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Frère Didier van HECKE, l'Évangile de Jean, GB GSA, 2013/2014.
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14 LE PROCES ROMAIN :
Jésus, Pilate et les Juifs Jn 18,28-19,16a
QUESTIONS PRELIMINAIRES
Avec cette section, nous abordons la partie du récit de la Passion que Jean a le plus
spécialement soigné et développé. Ainsi, pour S. Legasse, "le procès du prétoire est la pièce maîtresse
du récit johannique de la Passion, celle où l’Évangéliste a mis tout son art et concentré le plus de
théologie"1. M.E. Boismard affirme la même chose : "Cet ensemble forme un récit très soigneusement
construit et d'une intensité dramatique remarquable"2.
Ce récit, comme chez les Synoptiques, n'est pas un reportage destiné à fixer simplement le
souvenir des faits rapportés. Il s'avère une œuvre originale où le narrateur a condensé son
interprétation de Jésus, le Révélateur venu d'en haut et rejeté par le monde, mais dont la gloire ne cesse
de transparaître et de prévaloir au regard de la foi.
1 Comparaison avec les synoptiques
11 Un schéma commun
La consultation d’une synopse permet de constater qu’il existe un schéma commun à Jean et
aux synoptiques :
Schéma Synoptiques Jean Jésus est mené devant Pilate. « ils le menèrent à Pilate »
Mc 15,1 // Mt 27,2 // Lc 23,1
« ils mènent Jésus de chez Caïphe
au prétoire » Jn 18,28
Interrogation de Pilate. « es-tu le Roi des Juifs ? »
Mc 15,2 // Mt 27,11 // Lc 23,3
« es-tu le Roi des Juifs ? »
Jn 18,33
Réponse de Jésus : interrogation et
réponse sont identiques dans les 4
évangiles, mais Jean a développé.
« Tu le dis »
Mc 15,2 // Mt 27,11 // Lc 23,3
« Dis-tu cela de toi même… Tu dis
que je suis Roi…» Jn 18,34-37
Barabbas Mc 15,6-11 // Mt 27,15-20 // Lc
23,17-19
Jn 18,39-40
La foule réclame que Jésus soit
crucifié.
« Qu’il soit crucifié »
Mc 15,14 // Mt 27,23 // Lc 23,23
« A mort, à mort ! Crucifie-le »
Jn 19,15
Pilate livre Jésus à la mort. « Il livra Jésus… pour qu’il fut
crucifié » Mc 15,15 // Mt 27,26 //
Lc 23,24
« Alors, il le leur livra pour qu’il
fut crucifié » Jn 19,16
12 Des accords Luc/Jean
- Les accusations portées par le Sanhédrin :
En Matthieu et Marc, elles sont signalées après le premier interrogatoire de Jésus par Pilate,
juste après la question de Pilate et la réponse de Jésus :
Tu es le Roi des Juifs ?... Tu le dis… Et les grands prêtres l’accusaient beaucoup. (Mc 15,2-3 //Mt
27,11-12).
Luc et Jean les rapportent dès le début de la comparution devant Pilate :
Ils commencèrent à l’accuser, disant : nous avons trouvé celui-ci excitant notre nation à la révolte…
Pilate l’interrogea, disant : tu es le Roi des Juifs. (Lc 23,2-3)
Pilate sortit… et dit : quelle accusation portez-vous contre cet homme ?... Si celui-ci n’était pas un
malfaiteur, nous ne te l’aurions pas livré. (Jn 18,29-30)
1 S. LEGASSE, Le Procès de Jésus, tome II, La Passion dans les quatre évangiles, Cerf, Paris, 1995, 491. 2 M.E. BOISMARD, Synopse tome III, Jean, 416.
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- La flagellation :
En Marc et Matthieu, Jésus est flagellé après la condamnation par Pilate, conformément à
l’usage romain où la flagellation précède la crucifixion :
Pilate voulant contenter la foule, leur relâcha Barabbas et livra Jésus, l’ayant fait flageller, pour qu’il
fut crucifier. (Mc 15,15 // Mt 27,26)
Jean ne mentionne pas cette flagellation, mais Pilate fait fouetter Jésus entre deux
interrogatoires :
Alors Pilate prit Jésus et le fit flageller. (Jn 19,1)
Luc ne mentionne pas non plus la flagellation, mais comporte deux motions de la décision de
Pilate de relâcher Jésus après l’avoir châtier :
L’ayant donc châtié, je le relâcherai. (Lc 23,16)
Je le relâcherai après l’avoir châtié. (Lc 23,22).
- Le couronnement d’épines :
En Marc et Matthieu, le couronnement d’épines forme un épisode séparé, placé après que Pilate
ait livré Jésus pour être crucifié. C’est une scène de dérision assez développée (Mc 15,16-20 // Mt
27,27-31) qui bafoue les prétentions de Jésus :
Et ils lui mettent, l’ayant tressé une couronne d’épine. (Mc 15,17 // Mt 27,29)
Luc évoque simplement cette scène d’outrage en la transposant chez Hérode :
Hérode, avec la soldatesque… l’ayant enveloppé d’un vêtement magnifique… et s’étant joué de lui.
(Lc 23,11)
Quant à Jean, il donne à cette scène une place centrale entre les interrogatoires de Pilate :
Et les soldats, ayant tressé une couronne d’épines la mirent sur sa tête… et disaient : salut, le roi des
Juifs. (Jn 19,2).
Boismard3, relève encore, entre Luc et Jean, deux autres affinités qu’il qualifie de
remarquables : Pilate qui reconnaît par trois fois l'innocence de Jésus (Lc 23,4.14.22 et Jn 18,38b ;
19,4.6) et la volonté de Pilate de faire libérer Jésus (Lc 23,20 et Jn 19,12).
13 Des accords Matthieu et Jean
L'accord le plus important entre Jean et Matthieu est celui entre Jn 19,2-3 et Mt 27,27-31 (voir
avec Mc 15,16-20). Les contacts sont si forts qu'une dépendance de l'un par rapport à l'autre ne peut
être niée. Jn 19,2 et Mt 27,29 ont une formulation presque identique :
Mt 27,29 (traduction littérale) Jn 19,2
et tressant une couronne d'épines ils posèrent sur sa
tête
et les soldats
tressant une couronne d'épines ils posèrent (sur) sa
tête
14 Des accords Marc et Jean
Par contre, pour Barrett4, "La plupart de ce matériel s'appuie sur le récit marcien, qui fournit
non seulement la situation élémentaire de l'examen devant Pilate, son manque de volonté à condamner
Jésus, la référence à Barabbas et la pratique de relâcher un prisonnier à la fête, le fouet, les
moqueries... ". L'accord le plus important entre Jean et Marc se lit dans l'épisode de Barabbas où Pilate
pose la même question :
Mt 27,17 Mc 15,9 Jn 18,39b Lequel voulez-vous
que je vous libère ?
