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JACQUES SCHLOSSER LE DIEU DE JÉSUS Comment Jésus parle-t-il de Dieu? Quelle est l'image de Dieu qui se dégage de sa prédication ? Dans quelle mesure cette image est-elle fidèle à celle que nous livrent l'Ancien Testament et le judaïsme ancien ? Pourtenterderépondre, aumoins i ndirectement, àcesques- tions, il faut examiner de près les vestiges de la prédication de Jésus, les dits et les paraboles. L'auteur mène cet examen en utilisant les méthodesde la critique littéraire et historique. Dans la première partie, il présente le dossier et montre com- ment la perception de Dieu comme fidèle et sûr commande en profondeur la prédication de Jésus. La deuxième partie, consacrée au thème de la paternité divine, est sans doute la plus importante de l'ouvrage. Jésus n'a pas i nnové en désignant Dieu comme le Père, mais il pri- vilégie délibérément le nom du Père et, pour lui, la paternité se manifeste moins dans l'autorité que dans la radicale bonté. La manière simple et directe de parler de Dieu qui caractérise Jésus culmine dans l'emploi de Abba, terme qui traduit l'étonnante proximité du Dieu de Jésus. L'étude détaillée du précepte del'amourdesennemis etdela parabole desouvriersdelavigne, objet delatroisième partie, fait ressortir que Jésus a mis délibérément en relief le para- doxe de l'amour privilégié de Dieu pour ceux qui ont le plus besoin de lui et qui, selon les normes reçues, en sont le plus l oin. Jésus se fait ainsi le prophète d'un Dieu différent, qui déjoue les attentes et déconcerte. J. Schlosser, docteuren théologie, est professeurà la faculté de théologie catholique de Strasbourg. cerf LECTIO DIVINA 129 J ACQUES SCHIOSSER LE DIEU DE JÉSUS ÉTUDE EXÉGÉTIQUE cerf

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JACQUES SCHLOSSER

LE DIEU DE JÉSUS

Comment Jésus parle-t-il de Dieu? Quelle est l'image deDieu qui se dégage de sa prédication ? Dans quelle mesurecette image est-elle fidèle à celle que nous livrent l'AncienTestament et le judaïsme ancien ?Pourtenterderépondre, aumoins i ndirectement, àcesques-tions, il faut examiner de près les vestiges de la prédicationde Jésus, les dits et les paraboles. L'auteur mène cet examenen utilisant les méthodesde la critique littéraire et historique.Dans la première partie, il présente le dossier et montre com-ment la perception de Dieu comme fidèle et sûr commandeen profondeur la prédication de Jésus.La deuxième partie, consacrée au thème de la paternitédivine, est sans doute la plus importante de l'ouvrage. Jésusn'a pas innové en désignant Dieu comme le Père, mais il pri-vilégie délibérément le nom du Père et, pour lui, la paternitése manifeste moins dans l'autorité que dans la radicalebonté. La manière simple et directe de parler de Dieu quicaractérise Jésus culmine dans l'emploi de Abba, terme quitraduit l'étonnante proximité du Dieu de Jésus.L'étude détaillée du précepte del'amourdesennemis etdelaparabole desouvriersdelavigne, objet delatroisième partie,fait ressortir que Jésus a mis délibérément en relief le para-doxe de l'amour privilégié de Dieu pour ceux qui ont le plusbesoin de lui et qui, selon les normes reçues, en sont le plusl oin. Jésus se fait ainsi le prophète d'un Dieu différent, quidéjoue les attentes et déconcerte.

J. Schlosser, docteuren théologie, est professeurà la facultéde théologie catholique de Strasbourg.

cerf

LECTIO DIVINA

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J ACQUES SCHIOSSER

LE DIEUDE JÉSUSÉTUDE EXÉGÉTIQUE

cerf

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LECTIO DIVINA

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JACQUES SCHLOSSER

LE DIEUDE JÉSUS

Étude exégétique

LES ÉDITIONS DU CERF29, bd Latour-Maubourg, Paris

1987

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TABLE DES MATIÈRES

Sigles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9

Avant-propos .................................... 11

Introduction ..................................... 13

Première partie

APPROCHES

Chapitre premier. Les désignations de Dieu ......... 21

Première section: Les désignations indirectes ...... 23

I. Les désignations métaphoriques ............ 23II. Les périphrases participiales ............... 26

III. Les références implicites: l'indéfini et le passif 28

Deuxième section: Les désignations directes ....... 30

I. Le terme générique theos .................. 30II. L'emploi de kyrios ....................... 34

III. Le Père ................................. 41

Chapitre II. Les grandes lignes du portrait de Dieu . . 53

I. L'altérité de Dieu .......................... 54

II. La bonne attitude face à Dieu ............... 58

III. L'agir divin ................................ 63

Chapitre III. Le Dieu fidèle et sûr ................. 77

Première section: Mc 12,18-27 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 77

1. Structure de l'unité ..... . . . . . . . . . . . .. . . . . . 79II. Exégèse sommaire de la pericope ........... 80

III. Genèse et authenticité de la tradition ....... 85IV. Mc 12,26-27 et la théo-logie de Jésus ....... 87

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280 LE DIEU DE JÉSUS TABLE DES MATIÈRES 281

Deuxième section: Mc 4,26-29 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 91 Chapitre VIII. L'amour des ennemis (Mt 5,44-45 par.) 235

1. Problèmes littéraires ...................... 92 I. L'agencement du texte dans la source ......... 236II. Interprétation théologique de la parabole ... 98

II. La genèse de l'unité sur l'amour des ennemis . . 239

III. La restitution du texte ...................... 247Deuxième partie IV. La portée théo-logique du texte .............. 254LE DIEU PÈRE

Conclusion ...................................... 261Chapitre IV. Ancien Testament et judaïsme ancien .. 105 265Bibliographie ....................................

1. Dieu Père dans l'Ancien Testament ........... 105Index choisi des références néotestamentaires ........ 275

II. Dieu Père dans le judaïsme ancien ........... 1 08A) Le judaïsme hellénistique ................. 1 09B) Le judaïsme palestinien ................... 112

Chapitre V : La paternité de Dieu dans les logia de Jésus 123

Première section: la tradition marcienne .......... 124

Deuxième section: la tradition Q ................. 140

Troisième section: les matériaux propres à Luc..... 151

Quatrième section: les matériaux propres à Matthieu 157

Conclusion .................................... 176

Chapitre VI. Abba ............................... 179

Première section: la thèse de J. Jeremias ......... 179

Deuxième section: nouvel examen ................ 184

I. Aspects philologiques ..................... 185II. Aspects sémantiques ...................... 186

III. Abba en référence à Dieu ................. 197IV. L'emploi de abba par Jésus ............... 203

Troisième partie

UN DIEU DÉCONCERTANT

Chapitre VII. La parabole des ouvriers (Mt 20,1-15) . 213

I. Le récit parabolique ........................ 214

Il. L'interprétation théologique de la parabole .... 224

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SIGLES

AnBib

Analecta biblica.Anton. Antonianum.BEThL

Bibliotheca Ephemeridum Theologicarum Lovaniensium.BEvTh

BeitrAge zur Evangelischen Theologie.BHTh

Beitrdge zur Historischen Theologie.Bib. Biblica.BZ

Biblische Zeitschrift.CThM

Calwer Theologische Monographien.DBS

Dictionnaire de la Bible, Supplément.EETh

Einfiihrung in die Evangelische Theologie.EKK

Evangelisch-Katholischer Kommentar zum Neuen Testament.EtB

Études Bibliques.EThL

Ephemerides Theologicae Lovanienses.EThSt

Erfurter Theologische Studien.EvTh

Evangelische Theologie.EWNT

Exegetisches Wbrterbuch zum Neuen Testament.FRLANT Forschungen zur Religion and Literatur des Alten and

Neuen Testaments.FS

Festschrift, Mélanges, Hommages...FzB

Forschung zur Bibel.FZPhTh Freiburger Zeitschrift fiir Philosophie and Theologie.HNT

Handbuch zum Neuen Testament.HThK

Herders Theologischer Kommentar zum Neuen Testament.JAAR

Journal of the American Academy of Religion.JAC

Jahrbuch für Antike and Christentum.JBL

Journal of Biblical Literature.JJS

Journal of Jewish Studies.JSHRZ

Jüdische Schriften aus Hellenistisch-Rdmischer Zeit.JSJ

Journal of the Study of Judaism in the Persian, Hellenisticand Roman Period.

JSNT

Journal for the Study of the New Testament.KEK

Kritisch-Exegetischer Kommentar liber das Neue Testament.LAB

Livre des Antiquités Bibliques (Pseudo-Philon).LXX Septante.MSSNTS Society for New Testament Studies, Monograph Series.

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1 0

LE DIEU DE JÉSUS

MThSt

Marburger Theologische Studien.NTA

Neutestamentliche Abhandlungen.NTD

Das Neue Testament Deutsch.NTS

New Testament Studies.OBO

Orbis Biblicus et Orientalis.0TK

Oekumenischer Taschenbuch-Kommentar zum NeuenTestament.

PsSal

Les Psaumes de Salomon.RAC

Reallexikon für Antike and Christentum.RB

Revue Biblique.RDC

Revue de Droit Canonique.RevSR

Revue des Sciences Religieuses.RNT

Regensburger Neues Testament.RThL

Revue Théologique de Louvain.RThom

Revue Thomiste.SBS

Stuttgarter Bibelstudien.SC

Sources Chrétiennes.SKK NT Stuttgarter Kleiner Kommentar, Neues Testament.SLc

Matériaux propres à Lc.SMt

Matériaux propres à Mt.SNTU

Studien zum Neuen Testament and seiner Umwelt.StEv

Studia Evangelica.StTh

Studia Theologica.StUNT

Studien zur Umwelt des Neuen Testaments.SVTP

Studia in Veteris Testamenti Pseudepigrapha.Tg Targum.ThHAT

Theologisches Handwôrterbuch zum Alten Testament.ThHK

Theologischer Handkommentar zum Neuen Testament.ThWNT Theologisches Wbrterbuch zum Neuen Testament.TM

Texte Massorétique.TOB

Traduction OEcuménique de la Bible.THE

Theologische Realenzyklopàdie.TU

Texte and Untersuchungen zur Geschichte der altchristlichenLiteratur.

VF

Verkündigung and Forschung.WMANT Wissenschaftliche Monographien zum Alten and Neuen

Testament.WUNT

Wissenschaftliche Untersuchungen zum Neuen Testament.ZNW

Zeitschrift für die Neutestamentliche Wissenschaft and dieKunde der àlteren Kirche.

ZThK

Zeitschrift für Theologie and Kirche.

AVANT-PROPOS

La présente étude est un travail d'exégèse critique. C'est dired'emblée ses limites. Comme on sait, le problème philosophiqueet théologique de Dieu est à nouveau à l'ordre du jour. La pater-nité divine, en particulier, fait l'objet d'un débat parfois virulentmené à partir de diverses données culturelles (psychanalyse,féminisme...). Faute de compétence je ne m'aventurerai pas surces terrains.

Bien que les analyses présentées dans cet ouvrage soient àl'occasion assez poussées, je ne pense pas qu'il soit nécessaired'être du métier pour l'aborder. Il suffit, je crois, d'être aucourant des problématiques fondamentales de l'exégèse desévangiles.

Voici quelques indications qui relèvent du mode d'emploi- Pour les transcriptions des termes grecs et hébreux/ara-

méens je n'ai pas recherché la correction scientifique mais la lisi-bilité.

- Dans le corps de l'ouvrage les indications bibliographiquessont données ou en entier (pour les travaux cités occasionnelle-ment), ou en abrégé (d'ordinaire) ou par le seul nom de l'auteur(pour les usuels). Dans les deux derniers cas il faudra se reporterà la bibliographie pour trouver les références complètes et préci-ses. Cette bibliographie, que j'ai cherché à maintenir dans deslimites raisonnables, n'a qu'une fonction pratique et ne doitdonc pas être considérée comme la bibliographie du sujet étudié.

- Les citations de l'Ancien Testament sont empruntées géné-ralement à la Bible de la Pléiade, choisie à cause du caractère lit-téral de sa traduction.

- Les abréviations sont en règle générale conformes ausystème de S. Schwertner (IATG, 1974). Mais, pour éviter toutedifficulté, j'en ai dressé la liste.

- Un index choisi des principaux textes étudiés est donné à lafin du volume.

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LE DIEU DE JÉSUS

Les croyants qui tirent leur nom du Christ - j'en suis -oublient parfois que, si Jésus-Christ est l'objet de leur foi, il enest aussi l'initiateur (He 12, 2) et qu'il est venu pour faire l'exé-gèse de Dieu (Jn 1, 18). Mon vceu est que le présent travailcontribue à faire entendre sa voix.

Strasbourg, le 1 er septembre 1985.INTRODUCTION

La recherche historique relative à Jésus, le Jésus « terrestre »ou « prépascal » comme on a l'habitude de dire, a produit unequantité impressionnante de travaux sur l'eschatologie de Jésus,en particulier sur le thème du Règne de Dieu, sur son enseigne-ment éthique, voire sur sa « christologie », explicite ou implicite.Bien que les études sur le sujet ne manquent pas', le messagesur Dieu délivré par Jésus, en actes et en paroles, sa « théo-logie », a bien moins retenu l'attention des exégètes du NouveauTestament, et quand la question a fait l'objet d'investigations cefut d'ordinaire sous l'angle de l'eschatologie ou de l'éthique'.

D'où vient ce relatif désintérêt de l'exégèse néotestamentairepour la théo-logie 3 de Jésus prise en elle-même ? A dire vrai, jesuis incapable de répondre à cette question de façon précise etmotivée. Mais je crois percevoir une raison plausible dans laconviction, parfois exprimée, le plus souvent tacite, que Jésusest fondamentalement en continuité avec l'Ancien Testament etle judaïsme ancien sur ce point central. Non que cette convictionsoit un consensus critique, tant s'en faut ! En introduction à une

1. Voir pour information les bibliographies générales données dans ThWNT10, 2, p. 1104-1109, ou dans J. COPPENS (éd.), La Notion biblique de Dieu. LeDieu de la Bible et le Dieu des philosophes, Gembloux-Leuven 1976, p. 484-493,et les indications qui portent plus directement sur la prédication de Jésus don-nées par P. HOFFMANN, « "Er weiss, was ihr braucht..." (Mt 6, 7). Jesu einfa-che and konkrete Rede von Gott », dans H. MERKLEIN - E. ZENGER (éd.), « Ichwill euer Gott werden ». Beispiele biblischen Retiens von Gott, Stuttgart 1981,p. 151-176 (à la p. 153).

2. Le fait est dûment noté par J. GIBLET, « La révélation de Dieu dans leNouveau Testament », dans J. COPPENS (éd.), La Notion biblique de Dieu,p. 231-244 (aux p. 232-238).

3. J'adopterai d'ordinaire cette graphie un peu pédante mais commode pourspécifier qu'il s'agit de la théologie au sens le plus restreint du terme.

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LE DIEU DE JÉSUS

étude sur notre sujet, G. Lohfink 4 rappelait les positions diamé-tralement opposées qu'exprimèrent jadis K. Holl et R. Bult-mann. L'historien de l'Église estimait incompréhensible qu'onpuisse mettre en doute la nouveauté de Jésus par rapport àl'Ancien Testament en matière de théo-logie. Selon Bultmann,au contraire, Jésus n'a pas quitté, pour l'essentiel, le cadre del'Ancien Testament et du judaïsme ancien quand il parlait deDieu. Le même antagonisme fondamental se retrouve plus prèsde nous. A en croire J. Becker 5 la théo-logie de Jésus est enrupture prononcée avec celle du judaïsme de l'époque, au pointqu'il faut voir dans ce désaccord de fond la raison même qui aabouti à l'élimination physique de Jésus. Selon F. Mussner', aucontraire, il ne saurait être question de mettre en cause la conti-nuité essentielle de Jésus avec l'Ancien Testament et avec la tra-dition juive en ce qui concerne l'image de Dieu. On le voit, pourune partie des critiques au moins, la théo-logie de Jésus manqued'originalité'.

Le débat que je viens d'évoquer illustre déjà une des grandesdifficultés de la tâche, celle qui touche le point de vue de l'his-toire des religions. Ce n'est pas la seule.

De façon générale, il faut rappeler d'abord le caractère ardu- certains tendent actuellement à dire : l'impossibilité - detoute démarche visant à rejoindre la situation prépascale, quelque soit l'objet ou le thème précis de la recherche. Il n'y a d'his-toire qu'interprétée. Le « Jésus de l'histoire » est une abstrac-tion forgée par la critique et, si l'on veut bien accorder quelque

4. G. LOHFINK, « Gott in der Verkündigung Jesu », dans M. HENGEL -

R. REINHARDT (éd.), Heute von Gott reden, Munich-Mayence 1977, p. 50-65(aux p. 50-51).

5. J. BECKER, « Das Gottesbild Jesu and die âlteste Auslegung von Ostern »,dans G. STRECKER (éd.), Jesus Christus in Historie and Theologie (FSH. Conzelmann), Tübingen 1975, p. 105-126.

6. F. MUSSNER, Traktat über die Juden, Munich 1979, p. 200-208.7. D'après C. DuQuoc, Dieu différent. Essai sur la symbolique trinitaire.

Paris 1978, p. 45, les écrits évangéliques « ne proposent aucune doctrine origi-nale sur Dieu si on les compare aux traditions d'Israël », et (p. 44) « Jésus, si ona en mémoire les témoignages des prophètes, ne propose pas une doctrine deDieu originale ». L'insistance voulue sur le mot « doctrine » ne doit cependantpas être négligée si l'on veut bien apprécier la portée de ces assertions.

I NTRODUCTION

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signification à sa distinction classique d'avec le « Christ de lafoi », il importe au moins de rappeler que les deux aspects nesont pas dissociables. Et pourtant, je ne partage pas le scepti-cisme radical et je continue de croire qu'en appliquant lesméthodes historico-critiques, en prenant plus précisément encompte les divers critères que la recherche historique sur Jésus aprogressivement mis en place, on est en mesure d'aboutir nonpas - ou alors très rarement - à des certitudes absolues maisà des résultats relativement solides.

Plus épineuse encore, parce que commandée par le sujet mêmeici retenu, est la difficulté constituée par l'omniprésence -manifeste ou, plus encore, souterraine - de la théo-logie dansce que la tradition nous rapporte de Jésus. De toute évidence« le Dieu vivant est le foyer » de la vie de Jésus'. Dans sonaction, sa pensée et son enseignement Dieu tient une place telle-ment centrale que toute son ceuvre 9 s'en trouve informée« guérisons le jour du sabbat et communauté de table, pardondes péchés et refus de jeûner, critique de la tradition et explica-tion de la Loi »'°. A cela s'ajoute le fait que « Jésus, le non-théologien » Il ne propose nulle part un enseignement sur Dieusystématique, organisé et soigneusement pondéré", pas plusqu'il ne donne quelque définition que ce soit de la Basileia deDieu, son thème favori.

Autant dire que, pour étudier de manière satisfaisante la théo-logie de Jésus, il faudrait retenir de multiples angles d'attaque.En prenant position, explicitement ou implicitement, par rapportà la Loi, Jésus mobilise Dieu. En se comportant de telle ou telle

8. E. SCHILLEBEECKX, Jesus. Die Geschichie von einem Lebenden, Fribourg-Bâle-Vienne 1975, p. 236.

9. Voir R. SCHÂFER, Jesus and der Gottesglaube. Ein christologischerEntwurf, Tübingen 2 1972, p. 87 : « Leben, Reden and Leiden Jesu werden füruns... zum Erkenntnismittel für Jesu Gott, nâmlich für den von ihm verkün-digten Schüpfer and Vater. »

10. W. SCHRAGE, « Theologie and Christologie bei Paulus and Jesus auf demHintergrund der modernen Gottesfrage », EvTh 36, 1976, p. 121-154 (à lap. 150).

11. Titre donné par C. Duquoc (op. cit., p. 43) à son chapitre sur Jésus.12. C'est avant tout pour cette raison que des expressions comme « l'idée de

Dieu », « la théo-logie », etc., ne sont pas satisfaisantes. Je les emploierai pour-tant à mon tour pour faire bref, bien que « l'image de Dieu » ou « le sens deDieu » paraissent à certains égards des formules moins inadéquates.

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1 6

LE DIEU DE JÉSUS

façon, et singulièrement dans son attitude envers les pécheurs, iltraduit en actes une certaine perception de Dieu. Sur les deuxpoints que je viens de mentionner à titre d'exemples, on étaitarrivé ces dernières années à un large accord : on soulignait lasingulière liberté de Jésus par rapport à la tradition et même parrapport à la Loi et on voyait dans son ouverture à l'égard despécheurs un trait qui manifeste son opposition avec les phari-siens, le choc de deux théo-logies. Or, une partie de l'exégèsetoute récente nuance fortement, voire conteste fondamentale-ment le bien-fondé de ces conclusions". Cet état de fait compli-que considérablement la tâche de qui veut donner aujourd'huiune présentation globale : nul doute qu'elle ne soit souhaitable,mais est-elle encore possible ?

Compte tenu des difficultés énoncées il m'a paru nécessaire defaire un choix et je tiens à le présenter avec précision. Je n'ai pasvoulu me contenter d'une présentation sommaire et générale,mais faire un travail d'analyse assez minutieux. Mais il meparaissait relever d'une ambition démesurée d'étudier à fraisnouveaux toutes les questions connexes dont je viens d'indiquerl'une ou l'autre. J'ai retenu une voie intermédiaire : j'ai priscomme objet de l'étude les paroles de Jésus où il est fait réfé-rence à Dieu de façon plus ou moins explicite. Ce choix m'aamené à proposer une première partie où seront étudiés lesdiverses dénominations de Dieu, les grands traits de Dieu, et lesens de Dieu qui se dégage indirectement des exigences éthico-religieuses énoncées par Jésus. La deuxième partie sera consacréeentièrement à la paternité divine. Dans la troisième partie jem'efforcerai de montrer, par l'étude détaillée de deux textes par-ticuliers, que le Dieu de Jésus est pour une part un Dieudéconcertant ' 4 .

Au terme de cette brève introduction il me reste à exprimer,sans les justifier dans le détail, l'une ou l'autre des convictionscritiques qui sous-tendent ce travail.

13. Je pense par exemple aux travaux de E.P. SANDERS, en particulier à sondernier ouvrage : Jesus and Judaism, Londres 1985.

14. Pour une présentation plus détaillée de l'itinéraire suivi j'invite le lecteurà se reporter dès maintenant à l'introduction générale de chaque partie.

I NTRODUCTION

17

1. En dépit du débat à nouveau vivace portant sur le problèmesynoptique et des diverses critiques adressées à la théorie desDeux Sources, je continue de croire à la validité globale de cettethéorie ou, si l'on préfère, de cette hypothèse - en attendantmieux.

2. J'ai concentré mon travail sur les évangiles synoptiques et j'ainégligé l'évangile de Jean. Ce dernier comporte certes nombre dedonnées historiques fiables mais, dès lors qu'il s'agit des parolesde Jésus - et sauf de rares exceptions - la relecture johanniqueme parait à ce point forte qu'elle n'offre pas d'accès sûr à laprédication de Jésus".

3. Bien que je sois conscient de l'incertitude d'une bonne partiede ses résultats, je reste convaincu que l'humble analyse littéraireest un point de passage obligé pour arriver jusqu'à la substantifi-que moëlle. C'est pour cette raison que, tout en m'efforçant dene pas compliquer inutilement la présentation des faits littérai-res, je n'ai pas hésité à proposer un certain nombre d'analysesque le lecteur trouvera peut-être ardues. Mais « quel travailsérieux ne demande pas quelque effort » ? Et « peut-être le lec-teur courageux parviendra-t-il à se rendre compte que les vraiesquestions de l'exégèse sont posées par le texte, et non par lesexégètes »Il.

15. Voir, pour d'innombrables autres, L. GOPPELT, Theologie des Neuen Tes-

taments. l. Jesu Wirken in seiner theologischen Bedeutung, Gtittingen 1975,

p. 66.16. A. GEORGE, Études sur l'œuvre de Luc, Paris 1978, p. 8.

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PREMIÈRE PARTIE

APPROCHES

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La démarche d'ensemble de cette étude va du plus général auplus particulier. Aussi cette première partie sera-t-elle consacréeessentiellement à une vue panoramique de la tradition des logia.Elle comporte trois chapitres.

Dans le premier nous allons repérer et classer autant que pos-sible les désignations, directes ou indirectes, que la tradition uti-lise pour nommer Dieu ou pour faire allusion à lui. Nous consti-tuerons ainsi une sorte de dossier.

Le deuxième chapitre aura pour objet d'examiner ce dossierdans le but de dégager les grandes lignes du portrait de Dieu, sesattributs - terme peu approprié, à dire vrai -, les exigencesdivines et leurs implications, l'agir de Dieu et ce qu'il révèle delui. On verra par cet examen que, pour l'essentiel, la théo-logiede Jésus reprend les traits marquants de celle de l'Ancien Testa-ment.

Dans le troisième chapitre on montrera, à travers l'analyseplus précise de deux textes - la controverse avec les sadducéens(Mc 12, 18-27) et la parabole de la semence (Mc 4, 26-29) - àquel point la perception de Dieu comme fidèle et sûr, qui estpeut-être le trait le plus fondamental de Dieu dans la piétéd'Israël et qui s'exprime sans doute aussi dans le mystérieuxtétragramme (Ex 3, 14) -, à quel point cette perception informela pensée de Jésus de Nazareth.

CHAPITRE PREMIER

LES DÉSIGNATIONS DE DIEU

Dans ce premier chapitre nous ferons tout simplementl'inventaire des diverses désignations de Dieu utilisées par Jésus,plus exactement : mises dans la bouche de Jésus par la tradition.A ce stade élémentaire de la recherche, en effet, il n'est pasrequis de faire intervenir de manière systématique la discussionrelative à l'authenticité' des textes. Je ferai toutefois quelquespas dans cette direction, 1 ° en signalant, à l'occasion, les cas oùla provenance secondaire des textes est manifeste ou obvie et 2°en regroupant les textes selon les grandes traditions qui sont à labase des évangiles synoptiques, cela pour prendre en considéra-tion le critère de l'attestation multiple. Ce second point demandeun mot d'explication.

Avec la plupart des exégètes contemporains, j'estime, en mesituant dans le cadre d'ensemble de la théorie des Deux Sources,que les matériaux des synoptiques ont été véhiculés par quatrecourants traditionnels : la tradition marcienne, la traditioncommune à Mt-Lc (Q), la tradition particulière à Mt, la tradi-tion particulière à Lcz. Plus un élément ou un trait est large-

1. Il importe de ne pas associer à ce terme, utilisé ici dans le sens qu'il a habi-

tuellement dans le jargon technique de l'exégèse, des jugements de valeur d'ordre

théologique. Il s'agit simplement d'indiquer brièvement si une parole provient ou

non de la prédication du Jésus terrestre.2. Je n'entre pas ici dans la question de savoir si les matériaux particuliers à

Mt et à Lc proviennent de sources à proprement parler. Par ailleurs, en parlant

de « tradition particulière » au singulier je n'entends pas me prononcer sur

l'homogénéité de la grandeur ainsi dénommée ; j'estime même que, pour Mt

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22

LE DIEU DE JÉSUS

ment distribué selon les divers courants traditionnels, plus il a dechances' d'être ancien, voire de remonter à Jésus même.

J'opérerai avec la distinction entre les désignations « direc-tes » et les désignations « indirectes ». A strictement parler seulsle nom propre du Dieu de la Bible (le tétragramme) - qui n'estpas, comme chacun sait, attesté dans le NT - et le nomcommun theos, équivalent habituel de la Septante pour les ter-mes de la racine 'el', sont des désignations directes. Toutes lesautres appellations mettent en jeu des métaphores'. Certainesd'entre elles, en particulier « Seigneur » et « Père », ont cepen-dant acquis un rang qui permet de les mettre pratiquement sur lemême plan que les désignations directes, étant entendu par ail-leurs que tous « ces mots Père, Dieu, Créateur, Seigneur et Maî-tre ne sont pas des noms, mais des appellations motivées par ses(sc. de Dieu) bienfaits et ses actions » 6 .

La tradition de Jésus ne peut pas ne pas être mise en rapportavec le milieu dans lequel elle s'enracine, c'est-à-dire avec lejudaïsme ancien. Nous tiendrons compte de cette exigence maissans entreprendre pour autant une présentation systématique, etencore moins exhaustive, de la difficile question des noms divinsdans le judaïsme contemporain des origines chrétiennes.

tout au moins, il serait plus exact d'employer le pluriel. En somme, les expres-sions « tradition particulière à Lc » (=SLc) et « tradition particulière à Mt »(=SMt) servent à désigner, en première approximation, ce qui est propre à Mtet à Lc.

3. II ne s'agit que de cela car, en aucun cas, l'attestation multiple ne suffit àprouver l'authenticité d'un texte ; le critère n'a de valeur que s'il est combinéavec d'autres.

4. Cf. G. QUELL - E. STAUFFER, ThWNT 3, p. 79.91 - La correspondancetheos - 'el n'est cependant pas systématique : les mots hébreux de la racine sontparfois rendus par d'autres termes que theos et, d'autre part, theos traduitd'autres termes hébreux, en particulier le tétragramme.

5. Voir H.D. BETZ, EWNT II, col. 348.6. JUSTIN, Apologie II, 6, 2.

LES DÉSIGNATIONS DE DIEU

23

Première section

LES DÉSIGNATIONS INDIRECTES

Il existe plusieurs façons de renvoyer à Dieu sans le nommerdirectement. Trois d'entre elles retiendront ici notre attentionles désignations métaphoriques, les références participiales, lesréférences implicites liées à l'emploi de l'indéfini et du passif.

L Les désignations métaphoriques

Après l'Exil le nom propre de Dieu est en nette régression.L'une des raisons de ce déclin est à chercher dans le progrès etl'approfondissement du monothéisme. Le tétragramme avaitpour fonction première de distinguer Iahvé, Dieu d'Israël, de xou de y, dieux de tel ou tel peuple, comme l'indique par exempleMi 4, 5 : « C'est que tous les peuples marchent chacun au nomde ses dieux, mais nous, nous marchons au nom de Iahvé, notreDieu, à tout jamais ! »'. Avec l'affermissement du mono-théisme cette fonction du nom propre s'estompe. Dans lejudaïsme ancien le tétragramme n'est plus prononcé en dehorsdu culte officiel au Temple. Cette disparition du tétragrammedans l'usage courant coïncide avec l'apparition de nouveauxnoms divins - le Lieu, les Cieux, la Puissance'... Faute dedonnées suffisamment précises il n'est pas prudent de conclurepéremptoirement à un lien de cause à effet entre les deux phéno-mènes ; on peut au moins constater la coïncidence.

Dans les logia de Jésus on relève un certain nombre de don-nées similaires dont voici les principales.

1. D'après la tradition marcienne, le Fils de l'homme siégeraà la droite « de la Puissance » (Mc 14, 62) et il est clair pourtout lecteur ou auditeur juif que Dieu lui-même est ainsi désigné.

7. Voir E. JENNI, ThHAT 1, col. 707.8. Pour une étude détaillée du sujet voir A. MARMORSTEIN, Doctrine, p. 17-

1 47 ; E.E. URBACH, Sages, p. 19-134.

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24

LE DIEU DE JÉSUS

Dans le parallèle (Lc 22, 69) qui, sur ce point au moins, estsecondaire, Lc a jugé nécessaire de préciser les choses en ajou-tant un génitif explicatif : la droite de la puissance de Dieu.

2. Reprenant une expression vétérotestamentaire 9 , Mt 5, 35(SMt) désigne Dieu comme « le grand Roi ».

3. L'appellation « Très-Haut » est largement utilisée dans lejudaïsme ancien", en particulier chez le Siracide et à Qumran I I,

mais tend à disparaître dans les textes rabbiniques". Le termegrec correspondant (Hypsistos) ne se trouve qu'une seule foisdans un dit de Jésus : dans la version lucanienne du logion de Q(Lc 6, 35) sur la bonté universelle de Dieu, Mt (5, 45) ayant deson côté la désignation de Père. Étant donné que Lc utilisevolontiers Hypsistos comme nom divin" et qu'il est seul àl'employer à l'absolu I 4, on peut conclure, sous réserve d'unexamen plus complet I5, qu'en Lc 6, 35 Hypsistos est dû aurédacteur.

4. Les données relatives au nom divin « ciel-cieux » sont plusdifficiles à apprécier. A en croire G. Dalman I 6, cette désigna-tion divine est largement attestée dans la tradition évangélique.On la trouverait

- dans les logia qui ont pour thème la récompense dans lescieux (Lc 6, 23 [Q] ; cf. Mt 6, 1) ou le trésor dans les cieux( Mc 10, 21 ; Lc 12, 33-34 [Q]) ;- dans le propos par lequel Jésus assure aux disciples que

leurs noms sont inscrits dans les cieux (Lc 10, 20 [SLc]) ;- dans les deux logia (SMt) sur lier-délier (Mt 16, 19 ;

18, 18).

9. Ps 46(47), 3 ; 47(48), 3 ; 94(95), 3 ; M1 1, 14 ; Tb 13, 16.10. Cf. R. DEICHGRÀBER, Gotteshymnus, p. 98.11. Cf. H. STEGEMANN, « Gottesbezeichnungen », p. 214-215.12. A. MARMORSTEIN, Doctrine, p. 94 ; E.E. URBACH, Sages, p. 79.13. Le 1, 32.35.76 ; 6, 35 ; Ac 7, 48.

14. II n'y a que deux autres textes du NT (hic 5, 7 et He 7, 1) où Hypsistossoit employé avec cette valeur, mais les deux fois il s'agit d'un adjectif qualifianttheos (comme d'ailleurs en Le 8, 28 et Ac 16, 17).

15. Il sera fait dans notre dernier chapitre.16. G. DALMAN, Worte Jesu, p. 167 ss.

LES DÉSIGNATIONS DE DIEU

25

Telle n'est pas, à mon avis, l'explication la plus vraisemblablede l'emploi du mot « cieux » dans ces divers textes". EnMt 16, 19 et 18, 18 il y a bien une correspondance impliciteentre l'action des hommes (des disciples) et celle de Dieu ; maiscela ne suffit pas pour considérer « cieux » comme une désigna-tion divine, d'autant moins que référence est faite à Dieu à tra-vers la construction passive de la phrase comme nous allons levoir sans tarder. Dans les logia sur la récompense et sur le tré-sor, le sens exact des mots « dans les cieux » reste objet de dis-cussion. De l'avis des uns nous avons là un écho du thème juifsur le capital que, dès maintenant, en vertu de leurs bonnesactions, les justes s'amassent auprès de Dieu en attendant d'enjouir lors de l'accomplissement eschatologique. Selon d'autres,les cieux sont à considérer plus simplement et plus directementcomme la résidence eschatologique des justes. Parce que, à ladifférence de leurs parallèles du judaïsme, nos textes n'insistentpas sur le fait que récompense et trésor sont « gardés » ou « pré-parés » dans les cieux, la seconde explication a plus de vraisem-blance. Certes, « dans les cieux » signifie approximativement« auprès de Dieu » ; mais la connotation des cieux comme rési-dence domine, ce qui n'invite pas à parler trop rapidement d'unedésignation indirecte de Dieu. L'idée que les cieux sont la rési-dence de Dieu rend aussi le mieux compte de l'expression « dansles cieux » en Lc 10, 20". Là non plus il n'y a pas lieu deconsidérer « les cieux » comme désignation divine.

Il n'en va pas de même dans l'expression « Règne/Royaumedes cieux ». Le terme « cieux » n'indique pas le lieu de la Basi-leia mais son sujet ou son possesseur. L'expression est synonymede la tournure parallèle « Basileia de Dieu » et « cieux » a bienla valeur d'une désignation divine. Je rappelle que « Basileia deDieu » est l'expression habituelle du NT, que « Basileia descieux » se trouve exclusivement dans Mt et que, à quelquesexceptions près", le premier évangile ne connaît que cetteexpression pour qualifier le Règne. L'explication la plus vraisem-

17. Pour plus de détails voir J. SCHLOSSER, Règne, p. 632.

18. Le logion de Le 10, 20 reprend le motif du livre céleste. Ce motif est

attesté dans PAT (Ex 32, 32-33 ; Ps 68(69), 29 ... ), dans le judaïsme ancien

(1 Hén 47, 3 ; 104, 1 ; 108, 3...) et dans le NT (Ph 4, 3 ; Ap 3, 5...).

19. Mt 6, 33 (vl) ; 12, 28 ; 19, 24 (vl) ; 21, 31 ; 21, 43.

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LE DIEU DE JÉSUS

blable des faits est la suivante : l'expression originaire est bien« Basileia de Dieu » ; son concurrent matthéen est introduit parle rédacteur sur la base de la terminologie rabbinique.

Ne restent alors que deux textes où « ciel » est effectivementemployé comme désignation métaphorique de Dieu et qui sontsusceptibles d'appartenir au fonds ancien de la tradition. Le pre-mier, de tradition marcienne (Mc 11, 30) appartient au récit quirapporte la controverse sur l'exousia de Jésus. Attaqué en raisonde son action au Temple - tel est le référent vraisemblable dudémonstratif de Mc 11, 28 -, Jésus rétorque par une contre-question dans laquelle il demande à ses adversaires de se pronon-cer sur l'origine du baptême de Jean : vient-il du ciel ou deshommes ? L'opposition des deux termes invite à voir dans« ciel » une désignation de Dieu. Le deuxième texte, plus netencore, se lit dans la parabole du fils prodigue (SLc) : « Père,j'ai péché contre le ciel et contre toi » (Lc 15, 18.21).

II. Les périphrases participiales

Les « prédications participiales de Dieu » Z° sont fréquentesdans l'AT grec et dans la littérature épistolaire du NT, ce qui nesurprend guère si l'on se rappelle la grande place tenue par leparticipe dans la langue grecque en général. Nous limiterons icinos observations aux cas extrêmes, à ceux où le participe précédéde l'article équivaut quasiment à un substantif.

1. En Mt 19, 4 Dieu est désigné comme « celui qui a créé »(ho ktisas). En l'absence d'un substantif équivalent à notre« créateur », l'AT lui-même doit recourir dans ce cas précis à lapériphrase participiale, et l'usage en reste très large dans lejudaïsme ancien". L'expression de Mt 19, 4 est donc tout à fait

20. Voir avant tout G. DELLING, «Partizipiale Gottesprâdikationen i n denBriefen des Neuen Testaments», SiTh 17, 1 963, p. I-59. On trouvera un con-densé de cette étude dans G. DELLING, Studien zum Neuen Testament and zumhellenistischen Judentum, Gùttingen 1970, p. 401-416 - Le terme « prédication »n'a évidemment pas ici son sens courant mais exprime le fait de rapporter unprédicat à un sujet.

21. Voir W. BOUSSET - H. GRESSMANN, Religion, p. 359-360 ; A. MARMOR-STEIN, Doctrine, p. 74-76 ; W. FOERSTER, ThWNT 3, p. 1016 ; A. SCHLATTER,Mi, p. 569.

LES DÉSIGNATIONS DE DIEU

27

ancrée dans la tradition. Toutefois, au vu du parallèle deMc 10, 6 où le sujet du verbe reste inexprimé, les mots ho ktisasde Mt 19, 4 doivent être considérés comme une explicitation durédacteur.

2. Dans le développement sur les serments rapporté enMt 23, 16-22 (SMt) Dieu est présenté successivement comme« celui qui habite dans le Temple » (v. 21) et comme « celui quisiège sur le trône » (v. 22).

3. Plus originale, plus caractéristique de Jésus parce que reflé-tant directement la conscience de sa mission divine, est la dési-gnation de Dieu comme « celui qui m'a envoyé ». A la lumièrede la tradition prophétique on est en droit de voir exprimée ainsil'idée que Dieu, par une libre initiative de sa part, s'attache lesservices d'un homme et assure à la mission de celui-ci une portéetelle que le sort du peuple ou du monde en dépend".

Les exemples de cette formule, avec utilisation du verbepempô, abondent dans la tradition johannique23 . Deux des tex-tes (7, 28 ; 8, 26) sont particulièrement intéressants du fait qu'ilsattribuent au sujet « celui qui m'a envoyé » des qualités expri-mées par des adjectifs selon la structure élémentaire sujet +verbe être + adjectif ; l'équivalence entre la désignation directeet la périphrase participiale en devient manifeste. Dans lessynoptiques la même désignation, cette fois avec le verbe apos-tellô, est employée dans le logion sur l'accueil des messagers, undit attesté dans la tradition marcienne (Mc 9, 37) et dans la tra-dition Q (Lc 10, 16).

En dépit de sa rareté dans les logia anciens, la périphrase par-ticipiale a de l'intérêt pour nous. Elle nous permet de soulignerdès à présent un trait essentiel de la théo-logie biblique, dontJésus hérite : Dieu se manifeste dans l'histoire, par son action.La communauté postpascale prolongera et enrichira cette per-ception de Dieu. A la lumière de l'événement pascal elle confes-

22. Avec W. THÜSING, Theologien, p. 88 n. 59a.23. Je relève seulement les textes où la périphrase participiale n'est pas appo-

sée à « Dieu » ou à « Père » mais désigne Dieu à elle seule : Jn 4, 34 ; 5, 24.30 ;6, 38.39 ; 7, 16.28.33 ; 8, 26.29 ; 9, 4 ; 12, 44.45 ; 13, 20 ; 15, 21 ; 16, 5.

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2 8

LE DIEU DE JÉSUS

sera Dieu comme « Celui-qui-a ressuscité Jésus d'entre lesmorts ». L'expression participiale (ho egeiras...) employée àmaintes reprises 2^ équivaut à un nom de Dieu, à un nom nou-veau qu'on pourrait rendre tout simplement, si la langue fran-çaise le permettait, par « le Ressusciteur ».

III. Les références implicites : l'indéfini et le passif

Le jugement annoncé à Nabuchodonosor en Dn 4 comporteranotamment (4, 13) la transformation du roi en bête : « On chan-gera (littéralement : ils changeront) son coeur pour qu'il ne soitplus un caeur d'homme, et un caeur de bête lui sera donné »(TOB). Comme le montre assez clairement le contexte, et en par-ticulier le rappel solennel et répété de la souveraineté divine(4, 14.22.29), c'est Dieu lui-même qui est censé agir. Dès lors onpeut voir dans l'emploi de la troisième personne du pluriel (équi-valent de notre indéfini) et dans la tournure passive des référen-ces discrètes à Dieu, des manières de l'évoquer sans le nommer.Les mêmes usages sont attestés dans les logia de Jésus.

Pour l'emploi « théologique » de l'indéfini on peutproduire 25 plusieurs exemples convaincants : « une bonnemesure... ils donneront » (Lc 6, 38b) ; « ton âme ils réclame-ront » (Lc 12, 20) ; « celui auquel ils ont confié beaucoup, ils endemanderont davantage » (Lc 12, 48c).

L'usage « théologique » du passif est bien plus répandu, aupoint que « passif théologique » ou « passivum divinum » sontdevenus des catégories familières aux exégètes, voire des termestechniques. La protestation vigoureuse élevée par J. de Waard 26contre le recours à cette terminologie dans les études septuagin-tales n'est pas de nature à mettre en question l'existence mêmedu phénomène dans les textes juifs ou dans le NT. Elle invitesimplement à la prudence et conduit à préciser ceci : l'emploi dupassif n'a rien de remarquable en lui-même, ce qui compte c'estla non-expression du complément du verbe passif, de sorte que

24. Rm 8, 11 ; 2 Co 4, 14 ; Ga 1, 1 ; Ep 1, 20 ; Col 2, 12 ; 1 P 1, 21.25. Avec M. ZERWICK, Graecitas § 2 ; BLASs-DEBRUNNER-REHKOPF § 130, 2.26. J. de WAARD, « La Septante : une traduction », dans R. KUNTZMANN -

J.

SCHLOSSER (éd.), Études sur le judaisme hellénistique, Paris 1 984, p. 133-145 (p. 145).

LES DÉSIGNATIONS DE DIEU

29

le passif consiste effectivement à évoquer Dieu sans le nommerdirectement et peut, à ce titre, être qualifié de « théologique ».Deux exemples simples suffiront à l'illustration. 1. D'après letexte attesté par l'immense majorité des témoins, les maudits deMt 25, 41 iront « au feu éternel ayant été préparé pour le diableet ses anges ». La leçon rivale explicite : « le feu éternel qu'apréparé mon Père... », et montre ainsi qu'on a compris le parti-cipe parfait hètoimasmenon comme un passif théologique.2. D'après Mc 10, 38 par. Jésus refuse de répondre à la requêtedes fils de Zébédée et motive son refus en soulignant que la dis-tribution des places est du ressort de Dieu. Les premières placessont pour ceux pour lesquels « cela a été préparé », dit la ver-sion de Mc 10, 40. Mais Mt (20, 23) sent ici le besoin d'expliciterl'idée en ajoutant le complément d'agent « par mon Père ».

Le passif divin a été étudié par G. Dalman 27 et, surtout, parJ. Jeremias 28 . Il suffira ici de rappeler les résultats principauxde l'examen minutieux effectué par ce dernier. Le phénomèneprovient sans doute de l'apocalyptique juive, et il est connu aussides rabbins. Dans les logia de Jésus il y a des cas douteux, maisles emplois sûrs sont étonnamment nombreux. Ces emplois serépartissent harmonieusement selon les divers courants tradition-nels : 21 cas en Mc, 23 en Q, 27 en Mt seul et 25 en Lc seul.

Comme ses contemporains Jésus aura recouru au langage indi-rect sur Dieu. Mais, à l'exception du passif théologique, cettemanière de faire ne caractérise pas de façon nette la prédicationde Jésus". De façon plus générale, si l'on prend en compte lefoisonnement des prédicats divins qu'on observe dans le mondeambiant"), la sobriété dont font montre les logia de Jésus nepeut manquer de frapper. Jésus préfère apparemment parler deDieu sans fard et directement.

27. Worte Jesu, p. 183-185.28. Verkündigung, p. 20-24 (trad. fr. p. 16-22).29. Voir, en sens contraire, J. JEREMIAS, Verkündigung, p. 21 (trad. fr.

p. 18) : « die grosse Zahl and die Vielfalt der Umschreibungen für Gott, die sich

in den Worten Jesu findet, ist auffi llig... ». Mais Jeremias a intégré dans sa listeles emplois de « père » et de « seigneur » ainsi que des expressions qui ne meparaissent pas relever du phénomène des périphrases ou circonlocutions.

30. Voir P. BILLERBECK, 1, p. 331, et l'exposé synthétique de R. DEICHGRÀ-

BER, Gotteshymnus, p. 87-105.

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30

LE DIEU DE JÉSUS

Deuxième section

LES DÉSIGNATIONS DIRECTES

I. Le terme générique «theos»

Selon E. Stauffer 31 , « le judaïsme évite la désignation deDieu » au sens strict du terme. Mais cet auteur donne lui-mêmedes indications qui invitent à nuancer fortement son propos 32.

De fait la situation varie beaucoup de milieu à milieu, voired'écrit à écrit. Les quelques exemples qui suivent illustreront ladiversité.

La floraison des appellations métaphoriques ou métonymiquesqui caractérise la littérature rabbinique va de pair avec uneréserve nette à utiliser les termes génériques, à tout le moins dansla vie courante 33 . Le même phénomène s'observe déjà antérieu-rement, et de façon plus prononcée, dans 1 Maccabées : la dési-gnation habituelle y est « le ciel » et le terme générique n'yapparaît que deux fois (1 M 3, 18 ; 5, 68).

D'autres milieux ou écrits emploient le générique sans aucuneréticence. Dans le Livre des Antiquités bibliques du Pseudo-Philon on trouve conjointement des métaphores comme Très-Haut (Altissimus : 53, 2) ou Très-Fort (Fortissimus : 16, 5, etc.),et le générique Deus (10, 4 , 22, 3, etc.). A Qumran on privilégienettement le générique 'e1 3".

D'après les évangiles synoptiques Jésus utilise très souvent lenom « Dieu ». Pour les raisons indiquées en tête de ce chapitreje présente les emplois selon les diverses traditions. Pour laclarté de l'exposé je mentionnerai à part l'expression fixe de« Règne de Dieu ».

31. ThWNT 3, p. 91.32. On trouvera les données essentielles, sous la plume de E. STAUFFER et

K.G. KUHN, dans ThWNT 3, p. 91-95.33. D'après A. MARMORSTEIN, Doctrine, p. 67-72,

p. 94.34. Voir H. STEGEMANN, « Gottesbezeichnungen ».

de

et K.G. KUHN, Op. Cit.,

A) La tradition marcienne

LES DÉSIGNATIONS DE DIEU

31

Dans Mc le mot « Dieu » est mis 25 fois dans la bouche deJésus et les occurrences se répartissent sur une douzaine d'unitéstraditionnelles 3s.

Mc 2, 23-28 (2, 26)

11, 22-25 (11, 22)3, 31-35 (3, 35)

12, 13-17 (12, 17 [2x])7, 1-13 (7, 8.9.13)

12, 18-27

S'y ajoutent les treize occurrences de l'expression « Règne deDieu » 36.

B) La tradition Q

L'état des textes requiert qu'on distingue deux cas : 1. la dési-gnation theos est présente en Mt et en Lc ; 2. elle n'est attestéeque dans une version, l'autre ayant une désignation divine diffé-rente.

1. Témoignage concordant des deux versions

Le mot theos est attesté à cinq reprises, dans quatre unités

Lc 4, 8.12 par. Mt 4, 10.711,20

12, 2812, 28

6, 3016, 13

6, 24Il y a un seul emploi commun de « Règne de Dieu »

(Lc 11, 20 ; Mt 12, 28).

2. Témoignage d'une seule version

Voici le relevé des textes accompagné de quelques brèves pré-cisions

35. Je donne les références en fonction de ces unités traditionnelles et je noteentre parenthèses la référence précise pour theos.

36. Mc 1, 15 ; 4, 11.26.30 ; 9, 1.47 ; 10, 14.15.23.24.25 ; 12, 34 ; 14, 25.

(12,24.26 [4x].27 [2x])8, 31-33 (8, 33) 12, 28-34 (12, 29.30)

10, 2-9 (10, 9) 13, 18-20 (13, 19)10, 17-27 (10, 18.27 [2x]) 15, 33-37 (15, 34 [2x])

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3 2

LE DIEU DE JÉSUS

- Mt 4, 4 diff. Lc 4, 4 : la différence vient de ce que Mt seul,après avoir rapporté avec Lc la partie négative de la citation deDt 8, 3 (l'homme ne vit pas seulement de pain), ajoute la partiepositive (l'homme vit de la parole de Dieu) du texte ;- Lc 11, 42 diff. Mt 23, 23 : les termes qui mentionnent les

points essentiels de la Loi sont en partie différents dans les deuxversions et Lc seul y range l'« amour de Dieu » ;- Lc 11, 49 diff. Mt 23, 34 : le logion sur l'envoi des prophè-

tes est présenté comme une parole de Jésus dans Mt, maiscomme un propos de la « Sagesse de Dieu » en Lc ;- Lc 12, 6 diff. Mt 10, 29 (« votre père ») ;- Lc 12, 8 diff. Mt 10, 32 (« mon père qui est dans les

cieux ») ;- Lc 12, 9 diff. Mt 10, 33 (« mon père qui est dans les

cieux ») ;- Lc 12, 24 diff. Mt 6, 26 (« votre père céleste »)".

S'agissant ici d'un inventaire, il n'est pas question de fairel'analyse individuelle des textes, qui seule permettrait d'établir,avec une assurance d'ailleurs relative, la teneur du texte de Q.Notons simplement que la critique est assez largement d'accordpour attribuer la priorité à Lc en ce qui concerne la désignationdivine utilisée dans la source". Nous pouvons donc, sans tropde risques, enregistrer six emplois supplémentaires, qui relèventde quatre unités traditionnelles ; l'une de ces unités (Lc 12, 22-31) comporte d'ailleurs une des attestations concordantes précé-demment mentionnées (Lc 12, 28 par. Mt 6, 30).

Bien qu'il y ait quelque témérité à présenter des décomptesprécis quand on opère avec Q, nous retenons que la sourcecommune à Mt-Lc a onze fois la désignation génétique, dans sixunités différentes

- la tentation de Jésus : Lc 4, 1-12 (4, 8.12) ;- le logion sur la présence du Règne : Lc 11, 20 ;- le discours contre les autorités : Lc 11, 37-54 (11, 42.49) ;- la confession : Lc 12, 2-9 (12, 6.8.9) ;

37. P. SCHRUERS, « La paternité», p. 613, n'a pas raison quand il écrit que « Mtn'a que très rarement patèr là où ce mot ne se trouve pas chez Lc». L'auteura oublié de mentionner 10, 32.33.

38. La vérification peut être faite aisément dans A. POLAG, Fragmenta.

LES DÉSIGNATIONS DE DIEU

33

- l'absence de soucis : Lc 12, 22-31 (12, 24.28) ;- le logion sur les deux maîtres : Lc 16, 13.

Puisque nous avons attribué au rédacteur matthéen la pater-nité de l'expression « Règne des cieux », il convient d'ajouter àla liste les textes de la double tradition dans lesquels Lc seul uti-lise « Règne de Dieu », soit Lc 6, 20 ; 7, 28 ; 10, 9 ;13, 18.20.28.29 ; 16, 16.

C) La tradition particulière à Mt

SMt comporte rarement le terme générique39 et l'expression«Règne de Dieu» ne s'y lit que deux fois 4°. La présentationfaite ci-dessus des textes de Q suggère une explication qui rendcompte de cette rareté, explication que l'analyse ultérieure devraétablir plus fermement : la rareté de theos est fonction de lasurabondance de patèr. Puisque le rédacteur matthéen a intro-duit « Père » dans la tradition puisée à Mc 41 et dans les maté-riaux venant de Q, il est a priori vraisemblable qu'il ait procédéde même en ce qui concerne sa tradition particulière4z.

D) La tradition particulière à Lc

En laissant de côté les textes peu sûrs parce que suspects d'uneforte rédaction lucanienne 43 , on compte une douzaine d'emploisdu générique, répartis sur sept unités littéraires 44

39. Mt 5, 8.9 ; 5, 34 ; 23, 22.40. Mt 21, 31.43.41. Voir par ex. Mt 12, 50 diff. Mc 3, 35.42. Voir H.F.D. SPARKS, « Doctrine », p. 254.43. Lc 10, 27 à comparer à Mc 12, 30 ; Lc 20, 36 et Mc 12, 25 ; Lc 7, 29-30

et Mt 21, 32.44. Comme pour Mc je renvoie à ces unités en notant entre parenthèses les

références précises au mot theos.

Lc 11, 27-28 (11, 28) 17, 12-19 (17, 18)12, 16-21 (12, 20.21) 18, 1-8 (18, 2.4.7)15, 8-10 (15, 10) 18, 10-14 (18, 11.13).16, 14-18 (16, 15 [2x])

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3 4

LE DIEU DE JÉSUS

L'expression « Règne de Dieu » est bien représentée dansSLc 45.

Récapitulons 41 . En comptant non pas les occurrences du motd'après la statistique verbale mais, ce qui paraît plus significatif,les unités traditionnelles (logion, parabole...) et en laissant decôté le cas un peu particulier de l'expression « Règne de Dieu »,nous aboutissons au résultat suivant

Mc :

14 unitésQ

6 unitésSMt :

4 unitésSLc :

7 unités.Mise à part la. situation particulière de SMt, que nous avons

pu expliquer par la préférence du rédacteur matthéen pour leterme Père, et compte tenu des volumes respectifs des traditions,la répartition d'après les divers ensembles traditionnels apparaîtassez constante. Il serait bien entendu hasardeux de tirer desconclusions précises d'un inventaire aussi grossier. A tout lemoins pouvons-nous retenir que Jésus recourait sans hésitationau terme générique. En cela il se montre fidèle à l'AT mais aussià une pratique qui, nous l'avons vu à travers quelques exemples,n'était pas encore inhabituelle dans le judaïsme contemporaindes origines chrétiennes.

II. L'emploi de «kyrios»

L'appréciation à porter sur l'usage de « Seigneur » dans latradition attribuée à Jésus est commandée, pour une large part,par la question plus vaste de l'enracinement de ce titre dans lejudaïsme ancien. Après avoir présenté le dossier des textes évan-géliques nous aurons à nous arrêter à cette question plus large.

45. Lc 9, 62 ; 10, 11 ; 14, 15 ; 17, 20-21 ; 22, 16. Les textes de Lc 9, 60b et22, 18 demanderaient une discussion plus détaillée.

46. Il ne m'a pas paru utile d'entrer dans un examen détaillé et systématiquedes comportements rédactionnels des évangélistes. Il y aurait certes des particula-

rités à signaler : à côté des omissions de theos par Mt dans les matériaux Q (cf.aussi Mt 19, 17), il faudrait mentionner aussi des additions rédactionnelles de Mt

(par ex. Mt 15, 4 ; 26, 61) ou de Lc (8, 11.39 ; 22, 69). Mais ce sont là des traits

isolés qui ne représentent pas une véritable tendance et qui n'affectent pas sérieu-sement les résultats d'ensemble.

LES DÉSIGNATIONS DE DIEU

35

A) Les attestations de kyrios dans les logia de Jésus

1. Tradition martienne

Comme désignation divine le terme kyrios est attesté principa-lement dans des citations explicites de l'AT : Mc 12, 11 ; 12, 29-30 (3x) et 12, 36. On n'en relève que deux emplois autonomesMc 5, 19 1' et 13, 20°$.

2. Tradition Q

Le nom divin de kyrios apparaît deux fois dans des citationsexplicites (Lc 4, 8 par. Mt 4, 10 ; Lc 4, 12 par. Mt 4, 7) et unefois dans une citation implicite (Lc 13, 35 par. Mt 23, 39).

En outre Dieu est désigné comme « seigneur de la moisson »(Lc 10, 2 par. Mt 9, 38) et invoqué comme « seigneur du ciel etde la terre » (Lc 10, 21 par. Mt 11, 25). La présence de génitifsqualifiant kyrios dans ces deux textes est une raison de sedemander si le terme a ici sa valeur de titre divin déjà consacrépar l'usage ou s'il ne s'agit pas plutôt de simples emplois méta-phoriques. L'hypothèse de la métaphore est obvie pour le pre-mier texte (« maître de la moisson »). Pour le deuxième, parcontre, il est indiqué de retenir le sens fort de kyrios car l'expres-sion « Seigneur du ciel et de la terre » figure au vocatif, et, sur-t out, elle est attestée avec cette valeur dans le judaïsmeancien 49 .

3. Traditions particulières à Mt et à Lc'o

Chacune des traditions particulières ne nomme Dieu kyriosque dans un seul passage (Mt 5, 33 ; Lc 4, 18-19) et les deux foisil s'agit d'une citation explicite.

47. Le référent du terme n'est pas tout à fait évident. Toutefois, comme lemontre bien F. ANNEN, Heil für die Heiden. Zur Bedeutung and Geschichte derTradition vom besessenen Gerasener (Mk S, 1-20 parr.), Francfort 1976, p. 66,il est invraisemblable que kyrios désigne ici Jésus.

48. La leçon rivale ho theos est moins bien attestée et provient peut-être d'uneharmonisation avec 13, 19.

49. Voir Tb 7, 17 (A,B) ; 1 Q GnAp XXII, 16.21. La littérature rabbiniqueconnaît des expressions similaires (cf. P. BILLERBECK Il, p. 176 ; 111, p. 672).

50. En Lc 20, 37 (diff. Mc 12, 26) kyrios vient sans doute de la rédaction.

Page 19: 129. Le Dieu de Jésus. (129)

36

LE DIEU DE JÉSUS

La rareté surprenante des attestations et la prédominance mas-sive des citations scripturaires obligent à une grande réserve etinterdisent ici de tirer des conclusions sur la seule base del'inventaire. Cette prudence est d'autant plus de mise que le pro-blème général de l'enracinement du titre de kyrios fait l'objetd'un débat.

B) L'enracinement du titre de Seigneur

Bien que le débat exégétique relatif à l'enracinement du titrede kyrios concerne surtout la christologie du NT, plusieurs deses aspects touchent aussi et plus directement notre sujet. Ilparaît dès lors indiqué de tenter une présentation d'ensemble duproblème, même s'il faut, pour ce faire, aborder des questionsassez techniques.

Dans la Septante kyrios tient une place très importante, enparticulier en référence à Dieu. Il suffira de rappeler" les don-nées essentielles- kyrios traduit les termes hébreux 'adon, 'adonay auxquels

il répond adéquatement du point de vue sémantique ;- kyrios est utilisé assez souvent pour rendre les noms généri-

ques 'el (60x), 'eloah (23x) et 'elohim (193x) ;

- mais surtout kyrios est l'équivalent habituel du tétra-gramme : 6156x !

La cause paraît dès lors entendue : kyrios était devenu un titredivin au sens strict dans le judaïsme hellénistique préchrétien et,comme le montrent en particulier les citations scripturaires rele-vées, c'est de là qu'il a passé, avec la même valeur, dans le NT.Pourtant diverses données poussent à reconsidérer cette explica-tion simple et obvie.

1. Pour l'essentiel les manuscrits qui nous ont conservé letexte de la Septante sont ceux-là mêmes par lesquels nous avonsaussi le texte du NT, c'est-à-dire des manuscrits chrétiens dontles plus anciens et les plus importants datent du ive ou du Ve siè-cles. Il subsiste cependant des témoins de provenance juive,

51. A la suite de G. QUELL, ThWNT 3, p. 1056-1057.

LES DÉSIGNATIONS DE DIEU

37

antérieurs à l'ère chrétienne ou contemporains des origines chré-tiennes. Voici les plus importants

- le Papyrus Fouad 266 et le Papyrus Rylands Greek 45852 ;

- divers textes grecs de PAT trouvés dans les grottes 4 et 7 deQumran 53 ;

- le Rouleau des Petits Prophètes qui provient d'une grottesituée dans le Nabal Hever54 .

Or, à la différence de ce que fait si souvent la Septante, cestémoins juifs anciens n'ont pas recours à kyrios comme équiva-lent du tétragramme. Ce dernier est

- ou bien transcrit par les lettres grecques IAStss,- ou bien conservé en lettres hébraïques 56,

- ou bien décalqué en quelque sorte à l'aide des lettres grec-ques 11111157.

2. Pour rendre compte de ce curieux état de fait, P. Kahles 8a avancé que « ce furent les chrétiens qui remplacèrent le tétra-gramme par kyrios ». Divers exégètes du NT ont emboîté lepas". Dans son étude sur les désignations divines en usage àQumran, H. Stegemann 60 prend la thèse à son compte etG. Bertram s'est prononcé récemment dans le même senS 61 .

52. Pour une première information sur ces textes voir S. JELLICOE, TheSeptuagint and Modern Study, Oxford 1968, p. 237-239. - Le contenu des deuxpapyri est indiqué par J.O' CALLAGHAN, « Lista de los papyros de los LXX »,Bib. 56, 1975, p. 74-93 (sous les numéros 70 et 145).

53. Voir pour information P.W. SKEHAN, dans DBS IX, col. 805-822.54. Cf. F.M. CROSS, Die antike Bibliothek von Qumran, Neukirchen-Vluyn

1 967, p. 220.55. Ainsi dans 4 Q LevbLXX - Voir H. STEGEMANN, « Gottesbezeichnun-

gen », p. 205 ; J.A. FITZMYER, « Hintergrund », p. 282 et 283 n. 42 (cet articlecapital est repris dans ID., A Wandering Aramean : Collected Semitic Essays,Missoula 1979, p. 115-142) ; P.W. SKEHAN, « Divine Name », p. 28-31.

56. Ainsi dans le Papyrus Fouad 266 et dans le Rouleau des Petits Prophètes.Pour les indications précises voir J.A. FITZMYER, « Hintergrund », p. 282n. 41 ; P.W. SKEHAN, « Divine Name », p. 31-34.

57. D'après la concordance de E. HATCH - H.E. REDPATH, Supplement,p. 126, cet usage est fréquent chez Aquila, Théodotion et Symmaque.

58. P. KAHLE, The Cairo Geniza, Oxford 1 1959, p. 222.59. Voir H. CONZELMANN, Grundriss, p. 102, qui renvoie lui-même (n. 11) à

l'h. Vielhauer et à S. Schulz.60. « Gottesbezeichnungen », p. 210.61. « Aussagen », p. 239 n. 3.

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38

LE DIEU DE JÉSUS

Faut-il vraiment aller jusque là ? Il ne semble pas, si j'en jugepar les nuances apportées et les contre-questions posées parJ.A. Fitzmyer 62 ainsi que par les indications plus positives four-nies par P.W. Skehan". Mais même si la thèse devait s'impo-ser, le problème de l'enracinement du titre de Seigneur à l'inté-rieur du judaïsme continuerait de se poser. En effet, il fautdistinguer soigneusement, comme le fait d'ailleurs H.Stegemann 6°, entre écriture et lecture, entre l'écrit et l'oral.

3. Plusieurs témoignages, dont je mentionne ici les principauxdans leur ordre chronologique vraisemblable, amènent àconclure que l'usage (à tout le moins oral) du titre de kyriosremonte plus haut que le temps des origines chrétiennes.1. Dans un fragment (conservé par Eusèbe de Césarée) de l'exé-gète juif Aristobule 65 on lit une citation d'Ex 9, 3 66 avecl'expression « la main du Seigneur » ; l'emploi de kyrios estd'autant plus à remarquer qu'Aristobule a une préférence mar-quée pour le générique ho theos 67 . 2. Dans une reprise, un peulibre mais certaine, de Dt 7, 18+10, 21, la Lettre d'Aristée(§ 155) utilise kyrios sans article en référence à Dieu. 3. D'aprèsun principe qui a cours dans l'exégèse rabbinique 68 , le tétra-gramme connote la tendresse et la miséricorde divines alors quele nom générique Elohim met l'accent sur la rigueur du justicier.On trouve l'équivalent - avec une inversion des valeurs - dansPhilon 69 : selon lui theos évoque la bonté du créateur et kyrios

62. « Hintergrund », passim. - L'auteur insiste notamment sur une grandedifficulté entraînée par l'hypothèse : comment expliquer l'apparition de kyrioscomme désignation divine dans le NT lui-même ?

63. « Divine Name », p. 34-38.64. « Gottesbezeichnungen », p. 210.65. Pour les questions d'introduction voir N.

(1975), p. 261-268.66. N. WALTER, op. cit., p. 271.67. D'après P. DALBERT, Die Theologie der hellenistischjüdischen Missions-

Literatur enter Ausschluss von Philo and Josephus, Hambourg-Volksdorf 1954,p. 103. - Dans le contexte immédiat de notre passage Aristobule cite Ex 13, 9 endésignant Dieu par ho theos alors que la LXX a kyrios ho theos (cf.N. WALTER, op. cit., p. 271 n. 8a).

68. Cf. A. MARMORSTEIN, Doctrine, p. 43-53 ; G.F. MOORE, Judaism 1,p. 387 ; K.G. KUHN, ThWNT 3, p. 91 n. 113.

69. De somniis I, 163 ; Leg. 111, 73 ; Mos. 11, 99 ; Spec. I, 307 ; Quis heres166 ; Sobr. 55 ; Quaestiones in Gen. 11, 16. - Pour une étude plus précise de ces

WALTER, dans JSHRZ III, 2

LES DÉSIGNATIONS DE DIEU

39

la puissance du roi et la sévérité du juge. 4. Tout en employantrégulièrement despotès pour le tétragramme, Flavius Josèphe akyrios en Ant. XIII, 68 et XX, 90, et le premier de ces textes estune citation formelle d'Is 19, 19.

L'usage de kyrios comme titre divin est donc attesté dans lejudaïsme hellénistique'°.

4. Même si, à l'heure actuelle, il n'est plus possible d'opéreravec une séparation tranchée entre judaïsme hellénistique etjudaïsme palestinien, les témoignages directement palestiniensont évidemment une importance considérable pour une étude quiporte sur les désignations divines employées par Jésus. Nousavons donc à nous interroger sur l'emploi de l'araméen mar,équivalent sémantique du grec kyrios, en contexte théologique.

Le terme araméen mar est employé deux fois en référence àDieu dans le Livre de Daniel : 2, 27 ; 5, 23. Dans les deux passa-ges les expressions sont génitivales : « le Seigneur des rois », « leSeigneur des cieux ». Il n'est donc guère possible de dire si leterme est à comprendre comme une simple métaphore ou commeune désignation divine à proprement parler. Mais nous avonsmieux maintenant, grâce à Qumran.

Dans le Targum de Job (11 QTgJob XXIV, 6-7) le parallé-lisme synonymique de l'original hébreu (Jb 34, 12) est conservé.La désignation divine du premier membre, à savoir 'el, est ren-due dans le targum par 'elaha . Celle du deuxième membre, àsavoir shadday, devient mare' dans le targum. Nous avons doncici un emploi absolu : le Seigneur'[.

Parmi les fragments hénochiques de la grotte 4'2 , il en est unqui, comme le souligne J.A. Fitzmyer' 3 , mérite de retenirl'attention dans le débat : 4 QEnb 1, IV, 5' ° . On y lit le mot

deux aspects dans Philon et chez les rabbins, voir N.A. DAHL - A.F. SEGAL,

« Philo and the Rabbis on the Names of God », JSJ 9, 1978, p. 1-28.70. Voir dans le même sens G. BERTRAM, « Aussagen », p. 240.71. Arguant de la mauvaise conservation du texte, H. STEGEMANN, «Gottes-

bezeichnungen», p. 213 n. 57, émet des réserves quant à la justesse de la lecturemare'. Mais voir les observations de J.A. FITZMYER, « Hintergrund », p. 291 n. 69.

72. Cf. J.T. MILIK, The Books of Enoch. Aramaic Fragments of QumranCave 4, Oxford 1976.

73. J.A. FITZMYER, To Advance the Gospel. New Testament Studies, NewYork 1981, p. 222.

74. J.T. MILIK, op. cit., p. 175.

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40

LE DIEU DE JÉSUS

mar à l'état emphatique (= le Seigneur). En dépit de la partlarge qui, dans la restitution du texte, revient à la conjecture",la relation du fragment avec 1 Hén 10, 9 apparaît vraisemblable.Or le texte grec de 1 Hén 10, 9 est conservé et on y lit précisé-ment ho kyrios.

L'Apocryphe de la Genèse utilise plusieurs fois le mot mar enréférence à Dieu'6 . Le plus souvent il s'agit soit d'un appellatif,soit d'une expression génitivale du genre « Seigneur dumonde ». La portée de tels emplois n'est pas à majorer. Deuxtextes font cependant exception. L'un deux (XX, 15) porte (entraduction littérale) « et ils sauront, mon Seigneur, que toi (tues) le Seigneur sur tous les rois » ; l'expression « Seigneur surtous les rois » peut s'interpréter à la rigueur dans le même sensque les expressions génitivales, c'est-à-dire comme une méta-phore. Mais semblable interprétation n'est plus possible dans ledeuxième texte (XX, 13) à mentionner ici : « car toi (tu es) leSeigneur et le Dominateur sur tout ». Le syntagme « sur tout »ne peut qualifier que le mot Dominateur" ; autrement dit« Seigneur » est employé à l'absolu.

Il convient de mentionner enfin 11 QPs a 28, 7-8, qui nousoffre un emploi absolu vraisemblable 78 pour le mot hébreu'adon comme nom divin.

