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    Anto inette Chauvenet

    L E S P R I SONN I E R S : CONS T R UC T ION E T D CONS T R UC T ION D UN E NOT ION

    Les termes de notre sentence nont rien de svre. On inscrit avec la herse sur le corps du condamn le commandement quil a enfreint.

    Franz Kafka 1

    Un medecine man indien explique un criminologue que, en traitant les criminels comme ils le font, les Amricains crent une force dopposition destructrice, qui ne fait quengendrer davantage dnergies destructrices : Vous devriez travailler avec ces personnes, non en vous opposant elles. Lide cest davoir du mpris pour le crime, non pour les gens. Cest une erreur de considrer un groupe ou une personne comme un opposant, vous faites en sorte que le groupe ou la personne le devienne 2. Ce sont donc les actes et les attitudes qui sont barbares ou civiliss,

    non les individus ou les peuples. Lerreur de raisonnement qui consiste considrer un groupe ou une personne comme un opposant passe par la construction socio-politique de reprsentations des personnes dlin-quantes ou criminelles comme autres . Laltrit de ces autres surgit

    1. Dans la colonie pnitentiaire, Flammarion, 1991, p. 92.2. Henry R. Cellini, The management and treatment of institutionalized violent agressors ,

    Federal Probation, 1986, vol. 50, n 3, p. 51-54.

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    de la division sociale qui fonde les socits occidentales et contribue lgitimer celle-ci. en sopposant ceux quil dtient, le dispositif scu-ritaire que constitue la prison uvre renforcer considrablement leur altrit, et les construit jour aprs jour comme force destructrice. Les effets les plus visibles de leur neutralisation se manifestent par le suicide et les automutilations lorsquils intriorisent les reprsentations et les interdictions qui psent sur eux, ou l explosion dans la violence pour les extrioriser. Ce sont ces diffrents points quil sagit ici daborder.

    Une rad icale a lt r i t

    La sanction pnale du crime, loin de sinscrire dans lchange (comme cela peut tre le cas dans certaines socits dites primitives dans lesquelles la sanction est fonde sur le jus, et peut prendre la forme dune dette acquitter envers la victime), sinscrit dans la lex qui, fondamentalement, divise. La guerre qui, selon Jean-Jacques Rousseau 3, doit tre dclare lennemi de lintrieur qui ne respecte pas le contrat social, ouvre un schisme irrductible lintrieur de la lex, la loi pnale, et de la finalit quelle affiche : la fois intgrer et exclure. Paralllement, elle ouvre un schisme dans la chane symbolique du social en lui substituant des idologies ici lidologie scuritaire qui ne sont que des ruptures du symbolique. Selon Claude Lefort 4, la division sociale comme foyer de lidologie implique la projection dune communaut imaginaire dans laquelle les distinctions quelles quelles soient se dterminent comme naturelles, le particulier est travesti sous les traits de luniversel, lhis-torique effac sous latemporalit de lessence. Le discours dominant dissimule le processus de division sociale.Cest la production de cette communaut imaginaire de nature idolo-

    gique quest destin le prononc de la peine. mile Durkheim dtermine ainsi la vraie fonction de la peine : maintenir intacte la cohsion sociale en maintenant toute sa vitalit la conscience commune 5 . elle ne sert pas ou ne sert que trs secondairement corriger le coupable ou intimider ses imitateurs possibles : ce double point de vue son efficacit est douteuse et mdiocre.La priorit du prononc de la peine sur les modalits de son excution

    3. Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, Flammarion, 1992.4. Claude Lefort, esquisse dune gense de lidologie dans les socits modernes , Les

    Formes de lhistoire, Gallimard, 1978, p. 278-329.5. mile Durkheim, De la division du travail social, PUF, 1960.