Barabbas ou Jésus appelé Christ ?
Voulez-vous
que je vous libère
le roi des Juifs ?
Voulez-vous donc
que je vous libère
le roi des Juifs ?
3 M.E. BOISMARD, op. cit. 416-417. 4 C.K. BARRETT, The Gospel according to St John, 530-531.
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2 Structure littéraire
Le narrateur fait alterner deux lieux où se déroule l’action : à l’intérieur et à l’extérieur du
prétoire. À plusieurs reprises, Pilate sort de sa résidence pour parlementer avec les Juifs, plus
précisément avec les Grands Prêtres qui se tiennent dehors, et il y rentre pour interroger Jésus.
L’épisode peut ainsi se décomposer en sept scènes réparties de façon concentrique : quatre se
passent en public dans la clameur et trois dans le face à face de Pilate et du roi :
1 3 5 7
Ext. 18,29-32
il sortit
18,38b-40
il sortit
19,4-8
il sortit
19,12b-16a
il alla
dehors
Int.
18,33-38a
il entra
19,1-3 19,9-12a
il entra
2 4 6
3 L'historicité du récit
On peut tout d'abord relever que Jean rapporte les détails de conversions ayant eu lieu dans le
prétoire, sans témoin entre Jésus et Pilate. Barrett5 juge hautement improbable qu'une information
sérieuse concernant ces conversations ait pu être accessible à l'évangéliste. De même pour Brown6, il y
a plusieurs raisons de penser que le dialogue entre Jésus et Pilate n'est pas historique.
En fait, il est clair que l'intention du récit n'est pas documentaire7. Aucun procurateur romain
n'aurait consenti à quitter le prétoire pour aller informer les "Juifs" rester à l'extérieur et négocier avec
eux. Ce procès romain de Jésus va servir à Jean de véritable véhicule pour présenter le développement
de sa théologie. L'Evangéliste compose de façon libre, dialogues et discours qui ont pour fonction de
formuler le sens profond des événements en train de se dérouler. C'est ce que nous allons découvrir à
la lecture du récit.
SCENE 1 EXTERIEUR DU PRETOIRE : LES AUTORITES JUIVES DEMANDENT A
PILATE LA CONDAMNATION DE JESUS (18,28-32)
1 Le point du jour
L’action commence par une double précision chronologique, civile "c'était le point du jour" (le
matin) et liturgique "pour pouvoir manger la Pâque" (v. 28). Cette double précision se retrouvera dans
le dernier tableau : "c'était le jour de la préparation de la Pâque, la sixième heure" (19,14).
Jésus est introduit dans le prétoire "au point du jour". Par cette précision, l’évangéliste marque
le début d’une journée capitale, celle où Jésus a mené à terme sa mission dans le monde. Nuit et jour
sont, comme d’habitude en Jean, des réalités théologiques : au fur et à mesure que se déroule le procès,
la lumière se fait. L’heure de Jésus, sa condamnation et sa mort ne sont pas des événements nocturnes
ou ténébreux. Elles sont salutaires et réclament le soleil à son zénith (la 6ème
heure).
“A la première lueur du jour, les responsables amènent Jésus, l’agneau de Dieu, pour un procès,
pendant qu’ils restent à l’extérieur du prétoire pour éviter les impuretés rituelles à la veille de la
Pâque“8.
D’emblée, Jésus est emmené dans le prétoire alors que les Juifs restent dehors. La rupture entre
l’envoyé de Dieu et les autorités d’Israël est désormais consommée. Les Juifs restent dehors pour ne
pas se souiller et pouvoir manger la Pâque. L’ironie est acerbe : ces notables observent extérieurement
la Loi, mais leur cœur est rempli de haine homicide. Elle va même plus profond : Jésus que les Juifs
rejettent, est le véritable agneau pascal.
5 C.K. BARRETT, op. cit. 443. 6 R.E. BROWN, The Gospel according to John, 860. 7 J. ZUMSTEIN, L'Evangile selon Saint Jean (13-21), 217.
F.J. MOLONEY, The Gospel of John, 493-494.
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2 La figure de Pilate9
Pilate exerça la fonction de procurateur sur la Judée-Samarie de 26 à 36 après J.C. Il résidait
habituellement à Césarée, mais se rendait à Jérusalem durant les fêtes pascales pour prévenir toute
agitation nationaliste. Représentant de l’empereur, il exerçait les fonctions de magistrat et de juge.
Pilate a sans doute instruit un véritable procès, donnant la parole aux plaignants, les chefs juifs qui
accusaient Jésus de troubler l’ordre public et de s’opposer à l’occupant romain. Il offrit ensuite la
parole à Jésus, lui donnant la possibilité de se défendre. Les Synoptiques mentionnent alors le silence
de Jésus. Puis prirent place, s’ils sont historiques les épisodes de Barabbas et de la foule demandant la
mise à mort de Jésus. Quoi qu’il en soit, Pilate prononça un verdict de culpabilité assortie d’une peine
de mort. Il est vraisemblable à l’époque, que le Sanhédrin n’avait pas la possibilité de prononcer des
peines de mort qui étaient réservées à l’autorité romaine.
3 La question de Pilate et la réponse des autorités juives
À la question de Pilate sur l'accusation portée contre Jésus, les Juifs vont répondre de manière
impertinente et irritée : "Si cet individu n'avait pas fait le mal, te l'aurions-nous livré" (v. 30). Jésus est
présenté comme un simple malfaiteur, quelqu'un qui fait le mal. Pilate leur renvoie la balle avec ironie
et sarcasme : "jugez-le selon votre loi".
Les Juifs sont acculés alors à reconnaître leur allégeance et leur dépendance du pouvoir romain
et païen. Ils sont contraints d’avouer ce qu’ils ont décidé depuis longtemps : réduire au silence et faire
mourir Jésus (v. 31).
