198584571 Derrida Schibboleth Pour Paul Celan

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  • JACQUES DERRIDA

    Schibbolethpour Paul Celan

    ditions Galile

  • Tous droits de traduction, de reproduction et dadaptation

    rservs pour tous pays, y compris lU.R.S

    ditions Galile, 1986 9, rue Linn, 75005 Paris

    ISBN 2-7186-0296-1

  • En sa premire version (dj publie en anglais), ce texte fut celui dune confrence prononce lors dun International Paul Celan Symposium luniversit de Washington, Seattle, en octobre 1984. Malgr certains remaniements et quelques dveloppements nouveaux, le schma dmonstratif, le rythme et le ton de la confrence ont t, autant que possible, conservs.

  • IUne seule fois : la circoncision na lieu quune fois.Telle nous est du moins livre lapparence, et la tra

    dition de lapparence, ne disons pas du simulacre.Autour de cette apparence nous devrons tourner. Non

    pas tant pour cerner ou circonvenir quelque vrit de la circoncision il nous faudra y renoncer pour des raisons essentielles. Mais pour nous laisser approcher plutt par ce qu'une fois peut offrir de rsistance la pense. Et cest doffre quil sagit, et de ce quune telle rsistance donne penser. Quant la rsistance, ce sera aussi notre thme, il fera signe vers la dernire guerre, toutes les guerres, la clandestinit, les lignes de dmarcation, la discrimination, les passeports et les mots de passe.

    Avant de nous demander ce que veut dire une fois,

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  • si cela veut dire quelque chose, et le mot fois dans une seule fois; avant dinterprter en philosophes ou en philosophes du langage, en hermneutes ou en poticiens le sens de ce qui se dit en franais une fois, nous devrions faire une longue et pensive station le long des frontires linguistiques, l o, vous le savez, il faut bien prononcer schibboleth pour avoir le droit de passage, en vrit le droit la vie. Une fois, rien de plus facile traduire, croirait-on : einmal, once, one time, una volta. Quant aux vicissitudes de notre latinit, au vez espagnol, toute la syntaxe de vicem, vice, vices, vicibus, vicissim, in vicem, vice versa, et mme vicarius, aux tours, retours, remplacements et supplances, voltes et rvolutions, nous serons conduits y revenir plus dune fois. Une seule remarque pour linstant : les registres smantiques de tous ces idiomes ne se traduisent pas immdiatement les uns dans les autres, ils paraissent htrognes. Langlais one time y nomme le temps, ce que ne fait ni once, ni einmal, ni le franais, litalien ou lespagnol. Les idiomes latins recourent plutt au tour, la tournure et la volte. Et pourtant, malgr cette frontire, le passage de la traduction courante a lieu tous les jours sans la moindre quivoque, chaque fois que la smantique de tous les jours impose ses conventions. Chaque fois quelle efface lidiome.

    Si une circoncision na lieu quune fois, cette fois est donc la fois, at the same time, en mme temps la premire et la dernire fois. Telle serait lapparence archologie et eschatologie autour de laquelle nous, devrons tourner, comme autour de lanneau qui sy esquisse, dcoupe ou dtache. Cet anneau tient ensemble une bague, celle de lalliance, la date anniversaire et le retour de lanne.

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  • Je parlerai donc en mme temps de la circoncision et de lunique fois, autrement dit, de ce qui revient se marquer comme lunique fois : ce que parfois lon appelle une date.

    Mon premier souci ne sera pas de parler de la date en gnral, plutt d couter ce quen dit Paul Celan. Mieux, de le regarder se livrer linscription dinvisibles dates, illisibles peut-tre : anniversaires, anneaux, constellations et rptitions dvnements singuliers, uniques, irrp- tables : unwiederbolbar , cest son mot.

    Comment dater ce qui ne se rpte pas si la datation fait aussi appel quelque forme de retour, si elle rappelle dans la lisibilit dune rptition? Mais comment dater autre chose que cela mme qui jamais ne se rpte?

    Venant de nommer lirrptable (unwiederbolbar), de remarquer la langue franaise et les frontires de la traduction, je serai tent de citer ici ce pome au titre franais, A la pointe acre *, non parce quil aurait quelque rapport immdiat avec la chirurgie de la circoncision mais parce quil soriente, dans la nuit, sur le chemin de questions Nach/detn Unwiederholbaren, vers le non-rptable. Je men tiendrai d abord ces petits cailloux de craie blanche sur un tableau, une sorte de non-criture o se durcit la concrtion de la langue :

    Ungeschriebenes, zu Du non-crit, durciSprache verhrtet [...] en langue [...] **

    Sans crit, ancrit, le non-crit passe ensuite le relais cette question de la lecture sur un tableau que tu es peut-

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  • tre. Tu es un tableau ou une porte : nous verrons beaucoup plus tard comment une parole peut sadresser, voire se confier une porte, tabler sur une porte lautre ouverte.

    (et dans le einst, justement traduit par autrefois , cest encore une fois, une seule fois )

    Nous aurions pu suivre en ce pome les relais toujours discrets, discontinus, csurs, naturellement elliptiques, de lheure (Waldstunde), ou de la trace, et de la trace dune roue qui tourne sur elle-mme (Radspur). Mais je me prcipite vers la question qui cherche son chemin vers ou d'aprs (nach) lirrptable, travers des haies de htres, entre les fnes (Buchecker). Celles-ci se donnent aussi lire comme des coins de livre ou les angles ouverts, bants, dun texte :

    Wege dorthin. Chemins vers l-bas.Waldstunde an Heure de fort auder blubbernden Radspur entlang. long de la trace de roue qui gar-

    Tr du davor einst, Tafel Toi, porte devant cela, autrefois, tableau

    mit dem getteten Kreidestem drauf: ihnhat nun ein - lesendes? - Aug.)

    o ltoile tue fait la craie : elleest maintenant - lit-il? - un il.)

    [gouille.

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  • Aufgelesenekleine, klaffende Buchecker: schwrtzliches Offen, vonFingergedanken befragtnach----wonach ?Nachdem Unwiederholbaren, nachihm, nachallem.

    Blubbernde Wege dorthin.

    Etwas, das gehn kann, grusslos wie Herzgewordenes, kommt.

    -lue,petite fne, bante,quon ramasse : chose ouverteet noirtre,quinterrogent des doigts-pensessu r----vers quoi?Sur le non-rptable, verslui, verstout.

    Chemins qui gargouillent, vers l-[bas.

    Quelque chose, qui peut marcher, [sans saluts,

    non plus quun devenu-cur, vient. *

    Chemins (Wege) : quelque chose vient, qui peut aller (Etwas, das gehn kann, [...] kommt). Quest-ce qualler, venir, aller venir, aller et venir? Et devenir cur? De quelle venue, de quel vnement singulier sagit-il? De quelle impossible rptition (Nach/dem Unwiederholbaren, nach/ihm...)?

    Comment devenir coeur? N en appelons pas pour linstant Pascal ou Heidegger qui souponne dailleurs le premier davoir trop cd la science et oubli la pense originelle du cur. A mentendre parler de date et de circoncision, d aucuns pourraient se hter vers le cur circoncis des Ecritures. Ce serait aller trop vite, et vers

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  • trop de facilit. Lellipse tranchante de Celan requiert plus de patience, elle exige la discrtion. La loi est la csure. Elle se rassemble pourtant dans la discrtion du discontinu, dans la coupure du rapport lautre ou dans linterruption de ladresse, comme ladresse mme.

    Il ny a aucun sens, vous vous en doutez bien, dissocier d une part les crits de Celan au sujet de la date, ceux qui nomment le thme de la date, et dautre part les tracs potiques de la datation. On ne le lirait plus si on se confiait au partage entre un discours thorique, philosophique, hermneutique, voire poticien sur le phnomne de la date et d autre part une mise en oeuvre potique de la datation.

    Lexemple de Le Mridien nous met en garde contre cette mconnaissance. Il sagit dun discours , comme on dit : une allocution de circonstance, et date. Sa date est celle de la remise dun prix (Rede anlsslich der Verleihung des Georg-Bcbner-Preises, 22 octobre I960). Le 22 octobre 1960, cette adresse traite sa manire de lart, plus prcisment de la mmoire de lart, peut-tre de lart comme chose du pass, et dit Hegel, lart, tel que nous le connaissons dj * mais comme problme aussi, dont les composantes savrent, on le voit, modifiables, mais de rsistance prouve, disons temel **. La chose du pass : * Meine Damen und Herren ! Die Kunst, das ist, Sie erinnern sich... , Lart oui, rappelez-vous... * * * . Attaque ironique, cest la premire phrase qui semble parler dune histoire rvolue, mais pour en appeler la mmoire de ceux qui ont lu Bchner. Celan annonce quil va voquer plusieurs apparitions de lart, en particulier dans Wozzeck et dans Lonce et Lna : vous vous en souvenez. Une chose de notre pass qui revient en mmoire,

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  • mais aussi un problme davenir, un problme temel, et surtout un chemin vers la posie. Non pas la posie, mais un chemin en vue de la posie, lun des chemins seulement, parmi dautres, et non le plus court. Lart, ds lors, serait un chemin que la posie parcourt rien de moins, rien de plus. / Je sais quil est d autres chemins, et plus courts. Mais la posie, elle aussi, plus dune fois, nous devance. Brle nos tapes. *

    A cette croise des chemins entre lart et la posie, en ce lieu o la posie se rend parfois sans mme la patience du chemin, voici lnigme de la date.

    Elle semble rsister toute question, toute forme de questionnement philosophique, toute objectivation, toute thmatisation thorico-hermneutique.

    Celan le montre potiquement : par la mise en uvre de la date. Dans cette adresse mme. Il commence par citer plusieurs dates : 1909, celle d un ouvrage consacr Jakob Michael Lenz par un charg de cours Moscou, M. N. Rosanov; puis la nuit du 23 au 24 mai 1792, date elle-mme cite, mentionne dj par cet ouvrage, de la mort de Lenz Moscou. Puis Celan mentionne la date qui apparat cette fois la premire page du Lenz de Bchner, le Lenz qui le 20 janvier, allait dans la montagne **.

    Qui allait dans la montagne, cette date?Lui, Lenz, insiste Celan, lui et non lartiste proccup

    par les questions de lart. Lui, en tant quil est un je , lui en tant que Moi , dit la traduction *** ,

  • de lindividuation, de ce signe de lindividuation que constitue chaque pome. Le pome est la parole dun seul devenue figure * (gestaltgewordene Sprache eines Einzelnen). Singularit mais aussi solitude : le seul, le pome est seul (einsam). Et depuis lessence la plus intime de sa solitude, il est en chemin (unterwegs), aspirant une prsence , dit la traduction ** (und seinem innersten Wesen nach Gegenwart und Prsenz). En tant que seul, le seul, le pome se tiendrait alors, peut-tre, dans le secret de la Rencontre . * * *

    Le seul : singularit, solitude, secret de la rencontre. Quest-ce qui assigne le seul sa date?