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    introduit une double disjonction : lune entre la sphre de limaginaire et la situation du prisonnier. Le fait davoir commis tel dlit particulier na aucun rapport, au niveau du sens et du rel vcu par le prisonnier, avec le fait dtre enferm clef dans une cellule, entass avec dautres criminels parfaitement inconnus, et dy subir la bureaucratie carcrale. Le second clivage sobserve dans les reprsentations relatives au dviant : la distance quon tablit entre soi et le dviant rsulte dun clivage qui permet de rduire la tension laquelle on est soumis 6 ; on ajoutera ici, une tension entre le dviant comme autre et cet autre comme soi-mme.

    Le pr inc i p e d e l a p eur

    La conscience commune, ente sur les idologies scuritaires et des-tine reprsenter le dviant ou le criminel comme autre , repose fondamentalement sur la peur, ce un double niveau : la peur du crime et des criminels, la peur de la prison. Ces deux niveaux se renforcent mutuellement et se conjuguent lintrieur des prisons.Loin de distinguer la personne de lacte criminel, la construction

    sociale de laltrit passe par la rduction de celle-l celui-ci, et ce indpendamment du contexte social dans lequel lacte sinscrit. Le fait divers construit le criminel comme autre en rveillant la peur. Avec ses techniques de narration, son vocabulaire spcifique et strotyp, il joue des rsonances affectives et de la logique de lmotion, puise ses images dans les reprsentations les plus archaques et sappuie notamment sur toutes les formes de reprsentations monstrueuses et leur bestiaire qui renvoient une naturalisation du mal. Madame, je suis un monstre , dira en guise de prsentation un condamn une longue peine en centrale.La promotion de laltrit passe aussi par une tendance croissante

    la naturalisation des dsordres sociaux, par leur imputation aux seuls individus, par la dshistorisation des rapports sociaux. elle passe aussi par la scotomisation de la violence institutionnelle, familiale et sociale dont ces autres ont t le plus souvent lobjet, en amont de leur arrive en prison, comme le montrent surtout les tudes relatives au pass des condamns de longues peines 7, et plus tard quand ils subissent la violence lgale qui dfinit la prison.

    6. Claude Faugeron, Le social divise : la notion de dangerosit dans le champ idologique , in Christian Debuyst (dir.), Dangerosit et Justice pnale. Ambigut dune pratique, Mdecine et Hygine, 1981, p. 161-176.7. Anne Duburcq et al., Enqute sur la sant mentale des personnes condamnes des longues

    peines, rapport final, Institut de recherche et documentation en conomie de la sant, 2005.

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    Les modes de dsignation tels que les dlinquants , les dtenus , les criminels contribuent aussi cette construction. Regrouper des personnes aux origines, lge, au parcours, lidentit, aux actes commis aussi diffrents dans la mme catgorie permet de leur attribuer une consubstantialit fondamentale, de les dtacher du monde commun pour les renvoyer une ralit autre et dgrade. La reprsentation de cet autre monde substantiv est lorigine de lattribution aux dlinquants dune sous-culture spcifique, la culture dlinquante que ceux-ci partage-raient entre eux. On suppose alors quun dlinquant, ou les dlinquants, ne saurait se comporter quen vertu de cette ncessit immanente, de ce quelque chose, nature, destin, vocation qui dfinissent sa spcificit. Cest la qualit de dlinquant, laquelle sajoute celle de dtenu, avec toute la fltrissure et linfamie quelle charrie, qui fait agir le dlinquant prisonnier, et chacun de ses actes le signifie. Ainsi le raisonnement circu-laire et strotyp selon lequel les prisonniers, sils se livrent entre eux ou contre les personnels des violences verbales ou physiques, ne font que reproduire le type de rapports quils entretiennent avec autrui dans les cits dont ils seraient issus est fort rpandu en prison.La notion de culture dlinquante comme celle de culture dtenue est non

