avai s tou s
le s prix . Et pourtant s ’ i l y avait eu un pr ix de
pensums , il au rait b i en fallu me le donne r avec
les autres . C ’est ma vie . On ne m’aime pas . Je
n ’ai j amai s rencontré qu ’une personne qui ai t
2 14 LA D EM O I S E L L E
bi en voulu ne pas me traiter comme un ennem i
votre cousine . Elle parti ra et b i entôt oubliera
le peti t p ion de Vertault .
Il rep ri t,avec amertume
E t vou s ? Q u ’est—cc que j e vous avai s fait,
a vous ? J ’ai essayé de fai re mon métier , pui s
qu ’on me payai t . Vous ne me regard iez même
pas . Vous êtes noble . Vous avez des ancêtres .
Vous avez sub i mes leçons sans même vous
demander s i j e n ’avai s pas préparé pendant
deux j ours les quelques phrases que j e vous
débitai s en tremblent . Un domestique ! j e sui s
un domestique . Un j our j e vous ai vu pleurer .
Alors j e me su i s mis a vos genoux . Vous
m ’avez repouss é comme un chien . Vous ne me
mépri s iez même pas . Vous n ’aviez pas d e
colè re . Mais vous vouliez continuer à m’
ignorer .
Je n ’ai rien di t . J ’ai p ensé que j e resterai s dans
cette maison j usqu ’à ce que j’
eu sse amassé
un peu d ’argent . Mai s j e s ouffrai s . Mon cœur a
pri s l ’hab i tude de battre fort . Il bat tout le
temps . La nui t j ’entends le bru it qu ’ i l fait .
Il s ’arrête souda in,regarda Ét iennet te. Elle
216 L A D EM O I S E L L E
auss i secret que les fautes que vous auriez pu
m’
aveu er au tribunal de la pén itence .
Jean h ésite . L ’abbé , auss itôt , p rit ses aven
tages
J e sai s ce qu i vous tourmente . Vou s êtes
épri s de mademo iselle de Ramel et .
Le j eune homme baisse la tête , et ne d it mot .‘Il faut p arti r , poursu ivi t le p rêtre .
Aller o ù , et comment ?
J ’y ai p ensé . Un de mes amis,un prêtre
de Pari s,est en relations avec la maison de la
Bonne Presse . Vous y trouverez une place ,
sans doute,sur sa recommandation . Je l u i ai
écrit,sa réponse ne saurai t tarder
En une s econde,l ’ imagination du j eune
homme vole vers les horizon s . Le j ournali sme
le j o urnali sme ! Voilà que son rêve miracu l eu
sement se réali sait .
L ’abbé p oursuivi t
Vous pourriez parti r dan s quinze j ours .
J usque- l â , tenez votre départ secret . Je le p ré
pare re i , afin qu ’ i l ne ressemble pas a une fuite .
Vou s allez pouvoi r ri re des racontars . Mai s
D E LA R U E D E S N O TA I R E S 2 17
vous lai ssez i ci une personne que vous avez
vous-même imprudemment exposée à l e calom
ni e . Il faut qu ’aucun soupçon ne l’
atteigne plu s .
C ’est votre devo ir , mon enfant .
E t auss itôt il fi t , cédant à sa manie , le pro
cès des Vert il iens.
Des misérables Ne voyez—vous pas qu IIS
vou s observent , vous ép ient , e t qu e chacun de
vos pas , soi gneu sement noté , es t p rétexte à
leurs déductions méchantes ? Vous allez partir .
Vou s êtes sauvé . Moi , i l montre le Cru c ifix ,
moi,i l me reste ceci . Mai s mademoiselle de
Ramel et ! Tôt ou tard elle Pas un
j eune homme ne la demandera en mariage sans
,qu’
au ssitô t i l reço ive la lettre anonyme où seront
habilement racontés tous les détails de votre
l iai son . Dans d ix an s , on se rapp ellera encore
exactement la moindre de vos démarches . Vous
aurez fait votre vie . Vous vivrez pais iblemen t
sans nul souci d ’une peti te aventure de j eune
homme . Loin de vous , la calomnie conti nuera
sa marche rampan te . Elle souillera celle dont
vous aurez oubli é le nom . Eux , ils n’
ou bl ieront
13
2 18 LA D EM O I S E L L E DE LA R U E DE S N O TA I R E S
r ien . Ils n ’
ou bl ien t j amai s ri en . En été , le soir ,
ass i s devant leurs portes,i ls raconteront votre
his to i re , par manière de di straction . E t j e ne
sai s s ’ il n ’es t pas tr0p tard déjà , de parti r .
I l continua
Je travaillerai pour vous , sans dou te . Sur
tout pou r elle S i l’on n ’ i ntervient pas rap i
dement , elle est compromise pour j amai s . La
jo i e , la beauté , les moindres pla i s i rs leur sont
suspects . La charité même . J ’allai s vi si ter cette
petite Bau direl , qu’ ils ont tuée . Car ils l ’ont
tuée ! Vou s m’avez vu un j our pleurer ici . J e
ne pleurai s pas tant sur la mort même car cette
enfant éta i t une petite sai nt e,et D i eu
,certes ,
l’a reçue en ciel . Je pleurai s sur l ’assass inat .
Cette pauvre gamine n ’ava it pas le dro it d ’aller
se promener . On l’
eût guéri e , avec des
Mais elle est Que n ’a- t-on pas d it sur
mes v i s i te s ? Quelles infamies n’ a-t—on pas
j etées sur le pauvre cercueil ?
I l se repri t subi tement . E t , d’une voix calmée
Dès que j ’aurai reçu la répon se , j e vou s
ferai p réven i r . Au revo i r , mon en fan t.
220 L A D EM O I S E L L E
êtes obl igé de nous accompagner . Ét iennet te
est malade , malheureusement .
Malade s’
écrie le j eune homme . Mademoi
s elle de Ramel et est malade
! a y est di t Sophie en battant des main s
J e le savai s b ien . Eh bien , non , la, elle n’es t
pas malade , rassurez-vous . Elle va descendre .
Elle auss i vient vi s iter le l ieu du miracle du
Lait . Le miracle du Lait ! Mais chut ! A i—je ri ?
Non,j e n ’ai pas ri . Alors , mons ieur Fal iber t ,
ne riez pas non plus , j e vous pri e . As seyez-vous
à côté de moi ! j e veux vou s parler , pendant
que nous sommes seuls . J ’ai à vou s poser de
graves questions .
Il s’
assit . E lle t âche de p rendre une mine
grave .
Dern ièrement , d it—elle , pourquoi , lorsque
j e vous ai demandé de nous accompagner a
Saint—Mamert , n’
evez—vous pas accepté immé
diatement ?
I l proteste
Mais j ’a i accepté immédiatement !
Non,non
,non ! Vous avez hés ité , j e l
’ai
D E L A R U E D E S N O TA I R E S 22 1
b ien vu . Trouvez-vous cela galant , monsieu r
Fal ibert ? Ne se rais—je pas fondée à me vexer ?
Soyez tranqu ille , j e ne me vexerai pas . Seule
ment , je vou s infl igerai une pénitence . ! te s
vous prêt à la sub i r ?
l l ri t
J e la subi rai sans murmu re .
- Ih én ,répondü h i foHe jeu ne fiHe , je ne
vous dira i pas immédiatement en qu oi elle con
siste , parce q u e le temps presse ; ma cousine
va descendre , et j’ai d ’autres questions a vou s
poser . Voici ma seconde Pourq u o i
êtes-vous devenu pâle l orsqu e je vous a i fau s
sement annoncé qu’
Etiennet te é ta i t malade ?
All ons , ben ! Voilà que vous rougissez , main
tenant ! Répondez , répendez vite , ma cous ine
v i en t d ’ouvri r sa fenêtre . Ce qu i s ignifie qu ’el le
a fin i de s ’habiller , et qu’elle met son chapeau .
Or vous devez savo i r qu ’elle n ’en a pas pour
longtemps une ép ingl e à droite,une ép ingle
à gauche ; et voil à le chapeau p iqué dans le
chignon , tou t dro i t . D épêchez—veus dépêchez
vous !
LA D EM O I S E L L E
A i-j e pâl i,vraiment ? demanda Jean .
Pas d ’
échappatoires ! Vous avez pâli , j e
l’
affirme. Il faut me croi re . Pourquo i avez-vous
pâl i ?
Il h ésite .
Vous ne voulez pas le di r e ? Eh b ien,j e
le di rai à votre place . Vous avez pâl i parce que
vous aimez ma cousine . Inu tile de n ier . J ’ai
tout vu . Et j e sai s tout . J ’en arrive,malgré
vous , à la tro i s ième question , qu i est la der
Que comptez—vous fai re pour être aimé
à votre tour ?
Il le regarde , stupéfait , et ne d it mot . Elle
s’
impat ien ta .
Mais ce n ’es t pas en pleurant , en vou s
lamentant misérablement que vous plai re z ! Ce
n ’est pas en boudant . Ce n ’es t pas en montrant
un v i sage tour à tour furieux ou p incé . J e vai s
vous donner un conseil,parce que vous me
plai sez,et que vous ne m ’avez pas ennuyée
avec vos leçons . Écoutez—moi , et vou s triem
A ce moment,Ét iennette apparut au bou t de
224» L A D EM O I S E L L E
fo i , i l s ont exalté surtout son œuvre poli ti qu e,
et se sont modérément soucié s de l ’apôtre . J ’y
mettrai plus ieurs années , s’ i l le faut
,mais j
’
él è
vere i’
un monument complet,et qu ’on pourra
regarder sur tou tes ses faces . Notre archiprêtre
a tenté de m ’en détourner . Il a ffirme que le
seul réci t du miracle , appuyé su r une forte de
cumentat ion , suffi ra it à rendre u n hommage
honorable au grand saint de Vertault . Je ne
partage po int cette op in ion . Néanmoins , et pour
le sati sfai re,j e commencerai par fai re une en
quête sur ce miracle . Je lu i en soumettrai les
résultats,et lu i p ermettrai d ’en bâti r un petit
opuscule . Pour moi , j e continuerai mes recher
ches en étendant leur champ . L’aven i r d i ra s i
j’
ai eu rai son .
On arrive dans l ’égli se . Le cap ita ine se signe
avec dévotion , pu is descendit dans la crypte .
J ean et les deux j eunes filles le su ivi rent dans
l’escal ier étro i t .
