135Pouvoirs p5-14 Foucault Societe Punitive

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5 POUVOIRS – 135. 2010 Frédéric Gros FOUCAULT ET « LA SOCIÉTÉ PUNITIVE » S urveiller et Punir de Michel Foucault, publié en 1975, constitue sans aucun doute une des plus importantes contributions, à la fois historique, sociologique et philosophique, au problème de la prison. Le livre est devenu assez vite une référence et un classique, et on continue encore aujourd’hui à s’y référer largement. D’innombrables commentaires, exégèses, critiques, numéros spéciaux ont tenté, depuis bientôt un demi-siècle qu’il est paru, d’explorer ses enjeux théoriques et pratiques 1 . Alors plutôt que d’ajouter encore à cette masse critique, on voudrait, dans le cadre de cet article, présenter un ensemble d’analyses foucaldiennes peu connues, mais qui furent pourtant décisives pour l’écriture du livre de 1975. Il s’agit du cours que Foucault prononce au Collège de France en 1973 (exactement entre le 3 janvier et le 28 mars 1973). On ne dispose pas pour ce cours, intitulé « La société punitive », d’enregistrements disponibles. Heureusement, une transcription a été conservée, tout à fait sérieuse et utilisable, et qui servira sans doute de base – avec le manuscrit original qui servait à Foucault de support à ses leçons – pour le travail futur d’édition de ce cours 2 . Il s’agira dans le cadre de cet article, non pas de donner une synthèse complète, mais de dégager les grandes lignes de force de ces leçons, lesquelles proposent 1. Voir pour une bonne synthèse d’ensemble, François Boullant, Michel Foucault et les Prisons, PUF, 2003. 2. On dispose cependant pour ce cours de son résumé rédigé par Foucault lui-même (« La société punitive », Dits et Écrits, Gallimard, 1994, t. II, p. 456-470), ainsi que d’une conférence prononcée au Brésil au mois de mai 1973, dans laquelle il donne une synthèse des résultats du cours prononcé quelques mois auparavant (« La vérité et les formes juridiques », ibid., p. 588-623). On pourra lire aussi deux entretiens contemporains dans lesquels il évoque les thèmes travaillés (« Prisons et révoltes dans les prisons », ibid., p. 424-432, et « À propos de l’enfermement pénitentiaire », ibid., p. 435-445).

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    Frdr i c Gros

    FOUCAU L T E T L A SOC I T P UN I T I V E

    Surveiller et Punir de Michel Foucault, publi en 1975, constitue sans aucun doute une des plus importantes contributions, la fois historique, sociologique et philosophique, au problme de la prison. Le livre est devenu assez vite une rfrence et un classique, et on continue encore aujourdhui sy rfrer largement. Dinnombrables commentaires, exgses, critiques, numros spciaux ont tent, depuis bientt un demi-sicle quil est paru, dexplorer ses enjeux thoriques et pratiques 1. Alors plutt que dajouter encore cette masse critique, on voudrait, dans le cadre de cet article, prsenter un ensemble danalyses foucaldiennes peu connues, mais qui furent pourtant dcisives pour lcriture du livre de 1975. Il sagit du cours que Foucault prononce au Collge de France en 1973 (exactement entre le 3 janvier et le 28 mars 1973). On ne dispose pas pour ce cours, intitul La socit punitive , denregistrements disponibles. Heureusement, une transcription a t conserve, tout fait srieuse et utilisable, et qui servira sans doute de base avec le manuscrit original qui servait Foucault de support ses leons pour le travail futur ddition de ce cours 2. Il sagira dans le cadre de cet article, non pas de donner une synthse complte, mais de dgager les grandes lignes de force de ces leons, lesquelles proposent

    1. Voir pour une bonne synthse densemble, Franois Boullant, Michel Foucault et les Prisons, PUF, 2003.2. On dispose cependant pour ce cours de son rsum rdig par Foucault lui-mme ( La

    socit punitive , Dits et crits, Gallimard, 1994, t. II, p. 456-470), ainsi que dune confrence prononce au Brsil au mois de mai 1973, dans laquelle il donne une synthse des rsultats du cours prononc quelques mois auparavant ( La vrit et les formes juridiques , ibid., p. 588-623). On pourra lire aussi deux entretiens contemporains dans lesquels il voque les thmes travaills ( Prisons et rvoltes dans les prisons , ibid., p. 424-432, et propos de lenfermement pnitentiaire , ibid., p. 435-445).

