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Table des Matières Page de Titre Table des Matières Page de Copyright DU MÊME AUTEUR INTRODUCTION CHAPITRE 1 - Khaled, le petit voleur de portables

DÉFINITIONS ET CHIFFRES DE LA RÉCIDIVE

CHAPITRE 2 - « Je-ne-veux-pas-parler-de-ces-gens-là »

LES EFFETS DE LA RÉCIDIVE LÉGALE

CHAPITRE 3 - La vingt-cinquième fois

MALADIE MENTALE, RÉCIDIVE ET PRISON

CHAPITRE 4 - Guy Georges, le puzzle

RÉCIDIVE ET DANGEROSITÉ

CHAPITRE 5 - L'enfant sauvage

LES MINEURS ET LA RÉCIDIVE

CHAPITRE 6 - « Délinquant sexuel »

DÉLINQUANCE SEXUELLE, TRAITEMENT ET RÉCIDIVE

CHAPITRE 7 - Cracker

TOXICOMANIE, TRAITEMENT ET RÉCIDIVE

CHAPITRE 8 - Interdit de territoire

LA DÉLINQUANCE DES ÉTRANGERS ET LA RÉCIDIVE

CHAPITRE 9 - A droite, à gauche

ALCOOLISME ET RÉCIDIVE

CHAPITRE 10 - 9.3

POINTS DE VUE SUR LA RÉCIDIVE EN SEINE-SAINT-DENIS

CHAPITRE 11 - Pédophile toujours ?

LES TYPES DE SANCTION

CHAPITRE 12 - « Tu finiras en prison, comme moi, ma fille »

SÉVÉRITÉ DES JUGES, PRISON ET RÉCIDIVE

Conclusion

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© Éditions Grasset & Fasquelle, 2008.978-2-246-73339-3

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DU MÊME AUTEUR

CRÉATION ET PRISON, sous la direction de Caroline Legendre, Serge Portelli, Olivia Maire,Christian Carlier, Édition de l’Atelier, 1995.

JUSTICE ET PSYCHIATRIE, NORMES, RESPONSABILITÉ, ÉTHIQUE, collectif sous ladirection de Claude Lozoun et Denis Salas, Erès, 1998.

ENFANTS VICTIMES DE VIOLENCES SEXUELLES : QUEL DEVENIR?, collectif sous ladirection de Carole Damiani, Hommes et Perspectives, 1999.

TRAITÉ PRATIQUE DE L'INSTRUCTION, SOFIAC, Directeur scientifique de la publicationdepuis 2000.

L'INTERROGATOIRE, en collaboration avec Sophie Clément, SOFIAC, 2001.

LES DROITS DES VICTIMES, en collaboration avec Gérard Lopez et Sophie Clément, Dalloz,2003 ; rééd. 2007.

CONSÉQUENCES DES MALTRAITANCES SEXUELLES, RECONNAÎTRE, SOIGNER,PRÉVENIR, collectif sous la direction de Nicole Horassius et Philippe Mazet (Conférence deconsensus organisée par la Fédération française de psychiatrie les 6 et 7 novembre 2003), JohnLibbey Eurotext, 2004.

TRAITÉ DE DÉMAGOGIE APPLIQUÉE, Michalon, 2006.

NICOLAS SARKOZY : UNE RÉPUBLIQUE SOUS HAUTE SURVEILLANCE, L'Harmattan,2007.

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Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour tous pays.

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INTRODUCTION

Perseverare diabolicum

« L'erreur est humaine, persévérer est diabolique. »

Diabolique : tout est là.

Les victimes sont aujourd’hui l’objet de toutes les attentions. Le rejet, le méprisappartiendraient au passé. La société serait désormais tout entière à leur écoute, se mobiliseraitpour réduire leurs souffrances, éteindre leur deuil, réparer leurs préjudices. Toutes ces bonnesintentions restent à prouver quand l’immense majorité des victimes préfère encore se taire que desaisir la justice. Mais, silencieuses ou prises en charge, elles ne gagneront rien à voir la mêmeindifférence, la même hostilité dont elles souffraient jusqu’à présent, frapper les délinquants. Onne peut s’intéresser aux unes sans s’intéresser aux autres. Victimes et coupables appartiennentà la même humanité. Questionner « l’enfer » de la récidive, se demander qui est de l’autre côté,dans le box des prévenus, c’est aussi aider les victimes.

Fauter un jour, se retrouver une fois dans sa vie devant un tribunal, versant infamie, à la barredes accusés : un mauvais rêve, qui peut devenir réalité pour chacun d’entre nous. Passimplement parce qu’il arrive que la justice se trompe (Outreau n’est pas encore complètementeffacé des mémoires). Mais parce que, confusément, l’hypothèse d’une erreur, d’une faiblesse,d’un moment passager d’égarement, surpris par la police et la justice, nous effleure de temps àautre. Pour un jeune d’aujourd’hui, se trouver poursuivi pour avoir fumé un joint ou enregistréillégalement une musique sur internet est dans l’ordre du possible. Et quel adulte peut jurer qu’ilne sera pas bientôt traîné devant le tribunal correctionnel après avoir tué ou blessé au volant desa voiture, dans un moment d’inattention, une demi-seconde d’imprudence ? Certains actes dedélinquance nous projettent dans la proximité de leur auteur. Après tout, tant d’hommesestimables, aux plus hautes marches de la société, se retrouvent confrontés à la raideur de petitsjuges!

Une fois, à la rigueur. Mais deux? Mais trois?... Après la peine et l’avertissement solennel,après le rappel de l’interdit dans le temple de la loi, comment y revenir ? Pourquoi persévérer ?Le miroir se brise. Qui est ce récidiviste qui défie les règles simples du bon sens? Sûrement pasnous! Un autre! Un étranger! A moins qu’en plissant un peu les yeux, en tendant l’oreille...

Depuis quelques années, la question des récidivistes revient en force dans l’actualité.Meurtres, viols, agressions sur des mineurs révoltent l’opinion publique et soulèvent une émotionconsidérable. Ces affaires criminelles importantes sont censées révéler un phénomène généralextrêmement préoccupant. Or elles ne représentent qu’une infime part de la criminalité et de larécidive elle-même. L'effroi qu’elles suscitent à juste titre rend presque impossible un débatquelque peu objectif ou une tentative d’approche d’une quelconque vérité. Des solutionslourdement répressives sont rapidement proposées qu’il est difficile de contester. Les juges sonttaxés de laxisme alors que les établissements pénitentiaires sont bondés et que les peines deprison tombent dru. Tout discours qui ne s’inscrirait pas dans la logique dominante devientinaudible, coupable de faiblesse, voire d’encouragement au crime. Il n’y aurait d’autre solutionque de condamner vite et fort tous ces délinquants-là, sans prendre même le temps de réfléchir.

Force est de constater que, sous tous les climats, à toutes les époques, la récidive a toujoursété une réalité très complexe. La masse des récidivistes est – aujourd’hui comme hier –composée d’êtres en déshérence ou en souffrance mais dont la vie n’est plus regardée qu’autravers d’un relevé de condamnations. Paradoxalement, l’indifférence est proportionnelle à la

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longueur du casier judiciaire. Ce qui devrait alerter, lasse. Ce qui devrait intriguer, effraie. Ladiabolisation des récidivistes les enferme dans la fausse uniformité des « monstres » ou des «irrécupérables », insensibles aux avertissements des juges, décidés à poursuivre, de façondélibérée, dans une carrière délinquante que seule une fermeté sans faille pourrait stopper. Onfinirait par croire qu’il se joue là quelque chose de l’honneur des juges. La répétition del’infraction semble anesthésier le sens commun. Elle annihile l’observation et les capacités deréaction d’une société tétanisée, qui réagit par un réflexe de peur que certains entretiennentsavamment. La récidive a souvent été un lieu de prédilection de la démagogie et du populisme.Les solutions les plus cruelles et les plus expéditives ont été prônées. Sous l’Ancien Régime, levoleur récidiviste était puni de l’essorillement : on lui coupait l’oreille (pour n’avoir pas bienentendu l’avertissement du juge). Au XIX e siècle, la relégation a été créée dans l’enthousiasmepour mettre fin au « fléau de la récidive ». Cette réforme miracle était abandonnée, au sièclesuivant, dans le soulagement général. La lutte contre la récidive est une histoire jonchéed’échecs cuisants mais aussitôt oubliés. Aujourd’hui les peines planchers sont censées apporterune solution définitive. L'exemple vient notamment des Etats-Unis où deux millions de personnessont actuellement en prison sans que, pour autant, soient résolus les problèmes liés à ladélinquance ou à la récidive.

Un vrai discours scientifique sur la récidive et les récidivistes est indispensable. Ce livre n’apas la prétention d’aller sur ce terrain assez peu occupé. Il propose seulement d’humaniser ledébat, de le dé-diaboliser. De laisser un instant de côté les préjugés, les discours prêt-à-porter,les slogans de campagne électorale, les évidences de comptoir, pour plonger dans la réalitésingulière.

Il n’est d’autre méthode que de regarder cette humanité qui nous rebute. Beaucoup desurprises nous attendent. La grande diversité des récidivistes d’abord, que l’on retrouve danstous les secteurs de la délinquance. Le peu de place, d’un point de vue quantitatif, qu’occupentles auteurs de crimes graves. Les récidivistes, dans la réalité, ne peuplent pas les coursd’assises. Ils remplissent les audiences de comparution immédiate où ils sont jugés dans lesplus brefs délais. Ce sont des toxicomanes, des alcooliques, des personnes souffrant de troublesde la personnalité ou de maladies mentales.

Ce sont surtout des hommes et des femmes qui sont infiniment plus que la somme de leursactes, même si l’addition est parfois longue. Leurs histoires valent d’être connues : elles nousapprennent quelque chose de l’humanité et de nous-mêmes. Toutes, de la plus grave à la plusinsignifiante en apparence. Ce serait une raison suffisante de les raconter. Mais l’essentiel n’estpas là. A les approcher on sent bien que la récidive n’est pas arrivée par hasard. Qu’elle s’inscritdans un parcours particulier qu’il serait fou d’ignorer si l’on veut éviter la répétition, romprel’enchaînement et refuser un « destin », ou du moins s’y efforcer, au cas par cas. Il n’existe pasaujourd’hui de remède miracle à la récidive. Ecouter, regarder, ne garantit rien. Mais rien ne peutêtre bâti d’utile qui ne repose sur la connaissance de l’homme. Ignorer les réalités humaines,c’est juger à l’aveugle, serrer davantage le bandeau de ces statues qui ornent les palais dejustice quand c’est un microscope qu’il nous faudrait.

Chacun de ces « parias » mérite qu’on s’arrête ne serait-ce qu’un instant sur sa vie. Il ne s’agitpas de jeter un regard misérabiliste ou d’inciter à la pitié. Simplement d’essayer de livrer le plusobjectivement possible des éléments de réalité. En tentant de se tenir à égale distance de lanaïveté et du cynisme, de la diabolisation et de l’angélisme.

Il sera donc question de maladie mentale, car la récidive est très souvent alliée au déséquilibrepsychique – profond et ancien – qui conduit les « sujets » de l’hôpital psychiatrique à la prison,en passant par la rue, dans un parcours incohérent et chaotique. Affaires de vol, mais aussi deviolence et de meurtre où le partage entre ce qui relève du soin, de la médecine et ce qui est duressort de la peine et de la justice est tout sauf évident.

D’autres chapitres seront consacrés aux délinquants sexuels, mais également aux parcourstragiques des drogués et des alcooliques, à toutes ces addictions (il y en a bien d’autres, le jeupar exemple) qui, par définition, « collent » à la personne et nécessitent de longs et périlleux

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traitements aux multiples rechutes, que tous les thérapeutes connaissent bien.

Nous évoquerons aussi de jeunes délinquants, des adolescents en dérive qui multiplient lespassages à l’acte et les transgressions de toutes sortes. Des étrangers en mal d’intégration, desclandestins empêtrés dans de multiples illégalités. Des petits et des grands « professionnels » dela délinquance, de ceux qui en ont fait un « métier » où chaque arrestation, chaque condamnationsemble n’être qu’un accident professionnel.

Ce livre est un discours sur la complexité, loin des solutions rapides, toutes faites, censées toutrésoudre en un minimum de temps et pour toujours.

La majorité des « histoires » sont tirées de ma propre expérience de juge. Elles tenteront defaire revivre chacun de ces personnages avec le plus d’authenticité possible et en respectant lavérité des faits mais également les personnes qui en ont été actrices (les éléments d’identificationont été modifiés). Il était important aussi d’évoquer le cas d’un récidiviste auteur de meurtres. Ils’agit de Guy Georges, qui a été jugé définitivement, a fait l’objet de plusieurs ouvrages, dont l’unécrit par le père d’une des victimes. Nous n’avons pas évoqué les meurtres commis mais leparcours de l’homme précisément jusqu’au premier crime, à l’époque où il n’était « qu’unrécidiviste ».

De brefs éléments de législation, de statistiques ou de pratique ponctuent ces récits de vie pourpermettre une appréhension globale des thèmes traités au travers de ces cas individuels etdéjouer, peut-être, de cette manière, quelques idées préconçues.

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CHAPITRE 1

Khaled, le petit voleur de portables

« J’arrive dans cinq minutes. Oui, tout va bien... Je termine tôt aujourd’hui. » Maître D., jeuneavocate parisienne, regagne son domicile. Enceinte de sept mois et demi, elle revient de Fresnesoù elle a rencontré l’un de ses clients de correctionnelle. Son compagnon, qu’elle vient d’appeler,l’attendra un peu plus longtemps que prévu car, derrière elle, arrive Khaled, en vélo. Il roule àpetite vitesse sur le trottoir et se rapproche insensiblement. Il sort du bureau du juge del’application des peines. Le magistrat lui a fermement fait connaître ses obligations : répondre àses convocations (toutes les semaines pour l’instant), mais aussi justifier des soins qui lui ont étéimposés (il prend un traitement de substitution). Et surtout se tenir tranquille. Sinon le sursis, avecmise à l’épreuve, des six derniers mois d’emprisonnement sera révoqué.

Maître D. ne lâche pas son portable. On n’attendrait pas une telle résistance de ce petit bout defemme. Malgré la surprise, elle échappe à la main qui tentait de l’entraîner. Khaled tire alors surson sac en bandoulière. Elle tire encore plus fort et finit par le déséquilibrer. Il tombe par terreavec son vélo, tente de se relever. Elle est déjà sur lui. Il est à peine debout qu’elle lui décochedans la mâchoire un redoutable crochet du droit. Les passants hésitent un peu mais, devant leventre, les cris de l’avocate en furie et la mine piteuse du cycliste maladroit, ils finissent pardistribuer comme il se doit les rôles et viennent prêter main-forte au représentant du sexe faible.Elle est choquée mais ne demandera au tribunal qu’un euro symbolique de dommages etintérêts. Les radios passées dans l’heure aux UMJ (le service d’accueil et d’expertise desvictimes d’infraction) n’ont pas révélé de conséquence sur sa grossesse.

Khaled, lui, tente l’impossible : convaincre le tribunal qu’il n’a pas voulu commettre de vol! Ilavait des problèmes de dérailleur avec son vélo. « D’ailleurs, vous n’avez qu’à vérifier ! Je nefaisais pas attention devant moi. Je suis tombé. J’ai voulu me rattraper à quelque chose. Il y avaitcette dame. J’ai saisi sa main pour éviter la chute. Ce n’est pas ma faute si, dedans, il y avait unportable ! » Malgré les efforts du tout jeune avocat d’office qui plaide longuement le spectre del’erreur judiciaire, le tribunal ajoutera une quinzième condamnation au « palmarès » de Khaled.Pour l’essentiel des vols, qualifiés parfois de « vol aggravé », ce que les policiers appellent, eux,des vols à l’arraché. « Pourquoi voulez-vous que je vole un portable, monsieur le président ? J’enai déjà un ! » dit-il au culot, lui qui n’a jamais eu le moindre abonnement. Mais, à lui seul, Khaledaurait pu ouvrir une boutique de téléphonie mobile. Il fait partie de ce petit peuple de voleurs deportables qui alimente tout un marché parallèle ou plutôt une économie souterraine dont il est l’undes maillons indispensables. Il en vit, il ne vit même à peu près que de ça, mais il ne lereconnaîtra jamais. Il ne reconnaît d’ailleurs jamais rien. Le silence est une des clauses de soncontrat, la condition de sa survie et peut-être quelque chose de plus personnel.

Une année plus tôt, c’était pourtant l’occasion rêvée d’avouer. Il avait « embrouillé » un jeuneun peu naïf, en lui demandant de lui prêter son portable, le temps de passer un coup fil urgent àun ami. Le prêteur imprudent l’avait regardé s’éloigner de quelques pas, le téléphone collé àl’oreille. C'est alors que Khaled avait piqué un sprint pour finir menotté par une patrouille quetoute course un peu rapide dans les rues de Belleville rendait plus suspicieuse qu’à l’ordinaire.Khaled avait nié devant un tribunal aussi blasé que pressé. La greffière avait noté en souriant sesdénégations improbables. En fin d’après-midi, elle attendait un message de son mari. Vingt-deuxheures, fin d’audience, toujours rien. Et pour cause : son portable, posé sur le coin de sonbureau, avait disparu. Branle-bas de combat! Les escortes alertées, les prévenus, déjà jugés,furent fouillés au dépôt. Et c’est sur Khaled que l’on trouva l’appareil, caché dans son slip. Aveu?Aveu partiel : il avait découvert le mobile par terre dans le box des accusés. Ce n’était pas lui quil’avait volé. Il admettait le recel. Le tribunal prononçait huit mois d’emprisonnement ferme quis’ajoutaient aux quatre qui venaient de lui être infligés.

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Les vols se succédaient ainsi depuis une dizaine d’années. A peu près deux par an,

officiellement. En réalité bien davantage. S'il avait été interrogé dans le cadre d’une de cesenquêtes dites de « délinquance autoproclamée » où l’on demande aux volontaires, sous couvertd’anonymat, combien d’infractions ils ont déjà commis dans leur vie, plusieurs heures n’auraientpas suffi au détail de l’énumération.

Toutes les procédures se ressemblaient. Les mots étaient identiques. Les jugements variaientpeu. Khaled était parfois poursuivi, en plus, pour détention de stupéfiants. Mais dans l’immensemajorité des cas, ce délit n’était pas retenu. C'était là pourtant que résidait le problème deKhaled. Car derrière la drogue, il y avait toute une vie que la justice, les yeux rivés sur le vol deportables, ne distinguait pas.

Khaled faisait partie des troisièmes couteaux. Il n’avait jamais voulu grimper dans la hiérarchie,car il n’avait aucune envie de devoir faire ses preuves. Il savait qu’il n’attirait pas vraiment laconfiance. Malgré ses trente ans, c’était un vieux toxico, un de ceux qui, en état de manque, pourune dose de rien, pouvaient trahir, balancer un réseau. Il n’aurait même pas fait une bonne mule,capable de se carapater avec sa livraison. Khaled ne voulait pas finir dans un caniveau. Desamis morts d’overdose, il en avait plein le cimetière de ses souvenirs. Quelques rangées desuicidés aussi, en prison ou en « liberté ». Et depuis peu, il y avait les condamnés à mort. Car lapeine capitale n’avait jamais été abolie dans son milieu. On peut même dire qu’elle connaissaitune belle expansion. Il en avait côtoyé plusieurs qui avaient été tués au front, dans la guerre desbandes, pour un arpent de territoire, un quartier, une cité de plus. Des règlements de comptes, luiqui commençait à se faire vieux si ce n’est sage, il pouvait en raconter. Ils n’étaient pas bienbeaux. Les cadavres fleurissaient sur les banquettes des voitures, gonflaient le long de la Seineou pourrissaient dans des caves avec de drôles de plaies. On s’est toujours tué pour la drogue.Des bandes aussi, il en avait connu depuis tout petit, que la police regardait s’entre-tuer sansessuyer une larme. Mais la fréquence des assassinats atteignait des proportions dont il n’avaitencore jamais entendu parler, si ce n’était dans les séries américaines : des chiffres jusque-làinédits dans les annales de la police, à ce niveau local en tout cas. Il fallait se méfier des ballesperdues qui pouvaient atteindre aussi bien les complices que les vitres des écoles sur le chemindes courses-poursuites. Les armes s’achetaient bien plus facilement. Quant aux quantités dedrogue en cause, elles avaient augmenté de façon considérable, notamment la cocaïne.

A sa place, Khaled, semblait-il, ne risquait rien. Il était « neutre » si l’on peut dire. Son rôle étaitde fournir le marché général de portables volés mais aussi d’alimenter un certain nombre deréseaux, grands consommateurs de téléphonie mobile. Lui, Khaled, le spécialiste des portables,ne téléphonait jamais, sauf extrême urgence, et encore, uniquement d’une cabine publique. Ilsavait mieux que quiconque que la police et les juges d’instruction sont friands d’écoutestéléphoniques. Et que le monde de la drogue est incorrigiblement bavard. Il s’était déjà fait piégerdans une de ses toutes premières affaires et s’était juré qu’on ne l’y reprendrait plus.

La justice ne s’était jamais beaucoup intéressée au passé de Khaled. Il ne s’en plaignait pas.De son existence, il ne disait pas grand-chose. Non par discrétion mais tout simplement parcequ’il en ignorait lui-même l’essentiel, et qu’il refusait d’en savoir plus. Un jour en prison, undétenu qui jouait au psy lui avait lancé qu’il était « victime d’un secret de famille ». Il avait nié : cesecret n’en était pas un. Personne ne lui avait jamais caché qu’elle n’était pas sa mère. Lesquelques rares fois où, en correctionnelle, un juge lui parlait de ses parents, il répondaitinvariablement deux ou trois phrases qui contenaient tout ce qu’il avait appris. « Non, je neconnais pas ma mère. Elle a disparu quand j’avais six mois. Je ne sais pas ce qu’elle estdevenue, personne ne m’a jamais dit. » Pire qu’un secret, un trou noir : ne même pas disposerd’une photo, n’avoir pas la moindre idée de son visage, ne pouvoir s’accrocher à aucun souvenir.Et surtout ne jamais en parler, comme si aucun mot n’était capable de dire ce passé, qui endevenait innommable. Pire encore : l’habitude prise et respectée de ne jamais poser de question,comme si toute son enfance n’avait été qu’un long apprentissage visant à chasser sesinterrogations, à ne jamais avouer sa curiosité.

Un juge des enfants s’était pourtant occupé de lui. En assistance éducative uniquement, pour

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l’aider et pour aider sa famille. Khaled n’était pas mauvais élève mais depuis l’âge de douze ans,il multipliait les fugues, des fugues dont il ne pouvait rien dire. Il ne partait pas bien loin, revenaitde lui-même au bout d’un jour ou deux avant que des recherches ne soient lancées. Il s’était mispeu à peu au cannabis. Au début comme les autres dans son quartier puis, devant la facilité de lachose ou peut-être aussi pour le plaisir, il y avait pris goût.

La famille de Khaled était d’origine algérienne. Son père, né à Batna, était venu s’installer enFrance peu avant la fin de la guerre d’Algérie. De ses dernières années passées à Constantine,on ne savait rien. Si ce n’est qu’il y tenait une échoppe de tapissier avec une belle clientèle quiavait suffi à le faire vivre. De quel côté était-il? Sûrement pas du côté des Français. Pourquoidonc ce départ? A cette époque-là? Il avait vécu seul, à Paris, reprenant son métier commesalarié puis à son compte, et avait fini par se marier avec une compatriote qu’il avait connue àConstantine. De cette mère, même devant le juge des enfants ou les éducateurs, personnen’avait pu dire quoi que ce soit. On savait que le divorce avait été prononcé peu après lanaissance de Khaled. Elle avait quitté la France, peut-être pour retourner en Algérie.

Khaled avait vécu son enfance dans une maison qui n’était pas la sienne. Comme s’il avait étéadopté dans sa propre famille. D’autres enfants étaient nés d’un second lit. D’année en année,les rapports des services mandatés par le juge tournaient autour de la même idée : totaleincompréhension et une sourde hostilité entre Khaled et sa belle-mère. Il n’était pas battu, on netrouvait pas de traces de coups, mais la souffrance était visible à l’œil nu. Dans cette mine triste,cet air d’excuse perpétuelle, comme s’il avait conscience d’être toujours de trop, d’encombrer.Manifestement, hormis sa famille, tout le monde l’aimait bien. Notamment ses éducateurs. Ilfaisait partie de ces êtres qui suscitent un mouvement spontané d’empathie, qu’on a envied’aider.

Khaled aurait préféré la mécanique. Il ne savait pas très bien dire pourquoi. Peut-être parceque ce n’était pas la profession de son père. Pourtant, il apprenait ce métier de tapissier avecapplication. Sans beaucoup d’effort d’ailleurs. Au fond de lui-même, il en était fier. Un métiernoble, un métier d’art, qui exige de la minutie, de la rigueur, de l’habileté, que son père exerçaitdans le joyeux désordre d’un atelier rempli de meubles, de tissus, de papiers de toutes lescouleurs, et arrangé selon un plan mystérieux, inaccessible à tout autre que le maître des lieux.Khaled aurait pu en être l’héritier. Mais il y avait Farid, son demi-frère, de deux ans plus jeune,qui était l’apprenti préféré. De ce que le père pouvait transmettre, son savoir-faire était l’essentiel.Il n’était pas un homme de parole. Les mots n’étaient pas son outil. Ses mains savaient mieuxexpliquer les formes, les matériaux, les styles, les harmonies... Et cette transmission parl’exemple, il la réservait à Farid, sous l’œil bienveillant de sa mère. A force de fugues, de jointsdécouverts dans ses poches, Khaled avait été placé en foyer. Chacun y trouvait apparemmentson compte. Si l’on se fiait aux résultats scolaires, cet éloignement ne semblait pas préjudiciable :Khaled avait poursuivi ses études de tapissier et avait même décroché son CAP. Maisl’éloignement du milieu familial n’avait fait qu’accentuer sa toxicomanie qui ne se bornait plus aucannabis. Il avait découvert l’héroïne et avait entamé une vertigineuse descente aux enfers.

Les premières arrestations pour détention de quelques grammes de stupéfiants alors qu’il étaitdevenu majeur avaient eu raison de ses liens avec son père. Et avec les autres. Dans cettefamille honnête et travailleuse, on ne voulait pas d’un voyou et d’un drogué. La place qu’on ne luiavait pas donnée, Khaled l’avait peut-être enfin trouvée : en une dizaine d’années il avaitaccumulé les incarcérations. De petits vols dans les premiers temps, dans l’espoir de financer saconsommation d’héroïne, mais peu à peu il s’était retrouvé avec cette qualification spécialisée depetit voleur de portables. Le Subutex lui avait permis de retrouver un rythme à peu près normal,ne serait-ce que de dormir la nuit. Il vivait dans des squats la plupart du temps, aux portes deParis. A trente-deux ans Khaled avait gardé la mine gênée de ses débuts. Mais cette bouilled’adolescent mal assuré ne correspondait plus au reste du personnage, usé par la prison, érodépar la drogue. Il avait échappé aux maladies les plus graves mais le temps, sur son visage terne,creusait des sillons. L'indulgence de la justice ne lui était plus acquise. Au premier mouvementde compassion succédait vite l’agacement provoqué par ses dénégations absurdes etpathétiques.

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Des mains se tendaient encore en dépit de tant de condamnations, en dépit de toutes les

déceptions accumulées. Khaled avait appris que son père avait monté une société près de Pariset qu’il embauchait. Il n’irait pas demander la charité même si l’envie le taraudait de lui montrerque malgré toutes ces années de galère, il lui restait encore de quoi faire un bon ouvrier. Vers lafin de l’année de prison que lui avait value son agression sur Maître D., le juge de l’applicationdes peines avait décidé d’une semi-liberté qui permettait à Khaled d’exercer la journée un emploide tapissier. Avec son premier acompte, il avait accompli ce geste qui l’étonnait encore : il avaitacheté un téléphone portable et ouvert une ligne à lui. Pour l’instant, il n’avait pas beaucoup degens à appeler. Il avait bien un carnet d’adresses, extrêmement fourni même, mais celui-là, ilpréférait tenter de l’oublier.

DÉFINITIONS ET CHIFFRES DE LA RÉCIDIVE

Définitions

La récidive légale n’est pas une simple répétition de délits ou de crimes. Il ne suffit pas decommettre d’affilée plusieurs infractions pour être en état de récidive. Le récidiviste, c’est celuiqui, après avoir été puni une première fois, commet une nouvelle infraction dans les conditionsprévues par la loi. L'essentiel tient donc dans cette première condamnation, considérée commeun avertissement solennel dont il n’a pas été tenu compte. Ce n’est pas la simple « réitération »des infractions elle-même qui est sanctionnée, mais le fait qu’entre ces infractions la justice estpassée, apparemment pour rien. La loi invite alors à une aggravation de la peine que le juge estlibre d’infliger ou non. Le surcroît de sévérité est donc de son ressort. Jusqu’en 2007, la justicefrançaise connaissait un régime souple dans lequel le code pénal, en cas de récidive, permettaitau juge de prononcer, s’il le souhaitait, des peines plus longues : dans la plupart des cas derécidive, le « plafond » pouvait être doublé. La loi du 11 août 2007 a réduit la marge demanœuvre du juge en créant des peines planchers, autrement dit des peines minimales. Parcette loi, les juges sont désormais très fortement incités à prononcer d’importantes peines deprison, qui vont bien au-delà de leur jurisprudence habituelle.

On parle de multirécidive lorsque la personne est condamnée une troisième fois – ou plus – etqu’elle se trouve dans les conditions légales de la récidive. La loi ne prévoit pas d’aggravation depeine supplémentaire pour le calcul du maximum, le régime ordinaire de la récidive s’applique.Les seules conséquences de la multirécidive, en matière d’aggravation de la peine, concernerontles peines planchers.

De quelques difficultés

Le problème de la récidive est compliqué par quelques difficultés pratiques.

— Pour que le juge puisse décider si un individu est en état de récidive, encore faut-il que lecasier judiciaire le lui dise. Or la tenue du casier judiciaire n’est pas immédiate, contrairement àce que l’on pourrait penser. Il faut que le jugement soit tapé puis transmis au service central ducasier judiciaire qui se trouve à Nantes. Le manque de moyens et de personnel des greffes faitque le délai d’inscription d’une condamnation au casier judiciaire est assez long, de l’ordre de sixmois.

— La circonstance de récidive n’est pas toujours retenue par le juge. Cela peut paraître curieuxpour le profane, mais la justice est libre de « qualifier » les infractions qu’elle juge. Lacirconstance de récidive peut donc être omise. Volontairement, ou involontairement. Mais si leprocureur de la République la retient dans les poursuites, le juge doit en tenir compte.

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Chiffres de la récidive

Les chiffres cités en matière de récidive sont souvent fantaisistes. Les moins discutables sontencore ceux fournis par le ministère de la Justice lui-même, simple addition des jugements danslesquels a été retenue la circonstance de récidive (mais on sait qu’elle ne l’a pas toujours étédans le passé). Les derniers chiffres disponibles datent de 2005. Cette année-là, les taux moyensde récidive étaient largement inférieurs à 10 %, puisqu’ils étaient de 2,6 % pour les crimes et de6,6 % pour les délits. En 2004, ils étaient respectivement de 3 et 6,5 % : d’une année à l’autre leschiffres étaient relativement stables.

A partir de ces mêmes sources, il est également possible d’appréhender une autre réalité, cellede la « multirécidive ». La multirécidive a un intérêt criminologique mais aussi juridique puisquede nombreuses lois y font désormais référence (la loi sur les peines planchers par exemple). Or, ilsemble que le phénomène soit extrêmement faible. Si l’on prend le total des condamnations enrécidive pour l’année 2004 (30 561, soit 6,5 % de l’ensemble des condamnations), on constateque l’essentiel est constitué par des premières récidives (23 412, soit 5 %), quand les secondes(4 430, 0,9 %) et les troisièmes (2 719, 0,6 %) sont, d’un point de vue statistique, négligeables.

Le chiffre avancé en pleine campagne présidentielle par Nicolas Sarkozy et qui s’étalait enlettres géantes dans des spots télévisés à deux jours du scrutin était évidemment faux : la moitiéde la délinquance n’est pas le fait de récidivistes.

De 2002 à 2005, selon Rachida Dati, le nombre de décisions condamnant les récidivistes aaugmenté de près de 70 %. Le ministre en tirait parti pour justifier sa réforme des peinesplanchers. Mais tous les spécialistes savent parfaitement que cette augmentation ne traduit pasun accroissement réel du phénomène de la récidive : elle est uniquement due à l’attention plusgrande portée par les magistrats, et notamment par le parquet, à une qualification exacte des faitsqui prenne dès lors en compte la circonstance aggravante de récidive.

Il existe d’autres méthodes pour tenter de calculer le nombre de récidivistes. La première,utilisée par la sous-direction de la Statistique du ministère de la Justice, est rétrospective : onregarde si la personne condamnée l’a déjà été dans les cinq années précédentes. Ces chiffres-làsont publiés régulièrement par le ministère. Ils montrent une remarquable stabilité du phénomène: environ 110 000 jugements de ce type par an depuis une décennie.

Autre méthode, prospective celle-là (étude de A. Kensey et P.-V. Tournier publiée en 2004-2005) : rechercher ce que deviennent des personnes condamnées au sortir de la prison et dansles années suivant leur remise en liberté. Seuls 40,7 % des sortants de prison sont condamnésdans les cinq années suivant leur libération à des peines de prison. Ces chiffres ne concernentpas que la récidive au sens légal (infractions de même nature ou assimilées), mais aussi lasimple réitération d’infraction. Des distinctions peuvent être faites : les taux de « récidive » sontplus élevés pour les infractions contre les biens, que pour les infractions contre les personnes; larécidive de crime à crime est très rare (de l’ordre de 1 % ou moins).

La même étude démontre sans ambiguïté, et ce n’est pas la seule, que la libérationconditionnelle réduit substantiellement le risque de récidive. Dans les cinq années qui suivent laremise en liberté, les personnes libérées conditionnellement retournent beaucoup moins enprison. Ainsi un voleur « en sortie sèche » récidivera dans 67 % des cas; s’il est placé enconditionnelle, dans 45 % des cas.

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CHAPITRE 2

« Je-ne-veux-pas-parler-de-ces-gens-là »

Si l’allergie à l’autorité était reconnue par la Faculté comme une maladie officielle, Franck enserait le prototype achevé. Achevé? A trente-huit ans, il en avait développé tous les symptômeset paraissait condamné à une répétition désespérante d’éruptions de violence. Seizecondamnations ornaient déjà son casier judiciaire, relevant toutes du même chapitre du codepénal réprimant les violences à agent, les outrages, les rébellions... Elles avaient toutes un pointcommun, la victime : un policier, un gendarme, un « agent de la force publique », selonl’expression consacrée.

La mine renfrognée, Franck comparaissait pour la dix-septième reprise devant le tribunal aprèsun mois de détention provisoire. Les premiers juges de comparution immédiate, avec lesquels lecontact semblait avoir été rude, avaient ordonné une expertise psychiatrique, certainementsurpris par l’aspérité du personnage et l’obsessionnalité manifeste des infractions. Le rapportn’apportait rien de bien utile. Le prévenu n’était pas fou, il ne souffrait d’aucune maladiepsychiatrique, rien qui « abolisse ou altère son discernement » selon la formule du code pénal. Ilétait « apte à être jugé ». L'avocat de Franck avait eu un mois pour préparer son client. Il le savaitimprévisible, fantasque et n’avait eu qu’une consigne : « chut ! » Une consigne facile àcomprendre, à mémoriser et qu’on pouvait rappeler d’un simple geste en cas de dérapage. Lastratégie profil bas avait finalement payé. Franck s’en était plutôt bien sorti. Six mois seulementpour un nez cassé, l’avocat ne conseillait pas de faire appel.