La crypte de Sàint-Mamert est une cave de
peti tes d imens ions , où les décorateurs religieux
et les restaurateurs ont fai t mille besognes . Ils
D E LA R U E D E S N O T A I R E S 225
ont maçonné les ouvertures anciennes et en ont
percé d ’autres . Ensuite ils ont revêtu les murs
de peintures symétriques . Pas un pouce de la
muraille n ’a échappé à leur p inceau . Pas de co in
s i obscur où ils n ’aient dessin é un étrange mo
t if qu i tient de la fleu r de l i s et de l ’hameçon
du pêcheur . De chaque côté de l’autel , il s ont
peint auss i des anges bleus sur un fond d ’o r ,
et pu i s des scènes emblématiques . La Vierge
Marie y est rep résentée,pressant son sein nu ,
avec des do igts extrêmement longs , tandis qu’un
enfant,ass i s à s es p ieds , ouvre la bouche , e t
regarde avec étonnement .
D è s que le cap itain e se t rou ve dans la crypte ,
i l p erd i t tout respect du saint l ieu . Comment
voulait-on retrou ver quelque vestige dans ce
lieu s i b ien nettoyé,et qu ’ i l compare irrévé
renc ieu sement a une salle à manger ? On le v it
cependant sorti r un mètre de sa poche , et me
surer avec soin la longueur de la chapelle . Puis
il donne de violents coup s de poing en plus ieurs
endro its de la muraille .
Il y avait pourtant un souterrain , bou
13 .
226 L A D EM O I S E L L E
gonna—t—il . Alo rs comment le mur ne sonne-t—il
pas creux ?
Il fi t consciencieusement le tour de la cha
pelle , donnant partout des coups de po ing . Ma i s
cette étrange manière d ’enquêter sur la vie de s
saints n e fourn it aucun résultat .
Alors , dép ité , le gentilhomme sent it sa foi
diminuer .
En somme, dit- il , ce mi racle n’a pas é té
reconnu par le Pape . S ’ i l avait é té aus s i cer
tain que le dit notre bon curé , lequel d’ailleur s
a des vues assez courtes , nul doute que quelque
moine ci stercien n’
eût donné quelqu es détails .
Ce miracle me semble une légende , lorsque
j e réfléchi s . Une p ieuse légende , comme il en
surgi ssai t a tout moment pendant les s iècle s
de foi . Serait- ce rendre un grand servi ce à la
rel i gion que de la rééditer ? Vous voyez dè s
maintenant les gorges chaudes qu ’en ferai ent
les mauvai s j ournaux . J e fourn i rai s des armes
aux ennemis de la religion . En somme , l’
i dé e
de ce mi racle est assez choquante . La Vierge
Mari e allaitant Saint Bernard
228 . LA D EM O I S E L L E
de Vertault , sera it—il venu tout seul , la nu it , en
ple in hiver,dans cette p etite chapelle
,par un
souterrain ! Jamais ses maî tre s ne l ’y eus sent
au tori sé . Enfin passons encore Tâchons de
recon stituer la scène du miracle . Bernard est
agenoui l lé devant l ’autel . Agenouillez
vous , monsieu r La ! La Sainte Vierge
se fû t trouvée â l ’endroit où j e sui s mo i-même
Ai ns i Bernard eû t touché sa rob e ? Non , ce
n ’est pas po ss ible !
Il sonde les murs enco re une fo is avec le plus
grand’
soin . Ét iennette et Jean étaient agenou il
lés l ’un a côté de l ’autre,dans cette chapelle
obscure . Le j eune homme se souvint des con
se ils de Sophie . O s er ! Il sa is it s oudain la main
d’Etiennet te et l ’emprisonna dan s la s ienne .
Elle eut un mouvement pour la dégager,pui s
l’
abandonna . Une langueur inconnue l ’ inondait
toute . Elle ferma les yeux . Quelle éta i t cette
pu issante extase qu i la rav i s sai t au delà d ’elle
même Une coulée ardente descendi t de sa gorge
a sa po itrine . Étiennette de Ramel et é ta it la
p et ite-fille de M . de Monjumeau , l e vi e illard
D E LA R U E D E S N O TA I R E S 229
pass ionné,et ses veines charria ient l e sang âcre
d ’une race paillard e et gu erri è re .
Quand ils quittèrent la chapelle , tous deux
chancelaient un peu . A la lumière du j ou r , i ls
échangèrent un regard qu i les l ia it davantage
que cette passagère étre inte . Mai s ils ne se par
l èrent po int . Auss i b i en , le cap ita ine s’était déj à
emparé‘
de Jean .
L’
arch iprê tœ , d it- il , n e sera pas sati sfait .
Mais quo i ! ma conscience d ’
h istorien d ’abord .
E t pui s,pour parler franc , la vie des saints ne
m ’ i ntére sse que méd iocrement . A tout moment
il faut faire le départ entre la véri té et le s sé
d u isantes couleurs dont l ’ont paré e de p ieuses
légendes . J’ai b ien envi e de rep rendre ma s imple
archéologie . On dit qu ’on vien t de découvri r,
dans un village vo i s in,des sarcophages fort ou
rieux . Voulez—vou s que nous all ions les vis i te r
ensemble ? Le grand ai r d iss ipera cette malad ie
passagère dont vous souffrez . E t , tenez , vous
avez bonne min e . Vos yeux brillent,vos j oues
sont animées .
Il s’
interrompit pour saluer le second vica ire
230 L A D EM O I S E L L E
de Saint—Mamert . C ’était un j eune paysan p ieux
et austère . Il étai t célèbre par le ton famili er de
ses sermons . C ’est lu i qu i avait di t un j our en
chaire Le Saint-Esprit,mes frères , c
’est
Jésu s-Christ tout craché .
Il s ’approche de M . de Ramel et , et lu i
demande s ’ i l étai t sati sfai t de la p etite v i s i te a
la crypte .
Mons ieur , répondit le cap itaine sur un
ton pé remptoire,
j e tiens,avec Mabil lon , que
le miracle du Lai t es t une légende .
Et i l lu i tourne le des, car ce j eune abbé
sans élo quence lui déplai sai t . Cependant Sophi e
s ’éta it approchée de Jean Fal ibert .
Mons ieur le p rofes seur , d it—elle , vous ê tes
un bon élève c’est plai s i r que de vous donner
des leçons .
Il tou rne vers elle un visage radieux . L ’aube
de l’amour fait fleuri r des j o ies que tern i ra
v i te le grand sole il de la pass ion sati sfaite . Le
déli re de la pos sess ion n’
égal e po int l’
enchante
ment des premiers espo irs . En cette période de
d ivine attente,un seul regard provoque l es
X XV I I
Lorsque Jean Fal ibert , ayant quitté le cap i
taine,s ’en retou rne vers la maison du serru
ri er,il avai t une allu re victorieuse , et son
v i sage décelai t u n bonheu r orgueilleux . Ses
p as sonnaient sur les dal les du trotto ir . Il ne
v it personne , ne sal u e personne . Madame Son
so i s eu conçut une grande indignation . Elle d it
Regardez—moi ça ! Depui s que ça fai t des
d éclaration s à mademoiselle de Ramel et , ça se
c ro it sorti de la cu isse de Jup iter !
Jean ren tra . Une telle féli ci té était i nscrite
s ur sa physionomie que son père lui-même s ’en
ap erçut et triomphe
LA D EM O I S E L L E D E L A R U E D E S N O T A I R E S 233
Tu'
vois, dit- il , que mes conse ils é ta ient
bons . Tu as eu de l ’éne rgie . Tu vas mieux , je
le voi s b ien . J ’ai reçu moi ns d ’ in struction que
to i . Mais ça ne m’empêche pas de voi r clair .
Encore quelques j ou rs,et tu seras remis .
Jamais tu n ’as eu auss i bonne mine . Il ne faut
pas te laisser alle r,nom de nom !
Il empli t l e verre de son fils
Bo i s un coup , ça te fera du b ien . N ecoute
pas le s médecins . Ce qui est naturel ne nu it
pas. E t secoue- to i , bon sang Secoue- to i .
Le j eu ne homme , an imé par une gaieté inté
r ieu re , v ide le verre d’un seul cou p . Il but et
mangea,parla
,raconte l e mi racle du La i t .
Auss i tô t le serrurier devint furieux
Ceux qu i racontent des bêtis es pareilles ,
dit—il,on devrait leur administrer une volée de
coups de p ied quelque part . E s t- i l rai sonnable
de fourrer des bourdes dans l ’e spri t des autres ?
E t puis il se remit a plai santer avec une
parfaite imp iété et conclut
Tout ça , c’est des histo ires de
S ’ ils travaillaient comme moi , il s n ’auraient
234 LA D EM O I S E L L E
pas le temps d ’ i nventer des h isto i res qu i
empoi sonnent le ce rveau des enfants .
Jean se h âte de regagner sa chambre . I l n’
en
remarqu e pas , cette fo i s , la pau vreté . Tout lu i
semblait merve illeux . Une b i enve illance uni
versel le l’
animait . Elle l ’aimait E lle l ’a imait !
Il évoqu e les b rèves minutes de la chapelle .
L’
émet ion éperdue qu i hab i tai t son âme su ffit â
balayer le s cauchemars de la neurasthénie . Il
pense avec une j ub ilati on vani teu se à la phras e
ancienne de l ’abbé Chomeyrat Cette j eune
fille ne saurait prêter attention à vous .
Aprè s quelques mo is passés , elle frém issa it
à son étreinte . Il ne doutait p as de triompher
bientôt complètement . Il s’
at tr ibu a tout le
mérite de cette victo ire . Il p rétend it échafau der
un plan de campagne . Mai s le sommei l , pour
la p remière foi s depui s un moi s , s’
abat tait su r
lu i sub itement . Il dormit .
Ét iennet te étai t rentrée dans sa chambre .
E lle ouvrit la haute fenêtre qu i grinça . Les
éto ile s brodaient d ’un faible dess in le lourd
manteau du ciel . Une bri se sou ffle . Elle avai t
236 LA D EM O I S E L L E
cloche épandai t un e impéri euse et chaude
musique,conseillère de belles étre intes . Elle
sonne un triomphal ép i thalame . É t iennet te s ’ac
couda , secouée d’un fri s son . Quand la cloche
se tut , elle sanglota .
A peti t b rui t,longtemps .
Dans une chambre vo is ine,le cap itaine rel i
sai t deux lettres qu ’i l avai t trouvées dans son
courri er
Monsieur ,
Un ami s e permet de vou s conseiller de
surveille r le j eune homme que vous admettez
chez vous avec tant de complaisance . Faite s de
ce t avis dés intéressé le cas que vous voudrez .
L’autre lettre étai t plus courte encore
Mons i eur Fal ibert , s errurier , rue au Lait ,
a l ’honneur de vous faire part du p rochain
mariage de son fils , Monsieur J ean Fal ibert ,
avec Mademoiselle Ét iennet te de Ramel et .
