12_GLAUDES

10
79 Récit et dispositif herméneutique : Une lecture du Bonheur dans le crime de Barbey d’Aurevilly Pierre GLAUDES Université Paris-Sorbonne « Il y a dans tout écrivain, à quelque genre qu’il appartienne, un côté par lequel on peut toujours prendre la juste mesure de sa hauteur. Ce côté, ce sont les idées générales, qui, si l’homme est seulement supérieur, et quelle que soit l’œuvre qu’il fasse, se mêlent à ce qu’il fait et superposent le penseur, qui aperçoit, à l’artiste, qui brasse des passions, des sentiments ou des couleurs » 1 . Nul doute que Barbey d’Aurevilly, à qui l’on doit cette réflexion liminaire, n’ambitionne de donner à son œuvre cette dimension « philosophique » qui confère à ses yeux toute sa dignité à la littérature. Pour un conteur comme lui, le récit, quelles que soient les séductions dont il se pare, doit se hisser à ce niveau de généralité qui, pour peu qu’on sache l’interpréter, passe les étroites limites de l’anecdotique. S’inscrivant dans l’antique tradition de la parabole, son projet narratif joue sur le registre symbolique pour promouvoir une vérité spirituelle utile à Dieu. Être écrivain, pour Barbey, c’est en effet incarner dans son être, quels que soient les genres où l’on s’exerce, les valeurs immémoriales du christianisme et les défendre, pour son honneur, contre l’opinion dominante qui a cessé d’y adhérer. Son œuvre manifeste une présence narrative, celle d’un moraliste chrétien dont la vision de l’homme n’a pas besoin de s’expliciter pesamment pour agir avec la force du témoignage. Cette manière de dire, qui est en elle-même l’expression d’une axiologie, doit permettre au lecteur transformé en herméneute de faire la différence entre la perspective des personnages de la fiction livrés aux terribles excès de passions maléfiques — car tel est le sujet de prédilection de Barbey — et celle du romancier qui met en forme leurs aventures. Ce dernier se doit de rester toujours un observateur capable de dépasser la simple relation des faits et, par la force de son dire et de ses images, de donner à la représentation romanesque une orientation spirituelle à décrypter. Car tel est l’objectif capital de la poétique romanesque de Barbey, laquelle repose sur un pari herméneutique supposant l’efficacité de l’exemple négatif ad majorem Dei gloriam. Ce type d’exemple présente un cas particulier dans l’utilisation des ressources du récit pour établir des principes et convaincre le lecteur de leur validité : selon une logique paradoxale, il consiste à montrer l’erreur — l’exemple à ne pas suivre — pour mettre sur le chemin de la vérité. Barbey, en d’autres termes, actionne les puissances du mal pour faire percevoir la présence dans le réel d’une profondeur surnaturelle, dont la clé est en Dieu. Il se réclame d’une apologétique de l’effroi, qui met au jour, sans l’atténuer, ce qu’il y a d’ordure au fond du cœur humain, dans l’espoir de raviver 1 « Shakespeare et … Balzac », Le Pays, 11 mai 1864, repris dans Portraits politiques et littéraires, chapitre I. Voir Œuvre critique, sous la direction de Pierre Glaudes et Catherine Mayaux, Paris, Les Belles Lettres, 2004–2009, t. IV, p. 829. (On abrégera désormais les références à cette édition de l’œuvre critique en Cr. suivi du tome, en chiffres arabes.)

description

FR

Transcript of 12_GLAUDES

Page 1: 12_GLAUDES

79

Récit et dispositif herméneutique :

Une lecture du Bonheur dans le crime de Barbey d’Aurevilly

Pierre GLAUDESUniversité Paris-Sorbonne

« Il y a dans tout écrivain, à quelque genre qu’il appartienne, un côté par lequel on peut toujours prendre la juste mesure de sa hauteur. Ce côté, ce sont les idées générales, qui, si l’homme est seulement supérieur, et quelle que soit l’œuvre qu’il fasse, se mêlent à ce qu’il fait et superposent le penseur, qui aperçoit, à l’artiste, qui brasse des passions, des sentiments ou des couleurs »1. Nul doute que Barbey d’Aurevilly, à qui l’on doit cette réflexion liminaire, n’ambitionne de donner à son œuvre cette dimension « philosophique » qui confère à ses yeux toute sa dignité à la littérature. Pour un conteur comme lui, le récit, quelles que soient les séductions dont il se pare, doit se hisser à ce niveau de généralité qui, pour peu qu’on sache l’interpréter, passe les étroites limites de l’anecdotique. S’inscrivant dans l’antique tradition de la parabole, son projet narratif joue sur le registre symbolique pour promouvoir une vérité spirituelle utile à Dieu. Être écrivain, pour Barbey, c’est en effet incarner dans son être, quels que soient les genres où l’on s’exerce, les valeurs immémoriales du christianisme et les défendre, pour son honneur, contre l’opinion dominante qui a cessé d’y adhérer. Son œuvre manifeste une présence narrative, celle d’un moraliste chrétien dont la vision de l’homme n’a pas besoin de s’expliciter pesamment pour agir avec la force du témoignage. Cette manière de dire, qui est en elle-même l’expression d’une axiologie, doit permettre au lecteur transformé en herméneute de faire la différence entre la perspective des personnages de la fiction livrés aux terribles excès de passions maléfiques — car tel est le sujet de prédilection de Barbey — et celle du romancier qui met en forme leurs aventures. Ce dernier se doit de rester toujours un observateur capable de dépasser la simple relation des faits et, par la force de son dire et de ses images, de donner à la représentation romanesque une orientation spirituelle à décrypter. Car tel est l’objectif capital de la poétique romanesque de Barbey, laquelle repose sur un pari herméneutique supposant l’efficacité de l’exemple négatif ad majorem Dei gloriam. Ce type d’exemple présente un cas particulier dans l’utilisation des ressources du récit pour établir des principes et convaincre le lecteur de leur validité : selon une logique paradoxale, il consiste à montrer l’erreur — l’exemple à ne pas suivre — pour mettre sur le chemin de la vérité. Barbey, en d’autres termes, actionne les puissances du mal pour faire percevoir la présence dans le réel d’une profondeur surnaturelle, dont la clé est en Dieu. Il se réclame d’une apologétique de l’effroi, qui met au jour, sans l’atténuer, ce qu’il y a d’ordure au fond du cœur humain, dans l’espoir de raviver