Il y avait un côté Popeye chez Franck, la pipe en moins. Une force de la nature, unemusculature qui vous faisait réfléchir, une tension telle qu’il semblait toujours près d’exploser. Ilcomparaissait le plus souvent dans son vêtement fétiche, un tee-shirt ou un marcel blanc. Dumoins qui avait dû l’être avant que ne le macule le sang d’un fonctionnaire, le nez sanguinolent,les paupières mauves et tuméfiées, assis au premier rang des parties civiles, les poings fermés.Franck faisait face au tribunal, sans ostentation, les pectoraux naturellement gonflés, les brasdénudés où saillaient des biceps de catcheur aux tatouages suggestifs. C'étaient surtout lesmâchoires serrées, le regard fixe, la barre entre les sourcils qui lui donnaient cet airperpétuellement malheureux et maugréant. Les juges étaient toujours avertis avant l’audience, «attention, il est dangereux ! » On ajoutait un garde. « Un râleur » disait-on dans son entourage.Maigre entourage car, avec un caractère pareil, les amis étaient rares, ou éphémères. Quant à lafamille...

Franck n’était pas un drogué. Il buvait parfois mais savait s’arrêter. Jamais une cuite. Il nesupportait pas les alcooliques. Ni fou, comme l’avait affirmé l’expert, ni toxicomane, pas même deproblèmes sexuels connus, violent, d’une violence « pure », « nue », sans raison d’êtreapparente (sans excuse donc), d’une violence peut-être trop banale, trop fréquente, trop prochede chacun d’entre nous pour susciter la curiosité, son cas n’intéressait pas.

Rien de bien excitant, ni de très exotique dans les procédures le concernant, qui seressemblaient toutes. Elles ne passionnaient pas grand monde et étaient expédiées par leschambres de comparution immédiate, la « justice en temps réel », en un temps encore plus « réel» que d’habitude. Les détails des coups étaient là, certes. Les victimes étant la plupart du tempsdes policiers, le tribunal disposait d’une brochette de témoignages bien plus intéressante quepour les bagarres ordinaires, les violences en famille, les rixes après boire, les querelles devoisinage... Là, l’enchaînement des coups, le déplacement des combattants, l’impact desuppercuts, le nombre d’ecchymoses, l’importance des lésions, le détail des fractures... étaientrapportés avec une précision d’entomologiste. Inutilement du reste car Franck ne niait presquejamais. Il n’était pas fier de ses exploits de boxeur amateur. Il n’en était pas davantage honteux. Il

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se battait toujours à mains nues. Mais ce qu’il revendiquait, sans vraiment recueillir l’adhésion deses interlocuteurs, c’était son bon droit. Avec son stock de mots à lui, il essayait de fairecomprendre qu’il n’y avait pas de raison qu’on l’interpelle, qu’on lui parle sur ce ton, qu’on letutoie, qu’on le menotte... A l’audience se dressait devant lui, en renfort du procureur de laRépublique, l’avocat de l’administration qui se constituait toujours partie civile pour lesfonctionnaires outragés ou blessés, car si les victimes sont rarement présentes dans ce typed’audiences ultra-rapides de comparution immédiate, les fonctionnaires de police bénéficientd’un système d’assistance et de représentation en justice hors pair. Avoir un ennemi de plusdans la salle ne souciait pas vraiment Franck. Non, ce qui finissait par l’inquiéter, c’étaient lesdommages et intérêts. La sanction ne comportait pas seulement de la prison, mais des sommescolossales demandées pour l’arrêt de travail, les soins prodigués, le préjudice moral, lesdégradations... A chaque coup de poing, le tiroir-caisse de l’Etat sonnait. Et les huissierssautaient sur leurs calculettes. La vie de Franck ne suffirait pas à les payer.

Dans ces audiences, en attendant son tour, il lui arrivait d’entendre de jeunes révoltés pestercontre la police, parfois même de belles plaidoiries contre « les bavures ». Il les écoutait avecune sympathie spontanée, mais lui ne menait aucun combat et ne se reconnaissait pas dans cesindignations. Elles lui étaient étrangères, quand ce qu’il avait vécu n’appartenait qu’à lui. Aumoment d’être jugé, il sentait bien que de temps à autre les policiers en rajoutaient, que parfoismême ils mentaient effrontément, mais il n’attendait rien d’autre de leur part, et il n’y voyait qu’uneinjustice de plus. En fait, il vivait tout cela sans bien comprendre ce qui lui arrivait.

Ses mésaventures à lui empruntaient toujours le même chemin. Une histoire de rien quidégénérait à tout allure. Un contrôle d’identité banal par exemple, et c’était parti. Il n’avait pas sespapiers, on allait le conduire au poste. Pourquoi donc puisqu’il était connu de tous? Franck avaitle verbe haut. Une grande gueule qui faisait parfois reculer ses adversaires quand ils n’étaientpas en nombre. Il versait assez vite dans la vulgarité. Il faut dire que Franck avait un répertoire denoms d’oiseaux d’une richesse et d’une variété peu communes. Il se l’était constitué très jeune etn’avait donc aucune raison d’en changer.

Les affaires d’outrage à agent de la force publique sont toujours un supplice pour les juges. Leprésident de correctionnelle doit, au début de l’audience, donner connaissance de l’accusation etrépéter les mots très exacts employés par le contrevenant. Le mélange des genres est délicat.

« Il vous est reproché d’avoir, à Paris, le 14 octobre 2004, commis un outrage par parole,gestes ou menaces adressé à une personne chargée d’une mission de service public, dansl’exercice de ses fonctions, de nature à porter atteinte à la dignité ou au respect dû à sa fonction,en lui disant : “Vous n’êtes qu’un enculé, une couille molle, attendez qu’on soit seul, je vousniquerai la gueule, fils de pute.” » Au moment où le magistrat baissait quelque peu la voix et sepinçait le nez, on pouvait deviner dans les yeux de Franck une légère étincelle de jouissance.

Mais les mots n’étaient rien, le pire était toujours à venir. Car Franck s’en tenait très rarementaux paroles, qui n’étaient pas son terrain de prédilection. Le faire pénétrer dans un fourgon depolice relevait de l’exploit. Le maintenir tranquille dans une cellule de garde à vue ou dans lebureau de l’enquêteur? Autant ne pas y penser. Quant à lui faire signer un procès-verbal, ilrefusait presque toujours, et de quelle manière! Même menotté, même entravé, il arrivait à se ruercontre tout ce qu’il trouvait devant lui. Une sorte d’Attila des commissariats. Un passage dont lestraces coûtaient fort cher à l’administration et bien davantage à Franck, gonflant un chapitresupplémentaire dans le dossier de sa faillite.

Franck n’était pas allergique aux seuls policiers. Le moindre uniforme l’irritait. Ainsi le métroétait, pour lui, un milieu particulièrement criminogène. Il avait la fâcheuse habitude de franchir lestripodes comme on saute une haie, à l’exercice. Les agents de la RATP appréciaient rarementl’élégance et la souplesse du geste. Ils avaient beau être quatre ou cinq à chaque fois, Franckn’était pas du genre à se laisser impressionner. Extrait d’une audition, au hasard. « Arrivé en hautdes escaliers, M. Franck M. a tenté de m’arracher les procès-verbaux de mes mains et aussitôtaprès, il m’a poussé violemment contre le mur. J’étais dos contre le mur mais je ne suis pastombé. Nous nous sommes réfugiés dans la recette et avons appelé le PC 2000. Il est venu

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contre la vitre, m’a fixé dans les yeux en me faisant signe avec ses deux doigts de la main dansles yeux, qu’il me reconnaîtrait et qu’il me frapperait, toujours en faisant un mouvement avec sonpouce vers le bas. Il a alors craché sur la vitre de la recette dans ma direction et m’a dit de sortirde là pour me battre. » Les policiers étaient arrivés à dix. Franck, cette fois-là, n’avait pas eu letemps de réagir.

Il n’était pas quelqu’un avec qui l’on discute. Son problème, c’étaient les mots. Ils paraissaientne pas avoir été inventés pour lui. A l’entendre souffler, grommeler, on sentait bien que sonlangage naturel était plus du côté du corps. On obtenait à la rigueur un grognement, un râle, unborborygme, mais une phrase entière semblait mobiliser chez lui une énergie incalculable, unluxe qu’il ne pouvait se payer que dans des moments privilégiés, miraculeux.

De la vie de Franck, finalement, personne ne savait rien. Quand un juge un peu plus curieuxqu’un autre se permettait une question sur ses parents, il répondait imperturbablement : « je neveux pas parler de ces gens-là ». Et ne desserrait plus les dents. Certes, à chaque fois, oupresque, qu’il passait en comparution immédiate, une « enquête sociale rapide » était diligentée.Mais dans le peu de temps dont disposait l’enquêteur, rien de bien utilisable ne ressortait. Il fallaittrois fois plus de temps que d’habitude pour obtenir trois fois moins de renseignements. Ce n’étaitpas de la mauvaise volonté. Simplement l’inexpérience du langage et la pauvreté de la pensée.L'enquêteur ne pouvait que dresser le constat de cette indigence et retracer le squelette d’une viedécidément insaisissable. L'unique expertise psychiatrique figurant dans l’un des dossiers nepermettait pas d’en savoir plus. Comme si cette anorexie du langage était contagieuse. C'étaitcertain, constatait l’expert, Franck ne souffrait d’aucune maladie psychiatrique répertoriée. Maisune fois posé ce diagnostic qui remplissait une page de rapport, en étalant d’appréciablesconnaissances nosographiques, nous n’étions pas beaucoup plus avancés. « Un être fruste »,évidemment, mais qui aurait pu en douter? « Qui semble présenter des carences éducativesmassives ». Oui, on approchait sûrement, on brûlait même. Et après ?

La dix-huitième fois, Franck avait été incarcéré dans une petite maison d’arrêt de la régionparisienne. Il s’était frotté un peu trop vivement à la maréchaussée locale. Les juges avaient peut-être voulu fêter sa neuvième rébellion. Ils lui avaient offert neuf mois de prison. Pendant sadétention, Franck avait eu l’occasion de participer à un « groupe de parole » consacré à laviolence. Venait qui voulait. Pourquoi pas? L'ennui est si épais en prison. Peut-être commençait-il aussi à se lasser de sa salle de musculation où il soulevait des barres à la chaîne, alignait desdizaines de pompes ou faisait le singe sur un espalier? Un moniteur de boxe venait bien lemercredi matin. Il y avait aussi du taï chi chuan mais Franck était assez traditionaliste. Quant àfréquenter l’atelier de poésie et lire des vers de Victor Hugo...

A la fin de chaque réunion les sept à huit détenus qui avaient accepté de participer au groupede parole pouvaient peindre ou écrire. Dans l’échauffement de la discussion, chacun s’y mettait.Franck, qui n’avait jamais touché un pinceau depuis l’école primaire, avait fait deux portraits.Juste la tête. Drôles de têtes. Angoissantes, agressives. La première était une explosion decouleurs crues : un visage – presque un masque – noir, entouré de cheveux rouges éclatantscomme un soleil en éruption. Une tête de sauvage mais pas un bon, un prêt à vous mordre, labouche grande ouverte, pleine de dents pointues. La seconde était une tête bicolore, verte d’uncôté, rouge de l’autre. Ici, dans le calme d’un ciel, la moitié d’une vraie bouche et des oiseauxblancs, très simples, en V, qui planaient dans le bleu. Là, dans le rouge des flammes, la moitiéd’une bouche tordue, un œil noir. Il avait écrit ici « la première violence », et là, « c’est la vie ». Iln’y avait pas eu de troisième portrait. La psychologue, une « arthérapeute », qui animait l’atelier,aurait bien aimé voir ce dessin, qu’elle s’interdisait d’espérer, mais Franck avait été libéré.

Et puis il y avait le texte. Une des rares fois où Franck avait écrit. Il n’avait pas plus l’habitudede manier les mots que le pinceau, mais il s’était laissé aller. Il lui avait bien fallu se défendre desrailleries de ses copains de cellule. Il leur avait lu, maladroitement, lentement.

« Dans chacun de nous, il y a une petite flamme, au fond de notre cœur, de notre âme.

L'amour, la haine, la colère, tout sentiment, toute émotion l’attise.

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Il faut apprendre à nourrir ce petit feu, légèrement pour vivre, mais il faut savoir le contenir, car

l’explosion peut être si violente, fatale.

Captiver ce feu, le dompter, le contrôler avant qu’il ne brûle tout.

Il y a tant de belles choses à vivre, ne les fais pas disparaître sous les cendres. »

Ils n’avaient pas ri. Juste un silence et ils étaient passés à autre chose, au foot, au film du soir...

Les mots, les couleurs étaient arrivés en même temps que les souvenirs. Il y avait un thèmepour chaque réunion. Parfois un invité. On parlait du passé évidemment. Des enfants qu’ilsavaient été. Franck s’était entendu dire : « Moi, la première image, le premier souvenir que j’ai,aussi loin que je remonte, c’est mon père qui met une rouste à ma mère. » C'était un peu dur àentendre et il l’avait bien senti dans le regard des autres. Mais ce n’était pas si dur à dire,finalement. Chacun y allait de ses petites horreurs. Ce n’était pas un concours, mais pas loin. Ilsne cherchaient pas à s’apitoyer sur eux-mêmes. Ils cherchaient, juste. Ça venait d’un coup.Comme si la parole de l’un réveillait celle des autres.

Il y avait eu une dix-neuvième fois quelques mois plus tard. Cette fois-ci, Franck n’était pasdirectement en cause; il n’était pas seul. Au départ de l’affaire du moins : il avait assisté àl’arrestation d’un étranger qui vendait des petits jouets à une bouche de métro. Le Pakistanaisn’avait pas eu le temps de s’enfuir. Il avait replié son petit train, ses hélicoptères et son clownlumineux mais les policiers, dans la plus pure tradition rugbystique, l’avaient plaqué au sol sansménagement. Ils l’y maintenaient encore quand Franck s’était manifesté. Un attroupement s’étaitdéjà formé, indigné par la manière dont était traité le vendeur pakistanais. Franck avait tenté deparler, de protester, mais la tension était montée très vite en lui, plus vite que les mots, déjà peuaccessibles par temps calme. Les policiers avaient peu apprécié son intervention et, quelquesinjures plus tard, l’avaient embarqué avec le Pakistanais. Outrages, rébellion, dixième rébellionmême. En récidive donc. Les faits n’étaient pas énormes, mais le casier judiciaire, à lui seul,valait condamnation. C'était la règle du jeu. Inutile de protester. Franck le savait mieux quequiconque.

L'audience avait été régulière. Le président, piqué d’on ne sait quelle mouche, avait tenté de luiparler. Non pas des faits, qu’il avouait toujours sans difficulté, mais de lui. Des « siens »? Il avaiteu droit à l’habituel « je-ne-veux-pas-parler-de-ces-gens-là ». Les prisons étaient surpeuplées, leparquet s’était montré très compréhensif et clément : un sursis simple n’était plus possible, maisune mise à l’épreuve? Pourquoi ne pas demander au juge de l’application des peines une priseen charge? Elle n’avait jamais été tentée. Il faut dire que le prévenu présentait des « garantiesexceptionnelles de représentation ». Franck était plutôt bon travailleur. A peine sorti de prison, iltrouvait toujours rapidement à s’employer. Déclaré ou pas, il faisait déménageur, videur, vigile,garde du corps... bref, tout ce qui réclamait des membres noueux plus qu’une âme candide. Letribunal ne paraissait pas convaincu de l’opportunité d’appliquer une peine plancher etd’encombrer une nouvelle fois les prisons du cas de Franck. Il avait donc passé quatre petitessemaines à Fresnes et s’était rendu chez le « JAP » qui l’avait confié à son équipe, le « SPIP »,le service pénitentiaire d’insertion et de probation.

Rapport intermédiaire du SPIP : « Franck M. est suivi depuis maintenant huit mois et respectescrupuleusement ses rendez-vous. Aucun acte de récidive n’est à relever contrairement à ce quiétait redouté au vu des antécédents. L'intéressé est employé régulièrement comme déménageuraux Transport N. à Saint-Denis au salaire de 1 150 euros. Un CDI est envisagé. Son employeursemble très satisfait de ses services. M. Franck M. a réglé les dommages et intérêts mis à sacharge (500 euros plus frais fixes) dans les deux premiers mois. Nous l’avons orienté vers unthérapeute du CMP de son arrondissement. Le contact semble positif. M. Franck M. vit seul. Sesliens familiaux sont distendus. L'intéressé en parle assez spontanément. Un père militaire à laretraite qui aurait eu des problèmes de violence et d’alcoolisme massifs. Une mère totalementsoumise et passive face aux excès de son mari. M. Franck M. semble aborder cetteproblématique de façon neuve pour lui sans savoir très bien comment ni à qui en parler. Nous

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pensons que les rendez-vous réguliers avec le thérapeute devraient permettre de trouver le cadrenécessaire. »

LES EFFETS DE LA RÉCIDIVE LÉGALE

1. L'allongement du maximum de la peine encourue

Le premier effet de la récidive est d’aggraver le maximum de la peine encourue, généralementen le doublant. Le système de l’allongement est apparemment simple, mais une fois posé leprincipe, son application se complique rapidement. Le législateur doit résoudre plusieursquestions.

— Suffit-il de commettre n’importe quelle nouvelle infraction pour être considéré comme «récidiviste » et encourir l’aggravation de la peine ?

— L'aggravation concernera-t-elle toutes les infractions commises après la premièrecondamnation ou seulement celles commises dans un certain délai (plus ou moins long) ?

Le tableau suivant résume les solutions choisies par le législateur et que l’on trouve détailléesdans les articles 132-8 à 132-10 du code pénal.

Nature de la 1re

infraction déjàpunie

Nature de la 2e

infraction poursuivieDélai entre l’exécution dela première peine et la 2e

infractionPeine encourue pour la2e infraction

Crime ou délitpuni de 10 ansde prison

Crime passible de 20ou 30 ans de réclusion Pas de délai Réclusion criminelle à

perpétuité

Crime ou délitpuni de 10 ansde prison

Crime passible de 15ans de réclusion Pas de délai 30 ans de réclusion

Crime ou délitpuni de 10 ansde prison

Délit passible de 10ans de prison 10 ans maximum

Doublement de la peinede prison (20 ans) et del’amende

Crime ou délitpuni de 10 ansde prison

Délit passible demoins de 10 ans et deplus d’un an

5 ans maximum Doublement de la peinede prison et de l’amende

Délit puni demoins de 10 ansde prison

Même délit ou délitassimilé (par exemplevol et recel)

5 ans maximum Doublement de la peinede prison et de l’amende

2. La loi sur les peines planchers

Les peines planchers ont été l’un des principaux arguments de la campagne électorale deNicolas Sarkozy. Elles ont été instaurées par la loi n° 2007-1198 du 10 août 2007 « renforçant lalutte contre la récidive des majeurs et des mineurs » votée en session extraordinaire duParlement, dans l’urgence. Cette mesure avait rencontré jusque-là une opposition quasi générale(y compris au sein de la droite) au motif qu’elle empêche une adaptation de la sanction, qu’elleest contraire au principe de l’individualisation de la peine auquel la justice française est attachéeet qu’elle entraîne un automatisme de l’emprisonnement aggravant dangereusement lasurpopulation pénitentiaire. Le Conseil constitutionnel, saisi par l’opposition, a estimé, lui, que lanouvelle législation n’était pas contraire à la Constitution.

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Le principe de base des peines planchers est la quasi-automaticité : en fonction de l’acte

commis, la nouvelle loi impose une peine minimale d’emprisonnement, seuil en dessous duquelle juge ne peut descendre, sauf à motiver spécialement sa décision, ce qui, dans la pratique serévèle très difficile.

L'échelle de ces nouvelles peines minimales est la suivante.

Peine encourue et infraction correspondante Peine plancherperpétuité pour un crime 15 ans20 ans pour un crime 7 ans15 ans pour un crime 5 ans10 ans pour un délit, par ex. détention de stupéfiants 4 ans7 ans pour un délit, par ex. vol aggravé 3 ans5 ans, pour un délit, par ex. escroquerie ou vol commis à plusieurs 2 ans3 ans pour un délit, par ex. vol simple (quel que soit l’objet du vol) 1 an

La nouvelle peine est encourue dès la première récidive. Ainsi la personne condamnée une

première fois pour vol d’un DVD devra être condamnée, en cas de vol d’un nouveau disque dansun délai de cinq ans, à un an d’emprisonnement. Celle condamnée pour le vol d’un DVD encompagnie d’une autre personne (circonstance aggravante), en cas de récidive devra êtrecondamnée à deux ans d’emprisonnement.

Le juge peut éviter la peine plancher et descendre sous le seuil prévu, s’il motive sa décisionen raison des circonstances de l’infraction, de la personnalité de l’auteur, ou de garantiesd’insertion ou de réinsertion. Dans certains cas (pour des infractions graves : violencesvolontaires, délit avec circonstance aggravante de violence, agression ou atteinte sexuelle, peineencourue de dix ans), en seconde récidive, la loi lui permet de déroger à la peine plancher maisuniquement en cas de « garanties exceptionnelles d’insertion ou de réinsertion ». La populationdes récidivistes est, en grande partie, composée de personnes mal insérées, en grande précarité,qui ne bénéficieront sûrement pas de cette dérogation. Les moyens manquent de toute façonpour réunir en urgence de telles garanties, notamment dans les procédures de comparutionimmédiates où est jugée l’immense majorité des récidivistes.

Les premières applications de la loi ont été particulièrement suivies par les médias et par legouvernement. Le tribunal de Nice a été l’un des premiers à l’appliquer dans toute sa rigueur.Quelques jours après son entrée en vigueur, il condamnait deux hommes multirécidivistes à troisans de prison ferme pour un vol de sacs, d’un téléphone portable, d’un lecteur MP3 et d’argentliquide dans une voiture. Peu après, le président de la République s’en félicitait publiquement,affirmant toutefois à tort que ces hommes n’avaient jamais été emprisonnés auparavant. La gardedes Sceaux, elle, s’est réjouie de voir les peines planchers appliquées dans un peu plus du tiersdes affaires où étaient jugés des récidivistes.

Le système des peines planchers existe dans d’autres pays mais selon des modalités trèsvariables. Son efficacité n’a jamais été prouvée. Au contraire. En Australie, des peines minimalesobligatoires ont été en vigueur entre 1997 et 2001 dans le Territoire-du-Nord. Elles ont étéabrogées suite à un rapport d’évaluation publié en 2003 : le système présente de nombreuxinconvénients (inégalité entre justiciables, augmentation de la population carcérale) sansconstituer pour autant un moyen pertinent de dissuasion. Au Canada, les peines planchers envigueur sont extrêmement contestées. Un rapport officiel de septembre 2005 met en cause leurefficacité. Aux Etats-Unis, le système des peines automatiques combiné à la procédureexpéditive et très répandue du plaider coupable a fortement contribué à l’explosion pénitentiaire.Le pays compte aujourd’hui 2 millions de détenus contre 380 000 trente ans plus tôt. On connaîtles terribles injustices de la fameuse loi californienne dite « three strikes and you’re out »(expression de base-ball : trois infractions et vous êtes hors jeu), qui oblige le juge à prononcer

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des peines allant de vingt-cinq années d’emprisonnement à la réclusion à perpétuité lorsque lamême personne est condamnée pour la troisième fois : perpétuité pour le vol d’une roue desecours, réclusion criminelle assortie d’une mesure de sûreté de vingt-cinq ans pour détention de0,5 gramme d’héroïne. L'exemple californien, désastreux, explique le reflux des législations de cetype dans beaucoup d’Etats. La Cour suprême essaie de défendre une certaine liberté des jugesdans l’appréciation de la peine puisqu’elle a autorisé en 2005 les juges à déroger à un systèmede détermination de peines très contraignant (les sentencing guidelines).

En France, la loi du 10 août 2007 devra donc être jugée sur son efficacité : diminution de ladélinquance et baisse de la récidive. Objectifs que la sévérité des peines n’a jamais atteints, s’ilfaut en croire l’histoire du droit pénal.

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CHAPITRE 3

La vingt-cinquième fois

Mars 2004. L'ascenseuriste avait été appelé en urgence, un samedi vers midi, pour uneréparation dans un immeuble calme, près du jardin du Luxembourg. Le gardien ne travaillait pasce jour-là. L'ouvrier avait posé sa veste devant la loge, sur sa caisse à outils, et avait gagné lesous-sol pour une première vérification de la machinerie. Henri était entré, peu après, sur lestalons d’un des locataires, sans avoir à taper le code. Il avait immédiatement repéré le vêtement àl’entrée de la cave, l’avait fouillé et s’était emparé du portefeuille, comme d’habitude.L'ascenseuriste était alors remonté. Henri s’était précipité vers la porte, avait trébuché sur lacaisse, s’était relevé et avait réussi à gagner la rue. Sa victime l’avait poursuivi, ameutant lespassants. Le fuyard n’était pas allé bien loin. L'homme courait aussi mal qu’il volait. Il avait renduaussitôt son butin. Inutile de prolonger la garde à vue. Les aveux étaient là, brefs, sans intérêt.Rien, à la lecture de cette procédure, ne transparaissait de ce qu’était Henri.

Ce genre de flagrant délit était ordinairement expédié devant le tribunal des « comparutionsimmédiates ». Un hasard quelconque avait changé un peu le cours habituel des procédures.Quelque chose avait dû faire hésiter le procureur qui, plutôt que d’envoyer immédiatement Henrien jugement, l’avait, cette fois-ci, relâché en lui remettant une convocation devant le tribunal troissemaines plus tard.

Le dossier était alors toujours aussi mince. Quelques feuillets : la plainte, une dizaine de lignesd’audition du suspect et les formalités habituelles de garde à vue. Rien de plus. Si ce n’était lecasier judiciaire, presque aussi long que le reste de la procédure. Vingt-quatre condamnationss’échelonnaient depuis une vingtaine d’années. Un curriculum vitae bien rempli, avec unerégularité de métronome. Presque exclusivement des « vols ». Le casier n’en disait pas plus. Lemême genre de rapine sans doute. Les peines n’étaient pas très lourdes mais les jugeschoisissaient presque toujours la prison, de un à quatre mois, et, quelques rares fois, des mises àl’épreuve. Les vols étaient toujours « en état de récidive légale ». De quoi justifier à chaque foisFresnes, Fleury-Mérogis ou la Santé.

A l’appel de son nom, Henri s’était avancé du fond de la salle en boitant. Il connaissait bien lechemin mais la démarche était hésitante. Les joues creusées, un regard impossible à accrocherderrière des lunettes très épaisses, il s’était appuyé à la barre d’un air gauche. En réponse auxquestions de routine sur son identité, ses premières paroles avaient surpris tout le monde.L'élocution était pâteuse, lente. Les dates les plus simples lui venaient avec difficulté. Il savaittout juste où il habitait. Contrairement à son habitude, le président avait poursuivi l’interrogatoiresur des choses banales. Vous êtes venu comment? Il ne comprenait pas. Vous travaillez depuislongtemps? Pas de réponse. Ou à côté. Henri était venu accompagné : il était soumis à un régimede protection, mais en voulait beaucoup à son tuteur qui ne lui donnait pas assez d’argent depoche, son principal sujet de revendication sur lequel il était intarissable depuis des années etdes années. A l’évidence, il ne maniait pas les notions les plus simples et son intelligence étaitdes plus limitées. Les mots lui faisaient défaut pour expliquer sa vie : « Je ne suis pas conscient.J’ai la tête qui va ailleurs... Quand ma tête va quelque part, je sais plus. »

Une jeune femme, salariée de l’association qui le prenait en charge, était à ses côtés. Elleavait expliqué rapidement qu’Henri était placé sous tutelle depuis une vingtaine d’années. Elleremettait un certificat médical, établi récemment pour le juge des tutelles : « M. Henri N. présenteun état d’insuffisance intellectuelle du niveau de la débilité profonde. Cet état de déficiencedétermine une altération importante et définitive des facultés mentales mettant le sujet dansl’incapacité d’accomplir valablement les actes de la vie civile... L'altération des facultés mentalesdu susnommé est telle qu’il est hors d’état de comprendre la portée du présent jugement... »

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Comment juger un tel homme? Comment avait-il pu l’être jusqu’alors? Comment se passer de

l’avis d’un expert? Le procureur de la République, lui, n’en voyait pas la nécessité. Les vingt-quatre condamnations du casier judiciaire lui suffisaient bien. Pourquoi ne pas faire confiance àtous ces jugements qui s’étaient succédé depuis si longtemps? C'est vrai, la solidarité des jugesjoue souvent, en chaîne, au sein d’une même affaire, mais elle joue aussi dans le temps d’undossier à l’autre : un long continuum où, d’année en année, de décennie en décennie, onperpétue la confiance.

L'avocat d’office avait dû sentir que le tribunal penchait vers l’expertise. Pas de plaidoirie derupture. Il avait à peine insisté sur le nombre de malades mentaux en prison. « Un détenu sur dixest schizophrène. Mon client, je ne saurais dire quelle étiquette psychiatrique vous pouvez luicoller. Mais, rassurez-vous, la richesse des maisons d’arrêt est insoupçonnable : vous y trouvereztoute la palette des pathologies, y compris la sienne. Vous pouvez suivre le procureur de laRépublique, vous ne dérogerez pas à la règle. J’ose à peine demander à la justice que vousreprésentez aujourd’hui, un travail élémentaire : regarder et écouter mon client. Pour une fois ! Jen’ai rien d’autre à dire. Lui non plus. »

Quelques semaines plus tard le rapport était déposé. Il permettait de faire un peu mieuxconnaissance avec l’homme.

Henri avait officiellement quarante-huit ans. En fait, il était difficile de lui donner un âge. L'étatde sa mémoire ne permettait pas de chronologie précise. Les personnages, même les plusproches, étaient flous. Le casier judiciaire restait, tout au long de cette vie, la seule source decertitude. Son père, il ne l’avait jamais vu. Il ne savait rien de lui, même pas son nom. Sa mère nelui en avait jamais rien dit. Elle était morte, voici quelques années, peut-être des suites de samaladie. Henri avait bien été le seul à s’en occuper, disait-il, alors qu’invalide, elle ne quittaitpresque plus son appartement. Plus personne ne venait la voir. Henri avait plusieurs demi-frèreset sœurs – on apprenait alors leur existence – mais ils s’étaient désintéressés de leur mère. Decette enfance il était impossible d’en savoir beaucoup plus, si ce n’est en creux, par les manques.Henri ne savait ni lire ni écrire. A la place de la scolarité, un grand trou noir. Très tôt, cette vies’était partagée entre la prison et l’hôpital. Le mal d’Henri était si précoce qu’il avait tout balayé.Les repères ordinaires de la vie avaient disparu : pas d’école (il avait vécu son enfance auprèsde sa mère), pas de service militaire (il avait été exempté), aucun emploi, aucun enfant, peud’amour.

Il se souvenait vaguement d’une première hospitalisation. « C'était pour les nerfs. Je me suisbattu avec quelqu’un qui a agressé ma mère. Je l’ai fait partir. C'était l’ami de ma mère. J’étaispas d’accord pour qu’il profite sur elle, alors ma mère, elle m’a envoyé me faire soigner. »

Il était toujours suivi dans un dispensaire de secteur, à Paris. Son médecin traitant lui délivraitdes anxiolytiques et des neuroleptiques en injection retard. Henri, bénéficiaire d’une invaliditéreconnue par la COTOREP, vivait dans un petit studio dont le loyer était réglé par la tutrice.

L'emploi du temps d’Henri se résumait à très peu de choses. Il avait une petite amie, Fatiah,rencontrée dans un café, mais dont il ne connaissait pas l’âge. Leur relation semblait platonique.Henri n’avait jamais fait l’amour, ni avec elle, ni avec d’autres. « Elle s’occupe de moi, elle me faità manger, mon courrier. Elle dort chez moi. Elle a pas de travail. Je lui donne de l’argent. »

Les condamnations d’Henri ne visaient que des vols. Mais il évoquait des épisodes agressifsqui semblaient avoir débuté très tôt. Il s’était non seulement battu avec l’ami de sa mère, maisaussi avec un demi-frère : « Ma mère ne faisait confiance qu’à moi. C'est moi qui l’accompagnaisquand elle allait chercher sa pension. »

Sur les troubles que présentait Henri l’avis de l’expert était clair. Il ne pouvait rien comprendrede ce qui lui arrivait. Etre jugé ne représentait rien pour lui. Le symptôme le plus voyant était undéficit intellectuel très important. Le psychiatre parlait de « débilité » et décrivait un être «dépendant, suggestible et influençable ». Le diagnostic était celui d’une « psychose infantilecicatrisée sur un mode déficitaire ». Si les mots ont un sens, cela signifiait qu’Henri était dans cet

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état-là depuis très, très longtemps et qu’il avait, ainsi, connu de multiples périples judiciaires etpénitentiaires.

L'expert tentait surtout de répondre à la question : le sujet peut-il comprendre ce qu’est unepeine ? « M. Henri N. ne nie pas les faits qui lui sont reprochés. Il peut à la limite en percevoir ladimension transgressive. Reste que le sens qu’il donne à son action est puéril. Le raisonnementest sans logique, pauvre et peu élaboré. Il est incapable d’assurer sa défense. Il garde une visiontrès anecdotique de ses antécédents judiciaires. Il se révèle incapable d’intérioriser la peine, lacontrainte sociale comme toute expérience antérieure. Les événements vécus ne prennent pasvaleur d’exemple et n’entraînent pas de contrainte intérieure. Il vit dans l’instant et diffèredifficilement la satisfaction d’un désir ou d’une pulsion. Toute entrave à cette satisfaction luiapparaît souvent comme directement persécutive. »

Lors d’une nouvelle audience, Henri avait été relaxé. Le code pénal prévoit (article 122-1) que« n’est pas pénalement responsable la personne qui était atteinte, au moment des faits, d’untrouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes ».Le procureur de la République se rendait à l’évidence, cette fois-ci : une sanction n’aurait euaucun sens. Qu'en pensait Henri ? Il acquiesçait : « Je l’ai dit. J’étais inconscient de ce quej’avais fait. »

Mais que s’était-il passé auparavant? Comment Henri était-il devenu ce multirécidivisteabonné aux courtes peines pour vol? Comment avait-on pu ignorer ce qui sautait aux yeux etqu’avait maintenant si bien décrit l’expert? En plongeant dans les archives du tribunal, quelquesexplications apparaissaient.

Treize ans plus tôt. 1991. Les services de l’hôpital Saint-Louis, dans le X e arrondissement,alertaient la police : Henri venait d’être surpris dans la chambre d’un malade qui dormait. Il étaiten train de fouiller le tiroir de la table de chevet. Le patient s’était réveillé et avait alerté lesinfirmières puis la sécurité. Un inspecteur était arrivé rapidement et avait procédé àl’interpellation. Henri avait alors trente-cinq ans. Aux policiers, il expliquait qu’il était un enfant del’Assistance publique. Nourrisson, atteint de la poliomyélite, il avait été abandonné. Henri vivaitde sa pension d’handicapé et était déjà suivi par le même dispensaire. « Je souffre des nerfsdepuis très longtemps, précisait-il. J’ai effectué plusieurs fois des séjours à l’hôpital Maison-Blanche. » Les faits, il les reconnaissait à peu près. « Je ne sais pas si j’aurais volé de l’argent. »Il venait se faire soigner « un oignon au pied ». Le rapport de police confirmait les antécédentsd’Henri. Une note du service de probation précisait au procureur de la République qu’Henri étaitconnu. Plusieurs courriers de services sociaux ou judiciaires le concernant étaient joints. Il étaitsuivi depuis plusieurs années par le comité de probation du tribunal dans le cadre de mesures desursis avec mise à l’épreuve. « Tout travail éducatif à son égard est difficile à mettre en place »,mentionnait l’un des courriers. « Il s’agit d’un invalide (handicapé mental) illettré. Il perçoit unepension et est placé sous tutelle (incapable majeur)... Du fait de son handicap mental profond,une mesure éducative nouvelle ne semble pas opportune, car il apparaît clairement que M. N.relève plus directement du secteur psychiatrique. »

Devant le procureur de la République, Henri avait tenu des propos curieux : « Vous nem’intéressez vraiment pas », lui avait-il dit, puis il avait refusé de signer le procès-verbal. Al’audience, le parquet avait demandé une expertise psychiatrique mais le tribunal avait passéoutre et prononcé une peine de quatre mois de prison ferme. Le casier judiciaire mentionnait déjàonze condamnations. La motivation du jugement ? Inexistante. Ou plutôt cette évidence : « Unesanction pénale s’impose. » Certes.