    Par exemple : il y eut un 20 janvier. Telle date aura pu scrire, seule, unique, soustraite la rptition. Pourtant cette proprit absolue peut aussi tre transcrite, exporte, dporte, exproprie, rapproprie, rpte dans sa singularit absolue. Il le faut mme si elle doit sexposer, risquer de se perdre dans une lisibilit. Cette proprit absolue peut annoncer, signe de lindividuation, quelque chose comme lessence du pome, le seul. Celan prfre dire de tout pome , mieux, de chaque pome : Vielleicht darf man sagen, dass jedem Gedicht sein " 20.Jnner " eingeschrieben bleibt? , Peut-tre, avancer quen tout pome un 20 janvier persiste et demeure inscrit? * * * * . Voil une gnralit : la garde de chaque pome, donc de tout pome, se confie linscription dune date, de cette date-ci, par exemple un 20 janvier . Mais malgr la gnralit de la loi, lexemple demeure irremplaable. Et ce qui doit demeurer, promis la garde, autrement dit la vrit de chaque pome, cest cet irremplaable mme : lexemple ne donne lexemple que sil ne vaut pour aucun autre. Mais il donne lexemple en

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  • cela mme, et le seul exemple possible, quil est le seul donner : le seul.

    Aujourdhui, en ce jour, cette date. Et cette remarque de laujourdhui nous dit peut-tre quelque chose de lessence du pome aujourdhui, pour nous maintenant. Non pas lessence de la modernit ou de la post-modernit potique, non pas dune poque ou dune priode dans quelque histoire de la posie, mais ce qui arrive aujourdhui de nouveau la posie, aux pomes, ce qui leur arrive cette date.

    Ce qui leur arrive cette date, cest justement la date, une certaine exprience de la date. Trs ancienne certes, sans date, mais absolument nouvelle cette date. Et nouvelle parce que, pour la premire fois, la voici porte ou recherche en pleine clart (am deutlichsten). La clart, la distinction, la nettet, la lisibilit, voil ce qui serait aujourdhui nouveau. Ce qui devient ainsi lisible, ne croyons pas que ce soit la date elle-mme, seulement lexprience potique de la date, ce quune date, celle-ci, ordonne de notre rapport elle, une certaine recherche potique. Peut-tre, que la nouveaut des pomes, de nos jours, que lon crit, tient, justement, ceci : quen pleine clart lon sefforce dy prserver dates telles? * (Vielleicht ist das Neue an den Gedichten, die heute geschrieben werden, gerade dies : dass hier am deutlichsten versucht wird, solcher Daten eingedenk zu bleiben?)

    Cette question au sujet de la date, cette hypothse ( Peut-tre... ), Celan la date, elle concerne aujourd'hui chaque pome daujourd'hui, la nouveaut de chaque uvre potique de notre temps qui, cette date, aurait pour singularit de dater (transitivement), de rester en mmoire de date (Daten eingedenk zu bleiben). Ce qui daterait la

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  • potique daujourdhui, ce serait peut-tre une inscription de la date ou du moins une certaine venue la clart, nouvellement, dune ncessit potique qui, elle, ne date pas daujourdhui. Soit.

    Mais les phrases que nous venons dentendre sont suivies de trois fois Mais .

    Le premier, le moins nergique, le moins opposant, relance les mmes interrogations sur les traces de lautre comme Moi : comment telle autre date, irremplaable et singulire, la date de lautre, la date pour lautre peut- elle encore se laisser dchiffrer, transcrire, traduire? Comment puis-je me lapproprier? Mieux, comment puis- je me transcrire en elle? Et comment sa mmoire peut- elle disposer encore dun avenir? Quelles dates venir prparons-nous dans une telle transcription? Voici donc le premier Mais . Lellipse de la phrase est plus conomique que je nai pu le donner penser, et sa sobrit saisissante ne peut se signer, cest--dire se dater que depuis lidiome, une certaine manire dhabiter ou de traiter lidiome (sign : Celan de tel lieu de la langue allemande, qui fut sa seule proprit). Je cite toujours la traduction dAndr du Bouchet, par peur de my risquer moi-mme : Mais, partis de telles dates, quel circuit, tous, ne nous est-il donn de dcrire? Et, nous-mmes, pour quelle date, venir, nous transcrivons-nous? (Aber schreiben wir uns nicht aile von solchen Daten her? Und tvelchen Daten schreiben wir uns zu?) *:

    Ici rsonne le second Mais : aprs un blanc, la marque dun long silence, le temps dune mditation au cours de laquelle chemine la question prcdente. Elle laisse la trace dune affirmation contre laquelle slve, au moins pour la compliquer, une seconde affirmation. Et la force

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  • de lopposition porte son lan jusquau point de lexclamation : Aber das Gedicht spricht j a ! Es bleibt seiner Daten eingedenk, aber es spricht. Gewiss, es spricht immer nur in seiner eigenen, allereigensten Sache.

    Que veut dire ce mais? sans doute que malgr la date, en dpit de sa mmoire enracine dans la singularit d un vnement, le pome parle : tous et en gnral, lautre dabord. Le mais semble porter la parole du pome au- del de la date : si le pome rappelle une date, se rappelle sa date, celle o il crit ou dont il crit, depuis laquelle il scrit, pourtant il parle! tous, lautre, quiconque ne partage pas lexprience ou le savoir de la singularit ainsi date, depuis ou date de tel lieu, tel jour, tel mois, telle anne. Dans la phrase prcdente, la force ambigu du von rassemble davance tous nos paradoxes (Aber schreiben wir uns nicht alle von solchen Daten her?) : nous crivons de la date, au sujet de telles dates mais aussi depuis telles dates, telles dates. Mais le franais se porte de lui-mme, par la force aussi ambigu de lidiome, vers lavenir d une destination inconnue, ce qui ntait pas littralement dit par telle phrase de Celan mais correspond sans doute la logique gnrale de ce discours, telle que lexplicite la phrase suivante, Und welchen Daten schreiben wir uns zu? A quelle date nous crivons-nous, quelles dates nous approprions-nous, maintenant, mais aussi, de faon plus ambigu, tourns vers quelles dates venir nous crivons-nous, nous transcrivons-nous? Comme si crire une date signifiait crire non seulement tel jour, telle heure, telle date mais aussi crire la date en sadressant elle, se destiner la date comme lautre, la date passe autant que la date promise.

    Quel est cet de l venir en tant que date?

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  • Pourtant il parle, le pome. Malgr la date, mme sil parle aussi grce elle, depuis elle, d elle et vers elle, et parle toujours de lui-mme dans sa cause ou sa chose la plus propre, in seiner eigenen, allereigensten Sache, en son nom propre *, sans jamais transiger avec labsolue singularit, avec linalinable proprit de ce qui le convoque. Et pourtant, cet inalinable doit parler de lautre, et lautre, il doit parler. La date provoque le pome, mais celui-ci parle! Et il parle de ce qui le provoque, la date qui le provoque, ainsi convoqu depuis lavenir de la mme date, autrement dit de son retour une autre date.

    Comment entendre lexclamation? Pourquoi ce point dexclamation aprs le mais d une objection qui na rien de la feinte rhtorique? Il pourrait surprendre. Je crois quil donne laccent, il accentue et marque le ton de ladmiration, de ltonnement devant lexclamation potique elle-mme. Le pote sexclame - devant le miracle qui rend possible la clameur, lacclamation potique : le pome parle! et il parle la date dont il parle! Au lieu de lemmurer et de le rduire au silence de la singularit, une date lui donne sa chance, et de parler lautre!

    Si le pome doit la date, sil se doit sa date comme sa chose (Sache), sa cause ou sa signature la plus propre, sil se doit son secret, il ne parle quen sacquittant, pour ainsi dire, d une telle date - et de cette date qui fut aussi un don , pour sen dlier sans la dnier, sans la renier surtout. Il sen absout pour que sa parole rsonne et clame au-del dune singularit qui risquerait autrement de rester indchiffrable, muette et mure dans sa date : le non-rptable. Il faut, sans perdre la mmoire, parler de la date qui dj parle delle-mme : la date, par son simple vnement, par linscription dun signe pour

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  • mmoire aura rompu le silence de la singularit pure. Mais pour parler d elle, on doit aussi l'effacer, la rendre lisible, audible, intelligible au-del de la pure singularit dont elle parle. Or lau-del de la singularit absolue, la chance pour lexclamation du pome, ce nest pas le simple effacement de la date dans une gnralit, cest son effacement devant une autre date, celle laquelle il parle, la date dun autre ou dune autre qui sallie trangement, dans le secret dune rencontre, un secret de rencontre, avec la mme date. J en donnerai - pour plus de clart - quelques exemples tout lheure.

    Quest-ce qui a lieu dans cette exprience de la date, lexprience mme? et dune date quil faut effacer pour la garder, pour y garder la commmoration de lvnement, cette venue de lunique en proie au pome qui doit lexcder et qui seul, par l mme, peut la transporter, la donner entendre au-del de son chiffre illisible? Ce qui a lieu, cest peut-tre ce que Celan nomme un peu plus loin Geheimnis der Begegnung, le secret de la rencontre.

    Rencontre dans le mot franais se rencontrent deux valeurs sans lesquelles une date jamais naurait lieu : la rencontre comme lala, la chance, le hasard, la conjoncture qui vient sceller un ou plus dun vnement une fois, telle heure, tel jour, tel mois, telle anne, en telle rgion; et puis la rencontre de lautre, cette singularit inluctable depuis laquelle et destination de laquelle parle un pome. Dans son altrit et dans sa solitude (qui est aussi celle du pome seul , solitaire ), elle peut habiter la conjoncture dune mme date. Cest ce qui arrive.

    Ce qui arrive, si quelque chose arrive, cest cela; et cette rencontre, dans un idiome, de tous les sens de la rencontre.

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  • Mais une troisime fois, un troisime mais ouvre un nouveau paragraphe. Il commence par un Mais je pense... , il se clt par un aujourdhui et ici , et cest la signature dun Aber ich denke... heute und hier : Mais je pense et pareille pense ne saurait vous surprendre prsent je pense que de tout temps il importe lesprance du pome, de parler aussi bien, et sur ce mode encore, de telle cause trangre... ce mot, non, je nai quen faire dsormais de telle cause, plutt, qui concernerait un autre qui sait, tout autre, peut-tre. Ce qui sait , o je vois que je parviens, est bien la seule chose qu cette esprance ancienne il me soit possible, en ce jour, et lieu, d accoler. *

    Le tout autre vient donc douvrir la pense du pome sur une chose ou sur une cause (in eines Anderen Sache... in eines ganz Anderen Sache) dont laltrit doit non pas contredire mais sallier, en lexpropriant, la cause la plus propre , celle dont il tait question linstant, la chose du pome qui parle sa date, depuis sa date et toujours, en son nom propre, in seiner eigenen, allereigensten Sache. Plusieurs vnements singuliers peuvent se conjoindre, sallier, se concentrer dans la mme date, qui devient donc la mme et une autre, toute autre comme la mme, capable de parler lautre de lautre, celui qui ne peut dchiffrer telle date absolument close, une tombe, sur lvnement quelle marque. Cette multiplicit rassemble, Celan la nomme dun mot fort et charg, la concentration. Un peu plus loin, il parle de lattention (Aufmerksamkeit) du pome pour ce quil vient rencontrer. Cette attention serait plutt une concentration qui garde en mmoire toutes nos dates (eine aller unserer Daten eingedenk bleibende Konzentration). Le mot peut devenir un mot

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  • terrible pour la mmoire. Mais on peut lentendre la fois dans ce registre o lon parle du rassemblement de lme, le cur, et de concentration de lesprit, par exemple dans la prire (Celan cite Benjamin citant Malebranche dans son essai sur Kafka : Lattention est la prire naturelle de lme ) et en cet autre sens o la concentration rassemble autour du mme centre d anamnse une multiplicit de dates, toutes nos dates venant se conjoindre ou consteller en une seule fois, en un seul lieu : en vrit dans un seul pome, dans le seul, dans ce pome qui est chaque fois, nous lavons vu, seul, le seul, solitaire et singulier.