1 « Shakespeare et … Balzac », Le Pays, 11 mai 1864, repris dans Portraits politiques et littéraires, chapitre I. Voir Œuvre critique, sous la direction de Pierre Glaudes et Catherine Mayaux, Paris, Les Belles Lettres, 2004–2009, t. IV, p. 829. (On abrégera désormais les références à cette édition de l’œuvre critique en Cr. suivi du tome, en chiffres arabes.)

Page 2: 12_GLAUDES

80

Pierre Glaudes

parmi les mécréants une terreur sacrée. Cette apologétique qui a connu son plein épanouissement au xVIIe siècle, à la suite du Concile de Trente, consiste donc à mettre le lecteur à l’épreuve du mal, avec l’intention de faire naître en lui un sentiment d’épouvante. Le moraliste chrétien prétend tirer ainsi des passions les plus criminelles des effets dramatiques assez saisissants pour mettre sous les yeux des lecteurs la misère dans laquelle l’homme est tombé, depuis qu’en perdant Dieu, il s’est privé de la lumière qui le guidait. Il ne s’agit pas seulement de confronter les lecteurs à l’image de leur finitude, de leur montrer l’ampleur de leur faiblesse morale, mais de les arracher aussi aux tranquilles certitudes des doctrines qui, aux temps modernes, prétendent expliquer l’univers en faisant l’économie de toute transcendance. Dans l’abîme des passions humaines, dans leur fonds commun de méchanceté et de crime, apparaissent « des faits inexplicables à la raison, et qui courbent tout dans les âmes »2. C’est ainsi que Barbey met en œuvre une esthétique du mystère d’inspiration religieuse. Au cœur de ses récits se trouve une « chose sans nom »3 qui échappe aux classifications rationnelles et relève largement de l’incompréhensible. Entourée de ténèbres, cette « chose » innommable, qui ouvre souvent le réel à une dimension fantastique, réactive la puissance du numineux. Elle doit faire prendre conscience au lecteur d’une limite indépassable : celle du mysterium tremendum auquel se heurte tout homme dès qu’il considère non seulement les potentialités négatives de sa nature, mais aussi le surnaturel qui se trouve au fond d’un tel gouffre. C’est par le diable — Barbey en est persuadé — que les modernes peuvent arriver à Dieu. Barbey entend révéler énergiquement, « sous les arrangements de la fiction », cette vérité « de mœurs » et « de nature humaine », fût-elle terrible à contempler ou profondément scandaleuse4. En un temps de nivellement spirituel où l’opinion, accommodante pour toutes les faiblesses, est confortablement arrimée à de bons sentiments qui ne lui coûtent rien, le scandale du fait vrai, intensifié par la création littéraire, est légitime au plan moral, comme toute parole de vérité. À une condition cependant : dans la fiction, il est primordial de « sépare[r] le peintre de son modèle »5, de marquer le surplomb moral du narrateur par rapport à la chose narrée, qui est en elle-même terriblement immorale, et d’en faire sentir l’exemplarité. Barbey, pour y parvenir, déploie les ressources de sa poétique narrative, qui confère à ses récits leur dimension herméneutique. On retiendra trois principaux procédés parmi ceux qu’il utilise. L’écrivain recourt d’abord à un, voire à plusieurs narrateurs appartenant à la fiction, soit qu’ils aient été témoins des faits qu’ils rapportent, soit qu’ils recueillent le récit en confidence, lesquels produisent des énoncés interprétatifs donnant une orientation au déchiffrement de la fiction. On connaît l’usage sophistiqué des emboîtements narratifs dans des nouvelles comme Les Diaboliques : ceux-ci constituent des protocoles d’interprétation du récit. Barbey dote ensuite ses récits d’un dispositif herméneutique, qui prend appui sur une rhétorique de la redondance, c’est-à-dire sur l’accumulation d’images et de références intertextuelles concordantes qui orientent l’interprétation. L’intertextualité constitue en effet un contexte qui surdétermine l’histoire narrée et l’ « investit, en quelque sorte, d’intentionnalité »6. On est ici aux

2 Un prêtre marié, chapitre Ix, Œuvres romanesques complètes, éd. Jacques Petit, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1964–1966, t. I, p. 955. (On abrégera désormais les références aux deux volumes de cette édition en ŒC I et ŒC II.)