1999. Un stade de Paris. Les joueurs de rugby regagnaient les vestiaires à la mi-temps. Ils ytrouvaient Henri plusieurs portefeuilles en main. Il n’avait pas cherché à s’enfuir et, bien entouré,il avait attendu sagement l’arrivée de la police. L'employé de mairie précisait : « D’après ce quej’ai compris, cet homme ne jouit pas de toutes ses facultés mentales. »

Henri était entendu en cinq lignes. « J’ai volé car j’avais besoin d’argent pour manger ce soir. »

Un premier examen médical était pratiqué peu de temps après son arrestation. Il était fait état

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de son suivi psychiatrique. Son avocat s’étonna que son état de santé ait pu être jugé compatibleavec la garde à vue. Le lendemain, un nouvel examen était pratiqué. Cette fois-là, le médecinpenchait pour l’incompatibilité en raison d’une « hyper-excitabilité psychique ». Un psychiatre degarde au service des urgences l’adressait à l’infirmerie de la préfecture de police mais il y étaitrefusé. Henri était alors déféré au parquet de Paris. Il faisait l’objet d’une enquête rapide.L'enquêteur notait qu’Henri présentait « des troubles psychiatriques majeurs depuis la petiteenfance, ce qui avait empêché toute scolarisation ». Le casier judiciaire mentionnait déjà unevingtaine de condamnations. Henri était entendu en deux lignes par le procureur de laRépublique qui décidait de le présenter immédiatement devant le tribunal. Les notes d’audiencementionnent les propos suivants : « Les portefeuilles que j’ai pris ont été rendus. Je n’avais pasd’argent sur moi. J’ai fait des courses et j’ai trop dépensé. Quand j’ai besoin d’argent, donnez-en-moi ! » Malgré cet appel incongru à la générosité du tribunal, le procureur de la Républiquedemandait six mois d’emprisonnement. Le tribunal rabattait à quatre.

Depuis son jugement de relaxe en 2005, Henri continue de commettre des vols ou destentatives de vol. Il se fait toujours prendre. Les victimes récupèrent rapidement leur bien. De cepoint de vue, rien n’a changé. Mais le procureur de la République classe désormais les dossiers.Combien d’années Henri a-t-il passées en prison où manifestement il n’a jamais eu sa place ?

MALADIE MENTALE, RÉCIDIVE ET PRISON

La récidive légale ne devrait pas concerner les malades mentaux puisque la maladie mentaleexclut, normalement, toute responsabilité pénale. La loi française reprend en cela un principefondamental de notre culture juridique : pour commettre une infraction, un crime ou un délit, il fautjouir de sa raison. L'article 122-1 du code pénal énonce cette règle et établit d’emblée unedistinction. Pour les cas les plus graves, aucune poursuite n’est possible : « N’est paspénalement responsable la personne qui était atteinte, au moment des faits, d’un troublepsychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes » (alinéa1). Dans les cas moins graves, la personne peut être jugée : « La personne qui était atteinte, aumoment des faits, d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant altéré son discernement ouentravé le contrôle de ses actes demeure punissable ; toutefois, la juridiction tient compte decette circonstance lorsqu’elle détermine la peine et en fixe le régime » (alinéa 2).

L'abolition du discernement (alinéa 1), une fois le constat posé, entraîne l’arrêt des poursuites.Au tout début de l’enquête, quand le procureur est encore compétent, il s’agit d’un « classementsans suite ». Si une information a déjà été confiée au juge d’instruction, ce dernier rend une «ordonnance de non-lieu ». Elle peut être contestée par le plaignant s’il s’est constitué partiecivile. « Non-lieu » ne signifie pas que les faits « n’ont pas eu lieu », mais qu' « il n’y a pas lieu àsuivre », c’est-à-dire à aller plus avant dans le dossier. Si le procès en est au stade du jugement,une relaxe peut être prononcée par le tribunal correctionnel ou un acquittement devant la courd’assises.

La capacité de discernement est normalement discutée dans le cadre d’une expertisepsychiatrique. Encore faut-il que quelqu’un, à un endroit quelconque de l’appareil judiciairetraversé par le suspect, se pose la question. Puis la pose. Il arrive que dans cette marche forcéevers « l’efficacité » que constituent les procédures de comparution immédiate, personne n’ait letemps de lever le doigt.

On constate aussi depuis plusieurs années une très forte tendance des experts à restreindreles diagnostics touchant à l’abolition du discernement. Globalement, les juges vont dans le mêmesens. Cette évolution rejoint l’attente d’une partie de l’opinion publique, de quelques associationsde victimes et de certains hommes politiques qui mettent l’accent sur la satisfaction prioritaire desdroits des victimes désireuses de « faire leur deuil » au cours d’un vrai procès... Si les hôpitauxpsychiatriques se vident, les prisons, elles, hébergent et hébergeront donc de plus en plus depersonnes atteintes de troubles psychiques graves. Par ailleurs, en cas de simple altération dudiscernement, la justice reste compétente. Rien ne dit qu’elle doive se montrer plus clémente ou

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en déduire une « atténuation de la responsabilité » : la loi demande simplement au juge de «tenir compte » de cette situation. Dans la pratique, le contraire bien souvent se produit : cestroubles suscitent peur et sévérité.

Tous les observateurs du monde pénitentiaire, de quelque bord, de quelque horizon qu’ilssoient, et, parmi tant d’autres, le Comité consultatif national d’éthique (CCNE), dressent le constatsuivant : « l’incarcération et le maintien en prison des malades mentaux posent des problèmeséthiques graves », alors que 20 % de la population pénale est constituée de maladespsychiatriques, qui sont « de moins en moins reconnus comme irresponsables » (avis dedécembre 2006).

Aucune étude n’existe sur le devenir de cette population et les risques de récidive en son sein,qui paraissent pourtant évidents. Une loi du 9 septembre 2002 a prévu la création d’unitéshospitalières spécialement aménagées (UHSA) qui accueilleront les personnes détenuesatteintes de troubles mentaux. Dix-neuf unités de ce type d’une capacité totale de 700 litsentreront en service à partir de 2008. Cette capacité d’accueil est sans rapport avec le nombre dedétenus atteints de troubles psychiques (plus de 10 000). Reste la création de « prisons-hôpitaux» dont personne n’a jamais su à quoi elles pourraient ressembler. Mais il est indéniable que laprison, dont l’offre de soins est aujourd’hui dramatiquement insuffisante, et qui ne peut, en l’état,constituer un lieu de traitements psychiatriques ou psychothérapiques, a toutes chancesd’aggraver des maladies ou des troubles qui ne sont pas de son ressort.

Le projet de loi en cours de discussion « relatif à la rétention de sûreté et à la culpabilité civile »modifie sensiblement les données en matière d’irresponsabilité psychiatrique. Le juged’instruction ne rendrait plus d’ordonnance de « non-lieu » dans ce cas. Il aurait le choix entreprononcer une « ordonnance d’irresponsabilité pénale » ou saisir la chambre de l’instruction.Celle-ci, si elle estime les charges réunies contre le mis en examen suffisantes, pourrait, à l’issued’un débat contradictoire, prononcer un « arrêt de constatation de la culpabilité civile », allouerdes dommages et intérêts et même décider de mesures de sûreté telles que l’interdiction derencontrer la victime ou de se rendre dans un lieu déterminé.

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CHAPITRE 4

Guy Georges, le puzzle

« Pourquoi ? » S'il est une question impossible en justice, c’est bien celle-là. La seule pourtantqui vaille la peine. Celle qui revient sans cesse, presque d’instinct. On a beau se jurer qu’on lalaissera de côté. On a beau récapituler toutes les excellentes raisons qui la rendent vaine ouridicule, se dire que le « comment ? » est déjà assez ardu, la voilà qui surgit de nouveau, sanscrier gare, sans qu’on le veuille vraiment. « Pourquoi avez-vous, à chaque fois, recommencé ? »Que voulez-vous que Guy Georges réponde à l’avocat d’une des parties civiles? « Je ne saispas. » Evidemment.

La cour d’assises n’est pas le lieu rêvé pour une introspection. Qui pourrait répondred’ailleurs? Les jurés? Les experts? Un chercheur? Une victime? Un avocat? Une autre question,tout aussi délicate, pourrait être posée. « Etait-il possible d’empêcher ces crimes ? » Mais làencore, qui interroger? L'accusé? Pourquoi pas. Mais qu’en pensent-ils, tous ceux qui, pendantvingt ans, l’ont côtoyé, à l’époque où il « progressait » dans la délinquance ?

Guy Georges fait partie de ces récidivistes dont on parle. Trop, sûrement. Il est du petit lot deceux auxquels la société accorde un peu d’attention. Lui-même se proposait d’écrire sur sa vie unlivre. Il avait demandé à son juge d’instruction de l’aider à trouver une maison d’édition. On sedoute de la réponse. Les ouvrages, les émissions de télévision ne manquent pas à son sujet. Apartir d’un certain degré d’horreur et d’un certain nombre de crimes, la récidive fascine.Journalistes, spécialistes des « serial killers », et même quelques parents des victimes, se sontlancés dans l’écriture pour des raisons très variées. L'intérêt se porte généralement sur lesderniers crimes, ceux qui ont valu à leur auteur d’être appelé « le tueur de l’Est parisien »,surnom qui lui est resté après son identification et sa condamnation, en 2001, à la réclusioncriminelle à perpétuité assortie d’une période de sûreté de vingt-deux ans. La liste des victimesde Guy Georges sur deux décennies, de 1977 à 1997, est trop longue. Une vingtaine de noms etde vies, brisées ou anéanties. Les souffrances causées sont incalculables.

De ce parcours de récidiviste hors normes, on peut modestement essayer de se demandercomment il a commencé. Comment se sont déroulées les premières confrontations de GuyGeorges avec ses juges? Quelles ont été les premières sanctions prononcées? Quels ont été lesdiagnostics posés ? Etait-il possible de prévoir ou de prévenir ses récidives meurtrières ?

Il faut donc reprendre le fil de cette vie, avant qu’elle n’en interrompe tant d’autres. « Guy ».C'est la seule vérité qui reste de la naissance. Même son lieu de naissance a été modifié pourl’état civil : il est né à Vitry-le-François et non à Angers. « Georges » est un nom attribué par laDDASS quand il avait cinq ans, qui reprend le prénom de son vrai père. Ces quelques lignespourraient apparemment suffire. Pour la majorité des experts qui l’examineront un jour, tout est là.« Le fils de personne, l’enfant prêté par la DDASS, surnommé “noiraud” à l’école, il souffre depuistoujours d’une faille identitaire très importante », dira l’un d’eux à la cour d’assises de Paris. Le «toujours » commence à la naissance. « Le bouleversement de son état civil signifiaitl’irrémédiable de l’abandon maternel, écrira un autre. On lui imposait de devenir une pure fictionadministrative dont les termes ne devaient rien à ses origines parce qu’il était l’enfant dont nul nevoulait. » Le plus étonnant est que Guy Georges soit si longtemps resté ignorant de sa véritablefiliation. A vingt-deux ans, lorsqu’il sera interrogé par un juge d’instruction sur son curriculumvitae, il dira : « Je suis né le 15 octobre 1962 à Angers. J’ai simplement su que mon pères’appelait R. »

C'est très tardivement que Guy Georges connaîtra la vérité sur ses origines. Il apprendra alorsque son père était un soldat noir américain, George C., cuisinier dans une base de l’OTAN près

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de Paris. Qu’après une brève période de vie commune avec Hélène R., il avait regagné sonpays, la laissant avec un bébé de deux semaines sur les bras. Elle avait alors vingt-cinq ans. Onpouvait la rencontrer dans les bars américains, près de Paris. Elle avait déjà un enfant, élevé parses propres parents, mais elle ne voulut pas du petit métis. Eux non plus d’ailleurs. « Personnene voulait garder cet enfant », affirme son oncle Serge, le frère d’Hélène. Le nouveau-né futabandonné. Le matricule 5086 du service départemental d’aide à l’enfance fut confié à unefamille d’accueil, les M., près d’Angers. Guy Georges ignorera pendant toute son enfance qu’àquelques kilomètres de chez lui vivait un demi-frère, élevé par des grands-parents qui lui étaienttout aussi inconnus.

Mme R. ne s’intéressa plus jamais à son fils, jusqu’à ce jour de 1998 où la police américaine,sur commission rogatoire d’un juge d’instruction français, lui demanda si elle se souvenait dupetit Guy Georges. Mme R., épouse D., qui habitait alors en Californie, égrena quelques vieuxsouvenirs. Elle avait voulu avorter. Son compagnon de l’époque l’en avait dissuadée. Il lui avaitpromis, disait-elle, de s’occuper de l’enfant et même de l’emmener aux Etats-Unis. Elle lui avaitfait confiance. Les dossiers de la DDASS sont têtus. Mme R. avait été retrouvée grâce à uneprocédure de « recherche dans l’intérêt des familles ». On l’avait sommée de prendre en chargeson enfant alors âgé d’un an, de régler au moins quelques charges. Combien de courriers sansréponse? Les règles du code de la famille sont implacables mais à la mesure du désintérêtpossible des parents. Après un tel abandon, sur décision du préfet, l’enfant devient pupille del’Etat. Tous ses liens avec la famille d’origine sont rompus, le lieu du placement est secret,l’enfant peut être adopté. Le directeur de la DDASS avait donc adressé au tribunal une requêteen déclaration d’abandon : « Le jeune Guy R. est un beau petit garçon, extrêmement intelligent,qui pourrait faire l’objet d’une adoption. »

Les M. étaient une famille traditionnelle : il y avait déjà cinq enfants et deux autres suivront.Guy Georges vivra avec eux jusqu’à l’adolescence mais sans jamais être adopté. On ne badinaitpas avec l’autorité chez les M.. On y montrait suffisamment d’affection, mais pas plus qu’il n’enfallait. Les qualités éducatives de Mme M. et de son mari étaient officiellement reconnues :l’administration leur confiera bien d’autres enfants après Guy Georges, premier de la liste, ils enaccueilleront douze au total! C'était un vrai « complément de salaire » que de s’occuper de toutecette marmaille, admettra Mme M. Le couple, exemplaire pour l’époque, sera récompensé par lamédaille des familles.

Au sein de cette tribu pléthorique, Guy Georges, petit enfant, ne s’était pas fait remarquer, si cen’est par son caractère affectueux, gai, farceur mais un peu paresseux, un peu mou. C'étaitévidemment le seul enfant de couleur de la famille, de l’école et du village. On l’appelait alors «Boule de neige ». Il avait quelque peu tendance à s’isoler, aimant chasser ou plutôt braconner,mais dans cette région de forêt, de gibier, où les distractions sont si peu nombreuses, quoid’extraordinaire? Les experts en feront des gorges chaudes plus tard. On insistera beaucoupaussi sur son héros favori, un personnage peu sympathique du roman de Mark Twain, TomSawyer. Ce héros, c’est Joe, l’Indien, qui tue un homme de son couteau et que Tom parvient àconfondre.

Il est vrai que, tout petit, Guy Georges fabriquait des pièges et passait des heures et des jours àépier les animaux qu’il voulait capturer. A dix ans, dit-on, il avait volé un couteau pour se livrer àsa passion. C'est vers cet âge-là qu’il commença apparemment à changer. On le jugeait «capricieux » et « nerveux » à l’école. Ses résultats étaient irréguliers, sans plus. Mme M. sesouvient qu’il commettait de petits larcins : il prenait l’argent dans son portefeuille. La vie de «Boule de neige » se compliquait. Il reste encore de cette époque les bulletins scolaires. Pires,d’année en année. Les critiques surpassaient largement les éloges : un garçon buté, paresseux,batailleur, disaient ses maîtres. Le CM1 était redoublé. Au sein du concert d’éloges des voisins etamis des M. recueillis pendant l’instruction, les souvenirs de l’instituteur de CM2 font contraste : ilpensait, lui, que cet enfant était mal compris par ses parents. Il semblait manquer d’affection.L'élève gentil mais turbulent était orienté en 6e de transition. Le directeur du collège le trouvait «affabulateur ». Pensez donc : à leur arrivée en classe de 5e, les élèves devaient se présenter. GuyGeorges ne trouva rien de mieux que de s’inventer, pour ses dernières vacances, un merveilleuxvoyage en Guadeloupe. Les M. étaient partis aux An-tilles sans rien dire? Vérification faite, il n’en

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était rien !

Il faut qu’à douze ans et demi l’inquiétude soit vraiment forte pour que soient pratiqués desexamens psychologiques approfondis. Pourquoi cette appréhension? La boulimie peut-être.L'enfant, c’est vrai, prend beaucoup de poids. L'école? De redoublement en redoublement, lesenseignants se demandent si l’intelligence qu’on lui reconnaît va servir un jour. Son caractèrerenfermé? Il s’exprime de moins en moins, on le dit « défensif ». Chacun voit bien qu’il se passequelque chose au plus profond de lui, quelque chose de douloureux mais dont il ne peut rientransmettre. Si ce n’est des rêves dont il parle à la psychologue. Des rêves d’une normalitédésarmante : il se voit marié tout en blanc, avec une fille blonde, il est gendarme... Les femmes?La réalité est bien loin du rêve. L'image de Mme M. résiste assez mal au regard ordinaire desspécialistes de l’enfance : une femme affable, active, mais autoritaire et quelque peu « castratrice». Elle laisse peu d’autonomie aux siens, s’occupant de tout, surveillant tout, donnant la douche,même aux grands, pour être bien sûre qu’ils sont propres. « Madame M. ne semble pas connaîtrel’enfant. La seule chose qui compte, la réussite scolaire et la propreté. » Le dossier évoque aussi,d’un mot, une enseignante qui l’humiliait.

La première alerte survient quand il a quatorze ans. Il tente d’étrangler Roseline, l’une de sessœurs adoptives, attardée mentale, âgée de dix ans de plus que lui. Il l’attend, caché sur sonchemin, derrière un buisson, et se précipite sur elle. Plus forte que lui, elle parvient à le mettre enfuite. Chacun voit bien les traces sur son cou. Guy ne rentre pas de la nuit. Le lendemain il nepeut expliquer son geste. Les M. passent l’éponge sur les conseils du médecin de famille, mais laconfiance est plus qu’ébranlée. Il est évidemment tentant de revenir aujourd’hui sur ce premieracte de violence avéré et d’en tirer rétrospectivement des conclusions radicales. Un expertpsychiatre dira, bien plus tard, lors du procès d’assises de Paris : « C'est un acte sans raison niregret, une violence prédatrice qui est la marque des plus grands psychopathes. » Le mal était-ildéjà si avancé?

La suite des événements semble lui donner raison. A quinze ans, avec une barre de fer, GuyGeorges tente à nouveau d’étrangler une autre de ses sœurs, Christiane. Bien plus,apparemment, qu’une simple dispute. « Il est certain que Guy voulait me tuer, dira Christiane. Ilne disait rien, gémissait comme une bête. Il était raide, tellement il luttait de toutes ses forces. »Elle se défend, le repousse, le mord. Mme M. trouve l’adolescent en état de prostration. « Il étaitcomme parti. Il ne m’entendait pas. » C'en est trop pour la famille d’adoption; elle ressentl’agression comme un acte de folie qui la dépasse. La peur s’est installée, irréversiblement. Lemême médecin qui, l’année précédente, était d’avis d’en rester là conseille cette fois-ci d’alerterla DDASS. Les M. n’en peuvent plus. Ils demandent le départ de Guy.

L'administration acquiesce mais ne dénonce pas le mineur. Il n’existe aucune trace de cesfaits, pas de plainte, même pas un classement sans suite. Guy Georges ne voit aucun juge. Lasanction est en quelque sorte administrative : placement en foyer, le foyer départemental del’enfance à Angers. L'adolescent fait toutefois l’objet d’examens au CHU. Selon les conclusionsdes médecins, Guy Georges présente de graves troubles psychoaffectifs qui nécessitent un suivipsychothérapique. En tout cas, le personnel éducatif note que le pensionnaire éprouve unevéritable haine vis-à-vis de ses « sœurs ». Il les rend responsables de son départ.

Le changement de vie est radical. L'adaptation en foyer est difficile. Les mineurs placés ne sontpas les braves enfants M. Le personnel féminin fait les frais du caractère du nouveau venu.L'éducateur en chef se souvient qu’il « lui arrivait de se cacher dans le noir et de surprendre uneéducatrice qui descendait un escalier par exemple. Il semblait avoir une certaine jouissance àfaire peur. Il s’affirmait de cette façon. »

Guy Georges tient sept mois. Les tentatives d’apprentissage échouent : dans un restaurant,chez un carreleur, un plâtrier... Il multiplie les vols, ce qui n’arrange rien. A la suite d’une fugued’un mois, la gendarmerie le ramène au foyer. Le juge des enfants décide de modifier leplacement. L'adolescent est placé dans un centre près d’Angers, un foyer à la discipline plussévère et réservé à des cas difficiles. Il y restera deux ans, suivant dans un premier temps unapprentissage de maçonnerie. Les ponts ne sont pas complètement rompus avec la famille M.

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qui, sur l’insistance des éducateurs, accueille parfois son ancien protégé : il dort dans unecaravane, au fond du jardin.

C'est alors que Guy Georges commet son premier acte de violence grave sanctionné par lajustice. A seize ans et demi, en février 1979, il est encore passible du tribunal pour enfants, maisla semonce est de taille : il passe une semaine en détention provisoire, décision à la mesure del’agression. Guy Georges s’est attaqué à une jeune fille, Pascale. Il se trouvait dans le même carqu’elle. Lui revenait au foyer, après une nouvelle fugue. Elle rentrait à son domicile. A ladescente du car, il l’a suivie, s’est jeté sur elle et l’a entraînée dans un bois voisin. Là, il l’aplaquée au sol, a tenté de lui soutirer de l’argent puis de l’étrangler alors qu’elle se mettait à crier.Guy Georges a pris la fuite. Aucune agression sexuelle n’a été relevée; l’argent semblait le seulmobile. La jeune fille a réussi à revenir chez elle, non loin de là. La gendarmerie aussitôt alertée,en possession du témoignage de la victime, a facilement identifié puis arrêté le coupablequelques heures seulement après les faits.

Guy Georges semble avoir définitivement basculé dans la délinquance à cette époque. Lors deson procès d’assises de Paris, il posera lui-même la question avant que les jurés ne se retirentpour délibérer : « Pourquoi ne s’est-on pas penché sur mon cas après ma première incarcération,puisque je présentais une certaine dangerosité ? » Les responsables du foyer d’Angerss’occupent pourtant de lui. Ils font ce qu’ils peuvent, multipliant les interventions auprès du juge,dans les moments difficiles. Car ces moments-là se multiplient. Après sa première incarcération,les éducateurs ont proposé de le reprendre. Que faire d’autre d’ailleurs? La famille M. refuse del’accueillir, ne supportant pas ses beuveries incessantes et compulsives. Elle a surtout très peurde lui. Guy Georges, lui, semble privé de tout repère. Un éducateur a noté, dès son arrivée dansle foyer, l’angoisse liée à sa rupture avec sa famille d’adoption à laquelle il reste malgré toutprofondément attaché.

Les rendez-vous réguliers alors aménagés auprès d’un psychiatre d’Angers ont-ils servi?D’après l’équipe éducative du foyer, une véritable amélioration est notée. Mais les rapports del’époque montrent surtout une équipe désorientée, ne sachant à quel saint se vouer. « Guy estdéroutant par la double demande d’autonomie et d’assistance qu’il fait à l’adulte. Il nousdemande d’être là. Il sollicite sans doute la présence d’un adulte auprès de lui quand il s’isole dugroupe mais il parvient par ailleurs difficilement à parler des choses essentielles... »

Pour un vol de sac à l’arraché il est condamné à une semaine de prison qu’il n’accomplit pas,rejoignant aussitôt le foyer. Indulgence sans effet. Quelques semaines plus tard, il vole une motoà Saumur, échappant de peu à la prison, là encore grâce à l’intervention des responsables dufoyer. Ils n’ont droit qu’à quelques semaines de répit.

Guy Georges n’a pas encore dix-huit ans lorsqu’il agresse deux femmes à dix jours d’intervalle.Le mode opératoire est identique. Il les suit alors qu’elles rentrent chez elles. A la premièrevictime, il arrache son sac à main, la plaque contre l’ascenseur quand elle tente de s’échapper etla frappe violemment au visage de plusieurs coups de poing. A la seconde il prend son sac sousla menace d’un couteau. Devant sa résistance, il lui donne un coup de canif dans la bouche. Il estarrêté peu après. Une expertise est confiée à deux psychiatres. Que pensent-ils de Guy Georgesalors qu’il va devenir majeur? Rien de vraiment inquiétant apparemment : « Un garçon de niveaumental moyen mais suffisant, qui n’est pas débile mental, qui ne présente pas de troublesmentaux évolutifs d’ordre psychotique ou névrotique. Il ne présente pas de trouble du jugementmais paraît assez inaffectif, peu motivé et carencé affectif comme le sont souvent les orphelinsconfiés à des familles élevant plusieurs enfants. » Le pronostic, lui, est très ambigu : « Il ne s’agitque d’actes violents, sans caractère pervers ou sadique particulier. Toutefois on peut estimer qu’ilpeut être potentiellement dangereux en raison du peu de culpabilité ressentie et de son peu demotivation dans la vie. Il ne sera réadaptable que dans la mesure où il bénéficiera d’unencadrement éducatif strict post-pénal. »

La minorité n’empêche pas une lourde sanction : un an d’emprisonnement qu’il purge à laprison d’Angers avant de finir sa peine à Fleury-Mérogis. On ne peut donc pas accuser la justicedes mineurs de s’être montrée laxiste à son égard. La remise en liberté intervient au bout de neuf

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mois. Il ne s’est apparemment rien passé d’utile pendant cette détention, ni à l’occasion dujugement. Une sortie « sèche », selon l’expression consacrée, sans suivi, sans libérationconditionnelle.

Le psychiatre qu’il consultait à l’époque était venu lui rendre visite en prison. Des années plustard, son audition, lors du procès d’assises, est d’une immense tristesse. Une sorte de bilan maisdressant le constat d’un échec, d’une faillite. Il ne comprend pas. Il y avait deux Guy Georges : «Cela semblait être deux personnes différentes. » D’un côté le garçon rigolard, gentil, assezsérieux, plein de bonne volonté. De l’autre celui qui commettait des actes violents qu’il necomprenait même pas. Et que le psychiatre comprenait encore moins. « C'est cette absence decause qui m’inquiétait. » Guy Georges se posait toujours les mêmes questions. Quelles étaientses vraies origines? Pourquoi avait-il été abandonné? A quoi ressemblait une vraie famille ? Il nesavait pas qui il était.

Guy Georges ressort majeur. Il n’a plus aucune attache dans la région d’Angers où il a toujoursvécu. Il tente d’y revenir et trouve une place dans un foyer de jeunes travailleurs. Pendant sixmois, il travaille aux cuisines puis lâche prise, préférant vivre à Paris. Il part en emportant lacaisse du foyer, vol qui ne lui sera jamais reproché.

Il s’installe à Paris, hébergé chez un ami. Il vit, dit-on, de petits boulots, de vols et deprostitution. On saura plus tard qu’il a agressé en novembre 1981, dix mois après sa libération,une jeune femme enceinte de dix-huit ans, Nathalie. Le début du scénario n’a pas changé. Elleest attaquée dans le sous-sol de son immeuble alors qu’elle rentre chez elle. Il la suit dansl’ascenseur, la frappe à plusieurs reprises de son couteau à la poitrine, au cou et au ventre et –c’est un élément nouveau – la viole avant de s’enfuir avec son sac. Cette agression sera classéesans suite, en l’absence de la moindre piste, Guy Georges niera, mais la victime, seize ans plustard, le reconnaîtra sur photographie. Les faits étaient prescrits.

En février 1982, Guy Georges est arrêté pour vol et tentative de vol et condamné à cinq moisd’emprisonnement au vu notamment de son casier judiciaire. Il est jugé en comparutionimmédiate sans que rien apparaisse de sa personnalité inquiétante. Ce n’est, là, qu’unspécialiste du vol à l’étalage. Il ressort de Fleury-Mérogis quelques mois plus tard.

Très rapidement après sa remise en liberté, le 7 juin 1982, Guy Georges commet une nouvelleagression sur une jeune femme, Violette. Sa façon de procéder n’a pas varié. La victime rentrechez elle dans le XVIe arrondissement. Il la traîne sous un porche, la fait tomber et la menace d’uncouteau. Elle arrive à le repousser alors qu’il tente de lui imposer une fellation. Il la frappe au couavec son couteau et commence à l’étrangler mais elle crie, résiste encore et parvient à s’enfuir.Un agent de sécurité, alerté, lance son chien qui arrache la sacoche de l’agresseur. Elle contientson récent billet de sortie de Fleury-Mérogis. Malgré ses dénégations, il est condamné quelquessemaines plus tard pour attentat à la pudeur avec violence. La peine est plus lourde : dix-huitmois d’emprisonnement. Aucune mesure de suivi n’est ordonnée. Guy Georges apparaît une foisde plus comme un délinquant violent. La constance de son mode opératoire, avec le recul, esttrès troublante, mais le casier judiciaire dont disposent alors les juges ne le détaille pas.Impossible de savoir qu’à Angers deux jeunes femmes avaient déjà été agressées. Cettecondamnation du 10 février 1983 prononcée par le tribunal de Paris est la première qui retienneune qualification de nature sexuelle.

Rien n’est fait en tout cas pendant ce temps de détention pour s’intéresser à la personnalité deGuy Georges. Celui-ci n’admet pas sa condamnation. Sa révolte commence à éclater contre lasociété qui, dit-il, le condamne à tort. Il en veut de plus en plus à « ces juges pourris » quipréfèrent croire la victime plutôt que lui.

En mai 1983, il est transféré de Fleury-Mérogis au centre d’Ecrouves en Meurthe-et-Moselle.Le prisonnier semble un détenu modèle. Il suit, sans beaucoup de motivation, un apprentissagede cuisinier. Une permission est accordée, peu avant la fin de peine, le 27 février 1984, pourbonne conduite. Il se rend à Nancy. C'est l’occasion de vols dans des parkings (il sera condamnéà un an de prison pour tentative de vol par le tribunal de Nancy pour ces faits). Pascale, étudiantede vingt-deux ans, regagne sa voiture. Les mêmes gestes recommencent. Il ouvre la portière,

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alors qu’elle vient de s’installer au volant et la menace de son couteau. Il lui impose une fellationet lui porte un coup de couteau à la gorge. Il l’oblige alors à passer sur la banquette arrière,l’attache et la bâillonne. La victime se libère alors qu’il tente de la violer et s’enfuit en appelant ausecours. Guy Georges la rattrape mais, au moment où une voiture entre dans le parking, il préfèreabandonner et s’éclipser. Il sera arrêté dans la soirée. L'information ouverte à Nancy aboutira,cette fois-ci, devant la cour d’assises. Le 5 juillet 1985 une lourde condamnation est prononcéepour viol sous la menace d’une arme : dix ans de réclusion criminelle. Guy Georges estime cettecondamnation injustifiée. Qu’attendait-il de ce procès? Peut-être qu’on s’intéresse à sa vie?Qu’on y passe un peu de temps? Il est indigné par le caractère expéditif de l’audience : « Ilsm’ont condamné en deux heures et demie, délibéré compris ! » Il s’insurge contre la peine : «J’étais jeune, ils m’ont flingué ! » Il est vrai qu’à ce moment-là de sa vie, Guy Georges sembles’être intéressé à lui-même, à son histoire. Il cherche à savoir qui était sa véritable mère et écrit àla DDASS du Maine-et-Loire. On l’informe alors de l’identité et de l’adresse de ses grands-parents. Il leur écrit et reçoit même leur visite en prison. Malheureusement pour lui, lorsqu’ilsapprennent la véritable raison de son incarcération, qu’il leur avait cachée, ils cessent touterelation.

La fin de peine est théoriquement fixée en février 1994. Guy Georges est transféré à la prisonde Fresnes, plus exactement au Centre national d’observation (le CNO qui voit passer tous lesdétenus condamnés à des longues peines) pour un diagnostic permettant son affectation future.Le psychologue retient « une problématique complexe dont l’événement fondamental estl’abandon à sa naissance dont il résulte des problèmes d’identification, une profonde béancenarcissique, une quête massive, une réponse contre l’angoisse par l’intermédiaire d’un passageà l’acte, une immaturité affective et relationnelle ». Il propose, et c’est une fois de plus l’évidence,une prise en charge psychothérapique. Cette recommandation ne sera pas mise en œuvre, maisles cas sont légion, de ces diagnostics parfaits et propositions de traitements pertinentes qui nesont jamais suivis d’effet.

Guy Georges est pourtant transféré à Caen, dans un établissement dédié aux agresseurssexuels. Et là, il ne se passe rien. Rien du tout. Ce détenu ne veut pas de soins. Mais cherche-t-on vraiment à les lui proposer? Quels moyens sont mis en œuvre pour le convaincre? L'intéresséa laissé peu de souvenirs. Quatre longues, très longues années où toute la problématique deGuy Georges n’a d’évidence aucune chance de changer. Et ne change pas.

L'administration pénitentiaire en reste à l’extrême surface des choses. Qui peut ignorer, mêmeà cette époque, qu’un agresseur sexuel nécessite une approche fine, longue, diversifiée,multidisciplinaire? Que son comportement apparent peut n’être qu’une mince pelliculesusceptible de voler en éclats d’un moment à l’autre? Quatre ans pour rien. Au mieux. L'attitudede ce détenu modèle colle aux canons pénitentiaires : correcte, en tout cas, suffisammentrassurante pour que, trois ans avant la date de sa libération, il bénéficie d’une semi-liberté. En1989 une expertise psychiatrique a eu lieu à la demande du juge de l’application des peines.C'est deux ans avant le premier meurtre. Le médecin est particulièrement prudent : « Ladangerosité de Guy Georges en milieu libre est difficile à cerner et rien ne prouve qu’il est devenucapable de refréner ses pulsions... Cette dangerosité semble pouvoir être considérée commediminuée par rapport à ce qu’elle fut. » Il recommande « en cas de sortie, un suivi post-pénal deréinsertion englobant une dimension psychothérapeutique, professionnelle, psychosociale etmédicale, compte tenu des tendances alcooliques du sujet ». Là encore, rien n’est fait.L'expertise donne peut-être bonne conscience à la justice, la possibilité d’un traitement luipermettant de justifier une mesure risquée.