La scène s’achève par un commentaire du narrateur (v. 32) qui donne la clé théologique de ce
passage : "C'est ainsi que devait s'accomplir la parole par laquelle Jésus avait signifié de quelle mort il
devait mourir". En renvoyant ici à une parole antérieure de Jésus, l'évangéliste reprend ce qu'il a déjà
dit en 12,33. Cette parole n'appartient pas au contexte immédiat, elle renvoie à ce que Jésus a déjà
annoncé en 3,14 "il faut que le Fils de l’Homme soit élevé" puis en 8,28 et enfin en 12,32-33. Cette
mise en croix de Jésus par les Romains signe ainsi l'accomplissement de la parole de Jésus.
4 Il ne nous est pas permis de mettre quelqu'un à mort (v. 31)
Habituellement, si le Sanhédrin avait prononcé une peine capitale, il devait remettre le
condamné au pouvoir judiciaire du préfet, lequel se chargeait de l'exécution. Mais cette règle avait des
exceptions, notamment pour la lapidation des femmes adultères ou pour la profanation du sanctuaire.
Mais même si le Sanhédrin avait pu lui-même exécuter sa sentence de mort, il avait eu tout intérêt à ce
que Jésus soit remis aux romains. En effet, selon la tradition juive, le cadavre d'un condamné suspendu
au bois signifiait que la malédiction divine l'avait frappé (Dt 21,22).
SCENE 2 INTERIEUR DU PRETOIRE : LE PREMIER DIALOGUE ENTRE JESUS ET
PILATE AU SUJET DE LA ROYAUTE DE JESUS (18,33-38a)
Cette scène occupe la place centrale du premier acte. Le dialogue entre Jésus et Pilate est un
des grands reliefs théologiques du récit johannique de la Passion. Elle se déroule à l'intérieur du
prétoire : au v. 33a, Pilate "entra de nouveau" et au v. 38b Pilate "de nouveau sortit". Ce dialogue entre
Pilate et Jésus peut être structuré à partir des questions posées par Pilate à Jésus.
1 L’accusation portée contre Jésus : vv. 33-34
- Introduction : entrée de Pilate dans le prétoire (v. 33a)
- 1ère
question de Pilate : Jésus est-il roi ? (v. 33b)
et il appela Jésus et lui dit : Toi es-tu le Roi des Juifs ?
Rentré à l’intérieur du prétoire, Pilate interroge Jésus en privé. La question initiale qu'il pose
est également rapportée dans les trois synoptiques (Mc 15,2 ; Mt 27,1 ; Lc 23,3). Celle-ci arrive de
manière abrupte, pas plus préparée que dans Matthieu ou Marc. C'est cette question qui va déterminer
toute la suite du dialogue.
R.E. BROWN, La mort du Messie, 773-786.
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Le préfet romain savait sans doute que le peuple juif attendait un roi appelé “messie” qui
viendrait restaurer la souveraineté d’Israël. Cette attente messianique se confondait en effet chez le
peuple avec le vœu d’indépendance nationale qu’établirait le Messie, inaugurant une ère nouvelle.
Dans l’Évangile de Jean, deux épisodes reflètent ce climat :
- Après le signe des pains, la foule avait voulu enlever le “prophète” pour le faire roi. Jésus
s’était alors échappé (Jn 6,14-15).
- Après le retour à la vie de Lazare, la foule l’acclame comme “roi d’Israël”. Jésus manifeste
son désaccord et dénonce l’ambiguïté de cet accueil en choisissant un ânon pour monture (Jn 12,12-
14).
Mais la question comme la pose Pilate, remplie d'ironie, montre qu'à l'évidence, il ne croit ni
que Jésus était un chef révolutionnaire ni qu'il était roi des juifs.
- 1ère
réponse de Jésus : sous forme de question renvoyée à Pilate (v. 34)
Jésus répondit :
De toi-même toi tu dis cela ou d'autres t'ont dit au sujet de moi ?
Dans les synoptiques, Jésus se limite à une réponse ambiguë : “C'est toi qui le dis” (Mc 15,2 ;
Mt 27,11 ; Lc 23,3). Il gardera ensuite le silence jusqu’aux paroles qu’il prononcera en croix.
Chez Jean, il se prononcera sur sa royauté et deux déclarations majestueuses en situeront
l’origine et la portée.
Mais auparavant, Jésus va interroger Pilate sur l’origine de l’accusation (v. 34) : ce trait
empreint d’autorité donne déjà le ton de l’entretien. Pilate ne perçoit pas l’avertissement implicite, à
savoir qu’il risque d’être manipulé. Pilate va manifester indifférence et mépris : “Est-ce que je suis
juif ?” (v. 35).
2 La réponse de Jésus sur l’origine et la nature de sa royauté : vv. 35-36
- Réponse et question de Pilate (v. 35)
Pilate répondit :
Est-ce que moi je suis juif ?
Ton peuple et les grands prêtres t'ont livré à moi ; qu'as-tu fait ?
- 2ème
réponse de Jésus : sur l’origine de sa royauté (v. 36)
Jésus répondit : Ma royauté n'est pas de ce monde
Si de ce monde était mon royaume
mes subordonnés combattraient
ppour que je ne sois pas livré aux juifs
Maintenant ma royauté n'est pas d'ici.
Reprenant son interrogatoire, il demande à Jésus ce qu’il a fait, et on peut sous-entendre “de
mal” ! (cf 18,30). Jésus ne répond pas à la question de Pilate et va dans un premier temps se prononcer
au sujet de l’origine de sa royauté par une tournure négative : “elle ne provient pas de ce monde” (v.
36).
Cette réponse de Jésus comprend deux phrases négatives et quasi synonymes encadrant, sous
forme d’inclusion, une proposition conditionnelle. Le tout porte sur la royauté ou la dignité royale de
Jésus et sur sa provenance : elle n’est pas de ce monde, elle n’est pas d’ici, de la terre, du monde d’en
bas. Il ne s’agit donc pas d’un pouvoir d’ordre terrestre.
Mais il ne faut pas se méprendre en conférant à l’antinomie une dimension locale qui situerait
une des deux zones hors du monde, au ciel, et l’autre sur la terre des hommes. Tel n’est pas le cas. La
royauté en question n’est pas d’ici, mais elle s’exerce bien ici, c’est-à-dire dans le monde. On retrouve
la même chose en Jn 17, 11.15.16 : si les disciples ne sont pas du monde comme Jésus n’est pas du
monde, il les laisse dans le monde et prie seulement le Père de les garder du mal.