    seulement entre dans le sens commun, mais elle a envahi les disciplines des sciences sociales pour constituer bien souvent lexplication ultime des comportements dlinquants comme des comportements violents qui peuvent tre observs en prison. Le problme avec cette notion, cest quil ne sagit pas dun simple cadre formel savant. Comme celle dethnie, la notion de sous-culture tient toujours la place dun sujet auquel nous reconnaissons assez dexistence pour pouvoir lui attribuer comme prdicats des noncs, des vnements, des rapports sociaux dont nous pourrions donner une autre description si nous tions librs de cette rfrence oblige 8 .La peur est aussi au principe de la construction de la prison : loin dtre

    irrationnelle, elle est dlibrment attache sa finalit dissuasive. La prison doit faire peur.Cependant, en regroupant ensemble pour de pures raisons de com-

    modit organisationnelle et conomique de nombreux dlinquants, le politique dmultiplie la peur en construisant un danger spcifique qui justifie en retour les moyens de sa neutralisation. Les multiples grilles, sas, portes qui cloisonnent les lieux, le fractionnement des dplacements dans lespace et dans le temps des dtenus visent ainsi empcher les

    8. Jean Bazin, Des clous dans la Joconde. Lanthropologie autrement, Anacharsis, 2008.

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    coalitions, les mutineries et la prise de pouvoir des tablissements par ceux-ci. Ces moyens sont des instruments du contrle de la population carcrale, tout comme les miradors arms, les murs denceinte, les filins sur les cours de promenade et les barbels qui hrissent murs et toits visent contrler ltanchit requise par lobjectif scuritaire premier entre le monde intrieur et le monde extrieur.

    Si les criminels font peur, tout comme la prison fait peur, intrins-quement la prison est galement un lieu de peur pour tout un chacun. Refoule, latente, contrle ou envahissante, la peur est une des carac-tristiques essentielles de la condition de prisonnier (comme elle fait partie des conditions de travail des personnels de surveillance). et ceci a des consquences importantes quant aux relations qui peuvent avoir lieu et qui ont effectivement lieu en prison.Les reprsentations vhicules sur le crime et sur la prison par les

    divers mdias ont cet effet que les personnes qui entrent en prison pour la premire fois sont treintes par la peur. La prison est assimile au bagne, au goulag, aux reprsentations que produisent films et sries amricaines : On sattend au pire, comme dans les films amricains. Jaurais prfr aller au mitard plutt que dtre avec quelquun en cellule , dit par exemple lun de nos interlocuteurs. La peur larrive engendre deux types de ractions qui peuvent se cumuler : dune part, la prostration et lvitement des codtenus par qui tout peut arriver cest l lattitude dominante lors des dbuts de lincarcration ; dautre part, la prparation des pratiques dautodfense. Dune certaine faon, les jeux sont faits quant la nature des relations qui stabliront par la suite : lisolement et le fonctionnement de la prison vont largement entretenir les reprsentations, les postures adoptes larrive ainsi que la peur, mme si celle-ci est moins intense que dans les premiers jours. Cest ainsi que la majorit des personnes dtenues interroges dit connatre la peur en prison, principalement la peur de leurs codtenus. elle crot avec la dure de lenfermement. Ceux, minoritaires, qui disent ne pas avoir peur sont ceux qui affirment savoir se dfendre.Ainsi lenfermement qui isole les dtenus du monde extrieur et les

    isole des autres est-il redoubl par un enfermement volontaire en soi-mme au titre de lautoconservation. Avec le temps certains disent se protger des autres et du monde environnant en se construisant une carapace , un mur autour deux.Le but premier et concret de lorganisation carcrale, tout en prot-

    geant un temps la socit des dlinquants, est sa propre conservation.

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    Cette involution des buts de lappareil a pour effet en retour de faire de lautoconservation de chacun un objectif central.

