1991 Le Libertinage_Nouvel Obs
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PAR MICHEL MAFFESOLI *
La sensualtte debordant:e ~t une maniere de vivre collectirement un rytlune sociaJ, qui ne se satisfait plus de lafenneture individuelle ou de 1a retanie co,Yugale
E nun moment ou il est bon de souligner l'importance, reelle ou supposee, des valeurs morales, il peut paraitre paradoxal de parler d'un retour de Dionysos, figure emblematique du liberti
nage s'il en est ! Et pourtant Ja simple observation devrait nous obliger, en Ja matiere, a reconnaitre nombre de pratiques, phenomenes, ou meme representations fantasmatiques qui echappent a Ja logique du « devoir etre » que nous avons l'habitude de poser, ou d'imposer aux faits sociaux.
II est en effet curieux que peu nombreux parmi !es intellectuels soient ceux qui tentent une approche theorique du changement de valeurs qui s'opere sous nos yeux. Et si, par une etrange all!ance, des penseurs fort eloignes !es uns des autres annoncent Ja finde « l'orgie », c'est que tous, quels qu'ils soient-universitaires, journalistes ou entrepreneurs culturels -, continuent a confectionner (et a vendre) une soupe a base de moralisme, de rationalisme, sans oublier quelques autres crolitons economico-politiques. Certains, il est vrai, plus subtils, ont bien vu le probleme, mais par manque de courage, ou tout simplement par habitude mondaine, ne se risquent pas a J'aborder de front et preferent eJaborer ces gäteries, acidulees avec mesure, qui plaisent tant aux divers provincialismes de la rive gauche. Le conformisme reste commun a ces deux tendances toutes petries de bonne conscience et de fort louables intentions. Dans un tel contexte, il est bien difficile de proposer une analyse qui soit attentive aux changements en jeu en cette fin de siede.
Et pourtant, au risque de paraitre au mieux anachronique, au pis lassant, il faut etre suffisamment en rupture avec !es modes d'analyse moralistico-politique pour saisir Je rythme original qui est en train de scander Ja vie sociale, pour apprehender Je rapport cynique ou ruse qui va, de
Michel Maffesoü
a: 0
plus en plus, caracteriser les diverses habitudes sociales.
II faut dire que l'approche purement quantitative qui a submerge Ja sociologie fausse souvent l'analyse. En effet, ayons a J'esprit que !es categories statistiques qui servent a construire Ja realite observee par !es sociologues sont souvent reprises d'une enquete a J'autre sans meme que l'on cherche a !es tester au prealable. Ainsi, !es gens sont classes, suivant !es categories usuelles, maries, concubins ou isoles. Mais comment se dedarent ceux qui, tout en vivant seuls, ne passent jamais une nuit isoles, ceux qui ont une femme et des maitresses, ceux qui vivent a plusieurs ? L'identite administrative connait Je mariage et Je ceJibat, elle s'est donne un frisson de radicalite en assimilant Je concubinage au mariage. On peut d'ailleurs signaler que, ce faisant, on ne prend pas en compte Ja diff erence de nature qui existe entre ce lien institutionnel, patrimonial, social, qu' est Je mariage (indissoluble en son essence) et Ja relation
purement volontaire, affectuelle, beaucoup plus ephemere et fragile qu'est le concubinage.
Louis Roussel parle, fort a propos, de ~ famille incertaine » en decrivant ces nouvelles constellations : menages a trois peres et six 'portees de fratries, familles monstrueuses dans Je decalage des äges, l'agencement des generations. En fait l'imaginaire contemporain accorde d'autant plu~ d'importance a la famille, valeur refuge, valeur emotionnelle, qu'elle est moins pratiquee. La famille est une 11 cosa mentale 1>.
De meme, a propos de ce qu'il e:;r convenu d'appeler le retour de Ja fide!ite, j'ai propose de parler de 11 sincerites successives 1>. En effet, durant Ja modernite, speciaJement du XIX' siede a Ja moitie de ~?tr~ siede, Je rythme de l'errance, puis de la stab1hsat1on sexuelles et affectives etait fixe par les normes : les jeunes gens jetaient Jeur gourme, !es je~es filles d~couvraient leur corps dans les dorto1rs de pens1onnats, puis s' instalJaient en menage. Aujourd'hui, plusieurs vies se succedent : J'amour conjugal, Ja separation Ja multiplicite des partenaires, la lassitude, Ja re~ise en menage. De meme Je divorce, d'abord interdit puis dramatique, tend a se banaliser. Successive~ ment ou meme concomitamment, on peut erre Philemon et Don J uan, surtout quand le donjuanisme s'exprirne en mineur, en jouant sur son Minitel ou dans quelques rendez-vous galants de s a. 7.
En fait, et c'est cela que !es statistiques ne font pas ressortir, !es couples se font et se defont dans une exa~erbation des sens. Mais alors que Ja periode des annees 60 et 70 a ete celle de l'apogee du culte du corps individuel, du corps libere, du droit au plaisir, Je sensualisme contemporain est essentiellement « con-sensualisme » : du sensualisme partage.