Ce qui est hors du monde, c’est le principe ou l’origine de cette royauté. C’est pour cela qu’en
Jn 6,15, Jésus refuse de recevoir cette royauté qui viendrait des hommes. Ici, il parle dans le même
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sens et fournit des arguments. Preuve en est qu’il n’instaure pas sa royauté avec les méthodes du
monde, est qu’il n’a pas de garde et qu’il s’est laissé arrêter.
Pilate ne réagit pas à ce langage mystérieux. Il ne demande pas “d’où” vient la royauté ni en
quoi elle consiste. Réitérant sa question initiale, il presse Jésus d’avouer qu’il est roi. En 18,37, la
qualification roi “des juifs” n’est plus précisée et le titre prend ainsi une valeur absolue.
Ici, Pilate, comme d‘autres personnages des récits de la Passion, est amené, comme malgré lui,
à énoncer ce qu’en réalité il conteste, par un jeu ironique que l’évangéliste incite son lecteur à partager.
C’est également à la façon d’un disciple que Pilate va entendre l’explication censée l’instruire
de la portée réelle du titre de roi que Jésus revendique : v. 37.
3 Le motif de la royauté de Jésus : vv. 37-38a
- Question de Pilate avec reprise de la 1ère
question (v. 37a)
Pilate lui dit alors : N'est-ce pas que roi tu es toi ?
- Réponse de Jésus : sur l’objet et la portée de sa royauté (v. 37b)
Toi, tu dis que je suis roi.
Moi, pour cela j’ai été engendré
et pour cela je suis venu dans le monde
afin que je témoigne à la vérité.
Quiconque étant de la vérité écoute ma voix.
La tournure “être engendré” souligne le caractère historique et incarné de la venue de Jésus
alors que la seconde tournure “venir dans le monde” exprime le caractère transcendant de Jésus. Dans
ce parallélisme synonymique, le second verbe interprète le premier et suggère l’origine non terrestre de
Jésus lui-même. Le lecteur reconnaît là le Logos préexistant du Prologue.
Ce thème de la préexistence est le présupposé de la mission dont le but est fortement souligné
par la répétition synonymique : il s’agit de rendre témoignage à la vérité.
Le mot hébreu, tma "vérité", a pour étymologie la racine nma qui signifie "se tenir
fermement", "être stable", "ce à quoi on peut se fier", "ce à quoi on peut faire confiance"10
. La notion
de vérité décrit donc ce qui est fiable, ce sur quoi on peut s’appuyer, ce à quoi on peut faire confiance,
c’est-à-dire, en définitive la réalité de Dieu.
Dans l'optique de Jean, ce témoignage à la vérité est la communication en paroles et en signes,
du Christ "unique engendré" et "venu dans le monde" énonçant et révélant au monde tout ce qu'il a vu
et entendu d'auprès du Père.
Cette vérité est la révélation définitive de Dieu aux hommes par et en son Fils. L'homme
Jésus est la révélation totale. C’est pourquoi, la vérité ne peut être dissociée de Celui qui est venu dans
le monde pour la manifester. Elle n’est pas une théorie, mais un appel qui touche les profondeurs de
l’homme.
4 La conclusion de Pilate : v. 38a
Pilate lui dit : Qu'est-ce que la vérité ?
Cette répartie n’est pas une vraie question. Elle n’est pas non plus une demande
d’éclaircissement. Elle clôt au contraire l’entretien sur le sujet.
Quel que soit le ton qu’il convient de lui donner (sceptique ? Ironique ? Irrité ?), elle est
dérobade et, par le fait même, refus. Pilate pose la plus importante des questions, mais il n'attend pas la
réponse et il sort de nouveau rejoindre les Juifs qui l'attendent au dehors. Il rejoint ainsi le camp hostile
de ceux qui préfèrent les ténèbres à la lumière (3,19).
SCENE 3 EXTERIEUR DU PRETOIRE : PILATE, LES JUIFS ET BARABBAS (18,38b-40)
On peut relever trois caractéristiques de cette scène : 10 P. MIQUEL, Les mots-clés de la Bible, 95.
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- Pilate commence par reconnaître l’innocence de Jésus (v. 38b).
- Ce sont les Juifs et non Pilate qui tranchent ensuite la question de l’innocence de Jésus en
demandant la libération de Barabbas, un brigand (v. 40).
- Enfin, l’opposition entre « Roi des Juifs » et « brigand » est riche de sens (vv. 39b et 40).
SCENE 4 INTÉRIEUR DU PRÉTOIRE : FLAGELLATION ET COURONNEMENT DE
JESUS (19,1-3)
Les deux premiers mots, alors donc, signalent par contact avec 19,16a, le passage à une
conclusion qui met un terme au premier acte de ce drame.
Jn 19,1-3 forme un ensemble bien structuré : encadré par les violences physiques (vv. 1 et 3c),
la parodie de couronnement royal s’impose comme le sommet de la scène.
Matthieu et Marc situent la scène après la sentence de mort (Mt 27,26). Ici, elle intervient après
la déclaration d’innocence de Pilate (18,38) et en plein milieu du procès.
Pilate veut montrer aux grands prêtres une figure lamentable, un être réduit à néant ; il veut leur
manifester combien l’idée même d’un roi des Juifs est absurde à ses yeux. S’il humilie le prisonnier
innocent, c’est pour humilier l’orgueil national de ceux qui prétendent lui imposer leur volonté.
Cette scène a une fonction à part sur l’axe christologique dominant : en tension avec la hauteur
que manifestent les entretiens, elle y intègre l’aspect de l’abaissement du Fils. Cependant par l’accent
mis sur la pantomime d’intronisation, elle maintient le regard du lecteur fixé sur le mystère de sa
royauté.
SCENE 5 EXTERIEUR DU PRETOIRE : PILATE PRESENTE JESUS AUX JUIFS "VOICI
L’HOMME" (19,4-8)
Pilate sait que les grands prêtres attendent de lui une sentence de mort. Il sait aussi qu’il ne doit
s’attendre à aucune indulgence de leur part. Aussi, il leur présente Jésus humilié, objet dérisoire,
donnant à voir combien l’idée même d’un roi est pour lui dépourvue de sens. En exhibant un roi de
mascarade, le préfet tourne en ridicule l’attente messianique d’Israël, et donne aux grands prêtres une
dure leçon sur le mode du sarcasme. Tel est pour Pilate le but de la scène.