Le régime de la semi-liberté permet de travailler le jour; il faut regagner sa cellule pour la nuit.Mais au bout de dix jours, il ne réintègre pas le centre et file vers Paris. Un mois plus tard, enfévrier 1991, il revient à Caen et se constitue prisonnier. Une paisible fin de cavale,apparemment, même si elle lui vaut une nouvelle condamnation, pour évasion, à huit moisd’emprisonnement. Cet épisode ne l’empêchera pas d’être libéré plus tôt que prévu, en avril1992. Il ne sera alors pas inquiété pour le meurtre, commis dans la nuit du 24 au 25 janvier 1991,de Pascale, une jeune étudiante de dix-neuf ans, violée et tuée sauvagement chez elle, dans sonstudio où il l’avait suivie. On trouve dans ce premier meurtre le scénario type des six suivants qui

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vont s’échelonner entre janvier 1994 et novembre 1997 : une femme jeune, belle, attirante,inconnue de Guy Georges, suivie jusque dans sa voiture ou chez elle, attaquée avec un couteau,toujours le même, un Opinel n° 12, violée puis tuée, des sous-vêtements toujours découpés de lamême façon.

Plutôt que le début d’une série, ce meurtre peut apparaître comme un « aboutissement » :comme si la mort donnée concluait les premières violences, ponctuant de l’horreur absolue lesétranglements, les viols, les coups de couteau au visage ou à la gorge qu’on retrouve dans lesprécédentes agressions.

Quand il quitte la prison de Coutances en avril 1992, il reste vingt et un mois avant que GuyGeorges ne commette un nouveau meurtre. Mais sur ces vingt et un mois, il va en passer denouveau dix-neuf en prison. Car dix-huit jours seulement après sa libération, il commet unenouvelle agression contre une femme à Paris. Dans la nuit du 22 avril 1992, Eléonore, jeuneétudiante, rentre chez son ami. Guy Georges la repère et l’attaque dans l’entrée de l’immeubleavec son Opinel n° 12 qu’il lui enfonce sous la gorge. Il exige une fellation, menace de lui planterle couteau dans le ventre. Eléonore essaie de lui parler mais ne réussit qu’à le mettre en colère. Illa jette par terre. Elle crie et alerte les voisins qui accourent alors qu’il vient de s’allonger sur elle.La police rapidement sur place interpelle l’agresseur. Guy Georges est condamné pour violencessans que le caractère sexuel de l’agression soit reconnu. Compte tenu de la qualification retenue,la peine est assez sévère : cinq ans d’emprisonnement dont trois avec sursis. Mais les faits ontété commis au bout de trois semaines de liberté. Le détenu est libéré le 5 novembre 1993. Sacarrière criminelle prendra fin le 26 mars 1998. Entre-temps il est à nouveau condamné à trentemois de prison pour un vol qui était en fait une agression manquée. Le 25 août 1995, dans leMarais, il agresse Mélanie, vingt ans, dans l’escalier de son immeuble. Sous la menace d’uncouteau, il l’oblige à ouvrir la porte de son appartement. Guy Georges ne sait pas que lecompagnon de la victime l’attend à l’intérieur. Il prend aussitôt la fuite, mais, dans sa précipitation,perd son portefeuille avec ses documents d’identité. Il déclare le lendemain la perte de sespapiers. Il ne sera arrêté que quelques semaines plus tard et n’avouera les faits qu’après avoirété confronté avec la victime.

Guy Georges va alors poursuivre sa vie parisienne marginale ponctuée de meurtres. Unedouble vie. Celle du tueur et celle du marginal. Aucun de ceux qui le fréquentent à l’époque ne sedoute de quoi que ce soit. Il dort dans des squats, se prostitue parfois. Il travaille même quelquesmois comme balayeur pour la ville de Paris. Plus étonnant, il entretient une relation avecSandrine L. Tous deux s’installent dans un squat, rue Didot. Leurs compagnons le trouvent plutôtsympathique. Son amie ne s’en plaint pas trop, elle dira qu’il fut, le temps de leur courte liaison,assez gentil et attentionné. A leur séparation, Guy Georges se remet à boire et à se droguer,consommant beaucoup de haschich.

Les circonstances de l’arrestation de Guy Georges sont connues. Il faudra la pression desparents de victimes, l’obstination du juge d’instruction, le juge Thiel, pour que soient enfincomparées les empreintes génétiques relevées lors des meurtres et celles relevées un jour surGuy Georges dans une affaire mineure.

L'histoire de Guy Georges est troublante, celle de ses récidives encore plus. Chacune desinfractions semble participer d’une sorte de montée en puissance dans le crime et l’horreur.Chaque agression modèle le personnage, affine et complète en quelque sorte un scénario qui sefigera dans les dernières années. La justice et les premiers experts semblent ne pas avoir senticette progression qu’il est bien sûr toujours plus facile de mettre en évidence d’un regardrétrospectif.

Guy Georges était-il d’emblée un tueur ou bien l’est-il devenu peu à peu sous les yeux d’unesociété impuissante? Il est « l’incarnation du Mal Absolu », il a « donné des leçons à l’enfer »,dira l’avocat général lors de son procès d’assises en 2001. La diabolisation plutôt que la pensée.L'énormité de certains crimes abolit les repères ordinaires et enferme l’esprit dans une autredémesure qui clôt le débat. On peut alors oublier que Guy Georges est un homme, plutôt qu’un

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monstre.

L'impunité pendant la longue période des crimes (1991-1998) est réelle. Dans quelle mesurea-t-elle pu jouer sur la structuration d’une personnalité? L'un des experts affirme avec force sonimportance. « Guy Georges est un pervers, affirme-t-il. C'est la perversion qui lui permet deréaliser le prodige de s’éviter tout désarroi intérieur et toute dépendance à l’égard d’autrui. Il entire une sensation d’omnipotence, d’autant plus enivrante qu’elle est renforcée par le sentimentd’impunité qu’il a pu éprouver jusqu’à son arrestation tardive. »

Plus troublantes sont les années où Guy Georges a été confronté à la justice. Douze ans, de1979 à 1991, pendant lesquels il aura connu l’appareil judiciaire sous toutes ses formes, jugedes enfants, tribunal correctionnel, juge d’instruction, juge de l’application des peines, courd’assises... Douze ans de récidive pendant lesquels il aura passé plus de temps en prison qu’enliberté.

Le but de la justice était d’empêcher de nouveaux crimes. Elle semble au contraire avoir donnéles structures et le cadre nécessaires pour l’épanouissement d’une psychopathie et d’uneperversion hors du commun. La prison, telle que Guy Georges l’a vécue, a été un facteur decriminalité supplémentaire : un temps vide, pendant lequel ses problèmes n’ont fait ques’aggraver, sa haine de la société aussi. Sa carapace s’est durcie, son caractère s’est rigidifié,son scénario criminel s’est cristallisé.

Lors de son procès la question sera posée aux experts : peut-on avoir l’espoir d’une guérison?Est-il condamné à récidiver? L'un des psychiatres répondra : « Si l’on ne confère pas cet epsilond’espoir à cet homme, il ressortira encore plus dangereux. Il ne faut pas tomber dans lamythologie. Si on refuse l’espoir, on contribue aux futurs massacres. »

RÉCIDIVE ET DANGEROSITÉ

« La personne présente-t-elle un état dangereux? » C'est la question rituelle posée aux expertspsychiatres. La loi, elle, n’utilise que depuis quelques années la notion de « dangerosité » quirecouvre en partie celle de récidive. En partie seulement, si les mots ont un sens, car seule unefrange de récidivistes peut être considérée comme « dangereuse ». C'est pourtant cette frange-làqui pose les problèmes les plus graves, suscite les controverses les plus acharnées et se trouveau cœur de débats actuels relancés chaque année par des faits divers amplement médiatisés.

Un rapport très détaillé a été déposé en juin 2005 par la commission « Santé-Justice »présidée par l’ancien procureur général près la Cour de cassation, Jean-François Burgelin. Sontitre était « Santé, justice et dangerosité, pour une meilleure prévention de la récidive ». Parmi lespropositions faites par la commission figurait notamment la création de « centres fermés deprotection sociale », ni hôpitaux ni prisons, mais « des lieux fermés et sécurisés d’hébergementdotés d’équipements spécialisés ». L'enjeu du débat était clairement l’application de mesurescoercitives qui feraient suite à la peine, à la sortie de la prison, pour éviter la récidive.

Un autre rapport, celui du député Jean-Paul Garraud, intitulé « Réponses à la dangerosité »(octobre 2006) va encore plus loin. Il préconise notamment de créer des « commissionspluridisciplinaires d’évaluation de la dangerosité », chargées d’examiner la dangerosité d’un misen examen ou d’un condamné, de créer une mesure de « suivi de protection sociale » destinéeaux personnes ayant subi leur peine mais « présentant une dangerosité criminologiquepersistante » et d’instaurer une mesure de sûreté en milieu fermé au sein d’un centre fermé deprotection sociale.

Si les projets ne manquent pas, les difficultés sont légion. Le diagnostic d’abord : à partir dequel critère juger qu’un individu est aujourd’hui dangereux? Le pronostic ensuite : commentdéterminer si un individu, dans un mois, dans un an ou plus tard, commettra de nouvellesinfractions ? Les conséquences enfin : que faire dans des centres post-peines? Quellesthérapies, quels traitements mettre en œuvre ?

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Les conclusions actuelles des expertises psychiatriques de dangerosité doivent être

considérées avec beaucoup de prudence, comme le soulignent la majorité des chercheurs. Lepronostic y est posé à partir de la personnalité du délinquant quand bien d’autres facteursinterviennent pour favoriser un nouveau passage à l’acte. De plus, les experts ne disposentaujourd’hui d’aucun outil fiable, et validé par la communauté scientifique, pour établir un telpronostic. Enfin, la dangerosité psychiatrique que connaissent ces médecins est bien différentede la dangerosité criminologique qui apparaît au travers des procès : il est établi que la maladiementale ne rend pas particulièrement dangereux.

Malgré ces incertitudes, malgré notre ignorance, ce qu’on dénomme désormais les «expertises de dangerosité » se sont multipliées ces dernières années. Ainsi, la loi du 12décembre 2005 a créé le placement sous surveillance électronique mobile (PSEM), mesure quipeut être décidée par la juridiction de jugement (article 131-36-9 et suivants du code deprocédure pénale). La loi prévoit que cette sanction doit être « indispensable pour prévenir larécidive du jour où la privation de liberté prend fin » et la subordonne à une « expertise médicaleconstatant la dangerosité ». La même loi a créé la mesure de « surveillance judiciaire »applicable à certaines infractions graves. Le juge de l’application des peines peut la prononcer. Ilne peut le faire, là encore, qu’à partir d’une expertise médicale (ordonnée par lui ou par leprocureur de la République) qui ferait « apparaître la dangerosité du condamné » (article 723-31du code de procédure pénale).

Le projet de loi en cours de discussion « relatif à la rétention de sûreté et à la culpabilité civile »est une nouvelle application de cette notion. Il prévoit, en l’état, que les personnes condamnéespour certaines infractions graves et qui présentent « une particulière dangerosité » peuvent fairel’objet, à l’issue de leur peine, d’une « rétention de sûreté ». Cette mesure, renouvelableindéfiniment tous les deux ans, doit être « l’unique moyen de prévenir une récidive, dont laprobabilité est extrêmement élevée ». La personne est placée dans un « centre socio-médico-judiciaire de sûreté ». Comme souvent en France, une institution est créée de toutes pièces par laloi avant même de savoir ce que l’on peut y faire.

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CHAPITRE 5

L'enfant sauvage

11 h 10. Une bande de jeunes a blessé deux hommes dans le parc des Buttes-Chaumont. Lastation directrice TN19 alerte les services de police disponibles. Indicatif PS 19, Police-Secoursse dirige sur place.

La tête en sang, un promeneur attend les secours. Signalement de l’agresseur : type nord-africain, une quinzaine d’années, portant un plâtre à la jambe gauche et se déplaçant avec desbéquilles. La victime a été abordée par un groupe de quatre à cinq jeunes. L'un d’eux lui ademandé de l’argent. Devant son refus, il l’a frappé de ses béquilles. Les autres sont venus à larescousse, ils lui sont tombés dessus à coups de pied et de poing. Un autre passant s’est faitfrapper de la même façon mais moins sévèrement. Il a été racketté pour un euro, apparemmentpar le même jeune qui portait un pull rouge. L'un de ses agresseurs lui a lancé : « Si tu étaispédé, on te casserait la gueule. »

Près de l’entrée du parc, la première patrouille tombe immédiatement sur le suspect :Maghrébin, béquilles, pull rouge. Il ne cherche pas à s’enfuir. Comment le pourrait-il? C'est bienlui, assurent les témoins. On lui laisse ses armes, ses béquilles. Il s’est cassé une jambe,quelques jours plus tôt, en tombant dans un escalier. Fahim, qui affirme être marocain, n’a pas depapiers. Il vient d’avoir quinze ans. Ses copains, très vite interpellés aux alentours, ne sont pasplus âgés. Qui est-il? Où vit sa famille? Quelques instants plus tard, les policiers sont chezFahim. Ils n’y trouvent que le père très âgé. On le comprend à peine et son état de fatigue ne luipermet même pas de se déplacer au commissariat.

Fahim reconnaît les faits sans difficulté. Il est inconnu des fichiers mais on apprend qu’un jugedes enfants s’occupe de lui : un dossier d’assistance éducative a été ouvert quelques mois plustôt. Il le sait bien d’ailleurs : il avait rendez-vous pour la première fois ce jour-là et avait décidé dene pas y aller. A l’issue de sa garde à vue, Fahim découvre le Palais de Justice, conduit entredeux gendarmes devant son juge, qui le met en examen pour extorsion et tentative de volaggravé. Pas très impressionnant, Fahim. Surtout quand on le voit traîner la patte. Il n’est pas enFrance depuis longtemps mais se débrouille plutôt bien avec le stock de mots hétéroclites qu’il aamassés dans la rue autant qu’à l’école. L'entretien est long, tendu. Le juge des enfants explique,écoute, observe. Il détaille avec fermeté ce qu’il attend du mineur.

Le père de Fahim le fait venir en France à l’âge de treize ans. Une famille coupée en deux. Del’autre côté de la Méditerranée, dans un petit village de montagne, près de la frontière algérienne,vivent sa mère, ses deux sœurs et son frère. Pourquoi cette séparation? Et pourquoi, luiparticulièrement, lui tout seul? Qu’a-t-il de plus ou de moins? Qu’a-t-il de différent pour mériterça? Il ne comprend pas. De toute façon, personne ne lui a jamais demandé son avis. Ce n’étaitpas sa mère qui décidait au pays. Et ici, impossible de discuter, sous peine de se faireimmédiatement corriger. Son père a des méthodes à l’ancienne; il le frappe avec ce qui lui tombesous la main, parfois avec un fil de fer. Au Maroc, Fahim vivait bien, près des siens. C'était peut-être, vu de France, ou à la lumière des statistiques de l’ONU, la misère mais il n’avait jamaisconnu autre chose que cette petite ville montée à la va-vite où il avait ses habitudes, ses repères,qu’il n’avait jamais quittée et dont l’entrelacs de rues était son royaume. L'école, il l’avait bien unpeu fréquentée, pas trop, mais comme beaucoup de ses copains de treize, quatorze ans, ils’apprêtait à la quitter définitivement pour travailler, sachant à peine lire et écrire. Il ne parlaitévidemment pas un mot de français.

Selon la version officielle, celle de la famille, Fahim était venu aider son père très âgé etmalade. A quatre-vingt-un ans, cet ancien ouvrier du bâtiment, diabétique, était suivi

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régulièrement à l’hôpital. Ses forces déclinaient de jour en jour. Fahim était le dernier fils d’unsecond mariage. Sept enfants étaient déjà nés, d’une première union, dont deux vivaient enFrance. Ce père, qui avait près de soixante-dix ans de plus que lui, était un homme d’une autreculture, d’un autre monde. Plusieurs générations les séparaient. Mais il était surtout pour Fahimun parfait inconnu qu’il n’avait rencontré qu’une fois ou deux au Maroc, très brièvement, dans sapetite enfance. Ils n’avaient rien à partager si ce n’était la langue.

En France, Fahim avait immédiatement connu de très grandes difficultés scolaires. A sonarrivée, il avait été accueilli dans une classe spécialisée pour élèves non francophones. Sonpère, malgré sa longue présence à Paris, parlait un français à peu près incompréhensible. Pourpouvoir s’entretenir avec lui, il fallait un interprète. L'assistante sociale scolaire commençait à sepréoccuper de l’évolution de Fahim. Incrédule, son père ne partageait pas cette inquiétude : tousses fils avaient toujours filé droit. Avec la venue de la mère et des frère et sœurs, la situation deFahim s’améliorerait. Il avait fait une demande de regroupement familial et avait bon espoir,même si les conditions que posait la loi étaient chaque année plus dures. Comment refuser cebonheur à un homme qui avait travaillé si longtemps en France (il était arrivé en 1964) et avaitmené une vie d’une droiture exemplaire? La loi française était vraiment mal faite, disait-il : unjeune, grand et fort comme son fils, aurait dû pouvoir travailler, même à son âge. L'écoleobligatoire, et jusqu’à seize ans, pour quoi faire?

Fahim semblait débarquer d’une autre planète ; les consignes du collège lui restaient aussiétrangères que les règles générales de la vie en société. Malgré la bienveillance desenseignants, l’amitié de quelques-uns, comme le professeur de gymnastique, il faisait l’objet desanctions toujours plus graves et fréquentait assidûment un conseil de discipline dépassé. Lecollège était partagé entre l’effarement devant une agressivité dont les limites reculaient chaquejour et une pitié un peu honteuse, à le voir si mal habillé, si peu soigné, pour ainsi dire laissé àl’abandon. L'établissement avait fini par prendre en charge son déjeuner. Il n’était même pasinscrit à la demi-pension et se nourrissait essentiellement de friandises qu’il payait avec lesquelques sous gagnés sur le marché du samedi.

A la suite du signalement de l’assistante sociale du collège, un dossier avait fini par être ouvertchez le juge des enfants. Pas de délit à proprement parler, mais des « incivilités ». Fahim faisaitdonc l’objet d’une procédure en « assistance éducative » qui permet d’aider les mineurs endanger et leur famille. Une association avait été mandatée pour tenter de trouver au plus vite unesolution, car la situation devenait critique. Fahim ne suivait plus les cours et traînait avec unebande de copains du quartier. Son établissement n’avait pas plus de nouvelles de lui que de sonpère et, de guerre lasse, l’avait exclu définitivement. Les services sociaux piétinaient. On savait,pour l’avoir vu passer dans le quartier avec des béquilles, qu’il avait eu un accident, qu’il portaitun plâtre, c’était à peu près tout. Fahim commettait bientôt sa première infraction. Trois mois plustard son père décédait.

A quinze ans et demi Fahim n’a plus aucun repère. Un de ses oncles habitant en banlieue afini par s’intéresser à lui mais ne veut pas le prendre en charge, craignant de mettre en danger sapropre famille. Peu avant son décès, le père de Fahim, revenant sur son idée première, avaitsouhaité un retour définitif au Maroc. Mais le garçon était insaisissable et, de toute façon, pourrien au monde il n’aurait voulu rentrer. Sa mère, du Maroc, avait écrit au juge pour demander unplacement en internat, le temps qu’elle obtienne une autorisation de séjour. Elle semblait y croire.Fahim aussi, apparemment. Qu’aurait-il pu faire d’autre? Il n’allait pas traîner toute sa vie dans lacité, passant de temps en temps chez son oncle, fuyant toutes les convocations du juge desenfants ou de l’assistante sociale et s’enfonçant chaque jour un peu plus dans la vie des rues. Enmoins d’une semaine pourtant, il multiplie les délits. On retrouve dans son dossier deuxprocédures de l’époque, assez évocatrices, établies à trois jours d’intervalle. La première pourinsultes, la seconde pour agression sexuelle.

« Sale juif, t’es juif ! » Isaac n’est pas trop surpris de se faire malmener par ces trois jeunes quifument devant chez son copain, mais il ne les a pas bousculés en passant, comme ils leprétendent. Il ne s’attend pas à ces insultes-là, moins encore à ce que l’un d’entre eux lui écrasesa cigarette contre la joue droite. Sans avoir le temps de réagir, il prend une rafale de coups de

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pied et de poing. Comment a-t-il pu s’enfuir? Il ne s’en rappelle pas. La tête en sang il est arrivéchez son copain. Fracture des os propres du nez, brûlure de la joue au premier degré,contusions, douze jours d’arrêt de travail. Le bilan est sérieux. Fahim est rapidement identifié(Isaac le connaît : il l’a déjà traité de « sale juif! ») mais chez lui, la police n’a trouvé personne. Ilsera mis en examen pour ces faits dix mois plus tard et condamné, pour violences aggravées, àune mesure de réparation confiée à un centre de médiation. Isaac obtiendra 1 500 euros dedommages et intérêts.

Fahim a aussi des copines mais il ne sait pas mieux s’y prendre avec elles qu’avec le mondeentier. Il n’a aucun code, aucun mot pour ces situations-là qui l’excitent pourtant au dernier point.Agathe est un peu plus jeune que lui. Il la croise souvent dans le quartier. Plusieurs fois il a tentéde l’aborder, mais, sans qu’il comprenne vraiment pourquoi, ça n’a jamais marché. Elle ne veutpas sortir avec lui, c’est tout, dit-elle. Ce jour-là, en la croisant, l’envie est la plus forte et il s’yprend avec sa maladresse habituelle mais aussi avec une brutalité qui le surprend lui-même. Ilveut lui parler, elle n’en a pas envie. Un cas de figure qui n’existe pas dans l’idée qu’il se fait desrelations entre un homme et une femme. Agathe est attendue par sa mère et de toute façon, elle adéjà un petit ami. Il lui demande une cigarette. La ficelle est un peu grosse. Elle n’en a pas. Neufheures du matin, en pleine rue, Fahim perd manifestement la raison. Il lui glisse le bras autour ducou et, devant sa résistance, la plaque contre le mur. Il lui saisit alors les poignets, lui caresse lesseins par-dessus ses vêtements et tente de déboutonner son pantalon. Elle se débat mais ilarrive à glisser ses mains dans sa culotte. Agathe parvient alors à s’enfuir et se précipite enpleurs dans une épicerie voisine. Le commerçant, qui connaît la réputation de Fahim dans lequartier, préfère la raccompagner chez elle. Agathe en parle à sa mère quelques jours plus tard.Celle-ci l’a déjà vu, dans son immeuble, fumer et faire des graffitis. Une plainte est déposée. Lapolice l’interpelle. Le juge le place aussitôt.

Les débuts en foyer sont épouvantables. Un sauvage! Le même que dans la rue. Fahimsemble avoir poussé au hasard. Sans règle, sans contrainte, sans amour non plus. Aucunrespect, évidemment. Mais surtout une violence de tous les instants, explosive, déroutante,presque désespérante. Tout reprendre à la base, déconstruire avant de construire les choses lesplus élémentaires. Qui est l’autre? Comment lui parler? Comment le regarder? Il lui manque lespensées, les mots, les gestes, ce qui constitue les premières limites aux pulsions agressives. Onpeut dire qu’il faut lui apprendre à parler, à manger, à se laver, à s’habiller... Presque à marchercomme un bébé. On mesure mieux l’immensité des carences dont il a souffert. Fahim est denouveau scolarisé. Les nouvelles confrontations sont terribles. Exclusion de la classe au bout detrois jours d’immense patience. Mais vraiment Fahim ne peut pas frapper dès qu’on le contredit,traiter le professeur d’enculé, ses contradicteurs de pédés, s’endormir sur sa table ou s’en allercomme si de rien n’était, au milieu d’un cours. C'est l’épreuve de force, un bras de fer sans mercientre le sauvage et les représentants de la civilisation. Pied à pied, bagarre après bagarre,exclusion après exclusion. Au collège, les motifs des sanctions ont la longueur d’un casierjudiciaire de récidiviste, explorant tous les recoins du code de discipline : « perturbation descours, manque de respect envers les professeurs, menace envers un élève, comportementdangereux, refus de travail, harcèlement sexuel... » Le foyer devient dès lors le dernier terrain decombat où Fahim déploie l’immense palette de ses talents : coups, vols, injures racistes... Aubout de deux mois, il a gagné la bataille. L'équipe jette l’éponge. Il est exclu définitivement ducollège et du foyer « compte tenu du danger que représente Fahim pour les autres jeunes et desa situation scolaire ».

Le juge, d’une patience à toute épreuve, le place en urgence dans une famille d’accueil auxreins particulièrement solides. Une tentative de réadmission au collège échoue lamentablement.A la suite d’une réflexion anodine, il insulte la principale. Deux heures après son arrivée, il estexclu. Il est alors pris en charge par les Ateliers de N., une structure éducative qui se consacreaux jeunes en difficulté, déscolarisés, voire illettrés, placés en foyer, de l’âge de Fahim, souventbeaucoup plus jeunes. Tout y est essayé pour redonner le goût de l’apprentissage, du savoir, dela vie en société : le chant, le théâtre, l’équitation, en parallèle avec un vrai soutien scolaire.Fahim y rencontre le théâtre. Oh! Ce n’est pas la carrière d’une star qui commence là. Maisl’adolescent découvre soudain une autre façon d’être, en utilisant les mots, les expressions, les

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sentiments d’un autre, dans un rôle où il n’a qu’à se glisser. Il peut prendre son temps avec lesémotions. Il participe d’abord modestement à la construction des décors, s’essaie aux petitsmétiers de la scène. Puis, dans un vrai théâtre, joue de tout petits rôles. On le rapporte au juge : ila quelque chose, pas simplement une façon très personnelle, très forte, de se battre avec lesmots, une présence...

Fahim semble trouver très progressivement une sorte d’équilibre. Mais la prudence est de miseavec ce garçon de seize ans qui en a déjà déçu plus d’un. « Plutôt positif », note alors sonassistante sociale. Ou « a encore beaucoup de chemin à faire ». Comment réagir de façonproportionnée, adaptée à des écarts de conduite qui ne disparaissent évidemment pas du jour aulendemain? Le juge des enfants tient bon. Il pourrait frapper plus fort. Pourquoi ne pas recourir àla prison ou à des foyers plus cadenassés ? Il fait le pari, certes risqué mais peut-être moinscoûteux pour tous, y compris pour les victimes, d’une évolution vraiment positive. Le travailéducatif commence à peine. Si tout est encore à faire, à quoi bon frapper trop fort? Autant garderpour plus tard, éventuellement, la panoplie progressive de l’enfermement. Tout cela est si fragile.D’autant que Fahim continue à fréquenter ses copains et que leurs activités communes seterminent parfois encore au commissariat.

Exemple. Il est allé se balader avec ses amis Adel et Guillaume. Leur périple ordinaire, dansleur quartier. Ils passent toujours près du Mac-Do où ce jour-là flirtent deux jeunes. Elle appellesa mère de son portable : la prévenir qu’elle déjeune avec son copain. « Vous avez vu le beaublouson ! Tu l’as acheté où ? Et ton portable, tu as encore du crédit dessus ? » Adel met la maindans la poche du blouson. Ils commencent à s’énerver, ils trouvent que le jeune leur répond mal.Ils veulent le vêtement et le portable. Fahim met une première claque. Des coups de pied dansles jambes suivent. Les deux jeunes réussissent à s’enfuir dans une boulangerie voisine et àavertir la police.

La famille d’accueil, elle aussi, tient bon, « malgré quelques actes de délinquance quisemblent s’être raréfiés... » Mais les parents voient d’un mauvais œil les liens de plus en plusétroits entre leur fils et Fahim. La police commence à se poser des questions sur les deux. Aubout d’une dizaine de mois, sous un vague prétexte, c’est la rupture. Une nouvelle familled’accueil est trouvée puis une autre. Fahim se fait même exclure des Ateliers de N. où il semblaitpourtant s’épanouir. Heureusement, l’équipe éducative réagit rapidement et trouve une familleexceptionnelle, chaleureuse, tolérante. En peu de temps, Fahim établit un bon contact avec eux.Il réussit alors un test pour intégrer une autre association artistique qui développe une activité dethéâtre ou de spectacle en essayant d’y associer des jeunes en difficulté. Il décroche une «opération préqualifiante » pour le monde du spectacle. Pourquoi ne pas rêver? Après toutFrançois Truffaut a bien été placé au centre d’observation des mineurs de Villejuif, puis au foyerGuynemer à Versailles pour une bonne quantité de vols. Il a, à chaque fois, été le pire despensionnaires. Et il ne s’en est pas si mal sorti... Depardieu était en liberté surveillée à treize ans;les vols, les petits trafics, il s’y connaissait.

Fahim, lui, se calme vraiment. Il se sent bien dans sa nouvelle famille, se montre serviable,agréable. Oui, c’est toujours Fahim. Son père est mort. Sa mère n’espère même plus pouvoirobtenir un titre de séjour en France. Le consulat français lui refuse un visa pour rencontrer le jugefrançais. Elle lui écrit que, de toute façon, elle n’a pas davantage les moyens d’accueillir son filsau Maroc.

Le jour de ses dix-huit ans, le juge pour enfants met fin à la mesure d’assistance éducative. Laloi l’impose. Mais la justice a fait son travail. La situation administrative de Fahim va pouvoir êtrerégularisée. Une place l’attend dans un foyer de jeunes travailleurs. Peut-être finalement va-t-ilenfin avoir un vrai travail, après s’être engagé dans l’apprentissage d’un vrai métier qui serareconnu par sa famille, là-bas. La boucherie, pourquoi pas? C'est ce qu’on lui propose. Il hésite.Encore faut-il qu’il lui reste du temps pour répéter le mercredi soir. Et parfois le vendredi.

LES MINEURS ET LA RÉCIDIVE

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Les mineurs récidivistes constituent la cible privilégiée de la politique pénale actuelle. Lediscours sur le laxisme des juges atteint, là, son paroxysme, Nicolas Sarkozy, alors ministre del’Intérieur, n’hésitant pas à dénoncer une « quasi-impunité garantie aux mineurs délinquants ».

La part des mineurs dans la délinquance générale ne cesse de régresser : elle est passée deprès de 22 % en 1998 à 18 % en 2005.

Le taux de récidive légale des mineurs, si l’on s’en tient aux condamnations inscrites au casierjudiciaire, est très faible. En 2005, en matière criminelle, on recense une seule condamnation demineur en récidive sur 528, et, en matière délictuelle, 316 sur 51 708, soit respectivement 0,001% et 0,006 %. Ces chiffres, surprenants, s’expliquent par le fait que les dossiers pénaux demineurs sont souvent regroupés et que les juges des enfants, jusqu’à présent, ne retenaient quetrès rarement la circonstance aggravante de récidive : l’aggravation du maximum de la peineconcernait peu la juridiction des mineurs qui n’a pas pour habitude d’approcher du plafond despeines. La loi sur les peines planchers d’août 2007 et la vigilance exigée des parquets aura sansdoute pour effet statistique d’augmenter considérablement le nombre de condamnations demineurs retenant l’état de récidive.

La récidive est une réalité indiscutable et préoccupante du monde des mineurs. Une étudemenée par le ministère de la Justice sur 16 000 mineurs condamnés en 1999 montre qu’unemajorité d’entre eux a été condamnée dans les cinq années suivantes, très exactement 55,6 %.Le chiffre est significatif, même si nous ne sommes pas dans les conditions de la récidive légale(d’autant que les condamnations prises en considération peuvent avoir été prononcées alors quel’intéressé était devenu majeur). Une autre étude menée sur des condamnations prononcées en2002 par plusieurs tribunaux pour enfants de l’Isère montre que les deux tiers des mineursavaient déjà été jugés ou étaient passés devant le délégué du procureur et que la très grandemajorité d’entre eux faisaient l’objet d’un avertissement (admonestation, remise à parents, rappelà la loi).

Le phénomène de la récidive doit pourtant être appréhendé de façon très différente chez lesmineurs et chez les majeurs. Si le changement est possible chez l’adulte, il est dans l’ordre deschoses pour ces êtres en évolution que sont les enfants et les adolescents. Telle est laphilosophie profonde du droit international de l’enfance et, en France, de l’ordonnance du 2février 1945, charte, sans cesse réécrite, de la justice des mineurs, qui privilégie l’éducatif parrapport au répressif. D’où les limites posées au contrôle judiciaire ou à l’incarcération desmineurs.

Malgré ces principes, rappelés encore récemment à la France par l’ONU, les dernières lois onttenté de supprimer progressivement la spécificité de la justice des mineurs. La loi n° 2007-297 du5 mars 2007 « relative à la prévention de la délinquance » a voulu frapper plus particulièrementles mineurs récidivistes. Le but était d’aligner le sort des mineurs de seize à dix-huit ans sur celuides majeurs et, en conséquence, de réduire le plus possible le champ de « l’excuse de minorité »qui limite la sanction des mineurs à la moitié de la peine normalement encourue. Cette loi apermis de ne pas mettre en œuvre cette « excuse », sans même que le juge ait à s’en expliquer,en cas de récidive d’infractions de violence. La loi n° 2007-1198 du 10 août 2007 « renforçant lalutte contre la récidive des majeurs et des mineurs » a encore davantage élargi la possibilitéd’écarter l’excuse de minorité en cas de deuxième récidive.

Au 1erjanvier 2007, 727 mineurs étaient détenus en France. Ils étaient 808 au 1erjanvier 2003.La principale raison de cette diminution est la volonté des gouvernements successifs de créerdes structures spécialisées pour accueillir les mineurs les plus « durs » et notamment les mineursrécidivistes. C'est ainsi qu’ont été créés depuis 2003 des CEF (centres éducatifs fermés, prévuspar la loi du 9 septembre 2002) destinés aux mineurs multirécidivistes qui sont alors placés souscontrôle judiciaire ou en sursis assorti d’une mise à l’épreuve. Le programme de création de cescentres devrait être achevé en 2008. On comptera alors quarante-sept de ces unités pouvantaccueillir 500 mineurs. En février 2007, le garde des Sceaux se félicitait de ce que 62 % desmineurs placés dans ces CEF ne récidivaient pas. Il est en réalité trop tôt pour dresser un bilan.

La même loi de 2002 avait décidé de la création d’EPM (établissements pénitentiaires pour

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mineurs). Leur mise en service est prévue au long des années 2007/2008. Il y aurait ainsi septprisons de ce type d’une capacité de 60 places chacune.

Les juges des enfants souffrent surtout d’un manque de structures « ordinaires » de placement,quand l’accent est mis aujourd’hui essentiellement sur les mesures répressives.

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CHAPITRE 6

« Délinquant sexuel »

Il avait vingt-deux ans lors de sa première condamnation : pour « outrage public à la pudeur »,comme disait l’ancien code pénal (le nouveau entrerait en vigueur deux ans plus tard, en 1994). Ils’était exhibé devant des voisines – une mère et sa fille de huit ans – dans un couloir del’immeuble. Il avait purgé deux mois d’emprisonnement dans une petite maison d’arrêt du centrede la France : le choix était rude pour un « primo-délinquant » comme on appelle parfoispompeusement ceux qui n’ont encore jamais vu la tête d’un juge. La prison n’avait pas eu l’effetescompté ; il y avait eu très vite une « autre fois ». La suivante, donc, n’était, d’après lui, qu’uneerreur judiciaire. Il n’avait pas déménagé et c’est encore une voisine qui avait porté plainte, dansl’immeuble en face. Il s’était masturbé, mais chez lui, en oubliant de fermer ses volets, disait-il,juste devant la fenêtre. Le tribunal était monté d’un cran : quatre mois ferme. Il y avait moins dedélinquants sexuels en prison à l’époque, mais leur statut était aussi rude. Mieux valait mentir, sefaire passer pour un braqueur, un escroc, peu importe. Tout sauf un « pointeur » promis au piredes sorts en cellule, en promenade ou ailleurs. Roland l’avait appris très vite. Cela et biend’autres choses : toutes les perversions de ces lieux clos qui suffisent à détraquer la sexualité laplus assurée.