    Voil peut-tre ce qui se passe dans lacte exemplaire du Mridien. Ce discours, cette adresse, cet acte de parole (Rede) nest pas pas seulement un trait ou un mta- discours au sujet de la date, plutt lhabitation, par un pome, de sa propre date, sa mise en uvre potique aussi qui fait dune date propre au pote une date pour lautre, la date de lautre, ou inversement, car ce don tourne comme un anniversaire, un pas suivant lequel un pote se transcrit ou se promet dans la date de lautre. Dans lunique anneau de sa constellation, une mme date commmore des vnements htrognes, lun de lautre tout coup prochains alors quon les sait, quils restent, et doivent demeurer infiniment trangers. Cela sappelle justement la rencontre, la rencontre de lautre, le secret de la rencontre - et prcisment ici la dcouverte du Mridien. Il y eut le 20 janvier, celui de Lenz qui le 20 janvier allait dans la montagne . Et puis la mme date, un autre 20 janvier, Celan rencontre, il rencontre lautre et il se rencontre lintersection de cette date avec elle-mme, avec elle-mme comme autre, comme

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  • la date de lautre. Et pourtant cela na lieu quune fois, et toujours de nouveau, chaque fois une seule fois, le chaque-fois-une-seule-fois faisant loi gnrique, loi du genre, de ce qui toujours tient tte au genre. Il faudrait resituer ici la question du schmatisme transcendantal, de limagination et du temps, comme question de la date de la fois. Et relire ce que Celan aurait dit plus haut des images : Et que seraient les images pour lors? / Ce qui une fois, une nouvelle fois toujours, ici seulement, un instant seulement, se vrifie et doit pour nous comme tel se vrifier. Et le pome son tour serait ce lieu o tous les tropes et mtaphores nous pressent de les conduire labsurde. *

    Cet ad absurdutn radical, limpossibilit de ce qui, chaque fois une seule fois, na de sens qu navoir pas de sens, pas de sens idal ou gnral, ou na de sens qu en appeler, pour les trahir, au concept, la loi, au genre, cest le pome pur. Or le pome pur nexiste pas, mieux, cest ce quil ny a pas! (das es nicht gibt!). A la question : de quoi est-ce que je parle quand je parle non pas des pomes mais du pome, Celan rpond : Oui, je parle du pome qui nexiste pas!/Le pome absolu non, certes, il nexiste pas, il ne peut pas exister! * *

    Mais si le pome absolu na pas lieu, sil ny en a pas (es gibt nicht), il y a limage, le chaque fois une seule fois, la potique de la date et le secret de la rencontre : lautre-moi, un 20 janvier qui fut aussi le mien aprs avoir t celui de Lenz. Voici :

    J ai, voici des ans, crit un bref quatrain tel : Appels de l ortie en chemin : J Porte-toi sur les mains vers nous. / Qui est avec la lampe seul, / n'a pour lire que la main . Et voici un an, remmoration dune ren-

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  • contre manque dans lEngadine, jai port au net un bref rcit o, linstar de Lenz, jai ouvert quelquun un chemin en montagne.

    Je mtais, lune et lautre fois, partir d un 20 janvier , le mien, sur tel pas transcrit.

    Une rencontre ma mis en prsence de... moi-mme. *

    Je me suis rencontr - moi-mme comme lautre, un 20 janvier comme lautre, et comme Lenz, comme Lenz lui- mme, wie Lenz : les guillemets autour de lexpression mettent en valeur, dans le texte, linsolite de la figure.

    Cest aussi, ce comme, le signal d une sorte de comparution dans la mme comparaison. Cet homme que jai dcrit, crit, sign, tait tout comme Lenz, presque comme Lenz lui-mme, en tant que Lenz. Le wie a presque la valeur d un als. Mais en mme temps, cest moi puisque dans cette figure de lautre, comme lautre, je me suis rencontr cette date. Le comme et la cosignature de la date, la figure ou limage mme, chaque fois, de lautre, lune et lautre fois , une fois comme lautre fois (das eine wie das andere Mal). Tel serait le tour anniversaire de la date. Dans Le Mridien, cest aussi la trouvaille, la rencontre du lieu de rencontre, la dcouverte du mridien lui-mme :

    Je recherche galement, puisque, nouveau, jen suis au dbut, le lieu de ma provenance. Je les recherche dun doigt mal assur, parce quanxieux, sur la carte - carte denfant, dire vrai, la seule que je possde.

    De ces lieux, aucun ne se laisse situer, ils paraissent absents, mais je sais o, cette heure, ils doivent surgir finalement et... je dcouvre quelque chose.

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  • Je dcouvre quelque chose qui me dcharge, pour une part, de mtre en votre prsence enfonc dans cet impossible chemin de lImpossible. Je dcouvre ce qui lie, et finalement amne, le pome la Rencontre. Je dcouvre quelque chose - linstar de la parole - immatriel, mais terrestre, de ce sol, chose ayant forme de cercle, et qui, passant de ple ple, fait sur soi retour et intersecte - posment - tous les tropes - : je dcouvre... un Mridien. *

    Presque le dernier mot du texte, prs de la signature. Ce que Celan trouve ou dcouvre sur l heure, invente si lon peut dire, plus et moins quune fiction, ce nest pas seulement un mridien, le Mridien, mais le mot et limage, le trope mridien qui donne lexemple de la loi, dans son inpuisable polytropie, et qui lie (das Verbin- dende, ce qui lie traduit justement Andr du Bouchet, lintermdiaire traduit tout aussi justement Jean Lau- nay), qui provoque en plein jour, midi, la mi-joume, la rencontre de lautre en un seul lieu, en un seul point, celui du pome, de ce pome : ...dans cette prsence, ici, du pome - le pome tient toujours cette prsence ponctuelle, unique dans sa proximit immdiate mme, elle concde lautre une parcelle de sa vrit : le temps de lautre . * *

  • II

    Une date serait comme le gnomon de ces mridiens.Parle-t-on jamais d une date? Mais parle-t-on jamais

    sans parler d une date? D elle et depuis elle?Quon le veuille ou non, quon le sache, lavoue, le

    dissimule, une parole est toujours date. Ce que je risquerai maintenant quant la date en gnral, ce quune gnralit dit et contredit de la date, au gnomon de Paul Celan, tout cela sera dat son tour.

    Dans certaines conditions du moins, dater revient signer. Inscrire une date, la consigner, ce nest pas seulement signer depuis une anne, un mois, un jour, une heure, autant de mots qui ponctuent le texte de Celan, mais aussi depuis un lieu. Tels pomes sont dats de Zurich, Tbin- gen, Todtnauberg, Paris, Jrusalem, Lyon, Tel Aviv,

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  • Vienne, Assise, Cologne, Genve, Brest, etc. Au dbut ou la fin dune lettre, la date consigne un maintenant du calendrier ou de lhorloge (
  • ein Ich de tout lheure, figure toujours une singularit irremplaable. Seule une autre singularit, tout aussi irremplaable, peut venir sa place sans se substituer elle. Ce toi, on sadresse lui comme une date, lici et maintenant dune provenance commmorable.

    Telle du moins quelle me parvient, la question quest- ce quune date? suppose deux choses.

    Tout dabord la question q u est-ce que...? a une histoire, une provenance, elle est signe, engage, commande par un lieu, un temps, une langue ou un rseau de langues, autrement dit par une date sur lessence de laquelle cette question na plus quun pouvoir limit, un droit fini, sinon une pertinence contestable. Cela ne sera pas sans rapport avec ce que notre Colloque appelle les implications philosophiques de luvre de Celan . Peut-tre la philosophie, en tant que telle et en tant quelle met en uvre la question quest-ce que...? na-t-elle rien dessentiel dire sur ce qui date de Celan, sur ce que Celan dit ou fait de la date - et qui pourrait son tour nous dire quelque chose, peut-tre, de la philosophie.

    D autre part, seconde prsupposition, il faut bien que dans linscription dune date, dans le phnomne explicite et cod de la datation, ce qui est dat ne soit pas dat. La date, oui et non, dirait Celan comme il le fait plus d une fois. Parle / Cependant ne spare pas du Oui le Non. / Donne ta parole aussi le sens : / lui donnant lombre. / Donne-lui assez dombre, / donne-lui autant dombre / quautour de toi tu en sais rpandue entre / Minuit Midi Minuit. * Encore le mridien. Il faut bien que cette marque nomme date se d-marque, dune singulire faon, se dtache de cela mme quelle date; et que dans cette dmarcation, dans cette dportation mme elle

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  • devienne lisible, lisible comme date, prcisment, en sarrachant ou en se soustrayant elle-mme, son adhrence immdiate, lici-maintenant; en smancipant de ce quelle reste pourtant, une date. Il faut quen elle le non- rptable (unwiederholbar) se rpte, efface en lui la singularit irrductible quil dnote. Il faut que dune certaine manire il se divise en se rptant, et du coup se chiffre ou se crypte. Comme la physis, une date aime se crypter. Elle doit seffacer pour devenir lisible, se rendre illisible dans sa lisibilit mme. Car si elle ne suspend pas en elle ce trait unique qui la tient lvnement sans tmoin, sans autre tmoin, elle reste intacte mais absolument indchiffrable. Elle nest mme plus ce quelle a tre, ce quelle aura d tre, son essence et sa destination, elle ne tient plus sa promesse, celle d une date.

    Comment ce qui est dat peut-il ds lors, tout en faisant date, ne pas dater? Cette question, faut-il le craindre ou lesprer, ne se laisse pas ainsi formuler en toute langue. Elle reste peine traduisible. J y insiste parce que, toujours apparente quelque nom propre, cest chaque fois un idiome quune date nous donne penser, commmorer ou bnir, croiser aussi dans une traduction possible-impossible. Et si la forme idiomatique de ma question peut paratre intraduisible, cest quelle joue du double rgime du verbe dater. En franais ou en anglais. Rgime transitif : je date un pome. Rgime intransitif : un pome date, sil vieillit, sil a une histoire, et un certain ge.

    La question quest-ce quune date? ne revient pas se demander dabord ce que veut dire le mot date . Pour lessentiel, elle ne senquiert pas davantage dune tymologie assure ou suppose, encore que celle-ci ne

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  • soit pas pour nous sans intrt. Peut-tre nous orienterait- elle en effet du ct du don et de la littralit, voire du don de la lettre : data littera, les premiers mots dune formule indiquant la date. Cela nous engagerait sur la trace du premier mot, de linitiale ou de lincipit dune lettre, de la premire lettre dune lettre - mais aussi bien dun don * ou de lenvoi. Le don ou lenvoi nous emporteront au-del de la question donne dans la forme quest- ce que? . Une date nest pas puisquelle se retire pour apparatre, mais s'il ny a pas de pome absolu (Das absolute Gedicht-nein, das gibt es gewiss nicht, das kann es nicht geben!), dit Celan, peut-tre y a-t-il (es gibt) de la date - et mme si elle nexiste pas.