Placé face au mystère paradoxal du Christ, le lecteur croyant est invité à reconnaître dans ce
supplicié affublé d’un vêtement royal le Seigneur majestueux auquel il a donné sa foi.
L’expression célèbre de Pilate “voici l’homme” est à lire à deux niveaux. Au sens littéral,
l’expression désigne ce roi ridicule et lamentable qu’est Jésus. Dans un second sens, le narrateur
entend dire au lecteur quelque chose d’essentiel sur la personne du Christ. Dans cet homme humilié et
ridicule, il convient de discerner l’Envoyé du Père. Sous la forme de cet homme humilié et transformé
en bouffon, c’est Dieu qui se fait chair et se manifeste au monde.
Cette scène est très probablement une référence à l'investiture solennelle du Fils de l'Homme
dans Dn 7,13-14 : "Jésus est présenté ici comme l'humain véritable, tel qu'il n'a encore jamais été
manifesté. Ce Jésus, ainsi couronné et vêtu, c'est un homme à l'image et selon la ressemblance de
Dieu"11
.
Cette expression peut également apparaître comme l’accomplissement de l’oracle de Za 6,12-
13 et permet d’affirmer que cet homme est bien le roi, le messie attendu et investi par Dieu :
Ainsi parle le Seigneur : voici un homme dont le nom est Germe, sous ses pas, tout germera, et il
construira le Temple du Seigneur.
Elle peut également évoquer l’oracle de Balaam (Nb 24,17 LXX) qui annonce qu’un homme
surgira d’Israël pour sauver son peuple :
Je le vois, mais ce n'est pas pour maintenant... De Jacob monte une étoile, d'Israël surgit un sceptre
qui brise les temps de Moab et décime tous les fils de Seth.
11 Y. SIMOENS, Selon Jean, 787.
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111
On peut enfin relever que cette formule ne se trouve qu’une fois dans la Septante en 1 Sm 9,17
où le Seigneur indique Saül à Samuel en lui disant :
Voici l’homme dont je t'ai dit : c'est lui qui tiendra mon peuple en main.
Pour Jean, Pilate, en désignant ainsi le prisonnier, désigne à son insu le roi choisi par Dieu pour
sauver Israël son peuple (1 Sm 9,16).
SCENE 6 INTERIEUR DU PRETOIRE : PILATE QUESTIONNE JESUS SUR L'ORIGINE
DE SON POUVOIR (19,9-12)
Dans ce deuxième dialogue entre Pilate et Jésus, Jean aborde un problème qui sous-tend le récit
du procès : le contraste extrême entre l’origine divine de Jésus et le sort qui va lui être réservé, lui
le Témoin de la vérité. Ce deuxième dialogue vient prolonger le premier. À la révélation de Jésus
venu dans ce monde comme témoin de la vérité, fait pendant celle de la gravité du refus à son égard,
qui est rupture de communion avec Dieu.
Il est introduit par la question de Pilate “d’où es-tu ?”. Celle-ci évoque pour le lecteur le
mystère du Fils, mais ce n’est pas pour cela que Pilate va s’ouvrir à reconnaître une présence “divine”
dans ce juif qu’il a ridiculisé. Jésus ne répond pas à cette question (v. 9) car elle est posée par un
homme qui refuse d’entendre la vérité.
Pilate est indigné qu’il ne réponde pas à sa question, posée par le délégué de César ! À sa
réaction d’intimidation et de menace (v. 10), Jésus va donner une répartie cinglante, sans le moindre
égard pour sa situation (v. 11). L'agencement entre les deux affirmations de Jésus est loin d'être clair.
1 Première affirmation de Jésus
11a
Jésus lui répondit :
Tu n’aurais pouvoir sur moi aucun si cela n’était pas ayant été donné à toi d’en haut.
Pilate vient de parler de son "pouvoir" au v. 10 et Jésus saisit ce terme au vol pour faire la leçon
à son juge. Pilate parle d'une autorité politique alors que Jésus, non, et le dialogue fonctionne sur la
base d'une équivoque toute johannique.
Cette parole de Jésus concerne uniquement l’autorité de Pilate sur Jésus : il s’agit bien du
“pouvoir sur moi” dit le texte. Contrairement à ce qu’il pense, Pilate n’est pas tout puissant, mais
soumis et Jésus n’est pas impuissant, mais libre et souverain !
Alors pourquoi Dieu aurait-il donné ce pouvoir à Pilate ?
Le sort de Jésus ne dépend pas du pouvoir que Pilate croit détenir en tant que représentant de
l'autorité romaine. Dieu aurait pu s'opposer aux circonstances humaines qui ont conduit à l'arrestation
de Jésus (Mt 26,53). Il pourrait aussi s'opposer au pouvoir de Pilate de le faire crucifier. Si Dieu
n'intervient pas, ce n'est pas qu'il se complaise dans la mort de Jésus, mais c'est que de cette mort, il
peut tirer un bien plus grand : le salut de l'humanité (Jn 3,16-17).
Pour Jean, le pouvoir de Pilate lui est octroyé par Dieu non pour gouverner la Judée mais pour
servir le dessein de Dieu sur Jésus en sa Passion. La théologie du pouvoir s'efface au profit de la
théologie du salut.
On peut affirmer qu’il ne s’agit pas ici d’un décret signé par Dieu imposant à Jésus la mort et
dont Pilate serait l’instrument. Dans ce cas, il ne pourrait être question du péché que Jésus dénonce
ensuite. Dans ce drame, Pilate n'est qu'un intermédiaire ; son pouvoir dépend totalement du vouloir
divin12
. C'est Jésus qui souverainement et librement donne sa vie :
Le Père m'aime parce que je me dessaisis de ma vie pour la reprendre ensuite. Personne ne me
l'enlève, mais je m'en dessaisis de moi-même ; j'ai le pouvoir de m'en dessaisir et j'ai le pouvoir de la
reprendre" (Jn 10,17-18).
2 Seconde affirmation de Jésus
11b
c’est pourquoi l’ayant livré moi à toi un plus grand péché a.
12 M.E. BOISMARD, op. cit. 434.
Frère Didier van HECKE, l'Évangile de Jean, GB GSA, 2013/2014.
112
Dans cette parole, Jésus dénonce le péché de ceux qui ont voulu sa mort en croix. Mais de qui
veut-il parler ?