Il avait alors décidé d’aller vivre ailleurs, et s’était installé en région parisienne. Il faisaitattention désormais à tirer les rideaux mais, pour le reste, sa situation s’était aggravée. Dèsl’année suivante, il était poursuivi pour « agressions sexuelles sur mineures de quinze ans ». Oncomptait au moins quatre adolescentes victimes. Il ne niait pas. Son propre corps ne lui suffisaitvraisemblablement plus, ni le regard de l’autre. La sanction était plus lourde : cinq ans de prison,dont la moitié avec sursis et une mise à l’épreuve de deux ans.

A vingt-cinq ans, Roland était déjà un récidiviste. De cette catégorie qui inquiète le plus. Lesspécialistes de la démographie pénitentiaire ont beau dire que la récidive d’agression sexuelleou de viol est rare, ils ne rassurent pas grand monde. Personne n’a envie d’être la victime quiconfirme la règle. Roland progressait donc dans cette délinquance sexuelle à une époque où ellecommençait à susciter plus d’effroi que d’interrogations et où la société réclamait des sanctionsexemplaires que les lois aggravaient d’année en année. La justice amassait sur sa vie et sapersonnalité un nombre d’informations appréciable. Mais, comme souvent, elle ne les recoupaitpas ou ne les exploitait pas. En tout cas, son parcours était connu. Autant qu’on puisse connaîtrela vie de qui que ce soit au travers d’un procès. Expertises et enquêtes de personnalité donnaientune image assez précise de l’enchaînement des événements et des personnages qui avaientpeuplé l’enfance et l’adolescence de Roland. Le père était le plus impressionnant. Les partisansdu caractère héréditaire voire génétique de la délinquance sexuelle avaient là de quoi alimenterleur thèse. Un homme très violent, un « repris de justice » et qui était d’ailleurs souvent en prisonau même moment que son fils. Un récidiviste lui aussi, qui avait définitivement lassé tout lemonde : les juges, sa famille, et sa femme qui avait obtenu le divorce quand le garçon n’avait quesept ans. Les images qui restaient à Roland ou que sa famille lui avait rapportées étaient d’unebrutalité extrême. Elles traduisaient, à elles seules, un déséquilibre patent qui avait motivé nonseulement de multiples incarcérations mais aussi l’hôpital psychiatrique, en placement d’office.Le dossier mentionnait également une poursuite pour exhibition. L'agressivité du père seconcentrait sur tout sur ce qu’il avait à portée de main, chez lui : sa femme (qu’il avait battuemême enceinte) et son fils. Il vivait sa violence en famille. La mère préférait se taire, terroriséenotamment par les nombreuses armes dont il n’hésitait pas à la menacer. « Je lui servais depunching-ball », dira Roland. Quand les coups lui étaient épargnés, il valait mieux qu’il restâtsans bouger, dans sa chambre, où il était de toute façon consigné la plupart du temps. La mèrese souvenait que le père les avait tous les deux attachés au lit avec des menottes. Elle affirmait

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qu’il l’avait violée à plusieurs reprises et qu’il amenait des prostituées à la maison.

A l’école, on avait bien vu des traces suspectes mais, là encore, le silence familial faisaitbarrière. Entre deux et quatre ans, Roland avait été recueilli chez ses grands-parents. Il y avaitaussi une sœur, dans cette famille, plus jeune de deux ans. Elle avait toujours été épargnée.Roland ne comprenait pas cette différence, qu’il ressentait comme une injustice. Est-ce pour celaqu’il la frappait parfois et qu’il s’exhibait devant elle aussi souvent qu’il pouvait ?

Le divorce prononcé, le père éloigné, Roland avait pu mener des études honorables. Ungarçon renfermé, notaient ses enseignants, qui avait fini par se lier avec les moins fréquentablesdes élèves. Ses résultats, en dents de scie, semblaient dépendre du sexe du professeur. Avecles enseignantes, une catastrophe ! Avec les enseignants tout allait pour le mieux. Avec elles,l’ennui absolu, et une agressivité de tous les instants. Pour eux, il se dépassait constamment. Ilavait fini par entrer dans une école professionnelle, celle de l’entreprise publique où avaittoujours travaillé sa mère. Il était embauché à l’arraché, avec la qualification la plus basse. Ausoulagement de tous, il entrait au moins dans le monde du travail.

On peut soutenir que, dans l’ordre de la récidive, Roland a d’abord été du côté des victimesavant de rejoindre le camp des auteurs. Une évolution que les praticiens constatent souvent etque les « spécialistes » tentent d’expliquer, le plus souvent par une identification à l’agresseur.Mais lequel? Victime, il l’avait été, des violences paternelles. Mais il avait aussi été abusé à l’âgede quatorze-quinze ans. Treize ans plus tard, l’auteur avait été condamné par une cour d’assises.Treize ans! Le temps de remâcher mille souvenirs, de revivre mille cauchemars et d’endossertoutes les culpabilités possibles. L'entraîneur de son équipe de football, également facteur duquartier, un homme honorable, l’avait peu à peu séduit et, après de multiples attouchements,avait tenté de le violer. Roland avait réussi à s’enfuir mais en avait été fortement choqué,traumatisé selon l’avis des experts, d’autant que, pendant dix ans, il avait dû se réfugier dans cesilence où macéraient tant de questions. La condamnation « n’avait été que de six ansd’emprisonnement ».

A trente ans, Roland se trouvait dans cette situation rare qui lui permettait de comparer lesprocès où il était successivement la partie civile et l’accusé. Lui au moins, il avouait. Lui aumoins, à l’audience, il répétait ses aveux. A l’expert psychiatre qui le questionnait quelque tempsplus tard, il parlait en connaisseur : « Je n’ai pas eu ce plaisir d’entendre qu’il avait regretté sesgestes. Une condamnation de six ans, c’est très faible. Moi, j’ai pris cinq ans, il n’y avait que desabus. Je suis persuadé qu’il recommencera, lui n’a pas eu de mise à l’épreuve, pas de sursis. Jene suis pas un pervers comme lui. » Roland était alors encore en prison. Après sa dernièrecondamnation, un long répit de cinq ans, il avait de nouveau été arrêté. Il n’avait pas pu refrénerson envie de toucher les seins d’une jeune fille de dix-sept ans. Pendant quatre mois, il avait étédétenu provisoirement avant d’écoper de quinze mois d’emprisonnement dont neuf avec sursis.Les juges avaient de nouveau tenté une mise à l’épreuve, de trois ans cette fois-ci, la duréemaximale.

Roland avait alors commencé pour de bon une psychothérapie. Sa première mise à l’épreuvecomportait déjà une obligation de soins. La justice impose des visites, un suivi, faute de quoi lesursis peut être révoqué. Roland avait alors été consulter son médecin traitant qui l’avait orientévers un centre médico-psychologique, mais il avait vite renoncé à s’impliquer. A quoi rimaient cesséances dont il ne comprenait pas le sens, ces discussions qui ne portaient sur rien de concret?La justice veillait. Il remettait régulièrement au juge de l’application des peines les certificatsjustifiant de ses visites. Un passeport pour la tranquillité, mais rien ne se passait.

Le nouveau thérapeute avait su trouver les mots, la confiance, laisser Roland exprimer dessentiments, des émotions parfois violentes. La haine colossale qu’il portait à son père avaitexplosé dans des paroles terribles, des paroles de meurtre. Son jugement était sans illusion : « Sivous êtes un homme et qu’il s’intéresse à vous, c’est uniquement par intérêt. Si vous êtes unefemme, il cherchera à vous draguer, à vous aborder pour, ensuite, finir sur le trottoir pour lui. Monpère, tant qu’il sent qu’il a le dessus sur quelqu’un, il va en abuser. » Il avait fini par évoquer samère. Une mère « intouchable », « idéalisée ». Ce début de lucidité et l’écoute du thérapeute

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n’avaient pas suffi. Après deux ans de rendez-vous mensuels, Roland avait de nouveau étéarrêté et placé en détention provisoire. Poursuivi pour viol, pour la première fois. Une femme desa connaissance l’accusait de lui avoir imposé une fellation. Il n’avouait pas vraiment, ne niaitpas non plus. « Je ne sais pas si cette jeune femme était consentante. Je ne vais pas dire que jesuis innocent, ni coupable, je suis partagé. Ma culpabilité, je ne sais pas, pour moi, on était deux,cela ne s’est pas fait tout seul. »

Au cours de l’instruction, les enquêteurs de personnalité, les experts avaient mis à jour lecurriculum vitae, affiné leurs hypothèses, déniché de nouveaux détails d’un passé encore plussombre qu’il n’y paraissait... Le père de Roland avait été poursuivi pour plusieurs affairessexuelles, pour proxénétisme aussi. Certains membres de la famille pensaient qu’il avait puabuser de ses deux enfants, mais il n’y avait pas vraiment de preuves et les intéressés n’endisaient rien. Pour l’instant. Une tante de Roland se souvenait pourtant être arrivée à l’improvistealors que le père gardait seul les enfants (la mère était hospitalisée). Elle avait trouvé son neveuet sa nièce nus sur une table et leur père était en compagnie d’une prostituée.

A trente-deux ans, la vie de Roland était un immense chaos. C'était, en maison d’arrêt, undétenu modèle, comme bien d’autres « délinquants sexuels ». Dans sa cellule, il s’occupait delongues heures à des travaux de conditionnement, cartonnage et pliage pour une foiscorrectement rémunérés. Des boîtes de parfum pour femme. Il avait surtout pu consulter unpsychologue du SMPR (service médico-psychologique régional). Avec lui, il avait fait le point surles dernières années de sa vie. Sa famille? A sa libération, un jour ou l’autre, il retournerait chezsa mère, son refuge, puisqu’il n’avait plus d’emploi ni de domicile. Elle était à la retraite et avaitacheté un magasin de vêtements pour sa fille. Sa vie professionnelle? Après avoir été renvoyéde l’entreprise publique qu’il avait si péniblement intégré, il avait végété dans de petits emploiséphémères, interrompus régulièrement par ses incarcérations. Vendeur au porte à porte,magasinier, télévendeur, agent de sécurité. De ce dernier poste, où Roland donnait pourtantsatisfaction, le juge de l’application des peines l’avait contraint à démissionner après avoir apprisqu’il avait menti sur son casier judiciaire. Non, il n’était pas vierge, et la justice ne pouvaitcautionner un tel mensonge alors qu’elle était chargée de le surveiller. Roland avait cessé detravailler, lassé, avant sa nouvelle arrestation, il vivait de maigres allocations de solidarité.

Sa vie amoureuse ? Roland avait bien débuté quelques relations mais elles s’étaientgénéralement terminées par une garde à vue. Qui aurait cru, lui qui n’avait pas connu de femmeavant ses vingt et un ans, qu’il entretiendrait une vraie liaison avec cette jeune femme de six ansson aînée? Il l’avait rencontrée dans le jardin du Luxembourg sur un banc. Quelques motséchangés sur leur vie. Elle l’avait écouté, s’était intéressée à lui. Etait-ce parce qu’elle étaitinfirmière en psychiatrie? Parce qu’elle tentait de l’aider de ses conseils de professionnelle? Ilsavaient passé des vacances ensemble et s’étaient vus par épisodes. Roland était amoureux. Ilcommençait à rêver de mariage et de paternité. Elle s’était d’ailleurs retrouvée enceinte de sesœuvres, mais elle avait fait une fausse couche. Il était sûr qu’elle l’aimait encore et ne voulait pasen démordre : après tous ces moments passés ensemble, toutes ces joies... Aujourd’hui elledisait qu’il n’en était rien, qu’une relation sexuelle n’engageait pas après tout. Elle était sur lepoint de porter plainte quand Roland avait été arrêté pour viol. Elle évoquait une hyper-excitationdifficilement supportable : « Il était obsédé par le sexe, toutes les occasions étaient bonnes pouravoir une relation. » Leur liaison était finie. Elle avait rencontré quelqu’un d’autre. La page étaittournée. Elle ne voulait plus entendre parler de Roland quand lui s’accrochait tant qu’il pouvait àcet amour tout neuf dans son cœur. Chacun sentait bien que cette relation était pour lui unechance inespérée. La rupture s’était mal passée, la violence de Roland avait resurgi. Il laharcelait, faisait des scandales devant chez elle, menaçait de s’en prendre à sa fille et lui écrivait,de prison, des lettres inquiétantes.

Roland avait été condamné, cette dernière fois, à une lourde peine de prison. L'affaire avait étéen définitive correctionnalisée. Le tribunal n’avait pas compris ses hésitations. Empêtré dans sonpropre questionnement, contestant à moitié les experts dont certains parlaient de perversité,Roland avait inquiété les juges. Niant sans nier, avouant sans avouer, il avait raflé lesinconvénients de toutes les postures. Le procureur de la République avait eu l’idée, terrible pourl’accusé, de joindre tous les précédents dossiers de condamnation. Tous ces tomes entassés là,

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bien en évidence sur le bureau d’audience, avaient eu un effet désastreux. Chaque étape duparcours de Roland était symboliquement présente. Le papier accusait moins fort que lesvictimes mais tous ces procès-verbaux, ces expertises, ces pièces de procédure pesaient lourddans le plateau de la balance. Que jeter de l’autre côté pour rétablir l’équilibre? Les expertsavaient disserté assez longtemps sur la dangerosité du prévenu, sans apporter d’éclairagedécisif, ni même s’entendre sur la définition du terme : dangerosité psychiatrique? Dangerositécriminologique? Ce genre de doute sémantique bénéficie rarement au prévenu. Le bon sens,plus qu’une quelconque science, conduisait à penser qu’un prochain tome ne manquerait pas decompléter bientôt les précédents. Qui pourrait faire changer Roland ? Quelle femme? Quelthérapeute? Quel médicament? Une peine de quatre ans avait été prononcée. Un « suivi socio-judiciaire » avait été ajouté : une nouvelle peine, créée quelques années plus tôt, en 1998, queles juges appliquaient jusque-là avec parcimonie, mais qui permet, une fois la peined’emprisonnement purgée, de suivre le délinquant pendant de nombreuses années. Pour Rolanddix années de ce suivi avaient été prononcés avec, en prime, nouvelle procédure, l’inscriptiondans un fichier qui recense notamment les délinquants sexuels et permet de les suivre à la tracetout au long de leur vie.

Après le prononcé de sa peine, Roland avait été dirigé vers un centre de détention où lenombre de délinquants sexuels allait croissant. La durée des détentions s’allongeait sans cesse :les cours d’assises étaient de plus en plus sévères envers cette population-là, les libérationsconditionnelles de plus en plus rares, les réductions de peines accordées au compte-gouttes...Comme dans la plupart des établissements pour peine, il n’y avait pas de service de psychiatriespécialisée. Les pathologies ne manquaient pourtant pas. Un médecin psychiatre venait del’extérieur pour assurer quelques vacations, il fallait parfois attendre longtemps pour obtenir unrendez-vous. Parler de « suivi » ou de « traitement » eût été une imposture. On pouvait certesacquérir deux ou trois qualifications dans cette prison : l’imprimerie, la plomberie... Apprendre unmétier pour l’exercer dans cinq, dix, quinze, vingt ans... Qui pouvait dire ce que serait le mondedu travail dans un avenir si lointain?

Roland avait effectué sa peine presque en entier. Il s’estimait heureux d’avoir gagné quelquesmois. L'opinion publique devenait implacable. A chaque procès retentissant, des sondagesparaissaient (« estimez-vous que M. X soit coupable? »), les journaux sollicitait les lecteurs, (« M.Y sera placé en libération conditionnelle demain. Réagissez sur notre forum »), des radiosdonnaient la parole aux auditeurs (« Ce matin, le sujet qui vous intéresse, chers auditeurs, lenon-lieu prononcé en faveur de M. Z. Appelez-nous et dites-nous ce que vous en pensez... »).Dans ces conditions, il y avait peu de clémence à attendre de la justice, et peu de courage desexperts.

A sa sortie de prison, Roland s’était retrouvé seul. Une sorte de pestiféré du monde moderne. Apart sa mère, à part le thérapeute, qui était obligé de le recevoir dans le cadre de l’injonction desoins, on ne pouvait pas dire que la société s’intéressait beaucoup à lui, si ce n’était pour l’épierdans ses déplacements. Ce psychiatre, chez qui il se rendait pour respecter la mesure de suivisocio-judiciaire, était d’une amabilité sans égale. On sentait toute la bonne volonté qu’il mettait àexercer sa mission du reste bien mal payée. Mais il ne se passait rien. Roland aurait pu avoir lemême genre d’entretien avec un conseiller d’insertion. « Bonjour, bonsoir... Qu’est-ce que vousavez fait depuis la dernière fois ? Comment vous sentez-vous ? » Une sympathique visite decourtoisie.

A quoi servait ce suivi? Roland avait fini par confier sa déception au psychiatre. Le médecinl’avait alors orienté vers une des très rares consultations spécialisées de la région parisienne.Roland était prêt à tout. Le bracelet électronique, la castration chimique? Pourquoi pas, dumoment qu’on pouvait aussi l’aider à comprendre un peu sa vie.

DÉLINQUANCE SEXUELLE, TRAITEMENT ET RÉCIDIVE

Les moyens aujourd’hui déployés en France permettent une meilleure approche de la

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criminalité sexuelle. Pour quelque 40 000 affaires, traitées chaque année par la police et lagendarmerie, on compte environ 10 000 condamnations dont 1 700 prononcées par les coursd’assises. Les peines sont lourdes, plus lourdes que dans bien d’autres pays d’Europe : treizeans en moyenne pour les affaires jugées en assises et vingt-neuf mois pour les délits jugés parles tribunaux correctionnels. Plus de 8 000 personnes purgent actuellement une condamnationpour ce genre d’affaires, auxquelles il faut ajouter toutes celles qui ne sont pas encore jugées etse trouvent en détention provisoire.

Les « délinquants sexuels » constituent une population très disparate puisque les infractionsregroupées vont du viol à l’exhibition, en passant par la pédophilie (agressions ou atteintessexuelles sur mineur)... Les taux de récidive surprennent par leur faiblesse.

Une enquête menée sur des personnes libérées de prison en 1996-1997 afin de déterminer sielles ont été à nouveau incarcérées dans les cinq années suivantes révèle que le taux de nouvelemprisonnement est sensiblement plus bas pour les auteurs d’infractions de nature sexuelle, cequi ne correspond pas à ce qu’imagine l’opinion publique : 11 % de retour en prison, contre 41 %toutes catégories d’infractions confondues.

La France s’est dotée en 1998 d’une législation spécifique, la loi 98-458 du 17 juin 1998 « surla répression des infractions sexuelles et la protection des mineurs », dont les principes fontl’unanimité même si son application est aujourd’hui encore problématique. Le but affiché dulégislateur est de faire suivre le délinquant après sa sortie de prison afin d’éviter la récidive. Ce «suivi » est une véritable peine, prononcée au moment du jugement mais dont l’effet est différé aumoment de la remise en liberté. Il peut prendre des formes variables : toute une série de mesuresde surveillance et de soins est prévue. La plus novatrice est l' « injonction de soins », l’obligationde se faire soigner. Un poste de médecin coordonnateur a été créé pour permettre unecollaboration entre l’institution judiciaire et le monde médical ou thérapeutique. En cas deviolation de ses obligations, la personne placée sous suivi socio-judiciaire peut être condamnéeà une peine fixée préalablement lors du jugement qui avait prononcé la mesure. Un millier desuivis socio-judiciaires sont prononcés désormais chaque année, 400 par les cours d’assises(près du quart des affaires) et 600 par les tribunaux correctionnels (à peine 6 %). La durée de cesmesures est en moyenne de cinq ans et trois mois pour les délits et sept ans pour les crimes.Mais les dernières lois votées ont progressivement allongé la durée de ces suivis qui peutdésormais, dans certains cas, être à vie.

La mise en œuvre de cette réforme spécialement dédiée aux récidivistes a été lente. Lespouvoirs publics n’ont pas investi les moyens nécessaires. La rémunération d’un médecincoordonnateur, 427 euros par année et par personne suivie, explique en partie le peu decandidats. Certains tribunaux manquent encore de médecins coordonnateurs et de thérapeutes,en raison notamment de l’insuffisance des effectifs en psychiatrie publique et de leur inégalerépartition sur le territoire. Il ne s’agit plus à présent de voter des lois, mais de faire fonctionner unmécanisme qui réclame des compétences et un budget.

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CHAPITRE 7

Cracker

Vingt-six avril 2006. Jour de ses quarante et un ans. Ses vieux amis s’étaient réunis : l’huissier,l’avocat, le président. Les mêmes qu’il y a trois mois. Ah! Le procureur avait changé. Peut-êtrebien les assesseurs aussi. Au fond de la salle, les retraités du mercredi.

François, maigre, squelettique plutôt. Un grand échalas d’un mètre quatre-vingt-dix, le visagecreusé, les yeux enfoncés dans les orbites, le cheveu rare et sale. A lui seul, il résumait vingt ansd’histoire de drogues, du sida et de son traitement. Il en portait les stigmates sur tout le corps,comme tant d’autres qui racontent apparemment la même vie tout au long de ces audiences decomparution immédiate. Certains jours, il arrive que tous les prévenus soient en état de manque,ou presque. La dignité de l’audience est sauve grâce au Subutex, à la méthadone ou à unantidépresseur quelconque. Les blouses blanches pourraient remplacer les robes noires. Noussommes dans une annexe de psychiatrie, avec les crises, les cris, les corps qui se tordent ou sefigent, les yeux qui se perdent, la pensée ralentie ou naufragée. Avec ceux qui sombrentcomplètement, épuisés, affalés ou couchés sur le banc, à bout, incapables de se tenir deboutface à leurs juges et qu’on fait repartir en appelant les pompiers. François, lui, avait pris sa dose àtemps. La bouche pas trop pâteuse, les yeux pas trop vitreux, il tentait d’être là, présent à sonprocès, déplié dans le box, appuyé sur ses bras filiformes couverts d’anciennes cicatrices. Sonavocat lui avait dit de dissimuler ses mains, informes, rougeoyantes, boudinées, repoussantes.Des mains de cracker. François était passé au crack depuis trois ans : moins cher, plus fort. Audébut, par habitude, il se l’injectait. Puis il avait fait comme tout le monde, il fumait. En coupantles cailloux, les galettes, dans la précipitation et l’obscurité, le cutter taillait parfois dans la chair.Mais surtout la chaleur de la combustion lui brûlait les doigts. Ils étaient parsemés de crevasses,de coupures, d’ampoules...

François avouait rarement. Non, il n’avait pas vendu de galette de crack. Les policiers s’étaienttrompés. Le rapport était pourtant clair. Franck avait été arrêté dans une de ces rues du XVIIIe

arrondissement tristement célèbres pour le commerce de drogues en tout genre, essentiellementle crack. La population se plaint. Les parents, les enfants ont envie de se promenertranquillement dans le square Léon, souvent encerclé par les consommateurs ou les dealers.Dans la journée, ils sont là, assis près des entrées, en grappes. Ils attendent, ils surveillent, prêtsà déguerpir à la première voiture suspecte. Les pétitions pleuvent au commissariat, à la mairie,chez le procureur... Certains habitants se sont constitués en association et sillonnent le quartier.Les patrouilles de police se montrent tant qu’elles peuvent. La demande est si forte, le commercesi florissant, les toxicomanes si nombreux... A deux heures du matin, rue Myrha, il n’y a guère quedes acheteurs et des dealers, quoique la distinction soit plus juridique que réelle : les rôles sontfacilement interchangeables. Qui ne revend pas un peu, un jour ou l’autre ? Comment financer saconsommation, à ce prix? Dix euros le caillou, vingt la galette. Et les tarifs peuvent monter. vingt-cinq, trente euros, quand la demande est forte, quand les prostituées ont un peu plus d’argent,quand le RMI tombe, en début de mois. Rares sont ceux qui se contentent d’une prise. Le crack,c’est l’envie de retrouver le plaisir, l’envie d’en reprendre, ce que les spécialistes appelle le «craving ».

« Ce que je faisais là-bas, monsieur le Président? J’allais chercher du chocolat !

— Tiens, vous aviez oublié d’en parler pendant la garde à vue !

— Ils ne m’ont pas posé la question !

— Evidemment, vu comme ça ! Mais vous aviez dit que vous alliez voir “des potes” !

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— C'est vrai, j’ai vu des potes, mais au départ, c’était pour ma femme, vous savez... elle est

enceinte et elle avait eu envie... Alors j’ai été chez l’Arabe du coin !

— Mais on n’a pas trouvé de chocolat sur vous !

— J’ai pas eu le temps ! Les policiers m’ont arrêté ! »

La brigade des stupéfiants avait mis en place un dispositif « en hauteur », de façon à dominerl’entrelacs des rues. Derrière leurs jumelles, dans un appartement anonyme du quatrième étage,ils notaient les moindres faits et gestes suspects. Une procédure payante à tous les coups, envingt-quatre heures l’affaire est bouclée. Il faut en faire, de ces dossiers qui remplissentrapidement les colonnes statistiques. Le dispositif est connu, mais les drogués tombent dans lepiège comme des mouches. Il est bien sûr plus long et plus difficile de remonter les filières –planques, écoutes, filatures et tous ces moyens qu’on déploie plus souvent dans les films quedans la réalité. Encore faudrait-il avoir le temps.

Ils avaient vu François se faire aborder par deux toxicomanes. Scène habituelle : un billet debanque contre « un petit sachet ressemblant à une dose de stupéfiant ». L'échange à peineterminé, les acheteurs avaient été interpellés : l’un d’eux avait jeté la drogue par terre. Mais unefois en garde à vue, il n’avait apparemment pas hésité à reconnaître les faits et à dénoncer sonvendeur. François, lui, niait. C'est vrai qu’il n’avait pas été arrêté sur-le-champ, peut-être vingtsecondes après la transaction.

« Il y avait d’autres dealers, monsieur le Président. Je ne sais pas ce qu’ils lui ont promis à cecamé ! Je ne sais pas ce qu’ils ont manigancé. De toute façon, ils m’en veulent, ils veulent mefaire tomber. Voilà ! »

L'avocat de permanence essayait de jouer sur quelques détails. Son client ne portait pas deblouson noir comme inscrit au procès-verbal de surveillance : il était bleu. Sur lui les policiersn’avaient trouvé qu’un billet de vingt euros, quand l’acheteur parlait d’un prix de trente euros. Leprincipal accusateur n’était pas là. Les soi-disant clients n’avaient même pas été convoqués àl’audience. Que s’était-il passé réellement lors des auditions de police? N’avait-on pas affaire àun indicateur patenté ? Une défense courageuse, mais un peu pathétique. Car ces questionsn’avaient pas posé de problème de conscience au tribunal lors de son délibéré. Des histoirescomme celles-là, il y en avait tous les jours. Comment ne pas faire confiance au rapport depolice? Qui oserait convoquer un témoin à charge dans ce genre de dossier? L'ordinaire descomparutions immédiates n’autorise pas un luxe de débats. Le président avait posé quelquesquestions à François, avait même écouté ses réponses sans l’interrompre. C'était déjà beaucoup.François sentait qu’au milieu de la nuit, mieux valait ne pas trop chipoter, répondre par phrasescourtes, nier mais sans excès, juste pour le principe, surtout ne pas énerver des magistrats, dontl’épuisement et l’exaspération se lisaient dans leurs courtes questions agacées ou dans lesilence impatient des assesseurs. Le procureur ne s’était même pas levé et, les bras au ciel, dansun profond soupir, avait requis une peine d’un an de prison.

Le casier judiciaire de François déclinait à sa façon vingt ans de dérive. Une ennuyeuselitanie. Un coup d’œil à la première page puis, soupesant le document, le président le survolait àgrand renfort de grimaces, improvisant une synthèse égayée de morceaux choisis, les peines lesplus lourdes. La dernière condamnation... Le regard se levait, les sourcils froncés. « Ah ! Oui ! Il ya trois mois ! Un mercredi aussi ! Je me souviens de vous !... C'était un peu pareil ! » Le pire pourun récidiviste : réveiller la mémoire du magistrat. Ce n’est pas seulement la justice qu’on attaque,c’est l’amour-propre du juge qu’on irrite.

François, ce jour-là, avait été condamné aux alentours de vingt-trois heures à huit moisd’emprisonnement ferme pour cession de stupéfiant. Il n’avait pas à se plaindre : le tribunal luiavait consacré près d’une quinzaine de minutes d’audience.

Dans le casier judiciaire d’un toxicomane récidiviste, il est peu question de consommation.Celui de François ne mentionnait qu’une seule infraction d’usage de stupéfiant, au début de sacarrière : il avait pris six mois ferme, une lourde peine pour un simple délit d’usage. Mais cette

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sévérité cachait une longue patience des juges : François, comme beaucoup de toxicomanes,avait été interpellé plus d’une fois en possession de petites quantités de drogues. Cannabis puishéroïne et, désormais, le crack. Il était un habitué des « injonctions thérapeutiques », cesprocédures diligentées par les procureurs de la République et réservées aux personnes arrêtéespour simple usage de stupéfiants. Elles évitent les poursuites devant le tribunal à la condition quel’usager accepte le traitement proposé. L'épaisseur peu commune du dossier de Françoismontrait leurs limites. Ses interpellations étaient de plus en plus fréquentes depuis qu’il étaitpassé au crack : parfois deux, trois fois par mois. Le procureur de la République avait fini par selasser, et l’arrestation de trop avait expédié ce toxicomane impénitent devant le tribunal avec unrapport au vinaigre.

François poursuivait deux carrières parallèles, si l’on peut dire. Celle de délinquant et celle detoxicomane, étroitement imbriquées. La première lui avait valu de fréquenter à peu près toutes lesprisons de la région parisienne. Très rapidement, pour pouvoir financer sa consommation, ils’était mis aux cambriolages et, parfois, il revendait une partie de ses doses. Un parcourstristement classique. Son passé judiciaire était lourd. Le vol y était décliné dans nombre de sescirconstances aggravantes : à plusieurs, avec violence, avec escalade, agrémenté de temps àautre par un recel ou une escroquerie. Sous l’habillage juridique, la réalité était celle d’un solideancrage dans la délinquance. François s’était peu à peu lié à tout ce que son quartier comptait depire puis il avait largement augmenté son carnet d’adresses à Fleury-Mérogis et à Fresnes. Saréputation dans ce milieu n’était pas des meilleures. Trop « accro » pour être fiable, trop maladroitpour être distingué. Lui-même n’avait pas d’autre ambition que l’autofinancement de sa drogue. Ilopérait seul le plus souvent. Ces vols étaient d’une rentabilité douteuse mais François ne s’enrendait pas compte; il ne voyait aucun autre moyen de se procurer rapidement un peu d’argent. Ily a belle lurette que sa famille ne lui prêtait plus un sou. La revente de ses maigres butins étaitdésespérante. Il fallait au moins un écran plasma ou un bijou rare pour espérer gagner un peuauprès des receleurs professionnels. A lire ainsi l’histoire judiciaire de François, on pouvait lecroire kleptomane. Mais deux fortes condamnations pour cession de stupéfiants – douze et dix-huit mois d’emprisonnement – éclairaient le tableau. François n’avait vraiment rien d’un « grosbonnet » de la drogue. A chaque fois les quantités étaient minimes : quelques grammesd’héroïne, mais elles suffisaient à attiser la sévérité des juges. Autant l’histoire, la maladie et,d’une certaine façon, la toxicomanie de François-le-voleur pouvaient les émouvoir; autant, ellesleur indifféraient absolument face à François-le-trafiquant.

Son histoire, les juges l’ignoraient la plupart du temps. Une fois expédié le casier judiciaire, ilsen avaient fini avec « la personnalité ». On pouvait passer à la seule chose qui comptait,l’infraction. Et quand ils en savaient un peu plus, rien ne permettait de dire ni ce qu’ils en avaientpensé, ni ce qu’ils en avaient déduit. En glanant dans quelques dossiers, on pouvait à peu prèsreconstituer cette vie pourtant assez courte. Ce que l’on retenait généralement, ce qui frappait leplus, c’était le décès de sa mère, d’un accident de la circulation, lorsqu’il avait à peine deux ans.On se doutait bien que cette absence immense avait dû perturber l’enfant. Tout comme la mort deson frère aîné, à l’adolescence, d’une overdose d’héroïne. Ces malheurs n’expliquaient rien,n’excusaient rien. Sur ces trous noirs, chacun mettait les mots qu’il pouvait. Peu de motsgénéralement. François n’avait jamais été examiné par un expert. Il avait pris l’habitude de lamort qui s’invitait régulièrement dans ses alentours. L'héroïne et le sida, non contents de lui avoirenlevé son frère, avaient décimé ses meilleurs amis. Il se savait condamné à se soigner toute savie, condamné aussi à de multiples maladies que sa faiblesse favorisait. Ses incarcérationssuccessives n’arrangeaient rien, mais elles avaient fini par avoir raison de son couple.

Qu’il ait pu partager sa vie chaotique pendant dix ans avec une compagne en étonnait plusd’un, François le premier. Il l’avait vue partir avec leurs deux filles de trois et six ans, à bout,exténuée par la somme des malheurs qu’il faisait s’abattre chaque jour sur leur famille. Il fautsavoir ce qu’est une perquisition à l’heure du laitier, il faut voir ce qu’il reste d’un appartementaprès le passage de la police à la recherche de stupéfiants. Comment expliquer à des enfantsterrifiées le départ de leur père menotté? Comment expliquer ses absences interminables ? Lesrares efforts de François pour trouver un emploi entre deux incarcérations ne compensaient rien.D’autant que, depuis le crack, il était de plus en plus fatigué, incapable de respecter le moindre

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rendez-vous. Elle ne l’avait plus reconnu lorsque, pour la première fois, à sa sortie de prison, ilavait levé la main sur elle. Elle avait fait ses bagages le soir même en emmenant les enfants.

Il ne restait plus à François que le soutien des soignants. Il en avait déjà épuisé plus d’un etavait connu toutes les formes possibles d’hospitalisation, de cure, de post-cure, de suiviambulatoire... Mais aujourd’hui qu’il en était au crack, la « drogue du pauvre », il devenait de plusen plus difficile de l’aider. Comme beaucoup d’autres, il n’avait pas pour autant renoncé aucannabis. Il prenait toujours allégrement de l’alcool et mélangeait ce qu’il trouvait en fonction del’arrivage et de ses ressources. Depuis trois mois, François vivait avec une nouvelle compagnerencontrée aux urgences de Lariboisière. C'est là qu’il finissait généralement ses overdoses. Elley venait après avoir été battue comme plâtre par son concubin. A leur sortie, trois jours plus tard,ils s’étaient découvert une passion commune, le crack, et la passion tout court. Elle ne savait pasoù aller; ses parents ne supportaient plus ses vols permanents – il fallait tout surveiller, toutcacher – et ses incarcérations à répétition. Le couple avait été pris en charge dans le cadre d’unprogramme d’aide aux « crackers ». Une association leur payait l’hôtel et les aidait dans leursmultiples démarches. François allait de temps à autre dans un centre d’accueil et de soinsspécialisé dans le traitement des crackers. Sa nouvelle compagne, plus jeune, n’avait jamaisconsulté, malgré deux tentatives de suicide et trois overdoses. La prise en charge du couple nefacilitait pas la tâche des soignants et des accompagnateurs : quand l’un voulait vraimentdécrocher, l’autre hésitait encore. Le plus difficile à gérer était la violence du couple. L'idylle étaitrude, les bagarres incessantes. Lors d’une dispute plus brutale qu’à l’ordinaire, l’hôtelier, pourtanthabitué à ces clients difficiles, avait appelé la police qui avait trouvé plusieurs doses de crack ettout le matériel du fumeur, le cutter, les pipes de fortune, les doseurs de pastis... François avaitrepris le chemin du tribunal de Paris et du service des injonctions thérapeutiques pour un énièmerappel à l’ordre. L'association avait décidé de ne plus payer une chambre commune mais detenter une prise en charge séparée. Le médecin du centre de soins avait alors convoquéFrançois. Il maigrissait de plus en plus. On pouvait même dire qu’il ne lui restait plus que la peauet les os. Les dernières radios montraient des lésions neurologiques du cerveau.