D E LA R U E D E S N O TA I R E S 237
Le cap itaine hau sse le s épaules .
Les goujats ! dit—il .
Pu is i l approche d 'une bou gi e les deux
pap iers . Quand ils furent b rûlés , i l s e mi t au
lit,l ’esprit tranquille , et dormi t b ien .
X X V I I I
La pass ion que les premières lettres avaien t
mise dans l ’âme d ’Étiennette poussai t comme
une fo lle moi sson . Sophie avait conclu un
arrangement avec Jean Fal ibert . Il lu i apporta
en cachette des l ivres qu ’ i l allai t chercher au
mauvai s cab inet de lecture que tena it un librai re .
Il avai t pri s au hasard ce qu i lu i étai t tombé
sous la main . Il y avait des ti tres encanaillé s
P rêtre et La Ma îtresse de
Les Embrasées de Londres Toute une p ro
duction lamentable de bohèmes mis éreux,
travaillant pour le compte d ’un entrepreneur
de li ttérature a bo n marché. Seph ie lut , et fit
2 40 L A D EM O I S E L L E
depu i s tant de s i ècles , sans p éril . Sa douleur
tou chai t . Sa colère emportai t . Ét iennette ne se
las sai t p o int de penser a lu i . Et , sans doute , ce
ne fu t pas Jean qu ’elle aime , mais le hé ros .
Elle ne se demandai t p oint comment finirai t
l ’aventure . Un grand vent de passion balayai t
toute le morale conventionnelle , tous le s
médiocre s préj ugés qu ’elle avait acceptés j us
que- là les yeux fermés . La rel igion elle-même
se taisa it dans son âme . Elle s’
abandonnait ,
éperdue,au grand trouble qu i la secouai t . E t ,
seulement , elle s e sentait quelque embarras a
la pensée de la con fess ion p rochaine . Mais cet
embarras n e dépassait p o int la personne d u
confesseur . Il n ’allai t pas j usqu ’à D i eu . E t ce
n ’éta it pas le péché qu ’elle redou tait,mais b ien
les réflexi on s que de nouveaux aveux éveille
rai ent dans l ’âme du prêtre . A part ce léger
ennui , elle n’
éprou vait aucun tourment . La
peur de l ’enfer étai t abol ie . Elle s’
abandonnait .
E lle ne s ’éta it i ntéressée à rien . Elle avait
vécu dan s le sommeil . Enfin elle ouvrait le s
y eux . Une j o i e p rofonde et grave hab itai t son
D E LA R U E D E S N O TA I R E S 241
âme et vêta i t d ’
ench antement toutes ses
minutes . Elle ne savai t p oint quand elle avai t
commencé d ’aimer,mais elle aimait . E t avant
tout,elle aimait l ’amour . S i el le pensait à Jean ,
c ’étai t comme au magicien qu i avai t fa it
éclore cette défec tat ion i nfini e . Chaque matin ,
elle retrouvait une chère pensée,une com
pagne ardente qui ne la quittai t po int avant
qu ’elle sombrât dans le sommeil . Elle alla i t ,
venait , parlait avec sa mère , s’
asseya it a la
table familiale,mais comme un automate
,ne
vibrant qu ’au ressort de son rêve . A ce moment,
elle fu t jol ie . Une gaieté secrète se jou a autour
de son vi sage,erre , i ncerta ine , sur ses lèvres
et dans ses yeux , para ses j oues d ’un tendre
éclat . E t Seph ie, un matin , en conçut quelque
j alou s ie .
Jean ass i stai t à cette tran sformation,mais
ne songeai t p o in t à s’en rapporter l ’honneur .
Son bonheur avai t été de courte durée . Au
bout de deux j ours , ayant vainement cherché à
parler a Ét iennet te, i l s’éta it de nouveau déses
péré . Le capitain e étai t touj ours la, encombrant
1 4
2 42 LA D EM O I S E L L E
et i nsupportable,défe ndant l ’accès d ’
Ét iennette
comme il eût d éfendu la frontière . Il avai t
brûlé avec dégoû t les lettre s anonymes . Mais,
peut- être à so n i nsu , i l parai ssait mett re à pro
fi t le s conse ils qu ’elles lui avaient donnés . Dè s
q u e le j eune homme arrivait à l’hôtel,M . de
R amel et surgissai t,s
’
emparait de lu i , et d i sser
tai t avec une merve illeuse abondance sur des
q uestions archéologiques .
Le moyen,qu ’ il ne trouvait pas , de s
’
entre
t eni r avec elle , Jean étai t prêt a lu i faire un
c rime de ne pas l’avo i r découvert . E lle l
’avai t
oubliée , la s cène de la chapelle . Ou b ien,elle
se j ouait de lu i . Il fallai t pourtant qu’ i l d i t le s
p aroles dont son cœur étai t lourd , paroles de
c olère et d ’humili té d ’amour .
Alors,i l écrivi t . D ’abord une longue lettre
,
emportée et confuse , qu’ i l déch ire . Pu i s un tout
peti t b illet,impériaux et lacon ique , qu ’ i l
d éch ire en core . Au bou t de deux j ours , i l eu t
enfin compo sé une ép î tre de longueur moyenne ,
en phrases courtes , qui ava ient la sonorité
suspecte de l’
élequ ence . Il la copie cla i rement ,
244 L A D EMO I S E L L E
Je vous a ime !
Elle ferma les yeux . Alo rs , l’
at t irant a lu i,i l
la bai se sur le s lèvres .
Elle rendi t le baiser .
Une toux légère les rappele a la réali té .
Sophie s’
avança it au long de l ’allée,et r ien
dans son atti tude n ’
indiqu ait qu’elle eût aperçu
aucun geste compromettant . E lle salua Jean
avec une grande aisance , et d it au ss itôt , sans
i ronie apparente
J ’a i le plai s i r de vous annoncer que mon
oncle qu itte en ce moment le salon , où il s’est
entretenu bruyamment avec mons ieur le Curé .
Dans quelques secondes , i l s era parmi nous .
D ’ailleurs , le vo ici .
En effet , le cap itaine descendait l es marches
du perron . Il semblai t fort i rri té . Il cri a
Encore le miracle du Lai t ! L’
arch iprê tre
t ient pour l e Père Verdi er . Moi , j e ti ens pour
Mabil l en . Au moins j e suis en bonne compa
gnie . Qu’est- cc que c’est que ce Père Verd ier ?
Je n’
ai pas pu m ’empêcher de me fâcher . J ’ai
d i t qu ’on avai t tellement endommagé la crypte
D E LA R U E D E S N O T A I R E S 245
qu ’i l étai t imposs ible de faire des recherches
sérieu ses . Il a répondu que la restauration était
un acte de p i été . Belle p iété,ma foi
,que de
tout transformer sous prétexte de peinture et
d ’aération Il est parti mécontent . Pui s-j e
cependant menti r ama consci ence d’
h istorien ?
Je le lu i ai d it . Il prétend que la science et la
rel igion son t touj ours d ’accord,pour qu i sait
comprendre . N ’en parlons plus . E t accompa
gnez—moi aux feu il l es. Auj ourd ’hui
,ces demoi
selle s n è nous su ivront pas . Nous allons tra
vail l er .
Quelques moi s auparavant , un valet de labour
avait heu rté du sec de sa charrue une grosse
p i erre a pe ine recouverte d ’une mince—
couche
de terre . E t son maître lu i avait demandé où il
avait la tête,et s ’ i l étai t amoureu x
, pou r ne
po int prendre garde a un pareil rocher,s i appa
rent , et qu i s’était touj ou rs trouvé au mili eu du
champ .
Je vai s l ’enlever,avait d it le valet .
Mais , lorsqu’ i l eut creusé la terre tout autour ,
i l s’
aperçu t qu e cette p ierre étai t fortement
14 .
246 L A D E M O I S E L L E
cimentée a Une autre , enfouie dan s le sol . D e
p i erre en p ierre , i l avai t m i s a j our un mur
sol i de . Tous ceux qu i l ’avaient vu n ’avaient
pas hés i té à le reconnaî tre pou r une muraille
romaine . E t ils avaien t fait entre les construe
tion s anti ques et l es modernes des comparaisons
désebl igean tes pour les maçons contempora ins .
Ensuite de quo i la Soci été archéologique d e
la v i lle , dont le sous—préfet é ta it p rés ident d’hon
neur , avait soldé un terrass i er , qu i travaillai t
du matin au soi r à bouleverse r le sol .
Quand M . de Ramel et et Jean Fal ibert arri
vèrent dans le champ , ce terrass ie r étai t en
pro ie à une extrême ardeur . Il avai t découvert
une n iche,et , dans cette n ich e , une statue .
D’
un coup de p ioche enthous iaste , i l en avai t,
c ’es t vrai,bris é la tête . Mais il affirmait que le
dommage serait a i s ément réparable . E t il beso
guei t de son mieux à dégager l’effigi e mut il ée ,
qu i apparut b ientôt .
Le capi taine partagea les transports de l’
ou
vrier . Il voulut lu i-même aller quéri r de l’
eau
dan s une ferme vo isine . On le vi t reparaî tre
248 L A D EM O I S E L L E
devant laquelle un Gaulo i s homme de goût
dépose chaque matin des offrandes . C ’est une
bonne fortune pour le pays . Car la, j e m’en
porte garant , ne s’
arrê teront pas les décou
vertes . Il faudra certainement agrandir le
musée pou r y pouvo ir placer tous les trésors
qu i vont surgi r des entrailles de la terre . E t
les voyageurs viendront de fort lo in pour les
admirer .
Il aj oute , sur un ton libertin
Ils s e dérangeront certes plus ai sément
que pou r veni r aux l ieux du miracle du Lai t .
E t n ’y tenant plus , i l arrache la p ioche des
mains de l ’ouvrier , et s e mit à piocher . Bientôt
des gouttes de sueur perlèrent a son front
coloré . Au bout de quelques minutes,i l dut
abandonner l ’ in strument .
J e cro is,d i t—il
,qu ’on ne trouvera plus
rien auj ourd ’hui .
J ’ai tout vu , di sait cependant Sophie a
sa cous ine , ass i s e à côté d’elle sur le banc du
j ardin . Il t’a remis une lettre que tu as sai
s i e tout auss itôt et cachée dans ton corsage . E t
D E LA R U E D E S N O T A I R E S 249
puis vous vous ê tes embrassés s i longuement
que, sansmoi , qu i veillai s , mon oncle vou s eû t
su rp ri s . Naturellement,tu n ’as pas même
pensé à me remercier ! Mais l ’ingrat itu de est
mon lot . Je ne me plaindrai donc pas . Seule
ment,ouvre vite cette vilaine enveloppe j aune
et l i s-moi ce qu ’elle contient .