    A cette valeur de don et de nom propre - car une date opre comme un nom propre - , jassocierai pour linstant, de faon prliminaire et dsordonne, trois autres valeurs essentielles.

    1. Celle de lenvoi dans les strictes limites du code pistolaire.

    2. La re-marque du lieu et du temps, la pointe de lici-maintenant.

    3. La signature : si la date est lettre initiale, elle peut venir la fin de la lettre et avoir dans tous les cas, au principe ou la fin, la force dun engagement sign, d une obligation, d une promesse, d un serment (sacramentum). Par essence une signature est toujours date, elle na de valeur qu ce titre. Elle date et elle a une date. Et avant dtre mentionne, linscription dune date (ici, maintenant, ce jour, etc.) ne va jamais sans une espce de signature : celui ou celle qui inscrit lanne, le jour, le lieu,

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  • bref le prsent dun ici et maintenant atteste par l sa propre prsence lacte de linscription.

    Celan datait tous ses pomes. Je ne pense pas ici, en premier lieu, une datation quon pourrait, tort mais par commodit, nommer externe, savoir la mention de la date laquelle un pome a t crit, commenc ou termin. Dans sa forme conventionnelle, cette mention se situe en quelque sorte hors du pome proprement dit . On na certainement pas le droit de pousser jusqu sa limite la distinction entre cette notation extrieure et une incorporation plus essentielle de la date dans un pome dont elle fait partie, pome elle-mme. D une certaine manire, nous le verrons, le pome de Celan tend dplacer, voire effacer une telle frontire. Mais si nous en maintenons, pour la clart de lexposition, lhypothse provisoire, nous nous intresserons dabord une datation consigne dans le corps du pome, dans lune de ses parties et sous une forme reconnaissable selon le code traditionnel (par exemple le 13 fvrier), puis une datation de forme non conventionnelle, non calendaire, qui se confondrait, sans reste, avec lorganisation gnrale du texte potique.

    Dans Eden, cette mmorable lecture * d un pome de Schneepart, DU LIEGST im grossen Gelausche, Szondi rappelle quune indication de date en avait accompagn la premire publication : Berlin, 22 et 23 dcembre 1967. On sait tout le parti que Szondi a tir de ces dates, et davoir eu la chance dtre le proche tmoin, parfois lacteur ou le complice des expriences commmores, dplaces, chiffres par le pome. On sait aussi avec quelle rigueur et quelle modestie il a pos les problmes de cette situation, la

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  • fois quant la gense du pome et la comptence de ses dchiffreurs. Comme lui, il nous faut bien tenir compte de ce fait : tmoin proche et lucide de tous les alas et de toutes les ncessits qui se sont croiss au passage de Celan Berlin cette date, Szondi a t le seul pouvoir nous laisser d irremplaables mots de passe pour laccs ce pome, un schibboleth sans prix, un essaim lumineux et bruissant de notes, autant de signes de reconnaissance pour un dchiffrement et une traduction de lnigme. Et pourtant, laisse elle seule sans tmoin, sans passeur, sans la complicit avertie dun dchiffreur, sans mme la connaissance externe de la date, une certaine ncessit interne du pome nen resterait pas moins parlante, au sens o Celan dit du pome Mais il parle! au-del de ce qui parat le confiner dans la singularit date dune exprience individuelle.

    Szondi fut le premier le reconnatre. Il disposa devant lui cette nigme avec une lucidit et une prudence admirables. Comment rendre compte de ceci : quant aux circonstances dans lesquelles un pome fut crit, mieux, quant celles quil nomme, chiffre, dguise ou date dans son corps propre, quant aux secrets partags, le tmoignage est la fois indispensable, essentiel la lecture du pome, ce partage quelle devient son tour, et finalement supplmentaire, non essentielle, garante seulement dun surcrot dintelligibilit dont le pome peut aussi se passer. A la fois essentielle et inessentielle. Cet la fois tient, cest mon hypothse, la structure de la date.

    (Je ne me livrerai pas ici mes propres commmorations, je ne livrerai pas mes dates. Permettez-moi nanmoins de me rappeler ici que dans ma rencontre avec Paul Celan et dans lamiti qui nous lia ensuite, si peu

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  • de temps avant sa mort, Peter Szondi fut toujours le mdiateur et le tmoin, lami commun qui nous prsenta lun lautre Paris, o pourtant nous travaillions dj dans la mme institution. Et cela eut lieu quelques mois aprs une visite que je fis luniversit de Berlin, linvitation de Szondi, en juillet 1968, peu de temps aprs ce mois de dcembre 1967 dont je parlais il y a un instant.)

    Quest-ce que nous rappelle Szondi, ds le commencement de sa lecture? que Celan avait supprim la date du pome pour le premier recueil. Elle ne figure pas dans les Ausgewhlte Gedichte dits par Reichert en 1971. Cela correspond, selon Szondi, lhabitude de Celan : Les pomes sont dats dans le manuscrit, ils ne le sont pas dans la publication.

    Mais le retrait de cette date externe , si lon peut dire, ne dtruit pas la datation interne. Et si celle-ci comporte son tour, je tenterai de le montrer, une force dauto-effacement, il sagit alors d une autre structure, celle de linscription mme de la date.

    Nous nous intresserons donc la date comme une entaille ou une incision que le pome porte dans son corps, telle une mmoire, parfois plusieurs mmoires en une, la marque dune provenance, d un lieu et dun temps. Incision ou entaille, autant dire en franais que le pome sy entame : il commence par se blesser sa date.

    Si nous en avions le temps, nous devrions dabord analyser patiemment les modalits de la datation. Elles sont nombreuses. Dans cette typologie, la datation la plus conventionnelle, celle quon dit littrale et stricto sensu, consiste marquer un envoi de signes cods. On se rfre alors des chartes, on utilise des systmes de notation,

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  • des reprages spatio-temporels dits objectifs : le calendrier (anne, mois, jour), lhorloge (les heures, quelles soient ou non nommes, et que de fois Celan les aura- t-il nommes, ici ou l, pour les rendre aussi la nuit de leur silence chiffr : sie werden die Stunde nicht nennen , ils ne diront pas le nom de lheure *), la toponymie, et d abord les noms de ville. Ces marques codes ont une ressource commune mais aussi bien une puissance dramatique, fatale, fatalement quivoque. Assignant ou consignant la singularit absolue, elles doivent se d-marquer simultanment, la fois, et delles-mmes, par la possibilit de la commmoration. Elles ne sont en effet marquantes que dans la mesure o leur lisibilit annonce la possibilit d un retour. Non pas le retour absolu de cela mme qui ne peut pas revenir : une naissance ou une circoncision nont lieu quune fois, cest lvidence mme. Mais la revenance spectrale de cela mme qui, unique fois au monde, ne reviendra jamais. Une date est un spectre. Mais cette revenance du retour impossible se marque dans la date, elle se scelle ou spcifie dans lanneau de lanniversaire assur par le code. Par exemple par le calendrier. Lanneau de lanniversaire inscrit la possibilit d une rptition, mais aussi bien le retour circulaire dans la ville dont une date porte le nom. La premire inscription dune date signifie cette possibilit : ce qui ne peut pas revenir reviendra comme tel, non pas seulement dans la mmoire, comme tout souvenir, mais aussi la mme date, une date en tout cas analogue, par exemple chaque 13 fvrier... Et chaque fois, la mme date sera commmore la date de ce qui ne saurait revenir. Celle-ci aura sign ou scell lunique, le non-rptable; mais pour le faire, elle aura d se donner lire dans une forme suffisamment code,

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  • lisible, dchiffrable pour que dans lanalogie de lanneau anniversaire (le 13 fvrier 1962 est analogue au 13 fvrier 1936) lindchiffrable apparaisse, ft-ce comme indchiffrable.

    On pourrait tre tent dassocier ici tous les anneaux de Celan cette alliance de la date avec elle-mme comme autre. Il y en a tant, et chaque fois ils sont uniques. Je nen citerai quun, il simpose ici, puisquil scelle dans la mme cire dabeilles - et les doigts mmes sont de cire - lalliance, la lettre, le nom chiffr, la ruche des heures, lcriture de ce qui ne scrit pas :

    MIT BRIEF UND UHR LETTRE ET HORLOGE

    Wachs,Ungeschriebnes zu siegeln, das deinen Namen erriet,das deinen Namen verschlsselt.

    Cirepour sceller lincrit qui devina ton nom, qui chiffre ton nom.

    Kommst du nun, schwimmendes Licht?

    Finger, wchsern auch sie durch fremde,schmerzende Ringe gezogen. Fortgeschmolzen die Kuppen.

    Kommst du, schwimmendes Licht?

    Zeitleer die Waben der Uhr, brutlich das Immentausend,

    Viendras-tu, mouvante lumire?

    Doigts, de cire eux aussi, passs en d tranges, douloureux anneaux, et fondues leurs extrmits.

    Viens-tu, mouvante lumire?

    Vacantes de temps les alvoles de l'heure,

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  • reisebereit. mille abeilles, essaim nuptial prt au voyage.

    Komm, schwimmendes Licht. Viens, mouvante lumire. *

    Lhorloge et les anneaux sont tout proches encore dans Chymisch. Un anneau sveille notre doigt, et les doigts sont lanneau mme, dans Es war Erde in ihnen... Mais surtout, une date nallant jamais sans lettre dchiffrer, je pense lanneau du pigeon-voyageur, au centre de La Contrescarpe. Le pigeon-voyageur transporte, transfre, traduit un message chiffr, mais ce nest pas une mtaphore. Il part sa date, celle de lenvoi, il doit revenir de lautre lieu au mme, celui de sa provenance, aller-retour accompli. Or la question du chiffre, Celan ne la pose pas seulement au sujet du message mais de lanneau mme, du signe dappartenance, alliance et condition du retour. Le chiffre du sceau, lempreinte de lanneau compte peut- tre plus que le contenu du message. Comme dans schib- boleth, le sens du mot importe moins que, disons, sa forme signifiante quand elle devient mot de passe, marque dappartenance, manifestation de lalliance.

    Scherte die Brieftaube aus, war ihr Ringzu entziffern? (All dasGewlk um sie her - es war lesbar.) Litt esder Schwarm? Und verstand,und flog wie sie fortlieb?

    Le pigeon-voyageur avait-il quitt sa vole, son anneau tait-il dchiffrer? (toute la

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  • nue autour de lui - elle tait lisible). Les autres lacceptrent-ils? Et comprirent, et volrent, quand il resta absent? *

    Une date semporte, elle se transporte, senlve - et donc sefface dans sa lisibilit mme. Leffacement ne lui survient pas comme un accident, il naffecte pas son sens ou sa lisibilit, il se confond au contraire avec laccs mme de la lecture ce quune date peut encore signifier. Mais si la lisibilit efface la date, cela mme quelle donne lire, cet trange procs aura commenc linscription mme de la date. Celle-ci doit dissimuler quelque stigmate en elle de la singularit pour durer plus longtemps, cest le pome, que ce quelle commmore. Seule chance pour elle dassurer sa revenance. Effacement ou dissimulation, cette annulation propre lanneau du retour appartient au mouvement de la datation. Ce qui se doit commmorer, la fois rassembler et rpter, cest ds lors, la fois, lanantissement de la date, une sorte de rien, ou cendre.