    Dser t soc i a l e t envah i s s ement de l imag ina i r e

    Le rapport socio-politique scuritaire aux dtenus et les instruments matriels et rglementaires qui caractrisent son dispositif constituent autant de facteurs qui entretiennent les reprsentations de violence de la prison larrive en ses murs et conduisent cette violence.Ainsi lisolement des dtenus entre eux, la barrire qui les maintient

    distance des personnels et labsence bien souvent dactivit o ils changeraient et agiraient avec dautres les coupent du rel. Malgr la promiscuit dans laquelle ils sont placs, qui peut les faire littralement tomber les uns sur les autres certains moments, notamment en cellule ou dans les salles dattente dans lesquelles ils sont boucls loccasion de rendez-vous, ils nont rien en commun, rien qui les lie ou qui les spare les uns des autres, et ils se mfient les uns des autres ; ils restent en consquence des trangers les uns pour les autres, qui plus est des trangers dont ils peuvent avoir peur. Leur monde sapparente un dsert social au sein dune socit de masse dangereuse.Privs de monde commun, les prisonniers sont en situation de perdre

    laccs au rel : celui-ci nexiste que par la discussion libre entre des per-sonnes multiples et diffrentes, il exige dtre confirm constamment par les changes. De mme ny a-t-il de sujet que dinter-sujet, ce parce que la construction du rel et la subjectivation ne peuvent se produire que dans un espace intersubjectif.Aussi en prison le rel peut-il seffacer. De mme, il arrive souvent aux

    prisonniers de ne plus savoir qui ils sont. en prison, on ne peut tre sr de soi-mme ni sr de ses penses , rsumera un prisonnier. Plusieurs dentre eux, inquiets quant leur identit actuelle et de voir les repres de la vie normale seffacer, diront quils deviennent des fantmes . nombreux sont ceux qui se demandent sils sont normaux, si les gens dehors pensent comme eux.Ils peuvent ainsi subir un processus de dsubjectivation, de perte de

    repres et de perte didentit, ainsi quun processus de dsingularisation. Ce processus est aggrav par la nouvelle identit, celle de dtenu laquelle ils sont rduits, laquelle ils doivent sadapter afin de survivre dans ce milieu hors du commun.Dans ces conditions leur sens du rel cde la place un imaginaire

    envahissant et souvent perscuteur, accompagn dmotions dbordantes.

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    Cet imaginaire prend plusieurs formes qui se conjuguent entre elles et se renforcent mutuellement.Le cloisonnement des lieux, loisivet et la part de secret lie limp-

    ratif scuritaire favorisent lclosion des rumeurs. Lors dincidents ayant lieu avec des tmoins, la rgle pnitentiaire prescrite aux personnels est denfermer le plus rapidement possible les dtenus passant proximit dans les cellules ou les salles dattente les plus proches pour viter la pro-pagation de lincident. Si les dtenus ne peuvent plus voir ce qui se passe, du moins peuvent-ils entendre et leur imagination galoper en envisageant gnralement le pire. La rumeur se caractrise en effet par sa ngativit, tmoignant charge contre la personne qui en est la cible. en cela la rumeur valide les reprsentations de la prison dj acquises larrive : comme lcrit Franois Reumaux, la rumeur est un marchepied tendant rajuster le rel limaginaire 9 et non linverse. La rumeur a un impact ngatif dautant plus fort en prison quelle est alimente par la paranoa qui connote plus ou moins lensemble des relations selon que celles-ci participent plus ou moins la relation scuritaire. La paranoa qui se manifeste par exemple dans lexpression couramment entendue Cest fait exprs est en effet issue directement de la relation scuritaire aux dtenus en particulier de la surveillance constante dont ils sont lobjet, comme le prvoit le code de procdure pnale, et ceci souvent leur insu, tout comme de la mfiance requise du ct des personnels de surveillance leur endroit tant pour sen protger que pour djouer leurs mauvais coups ventuels.Bien que les personnes dtenues soient gnralement conscientes de