Ét iennette, do cilement , déch ire l’enveloppe .
Auss i bien une grande hâte l ’agita it , de l ire ce
que Jean lu i avait écri t . Seph ie, penchée su r
son épaule,lut
Il es t des j o ies qu ’on n ’oubli e pas . Elle s
empli ssent le cœur . Vous me pardonnerez d’y
attarder ma mémoire . Dans cette chapelle ,
l’
autre j our,j ’avais cru que vous m’
aimiez .
Depuis , j e ne sai s plus .
Je ne sai s plus s i vous m’
a imez . E t me
voilà tri ste à pleurer . Je connais b ien l ’ab îme
qu i nous sépare . Comment ai—je pu avoir l’
espé
rance déri so i re qu ’ i l pourra it être comblé ? On
di ra que j e su i s fou . Je le su is,en effet . Fou
pour avo i r touché votre main .
Je parti ra i . Il faudra b ien que j e parte . Je
250 L A D EM O I S E L L E
su is victime de ma pauvreté,victime des p ré
jugés de caste , victime de votre orgueil . E t s ij e souffre , que vous importe ? J e sou ffre pour
tant de toute mon âme déchi rée . Je vous ai
a imée depu i s le p remier j ou r,et depui s le pre
mier j our j ’ai souffert . Vous n ’avez r ien vu
hier . Vous ne verrez rien demain .
Je ne ferai pas de rep roches . Je ne me
plaindrai pas . Auss i b ien j’aime ma douleur .
E lle m ’est auss i chère que mon amou r . Dan s
quelques j ours,j ’aurai qu itté Vertault . Vous
n’
entendrez plus parler de celu i qui s ’éta i t
hasardé a fo rmer des rêves où il mêlait votre
nom .
Vous ne répondrez pas a cette lettre . Peut
être même ne la l i rez—vous pas j usqu ’au bout .
Adieu . J e mets toute mon âme dans le s eul
bai ser qu é j’
ese vou s donner , lo in de vou s, s i
lo in de vou s !
Comme il t ’a ime ! di t Seph ie, un peu
émue , mai s il est p robab le qu ’aprè s le bai
ser de tout à l’heure il va renoncer à son déses
po i r .
XX I X
Ma chère Blanche,
Lorsqu e j’
ai qu i tté Pari s , j e t’avais p romis
de t’
écrire longuement , et tou s les deux j ours !
Pour peu que tu m’
eu sses p r'
ess ée, jau rais d i t
tous le s j ours O r voil à un moi s que j e sui s
a Vertault,et pas une seule fo is j e ne t
’ai en
voyé de mes nouvelles . Rassure—to i elles son t
excellentes . J e n ’ai pas eu la fièvre typhoïde . E t
même , s i j e réfléchi s b ien,j e m ’aperço i s que j e
n ’ai pas eu la moindre migraine . Alors , quo i
est- ce négligence ? Non,ma chérie . Seulement ,
j ’ai eu beaucoup à faire .
Tu ris? Je te j ure que j ’ai eu beaucoup à
LA D EM O I S E L L E D E L A R U E D E S N O TA I R E S 253
fai re . Je t’avai s parlé de cette cous in e provin
ciele que j ’allai s voi r . Je t’avais décri t son ex is
tence messe , tap i sserie , promenade , som
meil ; sommeil surtout . J e t’avai s décri t s es
chapeaux . Nous avons passé d’
heu reux après
mid i à évoquer cette cous ine fo ss ile dont je ne
savai s plus s i elle avait encore vingt—deux ans ,
ou déj à cinquante—deu x . Oui , vraiment , nous
nous sommes b ien amusées . Seulement , vo i là ,
c ’est fini , en ne s’
amu sera plus .
D ’abord , à pe ine descendue du train , j a i
appri s que ma cous ine prenait des leçons . E t
devine quel les leçons ! D es leçons de l ittérature
Parfaitement . Des leçons de l ittérature ! E t qu i
les lui donnai t , j e te p rie ? Un toutj eune homme,
un j ol i pet it pauvre j eune homme qui expl iquait
l e Cid , l es P l a ideu rs, And romaq u e, et qu i soup i
rait , et qu i regardai t ma cousine avec de grands
yeux tri ste s , s i tri stes que j’en aurai s moi—même
pleuré . Mal fagoté , par exemple , et tel que j’
en
rai s b i en ri , s i j e l’avai s rencontré à Pari s . Je
me rappelle une certaine cravate Ah !
ma chère B lanche Quel vert,et quelle cravate !
15
254 L A D EM O I S E L LE
Mais,ma foi , aVer tau l t , le costume importe
peu . Au bout de vingt—quatre heures,j e trou
vai s cc j eune p i on délici eux . Les op in ion s cou
rent derrière les trains . D è s la banlieue,ell e s
s’
essou fflent , et pui s vous lâchent honteuse
ment comme on vo i t encore la tou r E iffel . S i
j amai s tu viens a Vertault , ce que,ma foi ,
j e ne te souhai te guère , tu te découvri ras
une admirable indulgence . C’
est dél ic ieu x ,d ’ail
leurs , tu sai s .
Donc , j’eus un instant l ’ i ntenti on d ’
at tacher
ce p ro fesseur imberb e derri ère mon cher . Que
veux—tu ? je m’
ennu ya is. E t pui s une idée d ia
bol iqu e m’a traversé l ’esp ri t . J ’a i pensé qu ’ i l
s erait vraiment beau et généreux , et , pou r tou t
d ire , drôle , de fai re fléch ir le cœur de ma pau
vre cousine . S i tu avais vu comme elle trai tai t
ce malheureux j eune homme Pas un regard ,
pas un mot ! Il n ’y a qu ’en province que la
nobles s e se tienne encore .
Alors,j ’ai commencé par chap i trer ma ceu
s ine . E t pu i s j ’a i demandé au ténébreux répé
t iteu r de nous l ire les chefs-d’
œuvre de l e l i t
256 L A D EM O I S E L L E
choses . Tout l’
Amb igu . Auss i tôt ma cousine
p rend feu . Oh ! elle ne me disai t rien . Mais j e
veilla is . E t j e pensa i s que j ’allai s b ien m ’amu
ser . Ma cous ine amoureuse ! Quelle belle et rare
chose !
Je m ’aperço i s que voilà déjà hui t pages . Tant
p is ! J ’ai commencé . Tu avaleras mon histo i re
j usqu’au bout . Il le faut , comme tu vas le vo i r
to i—même d ’ i c i cinq ou s ix autres pages . Il le
faut , parce que j e compte sur toi pour me veni r
en aide . D ’ailleurs,j e vai s faire tout mon pos
s ible pour abréger .
Donc j e m’
amu sais follement . Mais j e trou
vai s que les affaires traînaient . J’
endoctrine le
j eune homme . J e lu i déclare qu ’ i l do it o ser ,
oser,
Le l endemain,en ple in j ardin , i l
embrasse ma cous ine sur la bouche . Quelques
j ours après,i l lu i écrit une lettre . E lle lu i
répond . E t voilà mon œuvre .
Tu di s que ce n ’es t ri en ? Tu ne connais pas
les indigènes de cette contrée. Maintenant ma
cous ine,sub itement devenue folle , estime que
la vie sans le p rofesseur n ’es t qu ’un plat désert .
D E L A R U E D E S N O TA I R E S 257
Lui , de son côté , a trouvé une place à Paris . Il
va enlever ma cous ine . I l ne me l ’a pas d it,
mais j ’en su is sûre . Elle le su ivre . Elle le sui
vra ju squ’
au bout du monde . On ne s ’ imagine
pas a quelle intens i té atteignent le s pass ions ,
dans cette pai s ible Bourgogne , à cinq heu res
de Pari s . Il l ’enl èvera , te d i s-j e . J e sens le
drame . Toute cette mai son fleu re le drame . Ce
soi r,i l a un rendez—vou s dans le j ardin
, a d ix
heures . Sai s- tu ce que c’es t,d ix heures du soi r ,
a Vertau lt ? C’es t la nu i t no ire
,le s ilence , les
é to iles,la l iberté
,la fol ie . Au secours
,au
secours ! j e j ure de ne plus jama is jou er avec
l ’amour . Mai s imagine vite u ne comb ina i son
pour me ti rer d ’ i ci . J ’aurai s b i en écri t à papa .
Mais comment lu i expl i quer tout cela Je ne
ri s p l us . J ’ai une p eu r affreuse . Sauve-moi . Ma
reconna is sance s era comme toute s les recon
nai ssances éternelle "
S O P H I E .
Sophie cacheta cette lettre , s e l aisse tomber
su r u n fauteu il et rêve . C ’éta i t vrai que sa cou
258 LA D E M O I S E L L E
s ine avai t changé . La trans formation la plu s
surprenante s ’étai t accompl ie dans les huit der
n i e rs j ours . D ’abord Ét iennet te, en dép i t de
ses conse il s,avait tenu à répondre à la lettre de
J ean . E lle avai t écri t tro i s mots seulement sur
un tout peti t morceau de pap ie r
J e vou s aime . E .
E t elle avait remi s cette déclarati on laconique
avec une dextéri té qu i avait grandement sur
pri s Sophie .
E t pu i s,deux j ours après
,J ean Fal ibert avait
remis un autre b illet
Je pars pou r Pari s dans qu inze j ours . J’ai
un beso in absolu de vous vo i r seule et de vous
parler . Je serai à dix heu res,ce so i r
,derri ère
la porte du j ard in ; venez . Vous viendrez s i
vou s m’
aimez .
E t Seph ie n’en revenait pas Étiennet te
avai t déci dé qu ’elle i rai t . En vain,la j eune
écervelée,soudain muée en morali ste
,lu i avait
représenté tous le s dangers d ’une pareille
démarche ! D ’abord,on l ’entendrait descendre
l’
escalier . E t pu is , à supposer que M . de Rame
260 L A D EM O I S E L L E
une cais s e de fleurs . Mai s elle maîtrise la v ive
douleu r qu ’elle ressentit,descendit les marches
du perron,et
,dan s le j ard in
, marche sur la
pelouse , frôlant les mass ifs , légèrement courbée .
Au moment où elle touchait la porte percée
dans le mur du j ard in,alors s eulement el le
s’
aperçu t que son cœur battai t avec violence .
Derrière cette po rte,Jean attendait depu i s
une demi—heure déjà . Il ne pensai t pas qu’Et ien
nette o serait ven ir . Lorsqu ’un bruit léger le
p révint,i l fu t plus étonné que ravi . La porte
s’
ou vrit . Étiennet te apparut dans l’entre—bâille
ment .