    La cendre nous attend.

  • III

    Restons-en pour linstant ces dates que nous reconnaissons travers la grille de langage dun calendrier : le jour, le mois, parfois lanne.

    Premier cas, une date se rapporte un vnement qui, du moins en apparence et de l extrieur, se distingue de lcriture mme du pome et du moment de sa signature. La mtonymie de la date (une date est toujours aussi une mtonymie) dsigne la partie d un vnement ou dune squence dvnements pour en rappeler le tout. La mention 13 fvrier fait partie de ce qui se passa ce jour- l, seulement partie, mais elle vaut pour le tout dans un contexte donn. Ce qui se passa ce jour-l, dans le premier cas que nous allons voquer, ce nest pas, en apparence et de lextrieur, la venue du pome.

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  • Lexemple est donc celui du premier vers de ln Eins (Tout en un *). Il commence par Dreizehnter Feber, Treize fvrier.

    Quest-ce qui se rassemble et commmore dans lunique fois de ce ln Eins, dun seul coup potique? Et sagit-il dailleurs d une commmoration? Le tout en un , en une seule fois, plusieurs fois la fois, semble se consteller dans lunicit dune date. Mais celle-ci, pour tre unique et la seule, toute seule, seule du genre, est-elle une?

    Et sil y avait plus d un 13 fvrier?Non seulement parce quun 13 fvrier revient, devient

    tous les ans son propre revenant, mais d abord parce quune multiplicit d vnements, en des lieux disperss, par exemple sur une carte politique de lEurope, des poques diffrentes, en des idiomes trangers, auront pu se conjoindre au coeur du mme anniversaire.

    Dreizehnter Feber. Im Herzmund Treize fvrier. Dans la bouche du cur erwachtes Schibboleth. Mit dir, sveille un schibboleth. Avec toi,

    Comme le reste du pome, et bien au-del de ce que je pourrais en dire, ces premiers vers paraissent videmment chiffrs.

    Chiffrs, ils le sont lvidence : en plusieurs sens et en plusieurs langues.

    Chiffrs d abord parce quils comptent un chiffre, le

    IN EINS TOUT EN UN

    Peuplede Paris. No pasarn

    Peuplede Paris. No pasarn.

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  • chiffre du nombre 13. Cest lun de ces nombres dans lesquels se croisent, pour sy consigner en une seule fois, lala et la ncessit. Un ligament y tient ensemble la fatalit et son contraire, strictement, de faon la fois signifiante et insignifiante : la chance et lchance, la concidence dans le cas, ce qui tombe bien ou mal ensemble.

    DIE ZAHLEN, im Bund mit der Bilder Verhngnis und Gegenverhngnis.

    LES NOMBRES, lis la fatalit des images et sa contra- fatalit *.

    Und Zahlen waren mitverwoben in das Unzhlbare. Eins und Tausend..

    Et des nombres taient tisss danslinnombrable. Un, mille... **

    Avant mme le chiffre 13, le un du titre, i n e i n s , annonce la con-signation et la co-signature dune multiple singularit. Ds le titre et ds lincipit, le chiffre, comme la date, se trouve incorpor dans le pome. Ils donnent accs au pome quils sont, mais un accs chiffr.

    Ces premiers vers sont chiffrs en un autre sens : plus que dautres, intraduisibles. Je ne pense pas ici tous les dfis potiques que cet immense pote-traducteur a lancs aux potes-traducteurs. Non, je me limiterai laporie (au passage barr, no pasarn : ce que veut dire aporie). Ce qui semble barrer le passage de la traduction, cest la multiplicit des langues dans le mme pome, en une

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  • seule fois. Quatre langues, telle une srie de noms propres et de signatures dates, le cadran dun sceau.

    Comme le titre, comme la date, incipit se lit en allemand. Mais ds le deuxime vers, une deuxime langue, un mot apparemment hbraque pousse dans la bouche du cur : schibboleth.

    Dreizehnter Feber. Im Herzmund Treize fvrier. Dans la bouche du cur erwachtes Schibboleth. Mit dir, sveille un schibboleth. Avec toi,[...] [..J

    Cette deuxime langue pourrait bien tre une premire langue, la langue du matin, la langue dorigine qui parle du cur, depuis le cur et depuis lOrient. La langue, cest en hbreu la lvre, et Celan ne nomme-t-il pas ailleurs, nous y viendrons, les mots circoncis, comme on dit aussi le cur circoncis ? Laissons cela pour linstant. Schibboleth, ce mot que jappelle hbraque, vous savez quon le trouve dans toute une famille de langues, le phnicien, le judo-aramen, le syriaque. Il est travers par une multiplicit de sens : fleuve, rivire, pi de bl, ramille d olivier. Mais au-del de ces sens, il a pris la valeur dun mot de passe. On lutilisa, pendant ou aprs la guerre, au passage dune frontire surveille. Le mot importait moins pour son sens que par la manire dont il tait prononc. Le rapport au sens ou la chose se trouvait suspendu, neutralis, mis entre parenthses : le contraire, si on peut dire, d une poque phnomnologique qui garde d abord le sens. Les phramites avaient t vaincus par larme de Jephtah; et pour empcher les

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  • soldats de schapper en passant la rivire (schibboleth signifie aussi rivire, certes, mais l nest pas ncessairement la raison de ce choix), on demandait chaque personne de dire schibboleth. Or les Ephramites taient connus pour leur incapacit prononcer correctement le schi de schibboleth qui devenait pour eux, ds lors, un nom imprononable. Ils disaient sibboleth et, sur cette frontire invisible entre schi et si, ils se dnonaient la sentinelle au risque de leur vie. Ils dnonaient leur diffrence en se rendant indiffrents la diffrence diacritique entre schi et si; ils se marquaient de ne pas pouvoir re-marquer une marque ainsi code.

    Cela se passait la frontire du Jourdain. Autre frontire, autre passage interdit, dans la quatrime langue de la strophe : no pasarn. Fvrier 1936, victoire lectorale du Frente Popular, veille de guerre civile. No pasarn : la Pasionaria, le non Franco, la Phalange appuye par les troupes de Mussolini et la Lgion Condor de Hitler. Cri ou crit de ralliement, clameur et banderoles pendant le sige de Madrid, trois ans plus tard, no pasarn fut un schibboleth pour le peuple rpublicain, pour ses allis, pour les Brigades Internationales. Ce qui passa ce cri, ce qui sest pass malgr lui, ce fut la deuxime guerre mondiale, lexterminante. Rptition dune premire, certes, mais aussi de cette rptition gnrale, de son propre futur antrieur que fut la guerre dEspagne. Structure date de la rptition gnrale : tout se passe comme si la deuxime guerre mondiale avait commenc en fvrier 1936, dans une tuerie qui fut la fois civile et internationale, violant ou refermant les frontires, laissant autant de cicatrices dans le corps dun seul pays douloureuse figure dune mtonymie. Lespagnol est accord la strophe centrale

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  • qui transcrit en somme une sorte de schibboleth espagnol, mot de passe et non de passage, mot silencieux quon se transmet comme un symbolon ou une poigne de main, chiffre de ralliement, signe dappartenance, mot dordre politique.

    er sprachuns das Won in die Hand, das wir brauchten, es warHinen-Spanisch, darin,

    im Eislicht des Kreuzers Aurora [...]

    il nous ditdans la main le mot quil nous fallait, ctaitde lespagnol de berger, en lui

    dans la lumire de gel du croiseur Aurore [...]*

    Entre lallemand, lhbreu et lespagnol, il y a, en franais, le Peuple de Paris :

    Il nest pas crit en italiques, pas plus que schibboleth. Les italiques sont rservs no pasarn et au dernier vers, Friede den Htten!, Paix aux chaumires! dont la terrible ironie doit bien viser quelquun.

    La multiplicit des langues peut conclbrer en une seule fois, la mme date, lanniversaire potique et politique

    Mit dir, Avec toi,Peuplede Paris. No Pasarn.

    Peuplede Paris. No Pasarn.

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  • dvnements singuliers, tels quils stoilent sur la carte dEurope, alors conjoints par une affinit secrte : la chute de Vienne et la chute de Madrid, car nous le verrons, Vienne et Madrid sont associes dans le mme vers par un autre pome intitul, lui, Schibboleth; mmoires de fvrier encore, les prmisses de la rvolution dOctobre avec les pisodes lis au croiseur Aurore et Petrograd, nomms dans le pome, voire la forteresse Pierre et Paul. Cest la dernire strophe de In Eins qui rappelle dautres singularits inoublies , la toscane par exemple, que je nentreprendrai pas ici de dchiffrer.

    [...]

    Aurora : die Bruderhand, winkend mit der von den wortgrossen Augen genommenen Binde- Petropolis, der Unvergessenen Wanderstadt lag auch dir toskanisch zu Herzen

    Friede den Htten!

    Aurore : la main du frre, faisant signe avec le bandeau retir des yeux grands comme le mot -

    [Petropol, cit nomade des inoublis, tait pour toi aussi toscane, cur.

    Paix aux chaumires!

    Mais dans le foyer dune mme langue, dj, par exemple le franais, un essaim discontinu dvnements peut se laisser commmorer en une seule fois, la mme date qui ds lors prend la dimension trange, concidente, unheimlich, dune prdestination cryptique.

    La date elle-mme ressemble un schibboleth. Elle donne un accs chiffr cette collocation, cette configuration secrte des lieux pour la mmoire.

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  • La srie ainsi constelle se fait d autant plus ample et nombreuse que la date reste relativement indtermine. Si Celan ne prcise pas le jour (13), et dit seulement fvrier (Februar, cette fois et non Feber), comme dans le pome intitul Scbibboleth *, on voit saccrotre encore la mmoire des manifestations de mme type, avec la mme signification politique, qui ont pu rassembler le Peuple de Paris, entendons le peuple de gauche, dans le mme lan, pour clamer, comme les Rpublicains de Madrid, no pasarn. Un seul exemple : le 12 fvrier 1934, aprs lchec de la tentative du Front Commun de la Droite, avec Doriot, aprs lmeute du 6 fvrier, se dploie limmense dfil regroupant les masses et les dirigeants des partis de gauche. Ce fut lorigine du Front populaire.

    Mais si, dans In Eins, Celan prcise le 13 de fvrier (Dreizehnter Feber), on peut penser au 13 fvrier 1962. Je livre cette hypothse ceux qui peuvent avoir connaissance et tmoigner de la date dite externe du pome. Je lignore, mais si mon hypothse tait factuellement fausse, elle dsignerait encore le pouvoir de ces dates venir vers lesquelles, dit Celan, nous nous transcrivons. Une date reste toujours une sorte & hypothse, le support pour un nombre par dfinition non limit des projections de mmoire. La moindre indtermination (le jour et le mois sans lanne, par exemple) accrot la chance, et les chances du futur antrieur. La date est un futur antrieur, elle donne le temps quon assigne aux anniversaires venir. Ainsi, le 13 fvrier 1962, Celan est Paris. Die Nie- mandsrose, le recueil dans lequel se trouve In Eins, nest publi quen 1963. D autre part, dun pome lautre, de Scbibboleth, publi huit ans auparavant, In Eins, Celan prcise 13 fvrier l o le premier pome disait

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  • seulement fvrier. Il a donc bien d se passer quelque chose. Le 13 fvrier 1962, cest Paris le jour o lon enterre les victimes du massacre du mtro Charonne. Manifestation anti-OAS la fin de la guerre dAlgrie. Plusieurs centaines de milliers de Parisiens, le Peuple de Paris, dfilent alors. Deux jours aprs commencent les rencontres en vue des accords d Evian. Ce Peuple de Paris reste celui de la Commune avec lequel il faut sallier : avec toi, Peuple de Paris. Dans le mme vnement, la mme date, guerre nationale et guerre civile, la fin de lune et le commencement comme le commencement de lautre.