3 C’est ainsi que Ryno de Marigny désigne le sentiment qui le lie à Vellini. Une vieille maîtresse, Deuxième partie, chapitre I, ŒC I, p. 520.4 « Les Femmes du Monde, par Bachaumont », Le Constitutionnel, 14 décembre 1975, repris dans Journalistes et Polémistes, chapitre xIV,

section VIII. Voir Cr. 4, p. 719.5 « Rolande, par Fervaques et Bachaumont », Le Constitutionnel, 16 février 1874 (repris dans Journalistes et Polémistes. Chroniqueurs et

Pamphlétaires, chapitre xIV, sections I–V). Voir Cr. 4, p. 713.6 Susan Suleiman, « Le récit exemplaire. Parabole, fable, roman à thèse », in Poétique, nº 32, 1977, p. 480.

Page 3: 12_GLAUDES

81

Récit et dispositif herméneutique

antipodes de l’intertextualité dialogique analysée par Bakhtine7, laquelle conduit à la coexistence, dans un même texte, de discours dissonants qu’aucune axiologie sous-jacente ne hiérarchise ou n’unifie. Dans le cas des récits aurevilliens, l’intertextualité tisse un faisceau de références qui indiquent une direction, le rapport ainsi établi entre le texte et l’intertexte, comme l’image dans le tapis dans la nouvelle de Henry James, offrant à qui sait le voir le vecteur d’une interprétation. Utilisées à des fins axiologiques, ces références intertextuelles permettent alors d’identifier l’enjeu symbolique du récit, en explicitant le système de valeurs auquel il se réfère. Barbey, enfin, mise sur les effets de la mise en abyme, procédé auquel il a volontiers recours : dans ses romans comme dans ses nouvelles, le sens de la fiction se donne souvent à déchiffrer dans des jeux spéculaires qui se constituent soit entre divers moments de l’histoire racontée, soit entre divers niveaux narratifs en fonction de correspondances établies entre le récit cadre et le (ou les) récit(s) enchâssé(s). On illustrera les propositions qu’on vient de présenter en analysant dans cette perspective Le Bonheur dans le crime, récit de la passion homicide de Serlon de Savigny et d’Hauteclaire Stassin. Après avoir pénétré sous le toit de son amant en se faisant la servante de son épouse, la jeune femme assassine sa maîtresse, puis épouse son maître et vit avec lui, dans un bonheur apparemment parfait, sans connaître le remords. En quoi cette nouvelle peut-elle s’analyser comme un exemple négatif appelant, par-delà la signification immédiate, un déchiffrement de son sens caché ?

1. Voix narrative et énoncés interprétatifs

Si l’on considère en premier lieu l’organisation narrative du Bonheur dans le crime, on est frappé par l’immoralité apparente du parti pris adopté par Barbey : l’écrivain donne la plupart du temps la parole à personnage qui fait profession de cynisme, un physiologiste misanthrope qui ne croit pas en Dieu et ne fait pas mystère de son amoralisme. Ce choix est d’autant plus surprenant que les réserves du romancier à l’égard de la physiologie sont connues8. Il se réjouit certes de ce que la science ait « investi l’art d’une force nouvelle » et il applaudit l’influence physiologique dans le roman », y compris, dit-il, « dans le roman de la moralité la plus spirituelle »9. Pour lui, en effet, le phénomène physiologique mêlé aux faits humains permet d’en « éclairer la profondeur »10 : à condition de chercher exclusivement « le surprenant dans le vrai »11 sans verser dans les facilités d’un fantastique de convention, la physiologie produit « des effets de terreur écrasants »12, qui sont d’ « un tragique très nouveau »13. Le risque cependant pour le romancier physiologiste est « d’enferme[r] son sujet tout entier dans le phénomène » et « de se retire[r] de l’humanité pour entrer dans la maladie »14. Il devient myope, à mesure qu’il s’enfonce dans le donné « formidablement exceptionnel »15 de la monstruosité : il ne voit plus que « le phénomène physiologique, devenu pathologique, et devant lequel la Science elle-même se tait comme devant une question insoluble »16.

7 Voir Poétique de Dostoïevski [1929], trad. fr. Isabelle Kolitcheff, Paris, Seuil, 1970.8 Barbey les a exprimées dans sa critique, dans les comptes rendus qu’il a consacrés aux travaux du docteur Tessier (Le Pays, 4 février 1856,

repris dans Les Philosophes et les Écrivains religieux, première série, chapitre xxVI. Voir Cr. 1, p. 263–271) et au roman d’Armand Pommier, La Dame au manteau rouge (Le Pays, 30 avril 1862, repris dans Les Romanciers, chapitre xVIII. Voir Cr. 1, p. 1203–1212).

9 « La Dame au chapeau rouge, par M. Armand Pommier », loc. cit., Cr. 1, p. 1207.10 Ibid.11 Ibid., p. 1211.12 Ibid., p. 1209–1210.13 Ibid., p. 1211.14 Ibid., p. 1207.15 Ibid.16 Ibid., p. 1208.