Dans le judaïsme palestinien contemporain des origines chré-tiennes, pouvons-nous conclure de l'examen de ces textes, onemployait le mot seigneur non seulement comme métaphore etcomme adresse respectueuse, mais aussi comme désignationdirecte de Dieu.

Après ce long détour par les textes juifs nous sommes enmesure de formuler quelques remarques générales relatives audossier des textes évangéliques attestant l'emploi de kyrioscomme désignation divine.

75. H. STEGEMANN, « Gottesbezeichnungen », p. 213, ne conteste pas la pos-sibilité de la lecture faite par Milik, mais, s'appuyant sur le fait que l'emploiemphatique de mar serait un hapax dans les fragments hénochiques de 4 Q, ilrécuse finalement cette lecture. - K. BEYER, Texte, p. 22.238, par contre,accepte la lecture (m)ry' et y voit la désignation divine.

76. 1 Q GnAp II, 4 ; VII, 7 ; XII, 17 ; XX, 12.13.14.15(2x) ; XXI, 2 ;XXII, 16.21.32 ; 1 Q 20, fragment 2, ligne 5.

77. J.A. FITZMYER, « Hintergrund », p. 292 n. 70.78. Voir la discussion dans J.A. FITZMYER, op. cit., p. 294-~95.

Nous n'avons pas à écarter a priori les citations scripturaires.Mais, bien entendu, celles-ci, à supposer que leur emploi dans labouche de Jésus puisse se vérifier 79, n'ont qu'une importancesecondaire dès lors qu'il s'agit de dégager la théo-logie person-nelle de Jésus.

Parmi les textes non scripturaires utilisant kyrios comme dési-gnation divine, ceux de Mc 5, 19 et 13, 20 n'entrent guère encompte comme vestiges authentiques. Ces textes ne se tiennentpas sans leurs contextes respectifs et la condition littéraire de cesderniers apparaît très élaborée. Par contre, l'authenticité peutêtre envisagée favorablement pour Lc 10, 2 et pour Lc 10, 21.Dans le premier cas on ne dépasse pas le stade de la métaphore(« maître de la moisson »), dans le deuxième il s'agit d'un appel-latif et même, je l'ai signalé plus haut, d'une expression déjàforgée (« le Seigneur du ciel et de la terre »).

Alors que, semble-t-il, la langue religieuse du judaïsmecontemporain lui offrait la possibilité d'employer « Seigneur »comme désignation divine, Jésus n'a guère eu recours à ceterme. Il serait faux d'en déduire que Jésus n'avait pas le sens dela transcendance divine : bien des textes, et nous en rencontre-rons dans la suite de l'étude, prouvent le contraire. Du moinspouvons-nous retenir que Jésus n'a pas mis particulièrementl'accent sur la seigneurie de Dieu.

III. Le Père

LES DÉSIGNATIONS DE DIEU

41

L'étude de la désignation divine « Père » dans les paroles deJésus occupe une bonne partie de ce livre. C'est pour cette rai-son que, à la différence de ce que j'ai fait pour les autres déno-minations, je ne m'arrête pas ici à l'enracinement du terme dansle judaïsme et que je réserve pour plus tard l'examen de cettequestion. Pour le moment je me contente de présenter un pre-mier inventaire" des textes en vue d'établir le dossier tradition-nel que nous aurons à examiner de plus près ultérieurement.

79. Cette possibilité peut être écartée sans trop d'hésitation pour Lc 4, 8.12 etpour Me 12, 11.

80. Pour une présentation plus ramassée (sous forme de tableaux) je renvoieà T.W. MANSON, Teaching, p. 94-99.

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4 2

LE DIEU DE JÉSUS

A) La tradition marcienne

La tradition marcienne ne comporte que quatre emplois de« Père » en référence à Dieu, dans quatre unités différentes

- le logion sur la confession : Mc 8, 38 ;- le dit sur le pardon : Mc 11, 25 81 ;- la sentence relative à l'ignorance de l'heure : Mc 13, 32 ;- la prière de Gethsemani, avec l'unique attestation évangéli-

que du mot abba : Mc 14, 36.

B) La tradition Q

Comme je l'ai fait pour le nom theos, je distingue deux grou-pes de textes : 1. ceux dans lesquels le terme père est présentdans les deux versions et 2. ceux où il n'est attesté que par l'undes deux évangiles.

1. Attestations communes

Le mot patèr est appliqué à Dieu dans cinq unités- l'appel à être miséricordieux (Lc)/parfait (Mt) comme le

Père: Lc 6, 36 ; Mt 5, 48 ;- l'hymne de jubilation : Le 10, 21-22 ; Mt 11, 25-27 ;- l'adresse de la prière dominicale : Le 11, 2 ; Mt 6, 9 ;- le logion sur les dons célestes : Le 11, 13 ; Mt 7, 11 ;- le dit sur la sollicitude divine : Le 12, 30 ; Mt 6, 32.

2. Attestations singulières

Compte tenu des écarts habituels dans les deux versions autravers desquelles Q nous est accessible, on s'attend à ce que ladésignation de Père soit présente tantôt chez Le seul et tantôtchez Mt seul. En fait, quand dans une tradition Q Père n'estattesté que par un seul évangéliste ce dernier est toujours Mt.

81. Mc 11, 26, nous le verrons, ne fait pas partie du texte original de l'évan-gile. - H.F.D. SPARKS, « Doctrine », p. 243-245, estime que Me 11, 25 lui-mêmeest une addition au texte de l'évangile de Mc et, parmi d'autres, H.W. MONTE-

FIORE, « God », p. 33, se rallie à cette opinion. Mais cette hypothèse n'est passolidement fondée (cf. J. SCHLOSSER, « Mc 11, 25. Tradition et rédaction »,dans A cause de l'Évangile. Études sur les Synoptiques dans les Actes. (FSJ. Dupont), Paris 1985, p. 277-301 (à la page 282).

C) La tradition particulière à Lc

LES DÉSIGNATIONS DE DIEU

43

L'observation

touche

directement s2

quatre

traditionsMt 5, 45 ; 6, 26 ; 10, 29 et 10, 32-33. Les parallèles respectifs deLe ont comme désignations concurrentes « Très-Haut » dans lepremier cas (Le 6, 35) et le terme générique dans les trois autres(Le 12, 24 ; 12, 6 ; 12, 8-9). Dans les trois derniers textes, ainsique nous l'avons vu plus haut, Le a probablement conservé ladésignation de la source. Par contre, et nous l'avons vu aussi,l'emploi de « Très-Haut » en Le 6, 35 est sans doute à attribuerau rédacteur ; Mt 5, 45 pourrait bien présenter ici le texte de lasource, mais l'hypothèse ne s'impose pas car Mt et Le ont puremplacer, chacun par son terme favori, une désignation autre(ho theos ?) de la source.

A ce stade de l'enquête la prudence requiert qu'on n'attribueà Q que les attestations communes.

Six emplois de « Père » figurent dans SLc : Le 2, 49 ; 12, 32 ;22, 29 ; 23, 34.46 ; 24, 49. L'appréciation de leur enracinementtraditionnel est délicate et un jugement motivé ne peut être portéqu'après l'analyse individuelle des textes. Je présente ici quel-ques observations préliminaires qui aideront à cerner la ques-tion.

Trois emplois se lisent dans des unités qui, en tant que telles,ont des parallèles dans une autre tradition. 1 Le 22, 28-30 estparallèle à Mt 19, 28 et provient sans doute de Q ; maisLe 22, 29 n'a aucun correspondant dans Mt. 2. Le 23, 33-34correspond à Mc 15, 22-26 ; toutefois Le 23, 34a, qui est d'ail-leurs incertain du point de vue de la critique textuelle, ne rejointen rien le texte de Mc. 3. Le 23, 44-48 va de pair avecMc 15, 33-39 ; mais, alors que Mc 15, 34 met dans la bouche deJésus le cri de déréliction du Ps 21(22), 2, c'est la prièreconfiante du Ps 30(31), 6 qui apparaît en Le 23, 46. Les deuxderniers textes (Le 23, 34.46) appartiennent au récit de la pas-sion. La difficulté de leur appréciation s'en trouve augmentéedans la mesure même où divers auteurs comptent avec l'exis-tence d'une source particulière du récit lucanien de la passion.

82. Les cas de Mt 7, 21 ; 18, 14 et Lc 22, 29, moins nets, seront examinésultérieurement.

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44

LE DIEU DE JÉSUS

Le logion sur le « petit troupeau » (Lc 12, 32) termine l'unitédont le thème est l'absence de soucis et qui provient de Q(Le 12, 22-31 par.). S'agit-il dès lors d'un logion de Q omis parMt, d'un dit puisé à SLc et placé ici par le rédacteur de l'évan-gile, voire d'une création du rédacteur ?

Les deux textes restants appartiennent à des morceaux propresà Le : Lc 2, 46 fait partie du récit de la visite de Jésus au Tem-ple (2, 41-52) et Lc 24, 49 des dernières instructions de Jésus àses disciples après la résurrection (24, 44-49). Au jugement de lacritique l'apport personnel de Lc est important dans l'un etl'autre texte.

Ces quelques observations préliminaires sont suffisantes pourmontrer que l'enracinement de Patèr dans SLc est assez incertainet que, pour plus d'un texte, la provenance rédactionnelle devraêtre envisagée.

D) La tradition particulière à Mt

Le constat est ici particulièrement impressionnant puisqu'onne compte pas moins d'une vingtaine d'emplois propres à Mt,répartis sur une quinzaine d'unités".

Dans les pages qui précèdent nous avons enregistré divers faitsqu'il faut rappeler ici parce qu'ils nous mènent à un premier exa-men critique de ce dossier matthéen si fourni.

1. En inventoriant les emplois de theos j'ai noté qu'enMt 12, 50 le rédacteur a remplacé par patèr le theos deMc 3, 35. La comparaison synoptique met au jour d'autresinsertions similaires pratiquées par Mt dans la tradition mar-cienne

- Mt 10, 20 : selon Mc 13, 11 c'est « l'Esprit Saint » qui par-lera par la bouche des disciples persécutés ; en Mt il s'agit de« l'Esprit de votre Père ».

- Mt 20, 23 « traduit » le passif théologique de Mc 10,_40 enexplicitant le complément d'agent : ...préparé « par mon Père ».

83. Mt 5, 16 ; 6, 1.4.6(2x)8.14.15(2x) ; 13, 43 ; 15, 13 ; 16, 17 ; 18, 10.19.35 ;23, 9 ; 25, 34 ; 26, 53 ; 28, 19.

LES DÉSIGNATIONS DE DIEU

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- Mt 26, 29 parle de la « Basileia de mon Père » là où leparallèle de Mc (14, 25) a l'expression habituelle « Basileia deDieu ».

- Mt 26, 42 : alors que Mc 14, 39 se contente de mentionnerla deuxième prière de Jésus à Gethsémani en renvoyant à la pre-mière (v. 36), le parallèle du premier évangile reproduit la prièremême, avec l'appellatif Père, en style direct.

Pour qui admet la théorie des Deux Sources les observationsfaites attestent clairement la tendance du rédacteur matthéen àmultiplier les emplois de patèr.

2. Le constat vaut de même, quoique avec moins de netteté,pour la reprise des matériaux de Q dans le premier évangile. Auxcas relevés ci-dessus" il convient d'ajouter Mt 7, 21 et, peut-être, 18, 14. Le premier de ces textes a un parallèle en Lc 6, 46« Pourquoi m'appelez-vous Seigneur, Seigneur, et ne faites-vouspas ce que je dis?» Dans Mt 7,21 le complément du verbefaire n'est plus ce que dit Jésus mais « la volonté de mon Pèrequi est dans les cieux ». Les critiques sont à peu près unanimespour reconnaître dans ce texte une très forte rédactionmatthéenne 85 . - Mt 18, 14 par. Lc 15, 7 contient l'applicationde la parabole de la brebis perdue. D'après Lc la conversion dupécheur provoque « joie dans le ciel » ; selon Mt la sollicitudepour les petits est voulue par « votre Père qui est dans lescieux ». Une analyse détaillée des deux versets montrerait que,dans chaque évangile, la formulation de l'application est mar-quée par la rédaction". Le cas est donc un peu moins clair quele précédent. Mais l'incertitude affecte plus la teneur de lasource que le caractère largement rédactionnel de Mt 18, 14.

Ayant constaté, par les observations relatives au traitementmatthéen de Q et surtout de Mc, l'intérêt du rédacteur pour letitre de Père, nous sommes conduits à tenir compte de la distinc-tion à poser en principe entre éléments propres à un auteur ettradition particulière. Un élément peut, certes, être propre à unévangéliste parce qu'il vient de sa tradition particulière, mais

84. Mt 6, 26 ; 10, 29 ; 10, 32-33.85. Voir les indications bibliographiques dans J. SCHLOSSER, Règne, p. 568

n. 116.86. Voir S. SCHULZ, Q, p. 388.

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LE DIEU DE JÉSUS

aussi, et tout simplement, parce que l'évangéliste en est lui-même le créateur. Cette deuxième possibilité semble se vérifierlargement dans le cas particulier de Mt". En conséquence, nousavons à nous demander si le dossier traditionnel est en l'occur-rence aussi fourni qu'il apparaît à première vue. Pour répondreà la question de façon vraiment convaincante il faudrait évidem-ment procéder à l'analyse individuelle des textes. Mais cetteentreprise nous amènerait à dépasser largement l'objectif de cepremier chapitre qui, je le rappelle, est de dresser un inventaire.Pour faire face à la difficulté je ferai l'examen, de façon quelquepeu empirique, en deux temps. Dans les pages qui vont suivre jerelèverai, en m'appuyant sur la littérature existante, les unitéslittéraires qui, pour des motifs que j'indiquerai succinctement,sont suspectes de provenance rédactionnelle. Les unités qui, auterme de ce premier dépistage, peuvent être considérées commetraditionnelles, feront l'objet d'une analyse plus précise et plusdétaillée dans un chapitre ultérieur.

Mt 6, 1

Au regard des descriptions concrètes et hautes en couleurs quise lisent en Mt 6, 2-4 (aumône), 6, 5-6 (prière) et 6, 16-18(jeûne), Mt 6, 1 surprend par la platitude de son expression. Sasubstance paraît d'ailleurs tirée des exemples concrets qui sui-vent. Au plan du vocabulaire le v. 1 comporte plusieurs vocablestypiques de Mt : dikaiosynè, prosechô, emprosthen... Ces diver-ses caractéristiques s'expliquent le mieux si l'on admet que lev. 1 est une sorte de titre donné par l'évangéliste à l'ensemble6, 2-18 88 .

Mt 13, 43

Mt 13, 43 clôt l'interprétation allégorique de la parabole del'ivraie, une interprétation qui porte la marque du style de Mt.

87. Voir M.-E. BOISMARD, Synopse II, p. 35 - U. Luz, Mt, p. 31, précise,quant à lui, qu'en règle générale les matériaux particuliers sont parvenus à Mtsous forme orale et que c'est l'évangéliste qui, le premier, les a fixés par écrit enleur imprimant abondamment les marques littéraires qui caractérisent sa langueet son style.

88. Voir en ce sens G. STRECKER, Weg, p. 152 ; W. GRUNDMANN, Mt,p. 190 ; M.-E. BOISMARD, Synopse II, p. 151 ; E. SCHWEIZER, « Der Jude... »,p. 116 et n. 5.

Mt 15, 13

LES DÉSIGNATIONS DE DIEU

47

Mais il y a plus. Suite à la démonstration faite parJ. Jeremias", on admet communément que Mt 13, 40-43, sinon

la péricope de 13, 36-43 dans son ensemble, est de compositionmatthéenne 9° . Du point de vue de sa forme, il est vrai, le v. 43pourrait être un logion indépendant, d'origine apocalyptique,puisé par Mt à la tradition. Mais la densité des éléments mat-théens y est particulièrement forte : l'adverbe tote, la mentiondes « justes », le génitif Père comme complément de Basileia 9 '.

De la sorte l'hypothèse de la création rédactionnelle est bien laplus probable, à tout le moins pour Mt 13, 43.

Le contexte large de Mt 15, 13 est commandé par Mc. Il en vade même pour le contexte immédiat. En effet, l'introductionnarrative faite-en Mt 15, 12a est une reprise - il serait plus

exact de dire : une réécriture - de Mc 7, 17 92 et, à la fin deMt 15, 15 le rédacteur matthéen, après avoir utilisé au v. 15a

une de ses formules d'introduction les plus typiques 93 , rattrapemanifestement la fin de Mc 7, 17. Il est évident que la chargecontre les pharisiens (Mt 15, 13-14) a été insérée par le rédacteurdans sa tradition.

Mais insertion rédactionnelle n'équivaut pas à création pure etsimple. En l'occurrence l'un des éléments de l'insertion, la sen-tence imagée sur le guide aveugle (v. 14), est un logion de Qattesté par Lc en un autre contexte (Lc 6, 39). Que penser du dit

sur la plante « non plantée par mon Père le céleste » (v. 13) ?Est-ce un logion traditionnel ou, au contraire, une compositiondu rédacteur ? La question est difficile et les commentateurs se

89. Gleichnisse, p. 79-83 ; ID., « Die Deutung des Gleichnisses vom Unkrautunter dem Weizen (Mt 13, 36-43) », dans Abba, p. 261-265.

90. W GRUNDMANN, MI, p. 349; H.B. GREEN, MI, p. 135; E. SCHWEIZER,

Mi, p. 201 (pour 13,40-43); H. WEDER, Gleichnisse, p. 124 (pour 13,40-43),et bien d'autres. - Voir cependant la critique faite de cette position par J.H.FRIEDRICH, « Wortstatistik als Methode am Beispiel der Frage einer Sonder-quelle im Matthüusevangelium », ZNW 76, 1985, p. 29-42.

91. Dans la tradition synoptique il n'y a qu'un parallèle direct et celui-ci(Mt 26, 29), nous l'avons vu, vient du rédacteur.

92. Tote et proserchomai appartiennent au vocabulaire préférentiel du rédac-teur.

93. Participe apokritheis + sujet + verbe eipen.

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4 8

LE DIEU DE JÉSUS

révèlent singulièrement discrets. Le vocabulaire employé estrare : phyteia est un hapax du NT ; le verbe correspondant(phyteuô) ne se lit qu'une autre fois en Mt (21, 33 = Mc 12, 1) ;le verbe ekrizoô, inconnu de Mc, ne figure plus en Mt que dansla parabole de l'ivraie (13, 29) 9 °. Seul l'adjectif « céleste »(ouranios), qui est typique de Mt et qui qualifie toujours lePère 95 , est un indice clair et positif en faveur de la provenancerédactionnelle. Toutefois, l'hypothèse peut s'appuyer aussi surdeux traits plus généraux : 1. il n'est pas facile de concevoirpour le logion une existence sans lien avec un contexte littéraireet 2. le dit s'intègre très bien, par son contenu, à la polémiqueanti-pharisienne et même anti-israélite qui caractérise le rédac-teur matthéen 96 . Dans la mesure où les deux métaphores de laplantation et du déracinement ont un de leurs lieux scripturairesmajeurs en Jr 1, 10, on pourrait voir dans ce contact un indiceténu confirmant la provenance rédactionnelle du v. 13, puisqueMt a des affinités particulières avec le Livre de Jérémie 9'.

Mt 18,35

La parabole du débiteur impitoyable (18, 23-24) est munied'une application (18, 35) qui en renforce le caractère d'avertis-sement : « de la même façon mon Père, le céleste, vous traiterasi vous ne pardonnez pas chacun à son frère du fond de voscoeurs ». Si quelques critiques estiment que le v. 35 forme untout organique avec la parabole de la tradition, la plupart pen-sent avec raison que le verset est l'oeuvre du rédacteurmatthéen 98 . Les indices fournis par le vocabulaire 99 sont confir-

94. A l'encontre de R.H. GUNDRY, Mt, p. 306-307, je ne pense pas que la

présence en Mt 15, 13 des termes phyteuô et ekrizoô est un indice suffisant pour

conclure à une parenté traditionnelle avec Lc 17, 6.

95. Nous verrons les données précises ultérieurement.

96. Voir R. WALKER, Die Heilsgeschichte im ersten Evangelium, Gôttingen

1967, p. 41 et 141.

97. Voir le relevé de G. KÜNZEL, Studien, p. 61-62 n. 45.

98. On trouvera les indications bibliographiques pour l'une et l'autre position

dans J. DUPONT, Béatitudes III, p. 622 n. 3. Dupont lui-même se prononce

pour la provenance rédactionnelle, et divers auteurs plus récents tiennent la

même position, par ex. : E. SCHWEIZER, Mt, p. 247 ; F.W. BEARE, Mt, p. 383 ;

H. WEDER, Gleichnisse, p. 210-212.99. Ouranios, hekastos, le syntagme poieô + adverbe modal.

més par des indications plus générales d'ordre thématique : lamise en relief de la rigueur du jugement est habituelle chez lerédacteur ; il aime bien les notes conclusives récapitulant le con-tenu d'un passage'°° ; le sens restreint donné au mot frère -membre de la communauté - est conforme à une tendancematthéenne'°'. Bref, tout bien pesé, on admettra que « la for-mulation de ce verset ne permet pas de le faire remonter au-delàdu travail rédactionnel de Matthieu »'° 2 .

Mt 25, 34

Mt 26, 53

LES DÉSIGNATIONS DE DIEU

49

La célèbre évocation du jugement rapportée en Mt 25, 31-46est à ce point marquée par le style du rédacteur qu'il convient,au jugement de certains exégètes, de considérer le morceau enbloc comme une création de Mt. C'est là aller trop vite et troploin"". Il vaut mieux adopter l'hypothèse moins extrême d'unetradition remaniée.

L'expression « les bénis de mon Père », qui seule nous inté-resse ici, n'en est pas moins suspecte. Le parallélisme, qui struc-ture la scène dans son ensemble, invite à comparer la parole diteaux « bénis de mon Père » (v. 34) et les mots adressés aux« maudits » (v. 41). La disposition des deux versets ensynopse'°° fait apparaître des correspondances assez étroites.Mais elle montre aussi que le syntagme « de mon Père » quiqualifie les « bénis » est en surcharge et, pour cette raison, peutêtre attribué au rédacteur.

Pour le récit de l'arrestation de Jésus Mt suit Mc d'assez près.Il a toutefois un surplus en Mt 26, 52-54, à savoir la paroleadressée à celui - Mt en fait du reste un disciple - qui a tran-ché l'oreille du serviteur. Ces mots sont manifestement insérés

100. Cf. W. PESCH, Seelsorger, p. 48 n. 25.101. Voir J. JEREMIAS, Gleichnisse, p. 108 n. 2.

102. J. DUPONT, Béatitudes III, p. 622.103. Voir l'utile mise au point récente de D. MARGUERAT, Jugement, p. 481-

520 (surtout p. 488-495).

104. Cf. U. WILCKENS, « Gottes geringste Brüder. Zu Mt 25, 31-46 », dansE.E. ELLIS - E. GRASSER (éd.), Jesus and Paulus (FS W.G. Kümmel), Gôttingen

1975, p. 363-383 (p. 375).

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50

LE DIEU DE JÉSUS

dans la trame de Mc, car Mt 26, 51 équivaut à Mc 14, 47 etMt 26, 55 à Mc 14, 48. A nouveau se pose la question : tradi-tion particulière ou création du rédacteur ? Comme Mt, et à ladifférence de Mc, Lc (22, 51) et Jn (18, 11) rapportent de leurcôté une parole de Jésus à celui qui avait manié le glaive, et cetteconvergence n'est guère explicable sans le recours à l'hypothèsed'une tradition. Mais Mt dépasse nettement ce que dit Lc etmême Jn, de sorte que « les développements de Mt 26, 52b-54seraient de l'ultime Rédacteur-matthéen »'°5 , ce que tendent àadmettre aussi, mais sans se prononcer avec une entière netteté,W. Grundmann Il et A. Descamps 111 . Depuis lors le fragment aété soumis à une analyse très minutieuse par D.P. Senior'° 8 . Surla base de bons arguments touchant aussi bien l'expression quele contenu, l'auteur en arrive à la conclusion que l'ensemble deces versets s'explique le mieux si l'on y voit une production durédacteur. A titre d'illustration je reprends ici quelques indica-tions ponctuelles touchant le seul v. 53'°v : le verbe dokeô

employé dans une interrogative est un trait caractéristique durédacteur"" ; l'adverbe arti est un matthéisme reconnu"' ; lerôle des anges en contexte christologique est souligné à plusieursreprises par le rédacteur"'.

Une fois retirés du dossier les textes qui, avec une probabilitéplus ou moins grande selon les cas, se sont révélés à l'analysecomme provenant du rédacteur, SMt comporte encore les unitéssuivantes : Mt 5, 16 ; 6, 2-6.16-18 ; 6, 8 ; 16, 17 ; 18, 10 ;18, 19 ; 23, 9 et 28, 19.

105. M.-E. BOISMARD, Synopse II, p. 395.106. Mt, p. 541.107. A. DESCAMPS, « Rédaction et christologie dans le récit matthéen de la

Passion », dans M. DIDIER (éd.), L'Évangile selon Matthieu, Gembloux 1972,p. 403-404.

108. D.P. SENIOR, The Passion Narrative According to Matthew, A Redac-tional Study, Leuven 1975, p. 130-148.

109. Pour le détail voir D.P. SENIOR, op. Cil,. p. 137-142.110. Le verbe est employé de cette façon encore en Mt 22, 17 ; 22, 42 et

26, 66 mais manque dans les parallèles respectifs de Mc.111. Il est employé 7 fois en Mt et jamais dans les deux autres synoptiques.112. Voir surtout Mt 16, 27, mais aussi 13, 41 ; 24, 31 ; 25, 31. - Pour notre

texte Mt a pu s'inspirer de la tradition qu'il rapporte dans le récit de la tentation(4, 1-11) - où il combine d'ailleurs les données de Q (Mt 4, 6) et de Mc(Mt 4, 11) sur le sujet.

LES DÉSIGNATIONS DE DIEU

51

Ainsi, en ce qui concerne les textes où patèr est employé enréférence à Dieu, nous avons cru pouvoir retenir dans le dossiertraditionnel

- 4 unités de la tradition marcienne ;- 5 unités sûres en Q ;- un nombre restreint, mais impossible à préciser sans

analyse détaillée, dans SLc ;- 8 unités dans SMt.La distribution des attestations sur les quatre courants tradi-

tionnels est une présomption favorable à l'hypothèse que Jésus acouramment utilisé cette désignation divine. Dans un chapitreultérieur nous aurons à revenir sur ces textes pour les soumettreà une analyse plus serrée et pour aborder directement la questionde leur historicité.

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CHAPITRE II

LES GRANDES LIGNESDU PORTRAIT DE DIEU

La prise en compte des diverses dénominations de Dieu nousa permis de constituer un dossier assez vaste. Sur la base des tex-tes ainsi sélectionnés je me propose de dégager dans le présentchapitre les grandes lignes du portrait de Dieu, quitte à revenirultérieurement et de façon plus détaillée sur tel ou tel trait parti-culièrement caractéristique. Pour le moment je considère quel-ques réalités simples comme les syntagmes verbaux ou nominauxse rapportant à Dieu, le temps (passé, présent, futur) attribué àson action, la qualité (jugement ou salut) de cette action, et, àpartir de ces réalités, je cherche à répondre à des questions élé-mentaires telles que : comment Dieu est-il présenté, que fait-il,qu'exige-t-il ?

Dans le chapitre précédent les pièces du dossier n'ont pas étésoumises à une critique serrée sous le rapport de l'historicité deslogia. Ont simplement été éliminés les textes dont la provenancerédactionnelle s'imposait avec une certaine évidence. Pourl'approche globale proposée maintenant je m'en tiens au dossiertraditionnel ainsi constitué. C'est dire que l'examen nous four-nira d'abord et directement les traits majeurs de l'image commu-nautaire de Dieu. Toutefois, les résultats ne seront pas sans inté-rêt du point de vue de la recherche historique sur Jésus. Eneffet, 1. l'enquête porte sur des textes assez nombreux, assezdivers aussi quant à leur genre littéraire et quant aux traditionsprésynoptiques qui les véhiculent ; 2. la rupture ou discontinuitéliée au fait pascal affecte sans doute la théo-logie en mettant parexemple en relief la force vivifiante de Dieu, mais elle touche la

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LE DIEU DE JÉSUS

théo-logie à un degré moindre que la christologie ; 3. en dépitde tous les gauchissements et d'une possible rejudaïsation opéréeaprès Pâques il n'y a pas lieu de mésestimer la fidélité foncièrede la tradition.

Plus concrètement. Pour dégager les grandes lignes du portraitdivin je me suis basé sur les textes présentés avec quelque détaildans le chapitre premier. J'ai examiné aussi, et de façon systé-matique, les passifs théologiques en m'appuyant sur les listesétablies par J. Jeremias' mais non sans éliminer l'un ou l'autretexte peu clair ou peu concluant.

I. L'altérité de Dieu

D'après Os 11, 9 Dieu déclare : « Je suis Dieu et non unhomme, au-dedans de toi je suis Saint. » Développant des lignesdéjà nettement présentes dans le texte biblique de Nb 23, 19, letargum du passage porte : « La parole de Yahvé n'est pointcomme la parole des fils de l'homme, ni les oeuvres de Yahvécomme les oeuvres des fils de l'homme, qui disent mais ne fontpoint, décident et ne réalisent point, qui reviennent sur leursparoles et (les) démentent. Mais Dieu dit et il fait, il décide et ilaccomplit 2 ... » Ces textes' illustrent une façon élémentaire etconcrète d'exprimer ce qu'en termes plus abstraits nous appelonsl'altérité ou la transcendance de Dieu.

Dans la tradition des dits du Seigneur cette perception de ladifférence de Dieu trouve son expression la plus typée dans lemacarisme qui, dans Mt (16, 17), suit la confession de Pierre:l'opposition y est entre « mon Père qui est dans les cieux »d'une part, et « chair et sang » d'autre part. Les parallèlesrabbiniques' et déjà pré-rabbiniques' confirment que la formule

1. J. JEREMIAS, Verkündigung, p. 22 (trad. fr. p. 18-19).2. Neofiti 1, trad. R. Le Déaut.3. On pourra voir aussi le contraste entre la bonté humaine, hésitante et épiso-

dique, et la bonté surabondante de Dieu, décrit en PsSal 5, 13-15.4. Cf. P. BILLERBECK 1, p. 730-731.5. Cf. ThWNT 7, p. 109 et 115. - Je relève en particulier Si 14, 18 et

LAB 62, 6.

LES GRANDES LIGNES DU PORTRAIT DE DIEU

55

« chair et sang » sert à qualifier l'homme dans sa finitude etdans sa différence radicale avec Dieu.

A plusieurs reprises, et dans des traditions différentes, lemême sens de Dieu et de son altérité est exprimé tout simplementpar le couple antithétique . Dieu - les hommes. Il en est ainsidans la tradition marcienne 6 , en SMC et en SLc 8 .

En quoi réside la différence ? Quels sont, pour reprendre lelangage de l'École, les « attributs » de Dieu, les qualités qu'onlui attribue au moyen du langage prédicatif' ? S'il existe dans leNT des exemples déjà assez développés de ce type de langage surDieu"' la tradition des logia est, à cet égard, bien discrète. Ellecomporte pourtant quelques données intéressantes.

1. Dans l'importante controverse sur la résurrection des morts(Mc 12, 18-27) Jésus met en relief la « puissance » de Dieu(v. 24) et le même thème est présent en Mc 10, 27 et 14, 36".

Comme nous l'avons vu dans le chapitre précédent, dans ladéclaration solennelle sur l'exaltation du Fils de l'homme (Mc14, 62) Dieu est même désigné, conformément à un usage quiexistait sans doute déjà dans le monde palestiniencontemporain 12, par le nom abstrait « la Puissance ».

2. Dieu est présenté de manière appuyée comme celui qui a lascience, la connaissance". Le trait est présent dans les quatrecourants traditionnels présynoptiques.

6. Mc 7, 8-9 ; 8, 33 ; 10, 9 ; 11, 30-32.7. Mt 6, 18.8. Lc 16, 15 ; 18, 2.4.9. Pour illustration de ce langage on peut citer le bel exemple de Flavius Josè-

phe, Contre Apion 11, 167 : « Quant à Dieu lui-même, Moïse montra qu'il estunique, incréé, éternellement immuable, plus beau que toute forme mortelle,connaissable pour nous par sa puissance, mais inconnaissable en son essence »(trad. L. Blum).

10. Le plus net me paraît être 1 Tm l, 17 où « Dieu » est qualifié par unechaîne de trois attributs : incorruptible, invisible, unique.

11. Voir aussi Lc 12, 5 par. Mt 10, 28.12. Voir E.E. URBACH, Sages, p. 80-96.13. Voir P. SCHRUERS, « La paternité », p. 620-621. Tout en admettant que

le motif exprime surtout la transcendance, l'auteur y découvre aussi une insis-tance sur la sollicitude.

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56

LE DIEU DE JÉSUS

D'après Mc 13, 32 l'heure de l'accomplissement eschatologi-que est connue du Père, et lui seul « sait » (oida).

La source Q valorise cette capacité divine dans le développe-ment sur les soucis (Lc 12, 22-31). L'abandon des soucis exigédu disciple est mis en rapport avec la sollicitude paternelle deDieu et, plus précisément, avec le fait que « votre Père sait(oida) que vous avez besoin de tout cela » (Lc 12, 30).

D'après Mt 6, 7-8 la prière de demande peut et doit être sobreparce que le Père connaît (oida) les besoins des siens avant mêmequ'ils ne les formulent. Ce logion de SMt est l'un des élémentsdont s'est servi Mt pour étoffer la composition à trois strophessur prière, jeûne, aumône. Dans cette unité traditionnelle onretrouve d'ailleurs un trait analogue exprimé dans un autre voca-bulaire : le Père « voit (blepô) dans le secret » (Mt 6, 4.6.18).

Dans SLc la sévère critique adressée aux pharisiens enLc 16, 14-15 est d'un intérêt particulier pour notre sujet. Lapetite unité met en rapport une sentence (v. 15) et la descriptiondu comportement qui en est l'occasion (v. 14). Autrement ditelle répond à la forme littéraire hellénistique de la « chrie » dansson expression la plus simple '°. Le v. 14 paraît être une scènecomposée par le rédacteur pour servir de transition. La sentenceelle-même (v. 15) vient probablement de la tradition. Elle estmême rangée par R. Bultmann" parmi les textes qui attestent lemieux la nouveauté et l'originalité de la prédication de Jésus.Les pharisiens peuvent bien abuser les hommes mais Dieu nesaurait être dupe car « il connaît (ginôskô) vos coeurs ». Cetteexpression est sans doute une reprise du théologoumène bibliqued'après lequel Dieu sonde les reins et les coeurs 16 . Rappelonsaussi qu'en Pr 24, 12 la périphrase « celui qui pèse les coeurs »suffit à désigner Dieu.

3. La troisième qualité attribuée à Dieu avec insistance est labonté. En voici les attestations explicites.

A l'homme riche qui s'adresse à lui en l'appelant « bon maî-tre » (Mc 10, 17) Jésus réplique (10, 18) de manière assez éton-

14. Pour plus d'information sur la « chrie » voir K. BERGER, Formges-chichte, p. 82-84.

15. R. BULTMANN, Geschichte, p. 110.16. On trouvera dans J. BEHM, ThWNT 3, p. 616, les références aux textes

vétérotestamentaires et juifs qui attestent ce théologoumène.

LES GRANDES LIGNES DU PORTRAIT DE DIEU

57

nante : personne (n'est) bon (agathos) sinon un, Dieu » (oubien : « sinon le Dieu unique ») ". En raison de la distancequ'il établit entre Jésus et Dieu - un trait que Mt 19, 16-17 atenté d'éliminer non sans maladresse -, ce propos est singulière-ment abrupt et ne peut guère se comprendre comme créationcommunautaire.

Un adjectif dont le sens est proche de celui de agathos, àsavoir chrèstos, est employé en référence à Dieu dans la versionlucanienne du commandement de l'amour des ennemis (tradi-tion Q). Dans le parallèle de Mt (5, 45) la bonté de Dieu est évo-quée de façon plus concrète et il est à peu près certain que la for-mulation abstraite de Lc est ici secondaire".

Dans le même contexte de Q nous lisons un énoncé qui faitusage de la formule usuelle de la « prédication » : sujet + verbeêtre + adjectif. Dans la version matthéenne (5, 48) le texteporte : « Vous serez donc parfaits comme votre Père céleste estparfait », tandis que chez Lc (6, 36) c'est la miséricorde qui sertde thème. Comme la consigne matthéenne est proche deLXX Dt 18, 13 et que Mt introduit l'adjectif « parfait » (teleios),de sa propre initiative, en un autre passage (Mt 19, 21 diff. Mc),la plupart des auteurs `9 estiment avec raison que Lc a mieuxrespecté la teneur de la source, d'autant que l'adjectif grec oik-tirmôn ne se lit qu'ici dans l'oeuvre de Lc. Dans la Septante cetadjectif, qui équivaut d'habitude à rhwm, est appliqué plusieursfois à Dieu, notamment en association avec eleèmon~°. Il évo-que la tendresse et la compassion de Dieu. Bien que les motsévoluent et ne conservent pas forcément leur connotation pre-mière, il n'est pas sans intérêt de rappeler que la racine sémitiquesous-jacente (rhm) désigne d'abord le sein maternel et que quel-ques textes vétérotestamentairesz' mettent en relief les traits mater-nels de Dieuzz.

17. Voir aussi Mt 20, 15.18. Nous nous arrêterons ultérieurement à ce texte important.19. Cf. les indications données par S. SCHULZ, Q, p. 130.20. Voir par ex. Ps 85(86), 15.21. Les plus nets se lisent en Is 40-66 : Is 42, 13-14 ; 45, 10 ; 49, 15 ;

66, 10-13. Mais voir aussi Nb 11, 11-12.22. Sous l'impulsion de la théologie féministe l'importance de ce fait a été

souvent rappelée ces derniers temps. Voir en particulier R. HAMERTON-KELLY,

God, p. 39-40 ; E. JACOB, « Traits féminins dans la figure du Dieu d'Israël »,

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5 8

LE DIEU DE JÉSUS

IL. La bonne attitude face à Dieu

L'image de Dieu qui commande l'enseignement de Jésus peutêtre perçue de manière indirecte à travers les attitudes que Jésusexige de l'homme face à Dieu. Ces attitudes s'interpénètrent etse conditionnent les unes les autres, de sorte qu'il y a quelqueartifice à vouloir les classer. Il paraît cependant possible de dis-tinguer trois dominantes : la foi, la prière et l'obéissance.

A) La foi

L'association entre « Dieu » et la racine croire (pist- : verbe etsubstantif) n'est faite explicitement qu'une fois dans les parolesde Jésus, à savoir dans l'exhortation echete pistin theou(Mc 11, 22) qui introduit le petit complexe de logia portant surfoi et prière en Mc 11 23-25. Le génitif theou est sans aucundoute objectif : foi en Dieu". Parce que Mc 11, 22b a l'expres-sion « avoir (la) foi » en commun avec la version Q du logionsur la foi prodigieuse (Lc 17, 6 par. Mt 17, 20) et pour d'autresraisons qu'il n'est pas utile de présenter ici, il y a lieu de considé-rer que Mc 11, 22b est de formation secondaire : un rédacteuraura voulu donner une sorte de titre à l'ensemble des trois logiaregroupés en 11, 23-25 2°.

Dépourvu de la mention expresse de Dieu, le vocabulaire de lafoi est mis assez souvent dans la bouche de Jésus. Voici les don-nées précises 25

- en ce qui concerne le verbeMc : 1, 15 ; 5, 36 ; 9, 23.42 ; 11, 23.24.31 ; 13, 21.

dans A. CAQUOT - S. LÉGASSE - M. TARDIEU (éd.), Mélanges bibliques et orien-taux en l'honneur de M. Mathias Delcor, Neukirchen-Vluyn 1985, p. 221-230 ;et surtout M.I. GRUGER, « The Motherhood of God in Second Isaiah », RB 90,1983, p. 351-359.

23. Dans l'unique autre emploi néotestamentaire du syntagme pistis theou(Rm 3, 3), le génitif est subjectif, mais le sens de l'expression est tout autre : lafidélité de Dieu.

24. Voir en ce sens J. CABA, Oracidn, p. 123-124 ; F. HAHN, « Das Vers-tündnis des Glaubens im Markusevangelium », dans F. HAHN - H. KLEIN (éd.),Glaube im Neuen Testament (FS H. Binder), Neukirchen-Vluyn 1982, p. 43-67(p. 52).

25. Je n'ai pas inclus dans la liste les parallèles matthéens et lucaniens à Mc.

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Q : aucun emploi sûr.SMt : Mt 21, 32.SLc : Lc 24, 25 26.

- en ce qui concerne le substantif pistisMc : 4, 40 ; 5, 34 ; 10, 52 ; (11, 22).Q : Lc 7, 9 par. Mt 8, 10 ; Lc 17, 6 par. Mt 17, 20.SMt : Mt 23, 23.SLc : Lc 7, 50 ; 17, 19 ; 18, 8 ; 22, 32.

Faute de pouvoir procéder à l'analyse individuelle de tous cestextes, je me satisfais de deux remarques générales.

1. Le relevé des textes par courants traditionnels semble indi-quer que le vocabulaire de la foi n'est pas ancré très solidementdans la tradition plus ancienne. Mais il serait arbitraire d'attri-buer à la communauté postpascale la totalité des mentions de lafoi. Chacun de son côté, J. Jeremias 2 ' et L. Goppelt 28 ont éta-

bli que quelques textes au moins remontent bien à Jésus et, plusrécemment, G. Dautzenberg 29 a confirmé cette vue.

2. En dépit du manque de précision sur le destinataire de lafoi, il n'est pas douteux que la tradition la plus ancienne a envue Dieu lui-même. Comme en divers textes vétérotestamentairesqui emploient le verbe à l'absolu'°, croire ne consiste pas àadmettre que Dieu existe mais à compter sur lui absolument, àlui faire radicalement confiance". Croire, c'est se fier en unDieu dont on reconnaît du même coup qu'il est prêt à aider etqu'il est capable de le faire efficacement 32. A travers l'appel àla foi Dieu est perçu ainsi que le présentent par exemple lesPsaumes à tant de reprises : un roc, une citadelle, un abri sûr.

26. La comparaison synoptique révèle d'emblée quelques emplois rédaction-nels en Mt (Mt 9, 28 diff. Me 10, 51= Mt 20, 32 ; Mt 24, 26) et en Lc (Lc 8, 12

diff. Mc 4, 15.17 ; Lc 22, 67 diff. Mc 14, 61).27. J. JEREMIAS, Verkündigung, p. 157-160 (trad. p. 208-211).

28. L. GGPPELT, Theologie I, p. 199-200.29. G. DAUTZENBERG, «Glaube».

30. G. DAUTZENBERG, «Glaube», p. 51, renvoie à Is 7,9; 28,16; Ps 116,10;

Ha 2,4.31. Cf. D. LÜHRMANN, RAC 11, p. 66.

32. Cf. W. THÜSING, Theologien, p. 91.

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LE DIEU DE JÉSUS

Sans pouvoir m'y arrêter ici 33 je souligne qu'à mes yeux une foide ce type caractérise l'attitude existentielle de Jésus, en particu-lier quand il est face à la mort (Mc 14, 25 !). La foi vécue et prê-chée par Jésus est à voir résolument en continuité avec l' AT etavec son image de Dieu 3 °.

B) La prière

La prière est une réalité complexe. Dans le NT le vocabulairequi sert à exprimer cette réalité apparaît assez varié. Un traite-ment synthétique de la question suffira pour mettre en relief lesdeux aspects majeurs : louange et demande.

1. La louange

Le récit synoptique précise qu'en des occasions particulièresJésus « a rendu grâce »3s, et l'une des rares prières de Jésusdont la tradition rapporte la teneur même est l'action de grâcessolennelle adressée au « Père, Seigneur du ciel et de là terre »(Lc 10, 21-22 par.).

Dans l'enseignement de Jésus le thème tient une place réduiteet on a vite fait d'en mentionner les attestations. La prière delouange formulée par le pharisien de la parabole en Lc 18, 11n'est probablement pas une caricature 36, mais elle ne peut paspasser non plus pour une prière en tout point exemplaire etrecommandée. D'après Mt 5, 16 la glorification du Père par« les hommes » doit être le but ultime de la rectitude de vie desdisciples ; ces derniers ont en charge l'honneur de Dieu ou, pourle dire en termes moins profanes, la sanctification de son Nom.Reprenant le texte d'Is 29, 13 Jésus critique ceux qui « hono-rent » Dieu par les lèvres seulement, non par le coeur (Mc 7, 6).

33. Voir sur le sujet le beau livre de J. GuILLET, La Foi de Jésus Christ,Paris 1980.

34. Nous reviendrons plus longuement sur le sujet dans le chapitre suivant.35. Mc 6, 41 ; 8, 6 ; 14, 22-24.36. Contre L. SCHOTTROFF, « Die Erzühlung vom Pharisàer and Züllner als

Beispiel für die theologische Kunst des Ueberredens », dans Neues Testamentand christliche Existenz (FS H. Braun), Tübingen 1973, p. 439-461 (surtoutp. 450).

2. La demande

LES GRANDES LIGNES DU PORTRAIT DE DIEU

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Il eût été normal, estime Jésus, que les dix lépreux guéris, et passeulement l'un d'eux, songent à « donner gloire à Dieu »(Lc 17, 18).

Même dans l'hypothèse la plus optimiste, qui consisterait àadmettre l'authenticité de ces textes dans leur ensemble, on nepeut que constater la discrétion de Jésus sur le sujet. On se gar-dera toutefois d'en conclure que Jésus se désintéresse de lalouange. Il n'était pas nécessaire de s'appesantir sur une attitudeaussi fondamentale chez l'homme de la Bible et sur la grandeuret la sainteté de Dieu qu'elle suppose. C'eût été enfoncer desportes ouvertes. Au reste, les demandes initiales du Notre Père(Lc 11, 2 par.) attestent avec éclat à quel point Jésus était habitépar le sens de la sainteté de Dieu et par la passion de sagloire 37, un sens et une passion qu'il entend justement commu-niquer aux disciples.

La deuxième partie du Pater (Lc 11, 3-4 par.) est constituéetout entière de demandes. Au témoignage de la tradition cetaspect de la prière fait l'objet d'une insistance assez marquéedans la bouche de Jésus. Relevons les principaux textes"

Mc : 11, 24 ; 13, 28 ; 14, 38.Q : Lc 6, 28 par. Mt 5, 44 ; Lc 10, 2 par. Mt 9, 38 ;

Lc 11, 9-13 par. Mt 7, 7-11.SMt : Mt 6, 7-8 ; 18, 19.SLc : Lc 18, 7 39 .Dans le domaine des rapports inter-humains la demande peut

ne pas être exempte d'une certaine ambiguïté. Chez celui quil'exige ou l'attend d'un autre peut jouer le désir d'asseoir sasupériorité en rappelant à l'impétrant sa dépendance. S'agissantde Dieu et de l'homme, la prière implique que ce dernier prenneconscience de son essentielle pauvreté et, du point de vue du

37. Voir le commentaire de ces demandes dans J. SCHLOSSER, Règne,p. 247-290.

38. Le vocabulaire est divers et les nuances précises des termes ne sont pastoujours faciles à percevoir, en particulier quand le verbe employé est proseucho-mai. Je ne retiens que les textes où la connotation de la demande me paraîtnette. Le choix comporte forcément une part de subjectivité.

39. J'attribue à la rédaction lucanienne la mention du thème faite enLc 21, 36 (diff. Mc 13, 33).

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LE DIEU DE JÉSUS

croyant, cette prise de conscience correspond à la vérité : « lademande est aveu d'impuissance et non démonstration de quel-que pouvoir » magique 4°. Pourtant ce n'est pas là-dessus queporte en priorité l'insistance de Jésus. Pour lui la demandes'enracine dans la conviction que Dieu est favorablement dis-posé, désireux du bonheur des siens. Elle est une façon de recon-naître la bonté de Dieu et d'affirmer la confiance en sa sollici-tude. Cette pointe est tout à fait nette dans l'a fortiori quisous-tend Lc 11, 9-13 : si déjà un père humain, tout « mauvais »qu'il soit, répond favorablement aux demandes de son fils, àcombien plus forte raison Dieu le fera-t-il. Que le qualificatif« bon », pourtant attendu, ne soit pas exprimé, ne change rienà la portée du texte 41 . Le Notre Père atteste à sa façon le lienexistant entre la demande et la perception de Dieu comme essen-tiellement bon : les demandes s'adressent à celui que Jésus dési-gne comme Abba 4 z.

C) L'obéissance

Le vocabulaire précis de l'obéissance (hypakouô, hypakoè) estabsent des logia de Jésus. J'y recours néanmoins pour désignerde manière globale un ensemble de comportements qui équiva-lent à reconnaître Dieu dans sa souveraineté et son autorité uni-que. Dieu a des affaires, des exigences, des droits qui lui appar-tiennent en propre. Il entend non seulement qu'on s'en souciemais qu'on leur accorde la priorité sur tout le ceste.

Pierre se voit reprocher par Jésus de ne pas tendre avec touteson intelligence et toute sa volonté (phroneô) vers les « affairesde Dieu » (Mc 8, 33). On peut et on doit rendre à César ce quilui revient, mais il importe plus encore de rendre à Dieu ce quiest à Dieu (Mc 12, 17). L'accomplissement de la « volonté deDieu » est le critère auquel se reconnaît la vraie parenté de Jésus(Mc 3, 35). La Basileia doit faire l'objet d'une recherche priori-

40. W. KASPER, « Gott and die Zukunft », dans M. HENGEL - R. REINHARDT(éd.), Heute von Gott reden, Munich-Mayence 1977, p. 7-24 (p. 20).

41. Voir aussi la parabole du juge et de la veuve en Lc 18, 1-8.42. Pour l'importance de cette attitude dans le judaïsme ancien voir

E.P. SANDERS, Paul and Palestinian Judaism, p. 232.

LES GRANDES LIGNES DU PORTRAIT DE DIEU

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taire (Lc 12, 31) 43 . Le radicalisme de l'exigence s'exprime peut-être le mieux dans l'important logion de Q (Lc 16, 13 par.) surla nécessité d'opter entre le service (douleuô) de Mamon et celuide Dieu.

Comme le montrent ces exemples, choisis dans un ensembleplus vaste 44 , le Dieu de Jésus n'est pas dépourvu de traits évo-quant la souveraineté, même si, comme nous l'avons constatéprécédemment, le titre de Seigneur ne lui est guère appliqué.Ainsi, « le Dieu devenu une réalité dans l'action et la prédicationde Jésus est aussi le Dieu concerné par le premier commande-ment. Car, si Dieu s'offre aux hommes, il n'en reste pas moinsDieu sans subir la moindre réduction... Dans toute sa vie et jus-que dans sa mort, Jésus n'eut qu'une préoccupation, celle defaire apparaître Dieu comme le seul et l'Unique Absolu »05.

III. L'agir divin

Dans la troisième partie de ce chapitre notre objectif est decerner la figure divine principalement - non exclusivement - àpartir des verbes dont Dieu est le sujet explicite ou implicite 46.

Pour plus de clarté l'abondante série de ces verbes sera examinéeà partir de deux angles différents. Je chercherai d'abord à préci-ser à quelles sphères temporelles se rattachent les actions attri-buées à Dieu dans les logia de Jésus. En second lieu je m'effor-cerai de dégager la qualité de l'action divine en m'orientantd'après les deux catégories majeures que, pour faire bref, onpeut désigner par les termes de salut et de jugement.

43. L'addition de prôton en Mt 6, 33 précise le point, mais, pour le fond, ellerend l'exigence moins abrupte : voir D. CATCHPOLE, « The Ravens », p. 86.

44. Il faudrait traiter en particulier de la référence faite par Jésus au Décalo-gue (Mc 7, 8.9.13 ; 10, 19 ; 12, 28-34) ainsi que de l'exigence de la metanoia.

Voir sur ce dernier point les indications rapides que j'ai données dans Règne,

p. 103-104, et les développements récents de E.P. SANDERS, Jésus and Judaism,p. 109-113.

45. E. SCHWEIZER, « "Pour que Dieu soit tout en tous" (I Cor., XV.28).

Contribution à la notion et l'image de Dieu dans les perspectives eschatologiquesde Jésus et de Paul », dans J. COPPENS (éd.), La Notion biblique de Dieu,

p. 275-291 (p. 285-286).

46. La seconde catégorie recouvre essentiellement le phénomène du passifthéologique.

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LE DIEU DE JÉSUS

A) Le temps

L'enjeu du sujet est de taille puisque, pour une bonne part, ilse recoupe avec la question des rapports de Jésus à Israël. Plusqu'ailleurs l'interprète risque ici d'être le jouet de ses présuppo-sés théologiques. C'est là déjà une raison de progresser avec pru-dence. S'y ajoute la complexité même de la question. En consé-quence je renoncerai à la présentation d'un inventaire avecstatistiques à l'appui et je chercherai seulement à faire apparaîtreles grandes tendances.

1. Le passé

Me plaçant dans la perspective de l'histoire du salut j'entendsici par « passé » les grandes réalités et les figures marquantes del'AT.

Avant de rassembler les données et pour éviter que la discus-sion du problème ne s'engage d'emblée dans des impasses, ilimporte de rappeler quelques points fondamentaux sur lesquelsl'accord des exégètes est large. 1. Jésus n'est pas venu fonderquelque religion nouvelle. Sa mission historique s'adresse àIsraël et même se limite à Israël. Sont des indices en ce sens laconstitution du groupe des douze, qui n'a de sens qu'en réfé-rence au peuple des douze tribus, la carrière de Jésus telle qu'elleest rapportée dans les évangiles, ainsi que plusieurs déclarationsconservées dans la tradition (Mt 10, 5-6 ; 15, 24)^'. 2. De touteévidence Jésus n'annonce pas un Dieu inconnu et radicalementnouveau. Il se réclame de l'Unique (Mc 12, 29 ; cf. 10, 18), duDieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob (Mc 12, 26) 48 . 3. Eninterprétant comme accomplissement ce qui est en train de sepasser en lien avec sa personne et son oeuvre 49 , Jésus valorisedu même coup le passé comme temps de la promesse. En ce sensgénéral au moins, sa théologie relève de la Heilsgeschichte.

Les références au glorieux passé d'Israël, aux magnalia Dei etaux grands acteurs de l'histoire du salut ne manquent pas dans

47. Voir en dernier lieu E.P. SANDERS, Jesus and Judaism.48. Voir par ex. L. GOPPELT, Theologie I, p. 128 ; E.P. SANDERS, Jesus and

Judaism, p. 280.

49. Lc 7, 18-23 par. ; Lc 10, 23-24 par. ; cf. Mc 1, 15 ; Lc 4, 16-21 ; 18, 31.

LES GRANDES LIGNES DU PORTRAIT DE DIEU

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la tradition des paroles du Seigneur, mais, dans l'ensemble, ellesparaissent peu soulignées.

Il n'est pas fait mention de l'Exode. L'alliance n'est rappeléequ'en Mc 14, 24 et le thème de l'élection n'apparaît pas à la sur-face. On n'en conclura pas trop vite que ces réalités furent abso-lument insignifiantes pour Jésus. La référence au Dieu qui seprésente en Ex 3, 6 comme Dieu d'Abraham, d'Isaac et deJacob (Mc 12,26), le renvoi au Décalogue (Mc 7, 10 ; 10, 19 ;Mt 5, 21.27) et au Shema Israel (Mc 12, 28-30) attestent lecontraire. Il reste qu'il n'y a pas d'insistance, à la différence dece que l'on constate dans le judaïsme contemporain, par exem-ple pour la sortie d'Égypte" ou pour l'élections', et que cettediscrétion est sans doute significative".

La différence entre Jésus et le milieu ambiant se vérifie pourune expression particulière qui nous intéresse directement. Dansle judaïsme ancien la référence aux Pères est très fréquente. Plusprécisément, la perception de Dieu comme le « Dieu de nospères », une expression qui souligne la continuité, la permanencede l'alliance et de l'élection s', y apparaît très importante. Dansle NT la référence aux Pères est bien attestée y compris dans lessynoptiques 54. Mais elle ne se trouve pas dans la bouche deJésuss5 , sinon sous une forme qui marque une distance criti-que : « leurs pères » en Lc 6, 23.26, « vos pères » enLc 11, 47-48 et Mt 23, 32. Quant à l'expression même « Dieudes pères », elle est complètement absente 56.

La merveille de Dieu évoquée le plus directement est lacréations' et, dans la même ligne, ce que nous appelons habi-tuellement la Providence". La place importante que tiennent,dans les paraboles de Jésus, les réalités quotidiennes et pourainsi dire profanes, est peut-être à expliquer par là.

50. Cf. E.E. URBACH, Sages, p. 385-387.

51. Cf. G. SCHRENK, ThWNT 4, p. 173-176.52. Avec E. GRÂSSER, Der Alte Bund im Neuen, Tübingen 1985, p. 128-129.53. Cf. G. SCHRENK, ThWNT 5, p. 975-977.54. Mt 3, 9 ; 23, 30 ; Me 11, 10 ; Lc 1, 32.55.72.73 ; 3, 8.55. Sauf dans les paroles attribuées au riche en Lc 16, 24.27.30.

56. Relevons, par manière de contraste, l'abondance de l'expression dansLAB (10, 4 ; 22, 3.5.7 ; 24, 4 ; 25, 6 ; 27, 7 ; 30, 4 ; 39, 4 ; 43, 7 ; 47, 1.2).

57. Mt 25, 34 ; Mc 10, 6 ; 13, 19 ; Lc 11, 40.50.58. Lc 12, 6-7 par. ; 12, 22-31 par.

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LE DIEU DE JÉSUS

Comme autres traits ou épisodes de PAT auxquels il est faitréférence dans les logia on relève

- le meurtre d'Abel et celui de Zacharie : Lc 11, 50-51 par. ;- la catastrophe du déluge et le salut de Noé

Lc 17, 26-27 par. ;- la ruine de Sodome : Lc 10, 12 par. ;

Mt 11, 24-24 ;

Lc 17, 28-30.32 ;- la liberté prise par David à l'égard des lais cultuelles

Mc 2, 25-26 ;- le secours apporté par Élie à une veuve païenne : Lc 4, 26 ;- la guérison de Naaman le Syrien : Lc 4, 27 ;- le déplacement de la reine du Sud auprès de Salomon

Lc11,31par. ;- la conversion des Ninivites à l'appel de Jonas

Lc 11, 32 par.Ainsi que l'a bien noté E. Gràsser 59 de telles références à

l'histoire d'Israël ne présentent pas cette dernière comme histoiredu salut.

Les figures marquantes de l'histoire biblique ne sont que rare-ment mentionnées dans les paroles attribuées à Jésus par la tra-dition synoptique.

Les trois patriarches sont nommés ensemble dans le rappeld'Ex 3, 6 fait en Mc 12, 26 et dans le logion de Q sur le pèleri-nage des peuples (Lc 13, 28 par.). Abraham seul est cité en plusdans trois textes de SLc (Lc 13, 16 ; 16, 19-31 ; 19, 9), le thèmecommun de ces textes étant la filiation par rapport à Abraham.Comme ce thème se trouve aussi dans Ac 6o et que Lc manifesteun intérêt particulier pour ce patriarche 61, on peut envisagerque l'un ou l'autre de ces textes de SLc vienne de larédaction 62.

Moïse est nommé à diverses reprises comme législateurd'Israël, en particulier dans la tradition marcienne 63 , mais aussi

en SMt (Mt 23, 2) et SLc (Lc 16, 29.31) 64 .

59. E. GRÂSSER, « Jesus and das Heil Gottes », p. 192 n. 48.60. Ac 3, 25 ; 13, 26.33.61. Voir sur le sujet N.A. DAHL, « The Story of Abraham in Luke-Acts »,

dans L.E. KECK - J.L. MARTYN (éd.), Studies in Luke-Acts (FS P. Schubert),Londres 1968, p. 138-158.

62. Avant tout Lc 19, 9, de style lucanien très prononcé.63. Me 1, 44 ; 7, 10 ; 10, 3 ; 12, 26.64. Les mentions de Lc 24, 27.44 viennent probablement du rédacteur.

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David et Salomon ne font l'objet d'aucune insistance. Mis àpart l'épisode déjà rappelé des pains dé proposition(Mc 2, 25-26), David n'est cité qu'une fois, comme auteur pro-phétique du Ps 110 (Mc 12, 35-37). Salomon apparaît commechampion de sagesse (Lc 11, 31 par.) et comme exemple de réus-site et de splendeur (Lc 12, 27 par.). Dans ce dernier texte le per-sonnage sert de faire-valoir : le lis des champs dépasse Salomonen beauté. A la lumière du texte parallèle sur les gens bien vêtusqu'on rencontre dans les palais royaux (Lc 7, 25 par.), il n'estpas exclu que cette mention de Salomon s'accompagne d'unenote critique.

Élie le prophète, dont Lc 4, 25-26 rappelle l'activité thauma-turgique en même temps que celle d'Élisée, est perçu aussi dansson rôle de préparateur des temps derniers. Mais le thème n'estattesté que dans la tradition de Mc 9, 11-13 65 , ce qui surprendsi l'on tient compte de l'importance qu'avait le personnage dansla tradition et dans la piété populaire juives.

A l'exception de Jonas, mentionné nommément dans la mysté-rieuse tradition du signe de Jonas (Lc 11, 29-30 par.)' et dansl'évocation de la conversion des Ninivites (Lc 11, 32 par.), etd'Isaïe (Mc 7, 10), les prophètes de FAT n'apparaissent quecomme collectif 6'. La distribution des traditions est cependantfort inégale. Rien n'est à relever dans les logia rapportés parMc. L:z source Q, par contre, est assez riche 6a. Trois desmorceaux 69 dépendent du schéma traditionnel (deutéronomiste)

de la persécution des prophètes. D'après Q (Lc 16, 16 par.) et,peut-être, d'après SMt (Mt 5, 17)'°, Jésus se réfère aussi àl'ensemble constitué par « la Loi et les prophètes ». On trouvel'équivalent dans SLc : Moïse et les prophètes (Lc 16, 29.31)".

65. Mt 11, 14 en est une reprise rédactionnelle.66. En Mt 16, 4 la référence à Jonas a été introduite par le rédacteur dans la

tradition marcienne (Me 8, 11-12).67. La mention de « Daniel le prophète » en Mt 24, 15 (diff. Mc 13, 14) vient

du rédacteur.68. Le 6, 23 ; 10, 24 ; 11, 47-48 ; 13, 34 ; 16, 16 - La mention des prophètes

en Le 13, 28-29 (différent, sur ce point, de Mt 8, 11-12) parait due au rédacteur.69. Le 6, 23 ; 11, 47-48 ; 13, 34.70. L'hypothèse de la provenance rédactionnelle de « Loi et prophètes » me

paraît cependant plus vraisemblable, compte tenu de Mt 22, 40 (diff. Mc 12, 31)et de Mt 7, 12 (diff. Le 6, 31).

71. Les autres mentions particulières à Le (Le 18, 31 diff. Mc 10, 33 ;Le 24, 25.44) sont probablement d'origine rédactionnelle.

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LE DIEU DE JÉSUS

En somme la référence aux prophètes du passé n'a quelque reliefque dans la tradition Q.

En ce qui concerne le Temple, Jésus dit d'un côté, d'unemanière conforme à la théologie et à la piété juives, qu'il est« la maison de Dieu » : il en est ainsi dans Mc (2, 26 ; 11, 17),en SMt (Mt 23, 21) et probablement aussi en SLc (Lc 2, 49)'2 .Mais, de l'autre côté, il est clair que la grandeur du Temple n'estque relative. Sa disparition prochaine est annoncée (Mc 13, 2 ;14, 58)'3 et dès à présent le Temple est dépasé en importancepar la personne même de Jésus : « il y a ici plus grand que leTemple » (Mt 12, 6).

Au terme d'une enquête fouillée, W.D. Davies" conclut queJésus « a accordé peu d'attention à la relation entre Iahvé etIsraël et le pays » (p. 365), alors que le judaïsme dans sonensemble avait conservé toute son importance au thème du paysd'Israël.

On pourrait s'interroger enfin sur les grandeurs qui manquenttout à fait et dont on attendrait la présence dans la tradition.Mais une réflexion de ce type tombe facilement dans l'arbitraireet je ne la tenterai pas ici. Je signale seulement'S que le termede « peuple » (laos) n'acquiert du relief que dans le cadre narra-tif des évangiles et qu'il est absent des paroles mêmes deJésus'6 .

Le relevé qui précède aurait sans doute pu être enrichi par l'unou l'autre trait. Mais d'un autre côté, ainsi qu'on l'auraconstaté, j'ai élargi considérablement et j'ai pris en compte des

72. Le sens exact de l'expression en tois tou patros mou (Lc 2, 49) reste dis-

cuté ; il faut probablement l'entendre au sens de « chez mon père », c'est-à-direau Temple (cf. R. LAURENTIN, Les Évangiles de l'Enfance du Christ. Vérité deNoël au-delà des mythes, Paris 1982, p. 103-104).

73. Sur la question très difficile de la signification à donner à l'épisode rap-porté en Mc 11, 15-19 (purification ? annonce prophétique de la disparition ?) etaux logia mentionnés on pourra lire E.P. SANDERS, Jesus and Judaism, p. 61-90et passim.

74. W.D. DAVIES, The Gospel and the Land. Early Christianity and JewishTerritorial Doctrine, Berkeley-Los Angeles-Londres 1974, p. 336-365.

75. A la suite de E. GRi1SSER, « Jesus and das Heil Gottes », p. 193, et deG. LOHFINK, « Gott », p. 60.

76. A l'exception des citations vétérotestamentaires qu'on lui attribue enMc 7, 6 et en Mt 13, 15.

2. Le présent

LES GRANDES LIGNES DU PORTRAIT DE DIEU

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données qui ne relèvent qu'indirectement de l'agir divin. Par ail-leurs je n'ai pas soumis systématiquement les logia à la critiquehistorique. En conséquence, et même si tel ou tel trait a échappéà l'enquête, les éléments rassemblés constituent en quelque sorteun maximum possible. Or la plupart de ces éléments ont uneorientation universelle (création, déluge, voire Sodome) ou alorsévoquent des épisodes non centrés sur les prérogatives religieusesd'Israël. Ce constat ne met pas en cause l'enracinement de Jésusdans le peuple de l'alliance et de l'histoire du salut, ni l'identitéde, Dieu. Mais il montre que Jésus est peu tourné vers le passéd'Israël et vers les hauts-faits de Dieu dont Israël a bénéficiéjadis et qui commandent toujours sa relation privilégiée àDieu". Ne serait-ce pas parce que, selon Jésus, Dieu est entrain de servir du vin nouveau ?

L'action présente de Dieu ne peut être saisie dans toute sonampleur et sa portée si l'on ne prend pas en compte la personnede Jésus. Jésus est le lieutenant ou le représentant de Dieu.Envoyé par lui, il parle avec l'autorité même de Dieu et sonaction engage Dieu'$. La pratique bienfaisante de Jésus -disons, pour faire bref, ses guérisons et son accueil des pécheurs- est la forme concrète de l'action divine. Cette connexion estcapitale et nous aurons à l'exploiter dans les chapitres ultérieursà diverses occasions, notamment dans notre étude deMt 20, 1-15. Pour le moment nous concentrons notre attentionsur les affirmations à portée théo-logique contenues dans leslogia.

Il faut rappeler d'abord les divers textes, déjà évoqués dans lesdéveloppements précédents de ce chapitre, qui portent sur la sol-licitude actuelle de Dieu pour ses créatures (Lc 12, 6-7 par. ;Lc 12, 22-31 par.) ou qui insistent sur l'exaucement de la prièrede demande (Lc 11, 9-13 par. ; Mt 18, 19). A première vue il n'y

77. Je rejoins sur ce point l'opinion exprimée sommairement par W. THÜ-SING, Theologien, p. 86-87, et les principales conclusions de J. BECKER, « Got-tesbild», p. 109-117, qui seraient pourtant à nuancer. Voir aussi J. GIBLET, «LaRévélation de Dieu», p. 237 (en substance) et U. Luz, dans R. SMEND - U. Luz,Gesetz, Stuttgart-Berlin-Cologne-Mayence 1981, p. 63-64.

78. Cf. Mc 9, 37 ; Lc 10, 16 par. ; Lc 11, 20 par.

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a rien là qui caractérise plus particulièrement le présent ; le Dieuqui se manifeste de la sorte paraît le même aujourd'hui commehier. En termes plus abstraits : on ne voit pas d'emblée en quoiet comment la théologie ainsi exprimée et l'eschatologie de Jésusse conditionnent mutuellement. Toutefois, comme le souligne lacritique récente 79, il existe entre elles un lien souterrain. Nous lepercevrons un peu mieux quand nous étudierons la qualité del'agir divin.

Dans le présent Dieu se montre actif en envoyant et en manda-tant. Jean-Baptiste, estime Jésus, est un envoyé de Dieu(Le 7, 27 par.) puisqu'il « est suscité » à la manière des juges etdes prophètes d'autrefois et que son baptême est « du ciel »(Mc 11, 30), c'est-à-dire de Dieu. Jésus lui-même est l'envoyé duPère. Comme nous l'avons vu dans le chapitre précédent, l'évan-gile de Jean a donné à ce thème un relief considérable au pointde désigner Dieu, par manière de périphrase, commel'Envoyeur'° ; mais les fondements étaient déjà posés dansdiverses veines de la tradition synoptique : en Mc (9, 37), enQ (Le 10, 16 par.) et dans un verset particulier à Mt (15, 24) 8 '.Dans un logion dont l'historicité peut être envisagéefavorablement" Jésus recommande de prier pour que Dieu sus-cite encore d'autres envoyés (Le 10, 2 par.). Reprise ultérieure-ment dans une perspective missionnaire, l'image de la moissonavait probablement, au départ de la tradition, une référenceeschatologique". Tout porte à croire que l'intervention actuellede Dieu, qui se traduit dans ces divers envois, a une qualificationeschatologique, en ce sens qu'elle déclenche le processus final.La connexion s'impose avec le message de Jésus sur la présencedu Règne.

Un autre aspect de l'intervention présente de Dieu est exprimépar le verbe révéler (apokalyptô), dont la connotation eschatolo-gique est encore plus directe : Dieu révèle aux petits que l'heuredu salut a sonné avec la venue de Jésus, annonciateur et réalisa-

79. Voir par ex. H. MERKLEIN, Gottesherrschaft, p. 181-182. Nous revien-

drons sur le sujet dans la conclusion générale.80. Jn 4, 34 ; 5, 24, etc.

81. Le thème affleure ailleurs : Mc 12, 6 ; Lc 13, 34 par. ; Lc 4, 43 (rédac-

tion).

82. Cf. F. HAHN, Mission, p. 32 n. 3.

83. P. HOFFMANN, Logienquelle, p. 289 et n. 2.

3. Le futur

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teur de la Basileia (Le 10, 21 par. ; cf. Mc 4, 11-12) ; il révèle àPierre le mystère de la personne de Jésus (Mt 16, 17).

A ces deux traits majeurs il convient d'ajouter d'autres actionsde Dieu. Nous les mentionnerons dans un instant, en étudiant laqualité de l'agir divin.