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    pour la premire fois le thme dune apparition soudaine de lvidence carcrale dans les premires annes du xixe sicle. Dans Surveiller et Punir, un certain nombre danalyses de lhiver 1973 seront recadres, reproblmatises, remises en perspective, enrichies, et mme parfois ngliges. On tentera de faire apparatre ici les plus marquantes, telles quelles se donnent entendre dans ces leons, avec un tranchant et une nettet quelles ne retrouveront plus par la suite.

    La m i s e en v idence d un changement

    Foucault entreprend assez vite de dissiper un premier malentendu 3 : non, il ne sagira pas cette fois encore de mettre en uvre une rhto-rique de lexclusion, de dnoncer une socit intolrante, de valoriser les marges. Bien au contraire : cette analyse de la prison supposera une critique systmatique des concepts de transgression et dexclusion. Avant dy renoncer tout fait, Foucault souligne rapidement que cette notion dexclusion ne fut pourtant pas, en son temps, tout fait inutile, notamment pour dmasquer une violence premire que tentent de faire oublier les concepts de psychopathologie (cest lide que ceux que la socit prsente comme anormaux ou dviants , elle a commenc par les rejeter). De son ct, le concept de transgression avait eu le mrite de faire valoir un rapport la limite plus profond qu la loi. Tous ces thmes avaient largement nourri lHistoire de la folie 4, dont le chapitre intitul Le grand renfermement avait en son temps impressionn : la grande ratio occidentale (objective, mthodique et neutre) marquait en effet sa naissance par le rejet immense de la folie. Laffirmation calme de la Raison, qui se prolongera dans la connaissance psychiatrique, repose alors sur une exclusion originaire et fondatrice.Mais prcisment, dit Foucault en 1973, il ne sagira pas, propos

    de la prison, de rpter le mme schma, et de la comprendre aussitt comme instrument dexclusion des dviants. Cette analyse, sans tre absolument inexacte, serait trop superficielle. Car profondment, au moment de sa naissance, plutt quelle ne rejette hors de la socit des populations indsirables, la prison moderne intgre, projette, purifie, recycle des stratgies sociales de pouvoir, et par l redistribue des flux de population plus quelle nen limine. Lide importante, cest de considrer la prison comme un rvlateur de stratgies plutt que comme le simple

    3. Leon du 3 janvier 1973.4. Histoire de la folie lge classique, Gallimard, 1961.

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    effet institutionnel dun geste politique monotone et massif (liminer la contestation, bannir la plbe sditieuse).La prison devra tre analyse comme une certaine stratgie de pouvoir.

    Dj Foucault insiste pour faire de lenfermement moins un contenu pnal dtermin quune tactique pnale, parmi trois grandes autres : bannir (interdire la prsence du criminel dans certains lieux) ; racheter (imposer un systme dobligations et de compensations) ; marquer (faire apparatre sur le corps des cicatrices du pouvoir). On parle ici de tactiques pnales , car il ne sagit pas de faire dpendre ces procdures dun systme de reprsentations ou dune mentalit, mais dune certaine manire pour les groupes sociaux de conduire entre eux la guerre. La prison devra tre comprise dcidment comme une pice tactique dans une guerre sociale. On trouve donc dj en 1973 lide, qui sera rorchestre dans le cours au Collge de France prononc en 1976 5 que, sous le vernis de la paix civile, toute socit se trouve traverse par un rapport fondamental de guerre 6. Cette guerre civile fondamentale a peu voir avec le cau-chemar mis en scne par Hobbes dans son Lviathan, ce conflit mortel qui prside linstitution de lautorit politique. Car ce nest pas une guerre de tous contre tous voyant laffrontement rciproque dindividus envieux et calculant leur chance de survie , cest une guerre de groupes aux intrts divergents, une lutte de classes aux droits contradictoires. Le pouvoir selon Foucault nest pas ce qui fait cesser la guerre, mais ce qui la structure, la reconduit pour maintenir ou modifier ses formes et ses lignes 7. Mais cest surtout dans la dsignation nouvelle du criminel comme ennemi social que se laisse lire cet arrire-plan de guerre. Pendant tout le Moyen ge, le crime et le vol sont qualifis soit comme des ruptures dquilibre dans des systmes dobligations et dchanges, quivalant finalement des contractations de dettes prives, soit encore comme des atteintes blasphmatoires des interdits sacrs, des insultes la religion. Lge moderne fait valoir peu peu lide que les infractions doivent se comprendre comme des ruptures du contrat social, des atteintes aux intrts publics. Au fil des dcennies, simpose le thme appuy par linstitution du procureur qui marque une tatisation de la justice que le criminel constitue une menace essentiellement lordre public, plutt

    5. Il faut dfendre la socit , Gallimard-Le Seuil, coll. Hautes tudes , 1997.6. Leon du 10 janvier 1973.7. Cette dimension se fait sentir par exemple au moment de la mise en uvre en France du

    code pnal et dinstruction criminelle : les dputs (Foucault cite lintervention la Chambre, le 23 dcembre 1831, dun dput du Var, qui pourtant navait pas lu Marx) reconnaissent que les lois pnales sont faites par une classe pour sappliquer une autre.