TOXICOMANIE, TRAITEMENT ET RÉCIDIVE

Toxicomanie, alcoolisme : deux addictions aux conséquences légales fort différentes. L'une,pénalisée systématiquement, quelle que soit la drogue en question, l’autre, considérée commeune infraction dans quelques circonstances seulement.

Le cannabis, un stupéfiant parmi d’autres pour la loi, doit pourtant être envisagé de façonspécifique, notamment sur le terrain de la récidive. La consommation en est si répandue que larépression de l’usage et, a fortiori, de la récidive d’usage semble procéder d’une ignorancedélibérée de la réalité. Toutes les données publiées ces dernières années montrent unaccroissement important de sa consommation dans toutes les couches de la société, et enparticulier chez les jeunes, qu’il s’agisse d’expérimentation ou de consommation répétée. 4millions de consommateurs dont 1,2 million de réguliers, la part des 15-24 ans sur la totalité desconsommateurs étant, en France, la plus élevée des pays d’Europe. Ces chiffres sont à mettre enrapport avec le nombre des arrestations, 155 900 en 2006, et des condamnations, 8 439, en2004, pour usage de stupéfiants.

L'article L. 3421-1 du code de la santé publique punit toujours d’un an d’emprisonnement et de3 750 euros d’amende l’usage simple de stupéfiants (quel que soit d’ailleurs le type de stupéfiant,cannabis ou crack). La loi sur les peines planchers n’est pas applicable à cette infraction. Leschiffres de la récidive en la matière n’ont aucun sens. L'annuaire statistique de la justice nousapprend que, pour l’ensemble des personnes condamnées en matière de stupéfiants (la masse «consolidée » de ceux qui vendent ou consomment ou trafiquent), le taux de récidive (au sens deprécédente condamnation dans les cinq années avant l’infraction) est de 11,1 en 2003 et de 10,2en 2004 alors que la moyenne est de 31,1 pour l’ensemble des délits.

Ces données, peu significatives, sont en outre faussées par l’existence d’une mesure,

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antérieure au jugement, et qui, la plupart du temps, l’évite : l’injonction de soins. Cette procédureest à la disposition de l’ensemble des magistrats mais elle est utilisée, pour l’essentiel, quoiquetrès peu, par les procureurs de la République. 3 606 injonctions thérapeutiques étaientordonnées par les procureurs en 2000. 5 464 en 2004. Ces chiffres sont infiniment bas parrapport à la masse des toxicomanes. Mieux vaut consulter la littérature médicale qui permet decomprendre ce qu’est une addiction, une accoutumance, une dépendance, phénomènes qui sontà l’origine d’une forte criminalité – revente et trafic de stupéfiants, mais aussi vols en tout genre,violences – et d’une récidive conséquente.

La loi n° 2007-297 du 5 mars 2007 « relative à la prévention de la délinquance » a modifié lalégislation sur l’usage de stupéfiants. La notion de cure de désintoxication est ainsi supprimée,remplacée par celle de surveillance ou de traitement médicaux, censée prendre en compte ladépendance physique mais aussi psychique. Un médecin-relais est institué, « passerelle » entreles autorités judiciaires et sanitaires.

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CHAPITRE 8

Interdit de territoire

Début 2006. Kavungu B. avait donné sa véritable identité dès son arrestation. Une fois n’étaitpas coutume. On se souvenait l’avoir vu changer à trois reprises de nom et, conséquemment, depère, de mère, d’enfants, de religion, de pays... en une seule audience : une audience de « 35 bis», selon le jargon judiciaire, où l’on « juge » les étrangers placés dans les centres de rétention,sur le point d’être reconduits à la frontière. Ce jour-là, Kavungu avait été jugé bon pour le départmalgré toutes ses années passées en France. Ses avatars successifs, ses « alias » selonl’expression policière, n’avaient pas arrangé son cas. Ils l’avaient même suffisamment compliquépour que l’administration ne sache plus où l’expédier et le renvoie à son sort inextricable declandestin. Ses identités d’emprunt remplissaient la première page de son casier judiciaire avantque ne débute la longue litanie de ses condamnations. La justice, rendue prudente, ne parlaitplus de « Monsieur Kavungu B. » (ou plutôt de « Kavungu B. » car on ne dit jamais « Monsieur »dans les procès), elle se contentait de condamner « X se disant Kavungu B. ».

X était cette fois-là poursuivi pour une belle brochette d’infractions : séjour irrégulier, violationd’une mesure de reconduite à la frontière, prise du nom d’un tiers, recel, escroqueries, fauxdocument administratif et usage de faux, de surcroît, pour la plupart de ces délits, « en état derécidive légale », circonstance aggravante que le procureur de la République relevait désormaissystématiquement sur instruction du garde des Sceaux : elle permettait, déjà à cette époque-là,de doubler la peine encourue qui pouvait aller, en l’espèce, jusqu’à dix ans.

L'employée de la banque avait eu un doute en observant la carte d’identité de « M. Michel B. »venu faire un simple retrait de cent euros. La photographie correspondait. Le client était connu, ilavait ouvert le compte trois mois plus tôt. Le solde était créditeur. Un salaire de peintre enbâtiment arrivait chaque mois, la banque n’avait rien à redire. Mais le tampon présentait unbosselage légèrement irrégulier. Kavungu avait attendu une dizaine de minutes, le temps d’une «vérification » ; il se doutait de la suite des événements mais n’avait pas envie de s’enfuir. Lecommissariat, alerté aussitôt par téléphone, avait vérifié rapidement : Michel B. avait été victimedu vol de ses papiers. La carte d’identité était sûrement un faux. Les enquêteurs étaient arrivéssans tarder. Kavungu avait eu le temps d’appeler sa compagne : qu’elle ne l’attende pas ce soir,il ne rentrerait sûrement pas. Et son employeur : pour la première fois, il était malade.

Kavungu avait trouvé un vrai travail, avec un vrai contrat et un patron très content de lui qui nedemandait qu’à le garder : Kavungu était un employé modèle, ne se plaignait jamais, abattait letravail de deux, n’était pas syndiqué et ne lésinait pas sur les heures supplémentaires. Mais pourtrouver cet emploi, il avait fallu se procurer des papiers. Kavungu avait payé deux cents euros, leprix ordinaire, à Château-Rouge, ce quartier de Paris où l’on trouve de tout pas trop cher, fauxpapiers, chéquiers volés, cartes bancaires trafiquées, yescards (ces cartes contrefaites qui disenttoujours « oui » quel que soit le code tapé)... La carte d’identité avait été délivrée dans les vingt-quatre heures. Kavungu ne savait pas s’il s’agissait d’un faux intégral ou d’une pièce d’identitévolée et légèrement retouchée. C'était le risque. En cas de carte volée, donc d’usurpation d’unevéritable identité, des recoupements étaient théoriquement possibles à tout moment. Une fois leprocessus engagé, les infractions s’enchaînaient d’elles-mêmes. Quand on est salarié déclaré,pour percevoir le chèque de paie, il faut avoir un compte bancaire. Mais ouvrir un compte sousune fausse identité, c’est commettre une escroquerie...

Pendant trois mois Kavungu, ou plutôt Michel B., avait pu travailler tranquillement, sans quepersonne remarque quoi que ce soit. Ni la sécurité sociale, ni la banque. Du moment que lecompte n’enregistrait aucun incident, la combine pouvait durer longtemps. Pendant trois mois, illui avait suffi, comme d’habitude, d’éviter les lieux chauds. Mais ceux-ci se multipliaient de jour

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lui avait suffi, comme d’habitude, d’éviter les lieux chauds. Mais ceux-ci se multipliaient de jouren jour. Dans ces quartiers du XVIIIe, du XXe, ailleurs encore, de plus en plus, les policierspresque tous les soirs procédaient aux contrôles d’identité rituels qui bondaient les centres derétention. Il faut être clandestin pour savoir ce qu’est un carrefour, une sortie de métro, tous cesendroits où de derrière un mur, une palissade, un angle de rue peut surgir à n’importe quelleheure du jour ou de la nuit une patrouille de police.

Il évitait soigneusement les abords de l’école de ses deux enfants. L'envie ne lui manquait pasde rencontrer leurs maîtresses dont il entendait parler tous les jours, mais c’était vraiment troprisqué. Sa mère était morte un an plus tôt. Bien sûr, il aurait voulu lui rendre un dernier hommage,mais comment prendre l’avion quand on n’a pas de papiers?

Le jour de cette nouvelle arrestation, tout s’écroulait d’un coup et la note était sévère.Escroquerie, évidemment (la banque lui demandait cent cinquante euros de dommages. intérêtspour « atteinte à son image »). Escroquerie en récidive en plus, car Kavungu avait déjàauparavant ouvert des comptes dans d’autres banques sous de fausses identités et avait étécondamné. Il ne chercha même pas à expliquer que la banque n’avait subi aucun préjudice, queson argent, lui, n’avait pas de couleur. La jurisprudence était impitoyable.

Le procureur de la République lui reprochait aussi de n’avoir pas respecté les innombrablesinterdictions du territoire français prononcées contre lui. Ces interdictions-là, les « ITF » dans lelangage des tribunaux, Kavungu les collectionnait plus que d’autres. Dix ans auparavant, il avaitquitté le Zaïre, en passe de redevenir la République démocratique du Congo, pour poursuivreses études en France avec, en poche, une licence en droit. Ce qui étonnait toujours les juges decorrectionnelle, quand ils voulaient bien y prêter attention. Comment peut-on être zaïrois, oucongolais, sans papiers, récidiviste, et licencié en droit? Sans aucune aide, obligé de travaillertout en allant à la faculté, il n’avait pas vraiment brillé en doctorat. Quelques échecs plus tard, sontitre de séjour n’avait pas été renouvelé. Il avait alors pensé regagner son pays. Une premièremesure de reconduite à la frontière avait été opportunément prononcée à cette époque. Il n’avaitrien fait pour s’y opposer. Mais de retour au Congo, il avait été pris dans les troubles politiques etla guerre civile. Des millions de morts en quelques années, des massacres en série, les piresexactions, des viols, des tortures, sans compter les famines. Une vraie guerre dont les Européensn’ont généralement pas idée. Son père, un commerçant de Kinshasa, qui militait dans un partid’opposition, comme lui, avait été tué lors d’une échauffourée. Ses deux frères avaient disparu.Autant revenir en France, lui avait conseillé sa mère.

Il n’avait pas longtemps hésité, si ce n’est sur les moyens de gagner l’Europe. Après quelquesfrontières franchies en contrebande, il s’était retrouvé en Mauritanie d’où, disait-on, on pouvaitsans trop de risques s’embarquer pour l’Espagne, plus exactement pour les îles Cana-ries. Lepeu d’économies qu’il avait amassées et tout ce que sa mère avait pu trouver y étaient passés.Ce voyage-là, personne n’en avait entendu parler. Pas de gros titres dans les journaux, ni dephoto de corps échoués sur une plage ou d’embarcation remplie jusqu’à la gueule, et pourtant ilétait gravé à tout jamais dans la mémoire de Kavungu. Ils étaient partis à vingt-sept. Sept étaientarrivés. Sur la pirogue à moteur avaient pris place des ressortissants de plusieurs pays, desMaliens, des Nigérians, des Guinéens... Des hommes, trois femmes, un enfant. Départ de nuit,sur une plage inconnue. Des heures et des heures de navigation. Une mer incertaine, desnavires aperçus de loin, comme autant de dangers. La faim, la soif qui tenaillent toujours plus. Etla peur qui ronge le ventre à chaque instant, impossible à tromper. A quelques encablures de lacôte espagnole, des vagues de plusieurs mètres avaient fait chavirer la pirogue. Tous nesavaient pas nager. Lui peut-être. Il avait farouchement envie de vivre.

Arrivé finalement en France, sa décision était prise. Irrévocable. Il ne retournerait jamais enAfrique. Il ne prendrait jamais le chemin du retour. Plutôt mourir ici. Une demande d’asile avaitété déposée aussitôt auprès de l’OFPRA (Office français de protection des réfugiés et apatrides).Il avait expliqué les malheurs de sa famille, la mort de son père, la fuite de ses frères, sesengagements... L'administration ne s’était pas contentée de lire son dossier. Il avait eu la chanced’être entendu par ce qu’on appelle un « officier de protection », mais sa demande avaitfinalement été rejetée, faute de preuves formelles. Il est vrai qu’il ne justifiait pas de l’adhésion àun parti politique, qu’il n’avait pas emporté sa carte. Aucune trace de blessure ou de torture, pas

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de témoignage précis. Même la commission des recours en appel avait repoussé ses arguments.Kavungu en avait été mortifié. Qui donc pourrait le croire? Il avait bien vu, tout au long del’instruction de son dossier, qu’on le prenait pour un menteur, que les questions étaient toujoursde celles qu’on pose à un suspect. « Questions pour un champion », parmi d’autres : il fallaitconnaître le nom des grandes artères de Kinshasa, l’identité des principaux opposants politiques,la date de tel soulèvement... Cette culpabilité-là, il ne voulait pas l’endosser. Il ne retournerait paslà-bas. La prison ici ou la mort au Congo, le choix était facile. Apparemment.

C'est alors qu’il avait changé d’identité aussi souvent que de chemise. Ses déguisementspayaient rarement. La comparaison des empreintes digitales le confondait presque toujours. Iléchouait généralement dans un centre de rétention. Il en avait connu plusieurs. Ceux de la régionparisienne essentiellement, Le Mesnil-Amelot, Vincennes. Paris aussi, avant qu’il ne soit fermé.Ce cul-de-basse-fosse qui prospérait sous les lambris de la Cour de cassation faisait alorspousser les hauts cris. Il avait lu un jour une déclaration d’un commissaire européen aux droits del’homme qui osait dire que, de sa vie, sauf peut-être en Moldavie, il n’avait vu un centre pire quecelui-là : « C'est affreux, les gens s’entassent dans un sous-sol sur deux niveaux, sans aération.Ils se promènent dans une cour minuscule grillagée de tous côtés... » A croire que ces bonnesâmes n’avaient jamais visité un squat, qu’ils n’avaient jamais entendu parler des conditions devie des clandestins en France.

Kavungu s’intéressait à l’actualité française, comme la plupart des Africains de sa communautéqui discutaient passionnément des moindres soubresauts électoraux, des plus petites phrasesdes hommes politiques. Il avait suivi les débats sur la double peine (la reconduite à la frontièrequi s’ajoute à la peine) et avait entendu dire qu’elle était supprimée. A lire son casier judiciaire,c’était un mensonge patent. Dix interdictions du territoire avaient déjà été prononcées, toujoursen audience de comparution immédiate. La simple addition de toutes ces mesures prononcées àson encontre dépassait largement la durée de son séjour en France : vingt ans d’interdiction duterritoire au total depuis dix ans. Sept fois il avait été condamné à des peines de prison pour avoirviolé ces interdictions : « délit de soustraction à une mesure de reconduite à la frontière ».

Ces audiences de comparution immédiate se ressemblaient toutes. Kavungu avait l’impressionde revivre sans cesse les mêmes scènes. Il devenait de plus en plus étranger à ses procès. Peut-être mieux placé que les autres dans la salle, il en était un spectateur supplémentaire. Les jugeseux-mêmes semblaient gagnés par une étrange lassitude, comme si son cas les poussait àl’incrédulité ou à la désespérance. Le plus souvent, en fait, à l’indifférence. Il finissait parconnaître tous les substituts de la section des flagrants délits, tous les psychologues chargés d’ «enquêtes sociales rapides » censées éclairer sa personnalité et proposer d’improbablessolutions « alternatives à l’emprisonnement ». Tout le monde jouait son rôle sans beaucoup deconviction, chacun à sa place, lui à la sienne. Après les attentes interminables à la souricière,dans les boyaux du tribunal, il débarquait généralement le soir, parfois la nuit, voire au petit matindans les enceintes boisées de la 23e chambre entre deux gendarmes. Il se serrait dans un boxqui puait la sueur et la misère à côté des toxicomanes, des alcooliques, des malades, d’autresétrangers et attendait son tour, sans empressement ni illusion.

Il n’avait pas grand-chose à dire. Oui, évidemment, il était toujours en séjour irrégulier. Non, iln’était pas parti. Oui, il avait eu connaissance des décisions d’interdiction. Non, il n’avait pasl’intention de quitter la France. Non, il ne regrettait pas vraiment. Sobre. Sans longs discoursenflammés sur la misère, la guerre, l’angoisse de vivre... comme il en entendait tant dans cetteenceinte et qu’il écoutait en souriant tristement. Il avait eu très vite l’intuition qu’il valait mieux nepas énerver les juges. Inutile de parler de son passé, il n’intéressait personne. Aucune questionne lui était jamais posée sur sa vie au Zaïre, sa famille, le voyage, la pirogue... Le tribunal,d’habitude, s’en tenait étroitement aux faits : il savait qu’il devait partir, il était resté en France,l’infraction était constituée. Dans une société qui s’intéresse tant aux victimes, Kavungu n’avaitpas le bon profil. Ce qu’il avait subi là-bas, en Afrique, si loin, ne comptait pas. Il avait au moins lachance de parler français, de comprendre les questions, quand tant d’autres baragouinaient unedéfense incertaine. Autant ne pas abuser de cette aubaine.

Des procureurs, il en avait vu toutes sortes : les blasés qui se levaient à peine et requéraient de

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la prison, au mois ou à l’année, les yeux au ciel, sans même le regarder. Quelques acharnés quile tançaient pour sa détestable obstination à défier l’Etat français bien trop compréhensif enversces étrangers dont la délinquance accroissait chaque jour davantage le sentiment d’insécurité,etc., etc. Des gênés aussi, qui, après avoir aperçu sa compagne tenant l’un de ses jeunes enfantscontre son sein, murmuraient rapidement : « application de la loi ». Heureusement, il y avait lesavocats, des jeunes souvent, très jeunes même, un code tout neuf en main, fraîchement sortis deleurs études, parfois spécialisés dans le droit des étrangers. Ceux qui courent un peu partout : autribunal de grande instance, au tribunal administratif, à l’OFPRA, à la préfecture, au commissariat,au centre de rétention... pour tenter d’éviter la prison, l’expulsion, la reconduite à la frontière,cherchant – souvent pour rien – la moindre faille dans des dossiers bâtis à la hâte.

Kavungu s’était retrouvé un jour à Roissy dans un vol en partance pour son pays via Bruxelles.Il n’avait échappé au rapatriement de force que grâce à la révolte d’une dizaine de passagers.Comme quelques milliers d’autres, il avait refusé d’embarquer. Il faut dire qu’il s’étaitméchamment débattu, qu’il avait crié de toutes ses forces avec la furieuse envie de mourir làplutôt que de partir. Les deux jeunes fonctionnaires de la police de l’air et des frontières avaientutilisé la technique du « pliage » : pour le maintenir sur son siège, ils l’avaient « plié » en deux, latête sur les genoux. Parmi les « GTPI », les « gestes techniques professionnels en intervention »,répertoriés par le ministère de l’Intérieur, cette méthode, qui a pu causer quelques morts, n’étaitpas encore prohibée. Des passagers, qui n’étaient peut-être pas au fait de la « technique »policière, s’étaient émus de ces cris. Certains s’étaient levés, avaient apostrophé lesfonctionnaires en leur disant vertement leur façon de penser. Une pagaille indescriptible. Dans laconfusion personne n’avait pu déterminer qui avait fait quoi. L'avion n’avait pas décollé. Debraves gens s’étaient retrouvés en garde à vue. Kavungu, lui, avait repris le chemin de sachambre correctionnelle qui l’avait condamné sans coup férir à trois mois de prison ferme pours’être soustrait de nouveau à la mesure de reconduite à la frontière.

La vie de Kavungu le récidiviste, c’était donc surtout la prison. Les peines n’avaient jamais,jusque-là, dépassé l’année. La plupart du temps deux, trois ou quatre mois. Elles se terminaienttoujours avec un peu d’avance. Il n’y avait rien à reprocher à ce détenu. Il avait donc droit à sesremises de peine. Certes, c’était un « délinquant », mais il n’avait ni blessé, ni menacé, ni volé, niviolé qui que ce soit. Il était, pour les surveillants qui le voyaient chaque fois revenir avec autantde sympathie que de tristesse, « l’abonné ».

Ses amis, il les avait rencontrés plus souvent en cellule que près de chez lui. Neuf mètrescarrés, à deux, trois, quatre, ça crée des liens. Ses « codétenus » l’aimaient bien, le tenaient pourun sage, toujours là pour tenter d’apaiser les conflits ou raisonner les désespérés. La promiscuitén’est pas un remède contre la solitude. Pour les étrangers encore moins. Kavungu en avait connuque personne ne pouvait comprendre. Qui s’exprimaient dans des dialectes du fin fond del’Afrique. Des êtres coupés de tout et de tous. Il n’avait jamais autant parlé qu’avec eux. A demi-mot, à demi-geste. Il y avait les Nigérians, les spécialistes de l’escroquerie aux billets noircis, le «wash-wash », escroquerie « à la nigériane » qu’on appelle aussi « à la zaïroise » pour ne pasfaire de jaloux. Il se demandait toujours comment ils arrivaient à trouver tant de pigeons. A fairecroire à des gogos qu’ils rapportaient d’Afrique des sommes colossales mais en coupuresnoircies, par précaution. Il fallait payer le produit miracle pour blanchir les billets, un produit trèscher évidemment. Mais, vu la commission promise, beaucoup n’hésitaient pas à se fairesuperbement plumer. Il y avait aussi les trafiquants de stupéfiants. Du petit revendeur au grosdealer. Ceux-là, Kavungu s’en méfiait un peu : ils semblaient n’en avoir jamais fini de leurcommerce, malgré des peines terriblement lourdes. La prison n’était souvent qu’un cadresupplémentaire à leur activité. Il y avait ceux qui étaient partis un beau matin, qui avaient promisd’écrire à leur retour au pays et dont jamais il n’avait la moindre nouvelle. Ils s’en allaient tous lespoches vides, la honte au ventre. Il leur faudrait bien avouer qu’ils n’avaient pas fait fortune etinventer d’autres histoires que les foyers, les squats, la rue, la prison, l’hôpital. Il y avait tous lesmalades. Ceux qui ne comprenaient pas très bien ce qui leur arrivait, qui n’avaient jamais pu sefaire soigner par la médecine française. Ceux qui ne parlaient plus et ceux qui parlaient tout letemps, qu’on faisait taire à coups de médicament. Celui qui s’était pendu avec ses draps...

Quinze mois. La sentence était tombée. Enoncée comme un geste de clémence. Un cadeau? «

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Vous savez, la récidive, en ce moment c’est plutôt mal porté », avait ajouté le président, un bringoguenard. « La prochaine fois, ça risque d’être bien pire ! » Un an plus tard, Kavungu avaitfranchi la porte de Fleury-Mérogis. Il avait consulté un avocat spécialisé. Plus question derégularisation. Avec un tel casier, inutile d’espérer. Il fallait monter au plus vite un dossier pourobtenir le relèvement des interdictions du territoire, lequel n’était envisageable, selon la loi, qu’àcondition de retourner au pays ou d’être détenu. Détenu, sans être mauvais prophète, il le seraitbientôt de nouveau. Après tout il y avait sa femme et ses enfants. Car chaque jour, chaqueseconde que Dieu fait, Kavungu était en infraction. A chaque fois qu’il respirait l’air de Paris, ilrécidivait. Avec un peu de chance, il tomberait sur un juge un peu humain... Sa femme avaittrouvé un emploi depuis peu, un vrai. Titulaire d’un titre de séjour depuis maintenant six ans, elletravaillait comme femme de ménage, de nuit, dans un hôpital parisien, payée aux environs duSMIC. Lui, maintenant, pouvait garder leurs deux enfants de trois et cinq ans, qui étaient nés enFrance et y étaient scolarisés. Peut-être auraient-ils droit au « respect de la vie familiale », cettebelle expression qu’il aimait lire, jeune étudiant, dans les livres de droit?

Kavungu avait vu arriver la nouvelle loi sur la récidive avec terreur. Il en avait parlé à sonavocat. A la prochaine arrestation pour séjour irrégulier ou soustraction à une mesure dereconduite à la frontière, il pourrait certes présenter une requête en relèvement de ses ITF mais ilserait automatiquement condamné à un an ferme. S'il ouvrait un nouveau compte bancaire sousune fausse identité, il prendrait deux ans. A moins, comme la loi le permettait, que les juges nerefusent cette peine plancher en raison de « la personnalité de l’auteur » (mais que pourrait avoirde si particulier une personnalité dont tout le monde jusque-là s’était bien moqué?). Quant aux «garanties exceptionnelles d’insertion ou de réinsertion » également prévues par la loi, mieuxvalait ne pas y penser. La loi semblait avoir été faite pour lui et les autres sans-papiers. D’unclandestin, que peut-on espérer? Un squat quatre-étoiles? Une pièce d’identité un peu mieuxfalsifiée que d’habitude? Un travail au noir un peu plus foncé? Kavungu n’avait qu’à bien se tenir,s’enfoncer encore dans la clandestinité, se terrer davantage, raser les murs de plus près. Il avaitentendu les plus hautes autorités de l’Etat réclamer à cor et à cri leurs 25 000 reconduites à lafrontière. Le compte n’est pas bon, les policiers sont en retard, il faut mettre les bouchéesdoubles. La peur quotidienne s’était transformée en panique. Les journaux parlaient de cesétrangers qui tombaient des toits ou sautaient des fenêtres en essayant de fuir la police. Kavunguattendait son heure et sa peine plancher. Peut-être le juge accepterait-il, après, un relèvement?S'il avait le temps d’engager la procédure... Peut-être fallait-il venir avec sa femme, enceinte deleur troisième enfant?

LA DÉLINQUANCE DES ÉTRANGERS ET LA RÉCIDIVE

Il est impossible, en l’état, de connaître le taux de récidive des étrangers en France. Il n’existeaucune statistique en la matière. D’une manière générale, les statistiques concernant lesétrangers sont inexactes ou approximatives, la présence de clandestins, par définition peurepérables, faussant toutes les données.

On sait seulement qu’en 2005 la police a « mis en cause » 220 000 étrangers dont plus de lamoitié, 126 000, pour infraction à la loi sur les étrangers. Que la justice a condamné en 2004 66000 étrangers. Qu’il y avait, au 1erjanvier 2005, 12 742 étrangers détenus dans les prisonsfrançaises.

Ces étrangers commettent toutes sortes de délits, comme les Français. Mais il est unecatégorie d’infractions dans laquelle ils sont naturellement majoritaires, les infractions à la loi surles étrangers : ils représentent 99,06 % des personnes interpellées et 89 % des condamnées.

30 % des personnes condamnées à des peines d’emprisonnement pour infractions à la loi surles étrangers retournent en prison dans les cinq années suivantes, un taux supérieur de 11 % à lamoyenne générale. Le sort de beaucoup de ces condamnés, qui font l’objet d’une reconduite à lafrontière, fausse évidemment la logique des chiffres. La récidive est, pour l’essentiel, constituéepar la violation d’une interdiction du territoire ou d’un arrêté d’expulsion, recensée statistiquement

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sous la rubrique « interdiction de résidence » ; on comptait en 2004 1 146 condamnations de cechef, chiffre stable depuis quelques années.

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CHAPITRE 9

A droite, à gauche

« A droite ? A gauche ? » Il avait cherché la carotide. L'intention de tuer était évidente ! On allaitdirectement aux assises. C'est ce que les policiers, dans un premier temps, sans beaucoup derecul, le nez sur l’affaire, avaient pensé, la qualifiant de « tentative de meurtre » avant que leprocureur de la République ne l’envoie tout simplement en comparution immédiate. On s’entiendrait au délit de violences sur concubine. Ce soir-là, Mathilde lui avait reproché, commesouvent, de rentrer saoul, les mains vides, puant la clope, la vinasse et le bistrot. Le ton étaitmonté. Tout l’immeuble en avait profité. Les choses en restaient là d’habitude et ellesn’effrayaient même plus les voisins. Une ou deux assiettes volaient, au pire. Alain avaitmanifestement bu encore plus que de coutume. Hasard ou pas? Un cutter traînait dans la cuisine,sur le plan de travail, il s’en était emparé, avait fait quelques pas vers elle. Elle avait reculé versle salon, incrédule. Sans plus réfléchir, il s’était jeté sur elle. Ils avaient basculé sur le divan. Ill’écrasait de tout son poids, sa tête contre la sienne. Son haleine empestait l’alcool. Elle avaitentendu l’enfant crier dans la chambre à côté. La lame était contre son cou. Puis, comme s’ilessayait de se remémorer une vieille leçon : « A droite ? A gauche ? » Il avait commencé àappuyer la lame, à entamer la peau comme on entaille un morceau de carton, une viande qu’ondécoupe, avec soin, avant qu’elle n’ait la force, prise Dieu sait où, vu la différence de taille, de lerepousser violemment contre le mur.

Sonné, dans un état second, comme étonné de son propre geste, il avait quitté l’appartement.Saignant légèrement, elle n’avait pas appelé la police mais, simplement, un ami qui avait tenu àla conduire à l’hôpital, plus en raison de son état de choc que de l’estafilade. En partant, ilsavaient croisé Alain, de retour, toujours hébété. A la vue de sa femme, le cou saignant, lesomnambule avait subitement tourné les talons, avait couru quelques mètres et s’était effondré.Ils avaient été hospitalisés tous les deux en même temps, il était sorti quelques jours après elle. Al’issue d’un séjour d’une semaine, sous la surveillance de la police, il avait été traîné àl’audience.

Le regard était vide, le corps flasque, les mots rares et le débit extrêmement lent. Ce n’était pasAlain qui parlait, mais ce qu’il en restait, sous médicaments. Le tribunal s’était posé la question.Très concrètement : « Mais si vous êtes libéré, il faudra bien que quelqu’un s’occupe de vous !Ne serait-ce que pour vous reconduire à l’hôpital! Dans cet état, vous ne pouvez aller nulle partailleurs ! » Elle, qui avait pourtant porté plainte avec force détails quelques jours plus tôt, s’étaitalors levée d’un bond et s’était exclamée sans le moindre pathos : « Mais je l’aime ! » Il avait étélibéré provisoirement et quelques semaines plus tard, alors qu’il était enfin en état de comprendrece qui lui arrivait, il était revenu à la barre du tribunal.

Alain ne gardait pas un souvenir précis de ce qu’il avait fait. Il ne niait rien mais le détail desscènes, l’enchaînement des événements, la teneur des phrases lui échappaient progressivementà l’approche des faits. Une sorte de trou noir qui laissait les juges perplexes. Mensonge? Effet del’alcool? Trouble psychiatrique? Aucune expertise n’avait été ordonnée et il n’était plus tempsd’en entreprendre si l’on voulait respecter les délais ordinaires qu’on impose à cette justice-là,celle des « petits » délits qui ne s’embarrasse pas de trop longues investigations ni decompléments d’enquête. Le prévenu était à peine plus loquace sur ses sentiments.

« Je l’ai dans le sang !

— Dans la peau, non ? rectifiait le président.

— Comme vous voulez ! »

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Alain l’aimait, c’était sûr. A sa façon évidemment. Mais elle aussi, à sa façon, comment le nier?

Elle avait retiré sa plainte et n’était pas présente à l’audience cette fois-ci. Les juges auraient bienaimé la voir. Entendre, sinon sa version des faits, au moins sa vision de leur avenir. Ils avaientl’habitude, les juges, de ces rétractations, de ces femmes qui préfèrent oublier, qui les laissentrevenir et qui parfois supplient même la justice de les leur rendre.

Le tribunal l’avait condamné à une peine de quatre mois d’emprisonnement avec sursis. Il avaitentendu l’avertissement solennel : si vous êtes à nouveau condamné dans les cinq années quiviennent, ce sursis sera révoqué. A vingt-six ans, Alain n’était pas plus idiot qu’un autre. Le sensde la menace, il le comprenait aussi bien que n'importe qui. L'arrestation, la garde à vue,l’hospitalisation, deux passages devant le tribunal, ce ne sont pas des événements ordinaires. Leplus souvent ils suffisent à calmer pour de longues années, voire à vie. Mais Alain n’était pas toutseul. Il y avait l’alcool. Et comment lui résister? Comment éviter le mousseux? Ou la bière? Ou...

Huit mois plus tard, il était de nouveau dans le box. Même chambre, mêmes juges, mêmeaccusation, la récidive en plus. Mathilde était là, la tête basse. Aux questions du président ellerelevait lentement des yeux tuméfiés, sans jamais croiser son regard ni celui de son mari. Onvoyait bien à son petit ventre rond qu’elle en était aux environs de quatre mois. Elle n’avaittoujours pas pris d’avocat. Pourquoi alors était-elle venue? Pour lui rendre service? Pour montrerque les coups s’étaient limités au visage ? Lui n’était pas beaucoup plus présentable. A les voirdans cet état pitoyable, sans lire le dossier, on pouvait penser qu’ils s’étaient battus comme deschiffonniers. C'est que Mathilde ne s’était pas laissé faire. Elle n’avait pas déposé plainte. Lapolice avait été alertée par les voisins. Mais à la première gifle qui lui avait poché les deux yeux,elle s’était subitement déchaînée. Elle lui était tombée dessus à bras raccourcis sans vraimentrespecter la proportionnalité qu’on est en droit d’attendre d’une légitime défense. Ce que letribunal avait surtout retenu, c’était la récidive. Mathilde, elle, n’avait qu’une exigence : qu’il sesoigne. Elle demandait même au tribunal de le contraindre puisqu’il n’y avait pas d’autre moyen.Les juges l’avaient entendue. Ils avaient prononcé une peine de six mois d’emprisonnement dontla moitié était assortie d’un sursis avec mise à l’épreuve. Un mandat de dépôt avait été prononcéà l’audience. Alain était revenu chez lui près sept mois plus tard. Il avait purgé les trois mois quivenaient de lui être infligés mais aussi les quatre de la première condamnation dont le sursisavait été révoqué automatiquement. Comme prévu.

Alain avait assez bien supporté la prison, comme la plupart des alcooliques (un quart desdétenus présentent une vraie dépendance à l’alcool). Comme on pouvait s’y attendre, le sevrages’était bien passé. Il était dans une sorte de bulle protectrice et infantilisante. L'enveloppe desmurs, du règlement intérieur, du temps rythmé à l’infini par les mêmes petits événements (réveil,promenade, repas...) apaisait tous les conflits intérieurs. Il n’avait plus rien à prendre en charge,plus rien à fuir. Il n’avait plus à être ni père, ni mari, ni travailleur... Même si sa vie n’était qu’entreparenthèses, Alain ressentait une sorte d’euphorie à pouvoir ainsi maîtriser ses démonsintérieurs, à ressentir un bien-être dont le souvenir semblait jusque-là s’être à jamais évanoui. Unsentiment de force et de puissance contre lequel on l’avait mis en garde mais qui lui faisait unbien fou. Après plusieurs mois d’attente, il avait pu rencontrer un médecin spécialisé dans letraitement de l’alcoolisme qui dépendait d’un CCAA (centre de cure ambulatoire en alcoologie).Au cours de deux longs entretiens, pour la première fois, il avait pu parler librement.