Page 4: 12_GLAUDES

82

Pierre Glaudes

Le matérialisme constitue donc la limite de la physiologie, qui se refuse à conclure, à regarder au-delà de « la puissance des faits qu’elle affirme »17. Ainsi, les existences prodigieuses — celle de sainte Térèse dans la voie de la sainteté comme celle des diaboliques comme Hauteclaire — sont « impossible[s] à expliquer avec les lois physiologiques »18 dans lesquelles l’époque voit un sésame permettant de tout expliquer. Tout en reconnaissant cette discipline comme « un magnifique enrichissement pour toutes les facultés de l’esprit »19, Barbey n’en soutient pas moins qu’il faut savoir conclure à la place de la physiologie et situer dans leur véritable perspective, qui est spirituelle, les faits dont elle traite, « l’Esprit devant être toujours à la tête de toutes les hiérarchies »20. Ce détour par l’œuvre critique éclaire le dédoublement de l’instance narrative dans Le Bonheur dans le crime. Il faut en effet considérer avec attention que le récit du docteur Torty parvient au lecteur par l’intermédiaire d’un autre narrateur intervenant au niveau du récit cadre, qui représente à l’évidence la persona de l’auteur. En effet, s’adressant à une interlocutrice inconnue, au cours d’une conversation de salon21, ce personnage anonyme brosse par touches successives son autoportrait : c’est celui d’un Normand qui, comme Bareby lui-même, a du « respect » et de « l’amour pour les choses du catholicisme »22. On a donc affaire à une organisation narrative dialogique, puisque les deux narrateurs incarnent des positions idéologiques divergentes, le narrateur premier ne pouvant être supposé en accord avec l’amoralisme goguenard affiché par Torty. Pourtant, si ce personnage, par sa seule présence, relativise le point de vue du physiologiste, il est peu disert. Il s’abstient en général de commenter les axiomes de cet « athée absolu et tranquille »23, il ne le contredit pas. Est-ce à dire qu’il acquiesce aux propos de son ami et que son catholicisme a rendu les armes devant l’évidence des faits rapportés par l’observateur implacable qu’est son interlocuteur ? En réalité, le narrateur premier se tient à l’égard de Torty dans une réserve amusée, qu’on aurait tort de considérer comme un acquiescement ou une complicité sans réserve. Son attitude, loin d’être un renoncement à ses propres convictions, procède, si l’on peut dire, d’une ironie à double détente. D’un côté, le regard aigu que le docteur Torty jette en physiologiste averti24 sur les comportements humains lui est sympathique en ce qu’il met à mal les poncifs de l’optimisme rationaliste, de l’humanitarisme et du romantisme social. Reprenant un motif sadien — la fortune et l’impénitence du vice — l’histoire narrée par le médecin oppose un contre-exemple à la doxa héritée des Lumières selon laquelle l’homme serait bon par nature et le mal un épiphénomène, un simple dérèglement de la raison ou une pathologie sociale, résultant des inégalités de condition, du manque d’éducation et de la misère. Torty, dans son cynisme décapant, est l’héritier de Diogène : ses propos ont une vertu contestatrice qui ébranle les opinions faisant autorité et qui malmène ceux qui les incarnent. Le Bonheur dans le crime se lit, à cet égard, comme une machine de guerre contre le Hugo des Misérables, roman que Barbey a violemment éreinté à sa parution en 1862. Le point de vue du moraliste chrétien et celui du matérialiste athée convergent ici dans une commune détestation de la philanthropie sentimentale, qui soutient la bonne conscience bourgeoise. D’un autre côté, le narrateur premier, en catholique qui croit au surnaturel, ne peut que

17 Ibid., p. 1206.18 « Lettres portugaises, nouvelle édition, conforme à l’édition de Barbin. — Œuvres complètes de sainte Térèse, 1er volume. — La Vie

de sainte Térèse, écrite par elle-même, traduite par le R. P. Marcel Bouix », Le Pays, 1er février 1854, repris dans Les Philosophes et les Écrivains religieux, première série, chapitre xxxI. Voir Cr. 1, p. 320.

19 « La Dame au chapeau rouge, par M. Armand Pommier » (loc. cit.), Cr. 1, p. 1206.20 Ibid., p. 1208.21 Un seul indice permet de l’établir : une question rhétorique, « Que voulez-vous, Madame » (ŒC II, p. 82), qui insère le récit premier dans

le cadre d’une causerie entre le narrateur et une inconnue.22 Le Bonheur dans le crime, Les Diaboliques, ŒC, II, p. 89.23 Ibid., p. 120.24 Broussais est pour lui un « vieux camarade » (ibid., p. 126).

Page 5: 12_GLAUDES

83

Récit et dispositif herméneutique

s’amuser silencieusement du pas de clerc auquel est contraint son ami. En effet, le docteur Torty, tout athée qu’il est, est conduit par les conclusions d’un raisonnement quasi algébrique, au seuil de l’hypothèse diabolique : « Croyez que j’ai bien cherché la petite bête dans ce bonheur-là ! […] J’ai mis les deux pieds et les deux yeux aussi avant que j’ai pu dans la vie de ces deux êtres, pour voir s’il n’y avait pas à leur étonnant et révoltant bonheur un défaut, une cassure, si petite qu’elle fût, à quelque endroit caché ; mais je n’ai jamais rien trouvé qu’une félicité à faire envie, et qui serait une excellente et triomphante plaisanterie du Diable contre Dieu, s’il y avait un Dieu et un Diable ! »25. En laissant le soin à Torty de raconter l’histoire de ces personnages diaboliques, Barbey met donc en scène un athée endurci qui est amené au seuil d’une concession capitale : « en fait de diablesse, je croyais à celle-là »26, dit-il à propos de Hauteclaire. À la manière du libertin de Pascal, Torty, à son insu, est pris au piège de sa propre pensée, il en vient malgré lui à professer un credo, il est engagé sur la voie qui mène à l’aperception du surnaturel à l’épreuve du diabolique. C’est ainsi que Le Bonheur dans le crime illustre l’axiome aurevillien déjà cité : « L’enfer, c’est le ciel en creux »27.