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    quaux intrts privs ou aux valeurs sacres. Les textes de Beccaria et de Brissot par exemple donnent une dfinition du dlinquant comme ennemi social, enfin pure de toutes les ambiguts anciennes. Cette socialisation de la figure du criminel trouve une illustration intressante dans la caractrisation nouvelle du vagabond, par exemple dans le fameux Mmoire sur les vagabonds et les mendiants de Le Trosne, dat de 1764 8. Ce qui est punissable, dmontre le texte, ce nest pas proprement loisivet comme vice moral ou bien encore la mendicit comme dvalorisation du travail, mais le vagabondage comme thos. La condition nomade porte atteinte aux processus conomiques les plus lmentaires (on chappe aux impts, on disperse anarchiquement sa force de travail, on ne par-ticipe pas la production, etc.). Le vagabond est construit, dans ce texte de 1764, moins comme un paresseux que comme un parasite : il insulte moins les lois morales que les rgles de la production.Deux choses ont t tablies jusque-l : la prison doit tre comprise

    comme un instrument tactique dans une guerre civile continue, plutt que le simple effet dun geste majeur dexclusion ; dautre part, un certain nombre de textes partir de la fin du xviiie sicle requalifient le criminel comme ennemi social .Logiquement on pourrait sattendre la conclusion suivante : lvi-

    dence de la prison comme pratique pnale publique simpose partir dune exigence dlimination des criminels, dans le cadre de cette guerre mene contre les ennemis sociaux. Ce serait pourtant aller trop vite. Il est en fait impossible de faire apparatre la prison comme la consquence pratique dune caractrisation idologique du criminel comme ennemi social. en effet, quand il sagit de tirer les conclusions de la dfinition du crime comme dommage public, des auteurs comme Beccaria, Brissot ou encore Lepeletier de Saint-Fargeau envisagent tout sauf la prison, mais bien plutt linfamie, le talion, le travail forc ou la dportation, qui rpondent mieux une stratgie de contre-attaque sociale telle quelle diversifie les rponses selon les types de menaces publiques 9.Ce nest donc pas une nouvelle philosophie pnale qui impose lvi-

    dence de la prison. Ou bien faut-il dire que cette dernire a toujours exist, et quil sest agi simplement de rduire la panoplie pnale ? Mais la prison ntait pas regarde autrefois comme une peine, et quand on enfermait dans le cadre de mesures judiciaires ctait comme gage, pour sassurer de la personne de linculp.

    8. Leon du 17 janvier 1973.9. Leon du 24 janvier 1973.

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    Fonct ion de l a p r i son l r e i ndu s tr i e l l e

    Lide vient alors que la justice pnale aurait, au xixe sicle, rinvesti danciennes structures denfermement parajudiciaires. Lorigine de la prison est recherche du ct soit de la procdure franaise des lettres de cachet on enferme des personnes sans les juger, en faisant tablir par le lieutenant de police une lettre signe du roi , soit de socits religieuses anglaises, mthodistes ou quakers on constitue des groupements privs chargs du contrle strict de la moralit des membres de la communaut (ces milieux rigoristes imposeront en Amrique le modle de la prison comme celle de Philadelphie en Pennsylvanie 10).Les deux systmes peuvent paratre extraordinairement htrognes,

    mais ils se rejoignent pour Foucault dans ce quil construit comme la notion de pnitentiaire. Le pnitentiaire dans le cours de 1973, cest lide dun enfermement qui sanctionne moins linfraction une loi que lirrgularit de comportement. Il repose donc sur une perception morale des conduites, attentive reprer des dviances, des carts, des attitudes dplaces, des vies dissolues. Cest un enfermement encore qui suppose des structures de surveillance, de contrle, et un objectif de transformation du comportement individuel. On enferme un individu non pour ce quil a fait, mais pour ce quil est (sa nature vicieuse, ses mauvais penchants, etc.).Linvention de la prison pour Foucault, cest le moment o ltat se