Spontanément on peut penser à Judas puisque partout ailleurs, la formule "celui qui me livre"
désigne Judas (Jn 6,64.71 ; 12,4 ; 13,2.21 ; 18,2.5). Mais ce sont les membres du Sanhédrin et les
grands prêtres qui ont livré Jésus à Pilate : Jn 18,30.35. Et c'est Caïphe leur chef officiel. C'est
pourquoi il est vraisemblable qu'ici, "celui qui a livré Jésus" est Caïphe comme représentant tous ceux
qui sont ultimement responsables du crime d'avoir envoyer Jésus à la mort.
Dans la même perspective, l'expression peut avoir un sens collectif : elle désigne alors les
chefs d’Israël, qui n’ayant pas cru en Jésus l’envoyé de Dieu, ont pris l’initiative de le faire périr de
mort ignominieuse. Dans ce sens l’expression a une portée générale et désigne tous ceux qui ont
participé à cette action de « livraison ».
L’expression « plus grand péché » ne désigne pas une responsabilité légale ou morale mais
l’aveuglement face à la révélation.
Cette mort n’a pas été déterminée par Dieu, ni voulue en elle-même par Dieu qui se
réserve de glorifier son Fils. Jésus l’assume par fidélité à sa mission, elle n’est pas moins due au
péché qui est refus de la lumière.
SCENE 7 EXTERIEUR DU PRETOIRE : PILATE LIVRE JESUS AUX JUIFS (19,13-16a)
Le lieu où s’achève le procès reçoit un nom grec : Lithostrotos, “pavé de pierres”, dont Jean
donne la correspondance araméenne locale : Gabbatha, “la hauteur”. Quelle explication donner à cette
précision ? Le livre des Cantiques en 3,9-11 décrit le roi Salomon au jour de ses fiançailles prenant
place sur son trône dont la base est un « lithostroton » pourpre (Ct 3,10). Le rapprochement est
possible : avec ses insignes dérisoires de juge et de roi, le Fils de l’Homme vient consommer son
amour pour les siens (Jn 13).
Jean précise également le jour et l’heure : "c'était la sixième heure" (v. 14). Dans Marc (15,25)
Jésus est crucifié à la 3ème
heure (9 heures du matin). Dans Jean, il est encore au prétoire à la 6ème
heure
(midi) et c’est la veille de la Pâque. C’est le jour et l’heure où commence officiellement et rituellement
la célébration pascale juive et c’est l’heure où on immolait les agneaux au Temple. C’est l’heure
proche de celle où il va donner son Esprit (Jn 4,10). C’est également l’heure du plein soleil contrastant
avec la nuit et les ténèbres. Toutes ces indications concourent à faire de ce tableau le sommet de la
Passion. Le tout est ramassé dans la formule de présentation : « voici votre Roi » !
Le verset 13 pose un problème de traduction : "Pilate donc ayant entendu ces paroles amena
dehors Jésus et s'assit (ou fit assoir) sur une estrade au lieu appelé Lithostrotos".
Le verbe grec katizô peut être intransitif "il s'assit" ou transitif "il fit assoir". Pour Brown, nous
avons là un débat vigoureux pour savoir si Pilate a fait asseoir Jésus sur le siège du juge ou si lui-
même s’est assis dessus13
. Certains auteurs, comme dans la TOB, traduisent le verbe transitif ("il le fit
asseoir", sous-entendu Jésus) alors que d'autres s'opposent assez vigoureusement à une telle traduction.
La question est importante car, d'une traduction à l'autre, le sens varie du tout au tout.
Dans la traduction transitive, Jésus est assis par Pilate sur l'estrade où siègent habituellement
les membres du tribunal. On aurait donc la présentation de Jésus non seulement comme roi portant les
insignes mais comme le véritable juge des hommes.
Pour Léon-Dufour, l'hypothèse est séduisante mais non convaincante. Un tel geste de la part de
Pilate est tout à fait inconcevable. Si intéressé qu'il soit par le symbolisme, l'évangéliste ne va jamais
jusqu'à contredire l'évidence historique.
Quant à Simoens, "Mettre Jésus en position de juge risque de faire perdre le bénéfice de toutes
les nuances apportées dans l'évangile au sujet du rôle judiciaire du Christ et de Dieu"14
.
Ainsi, c’est donc bien Pilate qui, assis sur sa chaise et dans l’exercice solennel de sa fonction,
ne prononce pas une sentence à proprement parlé mais fait cette déclaration aux juifs : "voici votre roi"
(v. 14). Il confirme ainsi le chef d’accusation qui a fait l’objet de l’interrogatoire (18,33.37), le crime
de lèse majesté qu’ont dénoncé les grands prêtres (19,12). Mais la formulation est outrageante pour
R.E. BROWN, op. cit., 880.
14 Y. SIMOENS, Selon Jean, Tome 3, 794-795.
Frère Didier van HECKE, l'Évangile de Jean, GB GSA, 2013/2014.
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l’auditoire et le sarcasme saute aux yeux. En désignant ainsi Jésus, Pilate signifie que la nation juive ne
peut avoir en propre un roi, sinon une caricature, un être privé d’honneur, traîné en justice.
"L'homme désigné par Pilate est le supplicié couronné d'épines, le roi de carnaval. Le "votre roi" est
plus méprisant encore, car il prétend bien enfermer les adversaires de Jésus dans son destin grotesque
et lamentable. En livrant Jésus à la mort, pour se débarrasser de lui, Pilate entend bien compromettre
et ridiculiser ceux qui l'ont contraint à un geste qui le déshonore.15
Cette parole rappelle celle de Jean-Baptiste au début de l’Évangile quand il présentait Jésus en
disant : “Voici l’agneau de Dieu” (1,29.36). Comme Jean-Baptiste, Pilate énonce une pure vérité, mais
dans une tout autre intention. Sans le savoir, il proclame la vérité que confesse la foi : Jésus est bien le
Roi et le Messie qu’Israël attend ! La proclamation de Jn 19,14 apparaît le sommet christologique du
récit. Cette présentation de Jésus a un effet immédiat : la foule se met à vociférer et à réclamer sa mort
(19,15).
Au verset 15b, on a la dernière fausse tentative de sauver Jésus, dernier sarcasme et suprême
affront : “me faut-il crucifier votre roi ?”. La réponse des grands prêtres “nous n’avons pas d’autre roi
que César” est stupéfiante. Cette parole renie la souveraineté absolue de Dieu sur Israël et renie donc
la foi juive en Dieu, roi unique du peuple de l’Alliance, foi que célèbre la haggadah pascale16
:
“Dans la détresse et l'angoisse, tu es notre roi seul” (XI bénédiction),
"Que ton nom, notre roi, soit célébré à jamais au ciel et sur la terre, Dieu, roi grand et saint"
(Dernière bénédiction).