2. Dispositif herméneutique et intertextualité

Par rapport à Torty le narrateur aurevillien adopte un point de vue supérieur : il donne à la fiction, prise dans son ensemble, une visée thétique, celle de l’exemple négatif, qui ne s’explicite pas, mais qui prend forme indirectement, dans la dissémination d’indices à interpréter. L’intertextualité est le principal vecteur de cette fonction thétique, qui permet d’établir au plan physiologique la monstruosité et au plan spirituel le diabolisme des protagonistes de l’histoire. Le caractère monstrueux des personnages, c’est-à-dire la dynamique hétérodoxe de leur désir portant en lui une menace mortelle, est suggéré par un ensemble de notations jouant sur le registre de l’inversion contre-nature. Ainsi, dans ce couple, c’est la femme qui a « les muscles » et l’homme qui a « les nerfs »28. Serlon est féminisé — il ressemble à « un mignon du temps de Henri III »29 — , tandis que Hauteclaire a une allure dont Torty ne manque jamais de souligner la virilité : elle doit son nom à l’épée d’un héros épique, sa pilosité lui vaut le surnom de « Mademoiselle Ésaü »30, elle montre à l’escrime « un talent phénoménal » qui a quelque chose d’anormal étant « si peu fait pour une femme »31. C’est dans l’âme une amazone, qu’elle soit comparée à Pallas32, la déesse armée de la mythologie ou à Clorinde33, la guerrière sarrasine du Tasse. Autre suggestion tératologique, l’amour que se vouent ces deux êtres, en ce qu’il a de dissolvant dans son absolu et son illimitation, est monstrueux : « On les laissa se repaître d’eux tant qu’ils voulurent…. Seulement ils ne s’en sont jamais repus, à ce qu’il paraît ; encore tout à l’heure, leur faim d’eux-mêmes n’est pas assouvie. Pour moi, qui ne veux pas mourir, en ma qualité de médecin, sans avoir écrit un traité de tératologie, et qu’ils intéresseraient… comme des monstres, je ne me mis point à la queue de ceux qui les fuirent »34. Or, dans l’histoire criminelle des deux amants, Hauteclaire a la plus grande part, c’est d’abord

25 Ibid., p. 120–121.26 Ibid., p. 121.27 Le Dessous de cartes d’une partie de whist, Les Diaboliques, ŒC II, p. 155.28 Le Bonheur dans le crime, ŒC II, p. 85.29 Ibid.30 Ibid., p. 114.31 Ibid., p. 97.32 Ibid., p. 95.33 Ibid.34 Ibid., p. 125.

Page 6: 12_GLAUDES

84

Pierre Glaudes

elle la diabolique. Si Torty la compare à Lady Macbeth35, c’est elle, et non Serlon, qui accomplit le meurtre de sa maîtresse, en l’empoisonnant. D’autres figures légendaires de reine criminelles et dépravées — Isabeau de Bavière36 — ou d’inquiétantes divinités mythologiques — l’incestueuse Isis noire37 de l’Égypte ancienne — auxquelles elle est également comparée, contribuent à faire d’elle une femme fatale et maléfique. Sa caractérisation met en jeu tout un imaginaire ophidien inspiré par le chapitre III de la Genèse : elle a des cheveux en tire-bouchons « que les prédicateurs appelaient, dans ce temps-là, des serpents »38, sa démarche donne « le froid dans le dos que donnerait un serpent qu’on verrait se dérouler et s’étendre, sans faire le moindre bruit, en s’approchant du lit d’une femme endormie »39. Cette panthère noire comme le mal — on y reviendra — est aussi une « couleuvre femelle »40, « piquante et provocante en diable »41, qui fait ce qu’elle veut de son « satané corps »42 : une tentatrice accomplie. Serlon, possédé par Hauteclaire, la suit dans le crime. Mais les deux amants ne sont pas seulement des criminels, leur absence de sens moral, leur bonheur criminel relèvent du défi prométhéen, car on y chercherait en vain « le grain de sable d’une lassitude, d’une souffrance, et, disons le grand mot : d’un remords »43. Tout à leur félicité sans limites, ce sont des monstres froids, dénués de conscience et de culpabilité. Le sublime confine ici à l’effroi : le bonheur de ces créatures impassibles est un gouffre, il a quelque chose d’incompréhensible et de terrifiant, qui n’a pas de nom. Exemplum a contrario….

3. Dispositif herméneutique et mise en abyme

La nature de l’exemple négatif, du fait de sa parfaite immoralité, appelle à l’évidence une objection : le bonheur des amants diaboliques, qui fait la monstruosité de leur crime, n’oppose-t-il pas un obstacle rédhibitoire à l’exemplarité ? Celle-ci peut-elle opérer alors que le crime reste impuni ? La pure félicité de Serlon et d’Hauteclaire — « ces deux êtres, immuablement beaux, malgré le temps, immuablement heureux, malgré leur crime, puissants, passionnés, absorbés en eux »44 — n’empêche-t-elle pas la formation d’un point de vue éthique ? Le docteur Torty, en parfait cynique, ne manque pas de soulever la question : « Cette boue d’un crime lâche qui n’avait pas eu le courage d’être sanglant, je n’en ai pas une seule fois aperçu la tache sur l’azur de leur bonheur ! C’est à terrasser, n’est-il pas vrai ? tous les moralistes de la terre, qui ont inventé le bel axiome du vice puni et de la vertu récompensée ! »45. Cette question, en apparence, ne reçoit pas de réponse : le narrateur premier, dont on peut supposer qu’il défend les positions du moraliste chrétien, reste coi, comme vaincu par l’objection. Mais, en réalité, le récit qu’il transcrit porte en lui-même la réponse attendue. D’une part, rien n’interdit de penser que Barbey a maintenu le narrateur, son double, dans un retrait ironique à l’égard de l’aveuglement de son ami privé par le matérialisme athée de toute intuition des desseins de la Providence, qui écrit droit en lignes courbes. Il suffit sans doute, de son point de vue, que les mots de Torty aient dépassé sa pensée et qu’il n’ait pu faire autrement