    lexistence de la paranoa, quelles la constatent chez les codtenus ou dans leurs propres ractions, celle-ci nen apparat pas moins souvent extravagante ou invraisemblable dans son contenu. Cest par exemple la certitude colporte dune prison lautre quexistent dans les cellules des camras caches derrire les armoires. Si chacun en prison peut tre la cible de rumeurs les plus folles, les dtenus ont moins que les autres les moyens dy chapper et de sen dbarrasser. Il en rsulte que leur prsence renforce la pratique de lvitement dautrui en interdisant la confiance tout en entretenant la peur : On ne peut distinguer le vrai du faux, il faut se mfier de tout le monde , affirme ainsi un prisonnier. Sil est difficile en prison de distinguer les faits des rumeurs, cela est plus vrai dans la situation de dtenu qui ne dispose pas des moyens de vrification qui le permettraient.

    9. Franois Reumaux, Traits invariants de la rumeur , Communications, n 52, 1990, p. 141-157.

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    Ces phnomnes sont amplifis par l ignorance multiple , le faux-semblant et lhypocrisie qui rgnent en prison. Coups du rel faute dchanges, les dtenus ignorent gnralement ce que pensent leurs com-pagnons dinfortune. Cette ignorance fait le lit de ce que daucuns dsi-gnent sous le vocable dignorance multiple ou de malentendu partag 10. Par l on entend le phnomne selon lequel, faute de se connatre, les individus croient tre minoritaires dans leurs opinions alors quils sont en fait majoritaires. Inversement, les personnes qui croient reprsenter la majorit ne constituent que la minorit ; mais, forts de leur croyance, ils occupent lespace de parole en pensant sexprimer au nom des autres. en prison, le malentendu partag se manifeste dans le fait par exemple que la majorit des dtenus imagine quils sont minoritaires quand ils ne sont pas anti-surveillants ou anti-systme . Simaginant isols dans leur opinion, ils se tairont face ceux qui en cour de promenade lanceront des propos vhments contre les surveillants. Cependant, pour se faire accepter par les autres, nombreux sont ceux qui choisiront la voie du faux-semblant en affectant de partager lopinion de ceux qui sexpriment le plus fort. Ceci entrane une perception des relations o lhypocrisie tient une large place, laquelle constitue un obstacle suppl-mentaire ltablissement de relations de confiance, renforce lisolement volontaire et lincitation aux pratiques dautodfense.

    Lab i l i t du cadre , l a b i l i t d e s r e lat ion s e t d e s mot ion s

    Privs dchanges et du monde, les prisonniers sont aussi privs de cadre : loin de dfinir des rapports entre les tres ou le cadre lintrieur duquel des changes peuvent se dployer librement, la rgle pnitentiaire vise en premier lieu leur limitation, sinon leur interdiction, pour viter que les dtenus ne deviennent un pouvoir. linverse de ce qui se passe dans la vie civile, en prison prvaut le principe selon lequel tout ce qui nest pas expressment autoris est dfendu. en cela la rglementation constitue le prolongement du dispositif matriel scuritaire de la prison. elle nattend des dtenus que de bons comportements , cest--dire la soumission lordre carcral.Pour tre intriorise, la rgle demande un fondement moral. Or, en

    prison, la rgle est souvent immorale et contre-culturelle (fouilles corps, fouilles des cellules, contrle du courrier, surveillance lilleton).