Il avai t ardemment souhaité cette minute .
E lle le trouvai t désemparé . Il ne sut quels mots
d i re . E t p ou r d i ss imuler son embarras,i l em
brasse Ét iennet te. E lle le l a isse p rendre ses
lèvres . Elle s’
abandonna mollement a son
étre inte . Sou dain l ej eune homme crut entendre
un bru i t dans le j ard in . Vite , il ent raîne Eti en
nette dans le c hemin . Tous deux coururent au
long du sentie r caillouteux . Derrière eux , la
porte reste ouverte .
D E L A R U E D E S N O T A I R E S 261
Le sentie r qu i passait derriere les mai sons de
la rue des Notai re s alla it se perdre dans la
campagne . Les fugitifs s’
arrê t èrent au sommet
d ’un monticule recouvert d ’
u ne herbe épai sse .
Il s s’
assirent et repri rent hale ine . Leurs main s
s’
un irent san s qu ’ i ls y p ri ssen t garde . Une
odeur pui ssante montait des grasses p rairi es . A
l ’une des dern i ères mai sons de la ville , i l y
avait une fenêtre où ve illa i t encore une lumière .
Elle s’
éteignit . Ils se senti rent perdus dans la
vaste nu i t . La faible clarté du ciel ne lai ssai t
apparaî tre que les grandes l i gnes du paysage .
Un vent léger incli nait en lente révérence les
hautes tiges de s peupl iers . Le couple n ’étai t
qu ’une tache d ’ombre plu s dense,a la l i s ière
d ’un bu i ss on obscur .
Jean parl e . Il d isait
Vou s êtes venue . Vraiment , vous êtes
là J e n e croyai s pas au bonheur . Et main
tenant je su is s i peti t devant lu i que j e ne sai s
plus vous d ire ce que j ’ava is résolu . Ecoutez . Je
vous aime . Approchez—vous de moi . Je mettrai
ma tête sur votre épaule , et , s i vous me serrez
15 .
262 L A D EM O I S E L L E
dans vo s bras , vou s sentirez battre mon cœur.
Elle ne remu e point . Elle é ta i t i nondée d’une
félici té d ivin e . Elle p ensai t que nul ne lu i avait
j amais parlé ains i . Elle étai t surpri s e de lui
trouver une vo ix s i douce . E l le n ’en percevait
que la cares se et ne sai s i ssai t pas le s ens des
paroles . Alors ce fu t lu i qu i s ’approche . Il cou
vrit ses mains de baisers rapi des,pu is s e haussa
ju sq u’
à s on vi sage . Elle renverse un peu la
tête , offrant s es lèvres . Il dist ingu e les paup ières
closes,une belle p âleur pass ionnée . Il p rit , tout
fri ssonnant , le grand baiser qu i s cellai t leurs
noces défendues .
E t c’est a ins i qu’
Ét iennet te de Ramel et , qui
avai t eu un aïeul a Az incourt,se donne à Jean
Falibert ; le fils du serruri er de la ru e au Lai t .
D eux j ours après,une dépêche lacon ique rap
p ela it Sophie a Pari s . Elle partit au ss itôt,
comme on va a la délivrance . E lle n ’avait plus
reparlé de Jean à sa cous ine . D epu i s qu ’elle
l’
avait vue reven i r du premier rendez—vous nu
tête , la figure défaite , les vêtements fro is sés ,
264 L A D EM O I S E L L E D E L A R U E D E S N O T A I R E S
rédaction d ’un p ieux j ournal,aux appointements
de 150 francs par moi s . Cette somme lu i sem
blait cons idérable . I l déci da qu ’ i l emmènerait
avec lu i Ét iennette . E ll e n e songea po int a re
fuser . Il s convinrent de d isparaître tous d eux
sans que nul eû t été averti à l ’avance . Jean ne
d i rai t ri en à son père,que ce départ impromptu
i rrite rai t,sans doute .
XXX
Lorsque le père Fa l ibert entra dans le petit
café,la patronne
,accroup ie
,levait le plancher .
Je su i s a vous , d it-elle , monsieur Fal i
bert . Je vous sers tout de suite . Il me semble
que vous êtes en avance,ce matm . Sept heures
ne sont pas enco re s onnées .
Elle se leva,tordit l ’épais torchon , d
’
où
cou l e dans un vi eux seau une eau noi râtre , et
dit encore
Par le temps qu i court,i l faut fai re son
ouvrage soi-même . La bonne m ’a qu ittée hier
so ir,en di sant que sa sœur étai t malade . C
’est
touj ours un vin blanc,monsieur Fal ibert ?
L A D EM O I S E L L E
C ’est a ce moment—l à seulement qu’elle s’
e
p erçut qu’ i l avait une figure s ingul ière . E lle lu i
d emande avec i ntérêt
Il ne vous est rien arrivé de mauvai s, en
mo ins ?
Il répond it,grognon
Po u rquo i me demandez—vous ça ?
C ’es t que vous n ’avez pas votre ai r de
t ous les j ours .
Les j ou rs se su ivent et ne se ressemblent
p as, répl iqu e sentencieusement le serrurie r . Il
n’
y en a guère de bons . Les autres s ont mau
v ai s . Et ce sera comme ce j usqu’au dern ier,
q u’on pourra dire le b ienvenu .
Il se t u t . Mais elle vi t b i en qu ’ il avait grande
e nvi e de parler .
Alors elle i ns inua
Ce n ’est pas votre fil s qu i vous inquiète ?
Ces j ours dern iers , i l avait l’ai r de filer un mau
vai s coton . Il étai t tou t jeu ne. Ce qu ’ i l lu i fau
d rai t , c ’est la campagne . Je le d isai s à mon
mari , pas plus tard qu’
h ier . Mais naturelle
ment , en ne fait pas touj ours ce qu en veut .
268 LA D EM O I S E L L E
Combien de fo is qu e j’
ai gardé des savates
pe rcées pour qu ’ i l pu i ss e s ’acheter des belle s
b ottines ! Eh b ien , j e vous le d is , auss i vrai que
j e su is la, mon fils,j e le ren ie .
Allons ! d i t la cabaretière sur un ton con
c il iant . Allons , mons ieur Fal iber t , i l ne faut pas
parl er comme ça . Un fils , en a beau di re , c’est
toujours un fi l s . Surtout lorsqu ’on n’
en a qu’
u n .
Comme voilà vous .
Mai s i l répéta avec force
Je le ren ie , que j e vous d is , j e le renie .
S i b i en qu ’elle pu t demander,san s paraître
tr0p indi scrète
Mais qu ’est- cc qu ’ i l vou s a donc fai t ?
Ce qu ’ i l m ’a fa it ? Ce qu ’ i l m ’a fait ? Je
vai s vous le d ire , ce qu’ i l m ’a fait . Il est parti
,
voil à ce qu ’ il a fa it . Il e s t parti sans rien me
d ire,a moi
,son père . Et vous croyez peut-être
qu ’ i l est part i tout seul ? Eh b i en , pas du tout .
I l es t parti avec une fi lle d ’i ci . E t même , quand
on sau ra son nom ,on sera b ien étonné .
Quelle fille,donc ? i nterrogea la patronne ,
qu i ne retenai t plus une arden te curio s ité .
D E L A R U E D E S N O TA I R E S 269
Paix ! d it le serrurier en levant le main .
Paix ! J e n ’ai pas d it mon dernier mot ! Rire
b ien qu i r ire le dernier ! Ce n ’est pas mo i qu i
serai le plus embêté,tout ‘a l ’heure . J ’en con
nai s un autre,dont on ne se doute pas , et qu i
paierai t cher pour que le fils Fal ibert n ’ait
j amai s rencontré sa fille . Suffit ! On saura
comment j e m ’appelle !
C ’est ma tournée, d it la patronne . Prenez
le dern ier,mons ieur Fal ibert .
Ce n ’est pas de refus,répond it avec pol i
tes se le serrurier .
E t , levant son verre avant de bo ire , i l d it
A votre santé !
Puis
Aprè s tout , pourquo i ne vous di ra i s—je pas
son nom ? On le saura b ien , tôt ou tard ! C’est
!et i l la regarde fixemen t pour surve iller l’effet
que ses paroles ne pouvaient manquer de pro
du ire) c’e st mademoi selle de Ramel et .
Pas poss ible ! d it la cabaretiè re en levant
les mains au plafond . Mademoiselle de Rame
l et ? Elle est p arti e avec lu i ?
2 70 L A D EM O I S E L L E
Comme je vous le di s .
Vous devez vous tromper,déclara-t—elle
s u r u n ton p éremptoi re . Vraiment,vous devez
v ous tromper . Ce serai t un scandale comme on
n’
en a jamais vu à Vertault .
Le père Fal ibert fu t extrêmement vexé
C ’est un misérable,d it- il , je le renie . Mai s
i l ne faut pas lu i enlever ce qu ’ i l a . C ’est un
j eune homme tout ce qu’ i l y a de b ien
,qu i sait
c au ser , e t qu i n’est embarrassé nulle part . On
n e peut pas d ire le contraire . Le voilà à Pari s.
Supposez qu ’ i l tourne b ien ! on parlera de lu i ,
s ûrement .
Il rep ri t un a ir sombre pour aj outer
D ’ailleurs,qu’ i l devienne ce qu ’ i l voudra ,
j e ne le reverrai plus . Il est ren ié , i l est
r en ié .
E t i l s ’en retou rne vers s on atel ier . Mai s .il
n’avait pas le cœur à l ’ouvrage . Il comprenait
l ’ importance que lu i avait donnée sub itement le
s candale où son fils j ouait un s i grand rôle .
Au l i eu de se mettre a s on établ i , i l demeu re
su r le pas de sa p orte . E t , chaque fo is que
LA D EM O I S E L L E
La nouvelle se répandi t par toutes les rues,
pénétra dans toutes l es mai sons,partout où s e
tenait une ménagère,la casserole à le main
,
attendant le fait du p eti t déj euner . Le co rdon
n ier en r i t avec le chapel i er s on vo is in . Le clerc
de notaire l ’appor ta dans l’étu de
,sur le coup
de huit heures . La petite bonne du médecin fu t
obl igée de la raconter à madame , qui lu i rep ro
chai t d ’être en retard . E t l ’émotion fu t à son
comble parce que le père Fal ibert lu i-même
parcourut la v ille,conversant avec les com
mères , et complétant le réci t .
Quand il arrive sur la place , ap rès cent sta
t ions différentes,dix heure s déj à sonnaient . I l
avait tant parlé qu ’ i l n ’étai t plus trè s sûr de ses
Op in ions . Son fils p renai t figure de héro s . Il
n ’étai t pas élo igné de l ’admirer . Il ne le reniai t
plus . Il ose , b ien qu’ i l fût en tenue de travail ,
p énétrer dans le grand café orné de glaces où
quatre commerçants seulement j ouaient au
béz igu e. Ils n’
interrempirent pas leur partie .