35 Ibid., p. 88.36 Ibid., p. 114.37 Ibid., p. 85.38 Ibid., p. 102.39 Ibid., p. 107.40 Ibid., p. 102.41 Ibid., p. 95.42 Ibid., p. 102.43 Ibid., p. 125.44 Ibid., p. 120.45 Ibid., p. 125.

Page 7: 12_GLAUDES

85

Récit et dispositif herméneutique

que de confesser la nature mortifère de la transgression par laquelle les deux libertins orgueilleux s’ouvrent des horizons infinis. Les images, dans cette affaire, en disent plus long que des discours argumentés. Ainsi, il est révélateur que le récit du docteur soit émaillé de références perverties tirées de la mythologie païenne, de la Bible ou de la littérature, qui suggèrent toutes la vanité d’un tel défi. Hauteclaire et Serlon de Savigny — ce couple androgyne dont l’harmonie parfaite évoque l’image liturgique de « deux Anges d’autel […] unis dans l’ombre d’or de leurs quatre ailes »46 — ont l’ambition d’une plénitude radicale aux limites du possible. Mais leur bonheur monstrueux, qui trouve sa satisfaction dans le mal, est celui des anges déchus. En cherchant en eux-mêmes un absolu que l’homme ne saurait atteindre que dans l’union avec Dieu, ils récrivent dans un registre satanique le mythe d’Amour et de Psyché, les belles pages du Cantique des cantiques ou encore les noces d’Esther et d’Assuérus47. Leur Éden n’est qu’un Jardin des plantes48 où leur plénitude d’être ensemble ici-bas, dans sa sauvagerie et son insensibilité, s’accompagne en réalité d’un terrible néant spirituel. Cette idée de destruction, qui touche d’abord leur sens moral et leur conscience49, est suggérée par la métaphore de l’amour dévorateur : « Leur délire, leur dévorement d’eux-mêmes étaient-ils donc si grands qu’ils ne voyaient plus rien des prudences et des précautions de la vie ? »50. Elle est suggérée encore par le thème de la mort donnée par l’amour : ce sentiment conduit à l’anéantissement, et non pas à une plénitude harmonieuse dans laquelle s’accomplit la vie. Hauteclaire est une autre Clorinde pour Serlon qui — précise Torty — n’est pas « le Tancrède de la situation »51 lorsqu’il se mesure à elle. La référence littéraire, qui renforce la thématique de l’inversion des sexes — la femme étant ici supérieure à l’homme — mérite qu’on s’y arrête, car elle comporte une impropriété apparente qui peut se comprendre comme un glissement de sens révélateur. Dans La Jérusalem délivrée, on le sait, Tancrède tue par méprise sa maîtresse qu’il n’a pas reconnue. Par le lien analogique qu’il tisse entre les personnages du Tasse et les protagonistes de son histoire, Torty en dit plus que ne le voudrait le physiologiste soucieux de s’en tenir aux faits : il indique un horizon caché de destruction, terme fatal de l’escrime amoureuse à laquelle s’adonnent Hauteclaire et Serlon. D’autre part, le récit contient un dispositif spéculaire, allégorique et proleptique, qui préfigure le destin des deux amants et souligne l’illusion de leur défi, en rappelant l’inexorable finitude des choses humaines. Il s’agit de l’épisode de la panthère sur lequel s’ouvre le récit. L’animal, que l’on confond souvent avec le léopard, est dans la Bible, dans les apologues et dans l’iconographie chrétienne, une figure du Malin. Dans l’Apocalypse de Jean, par exemple, la Bête qui surgit de la mer « ressembl[e] à une panthère »52. Au chant premier de L’Enfer de Dante, elle est l’allégorie de la luxure. La description de l’animal dans le récit aurevillien accentue son aspect maléfique, d’autant plus redoutable qu’il se pare, comme le diable, des séductions qu’exerce la beauté conjuguée à la force : c’est « un magnifique échantillon » des créatures qui peuplent l’île de Java, « le pays du monde où la nature est la plus intense et semble elle-même quelque grande tigresse,

46 Ibid., p. 120.47 Ibid., p. 113, 114 et 102.48 La valeur symbolique du Jardin des plantes est suggérée notamment par l’analogie de Torty qui décrit Serlon et Hauteclaire « passant aussi

superbement dans la vie que dans ce jardin » (ibid., p. 120). L’adverbe doit ici être entendu au sens premier d’ « orgueilleusement » : les amants font naturellement preuve de cette arrogance qui est un signe diabolique.

49 « L’amour prenait tout, emplissait tout, bouchait tout en eux, le sens moral et la conscience » (ibid., p. 125–126). Ce sentiment qui combine envahissement et anéantissement, sous ses dehors grisants, est proprement une maladie : un cancer spirituel.