    10. Robert Merton, . Robert Merton, Social Theory and Social Structure, The Free Press, 1968.

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    Cest pourquoi elle est dpourvue de lgitimit et source de conflits fr-quents. en outre, interprte en fonction des situations et des rapports de force du moment, surtout en centrale o les incidents peuvent avoir des consquences particulirement graves, elle est galement perue comme injuste. Dans ces conditions, elle peut difficilement tre intriorise.De mme, la vie sociale des dtenus tant trs limite, vide dobjet et

    domine par un impratif dautoprotection, elle interdit la rgulation de leurs changes. Lorsquon leur demande sil existe des rgles, un code de conduite adopter avec les codtenus, la premire rponse donne et massivement reprsente vise moins des rgles quils auraient en partage que la manire de sen sortir individuellement au moindre cot : il sagit dabord dviter les ennuis.Cette double absence de cadre cre des conditions de vie sociale

    domines par la labilit et limprvisibilit : Il peut vous arriver nimporte quoi, nimporte o, nimporte quand , comme le rsumera une personne dtenue en maison darrt. Dailleurs, pour les divers protagonistes de la prison et de faon massive, la premire caractristique du lieu est son imprvisibilit.La labilit du cadre redouble la labilit de la vie intrieure. Ce dsordre

    de lesprit ouvre sur un horizon de violence dans lequel les dtenus ont peur dtre entrans. La peur de soi lemporte alors sur la peur des autres. Celle-ci culmine en centrale, comme lillustre le propos suivant, tenu par une personne enferme depuis plus de dix ans : Jai peur de ne pas pouvoir prendre sur moi face ce milieu malsain. Je ne me sens pas en scurit vis--vis de moi-mme, des autres, vu la pression. Jai peur qu tout moment a pte ; jai peur dune rbellion de moi-mme, que le systme me mette une telle pression que je ne supporte plus rien. De ce fait, des explosions de colre ou de violence de la part des

    dtenus ont effectivement lieu, le plus souvent propos de ce qui est jug comme des dtails ou des riens et de manire souvent imprvisible, les causes multiples se cumulant jusqu la crise. Il en rsulte que les causes de lexplosion sont quivalentes, que sa cible est interchangeable et que la rponse peut prendre des formes disproportionnes au regard de la trivialit du problme.

    Rs i s t er ou prendre sur so i

    Si les pouvoirs administratifs et lgislatifs ont tendance considrer les personnes dtenues comme une table rase qui se gouverne par dcret, celles-ci rsistent pourtant formidablement et de multiples faons, mme

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    sil leur arrive le plus souvent de se plier leur sort. Le dispositif scuritaire des prisons reposant sur un modle dfensif et trs bureaucratique place les personnels de surveillance dans une posture ractive par rapport aux actes des prisonniers et donne de fait linitiative ces derniers en leur confrant un pouvoir de nature ngative, miroir de la violence lgale leur endroit. Ce sont les dtenus qui crent lvnement, cognent dans les portes, sautomutilent, se suicident, cassent leur cellule ou y mettent le feu, jettent les barquettes de leur repas par les fentres, afftent des armes artisanales, injurient ou agressent physiquement les personnels ou leurs codtenus, refusent de remonter en cellule, se mutinent, effectuent des prises dotage, refusent dobtemprer aux ordres donns ou svadent. Ce renversement de posture institutionnelle place lincident, en principe dfini par son caractre accessoire et occasionnel, ainsi que son traitement disciplinaire au centre de la gestion de la population carcrale. Comme pour les dtenus, pour chacun des membres du personnel pnitentiaire le but dune journe de travail est de parvenir son terme sans incident. et les rsultats de la gestion des prisons sont valus laune des incidents vits les plus importants (meutes, vasions, prises dotage, auxquelles sajoute aujourdhui le suicide). Cependant les conduites passibles de sanction disciplinaire, parce quelles conduisent au quartier disciplinaire, lisolement ou au transfert dans un autre tablissement et prolongent la dure de lincarcration, savrent avec le temps sans issue, mme pour les plus rsistants.Faute dautres moyens dexpression pour se faire entendre et faire

    pression, les dtenus peuvent retourner contre lorganisation ses propres armes. Il en est ainsi de lusage de la rumeur destine activer la peur des personnels de surveillance pour obtenir quelque amlioration des condi-tions de vie, dstabiliser la structure ou mettre sur les dents les per-sonnels. Rgulirement sont lances des rumeurs relatives la prparation de mouvements collectifs ou dvasion ncessairement prises au srieux compte tenu de leur gravit. La rumeur peut aussi tre utilise contre des membres du personnel, titre de vengeance ou pour se dbarrasser dun surveillant un tage, quand il est jug indsirable. La peur quont les surveillants du suicide est aussi un moyen de se faire entendre : Si je nobtiens pas ce travail, ce rendez-vous avec le mdecin ou le dentiste, je me coupe ou je me suicide , entend-on sur les coursives.