Le plaisir des sens ne se limite plus a l'orgasme: Je toucher, l'odorat, Je goüt se developpent. La
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famille devientaussi, contrairement a Ja famille du XIX' siede, lieu et vecteur des sens : c'est sans doute avec raison que )es moralistes d'outreAtlantique s'inquietent des caresses des parents aux enfants, non pas que !es parents seraient plus violeurs, mais parce que Ja famille sensuelle est eminemment ephemere, fragile. La famille est niche, refuge, parce que le tourbillon ne fait que s'accroitre. La famille est alors ponctuation dans l'errance.
De meme, pour saisir l'etonnant (re)surgissement du libertinage, du papillonnage sexuel, ou encore l'ambiance erotique qui baigne la vie sociale, il faut se souvenir de cette remarque de Nietzsche pour qui "ce vieil et illustre "je" n'est, pour Je dire en rermes moderes, qu 'une hypothese, une allegation, surtout ce n 'est pas une certitude immediate •>. II y avait quelque audace a proclamer cela au plus fort de l'individualisme triomphant, car c'est bien a partir de la forteresse du je que la modemite entreprit la conquete de la nature et Ja regulation ou l'aseptie du monde social, sexualite comprise. On peut maintenant affirmer que !es fissures auxquelles le philosophe erait attentif sont progressivement devenues des evidences massives. En tout cas evidences vecues ·par le plus grand nombre. Car, en ce qui conceme l'identite ideologique, politique, sexuelle, professionnelle, c'est bien a des " certitudes immediates >) auxquelles on est confronte de nos jours.
Ce sont ces incertitudes, s'exprimant dans Ja multiplicationdes prefixes metaou trans(que l'on retrouve de Ja theorie au sexe en passant par Ja poJitique), qui fondent Ja culture emotionnelle Oll
Un silence peureux entoure les messageries roses ... Mais, unjour ou l 'autre, on succombe a la tentation de ce nouveau
fruit ~fendu, prometteur dedeUces
paradisiaques, qu 'est le peüt ecron des desirs
fanklsmaüques
Ja cuJture du Sentiment, qu'iJ faut avoir bien a l'esprit pour comprendre l'evolution des mceurs actuelles. En effet, Je propre de cette « incertitude » quant a l'identite favorise ce que j'ai appele Je tribal, c' est-a-dire Je fait d'eprouver ensemble des emotions, des affects, de vibrer en commmun. Forme d'echangisme sexuel, reel ou fantasme, de copulation universelle, favorisant Je flux rapide des sentiments, !es sincerites successives dans !es relations, en un mot Ja circulation du sexe, dont on sait l'importance dans tout commerce social. . En ce sens, l'individualisme n'est plus de mise,
le narcissisme non plus, mais bien plutöt une ambiance estherique qui s'emploie a propager tel mode de vie, telle ideologie, tel uniforme vestimentalre, teile valeur sexuelle, teile pratique Jangagiere, en bref ce qui est de !'ordre de Ja
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LE LllJERTLVAGE l'l! IM ~JEAA'-R4UL GOUJJE
passion partagee, du desir d'imiter J'autre, de me perdre en lui ; j'ai bien dit de copuler avec cet autre.
En effet, l'e!ement primordial du sexe vagabond, Ja multiplicite des aventures amoureuses, Je developpement du concubinage et du divorce, c'est paradoxalement sa fonction de reliance. Tout cela favorise Ja relation, Ja correspondance, dans son sens baudelairien, ou encore ce que J'on a pu appeler, apropos du baroque, Ja connexite tactile. Cette tactilite passe actuellement par !es innombrables rassemblements de divers ordres : festifs, consommatoires, sportifs. Dans chacun de ces cas, je tauche l'autre. Chacune de ces manifestations est cause et eff et d 'une ambiance erotique ; d'un libertinage potentiel qui parfois trouve sa ou ses realisations, notarnment gräce au developpe-
ment technologique, rnicro-informatique et bien sur du Mini tel, Oll Se joue une indeniabJe interdependance.
Un silence peureux entoure !es messageries roses, mais rares sont !es organes de presse qui, de pres ou de loin, n'en possedent pas une ou plusieurs. II y a peu d'etudes universitaires sur celles-ci, et pourtant il est impensable que !es publicites qui leur sont consacrees (metro, journaux, radios) soient sans effet. Un jour ou l'autre on succombe a Ja tentation de ce nouveau fruit defendu, prometteur de delices paradisiaques, qu'est Je petit ecran des desirs fantasmatiques. Mais le fantasme parfois rejoint Ja realite et souvent meme Ja depasse. Ainsi, des recherches en cours font ressortir qu'au moins 10 a 20 % des contacts miniteliques trouvent une issue favora-
hie, c' est-a-dire aboutissent a des rencontres dont il est difficile de determiner la nature mais dont on peut penser qu' eil es ne sont pas uniquement culturelles. Mais tout comme l'on ne parlait pas des secrets d'alcöve, ou que l'on ne disait mot des mariages condus gräce aux agences matrimoniales, il semble ine!egant, ou quelque peu scabreux, de parler d'une socialite du videotex, tant l'e!ement passionnel et hasardeux y joue un grand röle.