    saisit dune pratique pnitentiaire pour en faire un contenu de pnalit publique. Le problme devient : pourquoi avoir t chercher du ct des pratiques pnitentiaires parajudiciaires (quil sagisse de la procdure des lettres de cachet ou des socits anglaises de contrle) pour nourrir la pnalit tatique, alors mme que la rvolution idologique imposait dautres modalits punitives ? Quel intrt ltat pouvait-il avoir adopter massivement, partir du dbut du xixe sicle, ces pratiques foncirement trangres sa culture judiciaire ? Quel contexte social gnral a pu imposer une vidence carcrale qui nexistait pas quelques dcennies plus tt ?La rponse de Foucault est simple dans son fonds tiologique, mais

    complexe dans sa description. en 1973, Foucault trouve dans les grandes transformations conomiques (avnement dun capitalisme de la pro-duction industrielle de masse et dune gnralisation de la proprit

    10. Leons des 7 et 14 fvrier 1973.

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    paysanne) la raison qui impose la prison comme vidence pnale. Mais expliquer nest pas comprendre, car on ne voit pas immdiatement comment la grande industrie ou la petite proprit agricole ont pu exiger que la prison devienne une modalit punitive exclusive. Sauf dire que la prison sert rsorber le surplus de main-duvre ou enfermer la plbe sditieuse, ce qui est la fois insuffisant et simpliste.Lide que les transformations du capital sont lorigine de la prison

    se dploie, au cours des leons de 1973, dans une double dimension, illustre par deux concepts : celui dillgalisme et celui de coercitif. Il sagit dans le premier cas de rvler une fonction de la prison dans les rapports sociaux, et dans le second de la considrer comme un symbole de ces mmes rapports sociaux : une utilit et une utopie sociales.

    La notion dillgalismeLa notion dillgalisme recouvre lensemble des pratiques qui soit trans-gressent dlibrment, soit contournent ou mme dtournent la loi. Les lois certes imposent un certain nombre dinterdictions, de contraintes, de limites. Mais lquilibre social est moins pour Foucault le rsultat du respect des lois que de la manire dont stablissent des complicits pour passer outre une certaine lgalit. Lide gnrale serait de dire que lapparition de nouvelles formes de production sest traduite par une reconfiguration du jeu des illgalismes populaires 11.Pour aller vite, on dira que, sous lAncien Rgime, lillgalisme paysan

    tait tolr dans les grandes proprits nobiliaires, car il permettait des redistributions conomiques et constituait un soulagement la grande misre. De leur ct, dans les villes, les marchands sentendaient direc-tement avec les artisans pour contourner les rglements. Au fond, chaque fois, il sagissait de sen prendre des lois contraignantes ou des droits fodaux qui taient aussitt perus par les classes populaires comme par la bourgeoisie comme des abus de pouvoir. Mais lapparition dun capitalisme industriel grande chelle suppose la constitution de stocks, la cration dusines regroupant des machines coteuses et laccumulation de produits manufacturs, tandis que leffacement progressif des terres communales fait apparatre tout terrain comme proprit dun tel. De telle sorte quon obtient un corps corps , dit Foucault, immdiat et direct : louvrier ou le journalier sont directement confronts aux biens, et lillgalisme, qui attaquait auparavant des droits, risque cette fois de sen prendre directement aux richesses : on passe dun illgalisme de fraude

    11. Leons des 21 et 28 fvrier 1973.

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    un illgalisme de vol et de dprdation. Sans mme parler de cette forme majeure que serait une rvolution, la bourgeoisie qui autrefois tait complice de lillgalisme populaire parce quils avaient le mme adversaire (le prlvement de type fodal) le considre maintenant comme dangereux et nocif, car il risque de sattaquer directement aux richesses accumules (marchandises, machines, produits agricoles). De telle sorte quil sagirait au fond de casser cette vieille tradition dillga-lisme populaire en suscitant un illgalisme spcifique et fonctionnel : celui de la dlinquance, qui servirait la fois de contre-modle et de moyen dinfiltration. La prison, par sa logique propre (rcidive, proximits, complicits) permet la constitution dun milieu de dlinquance. De telle sorte que, dune part, le bon peuple sera enclin refuser tout illga-lisme, la prison produisant un illgalisme prsent la classe ouvrire comme dangereux, disqualifiant et hostile ; et, dautre part, la bourgeoisie pourra toujours sappuyer sur cette dlinquance, soit pour ses basses uvres, soit encore pour infiltrer le proltariat et prvenir ses rvoltes politiques. Si lon appelle pnitentiaire le thme dune prison qui va bien au-del du principe dune dtention ordonne par la justice pour une infraction dfinie par la loi, et qui construit lide dun enfermement pour mauvaise conduite et apte rgnrer ces individus soumis une vigilance perptuelle, eh bien on pourrait appeler carcral le thme dune fonctionnalit de la prison, comme production dune dlinquance utile la classe dominante et propre dcourager tout illgalisme politique.