50 Ibid., p. 121–122.51 Ibid., p. 95.52 Apoc., xIII, 2.

Page 8: 12_GLAUDES

86

Pierre Glaudes

inapprivoisable à l’homme, qui le fascine et qui le mord dans toutes les productions de son sol terrible et splendide »53. Le fauve offre aux yeux la quintessence d’une contrée qui est « tout ensemble Armide et Locuste »54 : l’enchantement et le poison. Autant dire qu’il a la puissance tentatrice du mal, qu’Hauteclaire, cette « panthère humaine »55, fait monter encore d’un degré, en défiant le superbe animal et en donnant l’impression de le surpasser : non contente de le contraindre à fermer les yeux en le fixant, elle le soufflette sans être touchée par le coup de griffe qu’il lui adresse. Il faut prêter attention cependant au feuilletage du temps dans le récit : l’épisode du Jardin des Plantes se situe « à l’automne dernier »56, soit dans une temporalité proche du présent de l’énonciation. La scène qui s’y déroule conduit le docteur Torty, désireux d’en présenter les protagonistes au promeneur qui l’accompagne, à se projeter dans un passé plus lointain, celui des « premières années qui suivirent la Restauration »57. Le narrateur du récit cadre, qui rapporte tout à la fois l’affrontement des deux panthères, animale et humaine, et l’histoire des amants que le lecteur vient de découvrir dans tout l’éclat de leur dédain superbe, se réfère quant à lui à l’hiver qui a suivi la rencontre du Jardin des plantes. C’est pour nous apprendre que la panthère, au cours de cette saison, est morte, « comme une jeune fille, de la poitrine »58. Sans doute peut-on interpréter cette mort comme la conséquence fatale du soufflet porté par Hauteclaire, dont il accroît la noirceur inquiétante en la dotant d’une puissance insoupçonnée. Mais on peut aussi rapporter ce détail au thème des vanités. Les fauves, dans la Bible, sont souvent des figures de l’orgueil humain qui défie Yahvé et dont la vaine révolte est brisée. Ainsi, dans ces versets de Job : « Je parle d’expérience : ceux qui labourent l’iniquité / et sèment le malheur, les moissonnent. / Sous l’haleine de Dieu ils périssent, / au souffle de sa colère ils sont anéantis. / Les rugissements du lion, les cris du fauve, / comme les crocs du lionceau sont brisés »59. La mort soudaine de la panthère, qui contraste tant avec sa force et sa majesté, peut donc se comprendre comme un rappel de la fragilité des choses terrestres inexorablement vouées au passage et à la destruction. D’autres motifs liés à la peinture des vanités sont repris dans le récit de Barbey et sont agencés comme autant de discrètes variations sur ce thème. Ainsi du feu dont la flamme consume ceux qu’il dévore60, du paon « dédaigneux jusque dans son plumage », auquel est comparée Hauteclaire « étalant sa traîne noire dans la poussière »61 ; ou encore de la « bulle de savon qui grandit toujours et ne crève jamais », image du « bonheur continu » des amants diaboliques qui semblent avoir vaincu le temps et atteint la « vie supérieure »62 des dieux. Le recours à ces images empruntées à une topique picturale et spirituelle suggère que tant d’éclat ou de légèreté sont une pure illusion, un mirage de l’orgueil dans un monde où, comme l’indique allégoriquement la mort de la panthère au seuil du récit, toutes choses sont appelées à disparaître. Dans Le Bonheur dans le crime, Barbey, en dépit des apparence, semble donc n’avoir pas abandonné « cette vue exprimée et développée par Donoso Cortès […] à savoir : le triomphe naturel du mal sur le bien, et le triomphe surnaturel de

53 Le Bonheur dans le crime, ŒC II, p. 84.54 Ibid.55 Ibid., p. 86.56 Ibid., p. 81.57 Ibid., p. 89.58 Ibid., p. 84.59 Job, IV, 8–10.60 Le Bonheur dans le crime, ŒC II, p. 127.61 Ibid., p. 87.62 Ibid., p. 126.

Page 9: 12_GLAUDES

87

Récit et dispositif herméneutique

Dieu sur le mal, par le moyen d’une action directe, personnelle et souveraine »63.

4. Difficultés d’interprétation et ambiguïté de l’exemple négatif

Reste que l’exemple négatif offre des difficultés herméneutiques qui expliquent qu’on ait pu mettre en doute son efficacité éthique. Ainsi, le 3 décembre 1874, dans Paris-Journal, Hippolyte Fournier déclare son admiration pour Les Diaboliques « au point de vue littéraire », mais en dénonce absolument les « tendances immorales »64, doutant de la validité des arguments développés par l’écrivain dans la préface de l’ouvrage, lorsqu’il affirme que, chez un peintre puissant, la « peinture est toujours assez morale quand elle est tragique et qu’elle donne l’horreur des choses qu’elle retrace »65 :

Grâce à leurs malsaines séductions — objecte Hippolyte Fournier — peut-être ne songera-t-on pas assez que ces perfides enchanteresses recèlent une âme de démon, et le charme sensuel qui se dégage d’elles peut faire oublier à plus d’un qu’elles n’ont été présentées et mises en scène que comme des repoussoirs destinés à faire mieux encore ressortir les honnêtes femmes66.