Le présent est donc marqué par l'intervention de Dieu, plusprécisément par une initiative spéciale de Dieu, nouvelle et défi-nitive. La tradition, en effet, a compris cette intervention selonle schème promesse/accomplissement 84 , et Jésus lui-même avaitprobablement la même conviction ainsi qu'en témoignent lemacarisme des témoins oculaires (Le 10, 23-24 par.) et, quoiqueson authenticité soit moins sûre, l'énumération des oeuvreseschatologiques (Le 7, 22 par.).

Dans les affirmations verbales relatives à Dieu, en particulierdans le groupe des passifs théologiques, le futur domine nette-ment. Mais, pour diverses raisons, il n'est pas toujours aisé dedéterminer la nature exacte de ce futur.

A côté du futur temporel habituel, la grammaire connaît unfutur gnomique ou logique qui exprime un résultat à attendredans des conditions données" ; le futur ne rend que la corres-pondance entre la condition et le résultat escompté. Commentcomprendre, par exemple, les futurs de Le 11, 9 (« demandez etil vous sera donné... ») dès lors qu'au v. 10, lors de la reprisedes trois verbes, les deux premiers sont au présent (lambanei,heuriskei) alors que le texte le mieux attesté présente le troisièmeau futur (anoigèsetai) ? Il y a lieu de compter avec cette valeurintemporelle du futur.

Une bonne partie des futurs exprimant l'action divine se lisentdans des sentences que, en raison de leur forme et de leurcontenu, on a appelées « sentences du droit sacré ». Dans une deses études sur ces textes K. Berger 86 a bien expliqué pourquoi ilest difficile d'apprécier correctement le futur. De nombreuxlogia sont articulés selon le schème acte/conséquence et expri-

84. Voir Mc 1, 15 ; Lc 4, 21.85. BLAss- DEBRUNNER-REHKOPF § 349, 1.86. K. BERGER, « . Zu den sogennanten Sâtzen heiligen Rechts », NTS 17,

1970-1971, p. 10-40.

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LE DIEU DE JÉSUS

ment la correspondance entre l'acte posé et sa sanction. Dans latradition sapientielle où s'enracine le schéma le futur ne met pasl'accent sur l'agir eschatologique de Dieu mais sur ce qui se pro-duit habituellement dans l'expérience humaine. Ce n'est quedans un deuxième temps de l'évolution de la tradition qu'on rap-porte plus spécialement à Dieu la sanction de l'acte humain etqu'on fait coïncider cette sanction avec le jugement eschatologi-que.

Il découle de ces remarques qu'un certain nombre d'actionsdivines exprimées au futur ne se rapportent peut-être pas à l'agirde Dieu annoncé ou attendu pour l'avenir eschatologique. Ilreste cependant assez de textes non équivoques - ils seront men-tionnés dans la section portant sur la qualité de l'agir divin -pour permettre de conclure que la tradition, et Jésus avant elle,mettait fortement l'accent sur l'agir futur de Dieu.

Au terme de cet aperçu sur le temps de l'action divine d'aprèsles logia, il convient de souligner deux points

1. Une correspondance nette apparaît entre la théo-logie deJésus et son message du Règne de Dieu. Dans les fragments lesplus anciens le thème de la Basileia est référé massivement aufutur et au présent, mais non au passé. Le survol que nousvenons de faire a dégagé une distribution analogue dans lésaffirmations sur l'agir divin : peu d'intérêt pour l'action passéede Dieu, insistance sur le présent et sur le futur.

2. L'accent mis par Jésus sur le présent aux détriments dupassé le distingue assez nettement du judaïsme ancien. Là, eneffet, les pôles majeurs de l'action divine sont le passé et lefutur. Le présent n'apporte rien de nouveau en matière de révé-lation ou de hauts faits de Dieu. Dans une étude déjà anciennemais qui conserve toute son importance pour notre sujet,W.G. Kümmel", tout en se refusant à faire jouer la dialectiquefameuse du Dieu « lointain » (judaïsme) et du Dieu « proche »(AT et Jésus) 8a , a beaucoup insisté sur la portée de l'originalité

87. W.G. KOMMEL, « Gottesverkündigung ».88. Voir pour information E.P. SANDERS, Paul and Palestinian Judaism,

p. 213-215.

LES GRANDES LIGNES DU PORTRAIT DE DIEU

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de Jésus en la matière 89 . Son appréciation doit être nuancée enfonction des découvertes de Qumran. En effet, les Hymmesinsistent sur la qualité salvifique du présent"' et il y a des amor-ces en ce sens dans d'autres milieux"'. Il reste que l'accent mispar Jésus sur le présent et, corrélativement, un certain désintérêtpour le passé sont nettement plus sensibles chez Jésus quedans l'environnement juif. L'expérience de la nouveauté(cf. Mc 2, 18-22) touche aussi, et peut-être d'abord, la théo-logie.

B) La qualité de l'agir divin

Considéré comme acte ponctuel le jugement peut déboucheraussi bien sur le salut que sur la condamnation et c'est d'aborden vertu de cette fonction de séparation qu'il s'appelle krisis.Toutefois, la connotation dominante du vocabulaire est néga-tive. De la sorte, pour approximative qu'elle soit, l'oppositionjugement/salut peut être retenue pour désigner les deux pôles del'action divine considérée sous l'angle de la qualité. Bienentendu, il n'est pas question d'étudier en détail deux thèmesaussi vastes. Je vais me contenter de relever les textes où la réfé-rence à Dieu est établie.

1. Le pôle du jugement

Dans les logia on ne trouve que rarement des précisions sur lanature du jugement. L'unique élément net est l'évocation de lagéhenne : d'après Mc 9, 47 on peut y « être jeté » (par Dieu) ;selon un texte de Q dont Lc 12, 5 a vraisemblablement conservéla teneur, Dieu a le pouvoir de « tuer » et de « jeter dans lagéhenne ». L'affirmation de Lc 12, 5 est si abrupte que, s'auto-risant du fait que Dieu n'est nommé explicitement qu'au verset

89. Kümmel n'est pas de ceux qui attribuent au judaïsme ancien une idée deDieu dégradée par rapport à celle de PAT. II réagit vigoureusement (cf. « Got-tesverkündigung », p. 110-113) contre la caricature de la théo-logie du judaïsmeancien présentée dans certains travaux, dont ceux de W. Bousset.

90. Voir l'étude de H.W. KUHN, Enderwartung and gegenwtirtiges Heil, G&t-tingen 1966.

91. Voir les indications données par P. HOFFMANN, dans P. HOFFMANN -V. EID, Jesus von Nazareth, p. 49.

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LE DIEU DE JÉSUS

tivé « celui qui a le pouvoir de » comme se référant non pas àDieu mais à Satan". Mais pareille exégèse, sans appui dans letexte et dans les parallèles, ne peut être reçue.

En règle générale la référence au jugement se fait à travers desexpressions assez vagues ou au moyen d'images. Je distingue

- la reddition des comptes. Elle est visée par le verbe ekzèteô

dans un logion de Q (Lc 11, 50-51) 93 et, de façon encore plussimple, par les verbes zètéô et aiteô dans une sentence de SLc(Lc 12, 48).

- la condamnation. En Mt 12, 36-37 (SMt) la condamnation(katadikazô) est évoquée en lien avec la reddition des comptes.Le verbe katadikazô est employé aussi en Lc 6, 37 : « Necondamnez pas et vous ne serez pas condamnés. » Attestée parLc seul, cette consigne se situe dans un contexte qui vient mani-festement de Q mais dont il est malaisé de restituer la teneurpremière 9°. Quoi qu'il en soit l'idée du jugement divin est pré-sente dans le texte de Q comme le montre la première consigne,rapportée cette fois par les deux versions : « Ne jugez pas etvous ne serez pas jugés » (Lc 6, 37 a).

- l'abaissement. Cette représentation est employée encontraste avec celle de l'exaltation dans une sentence réutiliséedans divers contextes" mais qui, au départ, devait circuler àl'état isolé.

- le châtiment. Il est évoqué par une série d'images :

-• être éjecté (ekballô) : Lc 13, 28 par. 1 ;• être coupé et jeté au feu : Mt 7, 19 97 ;• être déraciné : Mt 15, 13 ;• être abandonné ou laissé pour compte : Lc 17, 34-35

98par.

92. Ainsi W. SCHENK, Synopse, p. 84-85.93. Le parallèle de Mt 23, 35-36 comporte une formule différente qu'on

trouve encore en Mt 27, 25 et qui, pour cette raison, est sans doute à attribuerau rédacteur (cf. S. SCHULZ, Q, p. 337).

94. Voir l'exposé synthétique des diverses possibilités dans J. DUPONT, « LaTransmission des paroles de Jésus sur la lampe et la mesure dans Mc 4, 21-25 etdans la tradition Q », dans J. DELOBEL (éd.), Logia, p. 201-236 (p. 220-221).

95. Lc 14, i l ; 18, 14 ; Mt 23, 12.96. Cf. Mt 22, 13 ; 25, 30.97. Le feu du châtiment est mentionné plusieurs fois : Mc 9, 43.45.47.48 ;

Mt 5, 22 ; 13, 42 ; 13, 49.50 ; 25, 41.98. Il est certain que le couple antithétique paralambanô/aphièmi exprime la

LES GRANDES LIGNES DU PORTRAIT DE DIEU

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2. Le pôle du salut

Mise à part sa traduction en gestes concrets dans la pratiquede Jésus, l'action du Dieu Sauveur, pas plus que celle du juge,ne fait l'objet d'une description détaillée. Jésus se contente del'évoquer, d'y faire allusion de façon variée.

A plusieurs reprises elle est rendue tout simplement par leverbe donner (didômi et composés) 99 .

Comme images utilisées dans le registre du salut je relève- la mesure : Mc 4, 24 ; Lc 6, 38 par. ;- la mise en lieu sûr (paralambanô) : Lc 17, 34-35 par. 1 00 ;- la consolation : Mt 5, 5 (Q) ; Lc 16, 25 (SLc) ;- l'exaltation : Mt 23, 12 : Lc 14, 11 ; 18, 14'°'.Pour caractériser l'action de Dieu on recourt aussi, bien

qu'assez rarement, à des catégories plus typées, plus religieuses- Dieu fait miséricorde : Mc 5, 19 ; Mt 5, 7 ;- il sauve : Mc 13, 13.19 ; Lc 8, 12 ;- il justifie : Mt 12, 37 ; Lc 18, 14 ;- enfin et surtout, il pardonne : Mc 2, 5.9 ; 3, 28 ; 4, 12 ;

11, 25 - Lc 11, 4 par. ; 12, l0a par. - Lc 7, 47.48 ; 23, 34.

En ce qui regarde la répartition de cette double activité deJuge et de Sauveur selon la sphère temporelle, on peut dire engros que l'avenir eschatologique se caractérise, presque à partségales, par les deux pôles. Le présent n'est pas entièrement àl'abri du jugement divin '°z, mais il apparait avant tout commele temps du salut, de la grâce offerte.

Concluons. En continuité avec la tradition vétérotestamentaireet juive Jésus présente Dieu dans son altérité, et celle-ci se mani-feste à travers les attributs de la puissance, de l'omniscience et

double réalité de la ruine et du salut. On discute seulement la question de savoirquel verbe évoque la ruine et lequel exprime le salut. Avec la plupart des auteursje rapporte paralambanô au salut, mais je ne nie pas qu'il y ait de bons argu-ments aussi pour la solution inverse (cf. par ex. D. ZELLER, Kommentar, p. 91).

99. Il en va ainsi chez Me (4, 25 ; cf. 4, 11 ; 13, 11), en Q (Lc 6, 38a ; 11, 9),dans SMt (19, 11 ; 21, 43) et dans SLc (14, 14).

100. Voir ci-dessus n. 98.101. Cf. L c 10, 15 par.102. Cf. Mc 4, 11 ; Lc 10, 21 par. ; Lc 19, 42.

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LE DIEU DE JÉSUS

de la bonté. Les attitudes exigées par Jésus chez l'homme suppo-sent un Dieu personnel, capable de relation, non pas un « ça »mais un « tu ». Son existence est pré-supposée et on ne s'arrêteguère à ce qu'il est en soi. Dieu est perçu surtout à travers sonaction. Pour Jésus comme pour la tradition cette actionembrasse toute l'histoire. Mais les accents sont distribués demanières différentes. Jésus ne semble pas attacher la mêmeimportance que le judaïsme en général à la révélation que Dieua faite de lui-même dans le passé et aux traits particularistes deson image. Son regard se porte bien plus sur le présent. Il attesteque Dieu est en train de prendre l'initiative pour y réaliser duneuf et pour se manifester avant tout comme le Dieu qui offre lesalut. Toutefois l'oeuvre divine ne sera plénière que dans l'aveniret, dès lors que cette perspective est envisagée, la bipolaritéessentielle du Dieu de la Bible, à la fois Juge et Sauveur,retrouve tous ses droits : Dieu est reconnu dans sa majesté etdans sa tendresse, comme Puissance qui s'impose et commeAmour qui se donne.

CHAPITRE III

LE DIEU FIDÈLE ET SÛR

Le titre donné au présent chapitre évoque à lui seul une carac-téristique essentielle du Dieu d'Israël. Elle est sensible en parti-culier dans le Psautier' et elle s'exprime à travers une multituded'images : roc, forteresse, abri... L'examen global mené au cha-pitre précédent a déjà mis au jour l'importance de cette mêmeimage de Dieu pour Jésus. Pour montrer combien la théo-logiede ce dernier en est marquée en profondeur je propose l'étude dedeux textes qui paraissent hautement significatifs à cet égard : lacontroverse de Jésus avec les sadducéens à propos de la résurrec-tion des morts (Mc 12, 18-27) et la parabole de la semence quipousse d'elle-même (Mc 4, 26-29).

Première section

Mc 12,18-27

La controverse est rapportée par les trois synoptiques. Del'avis général, le texte de Mt dépend étroitement de celui de Mc.La recension lucanienne est plus difficile à apprécier du point devue de la critique des sources car, comparée à Mc, elle se carac-

1. Voir A. DEISSLER, « Das Israel der Psalmen als Gottesvolk der Hoffen-den », dans G. BORNKAMM - K. RAHNER (éd.), Die Zeit Jesu (FS H. Schlier),Fribourg-Bâle-Vienne 1970, p. 15-37.

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LE DIEU DE JÉSUS

térise par nombre de traits originaux, en particulier dans lesparoles attribuées à Jésus.

Pour rendre compte de ces particularités lucaniennes la criti-que avance deux hypothèses rivales. Selon la première, proposéeavec plus ou moins de fermeté par divers auteurs', les particula-rités du récit de Lc sont à expliquer par l'influence sur Lc d'uneversion parallèle à celle de Mc. D'après la deuxième hypothèse'la rédaction lucanienne faite sur la base du seul texte de Mcexplique suffisamment l'originalité du troisième évangile pourcette péricope.

En dépit des sémitismes de Lc 20, 34 (les « fils de cet éon ») et20, 36 (les « fils de la résurrection »)4, la seconde explicationest à mon avis nettement plus vraisemblable que la première.Cette opinion se fonde sur les observations suivantes

1. Dans la première partie du récit (Lc 20, 27-33) les écartsentre Lc et Mc touchent uniquement la langue et le style. Ils nedépassent pas ce qu'on constate d'ordinaire quand Lc reprendMc. L'influence du texte de Mc est ici probable.

2. Tout en se distinguant nettement de celle de Mc, la versionlucanienne de la réponse de Jésus (Lc 20, 34ss) comporte plu-sieurs traits précis qui ne diffèrent guère de ce qu'on a dans Mcla dualité du vocabulaire de la résurrection, réduite en Mt (il n'aplus le verbe egeirô), est attestée en Mc et en Lc (le verbe egeirô,

la racine anistèmi/anastasis) ; le mot isaggeloi de Lc 20, 36 nes'éloigne guère de l'expression hôs aggeloi de Mc 12, 35 ; la

2. Voir par ex. E. HIRSCH, Frühgeschichte des Evangeliums. Zweites Buch.Die Vorlagen des Lukas and das Sondergut des Matthtius, Tübingen 1941,p. 233-234 ; W. GRUNDMANN, Lk, p. 374 ; T. SCHRAMM, Der Markus-Stoff beiLukas, Cambridge 1971, p. 170-171 ; E.E. ELLIS, The Gospel of Luke, Londres2 1974, p. 234 ; E. SCHWEIZER, Lk, p. 204.

3. Voir entre autres J. SCHMID, Das Evangelium nach Lukas, Ratisbonne4 1960, p. 298 ; F. NEIRYNCK, « La matière marcienne dans l'évangile de Luc »,dans ID. (éd.), L'Évangile de Luc. Problèmes littéraires et théologiques, Gem-bloux 1973, p. 157-201 (p. 176-177) ; I.H. MARSHALL, Luke, p. 738 ;G. SCHNEIDER, Lk, p. 404-405.

4. Ces tournures, à dire vrai, surprennent si on les attribue à Lc. Mais, sansprétendre les expliquer complètement par là, on peut au moins rappeler que laSeptante, dont Lc est un fin connaisseur, recourt occasionnellement à l'emploisémitisant du terme fils (références dans E. SCHWEIZER, ThWNT 8, p. 355).

I. La structure de l'unité

LE DIEU FIDÈLE ET SÛR

79

phrase oute gamousin oute gamizontai est attestée dans les deuxversions et, vu la rareté du double oute dans les synoptiques',cette convergence est significative.

3. Au plan du vocabulaire plusieurs éléments paraissent dusau rédacteur lucanien plutôt qu'à quelque tradition particulière.Je relève les verbes kataxioô (v. 35) 6 et tugchanô (v. 35)', laparticule eti (v. 36) 1 , le verbe mènyô (v. 37) aussi'.

4. La parenté idéelle, parfois même verbale, du texte de Lcavec 4 Maccabées 11 , un écrit fortement marqué par la penséehellénistique, s'explique le mieux dans l'hypothèse de la rédac-tion.

5. Les accents particuliers du texte de Lc sont conformes auxpréoccupations que cet auteur manifeste ailleurs dans son hermé-neutique de la résurrection".

En conséquence je considère le texte de Mc comme l'uniquevoie d'accès à la tradition et, éventuellement, à un enseignementde Jésus même.

Notre intérêt direct porte sur le mot final (Mc 12, 26-27).Mais pour l'interpréter correctement, il faut prendre en considé-ration de façon sommaire la péricope en son entier et de manièreplus précise l'ensemble de la déclaration de Jésus (v. 24-27).

L'unité comporte deux parties. La première (v. 18-23), danslaquelle on note une inclusion sur le terme anastasis (v. 18 et

5. Mt 6, 20 ; 12, 32 ; 22, 30 ; Mc 11, 25 , 14, 68 ; Lc 14, 35 ; 20, 35.6. Dans le reste du NT le verbe ne se lit plus qu'en Ac 5, 41 ; 2 Th 1, 5.7. Hapax des synoptiques, le verbe est employé cinq fois dans Ac, plus préci-

sément dans la deuxième partie de Ac (19, 11 ; 24, 2 ; 26, 22 ; 27, 3 ; 28, 2).8. Données statistiques : Mc : 5x ; Mt : 8x ; Lc : 16x ; Ac : 5x. A noter que

le mot est dû à plusieurs reprises au rédacteur : cf. Lc 9, 42 ; 18, 22 et 22, 60,à comparer avec les parallèles respectifs de Mc.

9. Sur un total de quatre emplois néotestamentaires, deux sont chez Lc(Lc 20, 37 et Ac 23, 30).

10. Voir le relevé fait par M.-E. BOISMARD, Synopse II, p. 349.11. Voir P. HOFFMANN, THE I V, p. 462.

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LE DIEU DE JÉSUS

23), présente les sadducéens et rapporte leur intervention auprèsde Jésus. La seconde (v. 24-27), dont le début est bien soulignépar la petite notice narrative du v. 24a avec la mention expressedu nom Jésus, est consacrée à la réponse de Jésus.

La structure interne de cette réponse est élaborée avec soin.L'inclusion sur le verbe planaomai en marque le début et la fin.D'après le v. 24 l'égarement des sadducéens est dû au fait qu'ilsne connaissent pas « les Écritures ni la puissance de Dieu ». Lamention des Écritures doit évidemment préparer la référenceexplicite à Ex 3, 6 qu'on lira au v. 26. Sur cette base ferme onadmettra qu'il y a aussi une relation entre la « puissance deDieu » (v. 24) et la transformation évoquée au v. 25, bien que,pour le fond, la dynamis intervienne aussi dans le fait même dela résurrection. Nous pouvons donc reconnaître dans le texte unedisposition en chiasme : les deux thèmes du v. 24 (Écritures,puissance de Dieu) sont repris en ordre inversé au v. 25 (puis-sance) et au v. 26 (Écritures).

II. Exégèse sommaire de la péricope

Notre intérêt, je l'ai dit, porte avant tout sur la réponse deJésus. Il paraît néanmoins indispensable de faire un bref rappelhistorique et d'expliciter le non-dit de l'argumentation proposéepar les sadducéens dans la première partie de l'unité.

A) Rappel historique ' 2

Les sadducéens disparaissent pratiquement dans la catastrophequi frappe le monde juif en 70. A partir de cette date la traditionsera aux mains du groupe rival, celui des pharisiens. Pour unelarge part les informations que nous avons sur les sadducéensnous sont parvenues à travers le prisme déformant de la polémi-que.

Caste sacerdotale, les sadducéens détiennent le pouvoir reli-gieux puisque c'est de leurs rangs que sortent habituellement legrand prêtre et les titulaires des postes importants dans le service

12. Cf. avant tout J. LE MOYNE, Les Sadducéens, Paris 1972.

LE DIEU FIDÈLE ET SÛR

81

du Temple, ceux que le NT appelle « archiprêtres ». Toutefois legroupe ne se réduit pas à la classe sacerdotale ; il comporte aussiune sorte d'aristocratie laïque. Du point de vue social les saddu-céens, qui s'accommodent de l'occupation romaine, sont fonciè-rement conservateurs.

Conservateurs, ils le sont aussi en ce qui concerne les croyan-ces, la doctrine. A la différence des pharisiens ils n'accordentpas à la tradition orale de valeur normative et révélatrice. Ils nereconnaissent que le texte de l'Écriture. A en croire les témoi-gnages des Pères de l'Église", ils s'en tiennent même au seulPentateuque. En l'absence de confirmation dans les textes juifson peut assurément se montrer sceptique quant à l'exactitude decette information. Pourtant elle ne manque pas devraisemblance". Il est probable en tout cas qu'ils attribuaientau Pentateuque une autorité privilégiée. Peut-être est-ce pourcette raison qu'ils récusent la résurrection des morts, croyancedont l'AT fait peu état et qui est complètement étrangère auPentateuque. Quoi qu'il en soit des raisons, la négation de larésurrection de la part des sadducéens est une caractéristiqueessentielle de leur position. Diverses sources en témoignent : leNT", Flavius Josèphe'' et les textes rabbiniques".

B) L'argumentation des sadducéens en Mc 12, 18-23

L'argumentation prend appui sur un texte scripturaire" tirédu Pentateuque (« Moïse a écrit » : v. 19) et qui donc jouit

13. On trouvera les textes dans E. SCHÜRER (G. VERMES - F. MILLAR -M. BLACK), History II, p. 408 et n. 24.

14. Voir D. BARTHÉLEMY, « L'état de la Bible juive depuis le début de notreère jusqu'à la deuxième révolte contre Rome (131-135) », dans J.D. KAESTLI -O. WERMELINGER, Le Canon de l Ancien Testament. Sa formation et son his-toire, Genève 1984, p. 9-45 (p. 10-11).

15. Ac 4, 1-2 ; 23, 8 et notre texte.

16. Bell. Il, 164-165 ; Ant. XVIII, 16. L'historien leur attribue formellementla négation de l'immortalité de l'âme, position qui n'est pas en elle-même in-

compatible avec la foi en la résurrection. Toutefois, en précisant que les saddu-céens nient « les châtiments et les récompenses de l'autre monde » (Bell. II, 166)Josèphe vise bien aussi la foi en la résurrection.

17. Sanhedrin 90b (cité par J. LE MOYNE, Les Sadducéens, p. 172 n. 1)Aboth de Rabbi Nathan, recension A, ch. 5 (LE MOYNE, p. 114).

18. Il s'agit en fait d'une confluence de Dt 25, 5-6 et de Gn 38, 8.

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d'une autorité souveraine et incontestée. D'après l'institution dulévirat le proche parent d'un homme mort sans laisser d'enfantsa l'obligation d'épouser la veuve de son parent défunt et de luisusciter une descendance. A partir de cette prescription de l'Écri-ture les sadducéens construisent un cas fictif. Six frères d'unemême famille se soumettent successivement à l'obligation pres-crite par la Loi. La femme a donc appartenu légalement à cha-cun des sept frères. Que se passera-t-il donc au moment de larésurrection, « duquel d'entre eux sera-t-elle la femme »(v. 23) ? Il suffit de prendre au sérieux la loi du lévirat pouraboutir à la conclusion que la résurrection des morts est impossi-ble et absurde. Tel apparaît le non-dit de l'argumentation dessadducéens.

C) La réponse de Jésus en Mc 12, 24-27

Les expressions qui ouvrent le v. 25 (« quand...) et le v. 26(« au sujet des morts, qu'ils ressuscitent... ») semblent indiquerque Jésus donne en fait deux réponses qui, sans doute, sé rap-portent l'une et l'autre au thème de la résurrection mais qui sontnéanmoins distinctes.

Au v. 25 le fait même de la résurrection paraît acquis, admisaussi bien par le locuteur que par les destinataires de la parole.Le désaccord et la discussion ne porteraient en réalité que sur laquestion des modalités ou de la nature de la vie postérieure à larésurrection. Considérée en elle-même, la parole rapportée auv. 25 semble réclamer comme destinataire non pas les saddu-céens du contexte mais quelque partisan de la résurrection, quel-que pharisien : c'est dans les milieux pharisiens, où la croyanceà la résurrection est admise, qu'une question sur les modalitéspeut se poser I 9 .

Le v. 26 paraît correspondre plus immédiatement à la pointede l'objection sadducéenne, c'est-à-dire à leur négation implicitede la résurrection. A leur adresse Jésus établit que les morts res-susciteront bel et bien. Il le fait en s'appuyant sur Ex 3, 6 - unargument qui ne paraît pas très pertinent et sur lequel nousaurons à nous arrêter ultérieurement.

19. Se prononcent en ce sens E. SCHWEIZER, Mk, p. 1 40-141 ; A. VôGTLE,Das Neue Testament and die Zukunft des Kosmos, Düsseldorf 1970, p. 147.

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A considérer les choses en profondeur une autre intelligencede la répartie de Jésus dans son ensemble apparaît possible, pré-férable même : le v. 25 d'un côté et les v. 26-27 de l'autre neconstituent pas deux réponses simplement juxtaposées voirehétérogènes mais équivalent aux deux articulations d'uneréponse unique. Explicitons.

L'argumentation des sadducéens ne manque pas de cohérencesi l'on tient que « comme un homme s'en va ainsi il vient » 2 °,c'est-à-dire si l'on admet que la vie postrésurrectionnelle est unereprise de la vie présente sans rupture de continuité, sans trans-formation profonde. Cette position était-elle effectivementtenue ? Le sujet est complexe et ne peut être qu'effleuré ici.Dans le judaïme ancien les conceptions relatives aux réalitéseschatologiques apparaissent mouvantes. Les affirmations rabbi-niques touchant le statut futur des hommes se rapportent tantôtaux temps messianiques", tantôt au monde céleste des âmes 22 ,tantôt au « monde à venir » au sens habituel de ce terme (monded'après la résurrection). Autant dire que la prudence est derigueur. On peut cependant détecter chez les rabbins la tendance« à mettre l'accent sur l'aspect concret et terrestre de la résurrec-tion » 23 . Cette tendance n'est d'ailleurs pas une nouveauté.Selon G. Stemberger 24 , « dans la grande majorité des textes (sc.de la période intertestamentaire) ... on conçoit la résurrectioncomme un retour des morts sur la terre et, de ce fait, comme unrétablissement de l'homme dans sa pleine corporéité terrestre ».Il était dans la logique de cette conception de compter avec lapermanence de la vie conjugale. A dire vrai, nous n'avons pasd'attestation expresse et sûre concernant ce point précis, mais lafaçon dont la tradition décrit les ressuscités d'Ez 37 va nette-ment en ce sens 25 : « ... dans les milieux pharisiens de cetteépoque on considérait comme allant de soi que les ressuscitésreprenaient leur vie sexuelle » 26.

20. Talmud de Jérusalem, Ketuboth 35c (cité par A. SCHLATTER, Mt, p. 652).21. Ces temps précèdent la résurrection.22. Cette conception est compatible avec la résurrection : en attendant la

résurrection les âmes des justes sont en lieu sûr. Elle peut faire aussi l'économie

de la résurrection : les âmes des justes sont déjà en communion avec Dieu.23. R. MARTIN-ACHARD, DBS X, col. 484.

24. G. STEMBERGER, Der Leib der Auferstehung, Rome 1972, p. 115.25. Cf. P. BILLERBEC K I, p. 888.

26. J. LE MGYNE, Les Sadducéens, p. 127.

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LE DIEU DE JÉSUS

S'il en est ainsi, la position énoncée au v. 25 rejoint partielle-ment celle des sadducéens. En mettant l'accent, dans la ligne demaints textes apocalyptiques et qumraniens 2', sur la conditionangélique des ressuscités, le locuteur entend souligner la ruptureet la discontinuité, la transformation de l'existence et l'altéritéde la condition nouvelle. Il prend ses distances par rapport auxconceptions matérialistes courantes, celles-là mêmes qui fournis-saient aux sadducéens le point d'appui de leur contestation.Compris ainsi le propos rapporté au v. 25 s'adresse bien auxsadducéens, et il porte. Il met au jour le vice impliqué dans leurraisonnement : il est fallacieux de déduire l'impossibilité de larésurrection sur la base de l'institution du lévirat puisque, selonla vraie conception de la résurrection, les ressuscités ne serontplus comme avant leur mort, ils ressembleront aux anges etn'auront donc plus de vie conjugale.

Bien qu'il ne soit pas dirimant en lui-même, il convient detenir compte aussi du petit indice de continuité littéraire fournipar la répétition des mots hotan anastôsin aux v. 23 et 25. Auv. 23, il est vrai, l'expression n'est pas entièrement assurée dansla tradition manuscrite, ce qui a amené les éditeurs du Greek

New Testament (3e éd.) et de Nestle-Aland (26e éd.) à la placerentre crochets. Dans la nouvelle édition de la Synopse de Huck,H. Greeven a pris l'option inverse et de bonnes raisons militenten faveur de son choix : la leçon est conforme au style marcien(phénomène de la dualité), son addition par les copistes serait

difficile à expliquer alors que son omission occasionnelle secomprend sans peine comme facilitante - on supprime le pléo-nasme - et harmonisante - on aligne Mc sur les parallèles 28 .

Après avoir montré que la prémisse du raisonnement desnégateurs est fausse (v. 25), il ne reste plus à Jésus qu'à souli-gner que la conclusion tirée est fausse elle aussi et à proposerl'affirmation juste en la fondant sur l'Écriture (v. 26-27). Bref,si les v. 25 et 26-27 apparaissaient à première vue comme deuxréponses distinctes, un examen plus approfondi autorise à y voirles deux temps d'une argumentation unique et cohérente 29.

27. Références dans B. RIGAUX, Dieu l'a ressuscité, p. 49-50 n. 44.28. En tout cas la note D (« texte très douteux ») attribuée à la leçon par les

éditeurs du Greek New Testament ne se justifie pas, comme le souligneB. RIGAUX, op. cit., p. 47 n. 9.

29. En ce sens voir surtout D.H. VAN DAALEN, « Observations », p. 241-

Avant d'examiner de plus près la partie de l'argumentationqui nous intéresse au premier chef, c'est-à-dire la deuxième(v. 26-27), nous allons nous arrêter brièvement à la genèse et àl'authenticité de la tradition.

III. Genèse et authenticité de la tradition

A) La genèse

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En fonction de l'intelligence d'ensemble qu'illes critiques tiennent des positions fortconcerne sa genèse.

Les auteurs qui voient dans le v. 25 d'une part et dans lesv. 26-27 de l'autre deux orientations nettement distinctes sontévidemment amenés à compter avec la dualité des niveaux tradi-tionnels, sans qu'il y ait d'ailleurs un accord sur ce qui est pre-mier et sur ce qui est second. Pour les uns le v. 25 appartientorganiquement à la tradition tandis que les v. 26-27 constituentun élargissement"'. Selon les autres c'est le v. 25 qui a été insérésecondairement dans la tradition".

Plus sensibles à la cohérence profonde de l'argumentation,d'autres exégètes estiment que les v. 25 et 26-27 ne sont pas àdissocier du point de vue ale la genèse 32. En fonction de l'exé-gèse présentée ci-dessus, je retiens cette deuxième position.J'estime donc, sans exclure qu'il puisse y avoir dans l'ensembledu morceau telle ou telle glose explicative", que la traditionrapportée en Mc 12, 18-27 constitue substantiellement une unité.

fit du texte,erses en ce qui

242 ; W. SCHMITHALS, Mk, p. 5"6 ; J.G. JANZEN, « Resurrection and Herme-neutics : on Exodus 3.6 in Mark 12.26 », JSNT n° 23, 1985, p. 43-58 (surtoutp. 48-50).

30. Cf. R. BULTMANN, Geschichte, p. 25 ; A. SUHL, Funktion, p. 70-71 ;H. FLENDER, Die Botschaft Jesu von der Herrschaft Gottes, Munich 1968,p. 33 ; J. GNILKA, Mk H, p. 156-157.

31. Cf. E. SCHWEIZER, Mk, p. 140-141 ; M.-E. BOISMARD, Synapse H,p. 348 ; F.G. DoWNING, « The Resurrection of the Dead : Jesus and Philo »,JSNT n° 15, 1982, p. 42-50 (p. 45).

32. Cf. B. RIGAUX, Dieu l'a ressuscité, p. 34-39 (i mplicitement) ; R. PESCH,Mk H, p. 230; W. SCHMITHALS, Mk, p. 535-536.

33. Aux v. 18b, 23c et peut-être 26a.

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LE DIEU DE JÉSUS

B) La provenance

Pour mon propos il n'est pas nécessaire de développer la ques-tion dans son ensemble. Il me suffit de l'envisager en fonctionde la deuxième partie de l'unité, c'est-à-dire de la réponse attri-buée à Jésus. Provient-elle réellement de Jésus ou bien est-elle lefruit de la réflexion théologique menée dans la communautépostpascale?

Les deux aspects du problème, le fait même de la résurrectionet la « nature » des corps ressuscités, ne sont évidemment pasindifférents à la communauté d'après Pâques. Elle s'en préoc-cupe. Mais, ainsi que l'a bien noté J. Jeremias", elle ne lesaborde pas à la manière de ce que nous lisons dans la contro-verse avec les sadducéens. Elle fonde sa foi en la résurrection desmorts non pas sur l'exégèse de Ex 3, 6 35 , mais sur le fait réaliséde la résurrection de Jésus. De même, quand elle s'interroge surla nature des corps ressuscités et quand elle veut souligner ladiastase entre l'existence présente et la vie des ressuscités, elle nerecourt pas au motif apocalyptique de la conformité avec lesanges, elle se fonde sur la résurrection de Jé sus 36. Or, quoiqu'on en ait dit", la controverse avec les sadducéens ne fait enrien écho à la résurrection de Jésus". Il est ainsi une différencesensible entre Mc 12, 18-27 et les textes témoins de la réflexioncommunautaire sur la résurrection des morts, différence quiplaide fortement en faveur de la provenance prépascale deMc 12, 24-27, au moins en ce qui concerne la substance du texte.Nous sommes donc fondés à exploiter cette tradition dans notrerecherche sur la théo-logie de Jésus.

34. J. JEREMIAS, Verkündigung, p. 180 n. 28 (trad. p. 231 n. 114). Ses argu-

ments sont repris par L. GoPPELT, Theologie I, p. 124 n. 13, et par R. PESCH,

Mk II, p. 235.

35. Dans le judaïsme ancien Ex 3, 6 ne fait pas partie non plus des lieux scrip-

turaires sur lesquels on appuie la résurrection. - Cf. P. BILLERBECtc, I, p. 893-

895 ; M. McNAMARA, Palestinian Judaism and the New Testament, Dublin

1983, p. 181.36. Le fait est particulièrement net en Ph 3, 21.

37. A. SUHL, Funktion, p. 70-72.

38. Telle est aussi l'opinion de F.G. DOWNING, op. cit., p. 46.

A) Les traits ponctuels

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IV. Mc 12, 26-27 et la théo-logie de Jésus

La deuxième partie de la réponse de Jésus établit un rapportentre la résurrection des morts et la présentation que Dieu fait delui-même en se disant Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob ; àce titre elle nous intéresse directement. C'est justement la natureexacte de ce rapport qui constitue le problème exégétique defond posé par le texte. Avant de m'y arrêter j'explique en quel-ques mots l'un ou l'autre trait ponctuel du texte.

Jésus renvoie explicitement au « livre de Moïse ». A l'épon désignait ainsi la Torah au sens restreint - le Pentateuque -sans doute parce que la Loi était écrite sur un rouleau spécial 39 .

La désignation du passage est faite selon la manière de citer laplus précise dont on disposait alors : la référence à la section.L'expression « au buisson » renvoie ainsi à Ex 3, 2ss °°.

Puisqu'on cite une parole concrète adressée par Dieu à Moïseil n'est pas requis de voir dans la formule « Dieu a dit »l'expression de la conviction que l'Écriture en tant que telle estla parole même de Dieu. Nous ne sommes pas au même niveauque dans les formules de citation, utilisées dans Mt, dans les-quelles Dieu est l'agent du dire (préposition hypo) et le prophètesa cause instrumentale (préposition dia) 41 . On ne peut pasexclure, toutefois, que dans l'économie de la péricope il y aitopposition voulue entre « Moïse a écrit » (Mc 12, 19) et « Dieua dit » (12, 26).

Le texte visé est Ex 3, 6. Dans la phrase citée la seule diffé-rence vraiment sensible entre le texte hébreu et la version de laSeptante est l'absence du verbe être dans l'hébreu. Ce verbe

39. Cf. G. SCHRENK, ThWNT 1, p. 615 et n. 13.40. Rm 11, 2 offre un cas semblable et on en trouve d'autres dans les écrits

juifs (P. BILLERBECK II, p. 28 ; III, p. 288).41. Voir par ex. Mt 1, 22. Notons qu'en Mt 15, 4 la parole scripturaire, attri-

buée à Moïse dans le parallèle de Mc 7, 10 (« Moïse a dit »), est rapportée direc-tion à Dieu (« Dieu a dit »).

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manque aussi en Mc 12, 26 42 . Il est par conséquent abusif deprétendre 41 que le texte de Mc dépend de la Septante.

B) La question de fond

Quel est le rapport logique entre l'autoprésentation de Dieu etles deux points qu'on paraît fonder sur elle, à savoir qu'il y aune résurrection des morts et que Dieu est un Dieu des vivants ?En vue de mieux cerner le problème je prends le risque de durcirles choses et de les présenter sous la forme d'une alternative, laquestion décisive étant de savoir si le v. 27 est à considérercomme une conclusion ou comme une prémisse 44 . Ou bienDieu s'est déclaré lui-même comme Dieu des patriarches ;comme ils ne sont pas restés au pouvoir de la mort, Dieu estbien un Dieu des vivants et ce qui vaut pour les patriarches vautpour tous les croyants. Ou bien : que Dieu est un Dieu desvivants est une évidence première et incontestable ; on peut enconclure que les patriarches, envers lesquels il s'est engagé, sontou seront vivants et en inférer qu'il y a effectivement une résur-rection des morts. Examinons de plus près ces deux possibilités.

1. Selon son sens obvie dans l'AT le texte d'Ex 3, 6 supposeévidemment que les patriarches sont morts. Leur mention assuresimplement l'insertion de Moïse dans une histoire du salut qui acommencé avant lui. Mais n'oublions pas que la Bible lue auIer siècle est une Bible commentée, interprétée. D'après une tra-dition bien établie et largement attestée 45, les patriarches nevégètent plus dans l'existence larvaire qui caractérisait les pen-sionnaires du Sheol, ils sont en Dieu et jouissent d'une vie dignede ce nom. Le non-dit de notre texte, à savoir que les patriarchessont déjà auprès de Dieu voire déjà ressuscités, n'est pas du toutimpensable dès lors qu'on prend en compte les idées juives del'époque.

Cette première explication comporte néanmoins plusieurs

42. Le fait est valorisé par K. STENDAHL, School, p. 145.43. Comme le fait J. GNILKA, Mk II, p. 157.44. Voir K. BERGER, Formgeschichte, p. 102.45. Les i ndications utiles sont données par R. PESCH, Mk II, p. 234.

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points faibles 46 . D'abord, en l'absence de toute particule spécia-lisée (oun, hôste...) la dernière phrase (v. 27) n'apparaît pascomme une conclusion du point de vue formel. Ensuite, si notretradition est foncièrement authentique, on conçoit mal que Jésusait fondé son argumentation sur un non-dit que les sadducéens,hostiles à ces apports nouveaux de la lecture scripturaire, nepouvaient pas admettre. Enfin, selon les rares parallèles où il estquestion de la résurrection des morts dans les logia de Jésus(Le 11, 31-32 par. ; Le 14, 14), ce dernier considère la résurrec-tion comme une réalité de l'avenir, et telle est aussi l'interpréta-tion la plus vraisemblable de Le 13, 28-29 par. où il est questionprécisément des patriarches 47 .

2. Dans la prière des Dix-Huit-Bénédictions (bén. 1) la for-mule d'Ex 3, 6 (Dieu d'Abraham...) est précisée et interprétéepar la métaphore du bouclier. L'accent est donc mis non p surla fidélité des patriarches à l'égard de Dieu mais sur l'engage-ment de Dieu envers les Pères. Il en va de même dans d'autrestextes où la formule est sous-jacente, et aussi dans des textes uti-lisant des expressions apparentées comme « Dieu des pères » ou,plus généralement, Dieu de tel ou tel. En règle générale on souli-gne par ces formules que Dieu est sauveur 48. Or, « ceux quisont descendus dans la tombe n'espèrent plus en ta (se. de Dieu)fidélité » (Is 38, 18). La conviction exprimée par Ézéchias estlargement partagée dans PAT comme l'attestent en particulierles Psaumes 49 . La mort signifie la rupture des relations et singu-lièrement de la relation avec Dieu, autrement dit : Dieu est effec-tivement « un Dieu des vivants » et non « un Dieu des morts »(Mc 12, 27). Mais le rapprochement opéré par Jésus avec l'idéedu Dieu bouclier et protecteur provoque un renversement

46. E.E. ELLIS, « Jesus, the Sadducees and Qumran », NTS 10, 1963-1964,p. 274-279 (p. 275) note qu'elle opère avec une anthropologie grecque et surtoutqu'elle met en cause la cohérence de l'argumentation de Jésus puisque, dansl'hypothèse, on peut faire l'économie de la résurrection.

47. Voir J. SCHLOSSER, Règne, p. 717.48. Voir l'important article de F. DREYFUS, « L'argument scripturaire de

Jésus en faveur de la résurrection des morts (Marc XII, 26-27) », RB 66, 1959,p. 213-224.

49. Ps 6, 6 ; 29(30), 10 ; 87(88), 6.11-13 ; 113, 25 (= TM 115, 17). - Voirsur le sujet H.W. WOLFF, Anthropologie des Alten Testaments, Munich 21974,p. 160-162.

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complet. L'incompatibilité entre mort et communion avec Dieu

pousse l'homme de l'AT à affirmer que la mort rompt lacommunion avec Dieu et, à la limite, constitue un obstacles'opposant à la souveraineté de Dieu'°. Selon Mc 12, 26-27 cen'est pas la puissance de Dieu qui est rendue inopérante par lamort, c'est au contraire la mort qui perd son pouvoir devant lapuissance de Dieu et devant l'engagement qu'il a pris en sedéclarant le Dieu de quelqu'un. Tel est sans doute le sens le plusvraisemblable de l'argumentation de notre texte. AvecF. Dreyfus" on peut proposer cette paraphrase : « Si Abraham

est mort à jamais, le secours que Dieu lui garantissait en s'intitu-lant "Dieu d'Abraham" n'a été qu'une dérision. Donc Abrahamdoit revivre. » Ou encore, avec B. Rigaux cette fois' 2 : « Si

tous les Juifs doivent connaître aux termes de la Loi que Dieuest le Dieu des Pères, comme Dieu n'est pas un Dieu des mortsmais un Dieu des vivants, c'est que Abraham, Isaac et Jacobsont vivants. »

Comme le montrent les deux paraphrases citées il reste unpoint obscur : le sens est-il simplement que les patriarches sontdestinés à la résurrection ou bien considère-t-on qu'ils sont déjàvivants pleinement en Dieu, voire déjà ressuscités ? Pour les rai-sons que j'ai dites plus haut la première possibilité me paraîtplus vraisemblable mais, pour notre propos, la question peutrester ouverte. L'important, en effet, est de voir que la foi en larésurrection est une implication de la foi en Dieu, dès lors quecette dernière, dans la ligne des textes fondateurs de la foi en larésurrection des morts (Dn 12 ; 2 M 7) mais avec plus de nettetéet de fermeté, est prise entièrement au sérieux.

D'un point de vue historique on peut se demander s'il n'y a pasquelque rapport entre le refus de la résurrection chez les saddu-céens et leur image de Dieu. Malheureusement nous ne savons prati-quement rien de la théo-logie des sadducéens, de sorte qu'uneréponse satisfaisante à la question posée n'est pas possible.

50. Telle est du moins la signification probable du Ps 87(88), 6 : le psalmistene veut sans doute pas dire que les morts « ont été supprimés par » la main deDieu (trad. Pléiade) mais qu'ils « ont été retranchés » de sa main (Bible de Jéru-salem), qu'ils « sont coupés de » Dieu (TOB), soustraits à sa main c'est-à-dire àsa puissance.

51. F. DREYFUS, « L'argument », p. 221.52. B. RIGAux, Dieu l'a ressuscité, p. 38.

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Je relève toutefois deux indices qui, si on veut leur accorderquelque crédit, laissent à penser que les sadducéens n'avaientguère le sens de la proximité de Dieu. A en croire FlaviusJosèphe 53 les sadducéens « nient complètement l'existence dudestin » - entendons : de la Providence - « et disent que,quand un homme choisit de faire le mal ou non, Dieu n'y estpour rien ». Ailleurs l'historien juif assimile implicitement lessadducéens aux épicuriens - comme le fait aussi la traditionrabbinique -, auxquels il attribue la conception d'un Dieuétranger au monde 54 .

Quoi qu'il en soit de ce point, la portée positive de Mc 12, 26-27 est claire. L'enjeu du débat est bien plus qu'une question par-ticulière, si importante soit-elle. Il y va en dernière analyse deDieu, de sa puissance souveraine et de son indéfectiblefidélité". Selon W. Schmithals 56 , qui me paraît résumer l'essen-tiel de la portée de notre texte, et de fort belle façon",« lamort est bien la limite de la vie humaine, mais la foi sait quemourant, nous aboutissons dans les mains de Dieu. Dieu ne relâ-che pas ce qu'il s'est choisi ; tel est le contenu de l'espérance.Dieu lui-même est le bien espéré ».

Deuxième section

Mc 4, 26-29

La parabole de Mc 4, 26-29, propre à Mc, est appelée tantôtcelle de « la semence qui pousse toute seule », tantôt celle du« cultivateur qui patiente ». La différence des titres est révéla-

53. Bell. II, 164 (trad. P. Savinel).54. Voir les données dans R. MEYER, ThWNT 7, p. 46-47. Selon l'auteur la

conception des Sadducéens revient à un « athéisme pratique ». Pour une discus-sion circonspecte du problème voir R. LE MOYNE, Les Sadducéens, p. 37-40.

55. On pourra relire Rm 4 !56. W. SCHMITHALS, Mk, p. 538.57. Je me permets de citer le texte original : « Der Tod ist zwar die Grenze

menschlichen Lebens, aber der Glaube weiss, dass wir in die Hànde Gotteshinein sterben. Gott làsst nicht los, was er sich erwàhlte ; das ist der Inhalt derHoffnung. Gott selbst ist das Hoffnungsgut » (italiques de Schmithals).

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LE DIEU DE JÉSUS

trice de la difficulté de l'interprétation. De fait cette petite para-bole pose de nombreux problèmes. Les uns concernent la criti-que textuelle et la critique littéraire ; je n'en traiterai ici que dansla mesure où ils touchent de près l'interprétation théologique.Les autres concernent directement cette interprétation théologi-que elle-même, et ils sont de taille si l'on en juge par les diver-gences persistantes de la critique".

L Problèmes littéraires

A) Le genre

Notre morceau comporte une comparaison explicite, indiquéepar les mots houtôs...hôs du v. 26.

L'image est empruntée pour l'essentiel à la vie de la nature.Est décrit un processus typique, qui se répète, et non pas un faitparticulièrement remarquable.

Le texte est tenu essentiellement au présent.Dans les trois caractéristiques mentionnées on reconnaît les

marques de la « comparaison » (Gleichnis), à distinguer, selon laterminologie reçue, de la « parabole » (Parabel) et du « récitexemplaire » (Beispielerzühlung).

Pourtant la forme n'est pas pure car la « comparaison » deMc 4, 26-29 comporte aussi des traits" qui l'apparentent à unrécit circonstancié. A. Jülicherb° note : « moitié histoire, moitiédescription d'un processus qui se produit toujours à nouveau »,et range le morceau parmi les « paraboles ». R. Bultmann 6 ' nenie pas la présence de l'élément-récit dans notre texte mais rangenéanmoins Mc 4, 26-29 parmi les « comparaisons ». Ce sonteffectivement les caractéristiques du Gleichnis qui dominent 6z .

58. Je renvoie pour information à l'étude très documentée de V. Fusco,

Parola e Regno. La sezione delle Parabole (Mc 4, 1-34) nella prospettiva mar-

ciana, Brescia 1980, p. 341-364.

59. Ceux du v. 27a par exemple.

60. A. JÜLICHER, Gleichnisreden, 11, p. 539.

61. R. BULTMANN, Geschichte, p. 188.

62. Conformément à l'usage reçu je parlerai néanmoins de « parabole » dans

la suite de l'étude, mais le mot sera pris alors dans son sens large, non spécifi-

que.

B) La structure

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Comme l'a noté déjà E. Lohmeyer 63 , le schème 3 joue unrôle déterminant en Mc 4, 26-29. Selon cet auteur, mise à partl'introduction (v. 26) qui est binaire, le morceau comporte troisphrases de trois stiques chacune 6° . L'organisation d'ensemble dela parabole est elle aussi tripartite 65. Mais comment délimiterexactement les trois parties ?

La plus nette et la plus facile à reconnaître est sans aucundoute la dernière. L'expression hotan de (v. 29) marque la seuleincise claire depuis le début du récit. De toute évidence le v. 29constitue un temps de la parabole : la moisson.

Entre le v. 29 et le début du morceau on peut releverbb unesérie de correspondances significatives

1. Les deux seuls aoristes du texte, balè au v. 26 et paradoi auv. 29, se correspondent. Ils indiquent chaque fois « le présup-posé... de l'action principale »67.

2. A l'action du semeur mentionnée au présent au v. 29 (« illance la faucille ») fait pendant sa conduite, évoquée là aussi auprésent, au v. 27a.

3. Dans la partie finale c'est la référence à l'état du'champ(« la moisson est là ») qui explique l'action du cultivateur. Il enest de même au début du récit (v. 27b) : la semence germe ets'allonge.

On peut déduire de ces observations que les v. 26b-27 et 29 serépondent de façon antithétique. Le v. 28, quant à lui, joue lerôle d'une transition entre les deux parties ainsi dégagées : il

63. E. LOHMEYER, Mk, p. 85.

64. A mon avis le v. 28 comporte plutôt quatre stiques.

65. Selon V. Fusco, Parola, p. 344-345-356, la parabole est binaire parce que

les semailles, mentionnées au passé (v. 26b), ne constituent pas un élément auto-nome mais seulement un présupposé. L'enchaînement syntaxique de v. 26b et

27a me paraît s'opposer à cette vue.

66. A la suite de J. DUPONT, « Encore la parabole », p. 98-100.

67. J. DUPONT, op. cit., p. 99.

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explique (vers l'arrière) l'inactivité du semeur et il prépare (versl'avant) la mention de la moisson.

Cette proposition trouve un appui dans la construction gram-maticale du texte. Exception faite de oiden (v. 27c), qui setrouve dans une sorte de parenthèse à valeur de subordonnée,tous les verbes du v. 27 sont au subjonctif puisqu'ils s'enchaî-nent avec balè du v. 26b. Il faut attendre le v. 28 pour trouverun verbe principal indubitablement à l'indicatif (karpophorei).

En revanche la césure établie entre les v. 27 et 28 ne peutguère se fonder sur la considération des sujets, à l'encontre de ceque propose J. Dupont. Selon cet auteur l'« attention reste cen-trée sur le semeur »68 au v. 27, et c'est l'homme « qui est lesujet, au moins logique » de tout ce qui précède le v. 28. N'est-ce pas là surévaluer la portée du v. 27c ?

A mon avis il convient de ne pas négliger le changement desujet qui s'opère au v. 27b et il y a même lieu de reconsidérer àpartir de là l'extension de la partie médiane de la parabole.L'homme est sujet au v. 26b-27a. A partir du v. 27b les gran-deurs présentées au v. 26b sous forme de compléments passentau premier plan en devenant sujets des verbes, et ce dans lemême ordre qu'au v. 26b : d'abord « la semence » (v. 27b),ensuite « la terre » (v. 28). Le fait invite à grouper v. 27b et 28.

Une seconde observation plaide dans le même sens. Elleconcerne la répartition des affirmations principales et circons-tancielles à partir du v. 27b. Les affirmations principales portentsur des faits, les circonstancielles indiquent des modalités etl'ensemble s'organise en chiasme

a : la semence germe et s'allongeb : l'homme ne sait commentb' : d'elle-même

a' : la terre produit...

Cette lecture du texte revient à accorder un grand poids àl'adjectif automatè. Est-ce légitime ? La grammaire, en tout cas,le permet 69 . Dans la langue classique les circonstances de temps,de manière... sont souvent exprimées par un adjectif en fonctionde prédicat. Dans le NT l'usage est plus rare mais il existe. On

68. Op. cit., p. 98.69. BLASS-DEBRUNNER-REHKOPF § 243, 1.

peut donc considérer l'adjectif automatè, qui est manifestementun prédicat dans notre texte, comme équivalant à un adverbe demanière et lui attribuer le même rôle qu'à la proposition modaledu v. 27c. A vrai dire l'expression employée ici (v. 27c) - hôsouk oiden autos - est peu claire du point de vue grammatical.Habituellement hôs n'a pas la signification des adverbes demanière pôs ou hopôs. Toutefois, au témoignage des papyri 70,hôs est parfois confondu avec hopôs dans une interrogative indi-recte. Étant donné que le verbe oida se construit fréquemmentavec une interrogative indirecte, la tournure employée ici n'estguère différente de l'emploi de hôs attesté en d'autres textes".Bref, la traduction de Mc 4, 27c par « comment ? il ne le saitpas », ou même par « il ne sait pas comment » est justifiée, et lacorrespondance de l'expression avec l'adjectif automatè peutêtre retenue.

Enfin il est possible qu'il y ait passage à l'indicatif dès lev. 27b. La forme blasta est ambivalente (indicatif/subjonctif).Le verbe mèkynomai figure au subjonctif dans la masse desmanuscrits, mais plusieurs témoins l'ont à l'indicatif'z et diverscritiques 73 ont retenu la deuxième leçon.

Conjuguées, ces divecésure après le v. 2trale de la(v. 27c)vers la semence.

es observations invitent à marquer uneet à voir dans les v. 27b-28 la partie cen-

âbole. Bien que l'homme ne disparaisse pasàttention semble se déplacer dès ce moment du semeur

C) L'unité de la parabole

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La formule d'ouverture est inattestée ailleurs sous cette forme.On peut se demander si, au départ, la parabole ne commençaitpas tout simplement, à l'instar de Mc 4, 31-32 ou de 13, 34 parl'évocation du comportement du semeur (hôs anthrôpos...),c'est-à-dire sans référence explicite à la Basileia 74 . En l'absence

70. Cf. E. MAYSER, Il, 1, p. 79.71. Voir par ex. Lc 8, 47 ; 23, 55 ; 24, 35 ; Rm 11, 2 (avec oida) ; 2 Co 7, 15.72. Voir les indications dans V. TAYLOR, Mark, p. 267.

73. MA. LAGRANGE, Évangile selon saint Marc, Paris °1942, p. 115 ;E. KLOSTERMANN, Dos Markusevangelium, Tübingen 5 1971, p. 44.

74. Pour les tenants de cette position voir les indications données par

V. Fusco, Parola, p. 362 n. 88.

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LE DIEU DE JÉSUS

d'arguments plus précis mieux vaut laisser la question ouverte.D'aucuns, en particulier H.W. Kuhn" et H. Weder'6 , voient

dans le v. 28 un élément adventice. Mais les arguments avancésen ce sens ne sont vraiment pas convaincants".

En ce qui concerne le v. 29, suspecté lui aussi d'être secon-daire, il me paraît difficile d'admettre qu'à travers l'articulationhotan de... euthys il comporte un écho de la problématique duretard de la parousie 78 ; je ne crois pas non plus qu'il mette enoeuvre un trait allégorique en faisant intervenir comme jugeeschatologique un personnage transcendant' 9 . En revanche laréférence certaine de Mc 4, 29 au texte de Joël 4, 13 est à pren-dre en sérieuse considération. Si l'on peut établir que notre textepuise à la Septante on a de bonnes raisons de penser à un élar-gissement, vu que le morceau comporte par ailleurs quelquestraits sémitisants$°. Voici la traduction littérale des trois textesconcernés

J1 4, 13 TM : envoyez une faucille car la moisson a mûri.Jl 4,13 LXX: envoyez des faucilles car la vendange est là.Mc 4, 29 : il envoie la faucille car la moisson est là.Divers critiques prétendent que Mc 4, 29 s'appuie sur le texte

massorétique de Jl 4, 13 81 . Semblent plaider en ce sens l'emploidu mot faucille au singulier (LXX : pluriel) et surtout la rencon-tre sur le mot moisson (LXX : vendange), therismos (Mc) cor-

75. H.W. KUHN, Aeltere Sammlungen im Markusevangelium, Gôttigen 1971,

p. 104-112. - H. MERKLEIN, Gottesherrschaft, p. 122 et n. 153, se déclare

convaincu par son argumentation.76. H. WEDER, Gleichnisse, p. 104.77. La position de Kuhn a été critiquée en détail par J. DUPONT, « Encore la

parabole », p. 104-106. Les arguments supplémentaires proposés parH. WEDER, Gleichnisse, p. 104 n. 33, me paraissent proprement déconcertants.

78. Contre A. JÜLICHER, Gleichnisreden, 11, p. 544-545, et d'autres à sa

suite.

79. Contre M.-E. BOISMARD, Synopse II, p. 190.80. Notons au moins l'expression de la totalité par deux contraires (mérisme)

au v. 27a ; la mention de la nuit en premier lieu (cf. sur ce point R. DE VAUX,

Les Institutions de l Ancien Testament, 1, Paris 2 1961, p. 275-278) ; l'asyndète

entre les v. 27 et 28 ; diverses allitérations et paronomases au moins possibles

(cf. M. BLACK, An Aramaic Approach, p. 162-165).81. Voir par ex. J. JEREMIAS, Gleichnisse, p. 27 ; R. STUHLMANN, « Beobach-

tungen and Ueberlegungen zu Markus IV, 26-29 », NTS 19, 1972-1973, p. 153-

163 (p. 162) ; R. PESCH, Mk I, p. 258 ; J. GNILKA, Mk I, p. 183 (lire JI 4, 13 au

lieu de 4, 19).

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97

respondant tout à fait à qazir (TM). Mais n'allons pas trop viteen besogne. En effet, 1. L'emploi du mot faucille au singulieren Mc 4, 29 est entièrement normal dans le contexte, aussi nor-mal que celui de la troisième personne du singulier pour le verbe(TM et LXX : pluriel). 2. Quoique plus solide, le deuxièmeindice n'est pas dirimant. Le mot grec trygètos, utilisé enLXX JI 4, 13, est lui-même employé parfois pour rendrel'hébreu gazir 82 . Les deux termes grecs ne sont donc pas si éloi-gnés l'un de l'autre et l'on peut comprendre le passage de trygè-tos à therismos sans recourir forcément à l'influence de l'hébreude Jl 4, 13. Cette possibilité est à prendre d'autant plus enconsidération que le contexte, c'est-à-dire notre parabole,appelle « moisson » et non « vendange ». En d'autres termes : ilse pourrait que le trygètos de la Septante ait été remplacé spon-tanément par therismos 83 . Il reste que les indices mentionnéssuggèrent comme explication, non pas nécessaire mais obvie, ladépendance de Mc 4, 29 par rapport à JI 4, 13 TM.

On se contenterait de cette explication s'il n'y avait pas unindice, un seul mais de grand poids, plaidant positivement pourl'hypothèse rivale de la dépendance de Mc 4, 29 par rapport à laSeptante. Mc 4, 29 et LXX Jl 4, 13 s'accordent dans l'emploi duverbe paristèmi 8 '. Or paristèmi,tante, ne correspond au verbeque dans ce texte. Le vebouillir (LXX : hepou faire mûrir : en JI 4, 13 et en Gn 40, 10. Pour le texte de laGenèse la Septante s'est tirée d'affaire en utilisant l'adjectif mûr(pepeiros). En Jl 4, 13 on a renoncé à traduire et on a rendul'idée par un terme tout à fait banal : « la moisson est là » pour« la moisson est mûre » de l'original. Les vocables grecs expri-mant l'idée de mûrir paraissent assurément assez recherchés 86 ;

ils ne sont pas attestés en tout cas dans les écrits bibliques. MaisAp 14, 15, où le même texte de Joël est cité, montre qu'il y avaitd'autres façons simples de rendre l'idée puisque le texte porteici : « l'heure de la moisson est venue ». Bref, ce n'est probable-

est fréquent dans la Sep-ashal (employé en TM Jl 4, 13)

hébreu signifie d'ordinaire : cuire,Il n'a que deux fois" le sens de mûrir

82. LXX 1 R 8, 12 ; Am 4, 7 ; JI 1, 11 , Is 16, 9.83. K. STENDAHL, School, p. 144 n. 6, plaide pour cette possibilité.84. L'indice est dûment valorisé par V. Fusco, Parola, p. 353 n. 50.85. D'après KOHLER-BAUMGARTNER, ad verbum.86. Pepainô, pessô et dérivés.

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9 8

LE DIEU DE JÉSUS

ment pas un hasard si LXX Jl 4, 13 et Mc 4, 29 se rejoignent

sur paristèmi $'.Bien que les données ne soient pas entièrement nettes, tant

s'en faut, il paraît justifié de compter avec un remaniementintervenu en cours de tradition pour les stiques 2 et 3 duv. 29 88 . L'allusion scripturaire aura pris la place d'une expres-sion qui évoquait sans doute simplement le fait de la moisson".Ce serait faire la part trop large à la conjecture que de se lancerdans une restitution verbale du texte primitif. Mais, à titred'analogie, on peut suggérer que la finale primitive de la para-bole ressemblait à ce que nous lisons maintenant au logion 21 del'Évangile de Thomas : « Quand le fruit a mûri, il est venu aus-sitôt, sa faucille dans sa main, (et) il l'a cueilli. » Mis à part ceremaniement la parabole ne semble pas avoir subi de retouchessubstantielles. Je la considérerai donc comme une unité organi-

que.

IL Interprétation théologique de la parabole

Pour avoir quelque chance de toucher juste l'interprétationdoit porter sur la parabole dans son ensemble, prendre encompte aussi bien les semailles que la moisson, le travail de laterre et le comportement de l'homme, et ce sans tomber dans descorrespondances terme à terme.

1. La parabole propose probablement un message surl'accomplissement, sur la venue future - rien dans le texte ne

permet de dire : proche - de la Basileia. Le Règne viendra aussi

certainement que la moisson. Cette référence au Règne futur estd'autant plus probable que la moisson était devenue, dans la tra-dition biblique et juive, une métaphore figée, conventionnelle,pour désigner le Jour du Seigneur"°.

En présentant la parabole j'ai signalé que sa forme n'était paspure. A côté de ses caractéristiques dominantes qui en font une« comparaison » reposant sur une expérience commune, le mor-

87. Avec H.J. KLAUCK, Allegorie, p. 220.

88. Avec H. WEDER, Gleichnisse, p. 104 et 117 (mais pour d'autres raisons

que lui) et, en substance, J. DUPONT, « Encore la parabole », p. 103.

89. Cf. H.J. KLAUCK, Allegorie, p. 220 n. 171.

90. Voir H.J. KLAUCK, Allégorie, p. 223-224 ; V. Fusco, Parola, p. 352-354.

LE DIEU FIDÈLE ET SÛR

99

ceau comporte des traits inhabituels et surprenants, des traitsqui, pour reprendre le langage de P. Ricoeur, relèvent de l'« ex-travagance »91. C'est ainsi que l'inactivité du cultivateur unefois les semailles faites ne correspond pas à la réalitéquotidienne 9z. Selon un procédé qu'on trouve ailleurs dans lesparaboles"', la réalité visée, en l'occurrence la certitude de lavenue du Règne, semble avoir amené le paraboliste à donner uneprésentation peu réaliste.

La portée de ce trait « extravagant » est sans doute encoreplus marquée. Si on replace la parabole dans son milieu histori-que, on peut penser que l'attitude du semeur - son inactivité -doit surprendre des auditeurs concrets. Les commentateurs ren-voient aux zélotes et/ou aux pharisiens "°. De manière différenteles uns et les autres pensent pouvoir hâter la venue du Règneles premiers par leur engagement actif et, à la limite, par la vio-lence révolutionnaire en faveur de la théocratie, les seconds parla sainteté de leur vie. Historiquement ces deux attitudes sontdocumentées mais force est de reconnaître que notre parabole nefournit pas d'indices précis qui justifieraient le rapprochement.La non-intervention de l'homme et l'activité « automatique » dela terre semblent être d'abord l'expression d'une

conviction pro-fonde de Jésus, à savoir que le Regn st l'affaire de Dieu.Comme le montre par exempl otre Père, ce théocentrismene se dirige pas forcément contre des conceptions rivales, il setient en lui-même.

2. Si la parabole se réduisait à affirmer la venue certaine del'accomplissement comme oeuvre de Dieu, son message resteraitassez pâle et, pour ainsi dire, commun". Une telle exégèse ne

91. Voir par ex. P. RICOEUR, « Biblische Hermeneutik », dans W. HARNtSCH(éd.), Die neutestamentliche Gleichnisforschung im Horizont von Hermeneutikand Literaturwissenschaft, Darmstadt 1982, p. 248-339 (p. 309). - L'originalanglais de cette contribution a paru dans Semeia 4, 1975, p. 27-148 sous le titre« Biblical Hermeneutics ».

92. Voir E. LOHMEYER, Mk, p. 86-87 ; E. SCHWEIZER, Mk, p. 57 ;H.J. KLAUCK, Allegorie, p. 222.

93. Cf. G. EICHHOLZ, Gleichnisse, p. 94 ; E. TROCMÉ, Jésus, p. 109 : « Si lecomportement des personnages des paraboles prend soudain un tour inattendu,ou même bizarre, c'est que Dieu a commencé l'invasion du monde. »

94. Voir par ex. E. SCHWEIZER, Mk, p. 57.95. Voir J. GNILKA, Mk I, p. 185.

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Page 52: 129. Le Dieu de Jésus. (129)

DEUXIÈME PARTIE

LE DIEU PÈRE

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Dans la deuxième partie de cette étude nous allons nous arrê-ter à la désignation de Père, particulièrement importante dans latradition des paroles du Seigneur comme l'a montré déjà le sim-ple inventaire des titres divins mené précédemment.

Le sujet, on s'en doute, a été travaillé abondamment. Pourune bonne part nous aurons à engranger les fruits de ce travail.Mais pour une autre part l'attention renouvelée aux textes eux-mêmes nous amènera à apporter correctifs et rectifications et àmieux mettre en relief tel ou tel aspect négligé dans la rechercheantérieure.

Notre enquête va être menée en trois temps. Dans un premierchapitre je rappellerai les données de base fournies par l'AT etle judaïsme ancien. Le deuxième chapitre aura pour objet l'exa-men critique des logia synoptiques dans lesquels le nom divin dePère est mis dans la bouche de Jésus. Selon l'un de ces textes,Mc 14, 36, Jésus a utilisé le terme araméen abba dans son dialo-gue avec Dieu ; il est apparemment le seul Juif de son temps quiait invoqué Dieu en recourant à ce terme. L'importance de laquestion justifie qu'un chapitre entier, le troisième de cette par-tie, soit consacré à abba.

CHAPITRE IV

ANCIEN TESTAMENTET JUDAÏSME ANCIEN

Ni originale, ni exhaustive, l'étude qui va suivre a pour uniqueobjectif de rappeler les principales données relatives au thème dela paternité divine dans le monde biblique et juif. J'en traiteraide façon très succincte en ce qui concerne FAT. Le judaïsmeancien nous retiendra un peu plus longuement, non seulement enraison de ses apports propres mais aussi parce qu'il me sembleutile de présenter, et à l'occasion de reproduire, les textes eux-mêmes, du moins les principaux.

I. Dieu Père dans l'Ancien Testament

Du point de vue qui est le nôtre nous n'avons pas à nous sou-cier de la genèse et du développement du thème et nous pouvonsnégliger l'éclairage venant de l'histoire des religions'. Il noussuffit de considérer l'AT en lui-même, comme produit fini enquelque sorte.

Dans FAT le qualificatif « père » est rapporté à Dieu dediverses façons. A la suite de E. Jenniz on peut distinguercommodément trois catégories d'emplois.

1. Selon une représentation courante dans l'Orient Ancien, ledieu suprême est le géniteur des autres dieux et des hommes. A

1. Pour ces questions je renvoie à W. MARCHEL, Abba, Père !2. ThHAT l, col. 14-17.

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106

LE DIEU DE JÉSUS

travers une critique classique de l'idolâtrie le prophète Jérémie(2, 26-27) s'en prend à pareille conception. De fait le yahvismeavait trop le sens de la transcendance de Dieu pour reprendre aumilieu ambiant l'idée d'une parenté quasi physique entre Dieu etles créatures.

Certes, il y a dans l'AT quelques formulations qui, pressées,iraient en ce sens', mais elles sont dues à la liberté et à l'exubé-rance du poète et ne comptent guère dans l'ensemble de la théo-logie vétérotestamentaire.

2. Le langage de la « génération » se trouve aussi dans lePs 2, 7 et, si on la prend littéralement, la formule (adressée auroi) « tu es mon fils, moi aujourd'hui je t'ai engendré » rappellela conception mythologique que je viens d'évoquer. Mais il n'ya pas de doute qu'il faille interpréter la formule selon le registrejuridique, soit comme formule d'adoption, soit plutôt commeformule de légitimation 4. Il en va de même pour l'oracle deNathan (2 S 7, 14) et pour ses reprises ou relectures(Ps 88 (89), 27 ; 1 Ch 17, 13 ; 22, 10 ; 28, 6). A l'exception duPs 88 (89), 27, qui n'a qu'un membre, ces textes comportent lastructure binaire de la formule d'alliance par laquelle la Bibleexprime si souvent, dans son fond, la relation réciproque deIahvé et de son peuples. Il apparaît ainsi que la paternité divineet la filiation royale sont les effets d'une intervention historiquede Dieu et non le fait d'une parenté de nature.