    Comme la date, schibboleth se marque plusieurs fois, plusieurs fois en une seule fois, in eins, at once. Multiplicit marque mais aussi marquante.

    Dune part en effet, lintrieur du pome, il nomme videmment le mot de passe ou le signe de ralliement, un droit d accs ou un signal d appartenance dans toutes les situations politiques, le long des frontires historiques configures par le pome. Ce visa, dira-t-on, cest le schibboleth, il dtermine un thme, un sens ou un contenu.

    Mais, d autre part, chiffre cryptique ou chiffre numrique, schibboleth pelle aussi ce pouvoir de rassemblement singulier de la date anniversaire. Celle-ci donne accs la mmoire, lavenir de la date, son propre avenir, mais aussi au pome lui-mme. Schibboleth est le schibboleth pour le droit au pome qui se dit lui-mme schibboleth, son propre schibboleth linstant o il en commmore dautres. Schibboleth est son titre, quil apparaisse ou non cette place, comme dans lun des deux pomes.

    Cela ne veut pas dire - deux choses.Dune part, cela ne veut pas dire que les vnements

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  • commmors dans cette constellation fantastique soient des vnements non potiques, tout coup transfigurs par une incantation. Non, pour Celan, je crois, la conjonction signifiante de tous ces drames et acteurs historiques aura constitu la signature dun pome, sa datation signe.

    Cela ne veut pas dire, dautre part, que la disposition dun schibboleth efface le chiffre, donne la cl de la crypte et assure la transparence du sens. La crypte demeure, le schibboleth reste secret, le passage incertain, et le pome ne dvoile un secret que pour confirmer quil y a l du secret, en retrait, jamais soustrait lexhaustion hermneutique. Secret sans hermtisme, il reste, et la date, htrogne toute totalisation interprtative. Eradication du principe hermneutique. Il ny a pas un sens, ds quil y a de la date et schibboleth, plus un seul sens originaire.

    Un schibboleth, le mot schibboleth, si cen est un, nomme, dans la plus grande extension de sa gnralit ou de son usage, toute marque insignifiante, arbitraire, par exemple la diffrence phonmatique entre shi et si quand elle devient discriminante, dcisive et coupante. Cette diffrence na aucun sens par elle-mme, mais elle devient ce quil faut savoir reconnatre et surtout marquer pour faire le pas, pour passer la frontire dun lieu ou le seuil d un pome, se voir accorder un droit d asile ou lhabitation lgitime dune langue. Pour ne plus y tre hors la loi. Et pour habiter une langue, il faut dj disposer du schibboleth : non pas seulement comprendre le sens du mot, non pas seulement savoir ce sens ou savoir comment il faudrait prononcer un mot (la diffrence de h, ou ch, entre shi et si : cela, les Ephramites le savaient) mais pouvoir dire comme il faut, comme il faut pouvoir dire. Il ne suffit pas de savoir la diffrence, il faut la pouvoir, il faut

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  • pouvoir la faire, ou savoir la faire et faire veut dire ici marquer. Cette marque diffrentielle quil ne suffit pas de connatre comme un thorme, voil le secret. Un secret sans secret. Le droit lalliance na rien du secret cach,comme un sens dissimul dans une crypte.

    Dans le mot, la diffrence entre shi et si na aucunsens. Mais cest la marque chiffre quil faut pouvoirpartager avec lautre, et ce pouvoir diffrentiel doit tre inscrit en soi, disons dans son corps propre autant que dans le corps de sa propre langue, lun la mesure de lautre. Cette inscription de la diffrence dans le Corps (par exemple laptitude phonatoire prononcer ceci ou cela) nest toutefois pas naturelle, elle na rien dune facult organique inne. Son origine suppose elle-mme lappartenance une communaut culturelle et linguistique, un milieu dapprentissage, une alliance en somme.

    Schibboleth ne chiffre pas quelque chose, ce nest pas seulement un chiffre et le chiffre du pome; cest maintenant, depuis le hors-sens o il se tient en rserve, le chiffre du chiffre, la manifestation chiffre du chiffre comme tel. Et quand un chiffre se manifeste comme ce quil est, donc en se cryptant, ce nest pas pour nous dire : je suis un chiffre. Il peut encore nous dissimuler, sans la moindre intention cache, le secret quil hberge dans sa lisibilit. Il nous meut, fascine et sduit d autant plus. Lellipse de la discrtion est en lui, et la csure, il ny peut rien. Ce laissez-passer est une passion avant de devenir le calcul d un risque, avant toute stratgie, avant toute potique du chiffrage destine, comme chez Joyce, faire travailler des gnrations duniversitaires. A supposer que cela puise le vrai ou le premier dsir de Joyce, je ne le crois pas, rien ne me parat plus tranger Celan.

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  • Multiplicit et migration des langues, certes, et dans la langue mme. Babel, nomme dans Hinausgekrnt, aprs la Ghetto-Rose et cette figure phallique noue au cur du pome (phallisch gebndelt), cest aussi son dernier mot : ladresse et lenvoi.

    Und es steigt eine Erde herauf, die unsre, diese.Und wir schicken keinen der Unsern hinunter zu dir,Babel.

    Et monte une terre, la ntre, celle-ci.Et nous nenvoyons aucun des ntres en bas, vers toi,Babel. *

    Ladresse et lenvoi du pome, oui, mais Babel il semble tre dit, son adresse, quon ne lui adressera rien. On ne lui enverra rien, rien de nous, rien des ntres.

    Multiplicit et migration des langues, certes, et dans la langue. Ton pays, dit-il, migre partout, comme la langue. Le pays mme migre et transporte ses frontires. Il se dplace comme ces noms et ces pierres quon se donne en gage, de main en main, et la main se donne ainsi, et ce qui se dcoupe, sabstrait, se dchire peut se rassembler de nouveau dans le symbole, le gage, la promesse, lalliance, le mot partag, la migration du mot partag.

    was abriss, wchst wieder zusammen da hast du sie, da nimm sie dir, da hast du alle beide,den Namen, den Namen, die Hand, die Hand,

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  • da nimm sie dir zum Unterpfand, er nimmt auch das, und du hast wieder, was dein ist, was sein war,

    Windmhlen

    stossen dir Luft in die Lunge [...]

    - Ce qui sest arrach, nouveau se rejoint -l tu les as, prends-les, tu les as tous les deux,le nom, le nom, la main, la main,prends-les en gage,cela aussi il le prend, et tu asde nouveau ce qui est tien, fut sien,

    des moulins vent

    te soufflent de lair dans les poumons [...] *.

    Chance et risque du moulin vent, langage qui tient aussi bien du vent ou du mirage quau souffle et lesprit, la respiration donne. De cet immense pome (Es ist ailes anders...), nous ne rappellerons pas toutes les pistes chiffres, de la Russie le nom dOssip la Moravie, au cimetire de Prague ( le caillou du / bassin Morave / que ta pense portait Prague / sur la tombe, sur les tombes, dans la vie et auprs de Normandie-Niemen , cette escadrille franaise en exil de guerre Moscou, etc. Seulement ceci, qui dit lmigration du pays mme, et de son nom. Comme la langue :

    wie heisst es, dein Land comment sappelle-t-il, ton payshinterm Berg, hinterm Jahr? derrire les monts, derrire lanne?

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  • Ich weiss, wie es heisst.[...]es wandert berallhin, wie die Sprache,wirf sie weg, wirf sie weg,dann hast du sie wieder, wie ihn,den Kieselstein ausder Mhrischen Senke,den dein Gedanke nach Prag trug [...]

    Je sais comment il sappelle [...]il migre partout, comme la langue,rejette-la, rejette-la,et tu lauras de nouveau, comme lui,le caillou dubassin Moraveque ta pense portait Prague [...]

    Multiplicit et migration des langues, certes, et dans la langue mme, Babel dans une seule langue. Scbibboleth marque la multiplicit dans la langue, la diffrence insignifiante comme condition du sens. Mais du mme coup, linsignifiance de la langue, du corps proprement linguistique : il ne peut prendre sens que depuis le lieu. Par lieu, jentends aussi bien le rapport une frontire, le pays, la maison, le seuil, que tout site, toute situation en gnral depuis laquelle, pratiquement, pragmatiquement, les alliances se nouent, les contrats, les codes et les conventions stablissent qui donnent sens linsignifiant, instituent des mots de passe, plient la langue ce qui lexcde, en font un moment du geste et du pas, la secondarisent ou la rejettent pour la retrouver.

    Multiplicit dans la langue, htrognit plutt. Il convient de prciser que lintraductibilit ne tient pas seulement au passage difficile (no pasarn), laporie ou limpasse qui isolerait une langue potique dune autre. Babel, cest aussi ce pas impossible, et sans transaction venir, qui tient la multiplicit des langues dans lunicit de linscription potique : plusieurs fois en une seule fois, plusieurs langues dans un seul acte potique. Lunicit du pome, soit encore une date et un scbibboleth, forge et

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  • scelle, en un seul idiome, in Eins, lvnement potique, une multiplicit de langues et de dates tout aussi singulires. In Eins : dans lunit et dans lunicit de ce pome, les quatre langues ne sont certes pas intraduisibles, entre elles et en dautres langues. Mais ce qui restera toujours intraduisible en quelque autre langue que ce soit, cest la diffrence marque des langues dans le pome. Nous parlions du faire qui ne se rduit pas savoir, et de ce pouvoir faire la diffrence qui revient marquer. Voil ce qui se passe et qui arrive ici. Tout parat en principe, en droit, traduisible, sauf la marque de la diffrence entre les langues lintrieur du mme vnement potique. Considrons par exemple lexcellente traduction franaise de In Eins. Elle traduit lallemand en franais, rien de plus normal. Elle laisse intraduits schibboleth et no pasarn, ce qui respecte aussi ltranget de ces mots dans le mdium principal, lidiome allemand de la version dite originale. Mais en gardant, et comment faire autrement, le franais de ladite version dans la traduction, Avec toi, / Peuple/de Paris, la traduction doit effacer cela mme quelle garde, leffet d tranget du franais (sans italiques) dans le pome, et ce qui le met en configuration avec tous ces chiffres, mots de passe ou schibboleth qui datent et signent le pome, In Eins, dans lunit la fois dissocie, dchire et ajointe, rejointe, rassemble de ses singularits. Aucun remde, aucun recours de traduction, du moins dans le corps du pome. On ne peut accuser personne, et dailleurs il ny a pas traduire. Le schibboleth, l encore, ne rsiste pas la traduction en raison de quelque inaccessibilit de son sens au transfert, en raison de quelque secret smantique mais par ce qui en lui forme lentaille dune diffrence non signifiante dans le corps de la marque

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  • crite ou orale, crite dans la parole comme peut ltre une marque dans la marque, une incision marquante mme la marque. Des deux cts de la frontire historique, politique, linguistique (une frontire nest jamais naturelle), on connat le sens, les diffrents sens du mot schibboleth : fleuve, pi de bl, ramille dolivier. On sait mme comment il faudrait le prononcer. Mais une exprience unique fait que certains ne peuvent pas alors que dautres peuvent le prononcer avec la bouche du coeur. Les uns ne passeront pas, les autres passeront la ligne du lieu, du pays, de la communaut, de ce qui a lieu dans la langue, dans les langues comme pomes. Chaque pome a sa propre langue, il est une seule fois sa propre langue, mme et surtout si plusieurs langues peuvent sy croiser. De ce point de vue, qui peut devenir une tour de guet, la vigilance dune sentinelle, on le peroit bien : la valeur de schibboleth peut toujours, et tragiquement, sinverser. Tragiquement parce que linversion dpasse parfois linitiative des sujets, la bonne volont des hommes, leur matrise du langage et de la politique. Mot dordre ou mot de passe dans une lutte contre loppression, lexclusion, le fascisme, le racisme, il peut aussi corrompre sa valeur diffrentielle, condition de lalliance et du pome, en limite discriminatoire, technique de police, de normalisation et de quadrillage.