Mais l ’un d ’eu x,qu i connaissai t le serrurie r , lu i
crie,sur un ton j ov ial
D E L A R U E D E S N O TA I R E S 273
Eh bien ! père Fal ibert , i l paraî t que le
fils est un lap in
E t le bonhomme,auss itôt
,exulta . Il fu t s ’as
seoi r auprè s des j oueurs et parl e avec abon
dance . Sûr , que c’étai t un lap in ! Il avait fai t
son coup en sou rd ine,le gaillard ! Et
,tapant
sur ses cui s ses,le serruri er railla immodéré
ment M . de Ramel et,qu i n ’avait rien vu .
Je donnerai s cher pou r le vo i r passer , et
regarde r la figure qu ’ i l fait . Moi , j e ne d i s pas
que ça me fa it plais i r . Mais lui , i l e st capable
d ’en mouri r .
Cependant , i l y avait plus de monde dans la
bouti que de madame Sonsois qu ’ i l n ’y en avait
même les j ours de marché . La grosse dame
possédai t tous les rense ignements . E lle savait
ce que le p ère Fal ibert ava i t d it a la laiti è re .
Elle réci ta it de mémoire le texte d e la lettre de
Jean . E lle éta it allée”
à la messe de hui t heu res .
Madame de Ramel et n ’y était p o int , ce qui ne
l u i était j amai s arrivé . Madame d e Ramel et
ava it été b ien aveugle . Ce n ’est pas madame
Sensei s qu i se fû t lais sé tromper a ins i . El le
274 L A D EM O I S E L L E D E LA R U E D E S N O TA I R E S
avait tout prévu dès le p remier j our . Elle l ’avait
d i t a mademoiselle Ar icie,qu i pouvait en té
moigner . Elle lu i avait d i t Tout cela fin i ra
mal . C ’est dans le j ardin qu ’avaient l ieu les
rendez- vous . Chaque soi r , Jean Fal ibert esca
l adait le mur . Le cui s in iè re l ’avait vu ,un j our .
Mai s elle n ’avai t ri e n o sé dire,craignant de
perdre sa place .
Unanimement , les dames qui écoutai ent ma
dame Sensei s approuvèrent la prudence de la
servante . Pu is elles se fél i citèrent d ’envoyer
leurs filles en pens ion , e t de ne pas être assez
folles p our leur donner comme profe sseurs des
pol is sons,qui déshonoraient les familles les
mi eu x con si dérées .
Cependant l ’épicier Jodel in , l evant le s bras
au ciel , i ncriminait l’éducation j ésu iti que .
276 L A D EM O I S E L L E
où l ’abbé Chomeyrat descendait , et qu’ il avai t
i nd i qué au j eune homme . Ils n ’y resterai ent
qu ’une j ournée , le temps de chercher un autre
abri . E t ils mèneraient ensui te une vie l ib re et
amoureuse .
Il vint,comme dix heures sonnaient p réci sé
ment . I l portai t à la main une peti te val ise
j aune , avec des co in s de fer no irs . Ét iennet te
l’
at tendait , coiffée de s on chapeau ordinaire .
E lle n ’avait aucun bagage . Elle n ’avai t pas
songé à s e munir de quo i que ce fût . Elle étai t
vê tue comme pour aller a la p romenade . E lle
ne s ’étai t pas demandé comment elle s e veti
rai t , une fo i s arrivée à Pari s . Parti r ! E t p u i s ,
en v errait .
Par un chemm de traverse,i ls gagnèrent la
grand’
rou te. Il n ’avai t pas songé à l’
embres
ser . Ils s ’en alla i ent tous deux entre le s bu is
sons no irs . La val i se b i entôt lu i paru t extrême
ment lourde . Il la passe dan s sa main gauche .
Il marchait d ’un pas rap ide . Au bout de quel
ques minutes,Ét iennet te fu t lasse .
Avec quelque impati ence , i l l e prie de s e
D E LA R U E D E S N O T A I R E S 277
hâter . Docilement,el le presse l e pas . Il s ne
perlè rent plus . Mais il fallut b i en qu ’elle s ’ar
rê tâ t , essou fflée. Alo rs l’
énervement le gagna .
Il eut des mots v i fs p our lui expl i quer qu ’ i l
fallai t arriver a tou t p rix . Déjà il la traitai t
c omme une épouse .
Elle repri t sa route . Ses p ieds étaient dou
lou reu x .—Elle avait la gorge sèche . Aucune
lumière n ’apparai ssa it encore à l ’horizon noi r .
Le chemin lu i s emblai t i nterminable .
Enfin,à un soudai n détour , la gare se décou
v rit , mal éclairée par un mauvais bec de gaz .
Il d it
Dépêchons-nous ! Courons
E t i l s e mit à couri r . Ell e su ivit , maladro ite
m ent,et pl iant sur ses j ambes lasses . Elle arr ive
d ans la salle d ’attente , minuscu le et vide . Le
c hef de gare leur donne deux b illets de tro i
s ieme , e n les dévi sageant avec curios i té . Le
t rain allai t passer cinq minutes plu s tard . Pou r
l’
at tendre, i ls s’
assirent sur le banc brunâtre,
s cellé au mur . Une sonneri e sèche retentissa i t
s ans discontinuer . Un homme d ’équipe su ivit
16
278 L A D EM O I S E L L E
le quai , balançant une lanterne rouge , et d’un
pas découragé . Il s ’en alla vers les aigu illes,
manœuvre un lev i er , qu i retombe avec un bru it
s ourd . La sonnerie s ’arrête,et le s fanaux du
train apparurent , sub itement proches . Le train
avançait en crachotant et en soufflant,comme
un roquet rageur . Il s ’arrête , dans un grand
vacarme de fre in s serrés,et pu i s lâche un j et de
vapeur , en sifflant haut .
J ean ouvri t la p orte d ’un compartiment de
tro i s ième clas se , qu i s e trouva vide . Une lan
terne fumeuse l ’écl airait . Ils s’
assirent sur la
banquette san s cous s ins . Un s ifflement , et le
train repartit , secouant les wagons dont les
chaînes se tendaient . E t pu i s le convo i fil e avec
un bru it égal et régulie r .
Alors seulement Jean rep rit un peu de calme .
Il eut honte de ses emportements de la minute
p récédente . E t i l tenta de s ’en excuser . Mais
elle ne répondi t poi nt . E lle regardai t le pauvre
compartimen t sali . Un air de pauvreté s’
éten
dai t su r le j eune amant lu i-même , sur son ves
ton frip é , sur son chapeau tr0p neuf, dont le
280 L A D EM O I S E L L E
d’
avoi r été reconnue . Une honte s ’empara d ’elle .
Mais le gentilhomme montait déj à dans un com
part iment de première c l asse, où le domes
ti que plaçait les deux belle s val ises . Le trai n
repartit,en su ffoquant .
E lle s’
i ns talle dans un co in du compart iment,
et ferme les yeux,comme pour dormi r . Ce n ’est
pas des remords qu ’elle avai t,mais l ’aventure
lu i apparaissait soudain tr iviale . Toute sa van ité
de fille nobl e, élevée à l’écart , se cabrait . Le
mirage se d i s s ipai t . La vie lu ttai t v ictori eu se
ment contre l ’amour . La v ie , c’étai t maintenan t
un sentier étro it et p én ible,où les p ieds butaient
contre les cailloux . Un homme la conduisait ,
qu i s’
impat ien ta it de la vo ir trébucher . A ce
souven ir , elle eut une révolte . Elle ouvri t le s
yeux et regarde le j eune homme .
E lle le regarde . Il lu i apparut tel qu’ i l étai t ,
avec ses ép aules étro ite s,son front o rgueilleux ,
ses mauvai s hab its . Étai t—cc le le maî tre a qu i
elle se confiait ? Elle pense encore au voyageur
de tou t a l ’heure , ai s é et élégant .
Jean s ’éta it ass i s dans le co in oppos é , et
D E LA R U E D E S N O T A 1 R E S 28 1
feignai t de dormir . Il était vexé de l ’attitude
d’Ét iennet te. Quo i ! elle ne parlai t pas , ne d i sai t
rien , ne s’occu pait pas de lui ! Et déjà il regrettai t
cette équ ipée . Il se persuadait qu ’i l avai t é té
généreux , et admirablement dévoué . Il oubliai t
a quelle pau vre destinée il vouait l e j eune fille .
Auss i b i en la vie qu i se p réparai t lu i sembla it
enchantée . Et dès maintenant,Ét iennet te s e
reprenai t , semblait l u i échapper , étai t di stante
et hautaine . Il boudait . Le train arriva à
Troyes,o ù ils devaient monter dans l ’express de
Pari s,sans qu ’ i l s eussent échangé une parole .
A Troyes , ils ne purent trouver de compar
t iment vide . Ils s ’ i n stallèrent a côté d ’une
vie ille paysanne , en face d’un soldat . Celu i- ci ,
dès que le convo i fu t en marche , se tourna vers
Ét iennet te, et , fai sant le salut mil i taire
La fumée ne gêne pas mademoi selle ?
Elle le regarde , effarée , et fit s igne que non . Il
s ortit de sa poche une blague de cu ir , et rou l e
une c igarette . Pui s il tendit le tabac à Jean
Fal ibert .
S i ça vous fai t plai s ir
282 L A D E M O I S E L L E
Mais Jean refusa . Alors le soldat frot te une
allumette contre la clo ison,et la tint empri
sonnée dans sa main . Puis il al l ume avec so in
sa cigarette , et remplit de fumée , en quelques
instants,le compartiment tout entier . Il regarde
la vie ill e , qui s e tenait ass i se , son pan ie r sur
l e s genoux , avec une mine pass ive et rés ignée .
Ses yeux enfoncés,se bouche découragée l ui
semblèrent comiques . Il s e penche vers Eti en
nette et d i t
E lle a une bonne tête,la grand
’
mère.
Puis , s’
adressant à la paysanne
C ’est—i ’ fragile,ce qu ’ i l y a dan s votre
panier ? Parce que,sans ça , vou s pourri ez le
mettre sous la banquette .
Elle d it
I’
me gêne pas .
E t elle rep ri t auss itôt
C ’est—i ’ j usqu ’à Pari s que vous allez ?
Boulevard d ’
I tal ie, 187 . S i ça vous di rai t
de me fai re un peti t bou t de con du ite ?
E t i l cligna de l ’œ il vers Jean .