La catégorie de l'adoption rend compte par ailleurs des textesassez nombreuxb où ce n'est pas le seul roi mais Israël et lesIsraélites qui sont appelés fils de Dieu. Plusieurs de ces textesqualifient expressément Dieu de « père ». La qualification estmise dans la bouche de Dieu' ou bien dans la bouche d'Israël,

3. Par ex. Dt 32, 18 ; cf. 32, 6.4. Cf. G. F(IHRER, ThWNT 8, p. 351. - Sur le débat relatif à l'adoption voir

A. SCHENKER, «Gott als Vater», p. 6-8 n. 2 et p. 42 n. 64.

5. Sur la formule d'alliance voir R. SMEND, Die Bundesformel, Zurich 1963,

et surtout H.H. SCHMID, « Ich will euer Gott sein, and ihr sollt mein Volk sein.

Die sogennante Bundesformel and die Frage nach der Mitte des Alten Testamen-

tes », dans D. LÜHRMANN - G. STRECKER, Kirche (FS G.Bornkamm), Tübingen1980, p. 1-25, qui propose de la rebaptiser (p. 20) « Jahwe-Israel- oder Gott-Volk-Formel ».

6. Voir par ex. Ex 4, 22 ; Os 11, 1.7. Jr 31, 9 ; cf. 31, 20.

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et dans ce dernier cas elle apparaît soit sous le mode de la « pré-dication »$ soit sous celui de l'invocation'.

3. Dans une troisième catégorie de textes 1° Dieu est comparéà un père ou bien qualifié de père au sens simplement méta-phorique.

Dans l'ensemble des textes, la paternité de Dieu est soulignéeen référence à Israël comme collectif, et la mise en relief de lapaternité divine par rapport au roi ne s'écarte guère de la règle,dans la mesure où le roi est le représentant du peuple. L'idée queDieu est le père de chaque individu n'a que de vaguesamorces''. Quant à la conception d'une paternité universelle deDieu, le rapport, exprimé en particulier dans le Deutéro-Isaïe,entre paternité divine et création pourrait donner à penserqu'elle est bien présente. N'oublions pas cependant que, dans laperspective vétérotestamentaire dominante, la dimension univer-selle de la création n'est pas au premier plan ; la création paraîtperçue d'abord comme le premier acte de la Heilsgeschichte, del'élection d'Israël. Il en résulte qu'il ne faut pas majorer l'idéede la paternité universelle. Là aussi on se contentera d'en recon-naître des amorces 1 2.

Pour mieux percevoir ce qu'apporte à l'image de Dieu la réfé-rence à la paternité, il convient évidemment de tenir compte desvaleurs sémantiques du terme « père » dans l'usage courant,d'autant plus que, je l'ai signalé, comparaisons et métaphoresétablissent un lien entre le père humain et le père divin. Négli-geant les détails et les aspects secondaires I', je rappelle seule-ment les deux traits dominants que les textes laissent apparaîtreavec netteté 14 : autorité et bonté.

8. Is 63, 16 ; 64, 7.9. Jr 3, 4.19.10. Voir entre autres Dt 1, 31 ; 8, 5 ; MI 3, 17 ; Ps 1 02 (103), 13 ; Pr 3, 12.11. Ps 26 (27), 10 ; 67 (68), 6.12. Voir les éléments de la discussion dans G. QUELL, ThWNT 5, p. 971-974.13. Pour une analyse plus fine je renvoie à l'article cité (ci-dessus n. 4) de

A. Schenker.14. Voir E. JENNI, ThHAT 1, col. 16-17.

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Quand on considère la relation de paternité du point de vue dufils, de bas en haut en quelque sorte, l'accent dominant reposesur l'autorité du père". Détenteur du savoir et du pouvoir, lepère est présenté comme le paterfamilias auquel sont dus respectet obéissance. A cet égard l'association de « fils » et de « servi-teur » 16 est très éclairante. Dans le texte de Ml 1, 6 cette asso-ciation est d'ailleurs transposée directement au plan divin parDieu lui-même : « Un fils honore son père, un serviteur, sonmaître. Or, si je suis père, où est l'honneur qui me revient ? Etsi je suis maître, où est le respect qui m'est dû ? » (TOB). Entant que créateur et libérateur d'Israël Dieu s'est acquis desdroits et entend qu'on les respecte. Ces droits sont ceux d'unpère. En Dt 14 la série des injonctions est précédée de « vousêtes des fils pour Iahvé, votre Dieu » (v. 1), une « affirmationsolennelle qui exige que les Israélites se comportent, vis-à-vis deleur Dieu, comme des fils à l'égard de leur père »".

Envisagée de haut en bas, du point de vue du père, la pater-nité connote avant tout la bonté, la sollicitude, l'amour : le pèreporte son fils (Dt 1, 31), il est indulgent (Ml 3, 17), plein decompassion (Ps 102 (103), 13). La réprimande elle-même est uneexpression de l'amour (Pr 3, 12)' 8 . Appliqué à Dieu, « Père »est sur la même ligne que les métaphores de l'Époux, du Bergeret du Libérateur". Cet aspect de la paternité divine a trouvéune expression littéraire de toute beauté dans maints textesvétérotestamentaires z° . De toute évidence Marcion a mal lul'Ancien Testament !

IL Dieu Père dans le judai'sme ancien

Comme je l'ai noté à propos de l'étude du titre kyrios, la dis-tinction traditionnelle entre judaïsme « palestinien » et judaïsme« hellénistique » comporte une bonne part d'arbitraire. Pour

15. P. SCHRUERS, « La paternité », p. 601, minimise indûment cet aspect.16. Voir par ex. 2 R 16, 17 ; Ml 1, 6.17. E. DHORME, La Bible de la Pléiade. L'Ancien Testament, I, p. 553 (note

à Dt 14, 1).18. Cf. He 12, 6 ; Ap 3, 19.19. G. FOHRER, ThWNT 8, p. 353.20. Par ex. Is 1, 2-3 ; 63, 7-64, 11 ; Os 11, 1-4.

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une présentation sommaire la distinction peut toutefois êtreconservée, compte tenu de la provenance géographique des écritset surtout du dosage varié de l'influence hellénistique. Ensomme les deux judaïsmes habituellement distingués sont hellé-nistiques l'un et l'autre, mais l'un l'est plus que l'autre.

A) Le judai'sme hellénistique

Philon et Josèphe

Philon d'Alexandrie, le représentant par excellence dujudaïsme hellénistique du Ier siècle de notre ère, utilise massive-ment le mot Père pour parler de Dieu. On s'accorde à reconnaî-tre chez lui l'influence conjuguée de l'AT et de la philosophiegrecquez'. Par l'emploi du mot Père Philon souligne surtoutque Dieu est géniteur universel, source et principe de tout. Cen'est pas un hasard si le mot forme souvent un binôme avecpoiètès. Citons seulement deux textes", choisis en raison deleur portée générale : d'après la Legatio ad Gaium 115 le Juif secaractérise par le fait de « croire en un seul dieu qui est le pèreet l'auteur de l'univers » (trad. A. Pelletier), et d'après leDe Decalogo 64 la parenté entre les créatures vient de ce qu'ellesont toutes «pour père l'unique auteur de l'Univers» (trad. V.Nikiprowetzky).

Dans la théo-logie de Flavius Josèphe" la dénomination dePère n'a guère de relief, mais elle n'est pas absente 24. La pater-nité divine peut être vue en relation avec Israëlz 5 ; généralementelle est évoquée en lien avec la souveraineté universelle de Dieucomme le montre son association avec despotès et avec le thèmede la création.

21. Voir G. SCHRENK, ThWNT 5, p. 956-957 ; O. MICHEL, EWNT III, col.128-129. - On trouvera dans ces deux articles un choix de références à Philon.

22. A la suite de K.H. SCHEI.KI.E, Theologie des Neuen Testaments, 11: Gott war

in Christus, Düsseldorf 1973, p. 258.23. Voir sur le sujet R.J.H. SHUTT, « The Concept of God in the Works of

Flavius Josephus », JJS 31, 1980, p. 171-189.24. Ant. I, 20.230 ; II, 132 ; IV, 262 ; V, 93 ; VII, 380; Bell. III, 375 ;

C. Apion II, 174 (ici le mot pourrait se rapporter aussi à la Loi).25. Ant. V, 93.

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Écrits anonymes ou pseudonymes

1. L'écrit testamentaire connu sous le nom de Testament de

Job emploie de façon répétée le titre de Père en référence àDieu" : il s'agit toujours d'une désignation et elle semble utili-sée sans insistance, comme un terme reçu 27.

2. Dans le Livre III des Oracles sibyllins, dont le fonds juifdate pour l'essentiel du Ier siècle avant notre ère 28, voire déjà duli e siècle 29, les désignations « le Grand Père » et le « GrandDieu » sont employées en parallèle (III, 296-297). En III, 726,dans un contexte liturgique - il s'agit d'une exhortation à lalouange mais non d'une louange formulée - «notre Père»apparaît en opposition à « Dieu ».

3. Le Livre de Joseph et Aseneth (contemporain des origineschrétiennes) 3 ° rapporte (ch. 12-13) une belle prière de l'héroïnede ce roman. La référence à la paternité divine y est présente,d'abord sous la forme de la comparaison avec un père humaincaractérisé par sa tendresse pour ses enfants (12, 8), ensuite et defaçon très insistante sous le mode prédicatif (12, 13-15) 3 '. Touten déclarant que Dieu est Père, Aseneth, on le notera, nes'adresse pas à lui en utilisant ce terme ; l'adresse qui revientsans cesse est « Seigneur ».

4. Un autre écrit qui relève du genre romanesque et qui datedu Ier siècle avant Jésus-Christ ou des débuts de l'ère chrétienne,

26. 33, 3.9 ; 40, 2 ; 47, 11 ? (texte ambigu) ; 52, 12.27. Selon B. SCHALLER, JSHRZ III, 3, p. 353, il n'y a pas lieu de considérer

que la désignation fut introduite secondairement dans l'écrit et R.P. SPITTLER

(dans J.H. CHARLESWORTH, éd., Pseudepigrapha I, p. 835) est du même avis.28. A.-M. DENIS, Introduction, p. 120 ; A. PAUL, dans R. KUNTZMANN -

J. SCHLOSSER (éd.), Études sur le judaisme hellénistique, Paris 1984, p. 90.29. Ainsi J.J. COLLINS, dans J.H. CHARLESWORTH, op. cit., p. 357.30. Pour des introductions récentes à l'écrit voir H.C. KEE, « The Socio-

Cultural Setting of Joseph and Aseneth », NTS 29, 1983, p. 394-413 ;G.W.E. NICKELSBURG, dans M.E. STONE (éd.), Jewish Writings, p. 65-71 ;D. Si1NGER, « Erwügungen zur historischen Einordnung and zur Datierung von"Joseph and Aseneth" », ZNW 76, 1985, p. 86-106.

31. Je m'appuie sur la traduction et sur la numérotation de C. BURCHARD,

JSHRZ Il, 4, p. 667.

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le Troisième Livre des Maccabées, se révèle particulièrementriche en ce qui concerne notre thème.

Au niveau le plus modeste la paternité divine est évoquée,implicitement et indirectement, au moyen d'une comparaisonavec la réalité humaine : le « Dieu céleste » combat pour lesJuifs « comme un père pour des fils » (3 M 7, 6).

En 5, 7-9 le narrateur rapporte en style indirect la prière desJuifs persécutés et affrontés à la mort. A côté des prédicatsexprimant la puissance de Dieu (le « Seigneur Pantocrator », le« dominateur de toute puissance »), on y lit l'expression « leurDieu miséricordieux et Père », à entendre sans doute « leur Dieuet Père miséricordieux » (5, 7). Les fidèles sollicitent de sa partune délivrance (rhyomai : 5, 8).

Le texte le plus fort est sans aucun doute la longue prièred'Éleazar, rapportée cette fois en style direct (6, 2-15) 32 . Lesprédicats de grandeur et de souveraineté y dominent nettement,en particulier dans l'adresse d'ouverture (« Roi très puissant,Dieu très haut et Pantocrator » : v. 2) et à la fin de la prière(« Seigneur » employé deux fois au v. 15). A deux reprises Élea-zar utilise aussi le vocatif « Père ». La première fois (v. 3) il lefait en référence au thème exodial de l'élection du peuple, ladeuxième fois (v. 8) c'est le salut de Jonas qui est évoqué.

5. Le Livre de la Sagesse, produit probablement par lejudaïsme alexandrin vers la fin du ter siècle avant le Christ,comporte plusieurs passages intéressants pour notre sujet.

Dans les chapitres bien connus consacrés au sort des justes(Sg 1 - 5) les traits marquants apparaissent fort bien. Dans leursattaques les méchants font état de la prétention du juste. Ce der-nier, nous dit-on, se nomme pais kyriou (2, 13), une expressiondont l'ambiguïté - pais signifie à la fois enfant et serviteur -ne tarde pas à être levée au profit de la dimension filiale : lejuste «se vante d'avoir Dieu pour père» (2,16), il prétend être«fils (hyos) de Dieu» (2,18). Si ces prétentions ont quelquevaleur, concluent avec à-propos les méchants, il faut s'attendreà ce que Dieu se comporte à l'égard du juste comme un défen-seur et un libérateur (2, 18). Ce raisonnement montre bien que« père » connote protection, soutien, assistance.

32. La prière est citée (partiellement) en traduction française dans W. MAR-

CHEL, Abba, Père ! p. 73.

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Dans la méditation sur la geste de l'Exode (11, 4-14) le pseudo-Salomon distingue et oppose les deux types d'épreuves dont faitétat le récit biblique : celles des Israélites et celles des ennemis.Les premiers ont subi une peine éducative, les seconds un juge-ment de condamnation. L'épreuve d'Israël a été le fruit de la« miséricorde », celle des adversaires l'effet de la « colère »(11, 9). Envers les uns Dieu s'est comporté « comme un père quiavertit », voire « en tant que Père qui avertit »33, envers lesautres « comme un » ou « en tant que Roi implacable quicondamne » (11, 10).

Le dernier texte à signaler se situe dans un passage (14, 1-10)dont l'exégèse de détail est difficile et discutée 3 °. Je n'en retiensque ce qui intéresse directement notre sujet, à savoir 14, 3-4. Aen juger par les passages vétérotestamentaires dont il sembles'inspirer 35 , notre auteur fait en Sg 14, 3bc une allusion au pas-sage de la mer Rouge. Si Dieu a réalisé un tel prodige il peutaussi diriger sur la route périlleuse de la mer n'importe quelnavigateur, fût-il inexpérimenté. C'est dans ce contextequ'apparaît le vocatif «Père» adressé à Dieu (v. 3), et ce faitest important, même s'il ne s'agit pas d'une prière à proprementparler. La dimension secourable de la paternité divine se dégagenettement de l'emploi des thèmes de la providence (v. 3) et dusalut (v. 4). Par ailleurs la paternité de Dieu est relative à l'indi-vidu et, dans la mesure où cet individu est n'importe qui (tisv. 4), elle peut être considérée comme universelle".

B) Le judaâme palestinien 37

Comme on sait, de nombreuses questions restent discutées quiconcernent de façon générale l'introduction aux écrits relevant

33. La particule hôs peut avoir les deux valeurs.34. Voir sur la question M. GILBERT, La Critique des dieux dans le Livre de

la Sagesse (Sg 13-15), Rome 1973, p. 95-125.35. Is 43, 16 ; Ps 76 (77), 20.36. L'importance de Sg 14, 3 est bien mise en relief par W. MARCHEL Abba,

Père ! p. 77-84.37. Pour cette partie de l'étude les données sont commodément accessibles

dans G.F. MOORE, Judaism, II, p. 201-211, et surtout dans J. JEREMIAS, Abba,p. 19-33 (tract. française, p. 15-26).

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du judaïsme ancien : on hésite sur l'insertion géographique detel écrit 3 a, les dates sont souvent difficiles à déterminer, le pro-blème des interpolations chrétiennes se pose à maintes reprises etpas seulement pour les Testaments des Douze Patriarches. Lesrésultats de l'enquête sont forcément affectés par ces incertitu-des.

1. Livres deutérocanoniques de l'AT

Du point de vue de l'histoire des religions ces écrits appartien-nent, par leur date et leurs idées, au judaïsme ancien plutôt qu'àPAT. Sur notre sujet ils ne fournissent que de maigres données.

Dans la grande prière de Tb 13 11 la dénomination de Père estemployée non comme adresse à Dieu mais sous le mode prédica-tif : « Il (est) notre Seigneur et Dieu, il (est) notre Père àjamais », le pronom possessif se rapportant clairement auxIsraélites (Tb 13, 4 B, A).

Le Siracide (23, 1.4) s'adresse à Dieu en l'appelant successive-ment « Seigneur, Père et maître de ma vie » (23, 1) et « Sei-gneur, Père et Dieu de ma vie » (23, 4). Sur la base de ce texte,conservé seulement dans le grec, on peut parler à juste titred'une « évolution remarquable du judaïsme : Dieu considérécomme père du peuple... devient le père de chaque individu »°°.On a pourtant quelques raisons de pensera' que le texte hébreuoriginal (perdu pour le passage en question) comportait l'expres-sion traditionnelle « Dieu de mon père » et que donc l'« évolu-tion remarquable » s'est produite au sein du judaïsme hellénisti-que seulementa2 . L'hypothèse peut s'appuyer en particulier sur

38. Le cas le plus connu est celui des Testaments des Douze Patriarches. Aureste, cet écrit n'offre pas d'intérêt particulier pour notre sujet car ses donnéessont maigres : dans T. Lévi (17, 2 ; cf. 18, 6) Dieu est comparé à un père ; enT. Juda 24, 2 « Père saint » désigne Dieu, mais le passage est très suspect d'êtreune interpolation chrétienne.

39. Il n'est pas sûr du tout que le livre provienne de Palestine. D'aucuns pen-sent à l'Égypte. D'autres, avec plus de raisons peut-être, optent pour la diasporaorientale.

40. J. HADOT, La Bible de la Pléiade. L'Ancien Testament, II, p. 1781 (noteà Si 23, 1).

41. Avec J. JEREMIAS, Abba, p. 32 (tract. française p. 25-26) ; W. MARCHEL,

Abba, Père ! p. 67-68 ; cf. aussi TOB, p. 2151.42. Notons toutefois la réaction de D. ZELLER, « God as Father », p. 124: il

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le cas analogue de 1 Ch 29, 10 : l'adresse « notre Père » (LXX)a pris la place de « Dieu de nos pères » (TM)°'.

Pour Si 51, 10 nous avons les deux versions. Le texte grecporte : « J'invoquai le Seigneur père de mon Seigneur. » Dumoment que l'action de grâce du Siracide (Si 51, 1-12) necomporte guère de note messianique, il est possible que ledeuxième « Seigneur » se réfère au Christ-Jésus et donc quenotre expression soit une interpolation chrétienne. Le textehébreu, plus intéressant, comporte le mot Père commeprédicat" et l'associe à l'idée de salut : « Je proclamai : Sei-gneur, tu es mon père, le héros de mon salut. » L'idée que Dieuest le père de l'individu est donc attestée ici avec netteté.

2. Les pseudepigraphes

L'Apocryphe d'Ézéchiel, dont le fragment 2 (rapporté par 1Clément 8, 3) comporte un vocatif Père comme adresse àDieu 45 et la recension A du Testament d'Abraham 20, qui adeux fois (20, 12.13) le mot Père dans une désignation divinecomposée (« Dieu et Père ») 46 , n'ont pas d'importance primor-diale pour notre sujet. Des affirmations fortes et denses se lisentpar contre dans l'Apocalypse de Moïse et surtout dans le Livredes Jubilés.

L'Apocalypse de Moise - à ne pas confondre avec l'Assomp-tion de Moïse ou Testament de Moïse -, dont la date est peut-être contemporaine des origines chrétiennes et dont le fondsparaît palestinien 47, rapporte au ch. 32 une confession des

estime cette explication non fondée et propose de retenir Si 23, 1.4 commetémoignage valant pour le judaïsme palestinien.

43. D'après certains manuscrits la référence au Dieu Père est faite aussi dansLXX Is 33, 22 sans que rien n'y corresponde dans le TM.

44. D'après une des lectures possibles du texte hébreu « Père » pourrait êtreinvocation. Mais W. MARCHEZ, Abba, Père ! p. 68-69, a montré que telle n'estpas la lecture la plus vraisemblable.

45. Vu son état très fragmentaire il est hasardeux de vouloir situer de façonplus précise l'Apocryphe d'Ézéchiel. L'importance du matériau apocalyptiquepermet-elle d'envisager la Palestine comme lieu d'origine ?

46. D'après E. JANSSEN, JSHRZ 111, 2, p. 195-201, l'écrit provient de Pales-tine, mais à en croire E.P. SANDERS, dans J.H. CHARLESWORTH (éd.), Pseudepi-grapha l, p. 875ss, et G.W.E. NICKELSBURG, dans M.E. STONE (éd.), JewishWritings, p. 64, il convient de penser à l'Égypte comme lieu d'origine.

47. A.-M. DENIS, Introduction, p. 6-7. - G.W.E. NICKELSBURG, dans

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péchés mise dans la bouche d'Ève. Elle utilise quatre termespour s'adresser à Dieu : Dieu (theos), Maître (despotès), Sei-gneur (kyrios), Père universel (ho patèr tôn hapantôn) 48 . Unpeu plus loin, au ch. 35, une expression synonyme (ho patèr tônholôn) est mise dans la bouche des anges qui « prient avec »Adam et s'adressent à Dieu ainsi : « Pardonne-lui, Père univer-sel, car il est ton image49. » Dans le même contexte Ève désigneDieu comme « le Père et Dieu invisible ». Toutefois cette leçonn'est attestée que par un manuscrit, les autres témoins ayantsimplement « Dieu invisible » 5°.

Dans le livre des Jubilés deux textes sont à relever. EnJub 19, 27-30 on rapporte la bénédiction prononcée par Abra-ham sur Jacob. Elle culmine (v. 29) dans ces mots : « et que leSeigneur, ton Dieu, te soit Père et toi un fils premier-né », et laperspective s'élargit immédiatement à l'ensemble du peuple. Plusexplicite et plus riche encore est le discours adressé par Dieu àMoïse dès le début du livre (1, 22 ss). Dans ce discours à fortecoloration eschatologique Dieu annonce la conversion définitivedu peuple et, décalquant l'antique formule d'alliance, prometsolennellement : « Je serai pour eux Père et ils seront mesenfants. Et eux tous seront appelés enfants du Dieu vivant. Ettous les anges et tous les esprits les connaîtront. Et ils les connaî-tront, (à savoir) qu'ils sont mes enfants et moi leur Père en droi-ture et justice et que je les aime » (1, 24b-25). Un peu plus loinmission est donnée de consigner le plan du salut qui culmineradans la manifestation eschatologique de Dieu. A ce moment toutle monde reconnaîtra, dit le Seigneur, « que moi je suis le Dieud'Israël et le Père pour tous les enfants de Jacob et le Roi sur lemont Sion dans l'éternité de l'éternité » (1, 28). Dans ce texteextraordinairement dense, « Père » connote certes la souverai-neté divine comme l'indique l'association avec le thème royal etl'insistance sur l'obéissance des fils", mais l'accent repose

M.E. STONE, op. cit., p. 116-117, souligne que les questions d'introduction res-tent encore largement ouvertes.

48. Telle est l'expression attestée par la plupart des témoins de la traditiontextuelle très complexe de cet écrit. On trouvera les données dans M. NAGEL, LaVie grecque d Adam et d'Ève. Apocalypse de Moise, t. III, Lille 1974 (Service dereproduction des thèses), p. 233-237.

49. Cf. M. NAGEL, op. cit., p. 259.50. Cf. M. NAGEL, op. cit., p. 260.51. Jub 1, 24a (non cité ci-dessus).

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encore plus sur la sollicitude, la protection, en un mot : surl'amour de Dieu. Nous avons incontestablement ici un sommetde la foi juive.

3. Qumran

Sauf erreur, dans les textes de Qumran « Père » n'est employécomme désignation (non comme adresse) divine qu'une seulefois, en 1 QH IX, 35 : « Mon père ne m'a pas connu et ma mèrem'a abandonné sur Toi. Car Tu (es) un père pour tous Tes [fillsfidèles... » (trad. J. Carmignac). A en juger par les réminiscen-ces du contexte, le psalmiste s'inspire d'Is 63, 7-64, 11. Quoiqu'il en soit, il valorise singulièrement le motif de la paternitédivine tout en envisageant seulement les fidèles comme bénéfi-ciaires. Le contexte illustre très bien, au moyen d'une séried'images ou d'expressions tirées de l'AT, la tendresse de Dieu etl'efficacité de sa protection.

4. Le Targum Il

Le Targum des Prophètes conserve à l'occasion la dénomina-tion de Père là où FAT l'appliquait à Dieu". Mais le plus sou-vent les affirmations vétérotestamentaires sont altérées ou, aumoins, atténuées 5 ^. Voici les principaux faits à relever

a) La formule d'adoption ou de légitimation employée enréférence au roi en 2 S 7, 14 est atténuée dans le targum du pas-sage en « moi je serai pour lui comme un père », et la réserve semaintient pour les diverses relectures de 2 S 7, 14 proposéesdans 1 Chroniques".

b) Le targumiste adopte le même comportement quand lapaternité divine est rapportée à Israël et non plus au seul roi : ilpasse de l'affirmation directe à la comparaison. L'exemple leplus frappant est sans doute Is 63, 16 : la confession « tu esnotre Père » est glosée ainsi : « Tu es celui dont la compassion

52. Pour cette partie de l'étude je dois beaucoup à l'article très documenté deG. SCHELBERT, « Abba ».

53. Ainsi en Tg Ml 2, 10 ; cf. Tg Ps 89, 27.54. Voir M. McNAMARA, Targum and Testament, p. 115.55. Voir Tg 1 Ch 17, 13 ; 22, 10 ; 28, 6. - Un fait similaire se constate pour

le Ps 2, 7 : « tu es mon fils » (TM) devient « tu m'es cher comme un fils pour

son père » (Tg).

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117

à notre égard est plus abondante que celle d'un père à l'égard deses fils". »

c) Une solution plus radicale consiste à remplacer « père »par un autre titre comme cela se passe dans le targum deJr 3, 3.19 : « mon père » devient « mon seigneur ».

Le Targum palestinien du Pentateuque" ne manifeste pas lamême réserve à l'égard de la dénomination de Père". Rassem-blons là encore les principaux faits.

Toutes les versions du Targum du Pentateuque, y compriscelle d'Ongelos, restent fidèles à l'affirmation du TM sur lapaternité de Dieu à l'égard d'Israël en Dt 32, 6. Bien plus : letargum palestinien utilise à plusieurs reprises" la dénominationPère alors que rien n'y correspond dans le texte hébreu de l'AT.D'ordinaire la dénomination est qualifiée par la référence auxcieux, soit sous la forme « Père des cieux », soit plus fréquem-ment sous la forme « Père dans les cieux », une différence négli-geable de notre point de vue. Sur la base des indications de M.McNamara 6°, revuesb' et complétées 6z, je me risque à donnerune liste, en classant les textes en fonction du prononpersonne1 63

- « son Père... » : Ex 15, 12 (F) ; Ex 17, 11 (F) ; Nb 21, 9(F) ;

56. Voir aussi Tg Is 64, 7 ; Jr 31, 9 ; MI 1, 6. - On trouvera la même ten-dance à l'altération dans la « traduction » des textes attribuant à Israël la condi-tion de fils ; par ex., Tg Os 11, 1 : « d'Égypte j'ai appelé pour eux des fils ».

57. Voir les données dans M. McNAMARA, Targum and Testament, p. 116-119 ; A. DtEZ MACHO, dans l'introduction au tome IV (Nombres) de son édi-tion de Neofiti 1 (p. 36-37). - Le lecteur non spécialiste trouvera facilement lesprincipaux textes en se servant de l'Index analytique (p. 94) par lequel R. LeDéaut complète (1981) sa traduction du Targum du Pentateuque dans les « Sour-ces chrétiennes ».

58. Les atténuations ne sont toutefois pas absentes comme le montre le Neo-fiti à Dt 32, 19 : les Israélites sont « comme des fils ».

59. Une dizaine de fois en ne comptant pas les parallèles.60. M. McNAMARA, Targum and Testament, p. 116-119.61. D'après l'auteur (p. 116) le targum (Neofiti) de Dt 4, 30 remplace par

« votre Père » l'expression « votre Dieu » du TM. J'ai vainement cherché surquelle base textuelle s'appuyait cette affirmation.

62. Tg Ex 1, 21 ; 15, 12 ne sont pas signalés.63. Sigles utilisés : N=Neofiti ; PsJ=Pseudo-Jonathan ; F=Targum Frag-

mentaire.

Page 60: 129. Le Dieu de Jésus. (129)

11 8

LE DIEU DE JÉSUS

- « notre Père... » : Ex 15, 2 (F)b4 ; Lv 22, 28 (PsJ)65;

- « votre Père... » : Gn 21, 33 (F) ; Nb 23, 33 (F) ; Dt 28,

32 (PsJ) ;- « leur Père... » : Ex 1, 19 (N, PsJ, F) ; Nb 20, 21 (N, F) ;

Dt 33, 24 (N).La discussion individuelle des textes entraînerait trop loin.

Relevons donc simplement deux traits généraux. 1. La désigna-tion divine fait l'objet d'un emploi privilégié dans le contexte de

la prière, mais elle n'apparaît jamais comme adresse à Dieu.

2. La connotation dominante semble être celle de la bonté deDieu : il est Père en tant qu'il donne la nourriture (Gn 21, 33),qu'il fait preuve de miséricorde (Ex 1, 19 ; Lv 22, 28), qu'il pro-cure une « bonne récompense » (Nb 23, 23) et qu'il assure lalibération du peuple (Dt 28, 32).

5. Mishnah, Tosefta et Midrashim halakiques

Dans le corpus constitué par la Mishnah, la Tosefta et lesMidrashim halakiques, c'est-à-dire par les documents les plusanciens de la littérature rabbinique compte non tenu des tar-gums, la désignation divine de Père est bien attestée mais nondominante`. Comme d'ailleurs pour les targums il se pose pources textes la question de savoir dans quelle mesure ils peuventêtre exploités pour l'étude du judaïsme contemporain des origi-nes chrétiennes. Bien entendu, des traditions anciennes peuventêtre conservées dans des documents relativement récents. Mais iln'est guère prudent de faire jouer ce principe fort élastique et, endépit de toutes ses imperfections b', la méthode qui consiste à

64. L'expression n'est pas suivie de la référence aux cieux. Elle se lit dans un

développement targumique (Tosephta). J. JEREMIAS, Abba, p. 20 n. 9 (trad.

p. 116 n. 9) connaît le texte ; il en minimise la portée pour des questions de

date. Mais, contrairement à ce que pense J. Jeremias, la leçon n'est pas attestée

dans une partie seulement de la tradition du Fragmentaire (manuscrit du Vati-

can) ; elle se trouve aussi dans les marges du Neofiti.65. Pour les problèmes critiques posés par le texte voir M. McNAMARA, Tar-

gum and Testament, p. 118, et, en plus développé, The New Testament and the

Palestinian Targum to the Pentateuch, Rome 2 1978, p. 133-138 : la leçon

« notre Père » n'est plus attestée que par l'édition princeps de 1593.

66. Cf. G. DALMAN, Worte Jesu, p. 150-155 ; A. MARMORSTEIN, Doctrine,

p. 56-62 ; P. BILLERBECK 1, p. 393-396.

67. Ces imperfections sont soulignées par J. NEUSNER, Judaism. The Évi-

dence of the Mishnah, Chicago-Londres 1981, p. 14-15, et surtout par K. M0L-

ANCIEN TESTAMENT ET JUDAÏSME ANCIEN

119

dater les traditions en fonction de la chronologie des rabbinsauxquels elles sont attribuées garde une certaine valeur". C'est

en utilisant cette méthode que J. Jeremiasb 9 a constitué son dos-sier. Je ne puis faire mieux ici que d'en reprendre les grandeslignes, en les complétant toutefois par l'examen plus récent etplus systématique fait par G. Schelbert' ° .

Dans la Mishnah l'expression « Père des cieux » se trouve huit

fois". La Tosefta 71 en offre une douzaine d'exemples. Pour lesMidrashim halakiques il est plus difficile de faire un compte pré-cis car il y a des cas incertains' 3 . Nous aurons à nous arrêter defaçon plus précise à l'un ou l'autre de ces textes dans l'examenque nous ferons ultérieurement de abba. Pour le moment je me

limite à quelques observations générales.

a) Apprécié en fonction de la taille du corpus le nombre desattestations peut paraître minime, mais cette impression doit êtrenuancée en raison du genre même - la halaka - de ces

écrits 74.

b) Jobanan ben Zakkay (vers 50-80) semble être le premierrabbin à désigner Dieu comme Père céleste 75. En tout cas la

concentration des traditions qui font usage de la dénominationsur Jobanan ben Zakkay et son école' 6 est digne de considéra-tion du point de vue historique.

c) D'ordinaire la désignation s'accompagne d'une référenceaux cieux, et cette constatation vaut aussi pour les emplois du

LER, Das Judentum in der religionsgeschichtlichen Arbeit am Neuen Testament.

Eine kritische Rückschau auf die Entwicklung einer Methodik bis zu den Qum-

ranfunden, Francfort-Berne 1983, p. 74-75.91-93. Je précise que le mot « imper-

fections » est trop faible eu égard à l'importance des critiques formulées par ces

auteurs.68. Voir H.L. STRACK - G. STEMBERGER, Einleitung in Talmud and

Midrasch, Munich '1982, p. 56-58.66-68.

69. Abba, p. 20-27 (trad. p. 15-22).

70. G. SCHELBERT, « Abba », p. 418-431.

71. G. SCHELBERT, p. 418-419.

72. G. SCHELBERT, p. 421-422.

73. Sur la base des indications de G. Schelbert (p. 424-430) j'arrive à environ

17 attestations.74. La remarque est faite par G. Schelbert (p. 419) à propos de la Mishnah.

75. J.JEREMIAS, Abba, p. 20 (trad. p. 15).

76. Elle est relevée aussi par G. SCHELBERT, « Abba », p. 424.

Page 61: 129. Le Dieu de Jésus. (129)

120

LE DIEU DE JÉSUS

Targum. Le qualificatif a sans doute pour fonction de rappelerla transcendance divine".

d) Dans les textes répertoriés « Père » n'apparaît jamaiscomme adresse à Dieu. Cette absence étonne à tout le moinsdans les deux textes de la Mekilta 78 où Père est employé àl'intérieur même d'une prière mais où l'adresse elle-mêmeconsiste dans l'expression consacrée « Maître de l'univers ».

6. Les prières juives'9 .

Les anciennes prières juives ne sont pas faciles à dater. Deplus les prières en général connaissent des conditions de traditionassez particulières. Tout en étant fixées pour l'essentiel, ellesfont l'objet d'adaptations dans la formulation dans la mesuremême où elles sont en usage vivant. De fait les prières juivessont transmises d'ordinaire en diverses versions ou recensions,avec des additions et de nombreux remaniements. Beaucoup detravail critique reste à faire en la matière$°.

Pour le premier siècle de notre ère seules quelques prièresentrent en ligne de compte, avant tout le Qaddisch et la Prièredes Dix-Huit-Bénédictions.

Dans la version longue du Qaddisch on exprime le voeu que lesprières et supplications d'Israël soient agréées « auprès de leurPère dans les cieux ». Mais il est très peu vraisemblable que cevoeu, qui n'est d'ailleurs pas formellement une prière adressée àDieu, ait fait partie du Qaddisch dans sa forme originelle".

77. Avec P. SCHRUERS, « La paternité », p. 613. - Expliquer le qualificatif

par le seul souci d'éviter la confusion possible avec le père humain (ainsi

G.F. MOORE, Judaism, 11, p. 205) me paraît un peu court compte tenu du fait

qu'au moins dans les targums l'expression est attestée en contexte de prière,

c'est-à-dire dans une situation qui exclut l'ambiguïté.78. Mekilta à Ex 15, 25 et 17, 14.

79. Voir W. MARCHEL, Abba, Père ! p. 85-97 où l'on trouvera commodé-

ment les prières en traduction française. On peut se reporter aussi à J. HEINE-

MANN, La Prière juive (colt. Les Cahiers de l'Institut Catholique de Lyon, 13),

Lyon 1984, un ouvrage qui ne présente pas les prières elles-mêmes, mais les pro-pos et réflexions des rabbins au sujet de la prière.

80. On trouvera d'utiles indications dans J.J. PETUCHOWSKI - M. BROCKE

(éd.), The Lord's Prayer and Jewish Liturgy, Londres 1978.

81. Pour plus de détails sur celle-ci et pour quelques éléments de bibliographie

voir J. SCHLOSSER, Règne, p. 254.

ANCIEN TESTAMENT ET JUDAÏSME ANCIEN

121

Dans les Dix-Huit-Bénédictions, dont le fonds remonte sansdoute jusqu'au l er siècle de notre ère, nous lisons plusieurs fois« notre Père » comme adresse à Dieu. Il n'est pas sûr, pourtant,que cette adresse soit ancienne 82.

Par contre, l'adresse double « notre Père, notre Roi » est sansdoute originale dans une des bénédictions qui, dès avant la ruinedu Temple, introduisait la récitation du Shema Israel 83 . Lamême adresse a donné son nom à une prière (Abînu-Malkenu)déjà connue dans sa substance par Rabbi Agiba 8 °. Dans la ver-sion canonique de cette prière l'adresse « notre Père, notreRoi » ne revient pas moins de 44 fois".

Au terme de cette enquête qui, je le répète, ne prétend pas êtreexhaustive, il reste à porter une appréciation prudente. Les traitsfondamentaux de la paternité divine sont tracés dès PAT. Lejudaïsme ancien maintient l'héritage, notamment en ce quiconcerne les deux valeurs centrales : obéissance à l'autorité duPère et confiance en sa bonté secourable. Mais la fidélité dujudaïsme se révèle créatrice. Le mot Père apparaît maintenant auvocatif et la paternité divine n'est plus seulement affirmée enréférence au peuple ; à l'occasion elle concerne aussi l'individuet prend une dimension universelle, ces apports caractérisant sur-tout le judaïsme hellénistique. Il reste que, vu le nombre res-treint de ses emplois - et nous n'avons pas parlé des écrits,nombreux, qui ignorent la dénomination 86 -, la désignation deDieu comme Père n'apparaît pas centrale dans le judaïsmeancien. G. Schrenk terminait son examen de la question par ces

82. Voir les raisons qui justifient cette réserve dans J. JEREMIAS Abba, p. 30

n. 59 (trad. p. 121 n. 59), et dans W. MARCHEL, Abba, Père ! p. 88 et n. 13.14.

83. J. JEREMIAS, Abba, p. 28 et n. 55 (trad. p. 120 n. 55). Le texte est,xepro-

duit dans J.J. PETUCHOWSKI - M. BROCKE, Lords Prayer, p. 21-22.

84. J. JEREMIAS, Abba, p. 29 (trad. p. 23), sur la base de Taanit 25b (cf.

J. HEINEMANN, La Prière juive, p. 71) - Pour une étude de cette prière voirS. LAUER, dans J.J. PETUCHOWSKI - M. BROCKE, Lords Prayer, p. 73-80.

85. D'après P. BILLERBECK 1, p. 175.

86. Le cas le plus frappant me paraît être celui des Psaumes de Salomon. Ony trouve de multiples mentions de Dieu, on y a même l'idée (exprimée à travers

une comparaison en PsSal 13, 9 et directement en PsSal 17, 27.31) que les Israé-lites sont fils de Dieu, mais jamais Dieu n'est invoqué comme Père ni même dési-

gné par ce terme.

Page 62: 129. Le Dieu de Jésus. (129)

mots : « les matériaux sont là, mais l'esprit de la vraie foi auPère manque encore »$'. La formule est sans doute trop poin-tue pour faire pleinement justice aux données que nous avonsrécoltées dans la littérature juive ancienne". Elle contient néan-

moins une part de vérité comme nous aurons à le montrer ulté-rieurement, et notamment quand nous traiterons de abba.

87. ThWNT 5, p. 981.

88. T.W. MANSON, Teaching, p. 93-94, s'exprime de façon bien plus positive.

CHAPITRE V

LA PATERNITÉ DE DIEUD'APRÈS LES LOGIA DE JÉSUS

Dans un chapitre précédent nous avons relevé l'ensemble desattestations du titre divin Père dans les paroles attribuées à Jésuspar les évangiles synoptiques. Nous avons constaté une prédomi-nance très nette de la dénomination dans Mt et nous avons pumontrer déjà que cette richesse est, du moins en partie, le fait durédacteur. Après élimination des textes provenant probablementou vraisemblablement de la rédaction matthéenne il nous restaitun dossier dont je rappelle le contenu

- Me ; 8, 38 ; 11, 25 ; 13, 32 ; 14, 36 ;-Q: Lc6,36; 10,21-22; 11,2; 11,13; 12,30;

Mt 6, 45 ;- SLc : 2, 49 ; 12, 32 ; 22, 29 ; 23, 34 ; 23, 46 ; 24, 49 ;- SMt : 5, 16 ; 6, 2-6.16-18 ; 6, 8 ; 16, 17 ; 18, 10 ; 18, 19 ;

23, 9 ; 28, 19.

A présent nous avons à soumettre les pièces de ce dossier à unexamen plus serré. L'objectif est de déterminer, dans la mesuredu possible et en appliquant les critères reçus de la recherche his-torique sur Jésus', lesquels de ces logia peuvent être attribués àJésus lui-même. Le grand nombre des textes exclut qu'on expose

1. Il ne me paraît pas nécessaire de proposer un exposé théorique sur la ques-

tion, vu l'abondance de la littérature sur le sujet. On pourra se reporter par ex.

à K. KERTELGE (éd.), Rückfrage nach Jesus. Zur Methodik and Bedeutung der

Frage nach dem historischen Jésus, Fribourg-Bâle-Vienne 1974, et à J. DuPONT

(éd.), Jésus aux origines de la christologie, Gembloux-Leuven 1975.

Page 63: 129. Le Dieu de Jésus. (129)

124

LE DIEU DE JÉSUS

Mc 8, 38

pour chacun d'eux l'analyse dans tous ses détails. Une telleanalyse n'est d'ailleurs pas nécessaire quand existe un largeconsensus parmi les exégètes pour l'appréciation de tel ou teltexte. Nous ne nous arrêterons un peu longuement que sur leslogia dont l'historicité est douteuse et discutée'.

Première section

LA TRADITION MARCIENNE

Mc 8, 38 est la version marcienne d'un logion attesté en Qsous une forme plus riche (Lc 12, 8-9 par .) 3 , et qui établit unecorrespondance entre le comportement adopté à l'égard del'Envoyé eschatologique de Dieu et la sanction future. D'aprèsMc cette sanction aura lieu quand le Fils de l'homme viendra« dans la gloire de son père ». Même si, à l'encontre de l'opi-nion la plus commune et la mieux fondée selon laquelle le dit aété conservé dans une teneur plus primitive en Q, on accorde lapriorité traditionnelle à la version marcienne du logion dans sonensemble, on ne peut étendre en aucune façon cette conclusion àl'expression citée avec sa référence au Fils de l'homme'.

2. Cette façon de procéder, j'en suis bien conscient, n'est pas entièrement

satisfaisante en raison de son caractère empirique et de la part qu'elle fait à monappréciation subjective. Il est clair aussi que la bibliographie, immense, n'a pas

pu être prise en considération dans son intégralité.

3. L'étude majeure de cet important logion est celle de R. PESCH, « Ueber

die Autoritât Jesu. Eine Rückfrage anhand des Bekenner- and Verleugner-

spruchs Lk 12, 8f par. », dans R. SCHNACKENBURG - J. ERNST - J. WANKE (éd.),

Die Kirche des Anfangs (FS H. Schürmann), Fribourg-Bâle-Vienne 1978,

p. 25-55.

4. Voir pour illustration W.G. KÜMMEL, « Das Verhalten Jesus gegenüber

and das Verhalten des Menschensohns », dans R. PESCH - R. SCHNACKENBURG

(éd.), Jesus and der Menschensohn (FS A. VSgtle), Fribourg-Bâle-Vienne 1975,

p. 210-224. On notera que W.G. Kümmel a changé d'avis entre-temps (cf.

W.G. KÜMMEL, Jesus der Menschensohn ?, dans Sitzungsberichte der

Wissenschafthchen Gesellschaft an der Johann Wolfgang Goethe-Universitüt

Frankfurt-am-Main, 20, 3, Wiesbaden-Stuttgart 1984, p. 147-188, à la p. 176)

il considère maintenant comme fausse l'hypothèse qu'il avait défendue dans la

LA PATERNITÉ DE DIEU

125

Curieuse en elle-même, insolite dans les traditions néotestamen-taires et juives sur le Fils de l'homme, la précision que Dieu estle père du Fils de l'homme semble avoir pour fonction de prépa-rer la déclaration divine de Mc 9, 7 (« Celui-ci est mon fils bien-aimé ») et paraît donc bien venir du rédacteur. Quoi qu'il en soitelle suppose l'identification claire et nette de Jésus avec le Fils del'homme et avec le Fils de Dieu, ce qui implique qu'elle vient dela communauté postpascale.

Mc 11, 25 (par. Mt 6, 14-15) s

La parenté de Mc 11, 25 et de Mt 6, 14-15 saute aux yeux b .Son explication la plus vraisemblable est l'hypothèse que Mtdépend littérairement de Mc. Le rédacteur matthéen a situé lelogion dans un contexte qui lui semblait plus adéquat que celuiqui est le sien en Me, il l'a enrichi d'un membre négatif (6, 15)

et il a imprimé à la tradition la forme habituelle des énoncés quiétablissent un rapport entre la conduite humaine et son retentis-sement auprès de Dieu : protase conditionnelle, apodose aufutur.

Dans Mc le logion fait partie d'un petit complexe de sentencesdont chacune se tient en elle-même. L'incipit du v. 25 (« et lors-que vous vous tenez debout priant » comporte un verbe (proseu-chomai) qui se lisait déjà au v. 24. Il arrive souvent que deuxlogia soient groupés dans la tradition sur la base d'un élémentcommun (disposition par mots-crochets). Dans le cas présent ilsemble plutôt que le mot-crochet ait été introduit dans le v. 25

par un rédacteur désireux de rapprocher deux sentences à orien-tation différente. A en juger par diverses particularités gramma-ticales et lexicales le travail a été fait sans doute par Mc lui-même plutôt que par quelque rédacteur pré-marcien. Dans l'une

FS Vegtle (priorité de la recension marcienne) et se rallie à l'opinion qui accorde

la priorité à Q. - Je n'ai pas pu consulter R. LEIVESTADT, « Wer ist der Vater

des Menschensohns ? Einige Reflexionen über den Ausdruck "in der

Herrlichkeit seines Vaters" in Mk 8, 38 », dans J. K11LUNEN et alii (éd.), Glaube

and Gerechtigkeit. In memoriam Rafael Gyllenberg, Helsinki 1983, p. 95-108

5. Voir l'étude technique que j'ai consacrée à ce logion dans A cause de

l'Évangile. Études sur les Synoptiques et les Actes, (FS J. Dupont), Paris 1985,

p. 277-301.6. Je relève un détail : le terme paraptôma ne se lit dans les synoptiques qu'en

Mc 11, 25 et Mt 6, 14-15.

Page 64: 129. Le Dieu de Jésus. (129)

126

LE DIEU DE JÉSUS

et l'autre hypothèse nous pouvons compter avec un logion pri-mitivement indépendant.

Le logion vient-il de Jésus, au moins quant au fond ? Non,affirme entre autres H. Braun7 en s'appuyant sur l'existence deparallèles formels et thématiques dans le judaïsme ancien. Braunapplique donc le critère de l'originalité radicale ou de la dissimi-larité d'après lequel ne peut être considéré comme authentiqueque « ce qui n'est plus juif et pas encore chrétien » 8 . De fait, lacorrespondance établie entre le pardon à accorder à autrui et lepardon reçu de Dieu n'est pas un trait spécifique de Jésus. Ellese trouve affirmée dans de nombreux parallèles juifs dont cer-tains sont très proches du logion évangélique'. Ainsi, pour citerun texte certainement pré-chrétien, Si 28, 2 : « Pardonne soninjustice à ton prochain, alors, à ta prière, tes péchés serontremis. » En outre le logion refléterait la situation de la prièrecommunautaire 1 0 .

La seconde objection ne porte guère si l'incipit de Mc 11, 25est secondaire. L'objection tirée de l'existence des parallèles juifsest forte mais non décisive. Manié de façon trop rigide, le critèrede la dissimilarité conduirait à voir en Jésus un être coupécomplètement de ses racines. Dans le cas présent on peut fairevaloir l'harmonie de notre logion avec d'autres traditions qui,elles, sont reconnues historiquement solides : la demande dupardon dans le Pater (Lc 11, 4), la parabole du débiteur impi-toyable (Mt 18, 21-35). En somme l'authenticité du logion nepeut être prouvée positivement mais on peut la considérercomme vraisemblable.

Pour diverses raisons, que je n'exposerai pas ici dans ledétail", il y a lieu cependant d'envisager avec faveur l'hypo-thèse suivante : au départ la teneur du logion était beaucoupplus simple et se réduisait à « pardonnez et il vous sera par-donné » ; dans un deuxième temps, mais antérieurement à larédaction de Mc, on aura explicité le sujet implicite du passifthéologique en se servant de l'expression palestinienne « votre

7. H. BRAUN, Radikalismus II, p. 116 n. 1.8. L'expression est de R. SCHÂFER, Jesus and der Gottesglaube, p. 19.9. Voir les textes dans P. BILLERBECK I, p. 424-426 et 441-446 ; D. ZELLER,

Mahnsprüche, p. 115-116.10. D. ZELLER, Mahnsprüche, p. 132-133.11. Je l'ai fait dans l'article cité à la n. 5.

LA PATERNITÉ DE DIEU

127

Père qui est dans les cieux ». Dès lors il me paraît prudent de nepas retenir Mc 11, 25 parmi les textes qui attestent directement

l'usage de la dénomination de Père par Jésus, même si laconnexion du thème du pardon avec cette dénomination est toutà fait dans l'esprit de Jésus.

Mc 13, 32

Selon une opinion largement partagée, le corps du discoursapocalyptique de Mc 13 se termine par le v. 27. Dans 13, 28-37on reconnaît habituellement une conclusion, à orientation forte-ment parénétique, se développant en deux volets : les v. 28-31 etles v. 32-37. Dans l'économie du texte final l'ignorance du« jour » et de « l'heure » (13, 32) motive la nécessité de la vigi-lance (13, 33-37). Ces vues viennent d'être vigoureusement misesen cause par E. Brandenburger' 2 , mais, vu l'extrême complexitédes questions littéraires et exégétiques posées par Mc 13, jerenonce à entrer dans le débat, d'autant plus que l'optiond'ensemble prise pour rendre compte de la rédaction marciennedu discours ne commande pas de près l'appréciation à porter surle v. 32.

Il est certain que le texte actuel intègre des éléments tradition-nels. En m'en tenant aux trois logia juxtaposés en 13, 30-32 jenote, sans développer les arguments, que Mc 13, 30 est proba-blement une élaboration rédactionnelle faite par Mc sur la basede Mc 9, 1 ", mais que Mc 13, 31' 4 et 13, 32 sont des dits intel-ligibles en eux-mêmes et susceptibles d'avoir mené une existenceindépendante avant d'être intégrés dans le contexte de mainte-nant.

La réutilisation de Mc 13, 32 par l'auteur du discours a proba-blement entraîné un léger enrichissement de la teneur du texteà côté de l'expression technique « ce jour-là » la mention del'« heure » fait pâle figure et ne se comprend bien qu'en fonc-tion des diverses veilles évoquées en 13, 35 ; elle s'expliquecomme préparation rédactionnelle".

12. E. BRANDENBURGER, Markus 13 and die Apokalyptik, G&ttingen 1984.13. Cf. J. SCHLGSSER, Règne, p. 325-327.14. Le logion a un parallèle en Q : Lc 16, 17 par.15. Cf. E. BRANDENBURGER, op. cit., p. 122-123, qui indique d'autres parti-

sans de l'hypothèse.

Page 65: 129. Le Dieu de Jésus. (129)

128

LE DIEU DE JÉSUS

L'origine même du logion est très difficile à déterminer parceque les facteurs à considérer sont complexes et orientent dansdes sens divers.

1. Lc n'a pas retenu le logion dans son discours du ch. 21,mais il le connaissait sans doute (cf. Ac 1, 7). Or, en Ac 1, 7l'unique antithèse qui subsiste est entre « vous » et « le Père » ;l'ignorance du Fils est passée sous silence. L'affirmation aurait-elle été considérée comme gênante d'un point de vue christologi-que' 6 ? C'est en tout cas selon cette ligne que nombre d'au-teurs argumentent pour attribuer le logion à Jésus lui-même:il est inconcevable, estiment-ils, que la communauté post-pascale ait créé un logion qui attribue au Fils une ignoranceportant sur un point aussi important que l'irruption del'eschaton". Bien qu'il ne manque pas d'un certain poidsl'argument est trop massif et ne peut prouver à lui seul l'authen-ticité de la sentence. C'est que la réflexion christologique a misdu temps pour atteindre sa plénitude. Compte tenu de ce faitl'argument évoqué ne s'oppose pas à la provenance postpascalede Mc 13, 32, il plaide seulement pour l'origine relativementancienne du logion.

2. Un des traits les plus marquants de Mc 13, 32 est l'emploiabsolu : « le Fils ». La tradition synoptique ne met que rare-ment ce terme dans la bouche de Jésus" et, à l'exception éven-tuelle mais peu vraisemblable de Mc 12, 6 qui, se trouvant dansune parabole, est de toute façon difficile à valoriser, ces parallè-les sont probablement de provenance communautaire ainsi quenous le verrons encore. C'est là déjà une raison de ne pas attri-buer trop vite à Jésus le mot de Mc 13, 32. La prise en comptedes intérêts du rédacteur ne fait que renforcer le soupçon. Ainsique l'a montré R. Pesch' 9 , dans la ligne de l'argumentation du

16. La même question se pose pour les témoins de la tradition textuelle qui,aussi bien en Mc 13, 32 qu'en Mt 24, 36, omettent les mots « pas même leFils ».

17. Voir par ex. F. DREYFUS, Jésus, p. 50.18. Le 10, 22 par. ; Mc 12, 6 ; Mt 28, 19.19. R. PESCH, Naherwartungen. Tradition and Redaktion in Mk 13, Düssel-

dorf 1968, p. 190-195 ; ID., Mk II, p. 310. - II est suivi entre autres parP. HOFFMANN, Logienquei%, p. 135-136, et par H. MERKLEIN, Cottesherrschaft,p. 124.

ch. 13 Mc lui-même avait tout intérêt à souligner que la connais-sance du kairos était le privilège exclusif de Dieu. Attribuerl'ignorance au Fils lui-même revenait à couper court à toutes lesspéculations relatives à la date de la fin. Bref, la référence auFils pourrait être le fait du rédacteur marcien 2°.

Peut-on compter alors avec un logion traditionnel, peut-êtreauthentique, dont la teneur serait approximativement la sui-vante : « Au sujet de ce jour-là personne ne sait, pas même lesanges, seulement le Père » ? Rien n'est moins sûr. En effet,l'emploi absolu de « Père » comme désignation divine est tout àfait rare 21 dans les logia de Jésus 22 et paraît aller de pair avecl'emploi titulaire de Fils. Il est certes possible qu'un « Père »,primitif par hypothèse, ait entraîné la mention secondaire duFils. Mais selon plus de vraisemblance les expressions « le Père »et « le Fils » ont même origine secondaire, en Mc 13, 32 commeen Lc 10, 22 et en Mt 28, 19. Ces désignations postpascalesauraient-elles pris la place de désignations plus anciennes, parexemple Dieu et Fils de l'homme ? On l'a envisagé mais, pournotre propos, il n'est guère utile de s'arrêter à ces conjectures.

3. Par sa visée le logion est à mettre en rapport, d'une façonou d'une autre, avec le problème de l'impatience face à l'escha-ton. Pareille attitude est inhérente à l'apocalyptique et a pu êtrele fait des contemporains de Jésus. Il est donc possible d'envisa-ger pour le dit une situation prépascale 23 , encore qu'on ne voiepas bien comment la pointe du propos peut s'harmoniser avec laconviction que le Règne va venir sans tarder, conviction qui futprobablement celle de Jésus.

Le problème de l'attente, de la date de la fin, du délai de savenue, se pose aussi et d'après toute vraisemblance de façon plusaiguë à la communauté postpascale. Pour y faire face on recourtau motif de l'ignorance et on se sert de ce motif soit pour appe-

20. W. SCHMITHALS, Mk, p. 580, va plus loin. Eu égard à l'extrême difficultéqu'on éprouve à restituer pour le logion un fonds traditionnel, il propose commehypothèse la plus vraisemblable la provenance marcienne du logion dans sonensemble.

21. Cf. J. JEREMIAS, Abba, p. 39 (trad. p. 37).22. Compte non tenu de Le 9, 26 (manifestement rédactionnel) et de Le 11, 13

(« Père » est employé sans pronom mais avec la détermination « céleste »),Mc 13, 32 ; Le 10, 22 et Mt 28, 19 sont les seules attestations.

23. Ainsi par ex. B.M.F. VAN IERSEL, Sohn, p. 122.

LA PATERNITÉ DE DIEU

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LE DIEU DE JÉSUS

ler à la vigilance soit pour calmer l'impatience 24 . Ce Sitz imLeben postpascal peut bien rendre compte de notre logion".

Trop brève et incomplète, cette discussion ne m'autorise pas àproposer une conclusion ferme. Elle a cependant mis au jour desaspects que je considère comme des objections sérieuses àl'hypothèse de l'historicité de Mc 13, 32 et qui, à mon senti-ment, font pencher la balance dans le sens inverse 26.

Mc 14, 36

Du fait que Mc 14, 36 est le seul dit des synoptiques (et duNT) à mettre l'invocation araméenne abba dans la bouche deJésus, ce texte revêt évidemment une importance spéciale dansnotre étude. Le verset fait partie du récit de l'agonie(Mc 14, 32-42), un récit qui, en dépit des très nombreux travauxqui lui ont été consacrés, n'a pas encore livré tous ses secrets.

A) Le récit dans son ensemble

Une lecture attentive de Mc 14, 32-42 met au jour un certainnombre de tensions ou d'inégalités, tant au niveau de l'agence-ment du récit qu'au plan de l'expression littéraire. Relevons-enles principales.

En ce qui concerne l'agencement du texte deux faits surtoutméritent d'être signalés. 1. La mise à part des trois disciples pri-vilégiés (v. 33) 2 ' ne joue guère de rôle dans la suite du récit. Onne dit pas, en tout cas, à quel moment les trois privilégiés rejoi-gnent le groupe plus large. Le texte suppose simplement que lajonction s'est faite avant la clôture de l'épisode ; les destinatai-res de la parole finale sont probablement à identifier avec les« disciples » du v. 32 puisque « allons » (v. 42) correspond à« ils viennent » (v. 32) et que « levez-vous » (v. 42) s'oppose à

24. Cf. par ex. 1 Th 5, 1-2 ; Mt 24, 42-43 ; 25, 13.25. Ainsi E. GRÂSSER, Das Problem der Parusieverzôgerung in den synoptis-

chen Evangelien and in der Apostelgeschichte, Berlin ?1977, p. 82-83.26. J. SCHMITT, « Genèse », p. 153, est du même avis.27. Comme en Mc 9, 2 elle est exprimée par le verbe paralambaitô.

« asseyez-vous » (v. 32). 2. Le deuxième appel à veiller(v. 38, cf. v. 34) suit immédiatement le reproche fait à Pierreseul de n'avoir pas su veiller. La notice narrative du v. 37b (« ildit à Pierre ») couvre le reproche fait à Pierre mais aussi, etcurieusement, la monition au pluriel du v. 38.

Au plan de l'expression littéraire apparaissent des correspon-dances et des répétitions plus ou moins gênantes. 1. L'invitation« demeurez ici » (v. 34) adressée aux trois rappelle la consignedonnée à l'ensemble des disciples « asseyez-vous ici » (v. 32).2. Les deux notices qui introduisent ces consignes se répondent« et il dit (présent !) à ses disciples » (v. 32) et « il dit (présent !)à eux » (v. 34). 3. Une correspondance thématique nette existeentre le v. 33 (expression de l'effroi de Jésus en style indirect) etle v. 34 (expression, en style direct, de l'extrême tristesse deJésus). 4. La même alternance entre style indirect et style directs'observe aux v. 35-36 à propos de la prière de Jésus. 5. Danscette même prière la réalité redoutée est appelée successivementl'« heure » (v. 35) et « cette coupe » (v. 36). 6. A la fin du récitla « livraison » de Jésus est évoquée deux fois (v. 41 et 42) avecpassage abrupt de « Fils de l'homme » (v. 41) au « je » de Jésus(v. 42).

Les anomalies signalées me paraissent trop nombreuses et tropnettes pour que l'hypothèse d'une composition organique ait unevraisemblance sérieuse. Mais je n'entends pas poursuivre icil'étude de cette question ; il me suffit d'avoir montré qu'unedémarche se préoccupant de l'histoire de la tradition est senséeet requise. Dans le cadre de notre recherche il suffira d'examinerun peu moins sommairement le doublet relatif à la prière deJésus.

B) La double prière (v. 35-36)

1. Le problème

LA PATERNITÉ DE DIEU

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Les tensions relevées sont-elles suffisantes pour nous autoriserà considérer les v. 35 et 36 comme des doublets ? La questionreste discutée. Selon W. Schmithals 28 , qui admet pourtant le

28. W. SCHMITHALS, Mk, p. 634 et 640.

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caractère composite du texte aux v. 32-34, les v. 35 et 36 ne sontdoublets qu'en apparence, car en fait le v. 36 explicite la ten-dance de la prière indiquée au v. 35 29 . Bien qu'en la matière ilsoit impossible d'aboutir à un jugement sur la base de critèresentièrement objectifs, je considère que la dualité des motifs(heure, coupe), la présence de la formule « et il disait » au débutdu v. 36 et, indirectement, les tensions relevées aux v. 32-34 sontdes indices suffisamment forts pour justifier l'hypothèse desdoublets. Toute la difficulté est de rendre compte de l'écart rela-tif entre les v. 35b et 36 sans perdre de vue pour autant lescontacts ponctuels entre les deux versets, à savoir : l'adjectifdynatos, la similitude des verbes (parelthe : v. 35 ; parenegkev. 36) et des compléments (ap'autou : v. 35 ; ap'emou : v. 36).Il serait surprenant que ces contacts soient le fait du hasard.Pour tenter d'y voir plus clair une analyse littéraire des deux ver-sets, plus exactement de v. 35b et 36 est requise.

2. Analyse littéraire

a) v. 35

Les éléments individuels du vocabulaire utilisé au v. 35b sontassez communs et ne donnent pas lieu à des remarques particu-lières. Le seul trait à relever concerne le style. La prière, on l'avu, est tenue au style indirect. Or le discours indirect est fré-quent dans l'évangile de Mc et caractérise plutôt la rédaction quela tradition. Nous aurions donc là, comme le soulignentL. Schenke 30 et V. Howard 31 en s'appuyant l'un et l'autre sur letravail fondamental de M. Zerwick sur le style de Mc, un indiceplaidant nettement pour l'origine marcienne du v. 35b. De façonencore plus précise on a pu observer que l'emploi non final dehina suivi d'un discours indirect - c'est ce que nous avons auv. 35b - est un trait marcien 32 .

29. Cette position n'est pas neuve (cf. E. LOHMEYER, Mk, p. 325).30. L. SCHENKE, Studien, p. 497ss.31. V. HOWARD, Ego, p. 127.32. Voir W. H. KELBER, « Mark 14, 32-42 : Gethsemane. Passion Christology

and Discipleship Failure », ZNW 63, 1972, p. 166-187 (p. 175, avec renvoi àC.H. TURNER, JThS 29, 1928, p. 356-359).

b) v. 36

LA PATERNITÉ DE DIEU

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Le v. 36 est introduit par kai elegen, une formule dontl'appréciation est délicate. D'habitude Mc utilise la formulecomplétée du pronom pluriel autois quand il veut introduire unlogion 33 . La formule courte « et il disait » ne se lit ailleursqu'en 4, 9 ; 4, 26 et 4, 30 et appartient sans doute à la tradition.Mais nous ne pouvons rien tirer de cette distribution des formu-les en ce qui concerne notre texte puisque, présentant une prièreadressée à Dieu, Mc ne pouvait évidemment pas employer lepronom comme il le fait d'habitude. En d'autres termes,l'absence du pronom n'empêche pas de considérer kai elegencomme une « cheville rédactionnelle » 34 et de voir dans le v. 36un élément inséré. Mais, de toute évidence, une séquence « iltombait sur la terre et il disait... » (v. 35a + 36) est tout à faitpossible s'il s'avère par ailleurs que le v. 35b est secondaire.Bref, la formule initiale ne permet aucune conclusion ferme.

La demande proprement dite (« éloigne de moi cette coupe »)appelle plusieurs remarques. 1. Le verbe employé (parapherô),très rare dans le NT 35 , est un hapax de Mc. 2. Le complémentdu verbe est la reprise d'un motif connu dans l'AT et dans latradition juive : la coupe. Dans l'évangile de Mc il n'a qu'unparallèle significatif (Mc 10, 38-39) et ce dernier est assez généra-lement considéré comme traditionnel. Le pronom démonstratif(cette coupe) surprend. Il ne s'explique guère autrement qu'enréférence à la passion dont le récit va suivre et donne à la méta-phore le sens plutôt vague de « destin, sort », un peu commedans l'autre texte (Mc 10, 38-39), où la coupe est celle que « moije vais/dois boire ».

Les autres éléments du v. 36 ne donnent pas lieu à des obser-vations qui auraient quelque incidence sur la question de lagenèse de notre texte.

En somme l'analyse littéraire permet juste de poser l'hypo-thèse que Mc 14, 36 a plus de chances d'être traditionnel (abba,métaphore de la coupe, hapax parapherô) que Mc 14, 35b (dis-cours indirect marcien) mais elle n'aboutit pas à une conclusion

33. Cf. 2, 27 ; 4, 11 ; 4, 21 ; 4, 24 ; 6, 10 ; 7, 9 ; 7, 27 (pronom féminin) ;8,21;9,1.

34. M.-E. BOISMARD, Synopse II, p. 391.35. Lc 22, 42=Mc 14, 36 ; He 13, 9 ; Jude 12.

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LE DIEU DE JÉSUS

sûre. Il nous faut donc poursuivre l'étude en nous interrogeantsur les motifs théologiques susceptibles d'avoir conduit le rédac-teur à corriger sa tradition dans un sens ou dans l'autre.

3. Les motifs théologiques

A première vue Mc 14, 36 peut se comprendre comme correc-tion de Mc 14, 35b. Plus précisément, estime-t-on parfois, letranquille « tout t'est possible » (v. 36) neutralise l'inquiétant« si possible » du v. 35 36 . A l'appui de l'hypothèse on renvoie àla séquence analogue de Mc 9, 22 (« si tu peux quelque chose »)et 9, 23 (« tout est possible au croyant »), cette deuxième for-mule récusant l'apistia (v. 24) contenue dans le tour hypothéti-que du départ. Mais l'autre emploi d'une formule hypothétiquesimilaire (Mc 13, 22) ne va pas dans ce sens : on évoque ici unehypothèse impossible car, placés sous la protection du Seigneurqui mène l'histoire, les élus ne succomberont pas à l'égarementvisé par les faux prophètes. Il est par ailleurs probable que lesdeux mentions de la puissance en Mc 14, 35.36 ne se réfèrent pasà la même réalité. Celle du v. 36, nous le verrons, reprend unmotif fixe et de portée très large de la théologie antique, païenneet biblique. Celle du v. 35 rappelle probablement le thème apo-logétique et théologique de la conformité de la passion du Fils del'homme avec le plan de Dieu 3 ', thème affirmé dès la premièreannonce de la passion moyennant le fameux dei (Mc 8, 31) etrappelé peu avant notre texte à travers l'insistance sur la confor-mité aux Écritures (14, 21).

Ces données invitent à renverser l'explication et à voir en14, 35 une correction de 14, 36. La prière en style direct, il estvrai, se termine par l'acceptation de la volonté de Dieu. Et pour-tant Jésus, en s'appuyant sur la puissance de Dieu, y formuleune demande authentique comme si la volonté de Dieu étaitencore en suspens. Or, aux yeux de Mc Jésus ne peut plus hésiter

36. E. HIRSCH, Frühgeschichte des Evangeliums. Erstes Buch, Das Werdendes Markusevangeliums, Tiibingen 2 1951, p. 157 ; F. NEIRYNCK Duality inMark. Contributions to the Study of the Markan Redaction, Leuven 1972, p. 71(avec citation de G. Wohlenberg).

37. Avec W. MORN, « Gethsemane (Mk 14, 32-42) », ZNW 64, 1973,p. 194-208 (p. 198), et E. LINNEMANN, Studien zur Passionsgeschichte, G6ttin-

gen 1970, p. 16.

puisque, à plusieurs reprises déjà et encore en 14, 21, il a acceptéle chemin que Dieu lui destine. Le « si possible » du v. 35 est àprendre quasiment comme un irréel et entraîne que la demandede l'heure (v. 36) n'est plus à proprement parler une demande.Cette exégèse, proposée déjà au début du siècle (1908) parE. Wendling, a été reprise et étayée surtout par L. Schenke 38 etacceptée par V. Howard 39 . En dépit de ses faiblesses4°, elle meparaît plus satisfaisante que l'hypothèse rivale.

M'appuyant sur l'indication littéraire du discours indirect etsur la tendance théologique qui vient d'être mise en relief jeconclus que l'élément le plus ancien du doublet est bien le v. 36.Le problème de l'historicité n'est pas réglé pour autant.

4. L'historicité de Mc 14, 36

LA PATERNITÉ DE DIEU

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L'importance et la complexité de la question invitent à procé-der par étapes. Nous voyons d'abord si l'on peut préciser l'enra-cinement traditionnel de Mc 14, 36. Nous examinons ensuite lestraits ponctuels du texte. Enfin nous nous arrêtons au problèmemême de l'historicité.

a) La détermination de l'enracinement de Mc 14, 36 en termesd'histoire des religions a fait l'objet de diverses tentatives. Nousen retenons trois.

Selon D. Daube 41 Me 14, 36 est conforme à un schéma deprière traditionnel dans le judaïsme : invocation, souhait etabandon à la volonté de Dieu sont les éléments d'une prièrejuive type que le croyant est invité à réciter au moment de samort. L'auteur part d'une prière moderne (fin du xixe siècle).Remontant le cours du temps il estime que la structure fonda-mentale de pareille prière existait déjà à l'époque du NT. Maisles textes cités à l'appui de ce jugement sont trop incertains ettrop vagues pour nous autoriser à adopter cette explication et àconclure à un enracinement palestinien de Mc 14, 36.

38. L. SCHENKE, Studien, p. 499-501.39. V. HOWARD, Ego, p. 128. - W.C. VAN UNNIK, «Alles ist dir m&glich»,

p. 36, exprime aussi l'opinion que Mc 14,35 vient de la rédaction mais il n'indi-que pas de motifs précis pour son jugement.