Cette objection est appelée par le fonctionnement paradoxal de l’exemple négatif, qui se donne, en quelque sorte, comme un exemple à ne pas suivre, avec tous les risques que comporte un tel cheminement logique. S’accroissent ainsi les probabilités d’une lecture à contresens, qui renverse sinon en modèle éthique du moins en leçon parfaitement immorale l’exemplum a contrario. On voit alors se creuser un fossé entre les procédés mis en œuvre par l’écrivain à des fins d’exemplification et les processus logico-démonstratifs auxquels le lecteur recourt pour formuler ou concevoir, à partir du récit, une loi ou un modèle qui confèrent à ce récit une exemplarité. Cette lecture à contresens est facilitée de surcroît par les contradictions qui affaiblissent la position morale de Barbey. Indomptables et dévorantes, les passions nourrissent ceux qu’elles étreignent d’une « moelle de lion » qui est pour eux comme une « transsubstantiation »67 dont l’intensité exerce une évidente séduction sur l’écrivain. On peut douter que Barbey ait toujours été, comme il le prétend, « le Torquemada de ses héros »68 peignant l’attrait irrésistible de la passion pour mieux montrer le terrible résultat qu’elle produit dans leurs vies dévastées. Le romancier n’entretiendrait-il donc « aucune complicité avec les mystères qu’il condamne »69 ? On pourrait le penser s’il n’éprouvait aucune sympathie pour ces âmes vigoureuses, les dernières qui semblent encore capables, au plan historique comme métaphysique, d’un appel à l’infini analogue à un acte de foi. Or ce n’est pas le cas : l’auteur des Diaboliques est pris de fascination pour ses héros, il vibre aux palpitations de leur cœur, « forte[s] comme Dieu même »70, malgré les folies qu’elles engendrent. Il ne peut s’empêcher de trouver belles leurs passions qui, de son propre aveu, sacrent tout à ses yeux71. Comment comprendre cette faille morale ? Barbey, tout chrétien qu’il est, reste tributaire de

63 « Œuvres de Donoso Cortès, marquis de Valdegamas, précédées d’une introduction, par M. Louis Veuillot », Le Pays, 6 juillet 1859. Repris dans Les Philosophes et les Écrivains religieux, première série, chapitre III. Voir Cr. 1, p. 48.

64 Hippolyte Fournier, « Les Diaboliques, par Barbey d’Aurevilly », Paris-Journal, 3 décembre 1874. Cité par Andrée Hirschi, « Le “procès” des Diaboliques. La presse », Barbey d’Aurevilly, nº 9, Paris, Lettres modernes Minard, 1974, p. 48.

65 Préface des Diaboliques, ŒC II, p. 1290.66 Hippolyte Fournier, « Les Diaboliques, par Barbey d’Aurevilly », cité par Andrée Hirschi, loc. cit., p. 47.67 Ce qui ne meurt pas, Première partie, chapitre Ix, ŒC II, p. 438.68 Préface d’Une vieille maîtresse, ŒC I, p. 1308.69 Philippe Berthier, Barbey d’Aurevilly et l’imagination, Genève, Droz, 1978, p. 296.70 Une vieille maîtresse, Première partie, chapitre Ix, ŒC I, p. 329.71 Voir, « La Fille des chiffonniers, par Anicet-Bourgeois et Dugué », Le Nain Jaune, 18 avril 1869. Théâtre contemporain, t. II [1888], Paris,

Stock, 1908. p. 304.

Page 10: 12_GLAUDES

88

Pierre Glaudes

cet héroïsme aristocratique qui s’exprime aussi violemment dans les histoires tragiques de l’âge classique que dans les poèmes narratifs de Byron. Ses héros passionnés sont des êtres d’exception, de grandes âmes « féodales » qui étalent volontiers les puissances de leur moi jusque dans le mal, persistant dans leurs vieilles idées de magnanimité, d’outrance et de bravade, si anachroniques qu’elles soient au xIxe siècle. Dans l’œuvre aurevillienne survivent les thèmes héroïques et courtois de l’aristocratie, mais ils prennent une tonalité plus féroce et une allure plus déréglée. Héritier d’une société noble qui n’a jamais totalement admis la censure des passions voulue par l’Église, et qui s’est toujours crue affranchie du joug moral que la société impose d’ordinaire aux désirs, le romancier reste attaché à ce privilège accordé à certaines âmes bien nées : n’avoir d’autre devoir que d’être dignes d’elles-mêmes. S’élever infiniment plus haut que le vulgaire, vivre avec audace selon ses propres impulsions, satisfaire son désir souverain dans l’exaltation de la liberté humaine : ces valeurs relèvent non plus de la spiritualité chrétienne, mais d’une morale laïque, aux accents hétérodoxes, où s’affirme l’individualisme aristocratique. Le moi aurevillien s’y reconnaît pourtant : il y adhère d’instinct au point d’ouvrir son œuvre, avec une indéniable complicité, à l’expression toute-puissante d’une nature orgueilleuse, ce qui ébranle la règle éthique et esthétique qu’il s’est fixée. Les deux narrateurs du Bonheur dans le crime incarnent donc deux faces du moi aurevillien, deux éthiques peu compatibles, qui introduisent du jeu dans la fragile mécanique de l’exemple négatif. Aux yeux de Barbey — c’est l’ambiguïté de ses récits et sans doute aussi leur charme aux yeux des mécréants que nous sommes —, la profanation, privilège des âmes fortes, a encore une légitimité : elle satisfait à la fois la morale aristocratique du défi héroïque et trahit aussi — c’est son paradoxe fécond — une forme ultime d’allégeance au sacré.