  • IV

    Insr dans le deuxime vers de In Eins, le mot schibboletb forme le titre dun pome plus long et plus ancien, publi en 1955 dans le recueil Von Schwelle zu Schwelle. Schibboletb vaudrait aussi, par mtonymie, pour le titre du recueil. Il dit bien le seuil, le passage du seuil (Schwelle), d un seuil lautre, ce qui permet de passer, traverser, transfrer : traduire. On y trouve peu prs la mme configuration d vnements, scells par le mme anniversaire de fvrier, le trait qui relie les capitales de Vienne et de Madrid se substituant peut-tre celui qui, dans In Eins, trace une ligne entre Paris, Madrid et Petropol. No pasarn est dj tout prs de schibboletb. Mmoire encore, sans doute, de fvrier 1936-39, bien que cette fois ni le jour ( 13) ni lanne ne paraissent. Ce qui laisse penser, la rfrence et la langue

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  • franaise semblant absentes, quil sagit en vrit dune autre date, cette fois, dans laltrit de laquelle d autres mois de fvrier, puis un certain 13 fvrier viennent, conviennent ensuite pour surdterminer le Sprachgitter de la signature. Le jeu des ressemblances et des diffrences, schibboleth entre les deux pomes, pourrait donner lieu une analyse interminable.

    Outre sa prsence au titre de titre, le mot schibboleth prcde, de tout prs, le mot fvrier et le no pasarn, dans une strophe quon pourrait dire cur ouvert, ouverte l encore par le cur, par le seul mot cur. Dans In Eins, ce sera aussi Im Herzmund, dans la bouche du cur, en premire ligne :

    Ltranger, ltranget du chez soi, ltre hors de chez soi, ltre appel hors de la patrie ou hors de chez soi dans la patrie, ce pas du ne pas qui assure et menace tout passage de la frontire en soi et hors de soi, ce moment du schibboleth se trouve remarqu dans la date, dans le mois et le mot de fvrier. Diffrence mal traduisible, cest Februar dans Schibboleth, Feber (Dreizehnter

    Herz :gib dich auch hier zu erkennen, hier, in der Mitte des Marktes. R uf s, das Schibboleth, hinaus in die Fremde der Heimat : Februar. No pasarn.

    [...]

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  • Feber) dans ht Eins qui pourrait reconduire ainsi, schib- boleth en fvrier, selon un jeu de larchasme et de lautrichien *, quelque tymologie sans doute faussement attribue februarius, moment de fivre, accs, crise, inflammation.

    Les deux pomes se font signe, parents, complices, allis, mais aussi diffrents quil est possible. Ils portent et ne portent pas la mme date. Un schibboleth assure le passage de lun lautre, dans la diffrence, lintrieur du mme, de la mme date, entre Februar et Feber. Ils parlent, dans la mme langue, deux langues diffrentes. Ils la partagent.

    Je me servirai donc, comme la fait Jean-Luc Nancy dans Le partage des voix, de ce mot partage qui en franais nomme aussi bien la diffrence, la ligne de dmarcation ou le partage des eaux, la scission, la csure que, dautre part, la participation, ce quon partage parce quon y communique ou la en commun, au titre de lappartenance.

    Fascin par une ressemblance la fois smantique et formelle qui na pourtant aucune raison dtre linguistico- historique, aucune ncessit tymologique, je risquerai un rapprochement entre le partage comme schibboleth et le partage comme symbolon. Dans les deux cas de S-B-L, on passe un gage lautre, er sprach / uns das Wort in die Hand ( il nous dit / dans la main le mot... ), un mot ou un morceau de mot, la part complmentaire dune chose partage en deux qui vient sceller une alliance, la tessre. Moment de lengagement, de la signature, du pacte ou du contrat, de la promesse, de lanneau **.

    La signature de la date joue ici ce rle. Au-del de lvnement singulier quelle marque et dont elle serait le nom propre dtachable, capable de survivre et donc

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  • dappeler, de rappeler le disparu comme disparu, sa cendre mme, elle rassemble, tel un titre (titulus a valeur de rassemblement), une conjonction plus ou moins apparente et secrte de singularits qui se partagent, et dans lavenir partageront encore la mme date.

    Il ny a pas de limite assignable une telle conjonction. Elle se dtermine depuis lavenir auquel une fracture la promet. Aucun tmoignage, aucun savoir, pas mme celui de Celan, ne saurait par dfinition en puiser le dcryptage. D abord parce quil ny a pas de tmoin absolu pour un dchiffrement externe. Celan peut toujours sous-entendre un schibboleth de plus : sous un mot, un chiffre, une lettre. Puis il naurait pas prtendu lui-mme totaliser les sens possibles et compossibles d une constellation. Enfin et surtout, le pome se destine rester seul, ds son premier souffle, seul la disparition des tmoins et des tmoins de tmoins. Et du pote.

    La date est un tmoin, mais on peut trs bien la bnir sans tout savoir de ce pour quoi et de ceux pour qui elle tmoigne. Il est toujours possible quil ny ait plus de tmoin pour ce tmoin. Nous nous approchons lentement de cette affinit entre une date, un nom et la cendre. Les derniers mots de Aschenglorie (Cendres-la gloire...) :

    Plie ou replie dans le simple dune singularit, une certaine rptition assure ainsi la lisibilit minimale et

    Niemand zeugt fr den Zeugen.

    ne tmoigne pour le tmoin. *

    Nul

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  • dite interne du pome, en labsence mme du tmoin, voire du signataire et de quiconque disposerait d un savoir quant la rfrence historique du legs potique. Voil ce que signifie en tout cas, si on peut encore le dire, le mot ou le titre de schibboleth. Non pas ceci ou cela depuis sa langue dorigine : fleuve, pi, ramille d olivier, voire encore ce quil prend en charge dans le pome. Il signifie : il y a du schibboleth, il y a de la crypte, elle reste incalculable, elle ne cache pas un seul secret dtermin, un contenu smantique attendant le dtenteur dune cl derrire la porte. Sil y a bien une porte, nous y viendrons, elle ne se prsente pas ainsi. Si la crypte est symbolique, cela ne relve pas, en dernier ressort, d une tropique ou dune rhtorique. Bien sr, la dimension symbolique ne disparat jamais, elle prend parfois des valeurs thmatiques. Mais ce que marque le pome, ce qui entaille la langue en y laissant la forme dune date, cest quil y a partage du schibboleth, un partage la fois ouvert et ferm. La date (signature, moment, lieu, ensemble des marques singulires) opre toujours comme un schibboleth. Elle manifeste quil y a du non-manifeste, et de la singularit chiffre : irrductible au concept, au savoir et mme lhistoire, la tradition, ft-elle religieuse. Singularit chiffre qui rassemble une multiplicit in eins et travers la grille de laquelle un pome reste lisible la donne lire : Aber das Gedicht spricht ja ! Le pome parle, mme si aucune rfrence ny tait intelligible, aucune autre que lAutre, celui auquel il sadresse et qui il parle en disant quil lui parle. Mme sil natteint pas lAutre, du moins lap- pelle-t-il. Ladresse a lieu.

    Dans la langue, dans lcriture potique de la langue, il ny a que du schibboleth. Comme la date, comme un

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  • nom, il permet lanniversaire, lalliance, le retour, la commmoration si mme il ny avait plus de trace, ce quon appelle couramment trace, la prsence subsistante dun reste, mme sil y avait peine la cendre de ce quainsi lon date, clbre, commmore ou bnit encore.

    Nous nous en tenons, pour linstant, la datation conventionnelle, telle quelle se laisse coder par un calendrier ou par une toponymie publique. Tbingen, Jnner (Jnner, lancienne ou lautrichienne, annonce aussi Feber), cest la fois le titre dun pome, une date et une signature. Comme un schibboleth, il consigne en lui lnigme et la mmoire, il cite lnigme :

    Entre parenthses, La Contrescarpe crit

  • ce que tous les 14 juillet du monde peuvent rappeler depuis deux sicles. Parfois, en bien des lieux de la culture occidentale, le 14 juillet devient lemblme de la crmonie commmorative en gnral. Il figure alors un anniversaire politique et rvolutionnaire en gnral, pass ou venir : anniversaire, autrement dit retour, et par rvolution, du rvolutionnaire.

    De surcrot, (quartorze juillets) porte ici un s. Disorthographie : la marque du pluriel inaudible insiste sur la pluralit des anneaux. Les anniversaires ne signalent pas seulement, pas ncessairement le retour du mme 14 juillet originaire. D autres vnements, plus ou moins secrets, dautres anneaux, anniversaires et alliances, d autres partages se partagent peut-tre la mme date. Une parenthse, son nom lindique, met ct : de ct. La mme parenthse met de ct, en rserve, d autres quatorze juillet :

  • secret non partag, le partage encore de limpartageable. Les quatorze juillets forment lentaille dune singularit non rptable (unwiederholbar). Mais ils rptent lunique dans lanneau. Une tropique fait tourner les anniversaires autour du mme. De plus, lensemble du pome multiplie les signes dautres vnements associs au 14 juillet. Il donne penser ainsi que (Quatorze juillets. [...]) nest pas une date mentionne, celle de lhistoire publique et politique mais peut-tre, qui sait, celle qui signe secrtement, le sceau priv qui paraphe, au moins, lavnement de ce pome-ci, la dchirure sublime que je prfre laisser intacte. Telle signature ferait partie de la constellation. Rappelons seulement, sans autre commentaire, que L entretien dans la montagne dit aussi : et juillet nest pas juillet . Cela au cours d une mditation sur le Ju if fils d un Ju if au nom imprononable et qui na rien en propre, rien qui ne soit emprunt, si bien que, comme une date, le Ju if a en propre de navoir pas de proprit ni dessence. Ju if nest pas juif. Nous y reviendrons, comme nous reviendrons sur cet autre fait : pour les Ephramites, dune autre manire, schibboleth fut aussi un nom imprononable . On sait ce qui leur en cotait.