Pour Israël, "Yahvé est le seul roi" (1 Sm 12,12). Les grands prêtres renient ainsi leur propre
souveraineté nationale, c’est-à-dire en fin de compte, celle de Dieu sur son peuple. Ils vont même
jusqu'à renier leur propre idéal d'un roi messianique et à abandonner ce qui était la marque la plus
originale et distinctive de la religion juive. En 18,31, ils avaient déjà reconnu leur dépendance envers
les Romains.
Le verset 16a signe la victoire des juifs : "c'est alors qu'il le leur livra pour être crucifié". Le pronom leur marque bien entre quelles mains le prisonnier est abandonné par son juge.
Comme dans Luc 23,25, les soldats romains semblent absents. On ne les retrouvera qu’au Calvaire en
19,23.
SYNTHESE
On peut relever trois points particuliers de ce procès romain de Jésus devant Pilate.
À travers ce procès, l’auteur signale que la "révélation" et le "monde" s’affrontent dans un
conflit sans merci. Au sens premier, le lecteur découvre le procès que le "monde" représenté par Pilate
et les Juifs mène contre Jésus et qui aboutit à sa condamnation à mort. Au sens second, le lecteur
découvre un renversement des valeurs suggéré au fil de la narration. Ce roi dont le couronnement
grotesque signe l’échec apparent et sans appel est précisément la révélation paradoxale d’une royauté
tout autre entièrement affranchie des valeurs et des représentations de ce monde.
Le second point est celui de l’incrédulité des Juifs qui vont jusqu’à renier leur propre foi. Cette
incrédulité est pour Jean le péché par excellence. Elle ne réside pas dans une transgression de la Loi
mais dans des loyautés dévoyées qui inversent leur sens originel :
Leur loyauté au code de pureté rituelle qui les contraint à rester à "l’extérieur" les sépare de
Celui qui est l’agneau pascal.
Leur loyauté à Dieu qui les pousse à dénoncer le blasphémateur les sépare de l’Envoyé du Père.
Leur loyauté politique les amène à priver le peuple de son véritable libérateur.
Leur conformisme précipite Jésus dans la mort et permet à un brigand d’y échapper.
Le péché consiste ici en une succession de fausses loyautés qui sont devenues prétextes à la
défense de sécurités et d’intérêts. Tout cela débouche sur une perte d’identité et une aliénation et une
15 J. GUILLET, op. cit. 59. 16 Traduit par Loeb BLUM, La Haggadah de Pessach, Sinaï Tel-Aviv, Allenby Rd 72, 43.47.
Frère Didier van HECKE, l'Évangile de Jean, GB GSA, 2013/2014.
114
destruction de soi. Terrible est cette formule : "nous n’avons pas d’autre roi que César" (19,17) qui
signe le tragique point d’aboutissement de cette identité ruinée.
Enfin, ce procès met en valeur de manière souveraine l’identité christologique de Jésus : il est
le nouvel agneau pascal. Il est le roi messianique dont la royauté se concrétise dans l’accomplissement
de sa mission de révélateur. Il est roi en tant qu’il manifeste la vérité, c’est-à-dire la réalité de Dieu.
Enfin, le Christ accusé, humilié et condamné est celui qui détient la véritable autorité. Son procès ne le
réduit pas au silence. C’est lui qui plonge ses interlocuteurs dans l’embarras. Il domine ses adversaires
par son savoir, il choisit son destin, il juge ses juges. Celui qui semble vaincu et faible est en fait
maître de son destin, mais d’un destin qui va le mener à la croix.
EXCURSUS : L’AFFIRMATION D’UNE ROYAUTE INATTENDUE
L’étude de la structure littéraire a montré que le couronnement de Jésus et la proclamation de
sa royauté constituent le centre des perspectives : c’est par sa passion que Jésus est Roi, et s’il est Roi,
c’est pour apporter la Vérité au monde. Dans l’Evangile de Jean, c’est progressivement que la royauté
de Jésus est dévoilée.
1 La première annonce de sa royauté
En Jn 1,44-51, Nathanaël se montre vif autant dans son questionnement que dans sa confession
de foi : « Nathanaël lui répondit : Rabbi, toi tu es fils de Dieu, toi tu es roi d’Israël » (Jn 1,49). Si
l’appellation de Rabbi peut se comprendre, les deux autres titres surprennent, prononcés par quelqu’un
qui n’a pas encore fréquenté Jésus, ne l’a pas entendu parler et n’a pas été témoin de ses signes ! Mais
Nathanaël est qualifié d’emblée par Jésus comme un représentant authentique, exemplaire et qualifié
d’Israël : « Voici vraiment un Israélite dans lequel il n’y a pas de tromperie » (Jn 1,47). Et c’est bien
lui, ce fils d’Israël, qui va qualifier Jésus de « Roi d’Israël ».
Puis en Jn 1,51, Jésus qui s’adresse à Nathanaël se met à le vouvoyer : « vous verrez le ciel
ouvert et les anges de Dieu montant et descendant sur le Fils de l’Homme ». Ce « vous » qui ne
s’adresse sans doute plus à Nathanaël mais au lecteur l’invite alors à reconnaître en Jésus, le Roi
d’Israël, et celui qui, en tant que Fils de l’Homme, est devenu le lieu de rencontre entre Dieu et
l’homme, entre le ciel et la terre17
.
2 Le refus de Jésus de recevoir la royauté
Le chapitre 6 constitue un tournant dans l’Evangile de Jean. Il en clôt la première partie. On
voit la foule qui suit Jésus parce qu’elle voyait « les signes qu’ils faisaient sur les malades » (Jn 6,2).
Suite au signe des pains, la foule identifie en Jésus le prophète annoncé par Moïse en Dt 18,15 :
« Yahvé ton Dieu suscitera pour toi, du milieu de toi, parmi tes frères, un prophète comme moi que
vous écouterez ». Mais Jésus s’enfuit, n’étant pas prophète comme le souhaite le peuple en attente
d’un messie terrestre. Il n’est pas roi comme la foule l’a compris et le désire : « Jésus, sachant qu’ils
allaient venir s’emparer de lui pour le faire roi, s’enfuit à nouveau dans la montagne, tout seul » (Jn
6,15).