    Lalternative la rbellion qui condamne un sort de plus en plus difficile consiste tenter de prendre sur soi .Pour se contrler et viter lexplosion de violence contre autrui laquelle

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    conduisent les effets de lenfermement, les dtenus mobilisent diffrents moyens. Cela passe par le fait de senfermer plus encore en cellule pour viter de sen prendre au premier qui passe, de casser quelque chose dans sa cellule en dtournant sur des objets rage, sentiment dinjustice, de haine et de dsespoir, de consommer psychotropes et drogues illicites pour tenir et, dans les meilleurs des cas, de lire, faire du sport, assister un culte religieux, crire et travailler.Le moyen le plus violent de prendre sur soi, au sens littral, consiste

    retourner contre soi la violence de lenfermement et de la condam-nation qui ne peuvent plus tre un objet dchange, en sautomutilant, en tentant de se suicider ou en accomplissant effectivement le sacrifice de soi Dans lune des centrales tudies, celle qui en France dtient le nombre le plus important de personnes condamnes la rclusion criminelle perptuit (dont 67 % de condamns pour des crimes de sang et 21 % pour des crimes sexuels), la moiti de ceux que nous avons rencontrs disent avoir exerc des violences contre eux-mmes, tentatives de suicide ou automutilations. Le quart dentre eux disent avoir fait une ou plusieurs tentatives de suicide, le plus frquemment par pendaison.Les motifs invoqus pour les tentatives de suicide et les automuti-

    lations sont multiples et souvent se cumulent : la longueur de la peine, lenfermement, limpuissance face aux proches, le sentiment dinjustice et dabandon, le dgot de soi, la honte et la culpabilit, viter de sen prendre autrui, demander de laide, acclrer la rponse une demande, parfois aussi linnocence.Les condamns une mort lente et silencieuse, en se rappropriant

    leur mort, rendent visible la vrit de la loi pnale. Privs en prison didentit et dhistoire, ils affirment leur situation de sujet. Condamns, ils intriorisent la condamnation en sexcutant eux-mmes. Ayant transgress la loi, ils dmontrent aussi quils lont si bien intgre quils peuvent manifester leur humanit et leur qualit dacteur en prenant la responsabilit de leur mort.

    en inscrivant la loi pnale sur eux-mmes les prisonniers montrent quils ne peuvent tre rduits leur seul dlit. en ragissant en miroir de la loi carcrale, ils ouvrent la voie un retournement possible de leur traitement par le politique. Si les motions publiques relatives aux suicides des prisonniers et leur condition apparaissent secondaires au regard de celles qui mobilisent le sentiment dinscurit et motivent lalourdissement continu des sanctions, elles nen existent pas moins. elles tendent rduire la division sociale qui fonde le droit pnal ; elles

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    inspirent aussi des rformes rcurrentes, comme aujourdhui lapplication en France des rgles pnitentiaires europennes, la cration dinstances indpendantes de contrle des prisons et diffrentes initiatives locales visant prendre en compte la parole des prisonniers.

    r s u m

    La loi pnale et la rglementation pnitentiaire font la guerre moins au crime quau criminel en construisant une force destructrice du ct des prisonniers, dont on dcrit ici la dynamique fonde sur la peur. La peur des criminels et de la prison engendre un cercle vicieux dans lequel les dtenus reproduisent dans leurs relations autrui le dispositif destin sen protger.

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