40. Voir la critique de J. GNILKA, Mk II, p. 260 n. 30.41. D. DAUBE, « A Prayer Pattern in Judaism », StEv I (TU 73), 1959,

p. 539-545.

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LE DIEU DE JÉSUS

Plus récemment J. Grassi 42 a attiré l'attention sur la parenté deMc 14, 36 et de son contexte avec le récit du sacrifice d'Isaac(Gn 22) tel qu'il est proposé dans le targum. Entre ce récit dutargum et celui de l'agonie à Gethsemani Grassi relève une sériede contacts au premier rang desquels figure l'emploi de abbacomme vocatif (Tg Gn 22, 7). Tels qu'ils sont présentés parl'auteur ces contacts ne laissent pas d'impressionner. Mais pourobtenir sa série Grassi fait intervenir non seulement le récit deMc mais aussi ceux de Lc et de Jn. Une telle méthode n'est pasassez rigoureuse pour aboutir à un résultat fondé. De plus onconstate une différence de taille entre le targum et Me en ce quiconcerne l'emploi de abba : dans l'évangile le terme est adresséà Dieu, dans le targum son référent est Abraham. Au reste, siMc 14, 36 était vraiment « en rapport étroit » (closely relatedp. 450) avec le targum de Gn 22 - à mon avis l'hypothèse estinvérifiable - il faudrait certes en conclure à l'origine palesti-nienne de la tradition de Mc 14, 36 mais, du même coup, le che-min vers l'histoire serait rendu encore bien plus difficile qu'il nel'est déjà.

W.C. Van Unnik 41 a noté la parenté de Mc 14, 36 avec lastructure ternaire des prières grecques : invocatio, pars epica,prex. Il a examiné surtout la formule panta dynata et il a montréqu'elle s'enracinait dans la tradition grecque. L'indication estévidemment en faveur d'une provenance judéo-hellénistique deMc 14, 36. Encore faut-il rester prudent, tenir compte de la dif-férence entre le motif lui-même, qui est biblique, et son expres-sion littéraire, et ne pas étendre trop vite la conclusion àl'ensemble du v. 36.

b) Les traits ponctuels à relever sont l'invocation abba et lesmotifs de la coupe et de la volonté de Dieu.

Le mot araméen abba pointe de façon obvie vers un milieu oùcette langue était en usage.

Le motif de la coupe a plusieurs valeurs dans l'AT. Al'occasion" il est employé dans un sens assez vague (sort, des-

42. J.A. GRASSI, « Abba, Father (Mark 14 : 36) : Another Approach »,JAAR 50, 1982, p. 449-458.

43. W.C. VAN UNNIK, « Alles ist dir mdglich. »44. E. SCHWEIZER, Mk, p. 125, renvoie à Is 51, 17.22 ; Lm 4, 21 ;

Ps 74 (75), 9. On peut ajouter Ps 10 (11), 6 ; 15 (16), 5.

LA PATERNITÉ DE DIEU

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tin) et c'est ce sens qui, de l'avis général des commentateurs,convient le mieux ici, avec en plus la connotation négative dedestin tragique, de mort. Or, mis à part Jn 18, 11 45 la méta-phore de la coupe, nous l'avons vu, se trouve une deuxième fois,et avec le même sens, dans la bouche de Jésus : Mc 10, 38-39.Malheureusement l'unanimité est loin d'être faite quant au juge-ment à porter sur l'historicité de ce texte 46 . Bien que de bonsarguments plaident pour son authenticité foncière 47, le texten'est pas assez sûr pour nous fournir la preuve que la « coupe »faisait partie des mètaphores employées par Jésus.

Pour la dernière partie du v. 36 (« non pas ce que je veux... »)on admet assez communément une dépendance par rapport à latroisième demande du Notre Père48 . Comment l'exclurepuisqu'il est question ici et là de la volonté de Dieu ? Encorefaut-il éviter de niveler les textes et bien voir que pour celui deMc - à la différence de celui de Mt 26, 42 (même formule quedans le Pater) et même de Lc 22, 42 (to thelèma, ginomaicomme éléments communs) - on est bien en peine d'indiquerun élément un peu précis attestant la dépendance. Il serait parconséquent imprudent de s'appuyer sur cette « dépendance » etd'en inférer, la demande de la volonté étant probablementsecondaire dans le Pater, à une provenance récente deMc 14, 36c. Par ailleurs, si la référence à la volonté divine estfréquente dans les textes parénétiques du NT 49, l'opposition siappuyée dans notre texte entre la volonté du sujet et celle deDieu ne s'y rencontre pas. Les seuls parallèles se lisent dansJn s ° ; mais l'opposition a ici une autre fonction, celle de souli-gner que Jésus a un mandat reçu du Père. Bref, la fin du v. 36ne se laisse guère expliquer par quelque motif parénétique com-munautaire.

45. Je n'en tiens pas compte parce que ce texte, dépendant probablement dessynoptiques, n'a pas la valeur d'un témoignage autonome.

46. Voir l'aperçu de L. OBERLINNER, Todeserwartung and TodesgewissheitJesu, Stuttgart 1980, p. 148-150.

47. Voir avant tout la thèse (dactylographiée) de L. STOECKLE, L'Église, com-munauté du Fils de l'homme, Strasbourg (s.d.), dont toute la première partie(p. 36-222) est consacrée à Mc 10, 35-40.

48. On trouvera les indications utiles dans V. HOWARD, Ego, p. 131 n. 3.49. Cf. Rm 12, 2 ; Ep 5, 17 ; 6, 6 ; Col 4, 12 ; He 10, 36 ; 13, 21.50. Jn 5, 30 ; 6, 38.

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c) Le problème de l'historicité se pose aussi bien pour la scèneelle-même de l'agonie à Gethsemani que pour la teneur précisede la prière mise sur les lèvres de Jésus au v. 36.

Un tel récit, est-on tenté de dire d'emblée, ne s'invente pas« Comment imaginer que la communauté chrétienne, qui adoraiten Jésus le fils unique de Dieu, aurait osé lui prêter de tellesangoisses et de telles luttes" ? » Pourtant je ne ferai pas miencet argument de la Unerfindbarkeit. Il est pour le moins troprapide et pourrait même n'avoir aucune valeur. En effet, par lecontraste établi entre la défaillance des disciples et l'attitude deJésus, le récit présente Jésus avant tout comme résistant etvictorieux 52 , et ce qui apparaît comme un problème pour unechristologie très évoluée n'en est pas déjà un dans un stade plusancien 53.

Des indices plus modestes ont ici une portée supérieure. Dansnotre récit on peut valoriser le toponyme Gethsémani et, peut-être, la façon dont Jésus s'adresse à Pierre en l'appelant« Simon » (v. 37) 5 '. En dehors de la tradition synoptique, laprière dramatique de Jésus face à la mort est évoquée dans l'Épî-tre aux Hébreux (5, 7-10) et, surtout, dans Jn 12, 27-28. Pources diverses raisons il est vraisemblable que notre récit repose surun souvenir historique.

Les paroles rapportées au v. 36 ont-elles effectivement été pro-noncées par Jésus en la circonstance ? Cette question est bienplus délicate. Pour pouvoir donner une réponse affirmative ilfaudrait qu'on puisse produire un témoin. Or, objectent de

51. A. FEUILLET, L'Agonie de Gethsémani. Enquête exégétique suivie d'une

étude du « Mystère de Jésus » de Pascal, Paris 1977, p. 42.52. Avec J. GNILKA, Mk II, p. 264 ; W. SCHMITHALS, Mk, p. 641 ;

P. DSCHULNIGG, Sprache, Redaktion and Intention des Markus-Evangeliums.Eigentümlichkeiten der Sprache des Markus-Evangeliums and ihre Bedeutungfür die Redaktionskritik, Stuttgart 1984, p. 404.

53. On pourrait toutefois faire jouer un argument du même genre en ce quiregarde les disciples : est-il vraisemblable que la communauté ait créé de toutespièces une tradition dans laquelle les disciples, y compris les plus importants,font si piètre figure ? Mais là aussi il faut tenir compte de l'évolution et ne pasprojeter sans plus sur les premiers temps une tendance (la vénération des disci-ples) qui s'affirme dans la rédaction évangélique.

54. Alors que le nom symbolique du personnage (Pierre) domine largementdans la tradition, on trouve le plus souvent le nom banal (Simon) dans les paro-les adressées par Jésus à Pierre : Mt 16, 17 ; 17, 25 ; Mc 14, 37 ; Le 22, 31 (maisnon en Le 22, 34).

LA PATERNITÉ DE DIEU

139

nombreux auteurs, le texte lui-même insiste sur la solitude deJésus et sur le sommeil des disciples. L'objection est sérieuse etne doit pas être écartée trop facilement. Le texte souligne assuré-ment que Jésus s'est éloigné du groupe en avançant « un peu »(mikron). Mais le sommeil des disciples pose plus de problèmes,et il est un peu vain de tourner la difficulté en évoquant parexemple « un demi-sommeil plein d'inquiétude »55. D'un autrecôté les objections ne sont pas de nature à imposer une réponsenégative à la question posée. De la sorte l'unique attitude pleine-ment justifiée dans le débat relatif à l'historicité de Mc 14, 36me paraît être celle qu'adopte R. Pesch 56 en laissant la questionouverte. Toutefois je n'en resterai pas à cette constatation.Plaçons-nous dans l'hypothèse la moins favorable, celle de lacréation de Mc 14, 36 par la communauté. La pars epica de laprière est tenue dans son langage à elle mais elle correspond toutà fait à une conviction partagée par Jésus, celle de la toute-puissance de Dieu". Pour la soumission à la volonté de Dieunous n'avons pas trouvé de parallèle immédiat dans la littératurecommunautaire. Il est certain qu'il s'agit d'une attitude fonda-mentale de Jésus. Ces données suggèrent l'hypothèse que laprière de Mc 14, 36 a été formulée en tenant compte de la tradi-tion authentique concernant Jésus. A plus forte raison est-onamené à poser la même hypothèse pour l'invocation abba".Mais nous aurons à revenir sur ce point.

Des quatre logia avec « Père » recensés dans la tradition mar-cienne aucun ne peut donc être attribué tel quel et directement àJésus. Mais en deux cas (Mc 11, 25 ; 14, 36) nous avons étéamenés à compter avec l'authenticité médiate de la tradition.Dieu y est manifesté comme Père à cause de la bonté qui lepousse à pardonner mais aussi en tant que l'autorité lui revientet que l'obéissance lui est due.

55. W. MARCHEL, Abba, Père ! p. 103 (tout le développementl'auteur aux p. 103-104 appelle de sérieuses réserves) ; voirTeaching, p. 104 n. 1.

56. R. PESCH, Mk II, p. 395.57. Cf. ci-dessus p. 54-55 et p. 77-101.58. Avec V. HOWARD, Ego, p. 131; L.

dessus), p. 98.

présenté paraussi T.W. MANSON,

STGECKLE, L'Église (cf. n. 47 ci-

Page 71: 129. Le Dieu de Jésus. (129)

140

LE DIEU DE JÉSUS

Lc 6, 35 par. Mt 5, 44-45

Lc 6, 36 par. Mt 5, 48

Deuxième section

LA TRADITION Q

Seul le texte de Mt comporte la désignation « Père ». Commenous l'avons-vu', il y a de bonnes raisons de compter avec laprésence de cette dénomination dans le texte de la source et deretenir le logion dans le présent dossier. Motivant l'amour desennemis par la bonté universelle de Dieu, le logion a une impor-tance exceptionnelle pour notre recherche et il vaut la peine d'entraiter plus à fond dans un chapitre ultérieur. Je rappelle seule-ment ici que la plupart des critiques se prononcent pourl'authenticité substantielle de ce dit.

En ce qui regarde la teneur du texte dans la source la critiquedans son ensemble accorde la préférence à la version de Lc. Ajuste titre, au moins tant qu'il s'agit des différences majeuresauxquelles nous pouvons nous limiter pour notre propos'. Eneffet, l'adjectif « céleste » est probablement une addition durédacteur matthéen. Il en va de même pour « parfait » : l'adjec-tif n'est employé qu'ici et en Mt 19, 21 dans les synoptiques, etla comparaison synoptique atteste la provenance rédactionnelledu mot en 19, 21, la phrase « si tu veux être parfait » étantajoutée par Mt à la tradition marcienne correspondante. Unargument de composition renforce le jugement : la « perfec-tion » exigée des disciples en Mt 5, 48 correspond, par manièred'inclusion thématique, à la « justice plus grande » évoquée en5, 20. La source portait donc : « Soyez/vous serez miséricor-dieux comme votre Père est miséricordieux »I.

1. Cf. ci-dessus p. 24.2. On reste plus hésitant sur le choix à faire entre « devenez » (Lc) et « vous

serez » (Mt), ainsi qu'entre les deux conjonctions hôs ( Mt) et kathôs (Lc).3. Bien qu'il marque de la réserve à son égard, G. LOHFINK, « Gesetzeserfül-

l ung and Nachfolge. Zur Radikalitât des Ethischen im Matthâusevangelium »,

LA PATERNITÉ DE DIEU

141

La place du dit dans la source se laisse déterminer assez sûre-ment. Dans les deux évangiles le logion se situe au terme dudéveloppement sur l'amour des ennemis. En dépit des apparen-ces la convergence se poursuit vers l'aval. Dans Lc notre logionest suivi directement par une chaîne de recommandations concrè-tes (Lc 6, 37-38) 4 auxquelles correspond, au moins partielle-ment, Mt 7, 1-2. Comme Mt a composé son chapitre 6 à partirde traditions particulières et de matériaux de Q n'appartenantpas au discours-programme, il y a lieu de penser qu'en 7, 1-2 il

renoue avec la tradition du discours inaugural de Q, ce queconfirme la suite de ce chapitre 7. En somme la séquence de Lcest probablement identique à celle de la source.

La fonction et la condition littéraire originelle de Lc 6, 36 par.sont moins faciles à préciser au niveau ancien car les observa-tions pouvant être faites sur le texte ne concordent pas. Je parle-rai plus en détail de cette question dans le chapitre consacré àl'amour des ennemis. Pour le moment je me contente d'indiquerqu'à mon avis le verset servait de transition entre deux unités dela double tradition et qu'il constituait au départ un logion indé-pendant.

Le logion a des parallèles dans le judaïsme ancien. Le plusétroit est attesté dans le targum de Lv 22, 28 (Pseudo-Jonathan),du moins si l'on se fie à l'édition princeps' : « Mon peuple,enfants d'Israël ! Comme notre Père est miséricordieux dans lescieux ainsi vous serez miséricordieux sur la terre. » L'originalitéde ce texte est dans l'emploi de la désignation « Père » ; la rela-tion même établie entre la miséricorde divine et la bonté à prati-quer par les fidèles constitue en effet un thème bien attesté dansle judaïsme anciens. Relevons, pour sa netteté et pour sonancienneté vraisemblable, la sentence de Abba Shaul (v. 150)rapportée par la Mekilta à Ex 15, 2 : « Je lui (sc. à Dieu) res-semblerai : de même qu'il est miséricordieux et compatissant,ainsi serai-je miséricordieux et compatissant'. » Dans ces condi-

dans H. WEBER (éd.), Der ethische Kompromiss, Fribourg (CH) - Fribourg-Bâle-Vienne 1984, p. 15-58 (p. 53), retient lui aussi cette position majoritaire.

4. Lc 6, 39 marque une incise rédactionnelle par la formule « or il leur ditaussi une parabole ».

5. Voir les indications données ci-dessus, p. 118 n. 65.6. Des textes sont cités par P. BILLERBECK 1, p. 372.7. Trad. J. BONSIRVEN, Textes, p. 21 (n° 88).

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142

LE DIEU DE JÉSUS

tions une application stricte du critère de la dissimilarité condui-rait à écarter Lc 6, 36. Mais diverses observations sont à faire,qui n'invitent pas à retenir cette solution radicale et simpliste1. la tradition chrétienne n'offre pas de parallèle exact à notrelogion ; 2. la sentence s'intègre bien dans l'enseignement deJésus ; 3. l'emploi du mot Père assure au dit une originalité aumoins relative. Nous conclurons qu'en l'occurrence Jésus prendà son compte une sentence connue dans son milieu'. -

Avec l'AT9 et le judaïsme Jésus insiste sur la miséricorde deDieu. Plus nettement que la tradition biblique et juive il associecette qualité à la dénomination de Père.

Lc 10, 21 par. Mt 11, 25-26 11

L'action de grâce de Jésus au Père - l'« hymne de jubila-tion » - est rapportée en termes quasiment identiques en Mt etLc.

Le logion prend le contre-pied par rapport aux idées reçuesdans le judaïsme où ce sont précisément les sages et les intelli-gents qui bénéficient de la révélation. Par ailleurs il cadre bienavec l'interprétation que Jésus fait du présent en termes d'escha-tologie se réalisant : présence du Règne liée à la présence deJésus. C'est pour ces raisons en particulier que le logion estreconnu comme authentique par la très grande majorité des criti-ques.

Son importance pour la théo-logie de Jésus est patente. 1. Ils'agit d'une prière, et « Père » y est utilisé au vocatif. 2. Letexte combine deux traits dominants, la souveraineté et l'initia-tive salvifique. Sensibles dans la double dénomination (« Père »- « Seigneur du ciel et de la terre »), ces deux notes s'exprimentaussi dans le terme eudokia, désignation d'une volonté à la foissouveraine et bienveillante. 3. Enfin il met l'accent sur le para-doxe d'un Dieu partial, qui privilégie les petits et les insigni-fiants.

8. Avec J. JEREMIAS, Verkündigung, p. 205 n. 39 (trad. p. 265 n. 227) ;

D. ZELLER, Mahnsprüche, p. 113.

9. Ex 34, 6-7 !10. Les raisons pour lesquelles je dissocie Lc 10, 22 par. Mt 11, 27 de

Lc 10, 21 par. Mt 11, 25-26 seront données dans l'analyse de Lc 10, 22.

Lc 10, 22 par. Mt 11, 27

LA PATERNITÉ DE DIEU

143

A première vue Lc 10, 22 prolonge parfaitement Lc 10, 21 etforme avec ce verset une unité originaire, ce qui, compte tenu del'appréciation que je viens de porter sur Lc 10, 21, plaideraitpour l'authenticité de l'ensemble".

A l'analyse cette conclusion se révèle plutôt fragile. En raisonde son prétendu enracinement gnostique et de sa colorationjohannique apparente lz, le texte a suscité une littérature consi-dérable et un débat nourri. Pour notre propos il n'est pas néces-saire d'entrer dans la discussion de ces questions ; il suffirade rassembler l'essentiel des observations littéraires etthématiques ".

Entre Lc 10, 21 et 10, 22 il existe incontestablement des pointsde convergence, à savoir

- l'identité de la structure : chacun des versets est composéde quatre stiques ;

- l'insistance sur la souveraineté divine : « Seigneur du ciel etde la terre » (v. 21), « tout m'a été remis par le Père » (v. 22) ;

- l'idée et le vocabulaire de la révélation ;- l'insistance sur l'initiative appartenant au Révélateur, ini-

tiative exprimée par eudokia au v. 21 et par le verbe boulomaiau v. 22.

Mais on constate aussi un certain nombre d'inégalités et dedissonances

- le genre littéraire n'est pas le même : à la prière d'action degrâce du v. 21 fait suite un « développement théologique deforme impersonnelle » I l ;- la coloration sémitique très sensible du v. 21, en particulier

dans le targumisme « il y eut bon vouloir devant toi », ne semaintient pas au v. 22 ;

11. Assez commune jadis, cette position est encore défendue récemment parI. H. MARSHALL, Luke, p. 431-432 ; J.A. FITZMYER, Luke, p. 866.870 et (sansdiscussion du problème) par F. DREYFUS, Jésus, p. 51-54.

12. Pour ce deuxième point on pourra voir l'aperçu récent de M. SABRE,

« Can Mt 11, 27 and Lk 10, 22 Be Called a Johannine Logion ? », dansJ. DELOBEL (éd.), Logia, p. 363-371.

13. Je m'inspire principalement de l'analyse (à mon avis convaincante) faitepar P. HOFFMANN, Logienquelle, p. 102-148 (surtout p. 108-109). Voir aussiJ. WANKE, « Bezugs- and Kommentarworte », p. 47-51.

14. M.-E. BOISMARD, Synopse Il, p. 170.

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144

LE DIEU DE JÉSUS

- le sujet de la révélation change : il s'agit du Père au v. 21mais du Fils au v. 22 ;

- l'objet de la révélation change de même : « ces choses » auv. 21 mais « le Père » au v. 22 ;

- c'est seulement au v. 22 qu'on trouve un vocabulaire quirappelle l'investiture du Christ dans son exaltation : « tout m'aété remis"... »

Compte tenu de cette concordia discors je crois pouvoir avan-cer les propositions suivantes

1. L'hypothèse d'une unité originaire constituée de Lc 10, 21-22 ne peut guère être retenue, car les différences apparaissenttrop considérables 1 6.

2. Ces différences seraient compatibles avec l'hypothèse quedeux logia primitivement indépendants - qu'il s'agisse de deuxdits isolés venant de Jésus même", de deux logiacommunautaires", ou d'un logion de Jésus « commenté » parl'addition d'un dit communautaire" - ont été groupés aumoyen du mot crochet apokalyptô. Mais les nombreuses conver-gences et en particulier l'identité de structure restent alors inex-pliquées.

3. Rend le mieux compte de l'ensemble des données l'hypo-thèse qui voit dans le deuxième logion une création faite par lacommunauté aux fins de commenter et de valoriser d'un pointde vue christologique le dit authentique de Jésus 2°.

L'hymne de jubilation (Lc 10, 21) reflète directement uncomportement, une attitude existentielle de Jésus face à sonDieu : tout en soulignant la souveraineté divine, Jésus se situe de

15. Cf. Mt 28, 18 et 1 Co 15, 27.

16. Cf. S. LÉGASSE, « Le logion », p. 248.17. L'hypothèse est envisagée avec faveur par J. JEREMIAS, Abba, p. 51 n. 92

(trad. française p. 128 n. 92) ; aux p. 47-50 (trad. p. 49-54) l'auteur se prononce

pour l'authenticité de Lc 10, 22.

18. Telle est l'opinion de D. LÙHRMANN, Redaktion, p. 65.

1 9. Ainsi S. LÉGASSE, «Le l ogion» (en substance) et J. WANKE, «Bezugs- and

Kommentarworte», p. 47, qui, toutefois, ne se prononce pas explicitement sur

l'authenticité du premier dit.

20. Voir en ce sens, outre P. Hoffmann déjà cité (ci-dessus n. 13), D. ZEL-

LER, Kommentar, p. 52.55.

Lc11,2 par. Mt6,9

LA PATERNITÉ DE DIEU

145

plain-pied avec Dieu, en proximité immédiate, en commercefamilier avec lui. Lc 10, 22, la « parole du révélateur »2I, estune réflexion théologique sur ce point fondamental. Ce qui dansl'hymne de jubilation se présente comme reflet direct d'une atti-tude existentielle est exprimé par la communauté postpascalesous forme de vérité de fo i 12. Pour le dire encore autrement : àpartir du « comportement filial » de Jésus de Nazareth, lacommunauté d'après Pâques en est venue à conclure légitime-ment à une « relation filiale » 23.

Ainsi, à la question à vrai dire rhétorique que posaitS. Légasse au terme de sa longue étude sur Lc 10, 22 24« risquerait-on de se tromper en considérant le logion comme unproduit de la foi chrétienne ? », on a de bonnes raisons derépondre par la négative 25.

Dans cette revue critique je ne m'attarderai pas sur l'adressedu Notre Père pour la simple raison qu'il n'y a guère de textepour lequel le consensus critique en faveur de l'historicité soitaussi large que pour la prière du Seigneur. Je précise seulementque le qualificatif « qui est aux cieux », propre à la version mat-théenne, est probablement une addition et que l'addition recou-vre sans doute 26 aussi le pronom personnel de la première per-sonne du pluriel 27 .

21. J. WANKE, O/7. cit., p. 46.22. Recourant à une opposition similaire entre expérience vécue et vérité de

foi, B. VAN IERSEL, Sohn, p. 181, exprime de façon plus générale la différence

entre les logia de Jésus et le kérygme chrétien portant sur Jésus « fils de Dieu ».Je pense que cette distinction est applicable à Lc 10, 21 et 10, 22.

23. J. BLANK, « Die Sendung des Sohnes. Zur christologischen Bedeutung des

Gleichnisses von den bdsen Winzern Mk 12, 1-12 », dans J. GNILKA (éd.),

Neues Testament and Kirche (FS R. Schnackenburg), Fribourg-Bâle-Vienne

1974, p. 11-41 (p. 31). Les expressions allemandes utilisées sont « Sohn-

Verhalten » et « Sohn-Verhâltnis ».

24. S. LÉGASSE, « Le logion », p. 273.

25. Voir dans le même sens J. SCHMITT, « Genèse », p. 153.

26. On ne peut cependant exclure que « Père » (Lc) et « notre Père » (Mt)

soient des variantes de traduction.

27. Voir P. GRELOT, «L'arrière-plan araméen du "Pater"», RB 91, 1984,

p. 531-556 (p. 542), dont la position reflète bien un accord très large de la criti-que.

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146

LE DIEU DE JÉSUS

Le contenu théologique de la prière se caractérise par laconjonction de la familiarité impliquée dans l'emploi de la sim-ple adresse « Père » - selon toute vraisemblance abba dans lesubstrat araméen - et d'un sens très vif de la transcendance deDieu, sensible surtout dans la demande du Nom et dérivé endroite ligne de l'AT 28 .

Lc 11, 11-13 par. Mt 7, 9-11

En Lc 11, 9-13 par. nous tenons l'un des ensembles littérairesde la double tradition où l'écart entre les deux versions est vrai-ment réduit.

La structure de l'ensemble est limpide. On donne d'abordtrois consignes en parallélisme synonymique (Lc 11, 9) qu'onmotive (cf. le gar) par des sentences d'allure proverbiale dispo-sées selon le même schéma (Lc 11, 10). Puis, d'une manière quiest courante dans la tradition sapientielle, on fait appel, en deuxphrases parallèles (Lc 11, 11-12), à l'expérience concrète desauditeurs/lecteurs, avant de conclure par un raisonnement a for-tiori (Lc 11, 13).

Cette belle unité formelle est-elle aussi une unité organique ?Les critiques sont divisés sur la question : les uns comptent avecune unité d'un seul jet, les autres estiment que l'ensemble estcomposite". La présence dans chaque version d'un petit motqui peut indiquer un raccord" et la différence dans la forme lit-téraire de Lc 11, 9-10 et de Lc 11, 11-13 m'amènent à privilégierl'hypothèse du caractère composite 31 . Nous pouvons donc nouslimiter à Lc 7, 11-13.

Les divergences dans la teneur des deux versions ne touchentguère, dans leur ensemble, la substance du dit et le propos du

28. Pour une étude détaillée de la première partie du Pater je me permets derenvoyer à l'examen que j'ai fait dans Règne, p. 247-322.

29. On trouvera les références bibliographiques essentielles dans R. PIPER,« Matthew 7, 7-11 par. Luke 11, 9-13. Evidence of Design and Argument in the

Collection of Jesus' Sayings », dans J. DELOBEL (éd.), Logia, p. 411-418 (p. 4125).n.

30. Lc 11, 11 : de ; Mt 7, 9 : è.31. Avec R. PIPER, loc. Cit. ; W.

HAUSER, Doppelbildworte, p. 75-76.

SCHENK, Synopse, p. 62-63 ; M.G. STEIN-

LA PATERNITÉ DE DIEU

147

présent travail n'exige pas la restitution détaillée de la source. Jen'accorderai quelque attention qu'aux différences qui, directe-ment ou indirectement, affectent l'énoncé théologique.

Le don fait par le Père consiste en « bonnes choses » d'aprèsMt 7, 11, mais en « l'esprit saint » selon Lc 11, 13. Selon toutevraisemblance la mention de l'Esprit est à imputer à Lc qui,comme on sait, manifeste un intérêt particulier pour ce thème 32.

La référence au ciel pose un problème plus délicat, du moinsdans la version de Lc, car Mt a de son côté son expression habi-tuelle « qui est dans les cieux ». La difficulté touche d'abordl'établissement du texte. Attesté dans la plupart des témoinsl'article ho devant ex ouranou manque dans certains autres,dont P'S et le Sinaiticus". L'expression sans article est plusfacile dans la mesure où l'on peut la rapporter sans plus auverbe donner 34 ; à cet égard la leçon avec article mérite la pré-férence en tant que difficilior. Un autre argument allant dans lemême sens est fourni par l'agencement du texte. Cet agence-ment, en effet, repose sur la comparaison entre un père humainet Dieu et suppose que Dieu soit qualifié de quelque façon paropposition au père humain. Autrement dit : l'agencement dutexte invite à référer ex ouranou au sujet plutôt qu'au verbe etcette fonction de l'expression suppose la présence de l'article.L'explication philologique plausible de la préposition ek au lieude en qu'on attend est l'attraction exercée par le verbedonner". Sans pousser plus loin l'analyse, nous retenons que,même si la teneur exacte ne se laisse guère restituer, la sourcequalifiait sans doute le Père de céleste.

Le sens global du texte apparaît limpide. Même mauvais, unpère n'a pas l'habitude de donner à son fils de mauvaises choses.

32. Voir par ex. M.-A. CHEVALLIER, Souffle de Dieu. Le Saint-Esprit dans le

Nouveau Testament. Volume 1 : Ancien Testament, hellénisme et judaisme. La

tradition synoptique. L'ceuvre de Luc, Paris 1978, p. 204-205.

33. Les éditeurs récents sont divisés. Le Greek New Testament (3° éd.) et

Aland (Nestle 26) placent l'article entre crochets alors que H. Greeven (synopse)

ne marque aucune hésitation.

34. Cf. Ac 14, 17 ; Jc 1, 17.

35. Voir BLASS-DEBRUNNER-REHKOPF § 437 ; P. JOÜON, L'Évangile de Notre-

Seigneur Jésus-Christ, Paris 1930, p. 370. D'après E. DELEBECQUE, « Sur un

hellénisme de saint Luc », RB 87, 1980, p. 590-593 (p. 591), nous avons là un

hellénisme raffiné qui permet de découvrir deux idées derrière le ex ouranou

Dieu est dans le ciel et il donne du haut du ciel.

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14 8

LE DIEU DE JÉSUS

A fortiori Dieu donnera-t-il de bonnes choses à ceux qui leprient. On argumente donc à la fois avec ce qui est commun àl'homme et à Dieu (la paternité) et avec ce qui fait le propre deDieu tout en restant inexprimé, à savoir la bonté radicale.

L'historicité du logion est difficile à établir. La manièred'argumenter par questions interpellatives et par recours au rai-sonnement a fortiori (qa1-wahomer) est commune chez les rab-bins, et le contenu même de notre logion est bien juif 36.

Aucune référence expresse n'est faite au coeur du message évan-gélique, à savoir à la présence eschatologique de Dieu et de sonRègne. Mais, d'un autre côté, il semble y avoir des traits caracté-ristiques de Jésus. D'abord la concision et la simplicité de laformulation 37 . Ensuite l'emploi même de Père comme désigna-tion directe de Dieu : alors que les parallèles juifs opèrent par-fois avec l'analogie entre Dieu et le père humain, aucun d'entreeux, à ma connaissance, pas même le plus intéressant par sa dateet par son contenu", n'utilise « Père » pour désigner Dieu.Enfin, des connexions peuvent facilement être faites avec desmorceaux typiques de Jésus comme la parabole du filsprodigue" ou l'affirmation surprenante sur le Dieu « seulbon » de Mc 10, 18. Plus généralement, et même s'il n'y a pasdans notre texte de référence expresse, le message de Jésus surl'irruption du Règne de grâce fournit une excellente toile de fondpour son insistance sur la bonté de Dieu et sur la confiance quilui revient ; la cohérence se situe en profondeur. En somme,même si elle n'est pas tout à fait certaine, l'authenticité substan-tielle du fragment peut être retenue°°.

36. Voir P. BILLERBECK II, p. 458-459.37. Cf. H. BRAUN, Radikalismus II, p. 128 (p. 127 n. 2) et p. 69 n. 3.38. Il s'agit de la tradition relative à Honi le Traceur de cercle conservée dans

la Mishnah, Taanith III, 8. On trouvera commodément la traduction françaisedu texte dans J.M. VAN CANGH, « Miracles », p. 50.

39. J. JEREMIAS, Abba, p. 41 (trad. p. 40).40. Avec, pour ne citer que quelques auteurs récents, D. ZELLER, Mahnsprü-

che, p. 131 ; H. MERKLEIN, Gottesherrschaft, p. 208 ; M.G. STEINHAUSER,Doppelbildworte, p. 77.

Lc 12, 30 par. Mt 6, 32

LA PATERNITÉ DE DIEU

149

Le logion sur le Père qui connaît les besoins des siens (Lc12, 30) fait partie d'une des unités les plus caractéristiques - etaussi les plus longues - de Q : le développement sur l'absencede soucis (Lc 12, 22-31 par.). On se limitera ici à quelques indi-

cations brèves sur l'unité 41 , choisies en fonction de la partie qui

nous intéresse directement.L'énoncé de Lc 12, 30 ne peut en aucune façon être considéré

comme un dit indépendant : par le démonstratif tauta il s'appuie

directement sur Lc 12, 29 dont il présente la motivation (gar).

Le v. 29, de son côté, reprend les deux thèmes (nourri-ture/boisson, vêtement) proposés dès le début (v. 22-23) et déve-loppés successivement aux v. 24 et v. 27-28.

Parce qu'il comporte lui aussi un pronom démonstratif (tauta)

le v. 31 a besoin d'un support qui ne peut être que les v. 29-30.On le voit, l'ensemble du texte est fort bien construit. Seul le

logion du v. 25, qui a rendu nécessaire une transition rédaction-nelle (v. 26), se présente comme un élément manifestementadventice.

Comme pour Lc 11, 9-13 la question se pose dès fors de savoirsi cet ensemble si bien structuré est une unité organique ou undéveloppement exceptionnellement réussi à partir d'un noyau debase. Question délicate, et qui a reçu des réponses diverses dansle détail 4z.

Il est clair que les v. 29 et 22 se répondent. D'autre part lecontenu du v. 30b est pour le moins impliqué dans les versets

précédents portant sur la sollicitude divine. Par ailleurs on passede la désignation divine de theos (v. 24-28), à celle de patèr

(v. 30). Ces observations, et notamment la dernière, suggèrent ladualité des strates. Mais plutôt que de considérer les v. 29-31

comme un élargissement 43 , on verra dans ces versets, à la suite

41. On pourra voir les analyses plus développées présentées par D. ZELLER,

Mahnsprüche, p. 82-93 ; H. MERKLEIN, Gottesherrschaft, p. 174-180 ;D. CATCHPOLE, « The Ravens » ; H. SCHÜRMANN, Gottes Reich, p. 109-111 ;

H. D. BETZ, Studien, p. 84-105.42. Voir M.G. STEINHAUSER, Doppelbildworte, p. 230-233.43. Ainsi R. BULTMANN, Geschichte, p. 92.

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15 0

LE DIEU DE JÉSUS

de l'intéressante analyse de H. Schürmann 44 , le noyau à partirduquel le reste de l'unité a été développé, l'argument essentielétant la proximité des v. 29-31 avec le Notre Père.

La question de l'authenticité se pose en termes légèrement dif-férents selon qu'on tient à l'unité de l'ensemble (y compris lev. 31) ou qu'on se rallie à l'hypothèse proposée. Dans le premiercas la liberté par rapport aux nécessités fondamentales de la vieest motivée par des considérations de type surtout sapientiel -disons, pour faire bref, par le recours à la providence divine -qu'on trouve ailleurs que chez Jésus dans la tradition juive 45~

mais aussi par un trait tout à fait typique de Jé;>us : sa procla-mation de la Basileia comme Règne du Père. Dans le deuxièmecas la motivation se concentre dans le message du Règne encoreà venir mais sans doute proche. Cette référence eschatologiqueet, plus précisément, la grande proximité du texte avec le Pater,sont des arguments de poids en faveur de son authenticité. Endépit des incertitudes qui subsistent, nous pouvons voir en Lc12, 30 par. un écho fidèle, quant à la substance tout au moins,de l'enseignement de Jésus 46 .

L'examen critique des textes de la double tradition aboutitainsi à des conclusions positives en ce qui concerne leur authenti-cité. Nous avons cru devoir écarter Lc 10, 22. Avec des garantiesplus ou moins nettes mais suffisantes, nous avons retenu tous lesautres textes. Dans ce corpus nous trouvons la désignationdivine au vocatif (Lc 1 0,21 et 11, 2), au nominatif sans détermi-nation pronominale (Lc 11,13) et au même cas avec le pronompersonnel de la deuxième personne du pluriel (Mt 5, 45 ;Lc 6, 36 ; 12, 30).

44. Gottes Reich, p. 109-111. L'auteur précise : 12, 29a.306.31.45. Pour plus de détails je renvoie à D. ZELLER, Mahnsprüche, p. 87-92 ;

cf. aussi P. BILLERBECK 1, p. 435-440.46. Avec H. SCHÜRMANN, loc. Cit. (avec une très grande prudence) ;

D. CATCHPOLE, « The Ravens », p. 87 ; M.G. STEINHAUSER, Doppelbildworte,p. 233-234, et bien d'autres.

LA PATERNITÉ DE DIEU

151

Troisième section

LES MATÉRIAUX PROPRES A LUC

Dans la présentation sommaire des matériaux faite au ch. 1j'ai laissé entendre que trois textes de SLc peuvent être écartésdu dossier sans grande hésitation, dès lors qu'on fait intervenirle point de vue de l'historicité : Lc 22, 29 ; 2, 49 et 24, 49.

Lc 22, 29 ne fait pas partie du Sondergut au sens qu'a ceterme dans la critique des sources. En effet, Lc 22, 28-30 a unparallèle en Mt 19, 28. Une analyse détaillée, que je ne présentepas ici, montre que le fonds venant de Q a été fortement retra-vaillé par Lc. Lc 22, 29, où l'expression « mon Père » apparaîtdans la bouche de Jésus, n'a strictement aucun correspondantdans le parallèle de Mt. Le texte se caractérise surtout parl'orientation christologique du thème de la Basileia. Comme Mtmanifeste un grand intérêt pour le règne du Fils de l'homme, onest amené à penser qu'il n'aurait pas omis le contenu de Lc22, 29 s'il l'avait lu dans sa source. Il est donc assez probableque Lc 22, 29 ne se lisait pas dans Q. Comme le verset comporteplusieurs vocables très caractéristiques' ou au moins habituels'chez Lc, on peut même l'attribuer à la rédaction del'évangéliste s.

Quant aux textes de Lc 2, 49 et 24, 49, peu de critiquesseraient prêts à y retrouver, par-dessous l'importante rédactionde l'évangéliste, un écho direct des paroles authentiques deJésus.

Restent alors à examiner le logion du petit troupeau (Lc12, 32) et les deux prières mises sur les lèvres de Jésus dans lerécit lucanien de la Passion (Lc 23, 34 et 23, 46).

1. La crase kagô, la racine diatithèmildiathèkè.2. Par ex. kathôs.3. Pour plus de détails voir J. SCHLOSSER, Règne, p. 585-586 ; J. JEREMIAS,

sprache, p. 290-291 ; J.A. FITZMVER, Luke, p. 1413 (sans exclure l'hypothèse

de SLc).

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152

LE DIEU DE JÉSUS

Lc 12,32

Dans son contexte actuel le logion du petit troupeau conclut lacomposition sur l'absence de soucis (Lc 12, 22-31), une unité dedouble tradition dont nous avons parlé dans la section précé-dente de ce chapitre, tout en introduisant les recommandationssur le vrai trésor (Lc 12, 33-34). Mais notre logion n'a pasbesoin du support du contexte pour avoir un sens et peut secomprendre comme dit primitivement indépendant. Selonl'interprétation la plus vraisemblable le terme de Basileia désigneici, comme dans la première béatitude (Lc 6, 20 par.) et dans lelogion sur les enfants (Mc 10, 14), les biens salvifiques indescrip-tibles que Dieu accordera au petit troupeau des disciples.

Dans l'optique de notre recherche sur la théo-logie les traitssuivants sont à relever particulièrement

1. Le logion appartient à la forme littéraire de l'oracle dusalut.

2. Dans ce genre littéraire, représenté surtout par le Deutéro-Isaïe, le destinataire de l'oracle est généralement présenté commeayant un besoin tout particulier du secours divin. En Lc 12, 32cette note est présente dans la qualification du troupeau commemikron, c'est-à-dire sans doute à la fois comme petit et commechétif.

3. L'initiative divine est indiquée par le verbe eudokeô. Ainsique je l'ai signalé à propos de Lc 10, 21, la racine exprime enmême temps la souveraineté d'une décision et la bienveillancequi inspire ce libre choix.

Il est donc clair que le logion met l'accent sur la bonté et surla bienveillance divine, source de confiance pour les démunis. Dece fait il illustre bien ce qui est essentiel dans la présentation deDieu comme Père.

La question de la provenance du dit est difficile à trancher.J'ai exposé ailleurs' pourquoi, après et avec bien d'autres, jeconsidère comme vraisemblable l'hypothèse de l'historicité du

4. J. SCHLOSSER, Règne, p. 573-601. On trouvera les justifications exégétiquesdétaillées de ce que je viens de présenter de manière sommaire.

Lc 23, 34

LA PATERNITÉ DE DIEU

153

logion et je crois pouvoir maintenir cette position en dépit desarguments présentés depuis lors par H. Schürmann' en faveurde l'hypothèse rivale. Je m'appuie avant tout sur les différencesqu'on constate entre Lc 12, 32 et des textes comparables de lalittérature communautaire ainsi que sur les bons parallèles deLc 6, 20 et Mc 10, 14. Il reste que l'ambiguïté de certaines don-nées empêche d'être trop affirmatif : on ne dépasse pas, enl'occurrence, le niveau de la vraisemblance.

« Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu'ils font. »Telle est la prière que d'après Lc 23, 34 Jésus prononce aussitôtaprès sa mise en croix. Le problème essentiel posé par ce texteest celui de son authenticité, au double sens de ce terme, c'est-à-dire d'abord au plan de la critique textuelle et ensuite au plan del'historicité.

Au sujet du premier aspect les éditeurs récents ne concordentpas. Alors que H. Greeven, dans sa synopse, reproduit le textesans aucun signe diacritique, K. et B. Aland (Nestle 26) et le col-lectif responsable du Greek New Testament placent le v. 34aentre crochets doubles, indiquant par là qu'à leur avis le v. 34an'a pas fait partie du texte original du troisième évangile. Plu-sieurs observations paraissent appuyer ce jugement négatif.1. Le texte manque dans des témoins anciens appartenant àdiverses aires et relevant de diverses familles textuelles. 2. Sansle v. 34a la séquence narrative de Lc (23, 33 + 34b) est excel-lente. 3. On s'explique mal comment un texte d'une telle teneurspirituelle aurait disparu d'une bonne partie de la tradition.

En dépit de ces indications les commentateurs récents se mon-trent plutôt favorables à l'authenticité du texte b. Quelquesexemples. G. Schneider ne se prononce pas nettement maisn'exclut pas l'authenticité. I.H. Marshall, J. Ernst et E. Schwei-zer comptent fermement avec elle'. Les arguments avancés en

5. H. SCHÜRMANN, Cottes Reich, p. 111-112.6. J.A. FITZMYER, toutefois, sans se prononcer catégoriquement (cf. Luke,

p. 1503) semble pencher pour l'inauthenticité puisqu'il ne retient pas le v. 34adans sa traduction du texte (p. 1499).

7. Cf. aussi O. HOFIUS, « Unbekannte Jesusworte », dans P. STUHLMACHER,

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15 4

LE DIEU DE JÉSUS

ce sens 8 sont impressionnants, en particulier celui qui touche lerécit de la mort d'Étienne en Ac 7, 60 : « Seigneur ne leurimpute pas ce péché. » On peut assurément envisager commepossible que Ac 7, 60 ait entraîné Le 23, 34a. L'inverse estcependant bien plus vraisemblable, car l'appel au pardon divinen faveur des bourreaux n'est qu'un élément d'un ensemble plusvaste de traits qui attestent la tendance de Le à calquer le récitde la mort d'Étienne sur celui de la mort de Jésus". De plus,l'« ignorance » mentionnée en Le 23, 34a se retrouve elle aussidans les Actes (3, 17 ; 13, 27). On peut en conclure qu'il est« vraisemblable que la prière de Jésus en Le 23, 34 appartient autexte original de son évangile et qu'elle en a été écartée par quel-que copiste hostile au judaïsme » Il. A dire vrai, le recours à« quelque copiste » rend mal compte de l'ampleur de la tradi-tion où le texte manque, et l'antijudaïsme n'est pas le seul motifpossible de son omission secondaire. Mais nous n'avons pas àpoursuivre plus avant l'étude de ces points. Il me suffit d'avoirmontré que, donnant le pas à la critique interne sur la critiqueexterne, on est fondé à retenir Le 23, 34a dans le texte.

Mais d'où provient le fragment ? Est-il « authentique » aussiau deuxième sens de ce terme ?

La critique des sources n'exclut pas cette possibilité. En effet,si l'on compte avec l'existence d'une source particulière pour lerécit lucanien de la crucifixion, on peut considérer Le 23, 34bcomme une insertion faite à partir du parallèle de Mc et voirdans Le 23, 34a un élément du récit prélucanien postulé". Et sil'on estime que, malgré ses nombreuses originalités, le récit luca-nien de la crucifixion se base uniquement sur Mc, on sera certesporté à voir dans la prière de 23, 34a un élargissement rédaction-

Dos Evangelium and die Evangelien, p. 355-382 (p. 360 n. 31), et J. DELOBEL,« The Sayings of Jesus in the Textual Tradition. Variant Readings in the GreekManuscripts of the Gospels », dans ID., (éd), Logia, p. 431-457 (p. 435).

8. Voir le bon exposé de I.H. MARSHALL, Luke, p. 867-868.9. Voir aussi D. FLUSSER, « "Sie wissen nicht, was sie tun". Geschichte eines

Herrenwortes », dans P.G. MÜLLER - W. STENGER (éd.), Kontinuitüt and Ein-heit. Für Franz Mussner, Fribourg-Bâle-Vienne 1981, p. 393-410 (p. 400).

10. A. GEORGE, Études sur l'ceuvre de Luc, Paris 1978, p. 232. Dans lemême sens : A. BÜCHELE, Der Tod Jesu im Lukasevangelium. Eine redaktions-geschichtliche Untersuchung zu Lk 23, Francfort 1978, p. 46.

11. Voir V. TAYLOR, The Passion Narrative of St Luke. A Critical and His-torical Investigation, Cambridge, 1972, p. 91-99.

Lc 23, 46

LA PATERNITÉ DE DIEU

155

nel, mais vu la nature du fragment on ne pourra pas exclure apriori que Le tient l'information de la tradition.

La teneur même du texte amène d'aucuns à décréter que laprière ne saurait venir que de Jésus car elle « est trop extraordi-naire pour avoir été inventée » Il . Mais ce critère n'est-il pas unpeu trop commode ? Il est vrai, toutefois, et D. Flusser a raisond'y insister", que la prière se tient à la hauteur du précepte del'amour des ennemis et, en ce sens, est tout à fait conforme àl'esprit de Jésus. A considérer de façon plus précise les donnéesdu texte je reste pourtant sceptique. C'est que, je l'ai dit plushaut, l'ignorance paraît bien être un motif lucanien. Il en est demême de la « rémission » des péchés : objet de la prière de Jésusen Le 23, 34a, le pardon sera présenté comme ultime chanceofferte à Israël dans la prédication missionnaire des Actes 1

4 .

Pour le dire d'une façon un peu pointue : le caractère lucaniendu texte, qui était tout à l'heure la raison de conclure à l'authen-ticité de Le 23, 34a du point de vue de la critique textuelle, invitemaintenant à mettre sérieusement en doute - je ne dis pas àrécuser absolument - son historicité.

La dernière prière de Jésus, qui constitue aussi les derniersmots prononcés par lui avant sa mort, est rapportée en ces ter-mes par le troisième évangile : « Père, en tes mains je remetsmon esprit. »

J'ai évoqué plus haut le problème d'une source particulière deLe pour le récit de la passion. Ce problème ne se pose guère àpropos de la péricope relative à la mort de Jésus (Le 23, 44-48),contexte immédiat de la dernière prière du Seigneur. En effet, lescontacts avec Mc sont assez étroits ici et les traits divergents peu-vent assez facilement être expliqués par la rédaction luca-nienne 1 5: Le aura repris et retouché le récit parallèle de Mc.

12. La phrase est de A. HAMMAN (d'après W. MARCHEZ, Abba, Père ! p. 126n. 3, qui la cite en la prenant à son compte).

13. D. FLUSSER, « Sie wissen nicht... », p. 396.399 - Voir aussi P. FIEDLER,

Jesus and die Sünder, p. 194.14. Ac 2, 38 ; 5, 31 ; 10, 43 ; 13, 38.15. Voir les indications de M.-E. BOISMARD, Synopse II, p. 427 ; J. JERE-

MIAS, Sprache, p. 307-308 ; J.A. FITZMYER, Luke, p. 1513.

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15 6

LE DIEU DE JÉSUS

Dans le récit de Mc l'ultime prière (et parole) de Jésus est le « cride déréliction » 16 repris du Ps 21 (22), 1 : « Mon Dieu, monDieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? » Quelle différence avec laparole empreinte de sérénité et de confiance que prononce Jésus,en reprenant le Ps 30 (31), 6, d'après l'évangile de Lc ! L'hypo-thèse obvie est que Lc a évacué la référence au Ps 21, 1, tropchoquante d'un point de vue christologique, pour la remplacerpar une reprise du Ps 30, 6". Mais une objection se présente.Le Ps 30, 6 servait de courte prière du soir dans le judaïsmepalestinien". Ne faut-il pas alors compter avec l'enracinementpalestinien de Lc 23, 46, voire prendre au sérieux la possibilitéde son historicité ? En fait le présupposé de l'objection se révèlefragile dans la mesure même où les textes attestant cet usage dupsaume ne permettent pas de remonter à la période des tannaim.

L'origine postpascale, sinon directement lucanienne, deLc 23, 46 est confirmée par les indications suivantes : 1. le texteest plus proche de la Septante que du texte hébreu l 9 ; 2. à enjuger par 1 P 4, 19, le Ps 30, 6 était en usage dans la parénèsecommunautaire ; 3. une prière analogue est mise sur les lèvresd'Hercule mourant par Sénèque"'.

Compte tenu de l'ensemble des données, la provenance luca-nienne de la prière en Lc 23, 46 est très vraisemblable. Commeil le fait abondamment dans son récit de la passion, Lc auracherché à présenter Jésus comme un modèle (Ac 7, 59 !) etcomme un typez'. Du point de vue de notre étude il est cepen-dant significatif que, plutôt que de reprendre l'adresse attestéedans le psaume (LXX : Kyrie ho Theos), Lc mette sur les lèvresde Jésus le vocatif Père.

16. M.-E. BOISMARD, Synopse II, p. 426.17. Voir, pour bien d'autres, M. RESE, Alttestamentliche Motive in der

Christologie des Lukas, Gütersloh 1969, p. 200-202.18. Textes dans P. BILLERBECK II, p. 269. - E. STAUFFER, Jésus. Gestalt

and Geschichte, Berne 1957, p. 108, croit même savoir que Jésus a appris cette

prière dès son enfance, des lèvres de sa mère !19. Voir les détails dans M. RESE, loc. Cit.20. Cf. W. GRUNDMANN, Lk, p. 435.21. X. LÉON-DUFOUR, Face à la mort. Jésus et Paul, Paris 1979, p. 155.

Mt 5, 16

LA PATERNITÉ DE DIEU

157

Quatrième section

LES MATÉRIAUX PROPRES A MATTHIEU

Un premier examen des logia de SMt utilisant le mot Pèrepour désigner Dieu nous a permis de détecter une série de textesqui, après analyse, doivent ou au moins peuvent être attribués àla rédaction de l'évangéliste. Nous n'y avons pas rangé Mt29, 19 parce que, selon toute vraisemblance, la formule trinitaireemployée là ne vient pas du rédacteur mais est un matériau litur-gique de la communauté réutilisé par l'évangéliste'. A présentque nous examinons les textes en nous demandant s'ils provien-nent du Jésus de l'histoire nous pouvons écarter sans discussionpréalable Mt 28, 19 2 .

Dans sa version de la double tradition (Mt 5, 15 par.Lc 11, 23) - mais non dans la version marcienne de Mc 4, 21-, la sentence imagée sur la lampe se termine par une indicationsur la finalité positive de la lumière. C'est sur cette mention del'utilité de la lumière que prend appui Mt 5, 16, application (cf.houtôs) de la sentence imagée.

Pour diverses raisons le caractère secondaire de ce texte appa-rait certain : 1. il manque en Q ; 2. son thème, le témoignagepar les oeuvres, est courant dans la littérature épistolaire duNT' ; 3. il comporte du vocabulaire cher à Mt 4 . Les contactsassez étroits de 1 P 2, 12 avec Mt 5, 16 permettent d'envisagerl'hypothèse d'un enracinement traditionnel du logion s . Mais, siMt a éventuellement repris un logion plus ancien, il l'a forte-

1. Cf. J. LANGE, Erscheinen, p. 313-315 ; G. BARTH, Die Taufe in frühchrist-

licher Zeit, Neukirchen-Vluyn 1981, p. 16-17.

2. La netteté de la formule trinitaire et le caractère évident, non problémati-que, de la mission auprès des païens supposent une assez longue évolution.

3. Voir avant tout 1 P 2, 12 et Ph 2, 14-16, mais aussi 1 Th 4, 11-12 ;

1 Co 10, 32 ; Col 4, 15.4. Emprosthen, hoi anthrôpoi, kalos...

5. Voir par ex. R.A. GUELICH, Sermon, p. 124.

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158

LE DIEU DE JÉSUS

ment retravaillé, et la mention de « votre Père qui est auxcieux » 6 est un élément de ces retouches. Dans sa teneuractuelle Mt 5, 16 est essentiellement un logion rédactionnel'.

Mt 6, 2-6.16-18

Derrière et à la base de Mt 6, 1-18 on reconnaît sans peine uneunité fortement structurée et composée de trois strophes : surl'aumône (v. 2-4), sur la prière (v. 5-6) et sur le jeûne (v. 16-18).En cours de tradition, la strophe sur la prière a été gonflée parl'addition de divers matériaux (v. 7-15) portant sur le mêmethème.

L'unité fondamentale elle-même comporte quelques anomaliesformelles. De façon gênante, on passe à plusieurs reprises de ladeuxième personne du singulier à la deuxième du pluriel. Le plu-riel se trouve d'abord dans le triple emploi de l'expression« Amen, je vous dis » (v. 2.5.16). Dû simplement à la présencede la formule d'autorité, dans laquelle le destinataire est habi-tuellement indiqué par un pronom pluriel, ce hiatus n'est pas àmajorer ; il ne touche que la surface du texte. Plus important estl'écart dans les strophes 2 et 3 entre l'exposé de la conduite àéviter (tenu à la 2e pers. du pluriel aux v. 5 et 16) et la présenta-tion du comportement à adopter (exprimée à la 2e pers. du sing.aux v. 6.17-18). L'explication vraisemblable du donné est qu'audépart les consignes étaient proposées à la 2e pers. du sing.,forme classique de l'exhortation sapientielle, et que le pluriel aété introduit pour une meilleure utilisation du fragment dans lacatéchèse communautaire, cette altération pouvant être le fait

d'un rédacteur prématthéen$ ou de Mt lui-même 9 .Dans l'unité de base Dieu est désigné à plusieurs reprises par

l'expression « ton Père » : v. 4, v. 6 (2x), v. 18 (2x). La théo-

6. En 1 P 2, 12 il y a ho theos.7. Avec R. HEILIGENTHAL, Werke als Zeichen, Tübingen 1983, p. 117 ;

J. LAMBRECHT, Ich aber, p. 64 ; G.N. STANTON, « Matthew as a Creative Inter-preter of the Sayings of Jesus », dans P. STUHLMACHER (éd.), Das Evangeliumand die Evangelien, p. 273-287 (p. 281-282) ; U. Luz, Mt, p. 220.

8. C'est l'hypothèse envisagée avec faveur par D. ZELLER, Mahnsprüche,72.9. L'importance de la rédaction matthéenne dans l'ensemble du texte a été

fortement soulignée par R.A. GUELICH, Sermon, p. 316-320.

P.

LA PATERNITÉ DE DIEU

159

logie de l'unité s'exprime à travers l'antithèse : les hom-mes/Dieu, ainsi que par l'insistance sur la clairvoyance de Dieuet sur sa fonction dé rétributeur. Rien, en somme, n'apparaît liéintimement à l'appellation de Père. L'intérêt du texte est cepen-dant réel : moyennant l'expression « ton Père », qu'on netrouve d'ailleurs qu'ici dans toute la tradition synoptique, Dieuest présenté clairement comme le Père d'un chacun. Mais est-cebien la voix de Jésus qu'on perçoit ici ?

Le morceau n'a pas d'équivalent dans le NT. Par contre, sil'on considère les matériaux, il n'apparaît pas comme particuliè-rement original dans le cadre du judaïsme ancien. En effet, « ceque les trois règles ont à proposer comme analyse critique de lapiété est connu depuis longtemps dans la synagogue »'° ;comme le montrent les parallèles", des Juifs peuvent adresser àd'autres Juifs des critiques et des exigences similaires à celles de

Mt 6, 2-6.16-18.Apprécié en fonction du cadre d'ensemble que constitue la

prédication de Jésus, notre texte comporte simultanément desconvergences et des divergences.

Le langage paradoxal (la main gauche doit ignorer ce que faitla droite ! : v. 3) et l'hyperbole (se parfumer la tête quand onjeûne : v. 17) répondent bien à la manière de Jésus 12. La

recherche des honneurs auprès des hommes fait l'objet d'une cri-tique incisive ailleurs aussi, notamment dans les reproches adres-sés aux docteurs et/ou aux pharisiens tels qu'ils sont attestés en

Mc (12, 38-39), en Q (Lc 11, 43 par.) et, de façon indirecte aumoins, en SMt (23, 8-12). Quant au thème antagoniste de larécompense venant de Dieu, Jésus ne l'ignore pas et s'en sert defaçon non problématique, presque naïve, à travers les images du« salaire » (misthos) ou du « trésor » (thèsauros)". De façonplus large on pourrait évoquer aussi les nombreux logia quiabordent les thèmes de l'autorité et du service 1 4. Ces convergen-ces pourraient être invoquées en faveur de l'authenticité de notretexte. Mais il y a aussi des divergences, et certaines pèsent lourd.

10. C. DIETZFELBINGER, « Frdmmigkeitsregeln », p. 193.11. On trouvera les textes essentiels dans D. ZELLER, Mahnsprüche, p. 73.12. Voir E. SCHWEIZER, « Der Jude... », p. 117 et, surtout, C. DIETZFELBIN-

GER, « Frümmigkeitsregeln », p. 198-199.13. Cf. Me 10, 21 ; Lc 6, 22-23 par. ; Lc 12, 33-34 par. etc.14. Mc 9, 35 ; 10, 43-44 etc...

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160

LE DIEU DE JÉSUS

Du point de vue formel d'abord. Par sa longueur et par sacomposition très élaborée, par son allure de travail de cabinetpour ainsi dire, notre morceau n'a pas de parallèle proche dansles logia de Jésus. Au demeurant, il comporte dans la troisièmestrophe (v. 16) une paronomase qui n'est possible que dansl'expression grecque : aphanizousin/phanôsin.

En eux mêmes les thèmes des deux premières strophes ont desattaches dans la prédication de Jésus. Il lui arrive souventd'insister sur la prière, et l'aumône n'est pas oubliée". Toute-fois Jésus ne se préoccupe pas, habituellement, des modalités deces actes. Une divergence plus nette apparaît en ce qui concernele jeûne, thème de la troisième strophe. Alors que dans notretexte sa pratique est admise comme allant de soi, Mc 2, 19, unlogion dont l'authenticité est très probable, souligne le caractèreanachronique du jeûne dès lors que l'heure de la joie a sonné. Iln'y a certes pas contradiction entre les deux textes, car Mc 2, 19n'énonce pas une règle de vie de façon abstraite. Une certainetension est cependant présente et elle ne peut être évacuée par ladistinction en soi envisageable entre les disciples itinérants deJésus et ses adeptes sédentaires, ces derniers seuls étant visés enMt 6 16 . Mais, comme l'a bien mis en relief C. Dietzfelbinger ",c'est surtout dans la manière dont la critique est formulée qu'onperçoit un heurt entre notre texte et Jésus. En Mt 6 ce n'est plustel individu ou tel groupe religieux qui fait l'objet d'une atta-que ; est supposée une situation évoluée dans laquelle deux com-munautés antagonistes se font face, l'Église et la Synagogue, etoù la première disqualifie la seconde in globo, en tant que telle,en appliquant à ses membres le qualificatif d'hypocrites Il.

Au vu de ces observations on peut admettre comme possibleque tel ou tel rudiment de la tradition la plus ancienne soit reprisdans notre unité Iv. Mais la composition pré-rédactionnelle à

15. Cf. Lc 11, 41 ; 12, 33 ; Mc 10, 21.16. C'est en recourant à ces deux auditoires que R. RIESNER, Lehrer, p. 488-

489, tente de concilier Mc 2, 19 et Mt 6, 16-18.17. C. DIETZBELBINGER, « Frdmmigkeitsregeln », p. 192-196.18. Sur la réalité de cette situation on pourra lire l'intéressant article de

G.N. STANTON, « Aspects of Early Christian-Jewish Polemic and Apologetic »,NTS 31, 1985, p. 377-392.

19. Voir la discussion détaillée de la question par C. DIETZFELBINGER,« Frômmigkeitsregeln », p. 197-201 ; cf. aussi R.A. GUELICH, Sermon, p. 317.

LA PATERNITÉ DE DIEU

161

trois strophes ne vient probablement pas de Jésus". Au reste, sil'on estime qu'un fonds remonte à Jésus, la restitution en est tel-lement aléatoire que la tradition devient inutilisable pour uneétude un peu précise. En conséquence nous ne tiendrons pascompte de ce texte.

Mt 6, 7-8

Comme nous venons de le voir, la deuxième strophe de lacomposition tripartite (Mt 6, 5-6) a été élargie pour former unpetit catéchisme sur le thème de la prière. Le logion à examinermaintenant, premier élément de cet élargisssement (6, 7-8) stig-matise la prière bavarde des païens et demande que les disciplesprennent leurs distances par rapport à une telle prière verbeuseet inutile, inutile parce que le Père connaît les besoins des siens.A un niveau moins apparent la prière ainsi qualifiée paraît criti-quée aussi parce qu'elle s'enracine dans un manque deconfiance".

Du point de vue littéraire deux faits frappent d'emblée

- la ressemblance des v. 7-8 avec la structure fondamentaledes trois strophes : la parenté se manifeste dans l'oppositionimplicite de deux comportements et dans la description assezdétaillée du comportement négatif.

- la forte similitude de la motivation finale (v. 8b) avec cellequi apparaît dans le morceau de Q sur les soucis, enLc 12, 30 par. Mt 6, 32 : sont communs 1. le verbe savoir(oida), 2. la désignation de Dieu par « votre Père », 3. la men-tion des besoins des fidèleszz à quoi s'ajoute 4. la référence auxpaïens dans le contexte immédiatz 3 .

20. Avec H.D. BETZ, « Kult-Didache », p. 453-457 ( =ID., Studien, p. 57-61) ; E. SCHWEIZER, « Der Jude... », p. 117 ; D. ZELLER, Mahnsprüche, p. 73-74 ; G. STRECKER, Bergpredigt, p. 106-107. - Notons toutefois que U. Luz,Mt, p. 322, laisse la question ouverte.

21. Voir sur ce point P. HOFFMANN, « Er weiss... », p. 175 ; R.A. GUELICH,Sermon, p. 307-308 ; U. Luz, Mt, p. 331 (en substance) ; J. DUPONT, « Enpriant ne rassemblez pas aux païens » (Mt 6, 7-8), dans ID., Études sur les évan-giles synoptiques, Leuven 1985, p. 862-868 (p. 868).

22. Substantif chreia en Mt 6, 8, verbe chrèzô dans le logion de Q.23. Ethnikoi en Mt 6, 7, ethnè dans le logion de Q.

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16 2

LE DIEU DE JÉSUS

Le vocabulaire de Mt 6, 7-8 donne lieu aux principales obser-vations que voici

- les termes battalogeô et polylogia sont des hapax duNT 24

- ainsi que le montre déjà la statistique verbale, les motshôsper 25 , oun 26 et homoioô 27 sont bien matthéens ;

- le terme ethnikos est employé trois fois en Mt 28 sur untotal de quatre attestations seulement" dans tout le NT.

Ces observations littéraires et lexicales prises ensemble suggè-rent l'hypothèse que les v. 7-8 sont le produit d'une rédaction(prématthéenne ou matthéenne), hypothèse d'ailleurs proposéepar divers auteurs". Dans ce cas le problème de l'authenticiténe se pose plus. Mais l'hypothèse mentionnée est peut-être unpeu massive, et elle ne rend pas compte de tout.

Avec D. Zeller 3 ' on peut noter que le logion comporte unerépétition gênante dans la mesure où le début du v. 8 (« ne leurressemblez donc pas ») ne fait que reprendre ce que disait déjàle v. 7 (« ne rabâchez pas comme les païens »). Or le v. 7b,c'est-à-dire ce qui se trouve entre la consigne de se distinguer despaïens et sa répétition, rejoint une des caractéristiques de lacomposition à trois strophes puisqu'il offre lui aussi une descrip-tion insistante de l'attitude qu'il faut se garder d'adopter. Deplus on est frappé par la coloration matthéenne très nette duv. 8a (cf. oun, homoioô). Les particularités mentionnées s'expli-quent par l'hypothèse suivante 32 : Mt avait à sa disposition unlogion traditionnel (v. 7a + 8b) qui recommandait une prièredifférente de celle des païens et motivait cette exigence par laréférence à la science (et à la bonté) du Père ; insérant ce logion

24. Le premier terme est inconnu de la LXX, le second s'y lit seulement unefois (Pr 10, 19).

25. Mt:10x;Mc:0;Lc:26. 56/6/33.27. 8/1/3.28. Mt 5, 47 ; 6, 7 ; 18, 17.29. La quatrième est 3 Jn 7.30. Par ex. E. KLOSTERMANN,

p. 54 ; R. BULTMANN, Geschichte, p. 141 ; M.-E. BOISMARD, Synopse II,p. 151 ; H.D. BETZ, « Kult-Didache », p. 452 n. 16 ; J. LAMBRECHT, Ich aber,p. 121-122 ; R.H. GUNDRV, Mt, p. 103-104.

31. D. ZELLER, Mahnsprüche, p. 134.32. Cf. D. ZELLER, Op. Cil., p. 133-135; J. DUPONT, «En priant...», p. 866.

Das Matthâusevangelium, Tübingen 4 1971,

LA PATERNITÉ DE DIEU

163

dans le contexte actuel le rédacteur l'a assimilé à la tradition debase (la composition tripartite) moyennant le v. 7b, et ce supplé-ment a entraîné la formule de « reprise » ( Wiederaufnahme)contenue au v. 8a. Même si elle ne s'impose pas, cette hypothèseingénieuse est suffisamment plausible pour que nous ayons àposer maintenant la question de l'historicité.

A le prendre strictement, observe H. Braun", le logion rendcaduque la prière en acte : pourquoi formuler une demande siDieu sait de quoi nous avons besoin ? On peut dès lors mettre ledit en relation avec les traits majeurs de l'enseignement de Jésussur la prière : Jésus ne donne jamais de consignes précises sur lesmodalités - où, quand, combien de fois prier - et insiste sur laprière constante, autrement dit sur une attitude et non pas surdes actes répétés. Telles ne sont pas les tendances du judaïsmeet, par conséquent, le logion a des chances d'être historique.Cette argumentation ne porte guère, surtout si l'on considère leparticipe proseuchomenoi (v. 7a) comme un élément constitutifdu logion et non comme un mot crochet purement rédactionnel.La teneur d'ensemble du texte (et singulièrement ce participe)montre qu'on a bien en vue des actes de prière ponctuels et serépétant 34 .

Dans la discussion nous ne pouvons pas nous appuyer sur leverbe battalogeô dont le sens précis et l'enracinement restent àl'heure actuelle inexpliqués 35 . En revanche l'utilisation de ethni-kos paraît éclairante. Le païen est manifestement présenté icicomme un contre-exemple 36. Or, sans entreprendre en l'occur-rence une étude de détail, nous pouvons noter que cette appré-ciation négative du païen, conforme à l'attitude dominante dujudaïsme, est plus marquée dans certaines couches de la tradi-tion postpascale d'inspiration judéo-chrétienne 31 que chez Jésus.Ce dernier a même tendance à mettre en relief les bonnes dispo-

33. H. BRAUN, Jesus, p. 69 (1'° éd., p. 83).34. Je me rallie à la critique de Braun faite par D. ZELLER, Mahnsprüche,

p. 135, et par U. Luz, Mt, p. 331.35. On pourra voir les différentes possibilités dans H. BALZ, EWNT 1,

col. 502, et dans N. TURNER, Christian Words, p. 486.36. Quel que soit le sens exact de battalogeô (rabâcher, dire des formules

creuses...) le comportement visé par le verbe fait certainement l'objet d'uneappréciation plus négative que ce n'est le cas pour les soucis quotidiens des« païens » en Lc 12, 30 par.

37. Voir avant tout Mt 5, 47 et 18, 17.

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164

LE DIEU DE JÉSUS

sitions des païens d'autrefois et de maintenant : Naaman leSyrien et la veuve de Sarepta (Le 4, 25-27), le centurion deCapharnaüm (Le 7, 9 par.), Tyr et Sidon (Le 10, 13 par.), lareine de Saba et les Ninivites (Le 11, 31-32 par.) - sans compterces demi-païens que sont les Samaritains". Il est dès lors peuvraisemblable que notre logion vienne de Jésus même".

Ainsi que je l'ai signalé plus haut, Mt 6, 6-8 se recouvre enpartie avec Le 12, 30 par., un logion de Q que nous avonsretenu comme historique. Cette parenté ne s'oppose pas àl'hypothèse de la provenance secondaire de Mt 6, 7-8. Certes, onpourrait invoquer le critère de la cohérence et s'en réclamer pourconclure de l'authenticité de Le 12, 30 à celle de Mt 6, 7-8, carnul ne peut exclure que Jésus ait exprimé à plusieurs reprises unemême idée. Mais Mt 6, 7-8 est manifestement ancré moins soli-dement dans la tradition ancienne que le logion de Q et dans cesconditions l'hypothèse obvie est celle d'une influence de Le12, 30 par. sur Mt 6, 7-840.

Après avoir examiné les divers arguments et constaté lacomplexité de la question, je pense pouvoir proposer avec pru-dence les conclusions suivantes. Les arguments pour une prove-nance purement rédactionnelle de Mt 6, 7-8 ne sont pasnégligeables". Dans l'hypothèse plus optimiste d'un logion pri-mitivement indépendant on est amené à voir dans Mt 6, 7-8 unevariante de Le 12, 30 par. Le logion de Mt 6, 7-8 n'a donc pasla valeur d'un témoignage indépendant et il n'y a pas lieu, parconséquent, de le retenir dans notre dossier.