Que dire egalement de ce que !es 1 taliens appellent !es « pomo settimanale •> et qui, chez nous, n'a pas de nom. Ces multiples journaux plus ou moins ephemeres proposent des (< contacts \) ou autres <1 unions » aux couples et celibataires modernes et aventureux. La encore, si la part du fantasme est non negligeable, on ne peut negliger
les rencontres induites de cene maniere, elles sont <1 hors normes »et comme autant de <1 respirations » elles permettent de survivre dans l'atmosphere mortifere de l'institution familiale .
II y aurait lieu enfin d'etre attentif a tous ces petits moments erotiques qui trouent le mome temps du travail. Un recent sondage faisait ressortir que dans la prude Angleterre, 57 % des femmes avaient eu une aventure sexuelle sur !es lieux de leur travail ! Le non-travail dans Je travail est de tout temps une pratique de ruse qui permet Ja conservation de soi sur Ja longue duree. Qu'il prenne Ja forme du libertinage n'a rien d'etonnant, et ne fair qu'exprimer cette ambiance hedoniste qui, par canaux divers, s'est capillarisee dans l' ensemble du corps social. On se souvient de l'humoriste disant, apropos du theätre de boule-
vard, et du trio mari-femme-amant, que !es chaines du mariage etaient si lourdes qu'il fallait etre au moins trois pour les porter. On le sait, avec le chiffre trois, c'est l' infini qui commence, et, extrapolant Je propos, on peut dire que Ja multiplicite des bonnes occasions de rencontres est comme une pulsion d'errance que Ja modemite avait cru pouvoir canaliser et qui resurgit, encore plus forte gräce aux divers vecteurs fournis par Ja postmodemite.
En ce sens, !es fusions groupales dont on a parle, !es petites perversions anomiques et autres ecarts a Ja morale etablie, s'ils ne sont pas nouveaux peuvent etre compris comme Je resurgissement de pratiques dion ysiaques, discretes ou affichees, exprimant un vouloir vivre irrepressible que Ja domestication des mreurs n'arrive plus a aseptiser.
Un tel libertinage n'est plus l'apanage d'une aristocratie plus ou moins pervertie, comme ce fut le cas au XVII ' ou au XVIII' siede. De meme, il n'est plus Ja marque distinctive de Ja boheme artisticointellectuelle, ainsi que cela prevalut au XIX' ou jusqu'a la moitie du XX' siede. En fait , il v a democratisation ou massification d'un tel libertinage qui ne fait que traduire Ja deperdition de J'individu dans un sujet collectif. Prenant au pied de la lettre l'expression de Rimbaud, il exprime .que "je est un autre •>, ou plutöt, comment c'est a partir de l'autre quese determine le je. Mollesse, passivite, perte, dans son sens le plus general, sont a !'ordre du jour, et c'est cela qui s'exprime dans la circulation du sexe, dans l'effervescence erotique qui, par pub, cinema, television, presse interposes, taraude Je corps de tout un chacun et l'ensemble social en son entier.
On peut voir la 1e symptöme d'une decadence ineluctable. II est certain que Je carpe diem, Ja pulsion d'errance, l'exacerbation des sens ont signe la finde certaines civilisations. Et Ja sensualite debordante est certainement une maniere de vivre collectivement un rythme social qui ne se satisfait plus de Ja f ermeture individuelle ou de Ja retanie conjugale. En fair, au travers des exemples cites et des pratiques qui n'en sont certainement qu'a leur debut, on peut dire que l'accentuation du libertinage s'emploie a affirmer qu'avant d'etre particularise Je sexe est surtout collectif. En ayant a l'esprit une vieille tradition anthropologique (camaval, bacchanales, dionysies), on peut rappeler qu'en mimant le desordre et Je chaos au travers de Ja confusion des corps, le sexe vagabond fonde periodiquement un ordre nouveau. II souligne aussi Ja preeminence du collectif sur l'individu et sonpendantrationnel qu'est Je social.
C'est en ayant cela a 1 esprit que l'on peut apprecier cette pulsion sociale qui pousse a chercher, dans tous !es domaines, ce qui est inutile, ce qui n'a pas de sens, ou a l'image de la notion de ,, depense ,, de Georges Bataille, ce qui s'epuise dans l'acte de la jouissance pure.
MICHEL MAFFESOLI
(*) Professeur a Ja Sorbonne, direcreur du Cenrre d'Etudes sur l'Acruel et Je Quotidicn (Paris-V) et du Centre de Recherche sur l'Imaginaire (MSH). Panni !es demiers ouvrages de Michel Maffesoli : "Au creux des apparences, pour une ethique de l'esthetique ,, (Plon, 1990); ,, l'Ombre de Dionysos, contributioli a Ja sociologie de l'orgie " (Um· de Poche, 1991) · ,, Je Temps des tribus •>(Livre de Poche, novembre i991).
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