E lle répondi t
284 L A D EM O I S E L L E
Alo rs,le soldat rou l e une autre cigarette
,
tendi t a nouveau sa blague
Vous ne vous décidez pas ?
Jean j eta un coup d ’œ il vers Ét iennet te, qui
semblai t endormie .
Il p ri t la blague et rou l e mal edroitement une
cigarette .
Je vai s vous la fai re,di t le soldat .
I l la fi t , en effet , rou le la s ienne,et puis
tendi t une allumette enflammée.
La dern ière , et pu is en rou p ille .
Su r qu oi , i l se mi t à parler . Il avait encore
un en à t irer . Il étai t dans un fort de l ’Est . Un
pays de sauvages . Il s’
ennu yait . Car on s ’en
nu ie partou t quand on vient de Pari s . Il aurait
tou t de même p référé aller en Algéri e . Son
caporal lu i en voulai t . C ’étai t un paysan . Il
n ’aimait po int les gens qui savaient causer .
S i j e le retrouve,quand j e serai de la
classe,j e lu i p assera i quel que chose . Mai s il n
’y
a pas de danger qu ’ i l v ienne à Pari s . Ce coûte
trop cher . Il tuerai t toute sa famille pou r cent
sens . E t ce n’est pas mo i qu i i ra i le cherche r
D E LA R U E D E S N O T A I R E S 285
dans son pays . Une fo i s a Pari s,j e n ’en so rs
plus . Où que j e pourrai s ê tre mieux ?
E t il c él ébre l e s charmes de l a cap i tale . En
quelque s mots vulgai res,i l évoqu e le s cafés
concerts des faubourgs,les rencontres de la rue ,
les camaraderi e s j oviales de l ’atel i er . I l mène
rait quelques années encore cette exi stence
div ine . Et pu i s il chercherai t une femme . S ’ il
avai t voulu , i l s e s erai t marié avant son départ
pour le régiment . La sœur d’un de ses amis
étai t folle de l u i . Mai s i l p ensai t q u ’ i l fallait avo i r
j ou i de la vie avant de se rés igner à. une seule
et définitive aventure
Il ava i t u s é sa cigarette . Il en jeta sur le
p arquet le b out n oi râtre,qu ’ i l éc rase sous son
talon . Pui s il décl are qu ’ il allai t dormir . Il donna
une forte poignée de main à Jean et s’
accom
moda comme il put dan s son coin . En face de
lu i,la paysanne se tenait l e bu ste raide , les
mains cri spées a l ’anse de son panie r , et pour
tant semblait dormir . Jean ,l u i aussi , fe rma le s
yeux et tente de dormi r . Le bruit régul ier des
p iston s le berçait .
286 L A D E M O I S E L L E
Alors , dans le compartiment empuanti , Eti en
nette se permit d ’ouvri r les yeux . Un écœu re
ment profond l ’envah issait . Ju squ’
â l ’aube,elle
s e t int éveillée . Elle ne prenai t aucu ne réso
lutien . Elle n ’avai t aucune pensée p réci s e . Le
dégoût englua it son
Vers s ix heures du matin,le tra i n entre dans
la gare de l ’
Est . Jean avait dormi . Une hâte
j oyeuse le secou e . Il pri t la vali se , descend it le
premier , et pu i s aida Ét iennet te à descendre .
Comme il la regardait,elle lu i parut étrangère .
Sous le chapeau dérangé,elle avait u n vi sage
ti ré,et les cheveux déso rdonnés . Ma is i l n e
s’
at tarde point a cette impres s ion . Déj à il s e
d irigeai t vers la sortie . Il passa la val i se à
Ét iennet te pendant qu ’ i l chercha it les b illets . 11
le s trou ve , les remit a l’employé et p ui s voulut
franchi r l e porte . A ce moment , une vo ix
s’
el eva
H é la petite dame,qu ’est-cc qu ’ i l y a dans
vot re val ise ?
Un employé de l’octro i s’
avançait et barra it
le passage a Étiennet te .
288 L A D E M O I S E L L E
les p ieds lourds et le s yeux gonflés . D es mèche s
de cheveux s’
é taien t échappées de sa coiffu re ,
e t pendaient sur s on cou .
Au bout d ’une demi—heu re,on arrive devan t
Saint—Germain-des- Prés . Pari s s’
éveil la it , et des
balayeurs en bande faisai ent s a to ilette . Au
devant des créme ries,des hommes remuants
,
l evés et vi goureux , rangeai en t le s p ots de lait ,
et s’
occu paient à dre sser l’
é tal age. Au co i n de
la rue de Rennes,un café s
'
ouvra it . L es gar
çons ava ient rép andu de la sci ure j au ne entre
le s tables de la terrasse,et ils s’
occu peient d’y
tracer,avec leurs balai s
,des dess in s réguliers .
L’
artil leu r regarda Jean
S i o n prenai t un peti t café pour se ré
veille r
J ean hés ita . Sa j eunesse le po rtait à contracte r
ai s émen t des amitiés hasardeuses,mais, au fond
de lui-même , i l mép ri sai t son i nterlo cuteur .
Le soldat,ayant surp ris son hésitation , cru t
en reconnaître la cau se . Il s e retou rne vers
Ét iennet te, et , avec la pol i tes s e famil i ère des
ouvriers
D E LA R U E D E S N O TA I R E S 289
S i mademoi selle veu t me faire l ’honneur
Elle n’
ose re fuser . Dans son cerveau boule
versé,les idées s
’
en tre—choquaient . Elle s’
assit
su r u ne chaise d ’os ier bari olé . Jean pri t place a
côté d ’elle,et le soldat en face d ’eux . Il appela
le garçon , avec j oviali té
Hé ! camarade !
Le garçon vint , demanda
Qu ’est- cc qu ’i l faut se rvi r a ces mess ieurs
dame?
Trois cafés cognac , b ien chauds .
D ’une voix éclatante , le garçon répéta , tourné
vers le compto i r
—Tro i s cafés—cognac ! Tro i s ! Et b ien chauds !
Il revint b i entôt, apportant , sur un plateau
tro i s verres,et un p etit flacon de cognac , d ivi se
en s ix parties égales par des raies gravées . Le
soldat regarde le s chiffre s insc ri ts sur les
soucoupes , et ne proteste point , par cou r
toisie.
Au moment de payer , Jean sortit son porte
monnaie . Le soldat étendi t la main
290 L A D EM O I S E L L E
Jamai s de la vie ! C ’est mo i qu i vous
invité s !
Mai s , comme Jean ins i stai t , tout de su ite
céda !
S i ça peut vous fai re plais i r !
E t voyant q u’
Et iennette n ’avai t pas bu de
cognac , il d it
Il ne faut ri en la i s ser perd re !
Il s e verse la portion strictement indi quée sur
le flacon,et pu i s s e leva
,en d isant
! a va mieux !
Il les condui s it j usqu ’au co in de la rue d ’
Assas
et de la rue de Rennes .
Vous voilà dans votre chemin . Peut-être
b ien qu ’on se reverra . On n e sait j amai s,des
foi s !
Il tend it l e main à J ean , pui s a la j eune fille ,
et s ’en el le , en affectant de fredonner .
L ’hôtel où l’abbé Chomeyrat descendai t lors
qu ’ i l venai t à Paris n ’étai t fréquenté que par
des ecclés iastiques et de v i e illes filles p ieuses .
On s ’y levait de bon matin , parce que ces mes
s ieurs allai en t di re leur messe . Dans le vesti
292 L A D E M O I S E L L E
Je n’a i que cette vali se .
Le garçon l e sai s i t et s ’engagea dans l ’esca
l ier .
Ét iennet te s e trouva seule dans sa chambre .
Elle alla vers la fenêtre , qu’elle ouvrit . Elle v i t
une courette sombre , et repou sse auss i tôt l e
battant . Elle vint s ’asseo i r sur un fauteu il
d’
éteffe bru nâtre , et songea . Un désarro i i nfin i
hab itai t son âme . Toutes le s conséqu ences de
l’
éq u ipée lu i apparais sai ent . Dans son cœur
envahi par le dégoût , i l n’y avait plus de place
p our l’amour . Ce qu ’elle voyait , c’étai t la peu
vreté de sa chambre , la sal eté du compartimen t
où elle avait voyagé , la vulgarité de son com
pagnon . Elle se mit à sangloter .
A ce moment , on frappe à l a po rte . Elle ne
répond it po int . On frappa plus fort . Elle pleu
rait . Dans la désolation où se noyait sa petite
âme faible,ell e éta it devenue soudainement
indifférente à tout . Elle ne se demande même
pas qui frappa it .
La po rte s’
ouvrit brusquement , et Jean entra .
Tu pleures ?
D E LA R U E D E S N O TA I R E S 293
En lu i—même , i l s e sentait vexé . Pourtant,il
fi t un effort , s’
approche,voulut lu i p rendre la
main . E lle la reti ra,d it
Lais sez—moi ! Laissez—moi !
E t , a travers ses larmes , elle le regarde ,un e
seconde . Elle n ’avait pas réparé le désordre de
sa. tefleü e . Ses cheveux Innuhuent sur son
vi sage rouge et enflé , son chapeau mouillé par
la plu i e avait perdu sa ri gid ité correcte . Le bas
de sa jupe étai t sou illé de boue . E t l ’ayant
vue ains i , i l n e l e désire plu s .
Il fi t un pas en arrière,son visage étai t
devenu sou dain dur et indifférent . Il d i t
Comme il vous plaira !
E t i l sortit .
Dans cette chambre banale,lo in de Vertault
qu i repo sait sous ses arbres,lo i n des mai sons
hautaines du faubourg noble , Ét iennette n’éta i t
plus qu ’une j eune fil l e ô bscu re , s ilencieuse et
laide . Dépouillée de s on prestige,ell e étai t
devenue la j eune fille banale et arri é ré e qui ne
vaut qu ’une moqueri e . La porte c l aqu e .
Ét iennet te, a ce b ruit , sembl e s e réveiller ,
294 L A D EM O I S E L L E
sorti r du cauchemar . Elle s e leva . Su r l e to i
lette , le garçon avai t déposé des s erviette s et
une cruche ple ine d ’eau chaude . En quelques
minutes , elle eut réparé le désordre de sa co if
fure , lavé son vi sage . Elle redresse les ru bans
de son chapeau , et pu i s cherche quelque chose
dans la p oche de sa j upe . C ’éta i t un e peti te
b ourse d ’argent ; a travers le s mailles lu i sai t
une p i è ce d ’or et quelque monnai e . E lle se
redresse , sort it , descendi t l’escal ier . E lle fu t
dans la rue , sai s ie un i nstant . Un cocher pas
sait . Elle l ’appel a , san s hés itati on , sans timi
d ite. E lle s emblai t v ivre un songe . Elle monta ,
d it
Co ndu i sez-moi a la gare de l ’Est .