Mt 16, 17

A la confession de Pierre à Césarée fait suite dans l'évangilede Mt, et là seulement, une déclaration solennelle de Jésus àPierre. Elle comprend un macarisme (Mt 16, 17), un « ditd'élection » (16, 18) et une « parole d'investiture » (16, 19) 42 .

42. J'emprunte cette terminologie à J. SCHMITT, « L'investiture de Pierre

LA PATERNITÉ DE DIEU

165

Peu de textes du NT ont suscité un débat exégétique aussi nourrique celui qui porte sur ces trois versets propres à Mt et, malgrél'intensité de la recherche, on est encore loin d'un consensus ence qui concerne les divers problèmes posés par Mt 16, 17-19".Ce n'est donc pas sans hésitation que j'aborde ce texte, d'autantplus que dans le cadre de cette étude je dois me limiter à quel-ques indications rapides.

Voici d'abord deux remarques préliminaires. 1. A l'encontrede l'hypothèse qui voit dans Mt 16, 13-20 une tradition indépen-dante de Mc, je considère avec la plupart des auteurs que latrame du récit matthéen a été fournie par Mc et que les élémentsparticuliers à Mt (v. 17-19) ont été insérés dans cette trame 44 .2. L'état présent de la recherche, qui doit beaucoup àA. Vdgtle 45 , ne permet plus de voir en Mt 16, 17-19 une unitéorganique. La différence dans la forme et la densité diverse destraits aramaïsants dans les trois versets invitent à admettre lecaractère composite de ce petit ensemble. Nous pouvons de cefait nous concentrer sur le macarisme lui-même (v. 17).

La constatation à faire d'emblée à propos de Mt 16, 17 estl'absence d'un complément d'objet direct pour le verbe révéler(apokalyptô). A lui seul l'emploi du verbe exclut pratiquement lapossibilité d'une existence indépendante pour le macarisme rap-porté au v. 17.

Deux explications principales, que je présente ici schématique-ment, peuvent alors être proposées et le sont effectivement

1. Mt 16, 17 est, en même temps que les v.18-19, un reliquat,un organe témoin d'un récit pascal qui racontait la protophanie

du Ressuscité à Pierre. Le parallèle de Ga 1, 15-16 fournit unappui indirect à cette hypothèse°6 .

selon Mt XVI, 17-19 et l'exégèse contemporaine », RDC 28, 1978, p. 5-14 (p. 6).43. L'article récent et bien documenté de B.P. ROBINSON, « Peter and his

Matth. XVI.17-19 », NTS 23, 1976-1977, p. 36-58 (p. 45-46).

38. Cf. Lc 10, 30-37 ; 17, 11-19 ; Jn 4.39. Voir dans le même sens, mais sur une base plus large, E.P. SANDERS,

Successors : Tradition and Redaction in Matthew 16, 17-19 », JSNT n° 21,1984, p. 85-104, le montre bien.

44. Voir par ex. R.E. BROWN - K.P. DONFRIED - J. REUMANN (éd.), SaintPierre dans le Nouveau Testament, Paris 1974, p. 106-107.

Jesus and Judaism, p. 260-261. 45. Voir en particulier A. VOGTLE, « Zum Problem der Herkunft von40. Sur ce point voir avant tout H.T. WREGE, Ueberlieferungsgeschichte, "Mt 16, 17-19" », dans P. HOFFMANN (éd.), Orientierungen an Jesus

p. 97-98. (FS J. Schmid), Fribourg-Bâle-Vienne 1973, p. 371-398.41. U. Luz, Mt, p. 330, les minimise indûment. 46. Voir par ex. C. KÂHLER, « Zur Form- and Traditionsgeschichte von

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1 66

LE DIEU DE JÉSUS

2. Le macarisme de Mt 16, 17 a été composé par le rédacteurqui a fondu ensemble la tradition marcienne de la confession deCésarée (Mt 16, 16 = Mc 8, 29) et la (ou les) tradition(s) particu-lière(s) sur l'élection et l'investiture de Pierre (Mt 16, 18-19),c'est-à-dire sans doute par Mt lui-même. C'est certainementA. Vôgtle qui a proposé cette explication avec le plus deforce". Sans compter diverses observations littéraires de détail,on relèvera comme arguments principaux l'étroite parenté de Mt16, 17 avec l'hymne de jubilation (Mt 11, 25-27 par.) - en par-ticulier pour ce qui regarde le verbe apokalyptô -, et l'harmo-nie du v. 17 avec l'insistance matthéenne sur la christologie duFils de Dieu, la mention de « mon Père » (v. 17) allant de pairavec la précision « fils du Dieu vivant » ajoutée par Mt à la tra-dition dans le v. 16.

A cette position on peut objecter la présence de sémitismes enMt 16, 17. Si l'objection a du poids pour Barjona, difficile àexpliquer dans l'hypothèse de la provenance rédactionnelle, ellene vaut guère pour l'expression « la chair et le sang ». Non seu-lement cette formule est acclimatée dans le NT 48 mais, au mêmetitre que Règne des cieux ou Père qui est aux cieux, elle peut êtreempruntée par le rédacteur au langage des rabbins 49 .

En dépit des incertitudes qui subsistent"', l'explication duv. 17 par la rédaction mérite d'être retenue". Au reste, dans laperspective qui est la nôtre ici, la préférence pour l'autre hypo-thèse mentionnée, celle de la protophanie, amènerait elle aussi à

47. Voir A. VÔGTLE, « Messiasbekenntnis and Petrusverheissung. Zur Kom-position Mt 16, 13-23 par. », dans ID., Das Evangelium and die Evangelien,Düsseldorf 1971, p. 137-170 ( =BZ 1, 1957, p. 252-272, et 2, 1958, p. 85-103).

On se reportera aussi à la contribution citée ci-dessus (note 45).48. Cf. C. KAHLER, Op. cil., p. 38.49. Pour l'emploi de « chair et sang » dans les textes rabbiniques voir P. BIL-

LERBECK I, p. 730-731.50. Voir les objections rassemblées par G. KÜNZEL, Gemeindeverstfindnis,

p. 184, et l'argumentation de B.P. ROBINSON, « Peter », p. 88-90 en faveur dela provenance prérédactionnelle (mais postpascale) de Mt 16, 17.

51. A. Vügtle a été suivi en particulier par P. HOFFMANN, « Der Petrus-

Primat im Matthâusevangelium », dans J. GNILKA (éd.), Neues Testament andKirche (FS R. Schnackenburg), Fribourg-Bâle-Vienne 1974, p. 94-114 (p. 96-97)

et, avec des modifications significatives concernant les v. 18.19, parW. SCHENK, « Das "Matthâusevangelium" als Petrusevangelium », BZ 27,1983, p. 58-80 (p. 73-75).

LA PATERNITÉ DE DIEU

167

ne pas considérer Mt 16, 17 comme venant du Jésus de l'his-toire. Sur cette conclusion négative l'accord est d'ailleurs trèslarge dans la critique actuelle.

Mt 18, 10

La parabole de la brebis perdue, qui termine la première par-tie du discours communautaire de Mt 18, se trouve encadrée pardeux logia (18, 14 et 18, 10) dans lesquels quelques éléments plusprécis forment d'ailleurs une inclusion : « un de ces petits »(v. 10 et 14) ; « mon Père qui est aux cieux » (v. 10) et « votrePère qui est aux cieux » (v. 14).

Du double point de vue littéraire et thématique le logion duv. 10 se tient en lui-même. Ni le vocabulaire ni le contenu nefournissent des indications nettes qui inviteraient à attribuer letexte à la rédaction de Mt même. Relevons : 1. horaô au sens de« prendre garde, veiller » est certes rédactionnel en Mt 24, 6(diff. Mc 13, 7) et sans doute en 9, 30, mais le terme vient de latradition en Mt 8, 4 et 16, 16. 2. Le verbe kataphroneô n'estattesté qu'une autre fois en Mt, dans un texte de Q (Mt 6, 24).3. S'il est souvent question des anges dans le premierévangile 52, on ne trouve qu'ici l'idée que les anges sont affectésà un groupe d'humains. 4. L'expression adverbiale dia pantosest un hapax de Mt, et 5. il en va de même pour l'expression« la face de Dieu ». Sans exclure qu'il puisse y avoir ici ou làquelque retouche matthéenne "s, on doit tenir que Mt 18, 10 estfoncièrement traditionnel 54.

La provenance précise du logion, toutefois, est difficile àdéterminer. Pour une part le dit a comme cadre naturel lejudaïsme ancien où l'angélologie est bien développée. On ytrouve en particulier l'idée que des anges, disons, pour fairebref, des « anges gardiens », sont préposés à la protection deshumains et aussi la représentation que les anges forment la courcéleste de Dieu. En même temps on constate des divergences par

52. Détails dans W.G. THOMPSON, Matthew's Advice, p. 154 et les notes.53. Cf. S. LÉGASSE, Enfant, p. 63 ; W.G. THOMPSON, Op. cil., p. 154-155.54. Avec W. PESCH, Seelsorger, p. 29 ; S. LÉGASSE, IOC. Cil. Contre

R.H. GUNDRY, Mt, p. 364.

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16 8

LE DIEU DE JÉSUS

rapport aux lignes dominantes" de l'angélologie judaïque, carl'action des anges se situe d'ordinaire sur terre et non pas « auxcieux » comme dans notre texte, et d'habitude la vision de laface de Dieu n'est pas accordée aux anges.

Pour une part le logion de Mt 18, 10 ne détonne pas quand onle situe dans l'enseignement de Jésus. D'un point de vueponctuel on peut s'appuyer sur l'expression « ces petits » : nousarrivons difficilement à préciser ce que recouvre le terme dans latradition la plus ancienne, mais nous avons de bonnes raisons decroire, surtout sur la base de Mc 9, 42 par., que l'expression fai-sait partie du vocabulaire de Jésussb. De façon plus générale lelogion est en harmonie avec un trait dominant de la prédicationde Jésus. Que dit-il en effet pour l'essentiel ? Que les « petits »jouissent d'un crédit spécial auprès de Dieu puisque leurs protec-teurs ont libre accès auprès de lui. Or on ne peut contester quela valorisation des petits, simples etc. caractérise de manièrenette l'enseignement et la pratique de Jésus. Rien de décisif, ensomme, ne s'oppose à l'hypothèse de l'authenticité substantielledu logion. Et pourtant je ne puis me résoudre à retenirMt 18, 10 parmi les textes relativement sûrs attestant l'usage dela désignation de « Père » par Jésus. C'est que l'expression« mon Père qui est aux cieux » ne paraît commandée par riendans le logion lui-mêmes' - il en serait autrement si la sollici-tude divine à l'adresse des petits était attribuée à « leur Père »-, sinon par l'habitude déjà ancrée de désigner Dieu ainsi, habi-tude que nous saisissons le mieux au plan de la rédactionmatthéennes8 . S'il y a un élément du logion qui est susceptibled'être une retouche matthéenne, c'est bien l'expression « monPère qui est dans les cieux » Il . Bref, bien que le thème généraldu logion s'intègre de manière satisfaisante dans la prédicationde Jésus, il serait imprudent de s'appuyer sur Mt 18, 10 dès lorsqu'il s'agit d'étudier la désignation divine dans la bouche duJésus prépascal.

55. Voir P. BILLERBECK 1, p. 781-784.56. Voir S. LÉGASSE, Enfant, p. 104-106.57. J. JEREMIAS, Abba, p. 47, donne une raison plus précise mais peu sûre.58. Cf. par ex. Mt 7, 21 ; 12, 50 ; 18, 35.59. W.G. THOMPSON, Matthew's Advice, p. 155 : « the evangelist himself

seems responsible for such a typical phrase... ».

Mt 18, 19

LA PATERNITÉ DE DIEU

169

La deuxième partie du discours communautaire débute par lelogion de Q (Mt 18, 15 par. Lc 17, 3) sur le pardon et la correc-tion fraternelle, logion qui, dès avant Mt sans doute, a été élargipar les règles disciplinaires de Mt 18, 16-17. Ces règles provien-nent de SMt. Il en va de même pour les éléments suivants(18, 18-20) que Mt - ou déjà un rédacteur prématthéen ? - aintroduits là avant de reproduire le deuxième logion de Q sur lepardon (Mt 18, 21-22 par. Lc 17, 4) 6°.

A première vue ces matériaux particuliers consistent en deuxlogia : Mt 18, 18 et Mt 18, 19-20. C'est ce que suggèrent en toutcas les deux formules d'introduction « amen je vous dis »(v. 18a) et « à nouveau je vous dis » (v. 19a) ainsi que le gar quiunit les v. 19 et 20. En réalité les v. 19 et 20 se tiennent chacunen lui-même ; ils auront été fusionnés artificiellement sur la basedes expressions « deux » (v. 19) et « deux ou trois » (v. 20) quiservent de crochets. Des connexions du même genre unissentd'ailleurs les v. 19 et 20 avec le contexte antérieur : pantos prag-matos (v. 19) n'est pas sans rappeler pan rhèma (v. 16) et « deuxou trois » (v. 20) correspond aux formules analogues « un oudeux » et « deux... ou trois » du v. 16. Ces connexions signalentle caractère en partie artificiel de la composition de Mt 18, 15-20et confirment la provenance disparate des matériaux. Uneanalyse se limitant au v. 19 paraît dès lors justifiée.

A la différence du logion de 18, 20, qui n'est sans doute quela christianisation d'une sentence juive, diversementrapportée 61 , sur la présence de la Shekinah dans le cercle deceux qui s'adonnent à l'étude de la Loi, le « proverbial state-ment »bz du v. 19 n'a pas de parallèles proches dans lejudaïsme ancien. Il n'en est pas moins juif par son thème géné-

60. Pour une analyse moins sommaire du contexte de Mt 18, 19 et de sagenèse, voir J. ZUMSTEIN, Condition, p. 386-396, et R. SCHNACKENBURG, « Das

Vollmachtswort vom Binden and Ldsen, tradition sgeschichtlich gesehen », dans

P.G. MULLER - W. STENGER, Kontinuitât and Einheit (FS F. Mussner),Fribourg-Bâle-Vienne 1981, p. 141-157 (p. 142-145).

61. Cf. P. BILLERBECK 1, p. 794-795.62. W.G. THOMPSON, Matthew's Advice, p. 194.

Page 86: 129. Le Dieu de Jésus. (129)

17 0

LE DIEU DE JÉSUS

ral : la supériorité de la prière communautaire et la certitude deson exaucement".

Au plan de l'expression, Mt 18, 19 comporte quelques traitsqui semblent correspondre aux habitudes littéraires de Mtb4 .L'expression « sur la terre » est plus fréquente chez lui que dansMc ou Lc, de même que l'antithèse entre « terre » et « ciel »65.

La façon dont est employé le verbe ginomai (sans sujet et avecun datif d'intérêt) correspond de près à la manière dont le rédac-teur matthéen se sert de l'aoriste passif du même verbe". Troprares, trop peu précises aussi, ces particularités 'pourraient êtrenégligées s'il n'y avait pas en même temps des contacts avec lelogion qui précède (18, 18) : le couple antithétique « sur laterre »/« au ciel » est déjà présent au v. 18, avec une légèredifférence 67 ; plus profondément les deux logia se rejoignentpour l'idée que Dieu ratifie et réalise une initiative humaine.L'ensemble des correspondances mentionnées entre le v. 19 etson contexte ne paraissent pas explicables si l'on ne fait pasintervenir le travail du rédacteur. Faut-il considérer alorsMt 18, 19 comme une création pure et simple du rédacteurmatthéen 68 ? Les indications ne sont pas assez précises et asseznettes pour qu'on aille jusque-là et une explication moinsextrême peut être envisagée. C'est ainsi que J. Lange 69 postuleun logion traditionnel et se risque à proposer la restitution sui-vante de sa teneur : « Si deux s'accordent sur quelque affaire,pour laquelle ils veulent demander, cela leur sera accordé. »Mais, comme le précise l'auteur, la restitution est incertaine. Aureste, même si on l'admet, on se gardera de conclure sans plus àson historicité. En effet le hapax matthéen pragma a probable-ment le sens quasi technique de différend communautaire'°

63. Voir les textes dans P. BILLERBECK I, p. 793-794.

64. Cf. V. HASLER, Amen, p. 91-92.

65. Voir le tableau dressé par J. LANGE, Erscheinen, p. 147 n. 159, et les

indications données par J. SCHLOSSER, Règne, p. 319 n. 292-296.

66. Cf. J. SCHLOSSER, Règne, p. 318 n. 284.

67. En 18, 18 « ciel » est au singulier et employé sans article.

68. Ainsi R.H. GUNDRY, Mt, p. 369.

69. J. LANGE, Erscheinen, p. 140.

70. C'est du moins ce que suggère le contexte : cf. P. BONNARD, L'Évangile

selon saint Matthieu, Neuchâtel-Paris 2 1970, p. 276 ; E. SCHWEIZER, Mt,

p. 244 ; J. ZUMSTEIN, Condition, p. 394.

Mt 23, 9'I

LA PATERNITÉ DE DIEU

171

qu'on trouve aussi en 1 Co 6, 1 et, dans ces conditions, le logionne peut guère avoir d'enracinement prépascal.

Nous pouvons arrêter là la discussion car, dans quelque hypA -

thèse qu'on retienne, l'expression « votre Père qui est auxcieux » apparaît comme du remplissage rédactionnel et, autantaller jusque-là, matthéen.

Le grand discours de Mt 23 contre les scribes et les pharisiensest manifestement composite. Il suffit de le montrer brièvementpour le contexte immédiat de Mt 23, 9. Entre le portrait peuflatteur des docteurs, puisé à Mc (Mt 23, 6-7 par.Mc 12, 38b-39), et la chaîne des malédictions dont le début esten Mt 23 ,13 et dont l'essentiel provient de la double tradition,Mt a situé une petite catéchèse adressée directement aux disci-ples : 23, 8-12. Cette petite unité est elle-même composite puis-que 23, 8-10 est de tradition particulière tandis que 23, 11 et23, 12 ont des parallèles en Mc et en Q. Mais l'analyse de lagenèse ne peut s'arrêter là.

En effet, les trois versets venant de SMt (23, 8.9.10) accusenttrop de tensions formelles entre eux pour pouvoir être considéréscomme un ensemble homogène 72. Malheureusement la critiquelittéraire n'est pas encore parvenue à proposer une restitutionpleinement convaincante de la genèse du petit ensemble. Dans laprésente étude nous devons nous en tenir à l'essentiel.

La provenance secondaire de Mt 23, 10 me paraît être unpoint acquis. C'est que ce verset propose en quelque sorte unereprise en plus clair 73 et dans un langage plus hellénistique 74 dece que disait déjà 23, 8 75 .

71. Je n'ai pas eu accès à R. HOET, Omnes autem vos fratres estis. Étude du

concept ecclésiologique de « frères » selon Mt 23, 8-12, Rome 1982.72. Voir avant tout l'analyse très minutieuse proposée tout récemment par

A.F. ZIMMERMANN, Lehrer, p. 158-189.73. En 23, 8 l'identité du didaskalos n'est pas précisée ; d'après 23, 10 l'uni-

que maître est le Christ.

74. Kathègètès, à la place de rabbi du v. 8.75. Voir en ce sens D. ZELLER, Mahnsprüche, p. 120 (avec indication

d'autres auteurs à la n. 499) ; J. ZUMSTEIN, Condition, p. 157-158 ; A.F. ZIM-

MERMANN, Lehrer, p. 169-171.

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17 2

LE DIEU DE JÉSUS

Le rapport des v. 8 et 9 est fait d'un curieux mélange deconvergences' 6 et de divergences", de sorte qu'il est difficile dese prononcer sur l'homogénéité de l'ensemble. Mais la questionpeut rester ouverte sans grand inconvénient pour nous carl'appréciation à porter sur le v. 9 n'en dépend pas immédiate-ment. Il est plus important ici d'examiner de plus près le v. 9 enlui-même.

Les difficultés internes au v. 9' 8 sont notoires. J'en présenteles principales.

Comment comprendre le pronom personnel hymôn ? On peuty voir, conformément à un emploi peu idiomatique en grec maisfréquent dans les langues sémitiques' 9 , un génitif partitifcomplément du verbe appeler : « N'appelez pas père (quelqu'un)d'entre vous sur la terre. » Mais ce n'est pas l'unique solutionpossible. En effet, en dépit de sa position alors surprenante, lepronom pourrait qualifier le mot père : « N'appelez (personne)votre père sur la terre. » Si l'absence de complément d'objetconstitue une difficulté, la présence du même syntagme « votrepère » au v. 9b est en faveur de cette interprétation.

Malgré les apparences le v. 9b n'est pas non plus entièrementclair : l'adjectif « céleste » (ouranios) est-il simplement apposéau nom (« le père céleste ») ou bien, ce qui paraît bien meilleurdu point de vue sémantique, a-t-il la fonction d'un adjectif subs-tantivé («votre père, le céleste ») ?

Il est hors de question de discuter plus à fond ces difficultés etde proposer des solutions ponctuelles. Seul nous intéresse aupremier chef le problème de l'authenticité du texte et de sa por-tée.

Cette question se pose-t-elle vraiment ? Le verset, avons-nousconstaté, comporte des inégalités. Au plan de l'expression litté-raire il renferme au moins deux caractéristiques matthéennes quenous connaissons déjà : l'adjectif « céleste » (ouranios) etl'expression « sur la terre ». On peut se demander dès lors si

76. Par ex. la formule heis gar estin (v. 8b et 9b).

77. Par ex. les modes différents du verbe kaleô (passif, actif) et les variations

dans la place des verbes et des prédicats.78. Voir le relevé précis dans A.F. ZIMMERMANN, Lehrer, p. 164-168.

79. Cf. BLASS-DEBRUNNER-REHKOP F § 164, 2.

LA PATERNITÉ DE DIEU

173

Mt 23, 9 ne vient pas tout simplement du rédacteur$ ° . Dans unecertaine mesure l'hypothèse expliquerait l'absence surprenantede complément direct avec « appeler », cela par analogie avecles emplois passifs du même verbe aux v. 8 et 10. Elle rendraitcompte aussi" de l'interruption de la belle séquence formelle etthématique des v. 8 + 10. Les motifs de l'élargissement pour-raient être théologiques : d'une manière générale l'intérêt de Mtpour la thématique de la paternité divine, d'une façon plus pré-cise l'excellent fondement que donne au thème ecclésiologiquedu v. 8c (« vous êtes tous frères ») - un thème cher à Mt 82 -

la référence à la paternité de Dieu. L'hypothèse ne manque doncpas de poids, mais je ne puis la considérer comme démontrée.Quant à l'autre position souvent adoptée par la critique, celle dela provenance postpascale mais prématthéenne, je ne la présentepas ici, parce qu'elle me paraît plus incertaine et moins solide-ment étayée que celle de la création matthéenne. En conséquenceje crois nécessaire de poursuivre l'investigation en examinantsérieusement la possibilité de l'origine prépascale du dit.

La partie positive de Mt 23, 9, à savoir l'insistance sur lapaternité divine, ne fait pas difficulté. On voit moins bien, parcontre, à quoi se réfère la partie négative. Concrètement : quelcomportement les destinataires du logion, les disciples sansdoute, sont-ils invités à écarter, à qui faut-il refuser de donner lenom de père ? Diverses solutions sont présentées dans lacritique". 1. Selon E. Lohmeyer 84 l'exclusivisme de la paternitédivine est tel qu'il faut tout simplement renoncer à cette désigna-tion pour qui que ce soit d'autre : les patriarches et les ancêtresdu peuple, les maîtres dans le contexte des relations maître-disciples, et même le père dans la sphère de la vie familiale.2. Plus sensibles à l'anomalie signalée (absence de complémentd'objet), plusieurs auteurs estiment qu'au départ de la tradition

80. D. ZELLER, Mahnsprüche, p. 120, et R.H. GUNDRY, Mt, p. 458-459 se

prononcent en ce sens.81. Cf. A.F. ZIMMERMANN, Lehrer, p. 164.

82. Voir H. FRANKEM Ô LLE, Jahwebund and Kirche Christi. Studien zurForm- and Traditionsgeschichte des « Evangeliums » nach Matthâus, Munster

1974, p. 177-183.

83. Voir le compte rendu proposé par D.E. GARLAND, The Intention of Mat-

thew 23, Leiden 1979, p. 59 n. 98, et par A.F. ZIMMERMANN, Lehrer, p. 181.

84. E. LOHMEYER, Mt, p. 340.

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174

LE DIEU DE JÉSUS

le verbe appeler avait bien un complément et que, vu l'insistancede la tradition juive sur Abraham « notre père », ce devait êtreAbrahamss. 3. Selon J. Jeremiassb la consigne suppose commearrière-fond la pratique contemporaine d'utiliser le mot abbacomme adresse respectueuse à des hommes âgés. La raison pourlaquelle Jésus s'oppose à cette pratique est son souci de ne pas« profaner » abba, ce mot ayant été choisi par Jésus commel'appellation divine par excellence. 4. D'après G. Lohfinkenfin" le logion relève du radicalisme éthique de la suivance 88 .Il est adressé à des hommes qui, sur l'appel de Jésus, ont quittéle havre familial, qui n'ont plus d'autre père que Dieu et quipeuvent s'adresser à lui en utilisant l'appellation familière (abba)que naguère ils employaient dans la sphère familiale.

Les deux dernières explications ont ceci de commun que l'uneet l'autre argumentent avec le mot abba et, à ce titre, méritent leplus de considération. L'explication de Jeremias vient d'ailleursd'être reprise par A.F. Zimmermann" et, avec une légèremodification", par R. Riesner 9 ' pour lequel la présence d'unabba derrière Mt 23, 9 est un argument « très fort » (p. 262)pour l'authenticité du texte. Mais c'est justement sur ce dernierpoint - la présence d'un abba dans le substrat araméen postulé- que les deux explications sont criticables. Dans la deuxièmepartie du logion, qui propose une assertion, il n'y a aucune rai-son de postuler abba derrière hymôn ho patèr 9 z. Dans la pre-mière partie cette possibilité existe mais ce n'est qu'une possibi-lité. Ici l'expression « votre père » est intégrée dans la structuremême de la phrase, en une sorte de style indirect, et peut doncêtre l'écho d'une appellation « notre père » en usage dans lapratique sociale visée. Il n'est pas exclu que ce « notre père »soit précisément abba. Mais, contrairement à ce qu'on affirmed'ordinaire, il n'est pas sûr du tout que dans l'araméen du ler

85. Voir par ex. E. SCHWEIZER, Mt, p. 281-282. - L'initiateur de cette hypo-

thèse semble être J.T. TOWSEND, « Matthew XXIII.9 », JThS 12, 1961,

p. 56-59.86. J. JEREMIAS, Abba, p. 44-45.87. G. LOHFINK, Gemeinde, p. 60-62.88. « Ein Wort des radikalen Nachfolgeethos » (p. 60).

89. A.F. ZIMMERMANN, Lehrer, p. 181.90. La pratique prohibée est l'usage de abba pour s'adresser à des docteurs.91. R. RIESNER, Lehrer, p. 262-263.

92. L'araméen comporterait certainement abukon.

LA PATERNITÉ DE DIEU

175

siècle la forme abba ait déjà acquis la valeur du nom accompa-gné du suffixe de la première personne du pluriel, c'est-à-diresoit confondu avec abuna ou abunah ou abunan 93 . De la sortele pilier central sur lequel repose l'argumentation se révèle moinssolide qu'il n'y parait. Il serait certes exagéré de voir dans lesdifficultés philologiques mentionnées une objection absolumentdécisive contre l'authenticité du logion. Mais, du moment quecette dernière ne peut être établie positivement et que l'hypo-thèse de la création matthéenne se présente comme une explica-tion rivale sérieuse, il convient de laisser la question ouverte.

93. La question sera abordée dans le chapitre suivant, consacré à abba.

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CONCLUSION

Au terme de cette longue enquête sur les attestations de ladésignation de Père dans la bouche de Jésus il nous reste à tirerla somme.

Du point de vue littéraire et historique l'examen des quatrecourants traditionnels a abouti aux résultats suivants

1. Dans la tradition de Mc nous avons pu retenir commeéchos indirects vraisemblables de la vox Jesu Mc 11, 25 et sur-tout Mc 14, 36, avec les expressions « votre Père qui est dans lescieux » (11, 25) et abba (14, 36).

2. C'est dans la double tradition que la moisson s'est avéréeparticulièrement riche. Six fragments nous ont paru susceptiblesde provenir du Jésus terrestre : Mt 5, 45 ; Lc 6, 36 ; 10, 21 ;11, 2 ; 11, 13 et 12, 30. Les expressions qu'on y trouve sont levocatif « Père » (Lc 10, 21 ; 11, 2), la formule « votre Père »(Mt 5, 45 ; Lc 6, 36 ; 12, 30) et la désignation absolue « le Pèrecéleste » (Lc 11, 13).

Dans les matériaux de SLc seul le logion du petit troupeau(Lc 12, 32), avec l'expression « votre Père », s'est avéré solide.Mais je n'ai pas cru devoir exclure tout à fait Lc 23, 34 (voca-tif).

4. Les morceaux de SMt, enfin, nous sont apparus secondai-res dans leur ensemble. Dans un cas, toutefois, pour Mt 23, 9(« votre Père ») il y avait lieu de laisser la question ouverte.

En ce qui regarde le contenu théologique de la dénominationil ne paraît pas opportun de proposer dès à présent les conclu-sions ; mieux vaut attendre que nous ayons étudié le mot abba.Un point pourtant, pour lequel abba ne joue pas directement,peut être abordé dès maintenant : l'extension de la paternitédivine. Présentée grossièrement, la question est de savoir si la

LA PATERNITÉ DE DIEU

177

paternité de Dieu s'étend à tous les hommes sans distinction oubien si c'est d'abord en référence aux disciples que Dieu estdéclaré Père par Jésus. Le débat sur le sujet fut naguère assezanimé comme on pourra le voir en consultant l'« Aperçu desopinions » présenté par P. Schruers 9°. A présent la balancepenche nettement dans le sens de l'explication particulariste 95 .La prise en compte des matériaux que je viens d'énumérerconfirme la justesse foncière de cette position. Certes, le texte deLc 11, 11-13, valorisé par H.W. Montefiore 96 , s'explique biendans une perspective universaliste d'autant qu'il comporte le motPère sans pronom, et je n'exclus pas qu'ici ou là « l'universalitéde la paternité divine » puisse être « sous-jacente » à la doctrinede Jésus"'. Mais, dans leur ensemble"', les textes montrent clai-rement que Jésus met l'accent sur la paternité de Dieu enversceux qui croient et qui suivent, envers les disciples'. Est-ce àdire qu'il nie l'aspect universel de la paternité, si important à nosyeux de modernes ? Rien ne permet de le dire. N'oublions pas -qu'on me permette de rappeler cette banalité - que Jésus nepropose pas un traité de théo-logie et que les questions qui sontles nôtres ne furent pas nécessairement les siennes. N'oublionspas non plus que le titre de Père, si capital soit-il, n'exprime pastout ce que Jésus a à dire de Dieu.

94. P. SCHRUERS, « La paternité », p. 594-599.

95. Voir par ex. P. SCHRUERS, op. Cit. ; J. JEREMIAS, Abba, p. 41-46 ;

R. PESCH, « Sei getrost, kleine Herde (Lk 12, 32). Exegetische and ekklesiolo-

gische Erwügungen », dans K. FÂRBER (éd.), Krise der Kirche-Chance des Glau-

bens. Die « kleine Herde » heute and morgen, Francfort, 1968, p. 85-118 (p. 97-

98) ; G. LOHFINK, Gemeinde, p. 61 ; H.D. BETZ, Studien, p. 109 (en substance).

96. H.W. MONTEFIORE, « God », p. 40.

97. Telle est la position de W. MARCHEL, Abba, Père ! p. 166 n. 7. Je

m'oppose cependant à cet auteur quand il écrit (p. 166) que « ... Dieu apparaît

désormais comme le Père de tous », comme si c'était là la pointe évidente et

dominante des textes. - H. CONZELMANN, Grundriss, p. 123, estime que Jésus

utilisait « votre Père » en visant tous ses auditeurs et que la concentration sur les

disciples est de la relecture communautaire ; il précise toutefois que la paternitéuniverselle ne s'appuie pas sur une réflexion portant sur la nature humaine.

98. Mt 5, 45 ; Lc 6, 36 ; 12, 30 ; 12, 32 ; (Mt 23, 9) ; et même Lc 11, 2.

99. Sur la base d'une documentation plus large, que je n'ai pas à prendre en

compte dans cette étude, il faut toutefois préciser que le terme « disciples » està prendre dans son extension vaste. Voir sur ce point la position nuancée de

D. ZELLER, Mahnsprüche, p. 170-172, et de H. SCHÜRMANN, Gebet,

p. 25-26.30.

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A) Exposé

CHAPITRE VI

ABBA

Première section

LA THÈSE DE J. JEREMIAS

D'après Mc 14, 36 Jésus s'adresse à Dieu en l'appelant abbaet, grâce au témoignage de Paul (Ga 4, 6 ; Rm 8, 15), noussavons que les chrétiens de la première génération faisaient demême.

L'importance de ce petit mot pour la théo-logie et pour lachristologie néotestamentaires fut mise en relief surtout parJ. Jeremias. L'auteur s'est exprimé sur le sujet à de multiplesreprises, y compris dans des publications destinées à un largepublic et abondamment traduites dans diverses langues', desorte que sa position est bien connue au-delà même du cercle res-treint des exégètes et des théologiens de métier. Il ne paraitcependant pas inutile de la rappeler dans ses grandes lignes et surla base des publications techniques de l'auteur.

Les fondements de la thèse sont posés dans une contributionde Jeremias aux Mélanges Wikenhauserz. Jésus s'est adressé

1. On en trouvera les références dans la « Bibliographie Joachim Jeremias1923-1970 », dans E. LOHSE (éd.), Der Ruf Jesu and die Antwort der Gemeinde

(FS J. Jeremias), G&ttingen 1970, p. 11-35.2. J. JEREMIAS, « Kennzeichen der ipsissima vox Jesu », dans Synoptische

Studien (FS A. Wikenhauser), Munich 1953, p. 86-93 (p. 86-89).

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180

LE DIEU DE JÉSUS

régulièrement à Dieu par le vocatif « Père ». Il s'est servi enl'occurrence du terme araméen abba. Utilisé à de rares reprisesdans les textes juifs comme désignation de Dieu, abba n'y estjamais employé comme adresse à Dieu. La réticence à employerabba en relation avec Dieu se comprend si l'on tient compte dela nature du terme : un mot du langage enfantin et familier. SiJésus, lui, a employé le terme, et ce de manière habituelle, c'estqu'il avait avec Dieu un rapport d'intimité très particulier et toutà fait nouveau.

Une bonne dizaine d'années plus tard, dans le cadre d'unvaste article qui reprend minutieusement l'ensemble de la ques-tion de Père comme désignation divine dans l'AT, le judaïsmeancien et chez Jésus', J. Jeremias reprend le sujet de façonapprofondie et en apportant quelques modifications à sa présen-tation antérieure. Il introduit l'argument de la diversité des voca-tifs grecs', il précise les valeurs sémantiques de abbas et corrigeexpressément 6 la position antérieurement tenue en ce quiconcerne les locuteurs susceptibles d'employer le terme : à l'épo-que de Jésus on n'a certes pas perdu le souvenir que abba a sonorigine dans le langage enfantin, mais l'usage concret qu'on enfait est bien plus large ; abba n'est pas réservé aux petits enfantset rien donc ne permet de dire que Jésus a repris directement dulangage enfantin. La conclusion majeure est cependant mainte-nue : Jésus innove en s'adressant à Dieu moyennant le termeabba et cette innovation traduit la spécificité de son rapport àDieu'.

B) Critique

La thèse de Jeremias a connu un retentissement considérable.Elle est pour ainsi dire devenue un bien commun, et il serait fas-

3. J. JEREMIAS, Abba, p. 15-67 (trad. française, p. 7-72).4. Les diverses formes (pater, ho patèr, pater mou) s'expliquent par le même

mot abba sous-jacent.5. Père ! le père, mon père, son père, notre père.6. P. 63 (trad. p. 69).7. J. Jeremias est revenu sur la question dans sa Théologie du NT de 1971

( Verkündigung, p. 67-73 ; trad. française p. 81-88), mais, à quelques modifica-tions mineures près, il reprend la substance de son article de 1966.

tidieux et peu fructueux de dresser la liste des exégètes et desthéologiens qui l'ont prise à leur compte'. Toutefois, en margede cette acceptation générale, des voix critiques n'ont cessé des'élever, et il importe de les entendre. Je précise que je ne visepas à l'exhaustivité, n'ayant pas l'ambition de dresser un état dela question mais seulement de fournir un échantillon représenta-tif. Le plus utile sera sans doute, non pas de présenter une à uneles positions des auteurs qui émettent réserves et critiques àl'adresse de la présentation de Jeremias, mais de regrouper lesobjections de façon quelque peu systématique et quitte à repren-dre brièvement des indications que j'ai présentées au chapitreprécédent de façon plus développée en faisant l'analyse des logiaconcernés.

1. Les appuis néotestamentaires de la thèse

Comme unique témoin évangélique direct de l'emploi de abbapar Jésus, Mc 14, 36 a évidemment une grande importance dansle débat. Or, observent divers critiques", ce texte a de forteschances de provenir de la communauté. Au reste, l'usagecommunautaire de la formule abba ho patèr est attesté parGa 4, 6 et Rm 8, 15 et, selon d'aucuns, c'est même là, dans lapratique de la communauté, qu'il convient de placer l'origine del'emploi du terme".

Derrière le vocatif pater, qui ouvre la prière du Seigneur dansla version de Lc 11, 2, se cache sans doute - telle est l'opinioncommune - ce abba araméen. F. Mussner" émet une réserveet estime qu'il pouvait y avoir aussi bien la forme ab ' z .

Un autre texte capital pour la question, Lc 10, 21-22 par., estcontesté quant à sa valeur historique. Critiquant avec raison

8. Voir, à titre d'exemples, H. KONG, Christ sein, Munich 3 1974, p. 304

(avec le titre révélateur : « Die nicht selbstversti ndliche Anrede »), et J. MOLT-

MANN, « Ich glaube an Gott den Vater. Patriarchalische oder nichtpatriarchalis-che Rede von Gott ? », EvTh 43, 1983, p. 397-415.

9. H. CONZELMANN, Grundriss, p. 122 ; E. HAENCHEN, Weg, p. 493 ;

D. ZELLER, « God as Father », p. 123.10. E. HAENCHEN, Weg, p. 493 (sans exclure que Jésus luiemême ait utilisé le

mot) ; J.C.G. GREIG, « Abba and Amen », p. 9. Cf. aussi E. KÂSEMANN, An

die Rtimer, Tübingen 3 1974, p. 219-220.11. F. MUSSNER, Traktat, p. 207.12. On notera aussi la distance marquée par Mussner (p. 200) dans la présen-

tation d'ensemble de la thèse de Jeremias.

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18 2

LE DIEU DE JÉSUS

l'interprétation très particulière que Jeremias donne de Lc 10, 22(une sorte de comparaison ou parabole), E. Haenchen Il semblerécuser, à tort cette fois, l'ensemble du texte. Plus nuancé,D. Zeller" retient comme possible l'authenticité de Lc 10, 21 etadmet que les deux vocatifs grecs (pater, ho patèr) peuvent ren-dre un abba sous-jacent. Mais, note-t-il, la dissociation deLc 10, 21 d'avec Lc 10, 22 ne permet plus de voir dans l'emploide abba l'indice d'une exclusivité christologique. Il fait la mêmeremarque" à propos du Pater qui, selon lui, commençait d'ail-leurs primitivement par l'adresse conservée dans Mt : notrePère.

Ces diverses observations tendent à ébranler une des affirma-tions importantes de Jeremias, à savoir que Jésus utilisait massi-vement l'appellation abba.

2. Abba dans les textes juifs

Dans quelques rares textes du judaïsme ancien, cités d'ailleurspar Jeremias, abba est utilisé comme désignation de Dieu mais leterme, observe Jeremias, ne s'y trouve jamais employé commeadresse à Dieu. Cette constatation fonde l'insistance sur l'origi-nalité de Jésus qui, lui, utilise abba comme vocatif dans laprière. A ma connaissance aucun critique n'a pu fournir lemoindre texte juif qui infirmerait le constat de Jeremias 1 6. Maisde divers côtés on a contesté la portée du fait. L'absence deabba dans la Mishnah, souligne E. Haenchen ", en se trompantd'ailleurs assez lourdement", ne signifie rien puisque abba est

13. E. HAENCHEN, Weg, p. 493-494.14. D. ZELLER, « God as Father », p. 123.15. Ibid.16. Je n'ai pas vu K. SCHUBERT, « Geschichte and Heilsgeschichte », Kairos

15, 1973, p. 89-101. D'après les indications convergentes de P. FIEDLER, Jesusand die Sünder, p. 99, et de A. VÔ GTLE, « The Lord's Prayer : A Prayer forJews and Christians ? », dans J.J. PETUCHOWSKI - M. BROCKE (éd.), Lord'sPrayer, p. 116 n. 66, Schubert oppose à Jeremias trois textes qui sont en réalitédes variantes d'une tradition unique. Le texte-clé (LvR 32a sur Lv 24, 10), déjàvalorisé par G. DALMAN, Worte Jesu, p. 154, pose quelques problèmes critiquesque nous verrons ultérieurement. Notons simplement pour l'instant que le texten'avait pas échappé à Jeremias (« Kennzeichen », p. 88) et qu'en tout état decause il ne comporte pas d'adresse à Dieu.

17. E. HAENCHEN, Weg, p. 493.18. Cf. J. JEREMIAS, Verkündigung, p. 70 n. 34 (trad. p. 85 n. 100).

3. Aspects linguistiques 27

de l'araméen et que la Mishnah est écrite en hébreu. En fait lemot est très fréquent dans la Mishnah ; ce qui ne s'y trouve pasc'est son application à Dieu". Il est fait reproche à Jeremias deminimiser le témoignage des textes du judaïsme hellénistiqueattestant le vocatif pater adressé à Dieu 2° . Après avoir rappelé,à l'aide des traditions relatives à Honi le traceur de cercle",combien l'intimité avec Dieu caractérisait les thaumaturges cha-rismatiques, D. Husserl' posait la question rhétorique sui-vante : est-il concevable que des hommes vivant dans une telleintimité avec Dieu ne se soient pas adressés à lui en l'appelantabba ? L'absence d'une attestation explicite n'a guère de portée,eu égard au peu de prières charismatiques conservées dans latradition". Dans un sens analogue G. Vermès 24 taxe d'« appa-rente » (p. 275) l'originalité mentionnée de Jésus et justifie sonjugement en précisant (p. 276) qu'« un des traits caractéristiquesde l'ancienne prière hassidique est sa façon habituelle de se réfé-rer à Dieu précisément à l'appelant "Père" »25. Au reste,estime-t-on dans la même ligne, il n'y a pas lieu d'établir unedistinction entre la forme particulière abba et les autres expres-sions, par exemple « notre Père qui est aux cieux », par lesquel-les on s'adressait à Dieu dans la prière juive.

Les aspects linguistiques de la question sont assez complexeset il n'est pas nécessaire que nous nous y arrêtions déjà, saufpour l'un d'eux, particulièrement important pour apprécier laportée de l'emploi de abba par Jésus. A l'époque de Jésus, fait

19. J. JEREMIAS, ibid.20. Cf. J.C.G. GREIG, « Abba and Amen », p. 6 ; D. ZELLER, « God as

Father », p. 124 et p. 128 n. 56.21. Nous verrons ces textes ultérieurement.22. D. FLUSSER, Jesus, p. 90-91 et p. 139 n. 162.23. J.M. OESTERREICHER, « "Abba, Father !". On the Humanity of Jesus »,

dans J.J. PETUCHOWSKI - M. BROCKE (éd.), Lord's Prayer, p. 119-136 (p. 135

n. 18) prend l'argument à son compte.24. G. VERMES, Jésus le JUf Paris 1978.25. Voir aussi J.M. OESTERREICHER, Oft. Cit., p. 130-133.26. H. CONZELMANN, Grundriss, p. 122; E. HAENCHEN, Weg, p. 493 ;

S. SCHULZ, Q, p. 88 ; H.W. KUHN, EWNT 1, col. 2.27. Pour ne pas alourdir inutilement la présentation je recours en règle géné-

rale à une transcription simplifiée des termes hébreux et araméens.

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184

LE DIEU DE JÉSUS

remarquer D. Zeller'l, la forme normale du vocatif, c'est-à-direaby, n'était quasiment plus employée, elle était remplacée parabba. De la sorte l'état de la langue ne laissait pas à Jésusd'autre choix que abba s'il voulait s'adresser à Dieu en l'appe-lant Père. La même observation avait déjà été faite parE. Haenchen 29 et même, au moins dans le traitement le plusdéveloppé de la question, par J. Jeremias'°. Bien évidemment,s'il s'avère que abba était effectivement la seule forme possible,un pilier important sur lequel Jeremias appuie sa thèse de l'origi-nalité de Jésus se trouve sérieusement ébranlé : on ne voit plusen quoi le choix de abba se révèle une « audace »", et on n'aplus guère de raisons d'isoler abba des autres formes sous les-quelles le mot père est utilisé en araméen pour désigner ou pourinvoquer Dieu.

Deuxième section

NOUVEL EXAMEN

Même si elles ne sont pas toutes bien fondées, ces critiquesadressées à la thèse de J. Jeremias invitent à une reconsidérationde la question. Cette reconsidération a été faite pour une bonnepart dans une étude récente et très documentée par G.Schelbert'z. L'examen que je vais présenter dans les pages quisuivent, je tiens à le souligner, dépendra étroitement de ce travailmagistral" auquel je ne puis apporter que quelques complé-ments.

Après avoir rappelé succinctement quelques points touchant laphilologie (I), je m'attacherai à définir les valeurs sémantiquesde abba (II) et j'examinerai l'emploi de abba en référence à Dieu

28. D. ZELLER, « God as Father », p. 124.29. E. HAENCHEN, Weg, p. 493 ; cf. aussi S. SCHULZ, Q, p. 88 n. 215.30. J. JEREMIAS, Abba, p. 58 (trad. p. 64).31. J. JEREMIAS, Verkündigung, p. 72 (trad. p. 87) : « Jesus hat es gewagt(italiques de moi), Abba als Gottesanrede zu gebrauchen. »32. G. SCHELBERT, « Abba ».33. J'y renverrai dans la suite en citant simplement le nom de l'auteur et lapage.

dans les textes juifs (III). Il sera possible, alors, de tirer quelques

conclusions quant à l'emploi de abba par Jésus et à sa portée

(IV).

L Aspects philologiques

N'ayant pas la compétence requise pour traiter à fond la ques-tion philologique je me limiterai à quelques remarques. Le pointdéterminant parait être le redoublement de la consonne centrale

du mot : abba et non abha. Ce redoublement est attesté d'abordpar la transcription grecque dans les trois textes néotestamentai-res concernés (Mc 14, 36 ; Ga 4, 6 ; Rm 8, 15), ensuite par laPeshitta en Ga 4, 6 et Rm 8, 15 11 , et enfin par les formes ponc-tuées qu'on trouve dans certains manuscrits du Targum palesti-nien trouvés dans la guénizah du Caire, par exemple dans lemanuscrit D à Gn 37, 30 et 48, 18' 5 , ces textes du targum attes-

tant aussi l'accentuation du mot sur la syllabe finale (abba). Orla consonne b fait partie de la série des consonnes prononcéestantôt comme spirantes tantôt comme explosives'6 , et la pro-

nonciation spirante est de règle dès qu'un élément vocalique pré-cède la consonne. Autrement dit, la forme abba est aberrante

il ne s'agit pas d'un état emphatique (déterminé) car ce dernier

serait abha.Dans le mot correspondant désignant la mère ('m) le redouble-

ment du m est parfaitement normal. La meilleure façon de ren-dre compte de abba, en particulier du redoublement, est d'y voir

une forme calquée sur imma", ce qui est un indice favorable à

l'hypothèse que abba a bien son origine dans le langage balbutiédes tout petits enfants. Mais la morphologie et l'étymologie ne

déterminent pas de façon essentielle le ou les sens concrets prispar un terme dans un corpus donné et à une époque donnée.

34. Cf. G. SCHELBERT, p. 440-441 n. 66.35. D'après P. KAHLE, Masoreten des Westens 11, Stuttgart 1930, p. 13", la

vocalisation a de la valeur car elle représente un stade ancien de la ponctuationde Tibériade.

36. Pour l'existence de cette double prononciation dans l'araméen contempo-rain des origines chrétiennes voir K. BEYER, Texte, p. 126-128.

37. Pour plus de détails et d'autres hypothèses voir G. SCHELBERT,

p. 410-412.

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186

LE DIEU DE JÉSUS

II. Aspects sémantiques

Pour préciser les valeurs sémantiques de abba nous avons évi-demment à nous appuyer sur _les textes en gros contemporainsdes origines chrétiennes. Quel est, plus précisément, notre cor-pus ?

Si l'on fait abstraction des textes araméens, peu nombreux audemeurant", conservés dans la Mishnah, la documentation enlangue araméenne peut se répartir commodément en deux grou-pes.

Le premier comporte les textes araméens mis au jour par lesdécouvertes de Qumran et des sites avoisinants (Murabaat...).Ces textes ont l'avantage de pouvoir être datés - ce qui est aussile cas, en règle générale, pour les inscriptions - et sont à pré-sent facilement accessibles". Par commodité je les désigneraidans la suite par l'expression « moyen-araméen ».

Le second groupe est celui des textes targumiques. Mais peut-on se fonder sur ces textes pour restituer l'araméen du Ier siè-cle ? La question est âprement discutée, en particulier par deuxéminents spécialistes : A. Diez Macho et J.A. Fitzmyer. Selon lesavant américain 4°, il faut éviter de s'appuyer sur les targums,trop récents, pour restituer l'araméen de Jésus ; on doit seconcentrer sur les textes sûrement contemporains, en pratiquesur les textes de la mer Morte 41 . Le regretté A. Diez Machoétait d'un avis différent. Selon lui 42 , il convient de distinguer

38. C. ALBECK, Einführung in die Mischna, Berlin-New York 1971, p. 190.39. Grâce A J.A. FITZMYER - D.J. HARRINGTON, A Manual of Palestinian

Aramaic Texts. Second Century B.C. - Second Century A.D., Rome 1978, età K. BEYER, Texte.

40. Dans son commentaire sur Lc (p. 903) Fitzmyer annonce une étude sur« Abba and Jesus' Relation to God ». Elle est à présent publiée, dans A causede l Évangile. Études sur les Synoptiques et les Actes (FS J. Dupont), Paris1985, p. 15-38.

41. On pourra voir J.A. FITZMYER, « Methodology in the Study of the Ara-maic Substratum of Jesus' Sayings in the New Testament », dans J. DUPONT(éd.), Jésus aux origines de la christologie, Gembloux-Leuven 1975, p. 73-102.- Pour une documentation plus complète on se reportera aux études rassem-blées par Fitzmyer sous le titre : A Wandering Aramean. Collected Essays, Mis-soula 1979.

42. Il s'est exprimé à de nombreuses reprises sur le sujet. Voir par ex. sonétude sur « Le targum palestinien », RevSR 47, 1973, p. 169-231, ou l'introduc-tion au vol. 5 du Neofiti : A. DIEZ MACHO, Neophyti 1. Targum Palestinense

ABBA

187

langue littéraire et langue parlée. Alors que l'araméen de Qum-ran relève de la langue littéraire, le targum palestinien nousdonne accès, de façon indirecte, à la langue parlée. De son côté

S.A. Kaufman 4', tout en contestant la pertinence de cette dis-tinction et en soulignant que la langue du targum palestinien nepeut être que la langue littéraire de la Palestine à l'époque desAmoraïm (p. 122), estime que cette langue est notre meilleurevoie d'accès à l'araméen parlé dans la Galilée du ler siècle, car lalangue littéraire du moment reflète toujours le langage orald'une période antérieure (p. 123). Bien que cette question soitloin d'être réglée il me parait possible de prendre en compte lestextes targumiques.

Le mot abba ne va pas tarder à être utilisé dans des textesécrits en hébreu. Aussi convient-il de recourir en plus aux textesrédigés en hébreu mishnique, du moins à ceux qui ont quelquechance de s'enraciner dans la période tannaïte : Mishnah,

Tosefta, Midrashim halakiques.Comme mon travail n'est pas entièrement - tant s'en faut !

- de première main et qu'il ne vise pas à être exhaustif, autantindiquer de manière plus concrète comment le dossier a étéconstitué. 1. Pour les textes araméens de base, c'est-à-dire lestextes datés de 200 av. JC à 200 ap. JC, je me suis appuyé surles ouvrages ci-dessus mentionnés de Fitzmyer-Harrington et deBeyer, qui fournissent les textes dans la langue originale, ainsique sur l'article de Schelbert. 2. En ce qui concerne les texteshébreux (Mishnah, Tosefta, Midrashim) je dépends presque

exclusivement de Schelbert. 3. Pour les targums d'Ongelos et deJonathan j'ai pris comme base la liste de références fournie parW. Marchel". J'ai vérifié ces indications d'après l'édition criti-que de A. Sperber 41 et apporté quelques corrections et complé-ments. Je n'ai pas tenu compte du Targum des Hagiographes,reconnu nettement plus récent. 4. Pour les diverses versions dutargum dit palestinien j'ai profité aussi des indications deW. Marchel et je les ai complétées par une étude personnelle

Ms de la Biblioteca Vaticana. Tomo V : Deuteronomio, Madrid 1978, p. 22*-25*

et 142*-146*.

43. S.A. KAUFMAN, « On Methodology in the Study of the Targums andtheir Chronology », JSNT n° 23, 1985, p. 117-124.

44. W. MARCHEZ, Abba, Père ! p. 109 n. 9.

45. A. SPERBER, The Bible in Aramaic, Leiden 1959-1973.

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18 8

LE DIEU DE JÉSUS

portant sur le Neofiti (éd. Diez Macho), le Targum du Caire 46et le Targum Fragmentaire 47 . Toutefois je n'ai pas opéré dedépouillement absolument systématique, de sorte que je ne peuxpas prétendre avoir relevé tous les emplois de abba. Je pense enavoir repéré suffisamment pour que les résultats puissent êtreconsidérés comme significatifs.

Comme nous l'avons vu, les valeurs sémantiques admises parJ. Jeremias 48 pour le mot abba sont : la désignation « le père »,la désignation « mon père », l'adresse (vocatif), les désignations« notre père » et « son père ». Notre tâche va être maintenantde vérifier dans quelle mesure ces valeurs sont effectivementattestées dans les textes.

A) Abba comme état emphatique (= le père)

1. Dans les textes du moyen-araméen les attestations du motabba avec sa valeur de détermination sont rares et incertaines. Ils'agit essentiellement d'inscriptions dont le déchiffrement et/oul'interprétation posent problème. Le plus souvent il est difficilede dire si Abba est un nom propre ou bien le nom commun. Unexemple illustrera la difficulté. On dit dans une inscription funé-raire de Jérusalem les mots : 'bb' qbr bryh 49 . Fitzmyer-Harrigton considèrent abba comme état emphatique (« le père aenterré son fils »). D'après K. Beyer s° , qui lit le dernier motbdnh, il faut comprendre : « Notre père est enterré dans cet(ossuaire). » G. Schelberts' conserve la lecture de Fitzmyer-Harrigton mais propose de prendre Abba comme un nom pro-pre : « Abbah, tombe de son fils. »

Il est cependant au moins un texte dans lequel abba est certai-

46. P. KAHLE, Masoreten des Westens, 11 : Das Paldstinische Pentateuch-targum. Die Paldstinische Punktation. Der Bibeltext des Ben Naftali, Stuttgart1930.

47. M.L. KLEIN, The Fragment- Targums of the Pentateuch According totheir Extant Sources, Rome 1980.

48. J. JEREMIAS, Abba, p. 60-61 (trad. p. 66-67).49. Voir le texte dans FITZMYER-HARRINGTON, Manual, p. 182 (n° 145).50. K. BEYER, Texte, p. 342.51. P. 407.

nement le nom commun : l'inscription de Dosithos 5z : « AbbaDosithos. Dosithos notre père ('bwnh); ne pas ouvrir. » Le pre-mier mot (abba) a été, semble-t-il, ajouté 53. Comment lecomprendre au juste ? Comme l'équivalent de abunah = notrepère 54 ? Comme vocatif"? Comme état déterminé?

L'incertitude est telle qu'on ne peut trouver dans ces textes unexemple sûr de abba à valeur emphatique.

2. Les targums dans leur ensemble n'ont que très peu de tex-tes où abba signifie indubitablement « le père ». Il est d'ailleursfacile de comprendre pourquoi. Dans le texte biblique l'étatdéterminé apparaît le plus souvent dans une construction géniti-vale du genre « le père du roi ». Or, pour rendre cette construc-tion l'araméen a l'habitude d'anticiper le complément sous laforme d'un suffixe pronominal affixé au premier nom (« sonpère du roi ») et par conséquent d'employer la forme grammati-cale correspondante (nom + suffixe de la 3e pers., 'bwhy dansl'exemple cité). Dans l'un ou l'autre cas, cependant, la valeuremphatique de abba est sûre. Dans une addition à Gn 41, 43,reprise en Gn 49, 22, le targum rapporte l'acclamation qui sanc-tionne l'investiture de Joseph par le pharaon : « Vive le père duroi. » La plupart des versions du targum utilisent la forme queje viens de mentionner (avec anticipation du pronom) : 'bwhy.Mais d'une d'elles a bien la forme abba", qu'on trouve d'ail-leurs aussi dans l'expression similaire « celui-ci est le père duroi », employée en Gn 41, 43 par Onqelos et le Pseudo-Jonathan". Un autre exemple clair se trouve à Ex 20, 12 dansle Targum fragmentaire (manuscrit de Paris) : « à cause del'honneur du père (abba) et de la mère (imma) je lui fais habiterle monde qui vient »Il. On pourra voir aussi Tg Ez 18, 4.19.20.

P.

ABBA

189

52. Cf. FITZMYER-HARRINGTON, Manual, p. 174 (n ° 95) ; K. BEYER, Texte,

p. 341.

53. D'après FITZMYER-HARRINGTON, Manual, p. 231 ; K. BEYER, Texte,

341.

54. Ainsi K. BEYER, loc. Cit.

55. Ainsi FITZMYER-HARRINGTON, Manual, p. 175 (traduction) et G. SCHEL-

BERT, p. 406.

56. Manuscrit de Paris du Targum fragmentaire, à Gn 41, 43.

57. D'après W. MARCHEL, Abba, Père ! p. 109 n. 15.

58. La traduction est empruntée à R. LE DÉAUT, Targum du Pentateuque.

Tome II : Exode et Lévitique, Paris 1979, p. 166 (g). Dans la suite je me référe-

rai à cette traduction en indiquant simplement : trad. R. Le Déaut.

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190

LE DIEU DE JÉSUS

3. Dans la Mishnah et la Tosefta s9 on n'emploie pas abba avecla valeur emphatique ; on s'en tient à- la forme hébraïque nor-male : article + substantif (ha ' ab).

Malgré la rareté des témoignages explicites nous pouvonsconsidérer comme assuré que abba a bien la valeur d'un étatemphatique : le père, ce que confirme d'ailleurs le NT6°, defaçon indirecte, en traduisant abba par ho patèr ( Mc 14, 36 ;Ga 4, 6 ; Rm 8, 15).

B) Abba : mon père

Nous réservons pour le paragraphe suivant l'emploi de abbacomme vocatif et nous ne voyons ici que abba comme désigna-tion avec la valeur « mon père ».

1. Les textes du moyen-araméen n'offrent aucun cas de cegenre. Par contre ils attestent largement la forme ancienne (aby),celle de l'araméen d'Empire (cf. Dn 5, 13). Ôn trouve cetteforme dans cinq textes de Qumran 61 . Un exemple : le fragment1 ligne 11 du Testament de Qahat porte : « et ils donnèrent àLévi mon père (aby) et Lévi mon père (aby) à moi (donna) ».

On connaît depuis longtemps les fragments araméens d'unTestament de Lévi provenant de la guénizah du Caire et conser-vés à Cambridge et à Oxford". Maintenant que les fragmentsdu Testament de Lévi trouvés à Qumran sont en partie publiés,on est mieux à même de reconnaître la valeur d'ensemble desmanuscrits de la guénizah, la fidélité substantielle de la copiemédiévale par rapport à l'original et la parenté de ce dernieravec les vestiges qumraniens du Testament de Lévi 63 . Ces frag-

59. G. SCHELBERT, p. 417 et 421.60. Voir J. JEREMIAS, Abba, p. 61 n. 35 (trad. p. 132 n. 35).61. Ils sont cités dans G. SCHELBERT, p. 406 (sur la base de FITZMYER-

HARRINGTON, Manuan.62. Les textes sont facilement accessibles dans R.H. CHARLES, The Greek

Versions of the Testaments on the Twelve Patriarchs, Darmstadt 3 1966(= 1908), Appendix III.

63. Voir J.C. GREENFIELD - M.E. STONE, « Remarks on the Aramaic Testa-

ment of Levi from the Geniza», RB 86, 1979, p. 214-230, et P. GRELOT, «Unemention i naperçue de "abba" dans le Testament araméen de Lévi», Semitica33, 1983, p. 101-108 (un article que, pour en avoir pris connaissance trop tard,je n'ai malheureusement pas pu exploiter).

ments du Caire offrent plusieurs exemples additionnels de abycomme désignation

- le manuscrit de Cambridge, col. a, ligne 18 61 atteste claire-ment le syntagme « Jacob mon père » (aby) ;- le manuscrit d'Oxford, col. a65 porte « Isaac mon père» (aby)

à la ligne 14 66 , un accusatif « mon père » (aby) à la ligne 21 6'mais il a la désignation abba à la ligne 23. A la colonne c, ligne12 68 se lit l'expression « Abraham mon père » (aby).

Il faut mentionner enfin la même forme (aby) dans un contratnabatéen trouvé dans le Nahal Hever 69 : trois fois l'expression« Nikarchos mon père». Quoi qu'il en soit de sa date exacte, cetexte est intéressant parce qu'il n'appartient pas à la littératureau sens strict mais reflète le langage quotidien.

2. Dans les targums les emplois de abba avec la valeur « monpère » comme désignation sont nombreux, aussi bien là où letargum traduit la forme correspondante (aby) du texte hébreuque dans des élargissements propres au targum'°. En revancheje n'ai trouvé qu'une fois la forme aby, dans un texte qui meparaît d'ailleurs fautif''.

3. Pour les textes rabbiniques je me contente à nouveaud'enregistrer les résultats d'ensemble de l'étude de G. Schelbert.Dans la Mishnah et la Tosefta abba a remplacé presque entière-ment aby, et ses emplois sont nombreux". La situation n'estpas la même dans les Midrashim halakiques. La forme aby s'yest maintenue, presque exclusivement dans des reprises de l'Écri-ture il est vrai 73,

et les attestations de abba y sont plutôt

64. Cf. K. BEYER, Texte, p. 195 ; GREENFIELD-STONE, « Remarks », p. 216.

65. Voir sur ce texte P. GRELOT, « Notes sur le Testament araméen de Lévi

(Fragment de la Bodleian Library, colonne a) », RB 63, 1956, p. 391-406.

66. R.H. CHARLES, Op. cit., p. 246 ; K. BEYER, Texte, p. 196 ; GREENFIELD-

STONE, « Remarks », p. 219.

67. R.H. CHARLES, p. 246 ; K. BEYER, p. 196 ; GREENFIELD-STONE, p. 220.

68. R.H. CHARLES, p. 248 ; K. BEYER, p. 199.

69. FITZMYER-HARRINGTON, Manual, p. 164.167.

70. Pour ce dernier cas voir par ex. les textes suivants du Neofiti : Gn 16, 5 ;

38, 25 ; 44, 18.19 ; 48, 22 ; 49, 2 ; Dt 6, 4.

71. Tg N Gn 19, 37. Le scribe paraît avoir recopié l'état construit de l'hébreu

par mégarde avant de traduire selon la manière habituelle (avec anticipation du

pronom : « leur père des Moabites »).

72. G. SCHELBERT, p. 416 et 420.

73. L'unique exception est Mekilta à Ex 20, 6 (G. Schelbert, p. 424), un texte

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LE DIEU DE JÉSUS

rares 74. Nous aurons à revenir sur la question de façon plusprécise.

C) Abba comme vocatif

1. En ce qui regarde le moyen-araméen, un seul texte, l'ins-cription de Dosithos dont il fut déjà question, offre un emploi deabba où l'on peut reconnaître un vocatif. Comme abba sert enmême temps d'état déterminé et qu'en araméen c'est cet état quiest utilisé régulièrement pour exprimer le vocatif'S, un tel usagede abba n'a rien de surprenant. Il faut noter toutefois qu'ontrouve dans 1 Q GnAp Il, 24 un cas très clair et sûr où le vocatifest non pas abba mais aby !

2. Les diverses recensions targumiques'6 connaissent l'emploide abba comme adresse". Dans les textes mentionnés le motabba correspond à un vocatif aby du texte hébreu, mais le tar-gum emploie aussi abba quand il propose une addition 78.

3. G. Schelbert a relevé un vocatif dans la Mishnah (p. 417),deux dans la Tosefta (p. 420) et deux dans Sifre Dt (p. 428-429).La forme aby ne se trouve pas dans la Mishnah et dans laTosefta ; elle est attestée occasionnellement dans les Midrashim(p. 429-430).

Au vu de ces textes dans leur ensemble l'interprétation deabba comme vocatif dans les trois textes du NT n'a rien de sur-prenant. La question qui subsiste est de savoir si l'on doit limiterla signification à celle d'un vocatif strict (« père ! ») ou bien sion peut comprendre aussi le mot comme « mon père ».

comportant l'expression « mon père qui est dans les cieux ». Est-ce un hasard sil'on a ici aby et non abba ? Nous reviendrons sur cette question qui se pose aussipour Sifra, Qedoschin 11, 22 (G. SCHELBERT, p. 427).

74. Les nombres donnés par G. Schelbert sont : lx pour la Mekilta (p. 424),

3x pour Sifre Nb (p. 426), 2x pour Sifra (p. 427) et 8x pour Sifre Dt (p. 428).75. Voir par ex. le vocatif malka' en Du 2, 4.29.37 etc.

76. Dans la liste des références j'emploie les abréviations suivantesN=Neofiti ; F=Targum fragmentaire ; 0=Ongelos.

77. Voir Tg Gn 22,7 (N,O); 27,18 (N,O); 27,34 (N,O); 27,38 (N,O);48, 18 (N,O, Caire ms D) ; Jg 11, 36 ; Is 8, 4.

78. C'est le cas en Gn 22, 10 (N,F).

ABBA

193

Au plan des targums les choses sont claires : abba traduithabituellement la forme aby de l'hébreu et dans plusieurs textesdes indices clairs sont en faveur de la signification « mon

père » 79. Il en va de même pour les textes rabbiniques 8°. Parcontre, en ce qui regarde les textes du moyen-araméen, nousn'avons pas suffisamment d'attestations pour supposer commele fait Schelbert (p. 409) que la distinction entre aby (« monpère » !) et abba (« père » !) était encore sentie. Le fait impor-tant, à retenir, est que les deux formes étaient en usage.

D) Abba comme équivalent de abunah (= notre père)

En araméen les formes ordinaires et normales du nom ab avecsuffixes de la première personne du pluriel (notre père) sontabuna', abunah et abunan. Mais, dit J. Jeremias en s'appuyantsur des textes rabbiniques, on trouve aussi le simple abba aveccette même valeur$'.

1. Dans les vestiges témoins du moyen-araméen la forme avec

la première personne du suffixe pluriel est attestée sur unossuaire de Siloé 8 z et dans l'inscription de Siloé que nousconnaissons déjà, à quoi on peut ajouter le Testament de Lévi dela guénizah du Caire (manuscrit d'Oxford, col. b, lignes 3 - 4) 83

où nous lisons les trois formes possibles : abuna', abunah etabunan. Mais, sauf à admettre l'interprétation proposée parK. Beyer 84 pour l'inscription de Dosithos, nous n'avons pas detexte attestant la synonymie abba = abunah.

2. Les targums font un large usage des formes normales pour« notre père ». Pour l'un ou l'autre texte, cependant, on peut se

79. Voir par ex. l'antithèse abba/bry ( mon fils) en Tg Gn 22, 7 et 27, 18.

80. G. SCHELBERT, p. 420.427.428 ; les remarques de Schelbert valent pour

l'ensemble des emplois de abba (vocatif et désignation).

81. J. JEREMIAS, Abba, p. 61 et n. 37 (trad. p. 66 et p. 132 n. 37).

82. FITZMYER-HARRINGTON, Manual, p. 176 (n° 110) ; K. BEYER, Texte, p.340.

83. R.H. CHARLES, The Greek Versions..., p. 247 ; K. BEYER, Texte, p. 197.

84. Cf. ci-dessus, p. 189. La même interprétation est proposée par H.P.

RÜGER, « Die lexikalischen Aramaismen im Markusevangelium », dans H. CAN-

CIK (éd.), Markus-Philologie, Tübingen 1984, p. 73-84 (p. 73).

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, 194

LE DIEU DE JÉSUS

demander si abba n'est pas employé dans le même sens. Ces tex-tes font allusion au père de plusieurs individus tout enemployant abba". C'est le cas en Tg Gn 19, 34 (N) et 44, 24-25(N)

- Tg Gn 19, 34 : « Voici que hier soir j'ai eu commerce avecmon père (abba)". Donnons lui à boire du vin, encore cettenuit. Puis va, aie commerce avec lui et nous susciterons desenfants de notre père (abunah) a'.

»

- Tg Gn 44, 24-25 : « Quand nous sommes remontés versmon père (abba), ton serviteur, nous lui avons fait part desparoles de mon Seigneur. Mon père dit : Retournez et achetez-nous un peu de nourriture". »

En dépit des apparences, il parait hasardeux de conclure à unélargissement sémantique de abba sur la base de ces textes car letexte hébreu comporte lui aussi l'anomalie dans l'un et l'autretexte (Gn 19, 34 et 44, 24) et le targum offre des cas similairesavec d'autres noms que ab".

3. La situation est un peu plus nette dans les textes rabbini-ques : abba y est employé occasionnellement en référence à unepluralité de personnes sans que le phénomène soit explicable icipar l'influence d'un texte source9°. L'explication du fait peut setrouver dans l'élargissement sémantique de abba. Mais, remar-que Schelbert (p. 417), on peut se demander dans quelle mesureabba n'est pas simplement senti comme une sorte d'indéclinableet donc s'il faut vraiment attacher quelque importance au pro-nom.

85. Je ne comprends pas pourquoi H.P. RÜGER, loc. cit., y range Gn 42, 32

(Pseudo-Jonathan).86. La LXX porte : meta patros hèmôn.

87. Trad. R. Le Déaut.88. Trad. R. Le Déaut. - Au v. 24 le TM comporte aby d'après la majorité

des témoins, mais deux manuscrits ont le pluriel, ce que confirment les versions.

Au v. 25 le pluriel est bien attesté.89. Cf. par ex. Nb 32, 25 ; 36, 2.