    Nous avons souvent parl de constellations : plusieurs singularits htrognes viennent se consigner dans ltoi- lement configur dune seule marque date. Rappelons ici les constellations de novembre . Elles sassocient un pi, non pas lpi de bl du schibboleth mais un pi de mas :

    BEIM HAGELKORN, im PRES DU GRELON, dansbrandigen Mais- lpi niell

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  • kolben, daheim,den spten, den hartenNovemberstemen gehorsam :

    du mas, chez toi, soumis lpre, tardive constellation de Novembre :

    in den Herzfaden dieGesprche der Wrmer geknpft - :

    nuds lcheveau du cur les colloques de la vermine - :

    eine Sehne, von der deine Pfeilschrift schwirrt, Schtze.

    une corde, d o vibre lcrit de ta flche, Sagittaire *.

    Les mois reviennent aussi, et surtout mars, et surtout septembre. Entre autres lieux, dans Huhediblu. Le retour du mois sy donne lire sans mention de lanne, il signe aussi la dmarcation de la date, son partage et sa dportation. Chance de lanneau et fatalit de toute archivation. Une date ne se marque et ne devient lisible qu smanciper de la singularit que pourtant elle rappelle. Elle est lisible dans son idalit; son corps devient un objet idal : toujours le mme, travers les diffrentes expriences qui le visent ou le constituent, objectif, garanti par des codes. Cette idalit porte loubli dans la mmoire, mais elle est la mmoire de loubli mme, la vrit de loubli. La rfrence lvnement singulier sannule dans lanneau, quand un mois rappelle et annule une anne. Cest le moment o celle-ci tourne sur elle-mme. Ples et tropes, on se rappelle Le Mridien. Une date : toujours une fois, une volte, una volta, une rvolte ou une rvolution. Elle se remplace dans ses vicissitudes. Commmorant ce qui peut toujours soublier en labsence de tout tmoin, la date sexpose dans sa destination ou dans son essence mme. Elle soffre lanantissement mais elle sy offre en effet. La menace nest pas extrieure, elle ne tient pas

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  • un accident qui viendrait tout coup dtruire le support de larchive. La date se laisse menacer dans son chance, dans sa conservation et dans sa lisibilit, par elles, en tant quelle demeure, et se donne lire. Risquant lannulation de ce quelle sauve de loubli, elle peut toujours devenir la date de rien et de personne, essence sans essence de la cendre dont on ne sait mme plus ce qui sy est un jour, une seule fois, sous un nom propre consum. Le nom partage cette destine de cendre avec la date. Cela narrive pas empiriquement, comme un fait qui surviendrait une fois dans telles conditions et quon viterait d autres fois, par exemple en multipliant les prcautions ou par chance. Il appartient lessence toujours accidente de la date de ne devenir lisible et commmorative qu effacer cela mme quelle aura dsign, en devenant chaque fois la date de personne.

    De personne : le gnitif sentend en deux sens contradictoires qui pourtant sallient dans la mme tragdie. Ou bien... ou bien.

    Ou bien la date reste crypte, si par exemple, dans Huhediblu, derrire lallusion septembre ( unterm / Datum des Nimmermenschtags im September ), par-del un certain nombre de choses ou de personnes identifiables, Celan nomme et chiffre un vnement quil est seul, ou seul avec quelques-uns, pouvoir commmorer. Et ceux qui commmorent sont des mortels, il faut partir de l. Alors la date de ce jour de personne en septembre se voit destine, dans cette mesure du moins, ne plus rien signifier un jour pour les survivants, cest--dire essentiellement pour le lecteur, linterprte, le gardien du pome. La survivance finie, voil leur lot. Dans ce cas, une date devient ds le seuil de cette survivance ou de cette reve-

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  • nance, ds le seuil du pome, donc, la date de personne, le jour de personne. Le nom de septembre surgit dans un pome, un pome qui parle! , il se prte la lecture dans la mesure o il se laisse prendre, se fait prendre dans un filet de marques signifiantes et par convention intelligibles. Il a sa part dans la beaut du pome. Mais dans cette mesure mme, et voici laffect endeuill qui nous rapporte ladite beaut , sa lisibilit se paie du terrible tribut de la singularit perdue. Deuil mme la lecture. Le crypt, le dat de la date sefface, la date se marque en se dmarquant, et toutes les pertes, tous les tres que nous pleurons dans ce deuil, toutes les douleurs se recueillent dans le pome dune date dont leffacement nattend pas leffacement.

    Ou bien, hypothse apparemment inverse, rien nest crypt dans la date. Celle-ci se rend disponible pour tous. Alors le rsultat revient au mme. La singularit de lautre sincinre. La rose de septembre, la rose de personne. Die Nichts-, die / Niemandsrose, de Psalm appartient, si lon peut dire, la mme gnration que die September- / rosen de Huhediblu, unterm / Datum des Nimmermenschtags im September, la mme gnration que lintraduisible envoi, encore, lorsque la quasi-citation, mtonymisant la fleur de rhtorique, dplaant lordre dattribution, conclut le pome en franais, sans italiques : Oh quand refleuriront, oh roses, vos septembres? . Lavenir est la date, mois au pluriel, la ronde des septembres futurs. On attend moins le retour des fleurs, leur panouissement venir, que le re-fleurir des retours. On ne dpose pas des fleurs sur la pierre dune date, on nattend pas une saison, le printemps ou lautomne, on nattend pas les roses de ce temps, mais le temps des roses, et le temps dat. Ce qui

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  • compte, ce qui nat, fleurit, souvre, ce nest pas la fleur, cest la date. Elle compte, et d ailleurs septembre compte un chiffre, un nombre plutt dans son nom.

    Ou bien, ou bien. Cela ne forme pas ici une alternative; la double dmarcation de la date ne fait pas deux. Les deux phnomnes ne se contredisent pas, ils ne se juxtaposent mme pas dans le pome. Le mme de toute datation sy rassemble et sy constitue. La possibilit de la lecture et du retour, lanneau, lanniversaire et la garde, la vrit du pome, sa raison mme, sa raison dtre essentielle, sa chance et son sens, cest aussi sa folie.

    Une date est folle, voil la vrit.Et nous sommes fous de dates.De ces cendres que sont les dates. Et Celan le savait,

    on peut louer ou bnir des cendres. La religion nest pas ncessaire pour cela. Peut-tre parce quune religion commence l, avant la religion, la bndiction des dates, des noms et des cendres.

    Une date est folle : elle nest jamais ce quelle est, ce quelle dit quelle est, toujours plus ou moins que ce quelle est. Ce quelle est, cest ou bien ce quelle est ou bien ce quelle nest pas. Elle ne relve pas de ltre, de quelque sens de ltre, voil quelle condition sa folle incantation devient musique. Elle reste sans tre, force de musique, reste pour le chant, Singbarer Rest *, cest Yincipit ou le titre dun pome qui commence par dire le reste. Il commence par le reste qui nest pas et qui nest pas ltre, en y laissant entendre un chant sans mot (lautlos), un chant peut-tre inaudible ou inarticul, un chant pourtant dont le tour et le trait, lesquisse, le trait de contour (Umriss) tiennent sans doute la forme coupante, aiguise, concise, mais aussi arrondie, circon

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  • venante dune faucille, d une criture encore, d une criture de faucille (Sichelschrift). Cette criture-faucille ne tourne pas autour de ce quelle tranche, puisquelle ne lvite pas, pas tout fait, mais elle coupe en faisant le tour, tout le tour. Autre tournure, un autre trope : tourner autour et faire le tour, ce nest pas la mme chose pour cette faucille qui inscrit peut-tre des lettres en coupant, tout autour. Dira-t-on quelle circoncit des mots en silence, quand le discours se tait (lautlos) pour laisser venir le chant : singbarer Rest? Cela rsonnera plus tard : beschneide das Wort, circoncis le mot.

    Singbarer Rest ou c e l l o -e i n s a t z J von hinter dem Schmertz..., cet autre pome qui met en uvre musicale un indchiffrable ou un insignifiant (ndeutbares). Il se clt sur ces mots qui disent si peu, et plus que tout, inoubliables ds lors et faits pour passer inaperus de la mmoire, dans leur intraduisible simplicit, leur simplicit scande toutefois :

    Le plus intraduisible tient la fois la scansion, ou la csure, et labsence de ngation, grammaticale ou non. Le * a/s ambigu, soulign par sa position en fin de vers, aprs la pause dune virgule, soustrait le * als es ist (tel quil est, en tant quil est, comme tel, tel que cest) la syntaxe apparente de la comparaison avec laquelle il joue pourtant.

    alles ist weniger, als es ist,alles ist mehr.

    tout est moins, que cela nest, tout est plus. *

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  • Si je dis que le sens dune date ouvre la folie, une sorte de Wahnsinn, ce nest pas pour mouvoir : seulement pour dire ce qu/7 y a lire d une date, dans l'injonction ou la chance de toute lecture.

    Wahnsinn : la folie de la date, la folie du quand , le sens dlirant de wann. La folie de lhomophonie (Wahn/ wann) ne se livre pas dans un jeu de langage de Celan, pas plus que ne le faisait tout lheure la ressemblance entre schibboleth et symbolon, lhbreu, le grec, et ici le germain. La folie sommeille en cette rencontre alatoire, cette chance entre des htrognits qui se met donner sens et dater. Avant le Wahn/wann de Huhediblu, lcriture, lptre, lpistolaire, voire lpistolaire ptrerie, croisent leurs envois avec le nom du prophte, la trace et le posthume, la post-face et la date :

    []Und - ja -dit Blge der Feme-Poetenlurchen und vespem und wispern und vipem,episteln.Geunktes, ausHand - und Fingergekrse, darberschriftfem einesPropheten Name spurt, alsAn - und Bei - und Afterschrift, untermDatum des Nimmermenschtags im September - :

    Et - oui -les baudruches des potes prescripteurs viprent, vesprent et vituprent, grenouillent, pistolent.

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  • Bave de crapaud, outripe de main et de doigt, dans laquelleloin de lEcriturele nom d un prophte laisse sa trace, comme agresse, commenteur, et post-hume post-face, date du jour de personne en septembre - :

    La question Quand? , * Wann...? , qui porte dabord sur les roses (quand fleurissent les roses de septembre?) pour finalement porter sur la date mme ( Oh quand refleuriront, oh roses, vos septembres? ) devient, dans lintervalle, folle elle-mme :

    Lannulation de la date, son devenir-anonyme dans le rien autant que dans lanneau, cette donne de la date laisse sa trace dans le pome. Cette trace est le pome. Elle ne revient pas simplement la trace de quelque chose, d une non-trace qui sest passe, qui a eu lieu pour

    Quand,quand fleurissent, quand, quand fleurissent les, flhuerissentles, oui, les, roses de septembre?

    Hh - on tue... Ja wann? Hue - on tue... Mais quand?

    Wann, wann wann, Wahnwann, ja Wahn, Bruder

    Quand, cancan, o, fou, oui, fou - frre [...]*

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  • avoir t vcue selon un sens et demande tre commmore. Elle est aussi cela, certes, mais d abord la trace comme date, ce qui est vou se dmarquer pour marquer, sendeuiller pour rester. Elle doit exposer son secret, risquer de le perdre pour le garder. Elle doit brouiller, la passant et repassant, la frontire entre lisibilit et illisibilit. Lillisible est lisible comme illisible, illisible en tant que lisible, voil la folie qui brle une date par le dedans. Voil qui la donne la cendre, voil qui donne la cendre ds le premier instant. Et durant le temps fini de lincinration, le mot de passe est transmis,