Elle n e sut po int comment , vers le so ir , elle
se trouva descendre à la peti te stati on vo i s in e
de Vertault,où elle avait p ri s , la veille , avec
J ean,le train de l ’aventure . Sans doute , elle
avait longtemps attendu dans la gare de l’
Est ,
et pu i s elle étai t montée dans un train , et elle
n ’avai t pas p ri s garde s i d ’autre s voyageurs
s’
esseyaient dans le même compartiment . E lle
XXX I I
M . de Ramel et éta i t ass i s dan s le gran d salon ,
tri ste et fro id , dont le s meubles éta ient recou
verts de housses . Le vi sage congestionné , l’œ i l
fixe,i l s ongea i t vaguement
,
!
s’
efforçant de
trouver une expl i cation ou un remède . En face
de lu i , madame de Ramel et pleurait . N i l’un n i
l ’autre n 'avaient songé à préven i r de la d i spari
t ion de leu r fille l ’age nt de la pol i ce locale .
Avant tout,i ls voulaient éviter le scandale .
Leur humil iation dépassait leur douleu r . Pen
dant l e déj euner,i ls s ’éta ient efforcés d ’avo i r
une atti tude calme , et de ne pas s e donner en
sp ectacle aux domesti ques . E t pu i s ils étai ent
L A D EM O I S E L L E D E LA R U E D E S N O TA I R E S 297
venu s s ’ass eo i r dans le salon . Depui s plusieurs
heures , i l s étaient ass i s la, n’
éch angeant pas
une paro le , e t plongés dans une i nfini e déso
lati on .
Soudain la porte s’
ouvrit . Ét iennet te e ntra .
Tou s deux se levèrent . La j eune fille,ayant
refermé la porte , s e tint devant eux , tremblent
a l a fo is d ’émoti on et de fro id . Sa minc e
j aquette mou illée par l ’averse collai t a son des
étro i t . Elle sentait entre les épaules un fro id
mortel . M . de Ramel et , maintenant qu’ i l l e
voyai t le, n’
éprou va it plus qu ’
u ne extrême
colère . Il d it , d’une voix furi eu se
D ’où ven ez-vous ?
E t,comme elle ne répondait point , il s
’
avença ,
la main levée .
Elle eut un mouvement de petite fille . Elle
mit devant son vi sage son bras replié . Mai s
déj à il s ’était ressais i . Il gronde
Parlez ! D epu is ce matin nous sou ffrons ,
votre mère et mo i nous avons b ien le droi t
d ’avo ir une expl ication .
Elle n’
ouvrit pas la bouche . Il y avait un
298 L A D EM O I S E L L E
nuage devant ses yeux,un nuage dansant . E lle
s e l aisse tomber doucement en arrière,et
,s i
M . de Ramel et ne se fû t p récip i té,elle eû t
heurté de la tête le plancher .
11 l’
assit dans un fauteuil . Madame de Re
melet s’
étai t app rochée et pl eu re plu s fort . Il
d it , d’une voix du re
Ce n’est plu s le moment de pleurer . Votre
fille est malade,soignez- la .
On la mon te dans sa chambre,où le li t
i ntact l ’a ttenda it . On la déshabil l e . On la cou che .
Auss i tô t elle eut le v i sage en feu . On appela le
médecin .
Ce fu t un grand b ru it dans la v ille . Made
moisel le de Ramel et était chez elle , malade . On
ne sut plus que cro ire . On apprit b i entôt qu ’elle
é tai t rentrée , mouillée , perdue , faite comme
un camp—volant E t au ss i tô t deu x camps se
formèrent . Le premier soutenait l ’hypothès e de
l ’évasion . Le second parlai t d ’une fi èvre céré
brale . La j eune fi lle avait cou ru dans la cam
pagne , d
’où ell e étai t revenue mou illée , et cou
verte de boue . On donnai t des détails . Certain s
300 L A D E M O I S E L L E
pass er madame de Ramel et et sa fille,partan t
p our leur promenade quoti dienne . Le vi sage
d’
Et iennet te s ’étai t creus é . Ses yeux avaient
p erdu leur éclat . Ses jou es avaien t le ton fané
des j oues des vie illes filles . Madame Sense is
ri cana . Elle d it
Q u ’est—cc qu l l di rai t,le fi ls Fal ibert , s
’ il
l e voyait dans cet état ?
A q u oi mademoisell e Aric ie répondit que
J ean avait trouvé une bonne place à Pari s,et
s e moquait b ien de mademoiselle de Ramel et .
Pour la p rem ière fo is,la v i ei l le demoi s elle ne
p ro férai t pas une calomn ie . Lorsque Jean était
rentré , et avai t constaté la dispari ti on d’Et ien
nette , i l n’avai t pas souffert . Dans l ’é tou rd isse
ment de cette p remière j ou rnée qu ’ i l passait à
Pari s , qu’
importaien t un souri re o u des larmes
sur le v isage d ’une j eune fille ? Son exi stence
d ’h ier lui parais sait déj à ancienne et lo intai ne .
Certai ns j ou rs creusent , en travers de notre
chemin,un large fossé ; nous ne le mesu rons
que plus tard,et du sommet de la montagne .
Nous nous étonnons alors de l ’avo i r pu s i a i sé
D E LA R U E D E S N O TA I R E S 301
ment franchi r . E t nô u s admiron s la force de
l ’oubli,qu and il faudra it nou s émerveiller de la
légèreté de notre âme .
Jean n ’avai t pas sou ffer t . Plu tôt eût-il éprouvé
du soulagement . La vie qu i s’
ou vrait devan t
lu i n ’étai t pe int romanesque . Tou te la j ournée ,
il alla i t vi s i ter des commissai res,et tâchai t
d e se montrer aiinabl e avec les inspecteurs
d e police , qui l u i racontaient les cent petites
h isto i re s d ont les jou rnaux composent le s
faits divers . Il attendait la belle affaire
le crime pathéti que , ou le mystérieux enlève
ment,qui lu i permettra ient de manifester ses
rares qualités d ’écrivain . Le souri re qu ’ i l dési
rait , c’étai t celui da secrétaire de rédaction .
Tard dans la nu it,ayant achevé sa besogne
,i l
regagnait sa chambre , et s’
endormait lourde
ment . 11 lu i arrive de penser avec étonnement
à sa neurasthénie récente , à ses inquiétudes
mortelles . Il j u geait maintenant que c’étai t une
maladi e de désœu vré . Il vécut ains i , affairé ,
absorb é et amb itieux , ayant relégué tout au
fond de sa mémoire le souven i r de l’aventure .
302 LA D EM O I S E L L E
Le hasard d ’une rencontre lu i avait appri s le
retour d ’
Et iennet te a Vertault,sa maladie
,et
sa guéri son . Il n’eut pas grand remords . Sa
j eunesse fro i de et égoïste ne connais sai t pas ce
tourment .
Cependant , le s deux femmes continuaient
leu r promenade . Elle s allèrent a la Source et
s’
assiren t su r l eu r banc . E lle s ne parlaient p o int
Toutes deux,machinalement , fou illaient le sol
de la pointe de leur ombrelle . A leurs p ieds la
ville souriait dans sa parure de frondaisons e t
d ’eaux dormantes , accroup ie au fond de la
vallée comme une bête sé du isante et sour
no ise qu i se ramasse pour mieux bondi r .
Aux yeux d ’un passant,rien n ’avai t changé
Un banc , deux femmes silencieuses , qui tout a
l’heure se lèveront pour retourner vers leur
demeure , dont le to i t b rille sous le sole il décl i
nant . A peine le ven t fait trembler la cime des
arb res , et leur arrache une feuille pourprée .
La vie coule insen s iblemen t et l e ride flétrit le
304 L A D E M O I S E L L E D E LA R U E D E S N O TA I R E S
nette a o sé s ’approcher de son père . Elle lu i
a d i t
Je voudra is aller au couvent .
Il a répondu,d ’une vo ix coléreuse
Ce serai t votre place . Mais votre départ
serait un aveu .
E lle e st restée . On lui a imposé d e ne rien
changer à son exi stence ancienne . El le va a la
messe , fait de la tap isseri e , se p romène ,
j usqu’à ce qu ’elle meure .
M . de Ramel et a fermé sa b ibli othèque .
L ’autre j our,au cercle , i l a parlé contre l
’ i n s
t ru c t ion obligato i re . Robert est en pension
chez un ecclés iastique des envi rons . Il mépris e
s a sœur , ayant tout appri s .
E . G l tEVIN IMPRIMER IE DE LAGNY 127-1—1 1 .
lflM1 u at l n—18 à 3 1». se le vehnne
GABR IELE D’
AN N U N ZI O
Fo rse c h e si Fo rse ch e ne
R EN E BA ZI N
L a Ba rriere
V BLA SCO IBA NEZ
A reues Sa ug lau te>
J O HAN BU JER
Sou s l e C ie l V i de
J E AN CA NORA
M a dame Deveney b ienfa i trice
EMILE CLE R MO N T
Amou r p romi s
PIERRE DE COULEVÀ IN
A u Coeu r d e la Vie
HEN R Y RAGUERCRES
Monde, Vaste M onde
MAX BU R EAUX
Les P remi è res Amo ursd
’
un I nu t i le
MA RC DEBROL
Le G rand To u r
LO U IS DELZONS
L e M e i l l eu r Amou r
A NA TOLE FR AN CE
L es Sep t Femmes d e l aB a rb e-B leu e
LE UR FRAPIE
L es Contes d e l a M a ter
ne l l e
0 0 0 0 0 0 0
0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0
0 0 0 0 0 0 0 0
GYP
Les P e t i ts J oyeu x
PIERRE LOT
Le Ch â teau d e l a B el leeu -B o i s—Do rmant
PIER R E MfLLE
La B i che é c rasée
E DO U AR D PAILLERON
Th eatre comp let ! t. I et I I )[ 0018 f IRANOELLO
F eu Math ias Pasca l
HE N R Y RABUSSON
Le F rein
DU CHE SSE DE ROHA N
Les Dévo i lées d u Cau case
J .—R. R O SN Y J '"
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A ffa ire Der ive
J U LES SAGERET
P a u l l e N oma d e .
VALEN TI N E THOMSO N
La V ie Sentimenta le d e
R ach el
MAR CELLE Î INAYRE
L’
Omb re d e l’
Amou r
LE O N UE TINSEAU
Deux Consc iences
E. TOUCA S-MA SSILLON
Les A t taq u eu rs
CO LETTE YVER
Les Dames d u P a la is