90. Voir la documentation, qui ne se recouvre que partiellement avec celle deJ. Jeremias, présentée par G. Schelbert : 4 ou 5 emplois pour la Mishnah(p. 417), 1 dans la Tosefta (p. 421) et 1 dans les midrashim halakiques (p. 430).

Concernant la dernière indication je me demande si la référence à Sifra nedevrait pas être remplacée par la référence au Sifre Dt (cf. p. 427 et 429).

Faute de documentation suffisamment ancienne et suffisam-ment sûre on restera réservé devant l'affirmation qu'à l'époquedu NT abba pouvait signifier « notre père » avec toute la forcelaissée au pronom personnel. On n'admettra donc pas trop faci-lement que le pater hèmôn de Mt 6, 9 est une traduction fidèled'un abba sous-jacent 9l.

Pour être complet il faudrait traiter encore de deux autresvaleurs sémantiques attribuées à abba : l'emploi du terme pourun état indéterminé 92 et son usage à la place de la forme suf-fixée de la troisième personne du singulier (son père). Mais, mar-ginales par rapport à notre sujet, ces questions peuvent êtrenégligées.

En conclusion nous retenons que, dans la période en groscontemporaine des origines chrétiennes, abba avait couram-ment

- la valeur de l'état emphatique : le père ;- celle de la désignation avec suffixe de la première personne

du singulier : mon père ;- celle du vocatif : mon père ! père !Avant de quitter le champ de la sémantique nous avons encore

à nous interroger sur les connotations de abba.

E) Les connotations

ABBA

195

Comme il ressort de Tg Is 8, 4, abba et imma sont les pre-miers mots balbutiés par un petit enfant et, nous l'avons vu, lameilleure explication philologique de la forme abba est d'y voirun dérivé de imma. Mais les nombreux textes attestant abbamontrent à l'évidence, et ce depuis les plus anciens, que le'termen'est aucunement réservé aux petits enfants et que d'autresvaleurs que la tendresse et le confiant abandon y sont attachéesrespect, obéissance, soumission. Peut-on vraiment compter avecla permanence sensible de la connotation originaire ?

J. Jeremias le pensait 93 : le targum d'Is 8, 4 et une sentence

91. Comme nous l'avons vu au chapitre précédent, le point a aussi une cer-

taine importance dans la discussion relative à l'authenticité de Mt 23, 9.92. Je vois cette possibilité dans le Targum Onqelos, par ex. Gn 44, 19.20 ;

Nb 30, 17. De même dans le Neofiti en Gn 45, 8 et Dt 8, 5 (marge).93. J. JEREMIAS, Abba, p. 61 (trad., p. 66).

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LE DIEU DE JÉSUS

du Talmud (Berakoth 40a par. Sanhedrin 70b) attestent qu'onavait gardé le souvenir qu'abba et imma furent à l'origine desmots de bébés. On se gardera cependant de conclure de ces tex-tes - Jeremias ne le fait d'ailleurs pas e, -~plicitement - qu'onvoulait y mettre l'accent sur le caractère enfantin et particulière-ment affectueux de ce langage. La perspective des textes cités estautre : ils veulent fixer d'un point de vue chronologique l'appa-rition du langage chez l'enfant. Les premiers mots prononcéssont bien abba et imma, mais l'intérêt porte sur le fait que lesenfants se mettent à parler et non sur les mots qu'ils disent'.Un autre texte, versé au débat par G. Schelbert (p. 412) est pluséclairant : Sifre Nb 78 (à Nb 10, 29). Il s'agit là de résoudre ladifficulté posée par l'existence, dans l'Écriture, de plusieursnoms pour le beau-père de Moïse : (Jétro), Raguël et Hobab.Notre midrash, qui s'occupe des deux derniers noms cités, se tired'affaire en faisant de Raguël le père de Hobab, c'est-à-dire legrand-père de la femme de Moïse, car « leur père Raguël »(Ex 2, 18) doit se comprendre « leur grand-père Raguël ». Pour-quoi cela ? Parce que les petits enfants ont la coutume de don-ner le nom de abba à leur grand-père. Ici abba est donc un termereconnu caractéristique des enfants et le texte permet de compteravec une connotation affective pour le mot. Peut-être peut-on seréclamer aussi de son emploi dans les inscriptions funéraires 9 spour attribuer à abba une certaine charge émotionnelle.

Il importe cependant de rester prudent et de ne pas étendresystématiquement à l'ensemble des textes cette connotation par-ticulière. Rien ne permet de compter avec elle dans1 Q GnAp 96 , ni dans de nombreux textes targumiques, ni dansla Mishnah'. Nous nous en tiendrons donc à une appréciationnuancée : abba a sa place dans les situations variées de la viequotidienne dans la sphère familiale et ne se distingue pas essen-tiellement des autres formes du mot Père ; à l'occasion ilcomporte une connotation affective plus prononcée.

94. Avec G. SCHELBERT, p. 412.95. G. SCHELBERT, p. 410.96. G. SCHELBERT, p. 409.97. G. SCHELBERT, p. 417-418.

III. «Abba» en référence à Dieu

Les emplois de abba en référence à Dieu dans les textes juifsont été recensés par J. Jeremias et par W. Marchel et, à maconnaissance, aucune pièce n'a pu être ajoutée au dossier dansles années récentes. Les textes sont les suivants : Tg Ml 2, 10 ;Tg Ps 89, 27 ; Tg Jb 34, 369$ ; LvR 32 (à Lv 24, 10) 99 ; Taanith23 b. Dans leur ensemble ces textes sont récents et n'ont guèrede poids dans la discussion relative à l'emploi de abba parJésus'°°. Le seul qui se présente comme suffisamment ancienpour retenir vraiment l'attention et qui, de fait, est constammentexploité, est Taanith 23b. Dans le développement qui suit nousallons considérer d'abord un autre texte rabbinique dans lequelabba joue un rôle sans être cependant référé à Dieu, examinerensuite Taanith 23 b, nous interroger enfin sur les raisons de larareté de abba appliqué à Dieu dans les textes du judaïsmeancien.

A) Dieu, le abba des charismatiques ?

ABBA

197

Les quelques traditions juives relatives aux thaumaturges ouaux charismatiques soulignent la familiarité surprenante dont ilsfaisaient preuve dans leur relation avec Dieu.

1. La tradition relative à Ifoni

Honi le traceur de cercle frappait son entourage par uncomportement très familier à l'égard de Dieu, au point que,

98. Sur les problèmes critiques posés par ce texte sans doute très récent voirW. MARCHEL, Abba, Père ! p. 110, et J. JEREMIAS, « Kennzeichen », p. 87(=Abba, p. 146).

99. Les conclusions de J. JEREMIAS, « Kennzeichen », p. 88 et n. 8 (= Abba,p. 147 et n. 8), et de W. MARCHEL, Abba, Père ! p. 110-111, sont corroboréeset précisées par G. SCHELBERT, p. 445 n. 112 : le mot abba n'est pas attestédans le manuscrit le plus ancien du passage ; en tout cas LvR 32 à Lv 24, 10 estcertainement secondaire par rapport à Mekilta à Ex 20, 6 où on lit aby et nonabba.

100. M. HENGEL, Jésus, Fils de Dieu, Paris 1977, p. 78 n. 89, envisage que leTg Ps 89, 27 pourrait avoir inspiré Jésus pour le choix de abba. Voir la critiquejustifiée de cette hypothèse par J.M. VAN CANGH, « Miracles », p. 36 n. 24.

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LE DIEU DE JÉSUS

selon une partie de la tradition tout au moins, le rabbin Shimonben Shetab s'en montra choqué et en fit remontrance à Honi. Lecenseur serait volontiers allé plus loin et aurait prononcé unesentence d'excommunication à l'encontre du charismatique.Mais, ce faisant, il se serait mis en opposition avec Dieu qui, dumoment qu'il exauce la prière du charismatique, montre qu'il

tolère, lui, ce coniportement.La tradition est attestée par divers témoins "Il dont les plus

importants pour notre propos sont Taanith III, 8 (Mishnah),Taanith 3, 10 (Talmud de Jérusalem), Taanith 23a (Talmud deBabylone). Ces témoins ne concordent pas en tout point et il

importe de s'interroger sur l'histoire de la tradition. Je le feraien reprenant la contribution de G. Schelbert I l.

La mise en synopse 1 03 des versions qui comportent l'interven-

tion de Shimon ben Shetab'°4 donne lieu aux constatations sui-

vantes

a) La complaisance de Dieu à l'égard de Honi alors même quece dernier, estime Shimon, s'est comporté de façon indigne estcomparée à celle d'un père pour son fils. Voici, à titre d'illustra-tion, le texte de la Mishnah'°s : « Shimon ben Shetab lui (sc. àHoni) envoya (dire) : "Tu devrais être excommunié. Mais quepuis-je faire contre toi, car tu es arrogant envers le Lieu(= Dieu) comme un fils arrogant devant son père, et celui-ci fait

sa volonté". »

b) Pour illustrer cette bonté du père humain on rapporteensuite, au discours direct, les propos que le fils capricieuxadresse à son père : « Il (sc. le fils) lui (sc. au père) dit : "Abba,

emmène-moi me baigner dans l'eau chaude ; lave-moi dans l'eaufroide ; donne-moi des noix, des amandes, des pêches et des gre-

101. Les textes sont facilement accessibles grâce à l'article très précieux deJ.M. VAN CANGH, « Miracles ». En annexe de son article l'auteur offre une tra-duction française de ces textes, traduction que j'utilise ici.

102. G. Schelbert s'appuie lui-même sur un travail minutieux de J. Neusner(références dans G. SCHELBERT, p. 435 n. 13 et 14).

2. La tradition relative à hianan

106 TdJM C 5.

ra. .. VAN

ANGH (p.

).

ABBA

199

nades". Et il les lui donne'°. » Mais, fait remarquable, cespropos tenus au discours direct par le gamin ne se lisent quedans la version du Talmud Babli (Taanith 23a) qui contientd'ailleurs d'autres « amplifications »'°'. Tout porte à croirequ'il s'agit d'une addition : le Talmud de Babylone est la plusrécente des sources qui rapportent notre tradition ; n'ayantd'autre fonction que de concrétiser et d'illustrer ce qui fut ditauparavant sur le père débonnaire, le discours direct est sansdoute un trait secondaire ; les personnages (Honi et Shimon benShetab) sont situés historiquement au début du ier siècle av. JC,or on n'a aucun autre témoignage qui attesterait l'existencemême de la forme abba à une date aussi ancienne. Par consé-quent il y a très peu de chances que ce texte provienne de lasituation historique supposée et fournisse une attestation deabba (avec référence indirecte à Dieu) qui serait antérieure àl'ère chrétienne'°s. Ainsi, si cette tradition atteste bien la fami-liarité de Honi à l'égard de Dieu, abba ne peut être considéré, austade ancien de la tradition, comme une expression - mêmeindirecte - de cette familiarité.

Dans la seconde tradition, la plus importante pour nous, lehéros est 1Hanan ha-NeJba, petit-fils de notre Honi. En cas desécheresse « les rabbins lui envoyaient des enfants de l'écolequi... lui disaient : "Abba, abba, donne-nous la pluie !" Ildisait : "Maître de l'univers, fais cela pour ceux qui ne saventpas distinguer l'Abba qui donne la pluie de l'Abba qui ne peutla donner" » (Taanith 23b)'°9 . Cette tradition n'est conservéeque dans le Talmud de Babylone avec quelques variantes"" quin'ont pas d'importance pour notre propos. Son intérêt est grandpuisque le texte comporte deux fois le mot abba, une fois auvocatif adressé à une personne respectable de la sphère humaine,et une fois comme désignation de Dieu, « Abba qui donne lapluie ».

103. Cf. G. SCHELBERT, p. 399.104. La version sans doute la plus ancienne, celle de Tosefta Taanith 3, 8 (cf. 107. J.M. VAN CANGH, « Miracles », p. 34.

J.M. VAN CANGH, « Miracles », p. 32, texte p. 49-50), ne menti3nne même pas 108. Cf. G. SCHELBERT, p. 400.

le nom de Honi et ignore le propos de Shimon. 109. Trad. J.M. VAN CANGH (p. 52).

105. D'après J.M. VAN CANGH, « Miracles », p. 50. 110. Cf. G. SCHELBERT, p. 402.

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LE DIEU DE JÉSUS

G. Schelbert"' a soumis le texte à une critique serrée, d'ordrehistorique, linguistique et littéraire, qu'il suffira de présenterdans ses grandes lignes. Du point de vue de la compositionl'impression est que l'épisode de Hanan est un ultime complé-ment au cycle de Ijoni. Le récit est tenu en araméen babylonien,ce qui est étonnant pour une tradition censée provenir de laPalestine de la fin du ler siècle avant notre ère. Quant à laprière, rédigée pour l'essentiel en hébreu, elle comporte commetrait le plus remarquable l'adresse « Maître de l'univers »,expression typique du Talmud de Babylone mais inconnue de laMishnah "z. Il est peu vraisemblable, dès lors, que notre tradi-tion soit un vieil élément palestinien qui aurait été simplementrepris par le Talmud Babli et, partant, nous ne pouvons plusl'utiliser « comme un document de la langue de la première moi-tié du premier siècle chrétien »'13. Le texte de Taanith 23bgarde de l'intérêt dans la mesure où il montre qu'à l'intérieurmême du judaïsme on pouvait en arriver à appliquer à Dieu ladésignation d'abba. On tiendra cependant compte du fait qu'enl'occurrence il ne s'agit pas d'une adresse à Dieu mais d'unedésignation, et que cette désignation n'est elle-même que l'abou-tissement d'une comparaison : de abba comme adresse desenfants à Hanan on passe à la désignation de Hanan pour Dieu,l'adresse utilisée par le charismatique étant « Maître de l'uni-vers ».

Suite à l'étude scientifique de ces textes, dont nous avonsrecueilli les résultats, on ne peut plus les invoquer pour mettre encause l'originalité du NT en ce qui concerne abba. Non seule-ment nous n'avons pas de textes juifs où abba figure commeadresse à Dieu ; il nous manque même tout témoignage de ladésignation abba utilisée pour Dieu dans le judaïsme en groscontemporain des origines chrétiennes. Le fait est là. Il reste à sedemander s'il a quelque portée.

111. P. 402-405.112. A l'exception de Taanith III, 8. II existe pourtant une leçon rivale, pro-

bablement plus proche de la langue de la Mishnah, à savoir : rabbouni.

113. G. SCHELBERT, p. 405.

B) Les raisons d'une absence

ABBA

201

Il est toujours difficile d'interpréter un silence. Quelles peu-vent bien être les raisons pour lesquelles abba n'est pas employéen référence à Dieu dans le judaïsme contemporain des origineschrétiennes ? Dans un chapitre antérieur nous avons pu montrerque dans une partie des textes juifs on cherche à éliminer ou dumoins à édulcorer les affirmations sur la paternité de Dieu. Lesoin qu'on met à faire suivre bon nombre de celles qu'on main-tient de la précision « qui est aux cieux » va bien, pour une part,dans le même sens. En d'autres termes : la réticence ne viseraitpas la forme particulière qu'est abba mais le vocabulaire mêmede la paternité dans son application à Dieu 114. J. Jeremias, ons'en souvient, expliquait les choses différemment : abba n'estpas employé dans le judaïsme comme désignation divine parceque le terme était trop familier. Peut-on appuyer cette supposi-tion simplement plausible sur des observations précises ? Plusconcrètement : y a-t-il des textes juifs où l'on attendrait abbamais où, de fait, une autre forme du mot Père est employée ? Cen'est évidemment pas le cas, pour de simples raisons philologi-ques, quand le mot Père est qualifié par un pronom de ladeuxième ou de la troisième personne, singulier ou pluriel, carabba n'avait pas ces valeurs. Mais, nous l'avons noté, il y quel-ques raisons de compter avec une synonymie abba=abunah ence qui concerne les textes rabbiniques, sans que d'ailleurs cettesolution ne s'impose. Par contre il est certain que abba avaitacquis la signification de aby.

Qu'en est-il, plus concrètement encore, des textes où la dési-gnation « père (céleste) » est attestée pour Dieu avec des valeurssusceptibles d'être rendues par abba ?

Dans les attestations targumiques je n'ai trouvé aucun textequi puisse entrer en ligne de compte : « notre père » et « monpère » ne sont pas attestés pour désigner Dieu.

On en trouve en revanche dans la Mishnah (Sotah IX, 153x), dans la Tosefta (Hagigah 2, 1) " 5 sous la forme hébraïquenormale abinu. Comme le corpus atteste par ailleurs l'emploi de

114. G. SCHELBERT, p. 414-415, se prononce en ce sens.115. D'après le Codex d'Erfurt, le Codex de Vienne ayant une leçon diffé-

rente (cf. G. SCHELBERT, p. 421).

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LE DIEU DE JÉSUS

abba pour « notre père » dans la sphère humaine, il n'est pasexclu qu'ait pu jouer la volonté délibérée de ne pas employerabba quand Dieu est visé. Mais, je viens de le rappeler, la valeur« notre père » n'est pas entièrement sûre pour abba.

En ce qui concerne « mon père », la Mishnah et la Toseftautilisent abondamment abba dans le domaine profane maisn'ont pas un seul cas où l'expression « mon père » (sous laforme aby) se rapporte à Dieu.

La situation est un peu différente pour les Midrashim. L'uni-que passage de la Mekilta (à Ex 20, 6) 116 où la forme aby nesoit pas commandée par la référence à l'AT est précisément ladénomination divine « mon père qui (est) dans les cieux »'''.Mais, comme il n'y a pas d'attestation de abba dans cet écrit, iln'est pas certain que le choix de aby à Ex 20, 6 soit commandépar la sphère de référence divine, conclusion qui serait vraisem-blable si abba était attesté pour la sphère humaine. Dans le Sifresur Nb 118 abba est attesté trois fois au sens de « mon père » etaby deux fois. Dans l'un des textes aby est dû à l'influence del'Écriture. L'autre (Sifre Nb § 89) met en scène un roi et son filset relève donc apparemment de la sphère profane ; mais, commece texte propose une parabole, voire une sorte d'allégorie devantillustrer un comportement religieux, la référence à Dieu y estimpliquée. Une situation analogue se vérifie pour le Sifra : deuxemplois de abba dans la sphère profane, un seul emploi de aby(Sifra à Lv 20, 26) 119, dans la sphère religieuse cette fois (« monpère qui est dans les cieux »).

On le voit, les occurrences sont trop rares pour qu'on puisseconclure à une tendance ferme à réserver aby à la sphère reli-gieuse et à ne pas employer abba dans cette sphère. Toutefois lesindications recueillies montrent que l'une ou l'autre fois on pou-vait employer abba pour Dieu et qu'on a préféré aby, ce quidonne une certaine vraisemblance à l'hypothèse de l'omissionintentionnelle de abba en référence à Dieu. En somme, sans pou-voir être rigoureusement démontrée,l'explication de J. Jeremiasest plus qu'une supposition gratuite. Au moins en ce qui regardeles textes les plus récents de notre corpus nous avons donc à

116. G. SCHELBERT, p. 424.

117. Le texte est cité aussi par J. JEREMIAS, Abba, p. 22 (trad. p. 17).118. G. SCHELBERT, p. 426.119. Cf. J. JEREMIAS, Abba, p. 22 (trad. p. 17) ; G. SCHELBERT, p. 427.

IV. L'emploi de K abba » par Jésus

ABBA

203

compter avec une réticence du judaïsme à appliquer sans plus àDieu le titre de Père - on ajoute la référence aux cieux - et, àplus forte raison est-on tenté d'écrire, l'expression familière dece titre dans le mot abba. Les quelques emplois de abba appliquéà Dieu attestés dans les textes (Tg Ml 2, 10 ; Pg Ps 89, 27 ; Taa-nith 23b) ne sont pas une objection décisive à cette vue, puisqueceux du targum sont commandés par le texte hébreu de la Bibleet datent d'une époque où aby n'était plus en usage dans l'ara-méen tandis que celui de Taanith 23b s'explique comme uneextension à Dieu, faite dans une situation tout à fait particulière,du titre respectueux adressé par les enfants au vénérable thauma-turge Ijanan.

1. L'analyse (faite au chapitre précédent) de Mc 14, 36, uni-que texte néotestamentaire à mettre abba dans la bouche deJésus, ne nous a pas permis de voir dans ce texte la reproductionmême de la prière de Jésus prononcée en la circonstance précisesupposée par le contexte ; nous avons reconnu dans Mc 14, 36un écho indirect ou une attestation indirecte de la vox Jesu. Uneappréciation analogue est à porter sur les deux emploispauliniens 12°. Il est invraisemblable, en effet, que cette appella-tion divine soit née dans les communautés judéo-chrétiennes hel-lénistiques et, après ce que nous venons de rappeler concernantle dossier juif, il apparaît invraisemblable aussi qu'une appella-tion aussi insolite ait surgi dans les communautés judéo-chrétiennes d'expression araméenne. La seule explication histori-quement vraisemblable est de voir dans l'usage communautairede abba un héritage venant de Jésus"'.

2. En ce qui concerne les valeurs sémantiques de abba nousavons pu retenir comme probables, pour la période contempo-raine des origines chrétiennes, l'état emphatique (le père), ladésignation avec suffixe de la première personne du singulier

120. Voir par ex. J.M. VAN CANGH, « Miracles », p. 36 n. 24.

121. Dans le même sens voir J. GREEHEY - M. VELLANICKAL, « Le caractèreunique et singulier de Jésus comme fils de Dieu », dans : Commission biblique

pontificale, Bible et christologie, Paris 1984, p. 173-196 (p. 180-181).

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LE DIEU DE JÉSUS

(mon père) et le vocatif avec ses deux expressions (mon père !père !).

Il est donc possible que abba se trouve derrière les emplois sui-vants du mot patèr dans les logia

- la désignation ho patèr : Mc 13, 32 ; Lc 10, 22 ;Lc 11, 13 ; Mt 28, 19 ; Lc 9, 26 ;

- la même désignation accompagnée du pronom personnel dela première personne du singulier, ho patèr mou : Mt 7, 21 ;10, 32.33 ; 11, 27 ; 12, 50 ; 15, 13 ; 16, 17 ; 18, 10.19.35 ;20, 23 ; 25, 34 ; 26, 29.53 ; Lc 2, 49 ; 10, 22 ; 22, 29 ; 24, 49 ;

- les diverses expressions possibles pour le vocatif, soit

• la forme classique pater : Lc 10, 21 par. ; Lc 11, 2 ;22, 42 ; 23, 34.46 ;

• cette

même

forme

accompagnée

du

pronomMt 26, 39.42 ;

• la forme hellénistique patèr : pas d'attestation ;• l'expression sémitisante du nominatif avec article 1 22

Lc 10, 21 par. ; Mc 14, 36.

En fait, la simple comparaison synoptique, nous l'avons vudans le premier chapitre, oblige déjà à retrancher plusieurs textescomme manifestement rédactionnels, et l'analyse individuelle destextes menée au chapitre précédent n'a permis de ne retenircomme probablement authentiques que quelques-uns des logiapouvant entrer théoriquement en ligne de compte

- le logion sur la bonté surhumaine du Père célesteLc 11, 13 ;

122. II sera peut-être utile de rappeler qu'en grec classique le nominatif munide l'article vaut le vocatif quand il est mis dans la bouche d'un supérieur s'adres-sant à un inférieur. Le grec hellénistique utilise couramment pour le vocatif laforme du nominatif, mais il ne paraît pas alors, du moins pas ordinairement,employer l'article, contrairement à ce que prétendait E. HAENCHEN, Weg,p. 493.

J.H. MOULTON, A Grammar of New Testament Greek, vol. 1 : Prolegomena,Edimbourg 1967 (= 3 1908), qui n'est pas suspect d'exagérer l'originalité dugrec des Écritures, doit cependant reconnaître, dans une note additionnelle(p. 235) dans laquelle il se corrige lui-même (cf. p. 70) la particularité du grecbiblique sur ce point. Pour illustration du caractère sémitisant de article +nominatif = vocatif on peut renvoyer à la traduction de talitha par to korasionen Mc 5, 41. Pour une documentation plus complète, BLASs-DEBRUNNER-REHICOPF § 147, et E. MAYSER, 11, 1, p. 55-56.

ABBA

205

- l'incipit de la prière dominicale : Lc 11, 2 ;- l'hymne de jubilation : Lc 10, 21.Nous n'avons donc pas d'arguments directs pour conclure que

Jésus a massivement fait usage de abba "', et la réserves'impose même si on se limite à la situation de la prière. J. Jere-mias résumait l'essentiel de son argumentation par ces mots« Alors que les textes des prières juives ne connaissent pas mêmeune seule fois l'invocation de Dieu sous le nom d'Abba, Jésusl'a toujours appelé ainsi (sauf en son cri sur la croixMc 15, 34) » 124. Après l'analyse critique des textes il apparaîtque le toujours de la phrase citée ne peut être appuyé que surl'une ou l'autre prière : l'hymne de jubilation et, d'un certainpoint de vue, le Pater, à quoi s'ajoute éventuellement Jn 12, 27.Il y a toutefois à tenir compte en outre d'indices indirects qui nesont pas sans valeur. J. Jeremias lui-même"' s'appuyait sur laconstance avec laquelle la tradition, quoi qu'il en soit del'authenticité des textes pris individuellement, met le vocatif Pèredans la bouche de Jésus en situation de prière. J'ai utilisé unargument du même genre à propos de Mc 14, 36 : il n'est passans signification qu'ayant à formuler une prière de Jésus lacommunauté ait recouru précisément à abba.

3. L'originalité la plus frappante de Jésus réside dans le faitque lui seul, dans le cadre du judaïsme ancien, s'adresse à Dieuen l'appelant abba. Diverses considérations mènent à reconnaîtreà cette originalité de fait une signification particulière. Contrai-rement à ce que disent certains des opposants à la thèse de Jere-mias et à ce que cet auteur lui-même a concédé, la langue del'époque ne contraignait pas Jésus à choisir la forme abba puis-que aby subsistait encore à côté de abba. Par ailleurs la languerendait possible à des locuteurs s'exprimant en néo-hébreu d'uti-liser le mot abba en référence à Dieu, y compris comme adresse.Enfin on est frappé par l'usage d'adresses majestueuses (« maî-tre de l'univers »...), là même où le contexte mentionne Dieu

123. Contre S.V. MCCASLAND, «Abba, Father», JBL 72, 1953, p. 70-91 (p. 85),qui néglige complètement la spécificité de la forme abba. Pour une présentationcritique plus développée je renvoie à W. MARCHEL, Abba, Père! p. 116-117.120.

124. J. JEREMIAS, Abba, p. 59 (trad. p. 65).125. J. JEREMIAS, Abba, p. 57 (trad. p. 62).

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206

LE DIEU DE JÉSUS

comme père, voire le désigne comme l'Abba du ciel. Ce derniercas, on s'en souvient, est donné dans la tradition relative àNanan : tout en désignant Dieu comme le « abba qui peut don-ner la pluie » le thaumaturge s'adresse à lui par la formule« Maître de l'univers ». Le premier phénomène mentionné peutêtre illustré par deux passages de la Mekilta : à Ex 15, 25 et17, 14' 26 . Dans l'un et l'autre passage on parle de Dieu commede « leur Père qui est dans les cieux » et on rapporte une prièreau style direct qui commence par « Maître de l'univers »117. Cesobservations conduisent à penser que Jésus choisit délibérémentabba et poussent à s'interroger sur les raisons de ce choix.

Et pourtant il faut se garder de' trop isoler la forme particu-lière abba en oubliant que c'est un cas particulier de l'emploigénéral du vocabulaire de la paternité de Dieu. La traditionsynoptique atteste dans son développement l'importance accruequ'on accorde à ce vocabulaire en tant que tel et la traditionjuive, de son côté, nous a permis de relever à tout le moins uneréserve à l'égard de ce vocabulaire dans son attribution à Dieu.L'originalité principale de Jésus - une originalité relative seule-ment - paraît résider dans l'emploi non problématique de cevocabulaire. Jésus parle de Dieu comme Père et s'adresse à luiainsi sans manifester le besoin d'introduire des nuances, de rap-peler que Dieu ne peut s'appeler ainsi que par manière d'analo-gie, de sauvegarder la transcendance divine en faisant suivre lemot de la référence aux cieux. Il parle du Père directement, sim-plement.

4. Pour apprécier à sa juste mesure la portée théo-logique deabba il faut se souvenir qu'il s'agit d'un terme familier, c'est-à-dire qui a sa place dans l'intimité familiale des rapports entreparents et enfants. On peut même compter avec la connotationde la tendresse mais on se gardera d'exagérer cette dernière eninsistant trop et de façon quelque peu romantique et doncanachronique sur l'image que nous nous faisons du petit enfant.

126. Textes dans G. SCHELBERT, p. 425.127. Le même phénomène se trouve dans Tosefta, Hagigah 2,1 (cf. G.

SCHELBERT, p. 423). Voir aussi le long développement sur la paternité divine àl'égard d'Israël fait dans ExR XLVI, 4-5 (H. FREEDMANN - M. SIMON, TheMidrash Rabbah. Volume two : Exodus. Leviticus, Londres-Jérusalem-NewYork 1977, p. 530-535.

ABBA

207

S'il est vrai que abba s'origine dans le langage balbutié desbébés, il ne se limite aucunement à cette sphère.

Il n'est même pas sûr que son emploi à l'époque de Jésus soitencore confiné au domaine familial. J. Jeremias admettait que,dès le temps de Jésus, abba servait d'adresse respectueuse nonpas pour les rabbins au sens technique du terme mais pour despersonnes âgées qu'on traitait avec respect Ils, ce qui eût dûl'empêcher, note D. Zeller avec perspicacité 1 19, d'expliquerl'absence de abba comme adresse à Dieu dans le judaïsme par lasensibilité juive pour laquelle « ç'aurait été un manque de res-pect... que de s'adresser à Dieu avec un terme aussi fami-lier »" 0 . Maintenant que le témoignage le plus ancien appuyantcet usage élargi de abba (à savoir Taanith 236) est historique-ment suspect il paraît bien difficile de trancher la question dansun sens positif 131 .

Quoi qu'il en soit de ce point, c'est-à-dire même si, comme lesuggèrent les textes, abba devait être restreint au domaine fami-lial, il est certainement abusif d'opposer tendresse et respect. Cen'est pas par opposition au respect que la familiarité de abbadoit être appréciée mais plutôt par opposition à distance. Abbacomporte confiance et obéissance, abandon et reconnaissance dela souveraineté. Sa pointe pour la théo-logie de Jésus me paraîtrésider dans l'immédiateté avec laquelle Jésus se situe par rap-port à Dieu, c'est-à-dire dans la perception de Dieu comme toutproche, directement accessible"'. Nous touchons là l'originalitéde Jésus. Originalité apparente seulement ? On le laisse enten-dre, comme nous l'avons vu dans l'introduction à ce chapitre, enrenvoyant à l'expérience similaire des hassidim qui, selon Bera-koth V, 1 (Mishnah), dirigeaient leur coeur « vers leur Père auxcieux » 133 . Mais le même texte, qui n'emploie d'ailleurs pasabba et ne comporte pas « père » au vocatif, précise qu'il faut

128. J. JEREMIAS, Abba, p. 44-45 (trad. : même pagination).129. D. ZELLER, « God as Father », p. 124.130. J. JEREMIAS, Abba, p. 63 (trad. p. 68).131. Les témoignages rassemblés par A.F. ZIMMERMANN, Lehrer, p. 167, ne

suffisent pas à établir le fait.132. W. THÜSING, Theologien, p. 86 : « ... die in der abba-Anrede Jesu sich

spiegelnde, für zeitgenôssische Juden unerhôrte familiüre Nühe des VatersJesu... »

133. Voir G. VERMES, Jésus le Juif, p. 276.

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20 8

LE DIEU DE JÉSUS

s'adresser à Dieu la tête courbée et surtout que les hassidimattendaient une heure avant de commencer la prière, des préci-sions qui manifestent plutôt le sens de la transcendance que celuide la familiarité. Il n'en est pas ainsi chez Jésus : il se trouve deplain-pied avec le Père, l'immédiateté est entière, la familiaritéspontanée et sans réticence. L'accord assez large de la critiquesur ce point 134 se trouve justifiée par l'étude du dossier. Ainsi,quoi qu'il en soit des nuances à apporter aux détails de son argu-mentation, on peut retenir que Jeremias a vu juste pour l'essen-tiel.

5. La simplicité et l'immédiateté de la relation avec Dieu quicaractérisent Jésus ne sont pas sans incidence sur lachristologie 131 : un tel comportement à l'égard de Dieu convientéminement au Fils. Toutefois, si l'on veut s'en tenir strictementà ce que permet de dire une étude historique et critique - jerappelle que tel est le propos de ce travail -, il importe dereconnaître que la christologie impliquée ne peut être dégagéeavec une entière précision. La réserve est justifiée non seulementpar l'incertitude qui affecte la provenance - prépascale ou post-pascale - du titre de Fils dans la tradition, mais aussi par ledossier critique relatif à abba. Du moment que abba était proba-blement l'adresse originale du Pater, il est clair que la relationévoquée par abba n'est pas propre à Jésus et ne fonde pas direc-tement la christologie haute impliquée dans le titre de Fils 131.

Par ailleurs, s'il est vrai que jamais nous ne trouvons un « notrePère » qui engloberait Jésus dans un groupe plus large, on nepeut pas pour autant argumenter à partir de l'opposition « votrePère » et « mon Père » 137. En effet, comme cela s'est dégagé de

134. Pour illustration voir les opinions longuement rapportées par A. SCHEN-KER, « Gott als Vater », p. 14-15 n. 15.

135. La perspective est bien exprimée par A.T. HANSON, The Living Utteran-ces of God. The New Testament Exegesis of the Old, Londres 1983, p. 228.Après avoir souligné que la « messianité » ne suffit pas à rendre compte de lapersonne de Jésus, l'auteur ajoute : « his relation to the Kingdom, his filialconsciousness with regard to the Father, his authoritative teaching about God'smercy and man's righteousness are just as important in assessing his status as is

Messiahship in itself - indeed, much more important ».136. Voir E. SCHILLEBEECKX, Jesus, p. 231-232.137. Cette argumentation courante se trouve par ex. chez W. MARCHEL,

Abba, Père ! p. 147, et chez R. HAMERTON-KELLY, God, p. 78-79, mais aussi

ABBA

209

l'étude menée dans le chapitre précédent, les logia comportant ladésignation « mon Père » ont vraisemblablement tous une ori-gine postpascale. J'admets tout à fait que l'invocation abba« laisse à entendre » plus qu'elle ne dit explicitement du point devue christologique, qu'elle « donne à penser » et qu'elle acontribué à la découverte progressive de la spécificité deJésus"'. Mais en même temps j'estime nécessaire dans uneétude historique de respecter l'indétermination des données, et jepréfère 139 , pour cette raison, me contenter de voir dans abbal'indice de « la conscience que Jésus a eue de sa proximité uni-que à l'égard de Dieu » 1 40 au plan existentiel 141.

chez G. BORNKAMM, Jesus von Nazareth, Stuttgart-Berlin-Cologne-Mayence

7 1965, p. 118, et chez E. SCHWEIZER, Jesus Christus im vielfiiltigen Zeugnis des

Neuen Testaments, Munich-Hambourg 1968, p. 20-21.

138. F. DREYFUS, Jésus, p. 54.

139. Avec U. Luz, Mt, p. 340 n. 56.

140. La formule est de J. SCHMITT, « Genèse », p. 151.

141. H. SCHÜRMANN, Gebet, p. 29-30, et H. MERKLEIN, Botschaft, p. 89-90,

se prononcent dans un sens analogue.

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TROISIÈME PAR TIE

UN DIEU DÉCONCERTANT

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Le Dieu vivant ne se laisse pas revêtir d'un uniforme soigneu-sement taillé ni fixer dans un cadre rigide. Il déjoue les attentes,crée la surprise et déconcerte. D'innombrables croyants del'Ancien Testament en ont fait l'expérience et en témoignent élo-quemment, parfois pathétiquement. Évoquons seulement Jéré-mie, Job, Jonas ou les Psalmistes'.

Cet aspect est fortement souligné dans l'exégèse de Dieu quiest sous-jacente à la prédication de Jésus de Nazareth. La nou-veauté et le paradoxe, dans lesquels on voit à juste titre des traitsmarquants du ministère de Jésus en paroles et en actes, se mani-festent aussi dans le domaine plus précis de sa théologie. Lesparaboles offrent à cet égard, et notamment par les traits« extravagants » qu'elles comportent, ample illustration. Nousallons retenir celle des ouvriers de la vigne (Mt 20, 1-16). Sonauthenticité foncière fait l'objet d'un quasi-consensus de la criti-que et on y voit habituellement l'une des paraboles - avec cellesde Lc 15 et Lc 18, 9-14 - dont le rapport avec la problématiquethéo-logique est le plus direct. Dans l'autre grand ensemble danslequel s'est condensée la prédication de Jésus, celui des logia, lemorceau le plus représentatif m'a paru être le commandement del'amour des ennemis (Mt 5, 43-48 par.). Là aussi l'historicité dunoyau est admise par presque tous les critiques et, du momentque le comportement de Dieu sert ici à motiver la consigne del'amour des ennemis, la référence à Dieu est inscrite dans le textemême. Dans la mesure où cette consigne représente l'exigence laplus extrême et la plus caractéristique de Jésus, on s'attend àtrouver une motivation qui, elle aussi, revêt une grande impor-tance.

1. Voir H. SEEBASS, Der Gott der ganzen Bibel. Biblische Theologie zurOrientierung im Glauben, Fribourg-Bâle-Vienne 1982, en particulier le chapitre 7(p. 184-211) intitulé : « Das Leiden am einzigartigen Gott ».

CHAPITRE VII

LA PARABOLE DES OUVRIERS(Mt 20,1-15)

La parabole des ouvriers de la vigne, propre à Mt, se lit dansun contexte dont la trame est commandée par l'évangile de McMt 19, 16-30 correspond à Mc 10, 17-31 et Mt 20, 17-28 àMc 10, 32-45. Le premier ensemble marcien se termine(Mc 10, 31) sur la sentence relative aux premiers qui seront der-niers, sentence qu'on retrouve avec quelques variations à la finde la parabole de Mt (20, 16), comme application (cf. houtôs).Aurions-nous là la raison qui explique pourquoi Mt a situé juste-ment ici cette parabole venant de sa tradition particulière ? Onpourrait l'admettre si l'application (v. 16) cadrait bien avec laparabole. Ce n'est guère le cas. Il est bien vrai que les derniersà être partis travailler sont les premiers à être payés et vice versa.Mais ce trait, nous le verrons, ne touche pas la substance de laparabole ; de la sorte, la convergence entre la sentence finale etle corps de la parabole n'est que superficielle et même artifi-cielle. L'explication la plus vraisemblable du donné est queMt 20, 16 est une doublure rédactionnelle de Mt 19, 30 =Mc 10, 31. Comme notre intérêt ne porte pas sur l'interprétationmatthéenne de la parabole mais sur son sens dans la traditionantérieure nous ne tiendrons pas compte de Mt 20, 16.

Une parabole est d'abord et immédiatement un objet esthéti-que, une ceuvre d'art, une production littéraire. Il est par consé-quent requis d'accorder une attention soignée au texte même dela parabole sans faire intervenir trop vite ce qui est extérieur aurécit parabolique. Nous adopterons cette démarche dans le pre-mier temps de notre étude, mais, pour éviter d'inutiles répéti-

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LE DIEU DE JÉSUS

tions, j'intégrerai sommairement l'une ou l'autre des donnéeshistoriques utiles à la compréhension du texte. Dans le deuxièmetemps nous nous occuperons de l'interprétation théologique dutexte.

I. Le récit parabolique

Les verbes du récit de Mt 20, 1-15 sont essentiellement àl'aoriste. Ce qu'on nous rapporte, ce n'est pas tant un compor-tement typique et se répétant jour après jour qu'un épisode par-ticulier, une histoire censée - nous sommes dans la fiction -être arrivée une fois, un jour. Rien ne laisse entendre qu'on pro-pose des modèles à imiter. Bref, et pour reprendre la distinctionclassique, nous n'avons pas devant nous un « récit exemplaire »,ni une « comparaison », mais une parabole proprement dite, un« récit-parabole » (Parabel, Gleichniserzühlung). C'est pourcette raison que l'analyse littéraire ne doit pas se contenter dedégager la structure (statique) du texte ; elle doit élucider aussi,et peut-être surtout, le déroulement du récit, la progression dra-matique ou dynamique.

A) La structure

Dans la série des indications chronologiques qui scandent lerécit, celle du v. 8 a manifestement un relief spécial. Elle secaractérise 1. par un terme neuf (« soir ») alors qu'on aurait putrès bien parler encore d'« heure », 2. par une expressivité plusgrande, la tournure verbale du génitif absolu ayant plus de poidsque les expressions prépositives qui précèdent (« vers la neheure ») et 3. par diverses correspondances avec les versets ini-tiaux qu'il est inutile de relever ici dans le détail. En bref : lanotice « le soir étant venu » (v. 8) s'oppose à l'ensemble desindications temporelles des v. 1-7 et indique une articulationmajeure du texte. Les v. 1-7 d'une part et les v. 8-15 de l'autreconstituent les deux parties du récit ou bien les deux actes dudrame : développement, dénouement'.

2. Ce vocabulaire du théâtre est proposé par R.W. FUNK, « The Narrative

LA PARABOLE DES OUVRIERS ( Mt 20,1-15)

215

La première partie (v. 1-7) se laisse diviser en quatre petitesscènes sur la base des indications chronologiques et de la récur-

rence du verbe sortir (exerchomai). Entre les diverses scènes il

existe de nombreuses différences de détail 3 qui n'ont sans doutepas d'autre fonction que d'empêcher le récit de sombrer dans lamonotonie ; il faut maintenir vive l'attention de l'auditeur/lec-

teur.La deuxième partie (v. 8-15) pourrait aussi se diviser en quatre

scènes (v. 8.9.10.11-15) mais il paraît possible de regrouper lestrois premiers tableaux en une scène unique. On rendrait compteainsi du de du v. 11 qui vient interrompre la série des trois kai

(v. 9 et 10). Les v. 8-10 vont effectivement ensemble du fait queles v. 9 et 10 décrivent en deux phrases parallèles l'exécution dumandat énoncé au v. 8. De leur côté les v. 11-15 ont comme ori-ginalité de ne rapporter que du dialogue, les seuls élémentsnarratifs étant les notices introductives des deux réparties (v. 11-

12a ; v. 13a).Il n'est peut-être pas fortuit que chacune des parties se termine

par un dialogue. Dans ces dialogues les partenaires du maîtresont d'une part les ouvriers de la onzième heure à la fin de lapremière partie et d'autre part les ouvriers de la première heureà la fin de la deuxième. On pourrait avoir là un premier indice

de l'importance particulière de ces deux groupes.

B) Le déroulement du récit

1. La première partie

Sur les quatre scènes trois font l'objet d'une description plusou moins élaborée : première heure, troisième heure, onzièmeheure. On y relève un invariant et une variable.L'invariant consiste dans l'envoi effectif des ouvriers à la vigne,que cet envoi soit mentionné sous le mode du récit (v. 2 : apes-

Parables : The Birth of a Language Tradition », dans J. JERVELL-W.A. MEEKS

(éd.), God's Christ and His People. Studies in Honour of NA. Dahl, Oslo-Bergen-Tromsô 1977, p. 47-50 (p. 46-47). Pour la première partie de la paraboleC. DIETZFELBINGER, « Arbeiter », p. 127-128 utilise un vocabulaire analogue« Schürzung des Knotens » et « Aufl&sung der Krise ».

3. Par ex. l'alternance du discours direct et du discours indirect.

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LE DIEU DE JÉSUS

teilen) ou moyennant un discours direct rapporté (v. 4 et 7hypagete).

La variable se trouve dans l'engagement du propriétaire enversles ouvriers. Cet engagement a d'emblée son degré maximumdans la première scène. Le patron s'y met d'accord avec lesouvriers sur la durée du travail (la journée) et sur le salaire (undenier). Il y a donc quasiment un contrat de travail 4 et tout estclair : les ouvriers (et les auditeurs) savent qu'à la fin de la jour-née ils toucheront un denier. Au reste, du point de vue histori-que on peut dire que l'auditeur palestinien se trouve en terrainconnu. Il n'est pas surpris de voir le maître lui-même se rendreà la place du marché, ni de l'entendre proposer la somme de undenier, salaire habituel pour une journée de travail'. Dans lascène de la troisième heure, le maître s'engage encore, mais il lefait de façon moins solennelle - une simple promesse - et plusvague : il donnera ce qui est juste. Dans la scène finale il n'y aplus rien du tout. Ce silence n'aurait guère de portée dramatiques'il pouvait être simplement mis au compte du souci qu'a le nar-rateur de ne pas se répéter, l'auditeur restituant de lui-même leséléments manquants, en l'occurrence l'expression « ce qui estjuste » 6 . Mais cette explication n'est guère vraisemblable icipuisque les points communs apparaissent particulièrement nom-breux entre les v. 3-4 et les v. 6-7 : notons surtout les expres-sions « il vit d'autres se tenant là » (v. 3) et « il trouva d'autresse tenant là » (v. 6), l'adjectif « désoeuvré » (v. 3.6) et la consi-gne finale « allez vous aussi à la vigne » (v. 4.7). Le silence surla rétribution est donc sans doute significatif. Il a pour fonctionde souligner le decrescendo sensible dans l'engagement du maî-tre. Pour le narrateur c'est là une façon de conforter l'auditeurdans ce qu'il considère a priori comme allant de soi en vertu deson sens de la justice : moins on travaille, moins on touche 7.

Du point de vue de la vraisemblance ou du réalisme du récit,l'ultime sortie du patron, à une heure seulement de la fin de lajournée de travail, est quelque peu déconcertante et amène

4. Le verbe symphoneô, usuel dans les contrats politiques(cf. ThWNT 9, p. 297), est bien choisi.

5. Pour les détails voir F. MANNS, « L'arrière-plan ».6. Voir en ce sens H. BRAUN, Jesus, p. 162-163.7. Avec K.P. JÔRNS, « Gleichnisverkündigung », p. 163.

ou économiques

LA PARABOLE DES OUVRIERS ( Mt 20,1-15)

217

divers exégètes à combler les trous du texte : la saison des pluiesétait menaçantes, ou bien les raisins étaient à ce point mûrs quele moindre délai aurait entraîné une perte considérable 9 . Pour-quoi pas, après tout ! Mais ce serait faire un pas de trop danscette direction que de considérer que les derniers engagés ontrendu un service énorme au maître au point de se gagner sareconnaissance toute particulière. En réalité, et le texte va le pré-ciser, le maître agira non par reconnaissance mais par bonté. Atrop vouloir assurer la vraisemblance psychologique ou histori-que du récit on risque de passer à côté de ce qui est vraiment dit.Ce qui importe au premier chef c'est l'intelligibilité du récit, nonson réalisme". Malgré son enracinement assez large dans lesrealia socio-économiques du temps, notre parabole dépasse leslimites de l'expérience quotidienne. Par certains côtés elleconfine à l'invraisemblable et même à l'absurde car l'imitationdu comportement de ce maître aboutirait à la catastropheéconomique".

2. La deuxième partie

Avec le v. 8, on l'a vu, le récit prend un nouvel envol. Il nousfait assister à deux scènes : celle de la paye, celle de l'altercation.

Au fur et à mesure que se déroule la scène de la paye (v. 8-10), on va de surprise en surprise.

On est un peu étonné, d'abord, devant l'ordre imposé par lemaître : l'intendant doit commencer par les derniers. Certainsinterprètes trouvent à ce détail une signification profonde. A ladifférence des ouvriers de la première heure qui « se sont livrésà des tractations » avant que n'intervienne l'accord, « tracta-tions qu'on peut supposer avoir été plus ou moins longues (noussommes en Orient !) », ceux de la onzième heure font immédia-tement confiance au maître et ils sont maintenant payés d'abord« parce que la confiance totale qu'ils ont accordée à leur maîtreen ce qui regarde le salaire fait qu'ils sont devenus ses

8. J. JEREMIAS, Gleichnisse, p. 136.9. D. FLUSSER, Gleichnisse, p. 34.10. Avec H. WEDER, Gleichnisse, p. 221 n. 53.Il. K.P. JÔRNS, « Gleichnisverkündigung », p. 160.163.

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LE DIEU DE JÉSUS

préférés 12 ... » Mais n'est-on pas amené, par des suppositions dece genre, à créer en fait une autre parabole ? Une explication del'ordre insolite en termes de mise en scène et de progressiondramatique" est nettement préférable. Pour que le débat final,pointe et sommet de l'ensemble, puisse avoir lieu, le parabolistedoit retenir sur place les ouvriers de la première heure et les faireassister à la paye des derniers venus. Il ne pouvait mieux y par-venir qu'en faisant commencer la distribution par les derniersengagés. Un bel exemple de sobriété et d'efficacité de la narra-tion.

La deuxième surprise est plus grosse : les derniers embauchésreçoivent un denier (v. 9). D'après les indications de la premièrepartie on s'attendait à tout sauf à cela. Certes, rien n'avait étéfixé pour les ouvriers de la onzième heure. Mais, étant donnéque le denier avait été retenu comme salaire de la journéeentière, les derniers venus ne pouvaient que recevoir moins. Lev. 9 bouleverse le jeu et opère une nouvelle distribution des car-tes. Le maître, se dit-on, a changé d'avis et a révisé ses tarifs, desorte que les ouvriers engagés à l'aube vont certainement rece-voir plus qu'un denier. Cette attente de l'auditeur, remarquons-le, est d'ailleurs inscrite dans le texte même : les premiers « pen-sèrent qu'ils recevraient plus » (v. l0a).

Les faits ne vont pas être conformes à l'attente : les premiersreçoivent un denier seulement (v. 10b). Ce qui eût été normal enfonction du contrat du matin ne l'est plus maintenant, mainte-nant que les ouvriers de la onzième heure ont touché un denier.L'anomalie de la situation est bien mise en relief par la positionfinale des mots « eux aussi » appliqués aux ouvriers qui ont faittoute la journée. L'auditeur ne peut qu'être choqué et, commene vont pas tarder à le faire les protagonistes du récit, il a enviede protester.

Notons enfin qu'avec le v. 10 nous assistons à la réduction àdeux des cinq catégories initiales. Seules les catégories extrêmessont retenues, ce qui est un moyen simple et efficace de soulignerle contraste et de corser le débat.

12. A. FEUILLET, « Les ouvriers envoyés à la vigne (Mt XX, 1-16) », RThom(87e année), 79, 1979, p. 5-24 (p. 12-13).

13. Ce point de vue est déjà celui de A. JÜLICHER, Gleichnisreden, 11, p. 462.

LA PARABOLE DES OUVRIERS ( Mt 20,1-15)

219

En ce qui regarde la scène de l'altercation nous aurons à nousarrêter à la teneur des dialogues. Deux faits, qui de quelquefaçon touchent encore l'agencement du récit, doivent être notés

dès maintenant.Au v. 12 les deux groupes décisifs sont encore les mêmes

qu'aux v. 8-10 : les « derniers » (cf. v. 8.9) et « nous », c'est-à-dire les premiers (cf. v. 8.10). Le v. 13 opère une nouvelle réduc-tion. Le maître ne s'adresse plus qu'à « l'un d'eux », qui repré-sente le groupe des travailleurs à plein temps, et l'interpelle à ladeuxième personne du singulier. De façon symétrique l'autregroupe est représenté aussi par un seul individu : « à ce der-nier » (v. 14). Cette façon de procéder montre encore une foisl'importance des extrêmes et, par les distances Qu'elle prend parrapport aux détails du récit, elle permet d'élever le débat et delui donner une portée plus générale : peut-on traiter de la mêmefaçon 1 4 deux personnes aux prestations si diverses ? En outre laréduction à deux personnages renforce le caractère interpellatifde la parabole en direction de l'auditeur/lecteur. La dynamiquedu texte nous a rendus sensibles au fait que le récit contraintpour ainsi dire l'auditeur à prendre parti pour les ouvriers quiprotestent. Le passage au singulier fait que chaque auditeur estpersonnellement mis en question.

La voix du narrateur s'éteint sans que l'on sache comment satentative d'explication s'est finalement terminée : les mécontentssont-ils restés mécontents ? Le maître a-t-il réussi à les convain-cre ? Cette non-fermeture du récit est elle-même un signal donnéà l'auditeur 's.

C) Le dialogue final

1. La réclamation des ouvriers

Proposée au discours direct, la réclamation des ouvriers de lapremière heure (v. 12) met en relief deux points, l'inégalité desprestations et l'égalité de la rétribution.

Dans l'expression se référant aux ouvriers de la onzième heure

14. L'égalité du traitement est un point capital, comme l'ont bien vu par ex.

D. FLUSSER, Gleichnisse, p. 68 ; 1. BROER, « Gleichnisexegese », p. 18.

15. Voir I. BROER, « Gleichnisexegese », p. 25.

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LE DIEU DE JÉSUS

l'accusatif mian hôran est temporel et le verbe poiô est employéà l'absolu avec le sens de « travailler », un sens attesté aussi bienpour le verbe grec poiô 1 1 que pour les équivalents sémitiques ".Nous pouvons compter aussi avec un phénomène caractéristiquedu parler sémitique, à savoir la non-expression de l'idée de« seulement »'s. Bref, ces ouvriers n'ont rien fait « toute lajournée » (v. 6), ils « ont travaillé seulement une heure ». Laprestation des ouvriers engagés à l'aube fut autrement lourde, endurée - ils ont porté le poids du jour alors que les autres n'onttravaillé qu'une heure - et en pénibilité - la chaleur de la jour-née est opposée implicitement à la fraîcheur du soir dont bénéfi-cièrent les tard-venus.

En donnant aux uns et aux autres la même somme le patronn'a pas respecté l'inégalité des prestations. D'où la réclamation.Celle-ci ne correspond pas exactement à l'indication narrative duv. 10 : « ils pensaient recevoir davantage ». Le reproche adresséau maître est d'avoir donné trop à ceux qui ont travaillé si peuplutôt que de n'avoir pas donné assez aux ouvriers de la pre-mière heure. C'est ce qui ressort de la formulation même dureproche : « tu as fait eux égaux à nous ». Sans doute, il n'y apas loin entre les deux expressions possibles du grief - trop auxuns, pas assez aux autres - et il ne faut peut-être pas presser laformulation. Il reste que, par sa teneur, le reproche formulé auv. 12 attire l'attention sur la bonté du patron plutôt que sur sonabsence de justice".

. 2. La réplique du maître

La réplique du maître se divise nettement en deux parties. Elleporte d'abord (v. 13b-14a) sur sa propre attitude à l'égard desouvriers de la première heure et ensuite (v. 14b-15) elle s'arrêtesur son comportement envers les derniers venus.

a) v. 13-14a

L'un ou l'autre détail du texte prête à discussion. Dans la pre-mière phrase le mot par lequel le maître s'adresse à son interlo-

16. Cf. W. BAUER, col. 1354 (c).17. KÔ HLER-BAUMGARTNERZ, p. 740 ; M. JASTROW, A Dictionary or the Tar-

gumim..., New York 1950 (= Londres - New York 1886-1903), p. 1035.18. Voir J. JEREMIAS, Gleichnisse, p. 36 n. 3.19. Avec C. DIETZFELRINGER, « Arbeiter », p. 132-133.

LA PARABOLE DES OUVRIERS ( Mt 20,1-15)

221

cuteur (hetaire) est compris parfois selon le registre négatif 2°,

comme si le patron voulait d'emblée tenir son contradicteur àdistance. Mais rien n'impose cette intelligence du texte : le voca-

tif hetaire (« mon ami, mon cher ») est usuel pour s'adresser à

quelqu'un dont on ignore le nom 2'. Le verbe adikô signifie tan-

tôt causer du tort, du dommage, tantôt il a le sens plus précis detraiter injustement. La nuance d'injustice convient bien dans le

contexte.La deuxième phrase fait évidemment écho à la notice qui ser-

vait au v. 2 à décrire le contrat. On observe cependant, à côté dustyle plus coulant de la phrase au v. 13, un changement dans lesujet et le complément du verbe « s'accorder ». Ce changementn'est peut-être pas dû uniquement au souci littéraire de varierl'expression. En faisant de l'ouvrier le sujet de symphôneô, lenarrateur souligne la liberté avec laquelle des ouvriers ont donnéleur assentiment, ce qui est une façon de mettre en lumière letact du maître et son souci de convaincre 22.

Selon d'aucuns 23 l'invitation finale hypage (v. 14a) indique-rait que le maître rompt brutalement avec le rouspéteur, que,pour le dire familièrement, il l'envoie au diable. Mais une telleexégèse ne fait pas justice au texte, ne serait-ce que parce que lepatron continue d'argumenter pour justifier son comportementenvers les ouvriers de la onzième heure. Plutôt que de voir dansce « va » une sorte de malédiction, on le considérera comme

l'expression d'un simple congédiement 2 °.Prise dans son ensemble, cette première partie de la réponse

insiste donc sur le respect par le maître des engagements pris etsur l'absence d'injustice. Alors que l'objection formulée au v. 12mettait en avant l'attitude du patron à l'égard des ouvriers de laonzième heure, l'apologie de ce dernier porte sur son comporte-ment à l'égard des ouvriers de la première heure. Il y a là à tout

le moins un hiatus. Pour une part, il est vrai, nous retrouvons icile problème rencontré au v. 12, c'est-à-dire la difficulté d'appré-hender exactement le contenu du reproche. Faisant suite à lanotice narrative du v. 10 (« ils pensaient recevoir davantage »), le

20. Cf. Mt 22, 12 ; 26, 50.21. W. BAUER, col. 622.

22. Avec H. BRAUN, Jesus, p. 167.

23. Avant tout D.O. VIA, Gleichnisse, p. 145.

24. Avec D. MARGUERAT, Jugement, p. 455.

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LE DIEU DE JÉSUS

discours direct du v. 12 peut contenir implicitement le reprocheque le maître a donné trop peu aux ouvriers de la premièreheure. Les v. 13b-14a auraient alors pour objectif de présenterce reproche implicite comme non justifié, et le léger hiatus nenuirait pas à la cohérence du texte 25 . Diverses observations invi-tent cependant à envisager une autre explication. En plus de lateneur même du reproche au v. 12, il faut remarquer l'excellentenchaînement littéraire du v. 14b avec le v. 12 sur la base de laformule « à ce dernier » (v. 14b), reprise de « ces derniers »(v. 12). Les v. 13-14a font presque l'effet d'une insertion. Lesoupçon s'accentue si l'on examine de plus près les éléments dupoint de vue de la langue et du vocabulaire

- la tournure ho de apokritheis... eipen est tout à fait carac-téristique de Mt26 ;

- le mot hetairos est propre à Mt dans le NT 27 ;- le verbe adikô est un hapax dans Mt, mais il relève d'un

champ lexical cher au rédacteur (cf. dikaios, dikaiosynè) ;- la particule ouchi, inconnue de Mc, est attestée 9 fois dans

le premier évangile et peut être attribuée au rédacteur plus d'unefois 28 ;

- l'adjectif possessif sos (8 emplois dans Mt) vient à plusieursreprises du rédacteur même 29 ; on notera en particulier l'emploisimilaire du pronom (au neutre) en Mt 25, 25.

Au vu de ces faits, dont la portée n'est assurément pas déci-sive, l'hypothèse que les v. 13-14a représentent un élargissementrédactionnel est à prendre au sérieux. Le motif de l'élargisse-ment relèverait de la théodicée. A partir du moment où la para-bole est lue dans la perspective du jugement, ce qui se vérifiedans le contexte matthéen 3°, et où le maître tend à devenir une

25. Voir en ce sens l'explication de D. MARGUERAT, 1oc. Cit.26. Indications plus précises dans J. SCHLOSSER, Règne, p. 459 et p. 470

n. 52.53.27. Mt 20, 13 ; 22, 12 ; 26, 50. Notons que le terme est au vocatif dans les

trois textes et que Mt 26, 50 semble avoir été ajouté par le rédacteur à sa source.28. Certainement en 12, I l (diff. Mc 3, 3) et 13, 56 (diff. Mc 6, 3), vraisem-

blablement aussi en Mt 5, 46.47 ; 6, 25 ; 18, 12 (à comparer avec les parallèlesrespectifs de Lc).

29. Voir 24, 3 diff. Mc 13, 4 ; Mt 7, 22(3x) diff. Lc 13, 35 ; Mt 25, 25 diff.Lc 19, 21.

30. Cf. D. MARGUERAT, Jugement, p. 450.

LA PARABOLE DES OUVRIERS ( Mt 20,1-15)

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figure renvoyant directement à Dieu, il pouvait paraître oppor-tun de souligner la justice de son agir.

b) v. 14b-15

La particule de (v. 14b) marque le passage à la deuxième par-tie de la réponse du maître. Comme je viens de le noter, cetteréplique s'enchaîne fort bien avec l'objection du v. 12 par la cor-respondance « ce dernier »/« ces derniers ». Se correspondentaussi, quoique de manière moins visible, les expressions « tu asfait eux égaux à nous » (v. 12) et « je veux donner à ce derniercomme à toi » (v. 14). C'est bien le comportement du patronenvers les ouvriers de la onzième heure qui constitue la pommede discorde. Le maître reconnaît les faits. Il traite effectivementles derniers comme les premiers, et il le fait de propos délibéré« je veux ».

Le constat s'accompagne de deux questions rhétoriques. Lapremière (v. 15a) comporte une difficulté de détail : quel sensexact faut-il attribuer aux mots en tois emois ? Faut-il compren-dre l'expression dans un sens spatial : dans mon domaine" ?Avec la plupart des auteurs on y verra plutôt l'équivalent d'undatif instrumental, la préposition grecque en correspondant au bsémitique : avec mes biens. Mais peu importe. Dans l'une etl'autre interprétation le maître revendique le droit d'agir libre-ment, souverainement, et ce droit ne peut lui être contesté dumoment que, les engagements pris ayant été tenus, personne nepeut se dire lésé. Dans la deuxième question (v. 15b), le maîtreva plus profond. Au plan littéraire il y a contraste entre les mots« mauvais » et « bon » ainsi qu'entre « ton oeil » et le egô dumaître. On n'a pas de peine à comprendre ce que le patron ditde lui-même : sa conduite insolite à l'adresse des ouvriers de laonzième heure a sa source dans sa bonté. La qualification del'objectant est plus difficile à apprécier. C'est qu'elle s'exprimeà travers une métaphore - l'ceil mauvais - traditionnelle, issuede la Bible et répandue dans le judaïsme ancien 32. Cette méta-phore vise le plus souvent la jalousie ou l'envie suscitée chezquelqu'un par le bonheur d'autrui. Mais elle peut indiquer aussi,de façon plus large, la malveillance, la disposition à faire du

31. Ainsi J. JEREMIAS, Gleichnisse, p. 137.32. Cf. P. BILLERBECK I, p. 833-835.

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LE DIEU DE JÉSUS

mal, l'hostilité". Peut-être faut-il retenir les deux nuances dansnotre passage : les ouvriers sont mal disposés et envers leurscamarades favorisés (jalousie) et envers le maître (hostilité). Lemaître démasque donc les vraies raisons du mécontentement desouvriers : la revendication de la justice cache des dispositionsmauvaises du couur. Le reproche est grave, mais, du fait qu'il estprésenté sous forme de question, il est en même temps un appel.Le patron ne rejette pas ses contradicteurs, il cherche à les per-suader et à les gagner à ses propres vues, jusqu'à la fin.

II. L'interprétation théologique de la parabole

Après avoir examiné assez longuement la parabole en elle-même et son fonctionnement, nous tentons à présent de voir versquelle réalité elle pointe, quel message elle propose. Nous leferons en deux temps. Nous chercherons d'abord à dégager, entermes assez généraux, la référence fondamentale. Ensuite noustâcherons de préciser les traits en prenant plus directement encompte les données historiques.

A) La référence fondamentale

Notre parabole met en scène un patron qui recrute, desouvriers qui travaillent, une distribution de salaire. Parties inté-grantes d'un récit fictif, ces figures ou ces images sont liées l'uneà l'autre et constituent un réseau ou un champ 34. Or cetteconstellation d'images existe dans la « langue » de l'époque etn'est sans doute pas vierge de toute surdétermination métaphori-que au moment où Jésus l'actualise dans sa « parole ». Autémoignage des textes, les rabbins utilisaient les mêmes motifs etles transposaient : on parlait travail, salaire..., on pensaitconduite éthico-religieuse de l'homme et sanction divine". Lesréalités du domaine économique sont des métaphores pour les

33. Voir par ex. Tg Neofiti Nb 13, 22 ; Pseudo-Jonathan Nb 33, 55.34. C'est surtout H.J. KLAUCK, Allegorie and Allegorese in synoptischen

Gleichnistexten, Munster 1978, qui a mis en relief l'importance de ce phénomène(Bildfeld) pour l'exégèse des paraboles.

35. Voir E.-E. URBACtt, Sages, p. 440-441.

LA PARABOLE DES OUVRIERS (Mt 20,1-15)

225

grandeurs de la sphère éthique et religieuse. Ainsi que le souligneavec force H. Weder 36 , « la constellation narrative présentedans notre parabole évoque chez l'auditeur les questions et lesreprésentations qui sont relatives à la rétribution de Dieu et àson rapport avec la prestation religieuse de l'homme »37. Aumoment même de prendre la parole le paraboliste sait que sesauditeurs vont faire la transposition.

Commentant Mt 20, 1-15, on a l'habitude de renvoyer à l'uneou l'autre parabole rabbinique. De fait, la confrontation estéclairante même si les paraboles rabbiniques en question sontplus récentes et si leurs rapports avec la parabole évangélique entermes d'influence réciproque peuvent faire l'objet d'un débat.

Voici d'abord la parabole attestée dans le Sifra, àLv 26, 9 38

Je me tourne vers vous (Lv 26, 9). A quoi peut-on comparer cela ?A un Roi qui embauche des ouvriers. Il y avait là un ouvrier qui avaittravaillé de nombreux jours. Les ouvriers vinrent pour toucher leursalaire et ce dernier vint avec eux. Le Roi lui dit : Mon fils, je tiendraicompte de ton travail. A ceux qui ont travaillé peu, je donnerai un petitsalaire, mais toi je te payerai bien. Ainsi les Israélites désirent recevoirleur salaire en ce monde de la part de Dieu, de même que les autrespeuples de la terre. Dieu dit aux Israélites : Mes enfants, je me tourne-rai vers vous. Les peuples de la terre ont travaillé peu et je les rétribue-rai peu, mais toi, je te rétribuerai largement. C'est pourquoi il est écritje me tournerai vers vous (Lv 26, 9).

Notons simplement ceci : la correspondance exacte du salaireavec le travail, qui a cours dans le domaine économique, estaussi le principe qui commande la rétribution divine et que BenHe-He énonçait laconiquement en soutenant que « conformé-ment à la peine (est) la récompense » 11 .

L'autre parabole, souvent citée, est mise en relation dans la

36. H. WEDER, Gleichnisse, p. 223.37. Voir pour illustration diverses sentences du traité Aboth de la Mishnah

(1, 3 ; 11, 14.15.16).38. Je la cite d'après la traduction de F. MANNS, « L'arrière-plan », p. 266-

267. - On pourra la lire aussi dans P. BILLERBECK IV, p. 493, ou dans D. deLA MAISONNEUVE, Paraboles rabbiniques, p. 23-24.

39. Aboth V, 23.

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LE DIEU DE JÉSUS

tradition juive 4° avec la mort prématurée d'un rabbin nomméBûn. Elle est plus pittoresque que la précédente, plus procheaussi de Mt 20, 1-15°'.

Lorsque R. Bûn, le fils de R. Hiyya mourut, R. Zeira vint et fit cediscours d'adieu : « Doux est le sommeil de l'ouvrier, qu'il ait mangépeu ou beaucoup » (Qo 5, 11). A quoi cela peut-il être comparé ? A unroi qui avait embauché beaucoup d'ouvriers. II y en avait un qui sedonnait trop de mal pour son travail. Que fit le roi ? II l'emmena faireles cent pas avec lui. Quand le soir arriva, les ouvriers vinrent recevoirleur salaire et le roi paya aussi un salaire complet à cet ouvrier (quis'était promené). Les autres se plaignirent en disant : Nous nous som-mes fatigués tout le jour tandis que celui-ci ne s'est fatigué que deuxheures, et il lui donne un salaire complet comme à nous ! Le roi leurdit : Celui-ci s'est fatigué en deux heures plus que vous durant toute lajournée. Ainsi en vingt-huit ans, R. Bûn s'est fatigué dans l'étude de laTorah plus qu'un autre disciple sagace n'aurait pu le faire jusqu'à l'âgede cent ans.

Dans ce récit parabolique l'ouvrier qui a travaillé seulementdeux heures n'est favorisé qu'en apparence. Le principe de l'éga-lité entre salaire et travail est respecté. Le Roi-Dieu s'est tenu àla règle et le murmure est manifestement injustifié.

En admettant simplement, sur la base de la constellation sté-réotypée des images, que la parabole de Mt 20, 1-15 doitavoir quelque rapport avec Dieu et la rétribution, et en faisantencore abstraction de toute référence historique précise, on peuttenter d'exprimer le message en recourant aux termes mêmessuggérés par le texte : justice et bonté. Il serait évidemmentfaux, c'est-à-dire non conforme au récit parabolique, de dire quele principe fondamental « tel travail, tel salaire » est entièrementrécusé. Le maître ne méconnaît pas le travail de ceux qui ontpeiné toute la journée et il leur donne un juste salaire. Bien plus,si l'on considère les v. 13-14a comme faisant partie intégrante dela parabole, la justice du maître fait même l'objet d'une insis-tance spéciale. C'est faire violence au texte que d'y voir, commele fait D.O. Via sur la base de son interprétation aventureuse du

40. Ses attestations dans la tradition sont nombreuses. Voir les données dansP. BILLERBECK IV, p. 493, ou dans J. JEREMIAS, Gleichnisse, p. 137-138.

41. Je la cite d'après la version du Talmud de Jérusalem (Berakoth 11, 8, 5c)et dans la traduction de D. de LA MAISONNEUVE, Paraboles rabbiniques, p. 23.

LA PARABOLE DES OUVRIERS (Mt 20,1-15)

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« va », une sorte de mise en pièces féroce de la justification parles aeuvres 42 .

Pourtant le maître ne se laisse pas enfermer dans le correspon-dance stricte du travail et de la récompense. Il ne la brise pas pardéfaut, il la laisse derrière lui et la dépasse par excès ; en ce sensil en montre l'insuffisance. L'accent de la parabole, ce vers quoielle tend, est la mise en relief de ce plus ou de ce dépassement.L'inouï, c'est que Dieu comble aussi ceux qui n'ont guère demérite. Donnant au-delà de ce qui est mérité, il révèle sa bonté.Pareille interprétation du texte touche sans doute l'essentiel,mais le résultat reste plat et assez théorique.

B) La parabole à la lumière de son enracinement historique

L'exégèse des paraboles a beaucoup profité des approchesrécentes menées sous l'égide de la critique littéraire (au sens descience de la littérature) et de la sémiotique. Toutefois, et tellecontinue d'être la conviction de beaucoup d'exégètes 43 , uneparabole n'est pas seulement un « objet littéraire » qui a son« autonomie ». Au moins dans les cas où l'authenticité est pro-bable, on ne comprend vraiment une parabole que si on la consi-dère « comme un récit que Jésus a dit dans une situation déter-minée, à l'adresse de gens déterminés, avec une intentiondéterminée et en référence à un arrière-plan déterminé »°4 .Autrement dit, il nous faut prendre en considération l'enracine-ment historique de la parabole - quelles que soient les difficul-tés de la tâche et l'incertitude des résultats.