Alcoolique au mousseux, ça ne fait pas sérieux. C'étaient pourtant les premières cuites d’Alainà Nantes. Avec le recul, quand il en avait parlé au médecin, et même quand il tentait, seul,honnêtement, de remonter le fil de l’histoire, ses souvenirs s’accrochaient aux bals du samedisoir, à sa bande de copains avec qui il parcourait les bistrots à la recherche d’un bon coup. Uneexplication facile qu’il n’était pas le seul à avancer : « J’étais si timide, comment voulez-vousaborder une fille ? » Quand on vit encore chez ses parents et que l’argent de poche se fait rare,deux ou trois Pol Rémy à la supérette du coin, ce n’est pas trop ruineux. L'ivresse était assurée etle réveil moins douloureux, disait-il, qu’avec d’autres alcools.

A dix-huit ans, il avait connu ce que les médecins lui avaient dit être un coma éthylique. Sonhospitalisation d’urgence et l’effroi de sa famille l’avaient ébranlé un moment. La cure dedésintoxication lui avait semblé inutile tant sa résolution était forte. A sa sortie, pendant quelques

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semaines, la vie lui avait paru légère et facile. Il se sentait flambant neuf. L'alcool était sorti de savie. Il n’était même pas question d’abstinence. A quoi bon poursuivre des soins? C'est alors qu’ilavait connu Mathilde, la postière du quartier. Lui travaillait à l’époque comme magasinier dansune petite surface. Ils s’étaient rapidement installés dans la banlieue nantaise. Une petite fille,Laetitia, était née, leur bonheur commun.

Mathilde avait alors été mutée dans la capitale. La petite famille avait suivi. Alain étaitchauffeur-livreur depuis deux ans, mais, à Paris, il trouverait rapidement un emploi. Il s’adaptaitvite, à tous les métiers. Après plusieurs mois de recherches, il avait dû se contenter d’un CDD demagasinier chichement payé puis s’était retrouvé au chômage. C'est là que ses ancienneshabitudes l’avaient repris. Loin des siens, de sa région, désœuvré, face à une Mathilde quis’épanouissait dans son travail, il s’était retrouvé seul, sans autre compagnie qu’un comptoir debistrot voisin. Il avait subitement glissé dans la chaleur de l’alcool, les échanges faciles,l’apaisement de l’ivresse. Mathilde avait alors découvert le passé d’Alain. Qui était cet hommequ’elle continuait pourtant d’aimer? Elle se sentait trompée. Lui humilié. Les disputes étaientincessantes. La transformation avait été brutale, la chute sévère qui avait conduit à ce premierépisode où il l’avait tailladée avec un cutter. Quinze mois avaient passé depuis, Alain sortait doncde prison, rempli de bonnes résolutions avec dans sa poche les coordonnées de plusieurscentres de soins spécialisés et les adresses de deux associations d’anciens buveurs.

Mais quatre mois plus tard, il était de nouveau devant la chambre des comparutionsimmédiates.

« Adresse ?

— Le Parc!

— Comment ça, le Parc ?

— Ben..., le Parc, quoi, le Parc des Buttes-Chaumont ! »

Il avait été arrêté cette fois-ci pour le vol à l’étalage de deux pulls. Le substitut du procureuraurait bien classé l’affaire, mais l’habitude s’était prise depuis peu, dans les palais de justice, depoursuivre systématiquement les personnes arrêtées, même pour ce qu’on aurait considéré il y apeu comme une babiole. « Tolérance zéro... » Alain, c’est vrai, en quelques semaines, avaitmultiplié ce genre de vols. Il avait déjà été arrêté trois fois et présenté au délégué du procureur.Son casier judiciaire n’oubliait pas ses deux condamnations pour violence : la coupe était pleine,direction la 23e chambre du tribunal.

Mathilde en avait eu assez. Ils s’étaient séparés sans trop de heurts. Il vivait désormais dans leparc, le jour du moins, pas très loin du pont des suicidés. Il partageait son ennui avec les gobe-mouches et les pigeons ramiers, les alouettes du matin et les geais du soir. La nuit, c’était auhasard du temps et des rencontres, sous les porches, dans des hangars désaffectés... Ou bienaussi dans de vrais trous à rats, des endroits impossibles, connus des seuls initiés, des sortes degrottes en plein Paris où grouillait un peuple d’ombres. Il fallait connaître cette vieille porte prèsdu périphérique, ce soupirail invisible, cet ancien abri pour cheminots. Toute une géographie del’extrême misère qu’il apprenait nuit après nuit.

Le retour au monde libre avait été une gifle pour Alain. La prison n’avait rien résolu. Pire, ellelui avait donné le goût de la démission, de la fuite. Tous ses problèmes l’attendaient fidèles, à laporte de Fleury-Mérogis. Avant de sortir, il avait repris sa fouille, ses petites affaires, et sesangoisses telles qu’il les avait laissées à l’arrivée. Sa première visite avait été à son bistrothabituel. Il était sans volonté, automate, étranger à ce que ses mains, sa bouche accomplissaient,à ce que son ventre réclamait. Une impression de vide absolu, ou plutôt un corps sans fond où leliquide entrait, entrait sans jamais remplir quoi que ce soit.

D’accord avec Mathilde, il avait choisi le parc le plus proche, pour que leur fille puisse le voirchaque jour et qu’il tienne un peu leur dernier enfant dans ses bras. C'était son droit de visite àl’air libre, pendant une dizaine de minutes que Laetitia passait sur ses genoux, près de lui, sur unbanc. Ils lui avaient fait croire qu’il habitait à proximité, que l’appartement était encore en travaux,

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qu’il s’en occupait personnellement. D’où son allure parfois un peu négligée, ses vêtementsfripés, tachés, déchirés... Alain avait décidé de la voir le matin, sur le chemin de l’école. C'est làqu’il était le plus présentable et qu’il sentait le moins mauvais. La nuit, il ne buvait pas. Pas trop.Moins que le jour. Et il arrivait, au réveil, à se débarbouiller un peu dans les toilettes d’une gare.Ce rendez-vous avec ses enfants était son dernier lien avec le monde normal.

Le banc était parfois vide. Laetitia attendait un peu et Mathilde inventait une histoire à tiroirs,une belle histoire susceptible de durer quelques jours, peut-être quelques mois. Ce matin-là,Alain était en route vers le Palais de Justice pour son vol de pulls. Il n’avait pas voulu expliquerau tribunal qu’il voulait être présentable, le matin, pour sa fille. Deux mois de prison ferme. Retourà Fleury-Mérogis.

Alain avait rejoint la rue dès sa remise en liberté. Trop sale, trop faible, trop bas. Il n’était plusquestion du parc des Buttes-Chaumont. Il traînait aux abords des marchés, rôdait près desentrées de restaurant le matin à la livraison... et volait aux étals des magasins. Les queues dessoupes populaires étaient de plus en plus longues. Il se laissait ramasser parfois par la BAPSA(brigade d’assistance aux personnes sans abri), ces drôles d’assistantes sociales déguisées enpoliciers qui sillonnent Paris pour aider les SDF. Le car le conduisait alors pour la nuit auCHAPSA de l’hôpital de Nanterre (centre d’hébergement et d’assistance aux personnes sansabri). Il échappait ainsi pour quelques heures à la tyrannie de l’alcool, à la faim, au froid, à lafièvre et surtout à la violence : celle des « clochards » entre eux, celle de quelques « extrémistes» qui se faisaient des SDF pour le plaisir.

Octobre 2007. Que s’était-il passé cette nuit-là ? Qui avait tenu le couteau? Aucun témoin.Deux récits embrouillés, confus, contradictoires. Restaient les constatations des médecins : unefracture du poignet pour Alain, mais une plaie par arme blanche à l’abdomen pour l’autre. Destaux d’alcool dans le sang de plus de deux grammes. Chacun soutenait avoir été agressé parl’autre. A l’issue de la garde à vue, où la vérité n’avait pas progressé d’un pouce, le procureur dela République avait décidé de présenter les deux dès qu’ils seraient sur pied : le tribunal ferait letri et Dieu reconnaîtrait les siens. En application de la loi sur les peines planchers, Alain risquaittrois ans de prison ferme. A moins que quelqu’un ose soutenir qu’il présentait des « garantiesexceptionnelles d’insertion ou de réinsertion ». Il était assez difficile d’imaginer moins inséré quelui. A l’Hôtel-Dieu où il avait été conduit pour des soins, le cœur avait lâché brusquement. Alainavait fait un infarctus qui avait pu être diagnostiqué et traité à temps. L'alcool à jet continu, unetension de tous les instants, une alimentation sans queue ni tête, une hygiène de vie impossible,il est vrai qu’on pouvait en mourir. D’un coup ou à petit feu. Quelques jours plus tard, Alain avaitété transféré dans un service spécialisé en cardiologie pour examens complémentaires. Lasurveillance policière avait été levée. Il serait convoqué devant le tribunal une fois rétabli.L'échéance était proche. Celle du tribunal mais l’autre aussi peut-être. La mort l’avait frôlé. Il endiscutait avec la psychologue du service que les infirmières, qui ont l’œil, avaient envoyée à sonchevet.

ALCOOLISME ET RÉCIDIVE

L'alcoolisme est une des causes majeures de la récidive. La conduite en état d’ivresse en estla manifestation délictuelle la plus évidente, mais l’alcool est présent de bien d’autres façonsdans la criminalité : dans beaucoup d’affaires de violences physiques ou sexuelles, criminellesou correctionnelles. Pour ces infractions-là, il n’existe pas de statistiques directes puisquel’usage d’alcool n’est pas incriminé en soi, et qu’il n’était pas, jusqu’en 2007, considéré commeune circonstance aggravante. Seuls les chiffres qui concernent l’alcool au volant sont connus. Telqu’il résulte des statistiques du ministère de la Justice, le taux de récidive pour les conduitessous l’empire d’un état alcoolique, ou en état d’ivresse (114 741 condamnations en 2004) n’estpas négligeable : 16 %. Dit concrètement, sur 111 000 personnes jugées en 2004 en état derécidive légale, plus de 18 000 l’ont été pour avoir de nouveau conduit sous l’empire de l’alcool.

Près de 10 000 personnes sont chaque année condamnées à des peines d’emprisonnement

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pour conduite sous l’empire d’un état alcoolique, mais, à regarder les statistiques del’administration pénitentiaire, peu de personnes sont en effet en prison pour ce délit. Et peu yretournent. 57 % de ces détenus ne connaissent pas de nouvelle condamnation dans les cinqans qui suivent leur libération (48 % tous délits confondus); 29 % seulement retournent en prisondans le même délai (41 % tous délits confondus).

Malgré l’importance du problème, la conduite sous l’empire d’un état alcoolique, punie d’unepeine de deux ans maximum, n’est pas concernée par la nouvelle législation sur les peinesplanchers. En effet, celle-ci ne s’applique que pour les délits punis d’au moins trois ansd’emprisonnement. Le régime de la récidive se réduit donc à un doublement de la peineencourue.

Depuis la loi n° 2007-297 du 5 mars 2007 « relative à la prévention de la délinquance », le faitd’avoir agi « en état d’ivresse manifeste » est devenu une circonstance aggravante de plusieurscrimes et délits (violences physiques ou sexuelles). Une approche plus fine du rôle de l’alcooldans la criminalité sera peut-être désormais possible. La même loi, qui a modifié l’injonction desoins pour les toxicomanes, l’a prévue en matière d’alcoolisme. Tout reste à faire pour mettre enplace un tel système.

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CHAPITRE 10

9.3

Il arpentait nerveusement le hall, une tasse de café en main. Celle sur laquelle serontretrouvées ses empreintes. La planque n’était pas pour lui. Les deux policiers de la BAC, del’autre côté de la rue, calés au fond de leur voiture banalisée, s’intéressaient à des vols debagages à répétition qui commençaient à ruiner la réputation de l’hôtel. Ils ne pensaient pasrencontrer Kader, plus connu dans le 9.3 qu’ici, dans le X e arrondissement. Il finissait de purgersa neuvième peine : en semi-liberté. Tous les soirs, il devait regagner sa cellule après une vraiejournée de travail, comme manutentionnaire. A la grande joie du juge de l’application des peines,huit mois durant, il avait tenu le rythme. Pourtant plus personne n’y croyait. Il n’avait plus travaillédepuis si longtemps. A neuf jours de la quille, il avait craqué. Le 25 décembre approchait : ilvoulait, pour une fois, disait-il, passer les fêtes de fin d’année en famille. Pas devant l’arbre deNoël de l’administration pénitentiaire. Son amie avait réservé une chambre dans cet hôtel. Ilsavaient partagé cette première nuit de liberté. Les regards en coin, la démarche inquièten’avaient aucun rapport avec un vulgaire vol de bagages. Il se savait déjà recherché pour bienplus – un vol avec violence qu’il avait commis dans les premiers temps de sa semi-liberté – etscrutait les abords de l’hôtel.

Kader posa sa tasse, sortit et se dirigea vers une petite Twingo stationnée à proximité. Il venaitde l’acheter mais n’avait pas encore réglé le propriétaire. Il démarra, déboîta tranquillement puis,contre toute attente, s’engagea à toute allure dans une impressionnante marche arrière de deuxcents mètres. Pour éviter un embouteillage, dira-t-il, à l’audience, suscitant des sourirescompatissants. Le dispositif policier était trop visible, selon l’accusation, et n’avait pas échappé àl’œil aguerri de Kader. L'alerte fut aussitôt donnée par radio. Au premier carrefour il s’engagea,pied au plancher, dans une de ces petites rues étroites et pavées qui bordent le canal de l’Ourcq.Derrière lui, à une cinquantaine de mètres, surgissait une première voiture de police, gyrophareallumé, toutes sirènes hurlantes. Au bout de la rue, à l’intersection suivante, Kader tomba surdeux policiers qui l’attendaient la main sur le holster. Il eut le temps d’apercevoir, au volant d’uneXantia, un paisible riverain à la manœuvre, trop heureux d’avoir enfin trouvé, à force de patience,une place où stationner. Il bouchait presque entièrement le passage, mais en l’aidant un peu...Kader freina brusquement et tamponna l’arrière de la Citroën. Il tenta de la pousser sur le côté, dese frayer un passage sur sa gauche. Marche arrière, deuxième choc. L'espace s’agrandissait unpeu. Les deux policiers avançaient, munis de leurs brassards. « Arrêtez-vous ! Police ! » Marchearrière, nouveau choc, suffisant cette fois. Les policiers dégainèrent. Kader démarra aussi vitequ’il pouvait. Un coup de feu partit, bien ajusté, la balle se logea dans le pneu avant gauche. Lepropriétaire de la Xantia, terrorisé, s’était plaqué sur les sièges avant. La Twingo frôla l’un despoliciers qui se jeta à terre. Kader dira qu’il n’avait rien entendu, qu’il n’avait pas vu lesbrassards, que les policiers n’avaient pas été corrects. Des voyous peut-être. Sans emporter laconviction du tribunal. S'ensuivit une course-poursuite mémorable dans le nord de Paris. L'undes deux policiers, un ancien du 9.3, avait reconnu Kader, une figure du département. L'hommese dirigeait manifestement vers sa cité. La Twingo survécut à un nouveau choc avec une voiturequi démarrait paisiblement au feu vert. La conductrice se demandait encore, quelques mois plustard, ce qui lui était arrivé. Kader emprunta une piste cyclable, le trottoir, évita de justesse ungroupe d’enfants que leur maîtresse commençait à faire traverser sur un passage protégé. Bienheureusement, les deux-tons de deux voitures de police qui escortaient la Twingo suffirent àavertir la plupart des passants. La course se termina dans la cité de Kader, sa cité, celle où il sesavait en sûreté, où aucun service n’oserait s’aventurer trop longtemps par crainte de déclencherl’émeute. Il était chez lui et n’en bougerait plus. Inutile d’essayer de planquer ou de filocher. Lapolice n’avait d’autre moyen que de surveiller toutes les communications de sa famille et lesportables qu’il était censé utiliser. Et d’attendre qu’il sorte un jour de ses frontières. Quelques

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semaines plus tard, au premier rendez-vous à l’extérieur de son territoire, il était arrêté.

Kader avait été détenu plus de la moitié de ces dix dernières années. « Mes souvenirs, c’estsurtout des souvenirs de prison. » Les premières peines avaient été clémentes : jours-amendes,travail d’intérêt général. Mais aussi des peines d’emprisonnement avec sursis qui avaient toutesété révoquées. Les juges s’étaient alors habitués à le punir de prison ferme. D’autant qu’ildédaignait le plus souvent de se présenter au tribunal ce qui avait d’ordinaire pour effet de lesagacer davantage.

Son casier judiciaire constituait un curriculum vitae assez fiable dont les pages à venirs’imaginaient sans beaucoup de difficulté. Il retraçait une plongée dans la délinquance dont onn’apercevait pas le fond. Avec trois composantes : la violence, la rébellion et les petits trafics. Etune constante : une haine farouche des forces de l’ordre. Les coups, il en donnait, mais avec uneprédilection pour les « dépositaires de l’autorité publique ». Les injures, il savait les manier mieuxque quiconque mais elles constituaient surtout des « outrages » envers les mêmesfonctionnaires. Les voitures, il les conduisait, avec originalité, en général sans permis, mais ilcollectionnait surtout les refus d’obtempérer, n’arrivant pas toujours à s’arrêter quand un agent lelui demandait. Le plus souvent il donnait d’ailleurs de fausses identités lors de ses arrestations,de préférence celles de personnes ayant un permis. Quant aux vols, aux recels, il en avait faitune sorte de métier dans lequel il n’excellait pas, si l’on doit juger de la qualité d’un voleur à sonimpunité, mais qui semblait constituer une activité des plus soutenues.

Tout cela avait fini en apothéose, vers la fin de l’année 2002. La petite équipe dont il faisaitpartie avait monté un braquage à la poste du Raincy. Le coup était mal préparé. La police avaitété avertie rapidement, les lieux avaient été encerclés et le personnel séquestré quelques heuresavant une reddition sans gloire. Huit ans de prison. La fin de sa peine, Kader l’avait donc passéedans le centre de semi-liberté. Fin 2006, on le retrouvait au volant de la Twingo, poursuivi pardeux voitures de police. Lors de son arrestation, il avouait avoir aussi profité de ses heures desemi-liberté pour participer au vol de la recette d’un magasin de vêtements à Paris, vol avecviolence qui lui vaudra deux ans ferme.

L'avocat de Kader s’arrache le peu de cheveux qui lui restent. Il est rompu à ce genre de clientsmais doit puiser pour celui-là, dans les ressources ultimes de son grand talent. « C'est vrai quemon client a une sale gueule. » Oui, effectivement, Kader ne respire pas la bonhomie. Les sallesd’audience, comme les commissariats, ferment son visage déjà sévère, le regard dur, les jouescreusées, une balafre, le crâne rasé. « Vous avez vu, messieurs les juges, tout à l’heure unsourire a éclairé son visage quand sa femme et son bébé sont entrés dans la salle. Il peut sourire! » Rendre Kader sympathique... ?

L'avocat rappelle alors la jeunesse de son client. Il avait dix-sept ans. Pas encore decondamnation à son casier judiciaire. Il habitait dans le 9.3, fréquentait les jeunes de sa cité maissa famille était honorablement connue. Son frère et sa sœur n’ont d’ailleurs jamais fait parlerd’eux et ont de belles professions. Que s’est-il passé ?

Un vol à main armée avait eu lieu dans sa cité. Avec un copain, il était entré chez le marchandde journaux. En première page du Parisien, un titre sur l’affaire. « Tu vois, on parle de nousaujourd’hui ! » Le propos était aussitôt rapporté à la police. Le suspect idéal. Neuf mois dedétention provisoire, quatre ans d’instruction, un renvoi devant la cour d’assises et l’acquittement.Kader a vécu, dit-il, cette procédure comme une terrible injustice : un acharnement de la police àlui faire endosser une affaire dans laquelle il n’avait pas arrêté de clamer son innocence et pourlaquelle la justice avait fini par reconnaître ses torts et même par l’indemniser. La justice, maispas la police. Sa famille l’avait rejeté. Il avait connu la prison, le cercle de ses amis avait changé.

« On m’a fabriqué délinquant ! » clame Kader. C'est vrai, plaide son conseil : « Il s’esttotalement coulé dans la peau du personnage dans lequel les autorités ont voulu le faire entrerde force et à tort ! » De mois en mois, d’année en année, il a pris le visage, le langage, leshabitudes des petits délinquants de son département. Dans la salle, quand il s’en va, desprévenus lui font un signe de reconnaissance et d’admiration. Il a maintenant son statut, dont leressort essentiel est « la haine du bleu », selon son expression. Il ne supporte pas cette autorité-

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là. Lorsque le procureur de la République requiert contre lui et qu’il doit se taire, Kader le fusilledu regard. Son avocat intervient discrètement pour le calmer. Mais ce sont les policiers quiexcitent vraiment sa colère. Comme si une guerre sans fin avait été déclarée entre eux et lui, uneguerre qui a ses propres lois, au-delà de celles du code pénal. Kader semble s’être construitdans la phobie de l’autorité.

L'audience se termine. « Avez-vous quelque chose à ajouter ? » La question rituelle est poséeavant que le tribunal ne se retire pour délibérer. « Je t’en prie, tais-toi ! Tais-toi ! » Chaque phrasede Kader est un supplice pour son conseil qui l’adjure de garder le silence. La pente a été assezrude à remonter pour l’avocat. Faire comprendre la vie, le monde de Kader est une tâche presqueimpossible. Ses mots à lui n’arrangent rien. On le sent parler comme s’il devait traduire chacunede ses paroles, comme s’il pensait dans une langue étrangère. Il fait visiblement des efforts pourparaître poli, raisonnable, modéré, mais la posture ne lui va pas.

« Je vous demande juste de me laisser une chance. Je ne suis pas que la somme de mesconneries. Je sais faire autre chose, je peux faire autre chose, j’ai envie de faire autre chose. »

Son avocat, les yeux rivés sur ses lèvres, n’en revient pas.

Il a déjà été condamné à deux ans de prison pour vol avec violence. Aujourd’hui, violenceaggravée et dégradations en récidive, refus d’obtempérer : la peine encourue est de dix ans. Lesmâchoires de Kader se crispent lorsque le tribunal au retour du délibéré lui inflige deux annéesd’emprisonnement. La loi sur les peines planchers n’est pas encore applicable. La sanction eûtété la même, le tribunal motivant ainsi sa sévérité : « M. Kader... a cumulé, à 29 ans, de trèsnombreuses condamnations et semble présenter un potentiel de délinquance préoccupant mêmesi certains signes laissent à penser qu’il peut rentrer dans le droit chemin. »

POINTS DE VUE SUR LA RÉCIDIVE EN SEINE-SAINT-DENIS

« Le fait de plus en plus fréquent pour un policier de retrouver le soir même sur la voie publiqueun mineur arrêté par ses soins le matin pour un vol/portière ou pour un vol/violence, traduitparfaitement la situation dans laquelle se trouve ce département, et, partant, le sentiment générald’impunité qui prédomine parmi les jeunes délinquants et la lassitude des policiers quel que soitleur grade... En 2005, sur 1 651 mineurs déférés au Parquet, seuls 132 ont été écroués, ce quidonne une idée de la marge de progression que le Parquet possède actuellement, nonobstant ledogmatisme dont peut faire preuve le Juge des enfants dans ce département. » 3 juin 2006, lettrede Jean-François Cordet,

préfet de Seine-Saint-Denis au ministre d’Etat, ministre de l’Intérieur.

« La police et les gendarmes ne peuvent pas tout faire, tout seuls... De telles décisionstémoignent d’une forme de démission devant des délinquants chaque jour plus violents...J’aimerais que l’on m’explique comment on empêche un délinquant de récidiver si l’on n’a pas lecourage de le mettre en prison. » Déclaration de Nicolas Sarkozy, le 21 septembre 2006, envisite à la préfecture de Bobigny.

« Le tribunal de Bobigny est un laboratoire d’exemplarité en matière de lutte contre ladélinquance. » Déclaration de Jean-Louis Nadal, en visite dans cette juridiction, le 22 septembre2006.

« Opposer les institutions les unes aux autres est une démarche stérile et qui peut s’avérerdangereuse. » Déclaration de Chazal de Mauriac, premier président de la cour d’appel de Paris,le 22 septembre 2006.

« Vous affirmez que sur 186 mineurs placés en garde à vue, 93 étaient connus des services depolice. Or, il ne pourra vous avoir échappé que le fait d’avoir été interpellé par la police et fichécomme personne mise en cause n’a rien à voir avec le fait d’avoir été déféré devant unejuridiction et encore moins d’avoir été déclaré coupable, sauf à considérer que l’interpellation

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vaut condamnation... Face à la crise des banlieues, vous ne préconisez que l’enfermement, alorsque le droit pénal des mineurs offre une diversité de réponses qui font la richesse de cette justice.» Juin 2006. Lettre du Syndicat de la magistrature au ministre de l’Intérieur.

Il s’est instauré en Seine-Saint-Denis un « climat d’insécurité permanent entre la police et leshabitants des quartiers sensibles ». Le département connaît « une marginalisation croissante » et« une délinquance hors normes ». Il existe un « décalage » entre « la suractivité permanente dela police » et les « réalités subies par la population ». Rapport de l’INHES (Institut national deshautes études de sécurité), établi en décembre 2006 mais rendu public en juin 2007.

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CHAPITRE 11

Pédophile toujours ?

Bruno, lui, ne se considérait pas comme un « prédateur » ou un « voleur d’enfants ». Il n’avaitjamais enlevé personne, séquestré qui que ce soit, jamais frappé quiconque. Les enfants, ceuxqu’il avait aimés, ceux d’une dizaine d’années, il les avait vraiment aimés, disait-il. Evidemmentla loi en France n’autorisait plus ces relations-là. Intellectuellement, il l’avait bien compris.Comment aurait-il pu l’ignorer, lui, le fils de cet éminent professeur de droit parisien, le frère decet avocat célèbre, lui qui avait même quelque peu débuté dans le métier du droit? Et si parextraordinaire la loi ne s’était pas correctement inscrite dans sa mémoire, ne lui avait-elle pas étérappelée plus d’une fois? Demain ne serait pas sa première rencontre avec les juges. Acinquante-cinq ans, il allait comparaître pour la quatrième fois : déjà deux fois en France, une foisen Thaïlande, et demain. La presse pourrait continuer à exploiter le filon. Oui, un pédophilerécidiviste de plus. De ceux dont un expert psychiatre d’excellente réputation avait dit «pédophile un jour, pédophile toujours », sans que personne proteste vraiment. Comme si toutcela s’était définitivement inscrit en lui à l’encre d’une indélébile malédiction. Comme s’il étaitcondamné d’avance par un gène encore inconnu.

La première fois – enfin la première où il avait été arrêté – il avait quarante-cinq ans.L'infraction reprochée était : « détention de cassettes pornographiques à caractère pédophile ».Au petit matin, à la même heure, dans toute la France, coordonnés avec soin par un juged’instruction de Paris, des dizaines de brigades de gendarmerie et de commissariats avaientinvesti des domiciles de pédophiles présumés, à la recherche de cassettes reproduisant lessordides ébats de très jeunes garçons avec des hommes mûrs. Des images qu’il fallait avoir lecourage de regarder jusqu’au bout : l’inspecteur chargé de les visionner avait demandé samutation après avoir consciencieusement rempli sa mission. Dire qu’il y avait une clientèle pourça ! Bruno avait voulu voir, une fois. Puis il en avait commandé deux autres. Inutile de nier. Lapolice avait toutes les pièces en main. L'organisateur de ce commerce rentable gardait unecomptabilité serrée de tous ses envois. La presse avait fait ses gros titres, non pas sur l’opérationcommando de la police, mais sur les personnalités prises au piège. Du « beau linge ». Surquatre-vingt-dix personnes interpellées, trois enseignants, deux militaires, un ecclésiastique etsurtout un magistrat, assez haut placé, qui s’était embrouillé dans de pitoyables explications.Bruno faisait menu fretin. Dans sa ville de province, personne n’était intéressé par cette histoire,dans un premier temps du moins. Lui-même s’était bien gardé de dire la vérité aux policiers sursa vie sexuelle. Ils n’avaient heureusement pas poussé leur curiosité trop loin. D’autres suspectsavaient pris la chose plus douloureusement. L'un des enseignants s’était pendu. Comme presquetoujours dans ce genre d’affaire, les victimes n’avaient pas été identifiées. Qui étaient tous cesgamins que l’on voyait sur ces cassettes? Les images étaient inexploitables et avaient déjàcirculé en Europe sans qu’aucune police ne parvienne à mettre un nom sur les visages de cesgarçons ou de ces fillettes maltraitées, abusées.

Bruno enseignait le hautbois au conservatoire de sa ville. Ses liens avec les notables locaux etsurtout avec le seul et unique hebdomadaire du lieu avaient suffi à éloigner le scandale. Maisl’affaire n’avait pas échappé aux responsables du conservatoire ni à l’équipe municipale. On luibattait froid. Aucun de ses élèves ne s’était plaint. Aucun parent n’avait demandé de rendez-vouset il était hors de question de se lancer dans une enquête qui aurait été désastreuse pour laréputation de la mairie. Les langues pourtant se déliaient un peu. On disait que ce professeuravait de bien curieuses façons d’enseigner la maîtrise de la respiration. Qu’il posaithabituellement sa main sur le ventre des enfants pour, disait-il, qu’ils sentent bien d’où venait leursouffle. Et qu’il pouvait peut-être la laisser un peu plus longtemps que prévu. Rien de concret entout cas. Des racontars, de la malveillance ?

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La condamnation avait été prononcée au bout d’un an. Quatre mois d’emprisonnement avec

sursis. Bruno était un parmi soixante prévenus, bénéficiant d’une sorte d’anonymat par lenombre. La presse n’avait pu s’intéresser à tous. Le juge d’instruction, lui aussi, avait dû gérerune masse de mis en examen qui l’avait en définitive quelque peu dépassé. Aucune expertisen’avait été ordonnée pour Bruno. Même pas une enquête de personnalité. Aucun enquêteur dece type n’était d’ailleurs habilité dans le tribunal dont il dépendait. On préférait n’y juger que lesactes.

Bruno avait choisi de quitter sa ville, par prudence. Il s’était installé à Paris avant que soncasier judiciaire ne mentionne sa récente condamnation. Un répit de quelques mois, le tempsque le long jugement soit tapé et que les transmissions administratives effacent sa qualité de «délinquant primaire ». Il avait ainsi pu trouver rapidement un emploi d’enseignant dans une écolede musique privée. Mais quelque chose s’était brisé. Il fallait tout reprendre à zéro. Réapprendreà vivre avec de nouvelles peurs et de nouveaux regards, ceux des autres, le sien aussi. En luicohabitaient de multiples personnages qui se croisaient rarement et se succédaient cahin-caha.Une certaine déception s’était installée : ses élèves étaient principalement des adolescents.Bruno ne trouvait plus aucun plaisir à cet apprentissage. A la surprise générale, il avait toutabandonné en quelques mois et s’était orienté vers un tout autre secteur : le textile. Par relations,il avait trouvé un emploi de manutentionnaire d’abord, puis de vendeur. Et avait fini commemembre d’une équipe commerciale d’une société internationale. Cet emploi lui avait donnél’occasion de voyager en Extrême-Orient, notamment en Thaïlande. Deux voyages lui avaientpermis d’y rencontrer des enfants de huit à dix ans dont il croyait là-bas le commerce sexuel sansgrand danger jusqu’à son arrestation et sa condamnation à six mois de prison à Bangkok. Brunoavait fait le gros dos. Il avait menti effrontément à sa famille et n’avait demandé aucune aide,pensant que les autorités françaises ne seraient pas informées. Revenu discrètement en France,il s’était retrouvé sans emploi, sans argent et honteux.

C'est alors que son passé l’avait rattrapé. Une première plainte avait été déposée par lesparents d’un de ses anciens élèves de province. D’autres avaient suivi. Pièce après pièce, lepuzzle s’était constitué. L'honorable professeur avait mué en quelques semaines en un perverspédophile. La condamnation thaïlandaise, finalement retrouvée, l’avait définitivement perdu. Ellelégitimait à elle seule toutes ces accusations qui n’avaient pour elles que la force de la parole.Pendant le temps de l’enquête, Bruno avait été placé en détention provisoire dans la petitemaison d’arrêt locale surpeuplée. Il lui était reproché des attouchements sur quinze enfants d’unedizaine d’années mais aussi d’avoir, pendant plusieurs mois, entretenu des relations sexuellesavec certains d’entre eux à son domicile où il les avait invités quelquefois. Les nouvelles lois surla prescription avaient permis de remonter fort loin dans le temps et de constater, au grand damde ses proches, que le nouveau Bruno, sorti subitement de l’ombre, menait depuis longtempscette vie parallèle et souterraine au nez et à la barbe de tous. Plus aucune protection n’avait alorsjoué, aucun comité de soutien ne s’était formé. La réprobation était sans faille. La vie de Brunoavait basculé. Il avait passé l’année de l’instruction en détention provisoire dans une prison où saréputation de « pointeur » lui avait valu nombre d’humiliations et de violences en tout genre.L'affaire avait alimenté régulièrement la presse locale au fur et à mesure des révélations desvictimes. Quelques associations de protection de l’enfance s’étaient constituées parties civiles àl’audience, tous les anciens élèves avaient été systématiquement entendus. Les aveux duprévenu avaient un peu tempéré la colère. Le témoignage des victimes était d’autant plusaccablant qu’elles arrivaient à dire l’admiration pour le professeur autant que leur dégoût pourl’homme. Plusieurs d’entre elles, dont la vie s’était bâtie en marge ou autour de cette souffrance,s’étaient fait représenter par leurs avocats, souhaitant éviter une confrontation avec leur «abuseur ».

La justice s’était alors intéressée de plus près à la vie du professeur de hautbois. Lui-mêmeavait tenté de ne rien cacher, ni de son passé, ni de sa sexualité, sans que l’on puisse dire sicette franchise avait joué pour ou contre lui. On savait à peu près tout de lui, autant qu’il pouvaitalors en dire. Mais que faire de cette connaissance-là ?

Bruno avait été condamné une troisième fois : quatre ans d’emprisonnement. Il avait échappé

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aux assises, le dossier ayant été correctionnalisé. Il avait alors quarante-huit ans. Son père étaitmort au même âge. Ce grand professeur de droit était considéré comme un héros dans la famille.Il avait été une des figures de la Résistance locale. Arrêté par la Gestapo, il avait connu ladéportation et avait regagné la France extrêmement affaibli, profondément dépressif. L'alcool etles médicaments avaient fini de ruiner sa santé. Il avait continué à enseigner mais sa souffranceétait telle et ses dépendances si fortes qu’il avait fini par se suicider. Un grand homme pour sonfils. Si grand, si occupé, que pour pouvoir le rencontrer, vers dix-sept ans, il devait prendrerendez-vous auprès de son secrétariat. La mère de Bruno, âgée de près de quatre-vingts ans,était venue régulièrement le voir en détention. Il se sentait proche d’elle, comme toujours, maisles mots importants ne venaient pas.

Bruno avait un frère jumeau, avocat. Celui, sans doute, qui le connaissait le mieux. Leurrelation était complexe. Thierry ne pouvait être que plus intelligent, plus séduisant, plus brillant.Ses études en attestaient. Il avait connu une belle réussite professionnelle et gérait, à Paris, uncabinet d’avocat d’affaires réputé et fortuné. Bruno, lui, avait toujours été attiré par la musique.Dès l’âge de huit ans, sa mère l’avait inscrit au conservatoire local en classe de hautbois où ilavait rapidement étonné ses professeurs. Il ne pensait pas en faire un métier et avait essayél’apprentissage d’une profession sérieuse, à l’égal de celle de son frère. Inscrit comme lui à lafaculté de droit, il avait réussi le même examen d’avocat. Mais alors que Thierry commençait àfaire merveille dans le barreau, lui s’ennuyait ferme sur quelques maigres dossiers de divorce oude pension alimentaire. Sa passion du hautbois ne le lâchant pas, il donnait quelques coursprivés. A trente ans, il avait préféré partir en province, à trois cents kilomètres de la capitale, etlâcher le métier d’avocat où décidément il n’arriverait jamais à égaler son frère ni à suivre sespropres désirs : le hautbois et ses jeunes élèves. Il avait facilement trouvé une placed’enseignant dans le conservatoire local.