    Le concept de coercitif Le troisime concept que Foucault construit en 1973 pour comprendre ce qui a pu imposer lvidence de la prison au xixe sicle alors mme que la thorie pnale des rformateurs invitait de tout autres modalits punitives est celui de coercitif 12. Le coercitif recouvre chez Foucault un ensemble dinstitutions qui, au xixe sicle, encadrent la vie des indi-vidus, de la naissance la mort. Crche, internat, caserne, usine, hpital, hospice Toutes ces institutions coercitives fonctionnent selon un mme modle : surveillance continue des individus, assortie de micro-chtiments en cas de conduite dplace ; examen rgulier des aptitudes, sanctionn par un systme de chtiment-rcompense, et produisant tout un savoir normatif des individus identifis selon leur cart une norme (dducation, de sant, de travail, etc.), savoir individuel qui se ralise en rapports, notations, dossiers, etc. ; enfin, organisation rigoureuse et

    12. Leons du mois de mars 1973 et cours du 7 fvrier.

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    pratiquement exhaustive de lemploi du temps (activits, dplacements, repos, etc.). ct de ces institutions lourdes , prenant corps dans des architectures soignes, se mettent en place des dispositifs plus souples comme le livret ouvrier, les caisses dpargne, les conseils de prudhommes ou les cits ouvrires, qui permettent, elles aussi, de normer le compor-tement des individus et de dcourager les comportements jugs dviants (alcoolisme, instabilit, etc.).Par rapport ce niveau du coercitif , la prison a un double statut

    disomorphie et daboutissement. Par l il sagit de dire, premirement, que ce qui rend la prison la fois acceptable et vidente, cest quelle est lins-titution coercitive par excellence : condens de surveillance ininterrompue, denfermement radical et dexamens rpts. elle ne peut plus apparatre comme le symbole dun abus de pouvoir, puisquelle ressemble toute une srie dinstitutions parallles, socialement parfaitement acceptes.Le propre du coercitif est finalement dtablir ce quon pourrait

    appeler lextension du punitif, dune part et, dautre part, la continuit du punitif et du pnal. Lextension du punitif, cest simplement lide quau fond tre surveill ou tre valu, cest tre puni. Par le jeu de cette synthse tablie, par le coercitif, entre la surveillance, lexamen et la peine, quand un mdecin me pose des questions sur mon tat de sant, quand un professeur minterroge, quand un contrematre me demande comment jai travaill ou un suprieur ce que jai fait, toutes ces questions dgagent aussitt une certaine aura punitive. Le coercitif fait disparatre la possibilit dune vigilance empreinte de sollicitude ou dune simple neutralit scientifique. Qui es-tu ? , Comment vas-tu ? , Quas-tu fait ? , Que sais-tu ? , ces questions pourraient au fond ne rien manifester dautre quune simple curiosit scientifique ou un souci thique de lautre. Par le coercitif, elles veillent en chacun dentre nous la crainte dtre puni, si la rponse trahit un cart par rapport une norme (de sant, dinstruction, de comportement, etc.), et mme la certitude angoisse, si lcart est trop grand, de finir en prisonCette dernire certitude se nourrit en effet de la continuit tablie

    entre le punitif et le pnal : cest lide que la sanction naturelle tous les dbordements et irrgularits est un enfermement dans les prisons de ltat. en consquence, alors mme que tout a t crit et pens par les grands thoriciens utilitaristes et libraux modernes pour dissocier linfraction et la faute, pour dconnecter le pnal du moral, pour abso-lument sparer les lois publiques et les normes thiques, la prison, o seffectue la peine, met en communication directe le chtiment public et la sanction morale.