3 La proclamation de la royauté
L’entrée de Jésus à Jérusalem en Jn 12,12-16 et sa proclamation royale apparaissent comme
une inclusion par rapport à la scène où Nathanaël proclame Jésus, Roi d’Israël. Ici, c’est une foule en
liesse, c’est l’Israël populaire, qui par ses acclamations, reconnaît Jésus pour Roi d’Israël : "Béni soit
celui qui vient au nom du Seigneur et le Roi d’Israël" (Jn 12,12).
"La foule lui réserve une réception que l’on peut qualifier de royale, approbative et euphorique.
Royale : elle reconnaît Jésus comme roi d’Israël… Approbative : cette mission royale est acceptée par
la foule… Euphorique : c’est dans la joie et la liesse qu’est célébrée l’arrivée du Roi. Entre la foule et
son hôte, un accord semble s’établir sur le rôle de roi attribué à Jésus et sur le peuple Israël où
s’investit le peuple"18
.
A. MARCHADOUR, Les personnages dans l’Evangile de Jean, 149.
J. CALLOUP, F. GENUYT, L’Evangile de Jean, II, CADIR, Lyon, 1987, 129.
Frère Didier van HECKE, l'Évangile de Jean, GB GSA, 2013/2014.
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Pourtant, la royauté célébrée reste encore pleine d’ambiguïté. Mais à la différence de Jn 6,
Jésus ne s’enfuit pas devant cet accueil royal. Pourquoi un refus là et une acceptation ici ?
Le texte mentionne ensuite deux points : la référence à l’Ecriture et l’inintelligence des
disciples. L’accent est donc bien mis sur le décalage qu’il y a entre les attentes de la foule et des
disciples et la façon pour Jésus d’être roi. La royauté manifestée à l’entrée à Jérusalem se comprend en
référence à l’Ecriture : "Voici que ton roi vient, monté sur le petit d’une ânesse" (Za 9,9). Voilà la
vraie nature de la royauté de Jésus. Mais l’ambivalence demande encore à être levée et elle le sera
durant le temps de la Passion.
4 La révélation de la nature et de l’origine de la royauté de Jésus
C’est dans le cadre du procès romain et des dialogues entre Jésus et Pilate que Jésus va achever
la révélation sur la nature et l’origine de sa royauté. Deux rois se retrouvent alors face à face : le roi de
Rome représenté par Pilate et Jésus, qui a été confessé par Nathanaël comme Roi d’Israël. La royauté
de Jésus est bien celle qu’il reçoit au moment où il est cloué à la croix !
5 L’accomplissement de la royauté
Dans Jean, Jésus n’a besoin de personne pour l’aider à porter sa croix et à aller jusqu’au lieu de
son intronisation royale. Les quatre évangiles rapportent l’épisode du titulus. Mais Jean va lui donner
une ampleur exceptionnelle : "Pilate avait rédigé un écriteau qu’il fit placer sur la croix : il portait cette
inscription : Jésus le Nazôréen, le Roi des Juifs" (Jn 19,19).
Face aux réclamations des Juifs, pour la première fois, Pilate se montre intransigeant : « ce qui
est écrit est écrit ». La royauté de Jésus est affirmée de manière incontestable au point que le pouvoir
politique lui-même l’atteste sans discussion possible.
Dorénavant, chaque lecteur de l’évangile est invité à accompagner son Seigneur en ce lieu qui
dit le sens profond de la croix comme lieu suprême de la révélation de Jésus19
.
A. MARCHADOUR, Les personnages de l’Evangile de Jean, 166.
Frère Didier van HECKE, l'Évangile de Jean, GB GSA, 2013/2014.
116
Plan
Questions préliminaires ........................................................................................................................... 104 1 Comparaison avec les synoptiques ............................................................................................................... 104
11 Un schéma commun ...................................................................................................................................................... 104 12 Des accords Luc/Jean ................................................................................................................................................... 104 13 Des accords Matthieu et Jean..................................................................................................................................... 105 14 Des accords Marc et Jean ............................................................................................................................................. 105
2 Structure littéraire ............................................................................................................................................. 106 3 L'historicité du récit ........................................................................................................................................... 106
Scène 1 Extérieur du prétoire : Les autorités juives demandent à Pilate la condamnation de Jésus (18,28-32) .................................................................................................................................... 106
1 Le point du jour .................................................................................................................................................... 106 2 La figure de Pilate................................................................................................................................................ 107 3 La question de Pilate et la réponse des autorités juives ....................................................................... 107 4 Il ne nous est pas permis de mettre quelqu'un à mort (v. 31) ............................................................ 107
Scène 2 Intérieur du prétoire : Le premier dialogue entre Jésus et Pilate au sujet de la royauté de Jésus (18,33-38a) ................................................................................................................. 107
1 L’accusation portée contre Jésus : vv. 33-34.............................................................................................. 107 2 La réponse de Jésus sur l’origine et la nature de sa royauté : vv. 35-36 ......................................... 108 3 Le motif de la royauté de Jésus : vv. 37-38a ............................................................................................... 109 4 La conclusion de Pilate : v. 38a ....................................................................................................................... 109
Scène 3 Extérieur du prétoire : Pilate, les Juifs et Barabbas (18,38b-40) ............................ 109
scène 4 Intérieur du prétoire : flagellation et couronnement de Jésus (19,1-3)................ 110
Scène 5 Extérieur du prétoire : Pilate présente Jésus aux Juifs (19,4-8) .............................. 110
Scène 6 Intérieur du prétoire : Pilate questionne Jésus sur l'origine de son pouvoir (19,9-12) .................................................................................................................................................................... 111
1 Première affirmation de Jésus ........................................................................................................................ 111 2 Seconde affirmation de Jésus .......................................................................................................................... 111
Scène 7 Extérieur du prétoire : Pilate livre Jésus aux juifs (19,13-16a) ............................... 112
Synthèse ......................................................................................................................................................... 113
Excursus : l’affirmation d’une royauté inattendue ......................................................................... 114 1 La première annonce de sa royauté ............................................................................................................. 114 2 Le refus de Jésus de recevoir la royauté ..................................................................................................... 114 3 La proclamation de la royauté ........................................................................................................................ 114 4 La révélation de la nature et de l’origine de la royauté de Jésus ....................................................... 115 5 L’accomplissement de la royauté .................................................................................................................. 115