Bruno ne dissimulait pas son homosexualité. Ses parents l’avaient découverte quand il étaitencore collégien. Mais ses jeux avec des camarades avaient commencé plus jeune, vers neuf-dix ans ; et s’étaient poursuivis sans relâche. Il en avait gardé un souvenir très fort et très précisqui avait étonné les experts. D’autres expériences avaient suivi avec des adolescents mais quine lui avaient pas procuré le même plaisir. Quelques rares femmes lui avaient fait croire un tempsqu’il était bisexuel. Il avait aussi, comme son frère, vécu avec un homme plus âgé, mais avaitrenoncé rapidement à une vie de couple ennuyeuse. Il revenait toujours vers les enfants dansdes jeux éphémères et désormais dangereux. Avant sa première condamnation pour possessionde cassettes pornographiques, Bruno avait connu plusieurs alertes. A chaque fois son frèrel’avait défendu, intervenant rapidement auprès des autorités de police ou des parquets pouréteindre les premiers feux. Il était possible dans ces années-là de minimiser la parole desenfants. Thierry avait été son avocat lors de ses deux premières condamnations françaises maisil s’était alors juré d’arrêter cette défense qu’il ressentait de plus en plus comme une complicité etqui n’était peut-être pas étrangère à ses propres difficultés personnelles. Son thérapeute en étaitd’accord.

Bruno avait donc purgé trois années de prison. Le calcul de sa durée de peine nécessitait desconnaissances approfondies de droit pénal que seul le greffe de la prison possédait.L'application des lois votées à la queue leu leu qui durcissaient d’année en année le régime dedétention des personnes condamnées pour des infractions « sexuelles » exigeait un suiviconsciencieux du Journal officiel et des circulaires d’application. Bruno s’en remettait sansrechigner à la science des gardiens dont il n’avait d’ailleurs rien à redouter de particulier, laplupart ne demandant qu’à vivre en bonne intelligence avec une population dont le nombre leseffrayait bien plus que la dangerosité.

Dire que Bruno voulait changer de vie aurait été nettement exagéré. Lui-même se sentait prêt àde grands bouleversements intérieurs. Le procès l’avait ébranlé. Il avait senti une mobilisation,certes contre lui, mais dont il se voulait partie prenante. La déposition de ses anciens élèvesl’avait ému même si elle avait fait revivre chez lui des moments qu’il préférait souvent oublier. Lesjuges parlent de « repentir ». Bruno se croyait sincèrement dans ce cas de figure. « La société »attendait quelque chose de lui. Le procureur de la République l’avait clamé haut et fort. Ilsexigeaient tous ce quelque chose qu’on nommait autrefois amendement, reclassement, puis

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réinsertion et à présent guérison. Lui-même espérait sincèrement de sa peine qu’elle soit letemps et le lieu de ce renouveau. Peu après le jugement, il avait été transféré dans unétablissement apparemment spécialisé, en tout cas un centre où étaient regroupés des «délinquants sexuels ». Ceux-ci constituaient près des trois quarts de la population. Populationd’ailleurs assez hétéroclite où se mêlaient des exhibitionnistes « impénitents », des pédophiles,des auteurs d’inceste, des agresseurs sexuels, dont la problématique, l’histoire, le profil, etconséquemment le traitement possible, étaient radicalement différents et n’avaient d’autres pointscommuns que de mettre en jeu des attributs génitaux. Il avait dû déchanter rapidement enconstatant qu’il pouvait solliciter moins de soignants dans sa nouvelle prison que dans la petitemaison d’arrêt où il avait pu suivre des cours de théâtre et de littérature et où, surtout, il avait pubénéficier de la compétence d’un service médical assez bien étoffé et très motivé. Dans cenouveau centre de détention, il n’avait droit qu’à une consultation de psychiatre par mois,autrement dit, rien. Deux longues années s’étaient écoulées pendant lesquelles ses bonnesrésolutions s’étaient lentement estompées au fil des jours. L'immense misère sexuelle de laprison l’avait sali, lui aussi. L'homosexualité ambiante, les trafics en tout genre, la circulation derevues pornographiques spécialisées avaient fini par attiser ses envies, ressusciter sesfantasmes et exacerber ses penchants. Mentir sur ce sujet ne lui était pas difficile. Lui-même nesavait plus où était sa vérité et son mensonge. Toute sa vie d’adulte avait été un double jeu. Iljurait donc, la main sur le cœur, qu’il n’était plus question d’enfants dans sa vie.

Rien de plus agréable et de plus crédible que ces paroles que tout le monde prononce, quechacun attend et qui s’accordent avec une partie de soi. Bruno avait donc convaincu. Pas lesgardiens de prison, trop au fait de la réalité des heures et des menues habitudes de chaqueprisonnier, mais la direction, un éducateur sympathique qu’il voyait de temps en temps, lemédecin très prévenant mais qui, comme le veut la loi, ignorait ce qu’on lui reprochait, et surtoutle juge de l’application des peines, ou plutôt les juges de l’application des peines, de jeunesmagistrats qui se succédaient à un rythme soutenu et accordaient à chaque détenu autant detemps qu’ils le pouvaient. Des parlementaires en mission étaient même venus le voir dans sacellule. Ils avaient momentanément arrêté de faire des lois et rédigeaient, disaient-ils, un rapportsans concession sur les prisons françaises. Ils découvraient, effarés, le quotidien carcéral, prêts àécrire ce qui n’avait encore jamais été écrit.

Une libération conditionnelle avait donc été accordée avec les obligations habituelles etnotamment celle de remettre son passeport. Il lui était interdit de sortir du territoire sansautorisation de justice. Mais Bruno devait aussi purger une nouvelle peine prononcée par letribunal : un suivi « socio-judiciaire » selon l’expression consacrée, qui consistait essentiellementen une injonction de soins. Bruno devait consulter régulièrement un thérapeute; un « médecincoordonnateur » faisait le lien avec le juge et garantissait la réalité du traitement, à défaut d’encertifier l’efficacité.

Pendant un peu plus d’un an, Bruno était resté en contact avec un centre spécialisé près deParis. Les rendez-vous étaient scrupuleusement respectés, tout comme ceux avec le juge del’application des peines et son équipe. Bruno avait, dans un premier temps, essayé de lesconvaincre de le laisser partir s’installer au Maroc ou en Thaïlande pour y monter une société detextile mais rien n’y avait fait, le juge était resté intraitable. La crédibilité du patient en avait étélargement altérée. Le psychologue du centre était bien conscient que la démarche était imposéeet que ses espoirs devaient être modestes. Il n’avait rien senti dans le discours plat et convenu dulibéré conditionnel à quoi s’accrocher.

Il avait bien fallu aussi participer à quelques réunions de groupe. Bruno devait égalementtrouver un travail mais les trous de son curriculum vitae suscitaient trop de questions sansréponse. Sa seule fortune était en définitive l’appartement parisien que lui avait laissé l’héritagede son père. Ses voisins n’étaient pas au courant, sa voisine notamment, une charmante mère defamille, tout heureuse de pouvoir faire garder en fin d’après-midi son enfant, un jeune lycéen quipeinait sur ses devoirs. C'est ainsi que la brigade des mineurs avait retrouvé son ancienneconnaissance.

Bruno avait longuement discuté avec la jeune avocate commise d’office. Il avait été surpris par

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la fraîcheur du regard, la simplicité de mots qui ne semblaient encore usés par rien. Elle n’avaitrien dit lorsqu’il avait tenté de lui expliquer sa lassitude, sa vieillesse, sa honte. Elle n’avait pascillé lorsqu’il lui avait parlé de cette part de lui-même où germait l’envie de grandir enfin. Ellesouriait souvent. La veille de son quatrième procès, à la fin de leur entretien, elle lui avait soudainpris la main d’un air confiant : « A demain. »

LES TYPES DE SANCTION

Prononcer une sanction est un art et un métier. Infliger une peine est un exercice qui ne relèvepas des mathématiques mais d’une logique profondément humaine qui s’appuie sur le droit. Ilexiste dans le code pénal de multiples types de sanctions qui permettent au juge d’adapter lapeine aux faits et à la personnalité du délinquant, tout en répondant à une attente de la société.Le dernier rapport de la commission de suivi et d’analyse de la récidive insiste particulièrementsur ce point : « L'essence de la peine est d’être aménagée. » Or la tendance actuelle est deréduire la gamme des sanctions en cas de récidive en privilégiant les peines les plus sévères etnaturellement l’emprisonnement : d’eux-mêmes, les juges ne seraient pas assez répressifs. Ainsila loi 2005-1549 du 12 décembre 2005 relative au traitement de la récidive des infractionspénales a facilité l’emprisonnement en dispensant le juge de le motiver en cas de récidive. Elle apar ailleurs nettement restreint les possibilités de prononcer un sursis avec mise à l’épreuve encas de récidive. Ainsi le récidiviste ne peut-il plus bénéficier de plus de deux sursis avec mise àl’épreuve. Pour certaines infractions (crime, violences volontaires, agression ou atteinte sexuelle,délit avec circonstance aggravante de violence) une seule mise à l’épreuve est possible.

Or la récidive ne saurait justifier une restriction de la diversité des peines. Au contraire : lagravité du cas devrait imposer que la palette de sanctions soit plus large. La loi a développé ceque l’on appelle ordinairement les « peines alternatives » qui peuvent apporter des réponsesappropriées, y compris en présence de récidivistes (voir le rapport de la Commission nationaleconsultative des droits de l’homme, « Les alternatives à la détention », 2007).

Trois exemples, parmi d’autres

Le travail d’intérêt général (TIG), peine créée en 1983, est précisément une sanction «intelligente » au pouvoir d’insertion important. Elle permet d’associer les collectivités ou lesassociations au travail de réinsertion et a une utilité économique évidente. Malheureusement, lespouvoirs publics ne se mobilisent pas comme il le faudrait et la création de postes de TIG estinsuffisante. Dès lors, cette peine est sous-utilisée. Le nombre de TIG prononcé en 2004 (20 280)n’est pas plus élevé qu’il y a dix ans et ce type de peine représente tout juste 4 % descondamnations prononcées.

Le sursis avec mise à l’épreuve (SME) est une des principales mesures alternatives. Au1erjanvier 2005, 108 528 mesures étaient suivies par les services pénitentiaires d’insertion et deprobation (SPIP) et les juges de l’application des peines. Ceux-ci peuvent difficilement assumercette tâche, puisqu’ils s’occupent, en outre, des condamnés en détention. Beaucoup de dossiersne sont pas traités, ou bien avec des retards très importants même si les procédures detransmission ont été accélérées par des lois récentes. Le sursis avec mise à l’épreuve est unepeine particulièrement adaptée au récidiviste, compte tenu de la souplesse qui la caractérise etde la palette d’obligations (notamment de soins) dont dispose en permanence le JAP.

Le placement sous surveillance électronique mobile (PSEM) a été créé par la loi du 12décembre 2005. Cette peine peut s’appliquer à l’issue de l’emprisonnement, dans le cadre d’unsuivi socio-judiciaire, d’une surveillance judiciaire, ou d’une libération conditionnelle, pour lespersonnes condamnées à une peine d’emprisonnement d’au mois sept ans et déclarées «

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dangereuses » selon une expertise. Le consentement de l’intéressé est nécessaire (le refuspouvant justifier une réincarcération). La durée maximale est de deux ans renouvelable une foisen matière correctionnelle, et deux fois en matière criminelle. Nous en sommes, depuis juin 2006,au stade expérimental. Cent cinquante bracelets sont disponibles mais très peu de mesures ontété ordonnées et mises à exécution.

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CHAPITRE 12

« Tu finiras en prison, comme moi, ma fille »

Quatorze ans. Outrages à agent. C'est la première trace répertoriée des délits de Farida.Officiellement en tout cas. Vu la suite, on a du mal à y croire. Quelques jours avant ses quatorzeans, elle prend le métro, comme d’habitude, elle saute le tripode. Elle est avec des copines etporte une batte de base-ball. « Pourquoi ? » lui demandera assez naturellement l’enquêteur.Réponse : « On devait régler des comptes avec des filles. » Pas de chance, cette fois-ci, desagents de la SNCF sont là. Le contrôle tourne mal mais sans échange de coups. « Simplement »des insultes et des menaces. Les agents ne saisissent pas tout ce qu’elles disent, les fillesparlent parfois « dans un dialecte inconnu ». De ce qu’ils comprennent, voici un échantillon,assez révélateur. « Vous n’avez rien d’autre à foutre ! Vous n’êtes qu’une bande de bâtards ! Detoute manière, c’est toujours pareil, si vous voyez une pétasse de blonde, aux yeux bleus, elle,vous ne l’arrêtez pas ! Je kifferais de vous mettre une balle à chacun !... »

Quatorze ans. Quelques semaines plus tard. Vol. Elle est arrêtée au magasin du Printemps oùelle est repérée depuis quelque temps déjà. Tous ses vols ont été jusqu’à présent réglés àl’amiable, mais cette fois, une plainte est déposée. Ce jour-là, le vigile la suit jusqu’au rayonmaillots de bain. Un coup d’œil à droite, à gauche, et hop! Elle enfourne cinq maillots d’un coupdans son sac et, comme si de rien n’était, prend le chemin de la sortie. A peine sur le trottoir, elleest contrôlée. Farida avoue immédiatement.

Seize ans. Vol aggravé, délit de fuite, blessures involontaires. M. R. rentre chez lui, vers dix-neuf heures. La porte-fenêtre donnant sur la terrasse est ouverte. Un paquet de cigarettes, unbaladeur, les papiers et les clés de la voiture ont disparu. Dans le garage la Laguna n’est plus là.Vers dix-neuf heures vingt, elle grille un feu rouge, tente d’éviter un piéton qui traverse sur unpassage protégé et, dans la manœuvre, heurte une petite Fiat qui se retrouve projetée dans lavitrine d’un magasin. Sonné, le conducteur n’a rien compris de la scène. Un témoin, lui, a vu unejeune fille s’extirper de la Laguna avant de prendre la fuite à toutes jambes. Description de lasuspecte : seize ans environ, un mètre soixante-cinq, cheveux colorés courts et gominés, collantnoir et pull beige. M. R., informé de ces événements et du signalement, reconnaît immédiatementsa petite voisine. Qui n’a pas froid aux yeux : de son appartement, au troisième étage, elle a puaccéder au sien en longeant une corniche.

Farida, rapidement interpellée, avoue être entrée chez son voisin « pour prendre des cigarettes». Elle a vu les clés de la voiture et a eu l’idée d’aller faire un tour, bien qu’elle n’ait jamaisconduit. L'accident, elle le reconnaît aussi (elle sait démarrer mais pas freiner). Le délit de fuiteégalement. « J’avais peur d’aller en prison. »

Dix-sept ans. Violation de domicile, dégradations. La porte de la véranda est forcée, nombre deserrures intérieures ont été détériorées, une porte détruite. Les dégâts auraient pu être pires si lapolice n’était pas intervenue rapidement. Toute une bande de jeunes a sauté le portail et s’estenfuie à toute allure. Comme d’habitude les moins véloces sont arrêtés. Le coupable, ils ledésignent tous. Ou plutôt la coupable. Farida a fait croire à tout le monde que c’était chez sagrand-mère. Au dernier moment, elle n’avait pas les clés sur elle, ils ont escaladé les murs. Lesvoisins ont assez vite réagi. Farida est arrêtée plus tard avec une partie de la bande. Elle admetleur avoir menti : elle n’avait pas envie d’être seule. Elle avoue volontiers, mais la garde à vuen’en a pas moins été violente. Elle a frappé un policier et lui a lancé : « On se retrouvera ! »

Quelques semaines plus tard. Dénonciation calomnieuse. M. R., le voisin, entre chez lui, iltrouve Farida et un homme dans le salon en train d’embarquer sa chaîne hi-fi. Le couple s’enfuiten courant et se réfugie dans l’appartement de Farida. Les policiers l’y interpellent sans difficulté.

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Ils n’obtiennent pas d’aveux cette fois-ci, mais une accusation. Elle soutient que son voisin aabusé d’elle. Ni la police, ni le juge ne suivent cette version : pour tous, le mensonge est grossier.

A chaque fois, Farida a été présentée au juge des enfants. Les premiers délits ont donné lieu àdes admonestations. L'affaire de la Laguna à un placement sous le régime de la liberté surveilléejusqu’à sa majorité. Les deux derniers dossiers vont être jugés alors que Farida est devenuemajeure. L'avocat de Farida peut aussi consulter les dossiers d’assistance éducative qui ont étéouverts depuis fort longtemps. Une autre lecture de sa vie.

La mère de Farida, Mme T., est aussi une multirécidiviste. Tout le dossier de la fille estparcouru par les incarcérations à répétition de la mère. Une femme d’origine algérienne, aupassé douloureux et tumultueux. Une histoire difficile à cerner car Mme T. n’en donne jamais lamême version. A force de recoupements, sur le long terme, on peut distinguer l’essentiel. Sesparents sont morts quand elle avait deux ans. Elle évoque parfois un père alcoolique et violent.Son enfance aurait alors été une succession de placements en foyers. Elle a, dit-elle, été mariéetrès jeune, vers quatorze ans, par l’une des ses tantes. L'homme avait quarante-deux ans. De cemariage traditionnel – on dirait maintenant forcé – sont nés cinq enfants. On ne sait pas trop ceque les uns et les autres sont devenus. L'une des filles est morte en prison : un suicide parpendaison à Fleury-Mérogis, à l’âge de vingt-deux ans. Un garçon est mort, assez jeune, mais onne dit pas de quoi. Il y eut par la suite deux autres mariages, mais Farida, la petite dernière, estnée d’une brève liaison.

Mme T. fait régulièrement des séjours en prison pour des vols ou des escroqueries. Entre deuxincarcérations elle est hébergée chez ses enfants. Pendant l’enfance de Farida, elle s’estconstamment heurtée aux services sociaux et judiciaires, refusant de communiquer desinformations sur son adresse, répondant rarement aux convocations.

Le père de Farida, d’origine antillaise, est un délinquant confirmé. Il a été condamné à vingtans de prison. Au cours d’une évasion, il a rencontré Mme T. et lui a donné un enfant, Farida. Lesrelations du couple se sont ensuite distendues. Le père a été repris et a fini de purger sa peine.Apparemment plus personne n’a de nouvelles de lui. Après ses trois mariages, Mme T. a connud’autres hommes. Le dernier a été condamné avec elle à une lourde peine.

A presque cinq ans, il faut bien que quelqu’un s’occupe de Farida, alors que sa mère part pourFresnes, condamnée une nouvelle fois pour une série de vols. Au moment d’être emmenée, MmeT. la confie à une amie mais, trois jours plus tard, celle-ci n’en veut plus et la conduit à la brigadedes mineurs. Farida connaît alors son premier placement dans un foyer. Elle s'y intègre très mal.C'est une petite fille intelligente, curieuse, adorant le jeu et le sport. Mais les autres enfants lasupportent difficilement. Très autoritaire, très turbulente, elle est à l’origine de multiples disputesqui vont parfois jusqu’aux coups. Elle demande très souvent sa mère, pleure beaucoup. Uneéducatrice l’accompagne un jour au parloir. « On est à l’hôpital », lui dit sa mère. Six mois plustard, une fois Mme T. remise en liberté, Farida retourne avec elle. Un service social les suit. Apartir de cette date, Farida fait l’objet de plusieurs mesures d’observation en milieu ouvert. Onpeut suivre son évolution d’année en année, presque de mois en mois, d’un rapport d’assistancesociale (ou d’éducateur ou de psychologue...) à l’autre.

A six ans, la petite Farida inquiète sa mère. Sa mère inquiète la justice. L'enfant, pourtant simignonne, commet sans cesse des petits vols : elle prend systématiquement la monnaiepréparée pour le pain. Rien de bien méchant. Mais elle s’empare aussi un jour de mille quatrecents francs dans le sac de sa mère. Et elle n’arrête pas de mentir. Mentir, mentir... pour tout etn’importe quoi, dit Mme T., qui lui fait la morale, à sa façon. « Tu finiras en prison, comme moi, mafille. » L'école est une catastrophe, un lieu de provocation permanente. Farida, quand elle veutbien s’y rendre, n’a pas son pareil pour pousser à bout les adultes. Evidemment elle n’apprendrien, ni à lire, ni à compter, ni quoi que ce soit d’autre. « Un sentiment d’insécurité entrave toutapprentissage... Incapable de suivre une consigne collective ou de vivre en groupe » : lediagnostic est sévère et inquiétant, mais, pour l’instant, il n’est question que d’exclusion de laclasse.

Au même âge, devant les assistantes sociales effrayées ou consternées, Farida, petite fille à la

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mine boudeuse, pique de vraies crises, exigeant des bonbons, des gâteaux, du coca-cola... Samère refuse, puis cède puis refuse. Farida se met à hurler pendant que Mme T. tente de laraisonner... Les conclusions des rapports de cette époque laissent un goût amer. Farida estmanifestement perdue. Elle ne sait pas grand-chose de l’histoire de sa famille. Sa mère occupetoute la place mais elle est une source d’instabilité majeure. Il faut impérativement un suivipsychologique qui, faute de moyens, n’est pas toujours assuré et parfois sur de longues périodes.

En sixième, Farida, exclue d’un premier collège en début d’année scolaire, est inscrite dans unnouvel établissement. Deux mois plus tard, l’exclusion est envisagée. La situation est intenable.Les exploits de l’élève remplissent des pages et des pages. Le travail n’y est même pas évoqué,qu’elle refuse avec la dernière énergie, quand elle veut bien être présente. Il n’est question quede son comportement qui perturbe non seulement la classe, mais tout le collège. Elle insulte sescamarades, se bagarre avec eux, jette ses affaires par terre ou sur ses voisins, refuse d’obéir auxenseignants, se sauve subitement de l’établissement... « Ingérable »... « Inadaptée au milieuscolaire »... Sa mère, convoquée à plusieurs reprises, ne répond jamais. Farida est de nouveauexclue.

Six mois plus tard. Farida n’est plus scolarisée. Le juge des enfants cherche une solution deplacement et se heurte à l’hostilité de l’enfant et de sa mère, soudées face à lui. « Elles souffrentd’une impossible séparation », note une éducatrice qui ajoute, à propos de Farida : « Nouspouvons ressentir chez elle une grande souffrance et de réelles difficultés dont elle ne peutparler... Elle nous a quasiment supplié de lui trouver un établissement. »

Farida a douze ans. Un collège a bien voulu l’accepter. La conseillère principale d’éducationécrit au juge. Une impression de déjà vu, de déjà lu. Farida n’était plus scolarisée depuisplusieurs mois. Elle vivait avec sa mère. Comment? A en croire leurs relations à la fin de cettepériode, très mal. « Elles semblent ne plus pouvoir communiquer ensemble. » Au collège, en trèspeu de temps, la situation est devenue, comme d’habitude, catastrophique. Farida est taxée d' «électron libre » qui perturbe tout l’établissement. La capacité de cette enfant à déstabiliser bienau-delà de son cercle proche est étonnante. Retards, absences, évidemment. Mais aussimenaces, agressions verbales, insultes. Déconcertante Farida : « Elle peut passer de lagrossièreté à un excès de politesse, de la violence à la puérilité. » Selon sa mère, Farida pleurebeaucoup, parle de suicide.

Quatre mois plus tard, Mme T. retrouve le chemin de la prison et pour un bon moment cette fois.Plusieurs peines sont tombées. C'est à cette époque que Farida semble basculer. De mauvaiseélève, elle devient délinquante, et commet ses premiers vols dans des magasins, descambriolages chez ses voisins... Comme un mimétisme. Farida est seule, abandonnée à elle-même. Des copains viennent chez elle. Le loyer n’est plus payé. Une de ses demi-sœursl’héberge parfois. Mais leurs difficultés ne font que se cumuler.

Quinze ans, première IVG. Farida est placée dans un foyer en externat. Très rapidement, elleconnaît de graves difficultés et le même diagnostic est posé : « inadaptée ». Incapable derespecter la moindre discipline. « Ses soucis familiaux semblent occuper beaucoup de placedans sa vie. » Au bout de quelques mois, elle ne vient plus au foyer et se fait exclure.

Seize ans, deuxième IVG, aux Pays-Bas. Mme T. est toujours en prison. Elle obtient parfoisdes permissions de sortie pour rencontrer sa fille. Farida a maintenant un petit ami africain, dedeux ans son aîné, dont la famille vit en Afrique. Il n’a pas d’emploi. La juge des enfants, dans lecadre d’une des procédures pénales, décide de la placer dans un foyer, un CPI (centre deplacement immédiat). Dans un premier temps, Farida fait un effort. Sa chambre est bien tenue.Elle fait des projets, souhaite reprendre ses études, passer son bac.

Devant le tribunal, la jeune avocate d’office connaît bien son dossier. Bonne surprise, Faridaest présente. Elle ne l’a vue que quelques instants une semaine plus tôt. Les faits dedénonciation, dégradation de violation de domicile sont établis, sa plaidoirie ne s’y attarde pas.

« C'est vrai, Farida ment apparemment comme elle respire. Elle est capable d’inventer leshistoires les plus abracadabrantes pour se sortir d’une mauvaise passe. Mais est-ce vraiment un

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mensonge? Toute sa vie, depuis la naissance, est tissée de mensonges. Il y a des victimes, il fautréparer leurs préjudices. Elles n’ont pas demandé à se trouver sur la route de Farida. Mais cetteroute, elles auraient pu y cheminer, elles aussi. Farida n’a pas demandé à l’emprunter.

Farida est une fille qui n’a pas froid aux yeux. Elle est bourrée d’énergie mais tout va dans lemauvais sens. Et si l’on pouvait en faire quelque chose de positif plutôt que de la laisser répéterindéfiniment les vies qui sont en elles? Elle s’identifie et s’oppose perpétuellement à sa mère. Sasouffrance se lit à toutes les pages de cette procédure : ne pourrait-elle pas, comme tant d’autres,tirer du bon de cette souffrance, au lieu de la retourner constamment contre les autres et contreelle ?

Farida aujourd’hui est mère, sa fille a presque un an, elle la voit peu. Un juge a donné la gardeexclusive au père avec un droit de visite assez large pour elle. Ce petit enfant est une chance. Lavie de Farida a été un apprentissage lent mais systématique de la transgression. Voir sa fillegrandir, même ailleurs, et bénéficier d’une vraie éducation pourrait modifier le cours de sa vieencore jeune. L'éducation se fait aussi par les enfants.

Farida est une récidiviste, c’est vrai. Mais c’est la vie qui récidive : sa mère, son père, et avant ?Si Pierre Bellemare racontait l’histoire de Farida sur RTL à 10 heures, on pleurerait dans leschaumières. Mais dans le flash de 11 heures, les gens sortent leurs pics et leurs fourches. »

SÉVÉRITÉ DES JUGES, PRISON ET RÉCIDIVE

Malgré tout ce qu’on a pu dire sur le laxisme de la justice, les juges n’ont jamais été aussisévères en France et les peines n’ont jamais été aussi lourdes, pas seulement en cour d’assises.Il est une manière totalement indiscutable de le mesurer : le taux d’occupation des prisons. Or,celles-ci ne cessent de se remplir, notamment de récidivistes. Une dizaine d’établissements oude quartiers ont des taux d’occupation supérieurs à 200 %.

Si la France dispose aujourd’hui de 50 700 places opérationnelles, 62 009 personnes sontactuellement détenues sous écrou (au 1erdécembre 2007). Surpopulation évidente donc, qui s’estcréée en peu de temps et qui connaît depuis quelques mois un accroissement sans précédent.Le nombre de personnes écrouées a augmenté régulièrement depuis 2002. Une augmentationde 9 808 détenus précisément entre le 1erjanvier 2002 et le 1erjanvier 2007 : + 20,18 %.

Au plus tard début 2008, la population pénitentiaire (sous écrou) dépassera largement le «record » historique de 63 652 détenus, atteint au 1erjuillet 2004. La création de 8 000 placessupplémentaires pour 2010 ne semble pas à la hauteur des besoins. D’autant que d’excellentsspécialistes de la démographie pénitentiaire estiment que la loi sur les peines planchersentraînera une augmentation de 10 000 détenus. Une note interne de l’administrationpénitentiaire établie mi-2007 prévoit 80 000 détenus dans les prisons françaises à l’horizon 2017.

La sévérité des juges envers les récidivistes est connue depuis longtemps. Ils les condamnentquasi systématiquement à de l’emprisonnement ferme. Sur 52 % de personnes qui récidivent,environ 80 % font l’objet d’une telle sanction. 20 % seulement bénéficient d’une peine alternative.

Le tableau ci-après, établi pour la commission des Lois de l’Assemblée nationale en 2007,permet de comprendre la hausse inévitable de la population pénitentiaire liée à la nouvelle loi. Ilcompare les peines habituellement prononcées par les juges dans les affaires de récidive aveccelles que la loi tente d’imposer. On s’aperçoit qu’en matière criminelle, les cours d’assisesétaient déjà plus sévères que ce que tente d’imposer la loi sur les peines planchers. Par contre,pour la masse des délits, la loi prévoit le double ou le triple des peines jusqu’alors prononcées.Curieuse application d’une idée dont la promotion avait été faite en agitant devant l’opinionpublique des affaires criminelles.

La sévérité croissante de la justice aura donc pour conséquence une surpopulationpénitentiaire comme la France n’en a jamais connue, engendrant une situation explosive. Car ilne s’agit évidemment pas d’une simple question statistique. Il en va de l’efficacité des peines

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elles-mêmes, compromises par la promiscuité, par la violence grandissante entre détenus ouenvers les surveillants, par l’absence de moyens permettant de traiter toute cette population, parune attention croissante et nécessaire à la sécurité dans les prisons au détriment du reste.

Sans compter le coût de la prison. Un récent rapport de la Commission nationale consultativedes droits de l’homme notait que le coût de construction d’une nouvelle place de prison (environ100 000 €) permettrait de financer 5 911 jours de placement extérieur.

Peines planchers et jurisprudence des tribunaux en matière de récidive

Peine maximale encourue(hors récidive)

Peines moyennes pour récidive prononcéesen 2005 par les tribunaux

Peinesplanchers

Crimes30 ans 15,7 ans 10 ans20 ans 13,9 ans 7 ans15 ans 15,9 ans 5 ans

Délits

10 ans 1,6 an 4 ans7 ans 1 an 3 ans5 ans 8,5 mois 2 ans3 ans 5,7 mois 1 an

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Conclusion

Ni monstre, ni diable

Le 12 décembre 2005 était publiée une loi sur la récidive à l’issue de longs travauxparlementaires. Six jours plus tôt, le garde des Sceaux de l’époque, Pascal Clément, avaitinstallé une commission « d’analyse et de suivi de la récidive », composée d’éminentsspécialistes qu’on aurait peut-être gagné à consulter un peu plus tôt. La mission était de taille : «déterminer les outils fiables pour mesurer la récidive, analyser son évolution et formuler despréconisations pour la combattre. A cette fin, la commission réunira des données juridiques,statistiques et pénitentiaires utiles à sa mission, procédera aux auditions et visites nécessaires etrecueillera les avis des experts reconnus ». Fin juin 2007, après dix-huit mois de travail, lacommission devait rendre son premier rapport. Mais la nouvelle garde des Sceaux rédigeait déjàla loi suivante, une loi définitive, qui permettrait de « tourner la page de la récidive ». Elle avait, ilest vrai, quelque peu oublié l’existence de la commission dont les premières conclusions allaientdans une direction fort différente de celle qu’elle suivait elle-même en instaurant les peinesplanchers. Au moins la nouvelle ministre allait-elle vite. L'urgence était telle que, grâce à unesession extraordinaire du Parlement, et une discussion à marche forcée, la nouvelle loi étaitpubliée dès le 11 août au Journal officiel. On pouvait rechigner, contester, hommage devait êtrerendu à l’allant de ce nouveau garde des Sceaux qui réglait définitivement les problèmes endeux mois. Une semaine plus tard, un fait divers terrible, un enlèvement et un viol sur mineurcommis par un récidiviste, obligeait notre ministre à promettre une nouvelle loi sur la récidive.Parole donnée, elle serait votée avant la fin de l’année. Nous ne savons pas encore quand seradéposé le prochain rapport de la commission.

L'écart entre la loi et la réalité ne cesse de grandir. Face à l’immense complexité de la vie, la loine peut être qu’un instrument modeste, même si elle traduit une volonté politique forte. Elle nepeut, à elle seule, supprimer ou faire reculer une délinquance. Pas plus qu’un ministre, si douésoit-il, ne peut, à lui seul, faire baisser la criminalité. La multiplication des lois, votées sansdiscontinuer, sous le coup d’une émotion, avant que l’encre de la dernière ne soit sèche, dissoutle peu d’effet dissuasif qu’elles peuvent avoir. Quant au recours systématique àl’emprisonnement, à l’aggravation, apparemment sans fin, de la répression, il crée davantage deproblèmes qu’il n’en résout. Il renvoie à la prison, institution apoplectique et en crise permanente,le traitement de tous les maux dont on ne sait plus s’occuper en liberté.

Il y a quelques centaines d’années, le diable se cachait dans le corps des sorcières. Pourdétecter sa présence, les juges faisaient piquer la peau de ces femmes afin de déceler l’endroitoù elles ne crieraient pas. Là, dans ce point minuscule, cette insensibilité d’un petit millimètre, lediable avait déposé sa marque, son sceau. Le silence de la femme condamnait la sorcière aubûcher. Nous n’avons plus besoin de ces vieilles aiguilles. Ni le cri, ni le silence, ni la parole nesemblent plus aujourd’hui nous intéresser. Comme si l’acte seul, une fois posé, suffisait : le délitidentifierait l’homme. Le récidiviste naîtrait dans son acte et mourrait dans sa peine.

Les réalités de la vie sont têtues et ne peuvent être modifiées si l’on ne tente de lescomprendre. Le courage n’est pas d’aller vite, d’infliger en un quart d’heure, vingt minutes, desannées de prison, mais, tout au contraire, de prendre le temps d’observer, d’écouter, de mesurer,de vérifier pour sanctionner intelligemment. Il n’est pire facteur de récidive qu’une peineinadaptée.

« Perseverare diabolicum » ? Nous pensons que le diable n’existe pas, mais aussi que lacriminalité est une des manifestations humaines les plus complexes qui soient. Une complexitéque nous percevons de très loin, à la faible lueur de connaissances embryonnaires etincertaines. L'immensité de notre ignorance nous précipite dans le gouffre des simplifications

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outrancières et des solutions toutes faites, toutes plus répressives les unes que les autres, quifont le bonheur des bateleurs de foire et le succès des démagogues.

Chaque vie de délinquant contient l’énigme de sa délinquance, mais aussi la clé de sonrenouveau. Aucune de ces vies ne se ressemble. Aucune infraction ne se compare à une autre.Aucune récidive n’équivaut à une autre. Toutes s’inscrivent dans un processus particulier, toutesarrivent à un moment donné d’un parcours unique. Le droit oblige à des catégories et habille cespassages à l’acte d’un vêtement uniforme. Il est un mode de pensée, indispensable au maintiend’un ordre social. Mais il n’est que cela. La justice n’est pas le droit. Elle est le droit appliqué àl’humain.