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    Mais il faut se demander une dernire chose : quoi sert ce dispositif punitif gnralis ? La rponse du cours de 1973 est dune nettet aveu-glante, dun grand tranchant : il sert transformer le temps de la vie en force de travail. Au fond, dit Foucault, tout le travail de Marx aura t de penser comment le capitalisme prend en otage la force de travail, comment il laline, lexploite, comment il la transforme, pour son plus grand profit, en force productive. Cest cette alchimie de transformation dont le secret est donn lire dans Le Capital. Mais, en amont, il convient de dcrire la manire dont le temps de la vie, qui comprend la fte, la paresse, la fantaisie et les caprices du dsir, a pu dj tre transform en force de travail. Au fond les institutions coercitives nont dautre but que cette transformation. Ce quelles pourchassent, dit Foucault, ce sont toutes les formes de la dissipation : limprvoyance, lirrgularit, le dsordre, tout ce par quoi le temps de la vie est inutilement dpens inutilement pour le profit capitaliste. Le coercitif permettrait donc de faire coller le temps vivant des hommes au rythme des machines et aux cycles de la production.

    Avec une trs grande nettet conceptuelle, le cours de 1973 construit donc la prison comme le moment historique de nouage entre trois dimensions : le pnitentiaire (gnalogie religieuse), le carcral (fonctionnalit politique) et le coercitif (pertinence conomique). Bien sr, cette tude vaut surtout pour la prison du xixe sicle, et les discours qui tentaient de la lgitimer lpoque. Mais on peut poser, pour conclure, la question de lactualit de ces analyses et de lintrt quil y a les reprendre de nos jours. Un certain nombre dlments peuvent paratre encore actuels. Par exemple, lide dun excs du pnitentiaire sur le pnal apparat trs nettement dans la mise en place des peines de sret : la prison apparat alors videmment comme autre chose quune dtention lgale, et la prise en compte de ce quest lindividu plutt que de ce quil a fait pour justifier son incarcration se trouve l absolument manifeste. Foucault parle dans ce cours de la criminologie comme instrument de codage rciproque entre le juridique et le mdico-social, expliquant par l le succs dune notion comme celle de dangerosit . On sait quel point elle a t largement ractualise ces dernires annes, dans le cadre des nouvelles politiques pnales. Le dveloppement des obligations de soins et autres injonctions thrapeutiques , lintrieur mme de la prison, amne une confusion toujours plus grande entre le chtiment et le soin, dont Foucault avait annonc quelle tait caractristique des socits disciplinaires.

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    Mais le cours de 1973 peut permettre aussi, je crois, de nous poser au moins deux questions. Premirement, on a, dans ce cours, lide que le capitalisme de la production industrielle de masse et de lexploitation systmatique des proprits agricoles avait, au dbut du xixe sicle, entran une redfinition majeure du jeu des illgalismes entre la bourgeoisie et les classes populaires. On pourrait se demander ce que lmergence depuis le dbut des annes quatre-vingt dun nouveau capitalisme, le capita-lisme financier, provoque comme redistribution des illgalismes, alors mme que le problme nest plus dans ce corps corps de louvrier et de la marchandise. La cration de richesses dpend en effet aujourdhui beaucoup plus de capacits danticipation sur des flux et de matrise de rseaux informels, et il conviendrait, partir de l, de dcrire les nouvelles complicits et les nouveaux clivages. Mais ce cours nous permet aussi de comprendre la crise actuelle de la prison et sa transformation : cest laffaiblissement du poids social des institutions coercitives dcrites par Foucault qui amne leffacement de son vidence, dautant plus que la scurit se comprend davantage aujourdhui partir dune logique de contrle des flux que denfermement : ainsi, le grand paradigme de la scurit est aujourdhui laroport plus que la prison.Pourquoi alors la prison demeure-t-elle, et pas seulement en France,

    la modalit punitive majeure ? Par manque dimagination punitive ? Ou bien parce que ce qui compte aujourdhui, cest quon y passe avant de rejoindre une autre centrale, quon y laisse des traces et des dossiers informatiques, complter pour le prochain passage ? Ce qui fait rsonner ensemble aujourdhui les hpitaux, les prisons et les coles, ce nest plus limposition autoritaire de normes, mais les dispositifs de traabilit.

    r s u m

    Foucault prononce en 1973 un cours au Collge de France intitul La socit punitive . Ce cours, encore indit, offre les premires grandes propositions thoriques de Foucault sur la naissance de la prison. Elles seront reprises, inflchies, reproblmatises dans Surveiller et Punir. Mais, en 1973, elles sont donnes avec une nettet conceptuelle et un tranchant polmique quelles ne retrouveront plus par la suite. Trois grandes notions sont dfinies : le pnitentiaire , le carcral et le coercitif . Cest le nouage de ces trois dimensions qui rend compte de linvention de la prison.

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