1. Les destinataires de la paraboleet leurs positions théologiques

L'analyse du récit dans son déroulement nous a portés à pen-ser que le narrateur a organisé le récit de manière telle quel'auditeur y est en quelque sorte impliqué. Il est conduit par lerécit lui-même à s'identifier avec l'un des personnages, du moins

42. Telle est l'interprétation de D.O. VIA, Gleichnisse, p. 145.43. Voir en particulier l'ouvrage récent de V. Fusco, Oltre la parabola.

Introduzione aile parabole di Gesù, Rome 1983.44. C. DIETZFELBINGER, « Arbeiter », p. 126.

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LE DIEU DE JÉSUS

à réagir comme lui. En partant non plus du récit mais du mes-sage que le paraboliste cherche à faire passer, de la Sache, onpeut retourner les choses : les destinataires que le narrateur veutinstruire, interpeller, attaquer éventuellement, mais surtoutconvaincre, ces destinataires visés amènent le paraboliste à pré-senter un des personnages en fonction d'eux. Comme l'a souli-gné avec force G. EichholZ 45 , « l'élément déterminant est lachose, qui se projette dans la Bildebene des paraboles. C'est àpartir de la chose que l'histoire parabolique est formée ». Laparabole n'en devient d'ailleurs pas pour autant une allégorie.Dans le récit de Mt 20, 1-15 il est assez clair que les destinatairessont à chercher du côté des ouvriers de la première heure, ducôté des objectants.

L'objection naît d'un sens aigu de la justice. On protesteparce que l'inégalité des mérites n'est pas respectée. A en jugerpar l'expression houtoi hoi eschatoi (v. 12), dans laquelle le pro-nom démonstratif houtos paraît avoir la connotation déprécia-tive qui est souvent la sienne et qu'on retrouve ailleurs dans uncontexte similaire 4b, la protestation adressée au patron s'accom-pagne d'un certain mépris pour les tard-venus. Certes, les traitsrelevés restent vagues et, par ailleurs, nous connaissons mal lescomposantes socio-religieuses de la Palestine d'avant 70. Il estpar conséquent très délicat de proposer une identification précisedes destinataires. Du moins pouvons-nous voir dans le portraitesquissé une référence aux « justes » en Israël, aux yeux de quile zèle pour Dieu et pour sa Loi est tellement grand qu'il engen-dre du mépris pour les moins religieux. L'analyse du récit laisseentendre que le point crucial est la correspondance tra-vail/salaire. Les paraboles rabbiniques déjà citées et d'autrestextes rabbiniques montrent que ce problème a préoccupé lesmilieux pharisiens d'après 70. Mais peut-on s'appuyer sur cestextes quand l'étude porte sur le Jésus de l'histoire ? On connaîtla difficulté presque insoluble que recèle cette question 47. Mal-

45. G. EICHHOLZ, Gleichnisse, p. 94.46. Cf. Lc 15, 30 ; 18, 11 ; Jn 7, 49.47. Outre les deux ouvrages de E.P. SANDERS (Paul and Palestinian Judaism,

et Jesus and Judaism), il faut citer ici à tout le moins K. MÜLLER, Das Juden-tum in der religionsgeschichtlichen Arbeit am Neuen Testament, Francfort-Berne1983, et J. NEUSNER, Das pharisüische and talmudische Judentum, Tübingen1984.

LA PARABOLE DES OUVRIERS (Mt 20,1-15)

229

gré l'incertitude et le côté un peu hasardeux de la démarche, ilpeut être éclairant de dégager les grandes lignes de la théologiejuive (pharisienne ?) du mérite et l'image de Dieu qui y est impli-quée.

En schématisant à l'extrême la doctrine dominante 41, onaboutit à deux principes corrélés : 1. Si Dieu a donné la Loi àIsraël, c'est pour que les Israélites puissent acquérir des mérites ;2. Si Dieu a donné la Loi à Israël, c'est pour que les Israélitespuissent recevoir une récompense. Sans Loi pas de mérite, etsans mérite par de récompense. Dieu lui-même a voulu cesystème et s'y tient. En s'appuyant sur divers textesmidrashiques 49 on peut illustrer ces vues en référence à l'événe-ment salvifique déterminant : la sortie d'Égypte. Au momentd'agir Dieu constate qu'il y a un empêchement dirimant,l'absence de mérite chez Israël. Dieu édicte alors les prescrip-tions relatives à l'agneau pascal et à la circoncision. Les Israéli-tes accomplissent ces prescriptions et Dieu peut alors lesdélivrer So.

Un Dieu qui agit comme le maître de la parabole, qui, ne res-pectant pas le principe de l'égalité entre travail et salaire, récom-pense amplement des gens n'ayant réalisé que peu, un tel Dieune peut que déconcerter des gens qui penseraient dans les catégo-ries évoquées. Il est pour eux un « Dieu dangereux et inquié-tant »51. Telle est la conclusion qu'on peut tirer à partir desdestinataires de la parabole et de leurs positions théologiquesvraisemblables. Mais il faut aller plus loin.

2. La situation concrète de Jésus

Il est extrêmement difficile d'indiquer avec précision les rai-sons pour lesquelles Jésus a rencontré l'hostilité des autorités

48. J'apporterai des nuances ultérieurement.49. Voir les nombreux textes cités dans E.P. SANDERS, Paul and Palestinian

Judaism, p. 89-101 ; cf. aussi P. BILLERBECK IV, p. 39.50. Voir surtout Mekilta à Ex 12, 6, « the most striking passage » d'après

E.P. SANDERS, op. cit., p. 89. Le texte est cité aussi par J. BONSIRVEN, Textes,p. 14 (n° 53).

51. L'expression est de W. SCHRAGE, « Theologie and Christologie », p. 151(Jésus a confronté les justes « mit einem gefi hrlichen and beunruhigendenGott »). - W.G. KüMMEL, « Gottesverkündigung », p. 118-119 (avec une cita-tion significative de J. Klausner) et P. HOFFMANN, « Er weiss... » p. 164,s'expriment dans le même sens.

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LE DIEU DE JÉSUS

religieuses de son peuple. A-t-il vraiment pris des libertés intolé-rables à l'égard de la Loi, en particulier dans la pratique du sab-bat ? Ces questions sont à nouveau très discutées", et ce n'estpas le lieu de les aborder en détail. Il semble néanmoins difficilede contester qu'une des raisons immédiates du conflit futl'ouverture de Jésus pour les publicains et les pécheurs. Quel futexactement le contenu de l'attitude de Jésus envers lespécheurs ? Ce n'est pas aisé à préciser, et le débat sur la ques-tion est à nouveau ouvert 53 . En tout cas nous avons de bonnesraisons de penser que le comportement de Jésus envers lespécheurs l'a discrédité « in the eyes of the normally pious » 54,aux yeux des « conventionally religious » 55, au point que, selonun texte très probablement historique rapporté par la source Q,on a taxé Jésus d'« ami des publicains et des pécheurs »(Lc 7, 34 par.).

C'est un des mérites de J. Jeremias 56 que d'avoir mis lesparaboles en relation avec cette situation et, quittes à lesnuancer 57, la plupart des exégètes ont accepté ses vues. Lesparaboles, la nôtre en particulier, sont des apologies de Jésus 58.

Il est attaqué parce qu'il accueille trop libéralement les pécheurs,il se défend en se réclamant de Dieu. Le Dieu qui l'a mandaté nelèse pas le bon droit du juste mais il va au-delà. Il a décidé dese montrer absolument bon en se tournant aussi et d'abord versceux qui n'ont pas de droits à faire valoir mais n'ont à présenterque des besoins et des déficiences". Voilà ce que Jésus rétorqueà ses détracteurs. Mais la dimension apologétique et polémique

52. Voir l'ouvrage récent de E.P. SANDERS, Jesus and Judaism, surtout latroisième partie : « Conflict and Death. »

53. Voir E.P. SANDERS, « Jesus and the Sinners », JSNT n° 19, 1983, p. 5-36 ; ID., Jesus and Judaism, p. 174-211 ; J.D. BUTIN, « Jésus et les pécheursdans la tradition synoptique », RDC 34, 1984, p. 208-223 ; N.H. YOUNG,« "Jesus and the Sinners" : Some Queries », JSNT n° 24, 1985, p. 73-75.

54. E.P. SANDERS, Jesus and Judaism, p. 288 (italiques de Sanders) ; cf.aussi p. 280-281 et 301.

55. Expression de H.W. MONTEFIORE, « God », p. 43.56. J. JEREMIAS, Gleichnisse, surtout p. 124-145.57. Voir par ex. H. WEDER, Gleichnisse, p. 228-229.58. Cette dimension est bien mise en relief par K.P. JÜRNS, « Gleichnisver-

kündigung », p. 160-162.59. Avec C. DIETZFELBINGER, « Arbeiter », p. 134, on peut renvoyer à

Lc 7, 36ss ; Mc 2, 17 ; Mt 21, 31 ; Mc 10, 15 (il serait plus exact de dire10, 14) ; Mc 2, 15s ; Le 15, lss ; Lc 18, 14a.

LA PARABOLE DES OUVRIERS (Mt 20,1-15)

231

des paraboles, sur laquelle Jeremias insiste beaucoup" n'épuisecertainement pas leur fonction.

Dans la parabole de Mt 20, 1-15, nous y avons insisté, le maî-tre ne chasse pas les opposants, il ne veut pas rompre avec euxde façon brutale. Il cherche plutôt à les gagner à sa propre vue.Au plan de la situation historique visée, le recours à la paraboleest une stratégie excellente. La parabole est un appel à réfléchir.Conscient de ce que son idée de Dieu pouvait avoir de déconcer-tant, Jésus se sera efforcé de rendre possible et d'obtenir chezses adversaires un changement de mentalité. Mais commentpouvait-il les amener à adopter des vues autres que celles quiétaient basées sur le mérite et la justice ? C'est ici qu'une priseen compte plus nuancée de la théo-logie juive peut nous aider.

Comme la question finale sur l'opposition entre l'oeil mauvaisde l'objectant et la bonté du patron représente sans doute lesommet de la parabole, il est indiqué de partir d'elle.

On pourrait à la rigueur en rendre compte sur un registre trèsexistentiel en y voyant un moyen d'inviter l'opposant à se re-connaître pécheur et donc suspendu à la miséricorde. Si sonopposition vient en dernière analyse de son oeil mauvais, nes'est-il pas rangé de facto parmi ceux qui ne peuvent vivre que siDieu ne fait pas fonctionner la règle de fer de l'équivalence entremérite et récompense ?

Une autre explication, tout en étant elle aussi quelque peu spé-culative, me parait mieux respecter l'agencement du texte. Elles'appuie sur la corrélation entre le mauvais oeil et la bonté. Cetteexégèse, déjà sous-jacente aux réflexions de P. Fiedler 61 , a été

proposée plus récemment par W. Haubeck 6z et, en rappelant

quelques textes majeurs de PAT sur la bonté de Dieu et sur lecommandement de l'amour pour montrer que Jésus peut seréclamer de la Torah pour justifier son comportement,C. Dietzfelbinger 63 adopte une démarche similaire. Si 1' œilmauvais n'exprime pas seulement la jalousie des ouvriers de lapremière heure à l'égard de ceux de la onzième heure par tropfavorisés, mais aussi leur hostilité envers le maître, alors du côtéde la réalité visée, l'attitude des adversaires revient à contester la

60. J. JEREMIAS, Gleichnisse, p. 121.124-125.61. P. FIEDLER, Jesus und die Sünder, p. 173-184.62. W. HAUBECK, « Zum Verstündnis », surtout p. 104-107.63. C. DIETZFELBINGER, « Arbeiter », p. 135-136.

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LE DIEU DE JÉSUS

bonté de Dieu. La question finale est une façon d'attirer l'atten-tion de l'auditeur sur cette conséquence : iriez-vous jusqu'à cepoint extrême ? La question suppose que les auditeurs sont enmesure de se rallier à la position de Jésus, qu'un point d'accordest possible. Une attention plus nuancée à la tradition juive per-met de découvrir ce point.

En effet, à côté de la conception dont le pivot fondamental estle principe de la correspondance rigoureuse du travail et dusalaire, le judaïsme ancien en connaît une autre, qui met l'accentprincipal sur la gratuité du salut et sur la nécessité de la miséri-corde divine'. Donnons un exemple. Commentant Ex 15, 13, laMekiltabs affirme : « Tu (sc. Dieu) nous as fait grâce à nousqui n'avions pas d'oeuvres. » C'est cet aspect que Jésus met déli-bérément au premier plan. A travers la question qui termine laparabole les opposants sont invités à réfléchir. S'ils poussentleur attitude à bout, ils en viennent à oublier une affirmationqu'eux-mêmes, au nom de cet autre aspect de leur tradition,devraient ratifier : celle de la bonté gracieuse et prévenante deDieu.

Conclusion

La parabole de Mt 20, 1-15 est une apologie de Jésus et enmême temps de son évangile ; elle justifie son comportement. Lecomportement « libéral » 66 de Jésus à l'égard des pécheurs n'apas seulement un impact social. A travers ce comportementJésus signifiait aux marginaux et aux déclassés la faveur deDieu. A la source de ce comportement il y a une image de Dieu.Celle-ci entraîne une théo-logie qui prend le risque d'insister uni-latéralement sur la bonté de Dieu 6 ', sur sa « générosité un peu

64. On trouvera les principaux textes dans P. BILLERBECK IV, p. 489-490(sous d) ; H. CONZELMANN, ThWNT 9, p. 378-379 ; W. HAUBECK, « Zum Vers-tündnis », p. 104-106 ; E.P. SANDERS, Paul and Palestinian Judaism, p. 85-87.

65. Cf. J. BONSIRVEN, Textes, p. 23 (n° 97).66. Voir E. IGtSEMANN, Der Ruf der Freiheit, Tübingen ; 1968, p. 19-53.67. D'après E.P. SANDERS, Paul and Palestinian Judaism, les rabbins ont mis

l'accent sur la nécessité des oeuvres comme condition de la récompense justementpour souligner que Dieu est « reasonable and just » (p. 124) et pour exclure« the capriciousness on God's part » (p. 101).

LA PARABOLE DES OUVRIERS (Mt 20,1-15)

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déraisonnable » 68 , son parti-pris pour les pécheurs. Le compor-tement de Jésus et la théo-logie qui le fonde s'interprètent réci-proquement. Le comportement est le commentaire de la para-bole et la parabole est l'explication du comportement 69 . Laparabole n'est pas seulement apologie, elle se présente aussicomme proposition de l'évangile, « evangelium in nuce »'°.

En somme, à travers notre parabole comme à travers quelquesautres, « Jésus invite ses auditeurs à reconnaître dans soncomportement la forme concrète que prend l'action de salutentreprise par Dieu en faveur des pécheurs au moment de l'avè-nement de son Règne. L'agir de Jésus, c'est l'agir de Dieu : voilàpourquoi Jésus ne peut pas s'expliquer lui-même sans mettreDieu en cause »'l.

68. E. TROCMÉ, Jésus, p. 108.69. Cf. H. WEDER, Gleichnisse, p. 228-229.70. A. JÜLICHER, Gleichnisreden, II, p. 471.71. J. DUPONT, Pourquoi des paraboles ? Paris 1977, p. 36.

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CHAPITRE VIII

L'AMOUR DES ENNEMIS(Mt 5, 44-45 par.)

Le commandement de l'amour des ennemis, que rapporte lediscours inaugural de Q (Lc 6, 27-36 par. Mt 5, 38-48), est unsommet dans la prédication éthique de Jésus. C'est à ce titre sur-tout que le morceau a retenu et continue de retenir l'attention dela recherche'. Nous l'examinerons, quant à nous, d'un point devue plus restreint. Notre intérêt se portera avant tout sur lamotivation théo-logique qui, en dernier ressort, fonde cette exi-gence extrême : il faut aimer les ennemis parce que Dieu secomporte précisément ainsi à l'égard des méchants (Lc 6, 35 par.Mt 5, 45), être miséricordieux (Lc 6, 36) ou parfait (Mt 5, 48)comme et parce que Dieu l'est.

Toutefois, parce que nous sommes désireux de rejoindreautant que possible la couche primitive de la tradition, nous nepouvons pas ne pas aborder, au moins de manière sommaire, lesproblèmes redoutables que pose notre texte du point de vue litté-raire et du point de vue génétique. Voici, plus concrètement,comment nous procéderons dans ce chapitre. Dans un premiertemps nous nous interrogerons sur l'agencement du texte dans lasource commune à Mt et à Lc. Nous tenterons ensuite de déga-ger le noyau de la composition et de restituer de façon assez pré-cise la teneur de ce noyau. Nous serons alors en mesure d'enexploiter la portée théo-logique.

1. La bibliographie sur le sujet est immense. On trouvera les indications utilesdans U. Luz, Mt, p. 290.304-305 ; J. SAUER, « Traditionsgeschichtliche Erwti-gungen », p. 1-2 n. 1.

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LE DIEU DE JÉSUS

I. L'agencement du texte dans la source

Les textes de Mt et de Le offrent chacun une structure élabo-rée dont voici les grandes lignes.

Mt se caractérise par un principe organisateur binaire. C'estvrai de l'ensemble (5, 38-48) puisque les matériaux correspon-dent aux deux dernières de la série des antithèses (5, 38-42 ;5, 43-48). Cela se vérifie aussi pour les éléments

- aux v. 39b-42 quatre exemples, disposés selon une alter-nance recherchée des propositions relatives (v. 39b+ 41) et par-ticipiales (v. 40+42), illustrent la non-résistance ;

- au v. 44 deux impératifs présentent le comportement exigédes disciples ;

- au v. 45b le comportement bienfaisant de Dieu à l'égard detous est indiqué par deux exemples ;

- dans les v. 46-47 deux exemples soulignent l'insuffisanced'un agir qui serait basé seulement sur la réciprocité des services.

En Le le principe d'organisation est à la fois binaire - quater-naire, plus exactement - et, vers la fin de l'unité, ternaire

- en Le 6, 27-28 quatre impératifs énoncent les exigencesfondamentales ;

- comme dans le parallèle de Mt, quatre situations concrètessont présentées aux v. 29-30. Les quatre phrases commencentpar des participes, mais on y remarque une alternance soignéedu datif (v. 29a + 30a) et de apo + génitif (v. 29b + 30b) ;

- les v. 32-34 illustrent, en trois phrases parallèles composéeschacune de trois stiques, l'insuffisance d'un comportementcommandé par la réciprocité ;

- le début du v. 35 reprend dans le même ordre les trois thè-mes (aimer, faire du bien, prêter) des v. 32-34.

Comment restituer, au travers de deux compositions aussi soi-gnées et aussi différentes, l'agencement qu'avaient les matériaux

L'AMOUR DES ENNEMIS (Mt 5,44- 45 par.)

237

dans la source commune ? De l'avis de I.H. Marshallz, la tâcheest à peu près impossible. Les opinions en présence' montrentqu'à tout le moins elle est extrêmement difficile.

On est d'accord pour reconnaître la présence, en Mt 5, 38-48et en Le 6, 27-36, de deux ensembles distincts que, pour fairebref, j'appelle l'unité sur la non-résistance (Mt 5, 39-42 ;Le 6, 29-30) et l'unité sur l'amour des ennemis (Mt 5, 43-48 ;Le 6, 27-28 + 32-36). D'après les uns les unités existaient côte àcôte dans la tradition ; Mt s'est contenté d'imposer à chacuned'elles la forme antithétique, mais Le est allé plus loin et a inté-gré ces deux unités l'une dans l'autre 4. Selon les autres les deuxunités étaient déjà imbriquées en Q comme c'est le cas actuelle-ment en Le ; Mt a opéré la séparation et ajouté la formeantithétiques. Une solution neuve à divers égards vient d'êtreproposée par P. Hoffmnn 6 . Dans l'ensemble Hoffmann est del'avis de ceux qui accordent une grande part à la rédaction deLe, mais il différencie davantage et arrive à l'hypothèsesuivante' en ce qui regarde l'agencement de la source

Premier ensemble thématique

- commandement de l'amour des ennemis : Mt 5, 44b-45 ;Le 6, 27a.28b.35c ;

- unité sur la réciprocité : Mt 5, 46-47 ; Le 6, 32-33 ;- exemples illustrant le comportement à l'égard des ennemis

Mt 5, 39c-41 ; Le 6, 29.

2. I.H. MARSHALL, Luke, p. 257.3. Voir la bonne présentation qu'en donne R.A. GUELICH, Sermon, p. 221.4. Ainsi, par ex., S. SCHULZ, Q, p. 120-121; J. LAMBRECHT, Ich aber, p. 198-

199; W.C. VAN UNNIK, «Motivierung», p. 114; D. ZELLER, Mahnsprüche, p.101-103, et Kommentar, p. 30 ; H. MERKLEIN, Gottesherrschaft, p. 222-223 ; J.SAUER, « Traditionsgeschichtliche Erwàgungen », p. 10.

5. Voir par ex. H. SCHÜRMANN, Lk, p. 348.351.357-358 ; D. LÜHRhtANN,

« Liebet », p. 413 ; R.A. GUELICH, Sermon, p. 223 ; G. STRECKER, Bergpredigt,p. 90 ; U. Luz, Mi, p. 291.

6. P. HoFFMANN, « Tradition and Situation », p. 64-71.7. Voir le tableau qu'il donne à la p. 72.

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LE DIEU DE JÉSUS

Deuxième ensemble thématique

- les logia sur le don et le prêt : Mt 5, 42 ; Lc 6, 30 ;- la règle d'or : Mt 7, 12 ; Lc 6, 31 ;- l'exigence de la miséricorde : Mt 5, 48 ; Lc 6, 36.

Un examen détaillé de la question déborderait largement lecadre de notre étude. Il ne me paraît d'ailleurs pas indispensablepour une recherche orientée par un aspect particulier (la théo-logie) et désireuse d'explorer avant tout la source de la tradition.Néanmoins, pour des raisons de clarté j'indique sans la justifierdans le détail ma position d'ensemble sur la question de l'agen-cement. Je suis de l'avis de ceux qui comptent avec un importanttravail rédactionnel de Lc. Les particularités les plus remarqua-bles de sa version sont 1. la répétition du commandement« aimez vos ennemis » (v. 27.35), 2. le fait que la première men-tion du commandement et les prescriptions qui le concrétisent(v. 27-28) ne sont pas suivies par la motivation théologique etque, même dans la reprise du commandement (v. 35), l'articula-tion impératif éthique - comportement de Dieu est atténuée parla mention du salaire, 3. la présence d'un troisième exemple(v. 34) pour illustrer le comportement basé sur la réciprocité(prêter à qui prête) et 4. la distance existant dans le texte entrela mention du comportement (insuffisant) basé sur la réciprocité(v. 32-34) et la mention du comportement (exemplaire) de Dieu(v. 35 fin), deux thèmes juxtaposés directement dans le parallèlede Mt. Or, d'une façon ou d'une autre, ces particularités parais-sent dues pour l'essentiel à la présence des v. 29-31 dans le textede Lc, un texte qui, par ailleurs, et particulièrement dans lesv. 32-34, comporte bien des traits rédactionnels. Il reste évidem-ment possible de dire que la présence des v. 29-31 à cette placedans la source est justement le facteur qui a amené, voirecontraint, l'évangéliste à présenter son texte de la façon dont ille fait'. Toutefois, comme l'analyse détaillée met au jour toutun réseau d'éléments rédactionnels, j'estime plus vraisemblableque Lc a lui-même inséré les v. 29-30 dans l'unité sur l'amourdes ennemis et organisé son texte en conséquence. Avec les

8. L'argument est invoqué par R.A. GUELICH, Sermon, p. 223.229.231.267.

L'AMOUR DES ENNEMIS (Mt 5,44- 45 par.)

239

auteurs mentionnés précédemment 9 je pense donc que Mt nousdonne un accès plus sûr à l'agencement selon lequel la traditionrelative à l'amour des ennemis était présentée dans la source Q.

II. La genèse de l'unité sur l'amour des ennemis

Selon la présentation succincte que je viens de faire, l'unité deQ sur l'amour des ennemis comportait trois ensembles thémati-ques : 1. le commandement lui-même et sa motivation par réfé-rence au comportement divin, 2. le développement montrantl'insuffisance d'une conduite basée sur la réciprocité des serviceset 3. un appel à la miséricorde avec sa motivation théologique.Même si notre intérêt ne porte directement que sur le premier deces thèmes nous devons nous interroger sur l'homogénéité del'ensemble. Pour des raisons de clarté je ne suivrai pas dansl'exposé l'ordre même du texte ; j'examinerai d'abord ledeuxième et le troisième thèmes.

A) Un amour insuffisant : Lc 6, 32-33 1° , Mt 5, 46-47

Par rapport au commandement de l'amour des ennemis et à samotivation, le développement sur la réciprocité se caractérise parun mélange de continuité et de discontinuité.

1. Continuité

La continuité s'exprime d'abord dans la correspondance anti-thétique entre « aimez vos ennemis » et « si vous aimez ceux quivous aiment ». Elle souligne la grandeur de ce qui est exigé desdisciples : l'amour des ennemis. L'antithèse porte aussi sur lespersonnes auxquelles il est fait référence. Aimer les ennemis c'estse mettre à l'école de Dieu même ; aimer ceux qui nous aimentrevient à pratiquer seulement la solidarité du clan et à en resterau niveau des publicains et des païens.

9. Cf. ci-dessus n. 4.10. Avec de nombreux auteurs je pense que Le 6, 34 vient essentiellement de

la rédaction lucanienne.

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LE DIEU DE JÉSUS

Ces facteurs de continuité invitent à écarter" l'hypothèsed'après laquelle Lc 6, 32-33 par. est une unité primitivementindépendante". Faut-il considérer alors Lc 6, 32-33 comme for-mant une unité organique avec le commandement de l'amourdes ennemis et sa motivation ? S'agit-il au contraire d'un élargis-sement secondaire basé sur ce commandement ? Beaucoupdépend de la façon dont on apprécie les facteurs de disconti-nuité.

2. Discontinuité

Du point de vue formel on observe d'abord le passage duschème binaire, vraisemblablement présent dans l'énoncé desexigences", à un schème ternaire '°, et ensuite le passage d'unstyle plus déclaratif - l'exigence de l'amour est présentéecomme une parole d'autorité - à un style plus argumentatif,plus rationnel, plus sapientiel si l'on veut, les questions rhétori-ques ayant leur place dans ce type d'argumentation. Ces obser-vations, toutefois, ne pèsent pas bien lourd.

En ce qui regarde le contenu on est frappé d'abord par la pré-sence même de cette deuxième motivation, et par sa relative pla-titude après le sommet qu'on avait atteint avec la référence aucomportement de Dieu. Mais le hiatus le plus sensible résidedans la façon dont on considère l'« ennemi » Il. Dans les ques-tions rhétoriques les catégories de référence sont les « publi-cains » et les « païens » et, entre le locuteur et les destinataires,il y a accord pour considérer que ces gens-là ne sont pas particu-lièrement recommandables. Or, une telle attitude, où entre de ladépréciation sinon du mépris, est difficilement compatible avecl'amour des ennemis. Tout s'explique assez bien si l'on attribue

11. Avec D. LÜHRMANN, « Liebet », p. 426 ; D. ZELLER, Mahnsprüche, p.104 ; J. PIPER, Love, p. 59.

12. Cette hypothèse est proposée par P. HOFFMANN (-V. EID), Jesus vonNazareth, p. 156.

13. Il n'est pas tout à fait sûr si au départ on avait quatre consignes parallèles(Lc 6, 27-28), ou deux (Lc 6, 27a.286 = Mt 5, 44) ou une seule (Lc 6, 27a =Mt 5, 44a).

14. Chacun des deux exemples traditionnels (Lc 6, 32.33 = Mt 5, 46.47) secompose de trois stiques.

15. Voir surtout D. LÜHRMANN, « Liebet », p. 426.

L'AMOUR DES ENNEMIS ( Mt 5,44-45 par.)

241

le commandement de l'amour à Jésus et si l'on voit dans lesquestions rhétoriques un élargissement dû à une communautéjudéo-chrétienne (cf. Mt 6, 7-8 ; 18, 17) qui, en retrait par rap-port à Jésus, se range aux vues ordinaires du judaïsme sur lespublicains et les païens 16.

On peut objecter à cette explication qu'elle manque de finesse.Comme le notent P. Hoffmann" et J. Piper ' 8 , la distance prisepar rapport aux publicains et aux païens peut se comprendrecomme un élément de la stratégie de Jésus. Pour mettre enrelief, de façon quelque peu provocante, l'insuffisance d'unamour qui ne déborde pas les limites de la communauté, Jésusadopte pour un instant le point de vue et les critères de ses audi-teurs et leur fait remarquer qu'ils se situent au même niveau queceux qu'ils considèrent de haut. La critique de la réciprocité estdonc susceptible de venir de Jésus' 9 , et notre texte peut être unecomposition faite à partir de deux logia de Jésus : Mt 5, 44-45 etMt 5, 46-47. Telle est la position de P. Hoffmnn 20 . J. Piper,quant à lui, va plus loin. Il compte avec une unité organiquecontenant le commandement de l'amour des ennemis et les ques-tions rhétoriques. Dans l'une et l'autre variante l'hypothèsecomporte des points faibles. Hoffmann doit compter avec l'exis-tence primitivement indépendante de Mt 5, 46-47, une possibilitédifficile à admettre, nous l'avons vu, si l'on tient compte desfacteurs de continuité. J. Piper est obligé de banaliser le pro-blème des auditoires. En effet, à considérer l'emploi habituel del'expression «votre Père », on est amené à voir dans lecommandement de l'amour des ennemis (avec sa motivationthéologique) une parole adressée aux disciples, tandis que la cri-tique de la réciprocité viserait plutôt, dans l'hypothèse de sonhistoricité, un auditoire hostile.

Tout bien considéré, il me semble préférable de retenir l'hypo-thèse qu'au départ la tradition se réduisait au commandement del'amour et à sa motivation et que la critique du comportement

16. E.P. SANDERS, Jesus and Judaism, p. 277 propose la même explication(mais sans se référer au judaïsme).

17. P. HOFFMANN, Jesus von Nazareth, p. 156-157.18. J. PIPER, Love, p. 59-60.19. Cf. U. Luz, Mt, p. 307 et n. 11.20. Dans sa dernière contribution (« Tradition and Situation », p. 72-73 n. 76

et p. 103) il la réitère sans apporter d'arguments nouveaux.

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LE DIEU DE JÉSUS

basé sur la réciprocité est un élargissement communautaire".Au reste, si l'on retient l'hypothèse de Hoffmann on est amenéaussi à voir en Mt 5, 44-45 et Mt 5, 46-47 deux traditions litté-rairement hétérogènes 22 .

B) L'appel à la miséricorde : Lc 6, 36 par.

L'un et l'autre évangéliste situent l'appel à la miséricorde (Le)ou à la perfection (Mt)" dans le voisinage immédiat ducommandement de l'amour des ennemis, ce qui n'implique pasqu'ils lui donnent une fonction identique.

Pour Mt les choses sont assez claires. L'évangéliste a manifes-tement utilisé le logion comme conclusion de la dernière anti-thèse (cf. le « donc ») et même, ainsi que l'atteste l'inclusionthématique de Mt 5, 48 avec 5, 20, comme conclusion del'ensemble des antithèses (Mt 5, 20-48).

La situation est moins simple dans le troisième évangile. Alorsque Le 6, 36 n'est pas uni formellement au v. 35 - il y a asyn-dète -, le lien est marqué entre les v. 36 et 37 par kai et l'inciserédactionnelle donnée en 6, 39a est la première du genre depuis6, 27. Autrement dit : pour Le l'unité englobante s'étend de6, 27 à 6, 38. Ces observations élémentaires montrent que lafonction rédactionnelle du v. 36 n'est pas évidente. Nous pour-rions négliger le problème s'il ne se posait pas aussi, par rico-chet, pour Q. En effet, Le 6, 37-38 a son parallèle en Mt 7, 1-2.Du fait que les éléments du chapitre 6 de Mt viennent en partiede SMt et en partie de sections de Q autres que le discours inau-gural, on peut admettre que la séquence Mt 5, 48 + 7, 1-2 corres-pond à celle de Le 6, 36-38. Cette dernière reflète directement lasource. Comment apprécier alors la fonction de Le 6, 36 ? Le

21. Voir en ce sens, en plus des auteurs déjà cités (Lührmann et Sanders), S.SCHULZ, Q, p. 131-132 ; D. ZELLER, Mahnsprüche, p. 102-104 ; H. MERKLEIN,Gottesherrschaft, p. 228 ; J. LAMSRECHT, Ich aber, p. 203-204 ; G. STRECKER,Bergpredigt, p. 94 ; J. SAUER, « Traditionsgeschichtliche Erwügungen », p. 16.

22. Voir aussi U. Luz, Mt, p. 306-307 : « Die beiden Meschalim... gehrirennur thematisch, aber nicht literarisch zusammen. »

23. On se souvient que, avec l'ensemble des exégètes, nous avons reconnudans l'adjectif teleios une altération matthéenne du texte de la source (cf. ci-dessus, p. 140).

L'AMOUR DES ENNEMIS (Mt 5, 44-45 par.)

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verset conclut-il le développement sur l'amour des ennemis ?N'est-il pas plutôt l'ouverture du petit ensemble sur le thème dujugement (Le 6, 36-38) ? A-t-il les deux fonctions à la fois, end'autres termes : est-ce une transition ? Les trois positions évo-quées sont tenues dans la critique, et elles n'épuisent pas toutesles possibilités.

1. Pour S. Schulz 24 le lien thématique de Le 6, 36 = Mt 5, 48

avec Le 6, 35 = Mt 5, 45 est à ce point étroit que Le 6, 36 par.est à considérer comme la conclusion de l'unité sur l'amour desennemis ; il n'y a même pas lieu de compter avec une dualité detraditions. Autrement dit : Le 6, 36 par. n'est pas un logion pri-mitivement indépendant. La même position a été reprise et éla-

borée par H. Merklein 25 : non seulement Le 6, 36 par. s'harmo-nise bien avec ce qui précède mais, estime l'auteur sur la based'arguments peu convaincants, le verset est en tension avec ce

qui suit.

2. H. Schürmann 26 défend une opinion diamétralement

opposée : avec Le 6, 36 commence une nouvelle unité tradition-nelle. En plus de la continuité formelle entre Le 6, 36 et 6, 37-38donnée par les impératifs, on peut invoquer en ce sens le bonlien thématique, car les consignes de 6, 37-38 peuvent secomprendre comme des concrétisations de l'appel général à lamiséricorde lancé en 6, 36. Faut-il aller plus loin en considérantavec l'auteur qu'il y a une certaine tension entre Le 6, 36 et cequi précède, tension qui viendrait du fait que l'appel à la miséri-corde a une portée plus large et une visée autre - la perspectiveest celle de la vie communautaire - que la consigne de l'amourdes ennemis, c'est-à-dire de ceux du dehors ? Une telle apprécia-tion du texte paraît bien recherchée et même artificielle 27 .H. Schürmann lui-même ne maintient d'ailleurs pas la deuxièmepartie de son argumentation puisqu'il reconnaît 28 qu'il existedes liens formels et thématiques entre Le 6, 36 et 6, 35. Il reste

24. S. SCHULZ, Q, p. 120 n. 191 et p. 132.25. H. MERKLEIN, Gottesherrschaft, p. 224.26. H. SCHÜRMANN, Lk, p. 358-359.27. Schürmann est critiqué sur ce point par P. FIEDLER, Jesus and die Sün-

der, p. 189 ; H. MERKLEIN, Gottesherrschaft, p. 224 ; J. PIPER, Love, p. 194 n.169.

28. H. SCHÜRMANN, Lk, p. 359.

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244

LE DIEU DE JÉSUS

que la partie positive de l'argumentation, celle qui met en reliefla continuité de 6, 36-38, est digne de considération 29.

3. La solution moyenne, qu'on trouvera par exemple chezG. Strecker'°, tient compte de la double série de liens quirelient Lc 6, 36 à son contexte ante et post et valorise par consé-quent la fonction de transition du verset". Admettre cetteexplication n'implique aucunement' 2 l'opinion que Lc 6, 36 aitété créé au moment de la jonction des deux traditions surl'amour des ennemis et sur le jugement. Les parallèles, et en pre-mier lieu celui de Tg Lv 22, 28, invitent plutôt à penser à unlogion primitivement indépendant et judicieusement réutilisé".

4. Dans son récent travail sur l'amour des ennemisP. Hoffmann 34 a présenté une explication en partie originale.Tout en manifestant quelque réserve il se range (p. 64) à l'avisassez commun et qui, de fait, paraît être l'explication la plussatisfaisante de ce point, selon lequel la règle d'or (Lc 6, 31)constitue avec Lc 6, 29-30 une bonne séquence. Or, estime-t-il,et cette explication me paraît plus neuve, « l'exigence de la misé-ricorde du v. 36 se relie très bien au complexe des v. 30-31 »(p. 70). La première assise « rédactionnelle » de Lc 6, 36 par.aurait dont été le petit complexe sur le thème « donner et prê-ter », soit Lc 6, 30 + 31 + 36 (p. 72).

29. Sans se prononcer explicitement R.A. GUELICH, Sermon, p. 233, semblese ranger à l'avis de Schürmann. - P. HOFFMANN, c Tradition and Situation »,p. 69 et 98, adopte cette segmentation du texte mais semble limiter sa portée àla rédaction lucanienne.

30. G. STRECKER, Bergpredigt, p. 90 n. 51.31. Cette fonction est reconnue aussi par J.A. FITZMYER, Luke, p. 641 (mais

pour quel niveau du texte ?), et par J. DUPONT, Béatitudes III, p. 625-626 (pourLe).

32. A l'encontre de ce que semble penser D. Lührmann. Cet auteur parle deLe 6, 36 comme d'une « Uebergangswendung » (« Liebet », p. 422) et ne men-tionne plus le texte quand il récapitule (p. 425ss) les « morceaux primitivementindépendants » (p. 425) regroupés maintenant en Le 6, 27-36.

33. Avec D. ZELLER, Mahnsprüche, p. 110-113 ; A. POLAG, Die Christologieder Logienquelle, Neukirchen-Vluyn 1977, p. 61 et n. 182 ; J. SAUER, « Tradi-tionsgeschichtliche Erwügungen », p. 15. - La façon dont J. DUPONT, Béatitu-des III, p. 625-626 parle de la « sentence » de Le 6, 36 laisse entendre qu'il con-sidère lui aussi le logion comme primitivement indépendant.

34. P. HOFFMANN, « Tradition and Situation », p. 64-74.

L'AMOUR DES ENNEMIS (Mt 5,44- 4 5 par.)

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A mon avis les positions 1 et 2 sont unilatérales ; elles ontl'inconvénient de n'expliquer qu'une partie des données.L'hypothèse de P. Hoffmann est ingénieuse, et je la retiendrais

si elle n'entraînait pas en aval des difficultés nouvellescomment expliquer de manière satisfaisante que, dans Lc et dansMt, l'appel à la miséricorde est maintenant dissocié de l'unitéthématique qui, dans l'hypothèse, lui a servi de premier

support", et associé au commandement de l'amour des enne-mis ? La solution qui me paraît le mieux respecter l'ensembledes observations est celle qui voit dans Lc 6, 36 une sentenceréutilisée comme transition dès la source Q. Pour le problèmequi nous occupe, c'est d'ailleurs le caractère primitivement indé-pendant de Lc 6, 36 qui importe avant tout et, sur ce point,l'avis de Hoffmann rejoint celui des partisans de l'hypothèse

retenue 36 : au départ Lc 6, 36 ne formait pas un ensemble orga-nique avec l'unité sur l'amour des ennemis.

C) L'amour des ennemis et sa motivation

En dépit de toutes les divergences qui subsistent sur l'exten-sion et sur la teneur exacte de Mt 5, 44b-45, la critique est très

largement d'accord pour souligner qu'il n'y a pas lieu de disso-cier la consigne et sa motivation et que nous tenons dans ces

deux éléments le coeur de la tradition.Ce beau consensus vient pourtant d'être remis en question.

Selon U. Luz", il n'est pas certain que Mt 5, 45 ait formé uneunité avec Mt 5, 44 dès la tradition originaire c'est-à-dire chezJésus. La difficulté réside dans l'articulation entre les impératifset la motivation ; comment la référence à la bonté de Dieuenvers les bons et les méchants peut-elle motiver le commande-ment d'aimer précisément les ennemis ? Mais, comme nous leverrons ultérieurement, la tradition biblique permet de faire le

35. P. Hoffmann (p. 73) ne manque pas de souligner la différence de cettenouvelle unité thématique avec celle qui a pour objet l'amour des ennemis« Der Doppelspruch vom Geben and Leihen markiert einen thematischenNeuansatz (italiques de Hoffmann) : Es geht nicht mehr um das Verhaltengegenüber Feinden, sondern gegenüber Menschen, die sich in Not befinden. »

36. Op. cit., p. 57.37. U. Luz, Mt, p. 309 n. 30.

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rapprochement entre « méchants » et « ennemis ». Les proposi-tions de J. Sauer 38 vont beaucoup plus loin, elles aboutissent àune véritable décomposition de la tradition. A son avis" la pro-messe de la filiation (première motivation) est en concurrenceavec la référence au Dieu créateur (deuxième motivation) et, a étéintroduite secondairement dans le texte^°. Mais on ne peuts'arrêter là. La référence au Dieu créateur est elle-même une ex-croissance, comme le montrent des indices formels°' et le faitqu'en Rm 12 Paul ne fait pas état de cet élément du texte. Nerestent alors que les impératifs. La critique détaillée de cetteposition nous entraînerait trop loin. Il faudrait en effet examinerde près l'ensemble des conclusions que l'auteur tire de laconfrontation de Rm 12 avec la tradition synoptique et qui sont,en gros, les suivantes 42

- La comparaison des textes montre que Paul n'a pas connule premier impératif (« aimez vos ennemis ») de la série deLc 6, 27-28 car, dans l'hypothèse inverse, on n'expliquerait pasqu'il se base sur Pr 25, 31-32 (=Rm 12, 20) pour le thème desennemis. Paul atteste donc un état où la tradition ne comportaitpas encore le commandement de l'amour des ennemis. Le carac-tère secondaire de ce commandement est confirmé par le faitqu'on n'en trouve pas de traces dans le reste de la traditionsynoptique et dans la tradition johannique.

- La convergence entre Lc 6, 28a et Rm 12, 14 est nette,mais il est net aussi que la version la plus ancienne est celle dePaul.

- D'après cette version la plus ancienne, les bénéficiaires dela bénédiction sont « ceux qui persécutent » ; puisque la situa-tion supposée est celle de la persécution des chrétiens le logionne peut remonter à Jésus.

Je me contenterai ici d'exprimer un sentiment général etd'attirer l'attention sur un point de détail. Mon sentiment géné-

38. J. SAUER, « Traditionsgeschichtliche Erwïgungen ».39. Op. cit., p. 16.

40. Elle rompt le bon enchaînement existant entre les impératifs et la référenceà Dieu. Son élimination permet de restituer un texte satisfaisant dans lequel lehoti de Mt 5, 45b par., qui fait difficulté dans le texte actuel (d'où les variantesqui introduisent un relatif), a tout simplement sa valeur causale.

41. La phrase introduite par hoti fait l'effet d'une addition maladroite aprèsla série structurée des quatre impératifs.

42. Op. cit., p. 23-28.

L'AMOUR DES ENNEMIS (Mt 5,44-45 par.)

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rai est que J. Sauer considère trop facilement comme faits éta-blis des points qui sont en réalité des hypothèses invérifiables etqu'en particulier il accorde trop de crédit à l'argument dusilence. Le point de détail touche la teneur primitive de la consi-gne « bénissez... » : comment expliquer, dans l'hypothèse que« persécuteurs » figurait dans le texte le plus primitif °', le pas-sage de ce terme, qui évoque une situation concrète, à la formu-lation plus vague (epèreazô) de Lc 6, 28b qui - sur ce pointl'auteur se range à l'avis commun' -, est conforme au textede Q ? Sauer a le mérite d'avoir attiré l'attention sur un pointtrop négligé dans le débat, mais ses conclusions ne me paraissentpas assez bien fondées pour remettre en cause le consensus. Jem'en tiendrai donc ici à l'opinion reçue : 1. Mt 5, 44b-45 estune tradition homogène et 2. cette tradition remonte substantierlement à Jésus. Mais quelle était la teneur exacte de cette tradi-tion ?

III. La restitution du texte

Une présentation très sommaire des résultats de l'analyse suf-fira pour tout ce qui touche l'introduction du discours de Q etmême les consignes éthiques. Seule la restitution de la partiethéo-logique du texte sera présentée de façon détaillée.

A) Mt 5, 44 par.

Les introductions de Lc 6, 27a et de Mt 5, 44a viennent pro-bablement des évangélistes dans l'un et l'autre cas. Dans lasource l'introduction devait se réduire aux mots « je vous dis ».

Des quatre consignes données en Lc 6, 27-28 deux seulement,la première et la dernière, sont présentes aussi en Mt 5, 44.

Les consignes communes ne posent guère de problèmes. Lapremière (« aimez vos ennemis ») est strictement identique dansles deux textes. La seconde (« priez... ») présente une divergence

43. Ce qui n'empêche pas l'auteur (p. 23 n. 15) de l'attribuer à la rédaction

matthéenne en Mt 5, 44b.44. Op. cit., p. 11 et n. 47.

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mineure, qui touche la préposition grecque signifiant « pour »,et une différence plus importante, relative à la désignation desbénéficiaires de la prière. Pour le premier point on accorde géné-ralement la préférence à Mt (hyper) et pour le deuxième à Le(epèreazô). Ma propre analyse a confirmé ces jugements.

Les consignes particulières à Le (« faites du bien... », « bénis-sez... ») font l'objet d'appréciations plus diverses. Les uns yvoient des additions faites par Le lui-même au texte de lasource". Selon d'autres il pourrait bien s'agir d'un élargisse-ment intervenu entre l'achèvement de Q et la reprise de cettesource par Le 46. Il y a plus de raisons d'admettre que ces élé-ments figuraient déjà dans la source commune et qu'ils ont étéomis par Mt 4'.

B) Mt S, 45 par. Lc 6, 35

Les deux versions comportent un énoncé sur la filiation et uneréférence à la bienveillance/bienfaisance de Dieu. Elles se rejoi-gnent pour la substance mais elles divergent considérablementpour la teneur précise.

1. L'énoncé sur la filiation

L'énoncé sur la filiation se présente comme une assertion àl'indicatif chez Le et comme une proposition finale en Mt. Ladifficulté d'atteindre le texte de la source vient du fait quel'expression particulière à chaque évangéliste peut s'expliquerpar des motifs rédactionnels.

L'expression de Mt comporte une conjonction (hopôs) quiappartient manifestement au vocabulaire préférentiel de Mt 48 ,mais qui, de l'autre côté, est familière à Le. A s'en tenir au seulcritère du vocabulaire on n'a pas de raisons de penser que Lc

45. Voir par ex. J.A. FITZMYER, Luke, p. 637 ; P. HOFFMANN, « Traditionand Situation », p. 53.46. Ainsi, par ex., D. ZELLER, Mahnsprüche, p. 102.47. Avec, entre autres, H. SCHORMANN, Lk, p. 346 ; U. Luz, Mt, p. 306 ;J. SAUER, « Traditionsgeschichtliche Erwàgungen », p. 8.48. R.A. GUELICH, Sermon, p. 230 ; U. Luz, Mt, p. 46. Relevons au moins

les emplois de la conjonction dans les citations d'accomplissement (2, 23 ;8, 17 ; 13, 35) et ses insertions dans la tradition marcienne (Mt 8, 34 ; 22, 15 ;26, 59, à comparer avec les parallèles respectifs de Me).

L'AMOUR DES ENNEMIS ( Mt 5, 44-45 par.)

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aurait supprimé hopôs, mais on comprend tout à fait que Mtl'ait introduit. Mais alors on est conduit à attribuer aussi à Mtle choix de la proposition finale 41 et, par contrecoup, celui duverbe ginomai5° .

Si l'on aborde le problème par l'autre bout, je veux dire enpartant du texte de Lc, les motifs de compter avec une altérationfaite par le rédacteur dans l'expression générale de la phrase nemanquent pas. Après l'énoncé sur le « salaire » on ne pouvaitgarder l'expression finale, primitive par hypothèse ; on ne pou-vait guère enchaîner autrement que par kai+indicatif futur. Orsi, comme nous l'avons fait, on accorde une grande importanceà la rédaction pour l'organisation d'ensemble du texte, on a debonnes raisons de penser que Lc lui-même a inséré le stique surle misthos en écho à la dernière béatitude (Le 6, 23), d'où lematériau lexical de ce stique est probablement tiré.

Il est donc très difficile de se prononcer, d'autant plus que lasource n'a pas forcément été respectée par l'un ou par l'autreévangéliste : l'un et l'autre peuvent avoir altéré sa teneur. Amon avis, toutefois, les considérations relatives à la rédaction deLc ont plus de poids que celles qui touchent Mt.

La situation est apparemment la même en ce qui concerne legénitif qui qualifie le mot « fils » : « fils du Très-Haut » (Lc),« fils de votre Père qui est dans les cieux » (Mt). La désignationdivine est chaque fois typique de l'évangéliste concerné. Mais icil'analyse aboutit à des conclusions plus fermes.

A deux exceptions près, qui n'en sont pas vraiment", lesemplois néotestamentaires de « Très-Haut » sont tous dans lesécrits lucaniens 52. Aussi attribue-t-on habituellement hypsistosde Lc 6, 35 à la main du rédacteur lucanien". Selon d'aucuns 54

49. On peut évidemment penser aussi que la source comportait déjà une finalemais que la conjonction employée était hina !

50. Le « concurrent » eimi (=Le) n'a pas la forme du subjonctif aoriste,temps approprié pour indiquer l'entrée dans un nouvel état.

51. Il s'agit de Mc 5, 7 ; He 7, 1. Ce ne sont pas vraiment des exceptionsparce que le mot hypsistos est un adjectif accolé à theos et non la désignationdivine.

52. Le 1, 32.35.76 ; 6, 35 ; Ac 7, 48. Le mot est adjectif en Le 8, 28 et enAc 16, 17.

53. Voir par ex. J. LAMBRECHT, Ich aber, p. 211.54. H.T. WREGE, Ueberlieferungsgeschichte, p. 87 et J. JEREMIAS, Sprache,

p. 51.

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LE DIEU DE JÉSUS

un fait de langue s'opposerait à l'hypothèse : l'absence d'articledevant hypsistos serait l'indice d'une expression génitivale sous-jacente tenue à l'état construit. Mais cette objection n'a guère depoids". La provenance rédactionnelle de « Très-Haut » enLe 6, 35 est confirmée par une observation relative aux habitu-des littéraires de Le. On connaît sa tendance à éviter lesrépétitions'. Or la comparaison de son évangile avec Mc per-met de constater que, contrairement à ce qu'on attend, Le pro-cède à la substitution d'un terme répété, non pas lors de ladeuxième apparition du terme dans la source, mais lors de lapremières'. Un exemple du même genre est d'ailleurs fourni parle traitement réservé à l'expression to auto poiein en Le 6, 32-33 : elle disparaît au v. 32, elle est maintenue au v. 33, alors queMt l'atteste en 5, 46 et en 5, 47. Je pense que la même tendancea joué pour la désignation divine : en Le 6, 36, Le a le mot Pèrecomme le parallèle de Mt 5, 48 ; en Le 6, 35, il aura évité unpremier emploi du même terme en recourant à hypsistos. Il esttout à fait inutile, alors, de supposer que Q comportait theos etque chaque rédacteur a mis à sa place son terme favori : Très-Haut (Le) et Père (Mt) 58 . Pourquoi donc Le aurait-il évitétheos ?

Je retiens donc l'explication habituellement proposée : lasource désignait Dieu en se servant du mot Père. A la questionde savoir si le qualificatif « qui est dans les cieux » (Mt 5, 45) selisait déjà dans la source on ne peut pas répondre avec certitudepar la négative, car il existe au moins un texte de Q (Le 11, 13par.) où une expression similaire est attestée. Mais la prédilec-tion si marquée de Mt pour la formule permet de penser qu'ellevient de lui ici aussi. Q aura comporté, comme dans plusieursautres textess 9 , la désignation « votre Père ».

55. Selon BLASS-DEBRUNNER-REHKOPF § 259, 1, la tendance générale observa-ble dans la langue de la LXX et du NT est d'omettre l'article devant le deuxièmeterme du groupe génitival quand, pour une raison quelconque, il n'est pas

employé avec le premier terme. Dans notre texte l'absence d'article devant hyosest normale puisque le nom est prédicat (attribut).

56. Cf. H.J. CADBURY, The Style and Literary Method of Luke, New York1969 (= 1920), p. 83ss.

57. Voir pour illustration Lc 18, 38-39 (cf. Mc 10, 47) ; 21, 2-3 (cf.Mc 12, 42) ; 22, 45 (cf. Mc 14, 37).

58. Contre H. SCHORMANN, Lk, p. 355 n. 94 ; D. ZELLER, Mahnsprüche,p. 103 n. 357 ; A. POLAG, Fragmenta, p. 34; R.A. GUELICH, Sermon, p. 230.

59. Je renvoie à l'examen des textes fait dans le chapitre V.

L'AMOUR DES ENNEMIS ( Mt 5, 4 4-45 par.)

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2. La référence à Dieu

L'idée de la bonté de Dieu leur est commune, mais les deuxversions l'expriment bien différemment. Le texte de Mt présente,en recourant au parallélisme synonymique, deux manifestationsde la bonté divine au bénéfice des bons et des méchants. Dans

Le on évoque plutôt une qualité de Dieu, et seuls les méchantssont mentionnés comme bénéficiaires. On enregistre en outre denombreuses différences ponctuelles dans le vocabulaire.

a) Lc

A l'exception du pronom personnel autos, bien lucanien 6°, le

vocabulaire employé dans la dernière phrase de Le 6, 35 n'appa-

raît pas caractéristique de Le, en particulier chrèstos 6 l et

acharistos62 . Et pourtant il y a lieu de compter avec le caractèresecondaire de la formulation, en fonction des observations sui-

vantes

1. L'expression de la bonté de Dieu au moyen d'imagesconcrètes (Mt) paraît plus primitive que le recours au langage

abstrait (Lc) 63 .

2. Dans la version de Mt la préposition epi introduit les

compléments des verbes anatellô et brechô, et cet usage est par-faitement normal. Par contre, sans être impossible", l'emploi

de epi pour introduire le complément de chrèstos surprend ; on

attendrait plutôt eis65 . L'anomalie de la construction confirme

le caractère secondaire de chrèstos, et epi peut être considéré

comme un vestige du texte de la source"'.

60. BLASS-DEBRUNNER-REHKOPF § 277, 3.

61. Employé seulement, dans les synoptiques, en Mt 11, 20 ; Lc 5, 39 ; 6, 35,

et non attesté dans les Actes.

62. Hapax dans les synoptiques ; 2 Tm 3, 2 est le seul autre emploi néotesta-

mentaire du terme.63. L'opinion est commune. Voir en dernier lieu U. Luz, Mi, p. 306 ;

J. SAuER, « Traditionsgeschichtliche Erwügungen », p. 11.

64. Voir PsSal 5, 18 et Rm 11, 22 (cités par W. BAVER, col. 1752).

65. W. BAVER, loc. cit., avec renvoi à Ep 4, 32 ; POxy 416, 2.

66. Avec H. SCHORMANN, Lk, p. 356 n. 95 (qui reste hésitant) ; S. SCHULZ,

Q, p. 128 ; H. MERKLEIN, Gottesherrschaft, p. 226.

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LE DIEU DE JÉSUS

3. Le hapax acharistos est à expliquer probablement à partirdu terme charis que, de l'avis généra 67 , Le a introduit dansl'énoncé du comportement basé sur la réciprocité.

b) Mt

Le texte de Mt est construit avec soin. J'ai déjà mentionné leparallélisme synonymique. A l'intérieur de ce parallélisme lesmentions de quatre catégories de personnes sont réparties enchiasme : les deux catégories négatives (ponèrous, adikous)occupent les positions extrêmes, les deux catégories positives(agathous, dikaious) tiennent le centre. Il n'est pas facile de diredans quelle mesure le rédacteur matthéen est intervenu danscette belle construction. Voici les indications essentielles qui doi-vent être prises en considération

1. Le premier membre du texte comporte au moins un élé-ment précis attesté aussi dans le parallèle de Le : le mot ponèros.Le second membre est entièrement propre à Mt.

2. Dans ce deuxième membre on trouve un vocable (dikaios)reconnu généralement comme typique de Mt68 . Le terme anti-thétique (adikos) est par contre un hapax de Mt. Mais, en vertud'une association reçue 69 , adikos a fort bien pu être appelé parson antonyme.

3. De manière générale Mt ne répugne pas au parallélisme,bien au contraire". Il a aussi quelque prédilection pour lesconstructions en chiasme".

Au vu de ces observations je considère comme vraisemblableque le deuxième membre ne faisait pas partie de la source 72

mais provient du rédacteur matthéen 73 .

67. Voir toutefois les réserves de U. Luz, Mt, p. 306.68. Voir par ex. S. SCHULZ, Q, p. 129 ; U. Luz, Mt, p. 39.69. Pr 17, 15 ; 29, 27 ; Ac 24, 15 ; 1 P 3, 18...70. Cf. U. Luz, Mt, p. 33.71. Voir J.C. FENTON, « Inclusio and Chiasmus in Matthew », StEv

(TU 73), 1959, p. 174-179.72. Contre S. SCHULZ, Q, p. 129 ; H. MERKLEIN, Gottesherrschaft, p. 226 ;

J. SAUER, « Traditionsgeschichtliche Erwügungen », p. 10. Ces auteurss'appuient sur le parallélisme.

73. Avec A. DENAUX, « Der Spruch von den zwei Wegen im Rahmen desEpilogs der Bergpredigt (Mt 7, 13-14 par Lk 13, 23-34). Tradition and Redak-

L'AMOUR DES ENNEMIS (Mt 5,44-45 par.)

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H. Schürmann 74 va plus loin. Selon lui, en mentionnant seule-ment les méchants la version de Le est en harmonie avec laconsigne éthique pour laquelle la référence à l'agir de Dieu sertde motivation : l'amour des ennemis. L'évocation des bons etdes méchants dans le texte de Mt serait à mettre en relation avecle double commandement énoncé en Mt 5, 43-44 : « Tu aimeraston prochain » (Mt 5, 43) trouve sa réplique dans le comporte-ment de Dieu en faveur des bons et « Aimez vos ennemis »(5, 44) est motivé par l'agir bienfaisant de Dieu au bénéfice desméchants. Comme c'est Mt qui a constitué l'antithèse en faisantprécéder les impératifs éthiques de 5, 44b par la « thèse » de5, 43 et par la formule d'introduction de 5, 44a, la mention desbons en 5, 45 doit lui être attribuée. A mon avis cette position,pour laquelle Schürmann n'a guère été suivi", est trop systéma-tique. Elle méconnaît la portée réelle de la « thèse » en 5, 43 : lerappel du commandement vétérotestamentaire n'a pas pourfonction d'appeler à l'amour du prochain ; il doit soulignerl'insuffisance d'un comportement qui se baserait uniquement surce commandement. Par ailleurs, s'il est exact que l'accent deMt 5, 45 par. repose sur l'amour de Dieu à l'égard desméchants, la mention de la bienveillance divine au bénéfice desbons ne s'oppose pas à cette insistance ; pour peu qu'on compteavec un certain souci rhétorique, elle est même plutôt à sonservice 76. A partir de là, et aussi parce que le parallèle de Le lesuggère, on peut même envisager favorablement l'hypothèse quele terme ponèrous figurait dans la source en deuxième position.

Compte tenu de cette analyse je propose" de restituer ainsi lateneur originaire de la référence à Dieu : « ... parce qu'il faitlever son soleil sur les bons et sur les méchants ».

tion », dans J. DELOBEL (éd.), Logia, p. 305-335 (p. 319-320.334). En appendiceDenaux présente une étude très utile sur les parallélismes en Mt.

74. H. SCHÜRMANN, Lk, p. 356.75. Voir les critiques portées à l'hypothèse par S. SCHULZ, Q, p. 128 n. 268 ;

P. FIEDLER, Jésus and die Sünder, p. 188-189 ; H. MERKLEIN, Gottesherrschaft,p. 226.

76. Avec P. FIEDLER, Jesus and die Sünder, p. 188.77. En accord avec A. POLAG, Fragmenta, p. 34.

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IV La portée théo-logique du texte

La densité théologique de Mt 5, 45 par. est impressionnantecar ce texte ne comporte pas moins de trois thèmes importantsl'accession des croyants à la condition de fils de Dieu, l'imitatioDei - au moins de façon implicite - et une certaine image deDieu. C'est ce dernier aspect qui nous intéresse directement etnous allons nous concentrer sur lui.

Du moment que la référence au comportement divin doitmotiver le précepte de l'amour des ennemis, il est probable que,comme nous l'avons vu plus haut, l'accent de Mt 5, 45b par.repose sur l'attitude divine envers les méchants", une attitudecaractérisée par la bonté. L'exemple choisi pour illustrer cettebonté s'impose par son évidence. On le trouve aussi, je le noteen passant, dans le De beneficiis de Sénèque (IV, 26, 1), un pas-sage dont la parenté thématique avec notre texte « permet decomprendre l'estime que bien des chrétiens ont portée à Sénè-que »79. Encore Sénèque relativise-t-il sans tarder la portée dufait en précisant (IV, 28, 1) : en ce qui concerne certains biensDieu ne peut les donner à ceux qui en sont dignes qu'en lesaccordant à ceux qui ne les méritent pas'°. On trouve des tracesde la même attitude ambiguë dans le judaïsme ancien. La parolede Jésus serait-elle moins banale qu'elle n'en a l'air ? Il convienten tout cas, pour en apprécier la portée, de la situer dans sonmilieu.

A) Le problème

L'articulation de Mt 5, 44-45 nous permet d'établir une rela-tion entre les ponèroi qui bénéficient de la bonté de Dieu et les

78. P. FIEDLER, Jesus and die Sünder, p. 193, exprime bien le rapport« Wie Gott eben auch zu seinen "Feinden", den Sündern, von überstrômenderGüte ist, so darf sich der Mensch nicht anders verhalten, solange and geradewenn et sich auf Gott berufen, sein Kind sein will ».

79. H. CROUZEL, « L'imitation et la "suite" de Dieu et du Christ dans lespremiers siècles chrétiens ainsi que leurs sources gréco-romaines et hébraïques »,JAC 21, 1978, p. 7-41 (p. I1).

80. L'observation est faite par G. THEISSEN, Studien zur Soziologie des Ur-christentums, Tübingen 1979, p. 163.

L'AMOUR DES ENNEMIS ( Mt 5,44-45 par.)

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echthroi que le commandement initial demande d'aimer. Quelssont ces echthroi ? Le débat sur le sujet est très nourri pour lesdivers niveaux traditionnels (Jésus, Q, Mt, Lc) mais je ne croispas indispensable d'y entrer. Il me semble probable, en effet,qu'au départ de la tradition le mot « ennemis » avait un sensenglobant et comportait en particulier un aspect religieux. Cedernier est en tout cas présent dans la tradition juive".

Pour une large part, en effet, l'hostilité à l'égard d'Israël oudu juste revient à une hostilité religieuse. Parce que Israël est lepeuple élu et dépositaire de la Loi, s'en prendre à lui c'est serebeller contre Dieu, se comporter en pécheur, et s'en prendre àDieu c'est s'attaquer aussi à Israël. A partir de là on comprendque haïr l'ennemi peut devenir une obligation religieuse pourl'Israélite, ou du moins une attitude que le croyant adopte à par-tir de sa fidélité à Dieu. Le Ps 138(139), 21-22 exprime cette vueavec une entière clarté

Seigneur, comment ne pas haïr ceux qui te haïssent ?Comment ne pas vomir ceux qui te combattent ?Je les hais d'une haine parfaite,ils sont devenus mes propres ennemis (TOB).

Il est bien entendu que Dieu prend la même attitude et FAT 82

ne manque pas de le dire explicitement".Le judaïsme ancien maintient fermes ces vues. Le Siracide

(12, 6) affirme sans retenue et comme une évidence que « leTrès-Haut... déteste les pécheurs » et qu'« à l'égard des impies ilrendra la vengeance » ; le sage motive par là la consigne de nepas soutenir le pécheur (12, 4-7). Loin de recourir à la distinc-tion entre le pécheur et le péché 84, l'auteur du Livre de la

81. Voir avant tout A. NISSEN, Gott, p. 318-329.82. Cf. E. JENNi, ThHAT II, col. 836.83. Voir Ps 5, 5-7 ; 11, 5 (texte altéré dans la LXX !) ; Pr 6, 16-19.84. Voir, en sens contraire, le noble propos que Berakoth 10a attribue à Beru-

ria, la femme de R. Meir. Le grand rabbin réagit à une offense en priant pourque les offenseurs meurent. Sa femme lui fait alors la leçon : « Comment enviens-tu à une telle idée ? Serait-ce parce qu'il est écrit : que les pécheurs dispa-raissent ? Mais est-il écrit pécheurs ? C'est péché qui est écrit (cf. Ps 104, 35).Au reste, lis donc le verset jusqu'à la fin : Alors l'impie ne sera plus tel. Dès queles péchés disparaissent l'impie cesse d'être un impie. Prie donc plutôt pour eux

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Sagesse déclare (14, 9) : « Également haïssables pour Dieu sontl'impie et son impiété ». Flavius Josèphe, qui aime bien inter-rompre son récit pour tirer de l'histoire des leçons morales etreligieuses, conclut sur la base des péripéties rapportées en1 R 16 85 que Dieu « aime les bons mais hait les méchants »86.

L'aveugle-né de Jn 9, 36 exprime comme une vérité de base,objet de consensus, que « Dieu n'écoute pas les pécheurs » 87 .

Si telle est, selon une partie de la tradition, l'attitude de Dieuenvers les pécheurs, ses ennemis, comment peut-il en mêmetemps les aider à travers son action providentielle ? Ou, pourformuler le problème un peu autrement, comment se situe-t-onface à l'incontestable bonté de Dieu telle qu'elle se manifeste dèslors « qu'il fait lever son soleil sur les bons et sur lesméchants » ?

B) Les réponses

Il va sans dire que les textes ne posent pas le problème de lafaçon théorique et abstraite dont je viens de le présenter pourplus de clarté. De même il serait sans doute plus juste d'éviter lemot « réponses » qui a l'inconvénient de suggérer un débat théo-rique. Mais, pour une part, c'est bien la théodicée qui est enjeu 88 .

L'examen de la tradition permet de montrer qu'il existait dansle judaïsme ancien deux façons de réagir à l'affirmation de labonté universelle de Dieu.

1. Une attitude positive

L'extension de la miséricorde divine à « toute créature, sansen exclure aucune » est « un trait tardif dans l'AT »I9. Mais le

afin qu'ils se convertissent, alors il n'y aura plus d'impie. » Ce beau texte est citéet valorisé par P. FIEDLER, Jesus and die Sünder, p. 194.

85. Ant. VIII, 314.86. A. NISSEN, Gott, p. 323, cite une sentence du Pseudo-Ménandre allant

dans le même sens (on peut la lire aussi dans P. RIESSLER, Altjüdisches Schrift-tum ausserhalb der Bibel, Hildesheim 1966 f = 1928, p. 1050] : « Hais un esclaveméchant » est suivi et motivé implicitement par « Dieu hait l'esclave méchantqui hait ses maîtres et les injurie ».

87. Voir encore Midrash Ps 119, 113 (A. NISSEN, Gott, p. 323).88. Cf. D. LÜHRMANN, « Liebet », p. 432 n. 75.89. TOB, p. 2141 note g.

L'AMOUR DES ENNEMIS ( Mt 5, 44-45 par.)

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trait est là et se trouve à l'occasion fortement souligné. Pourillustration je me contente de renvoyer au Livre de Jonas - enparticulier au verset final (4, 11) et à la reprise d'Ex 34, 6 en 4, 2- et de citer le Ps 144(145), 8-9 : « Miséricordieux et clémentest Iahvé, longanime et abondant en grâce. Iahvé est bon pourtous et ses miséricordes sont sur toutes ses oeuvres. »

Le judaïsme ancien`° conserve le thème. Voici quelques exem-ples significatifs

- En dépit de ce qu'il disait en 12, 6, le Siracide illustre ladifférence entre l'homme et Dieu de la manière suivante : « Lamiséricorde de l'homme s'étend à son prochain, la miséricordedu Seigneur à toute chair » (Si 18, 13).

- L'altérité de Dieu est mise en relief de manière similairedans PsSal 5, 13-15. Alors que la bonté de l'homme.est éphé-mère, la miséricorde de Dieu est grande et riche et s'étend sur« toute la terre » 91 .

- Le Testament de Gad est tout entier une mise en gardecontre la haine et une chaleureuse exhortation à l'amour frater-nel. De manière implicite l'attitude de Dieu sert à motiver cetteparenèse, car Dieu « accorde à tous les hommes ce qui est bonet utile » (VII, 2).

- Parmi les textes de la littérature rabbinique 92 je relèvecomme particulièrement riche l'anecdote rapportée dans laMekilta (à Ex 18, 12) 93 . R. Gamaliel a invité les sages et faitlui-même le service. Les invités estiment qu'ils ne sont pas dignesde cet honneur et même que l'attitude de Gamaliel est peuconvenable. Un premier intervenant les rassure en invoquantGn 18 : Abraham a servi les trois messagers célestes alors mêmequ'il les prenait pour des « hommes, des arabes, idolâtres ». Un

90. Pour un choix de textes voir A. MARMORSTEIN, Doctrine, p. 196-208 ; P.BILLERBECK, I, p. 374-377 ; D. ZELLER, Mahnsprüche, p. 108.

91. Il convient cependant de noter que les PsSal insistent beaucoup plus sur

l'aspect particulariste de la bonté de Dieu : elle bénéficie à « ceux qui l'invo-quent » (2, 36 ; 9, 6), aux « pieux » (2, 36 ; 13, 12), à ceux qui « aiment » Dieu(4, 25 ; 6, 6 ; 10, 3 ; 14, 1).

92. A. MARMORSTEIN, Doctrine, p. 201 : « God's love to His creatures,wether good or bad, Gentiles or Jews, is... one of the most emphatic and charac-teristic doctrines of Rabbinic theology » (cf. aussi p. 196).

93. On trouvera la traduction dans P. BILLERBECK, II, p. 257, ou dans J.BONSIRVEN, Textes, p. 28 (n° 122), ou dans P. FIEBIG, Jesu Bergpredigt, GBttin-gen 1924, p. 94.

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LE DIEU DE JÉSUS

second défenseur de Gamaliel renchérit : « Laissez-le servirnous trouvons qu'un plus grand que Rabban Gamaliel etqu'Abraham servit les créatures », à savoir « la Sekina : car àtoute heure elle fournit des repas à tous ceux qui viennent aumonde, suivant leurs besoins, et elle rassasie volontiers toutvivant ; et non seulement les hommes justes et droits, mais aussiles impies idolâtres ; à combien plus forte raison convient-il queRabban Gamaliel serve les sages et les fils de la Tora » (Trad.J. Bonsirven).

2. Une attitude réservée

Quand ils veulent insister sur l'universelle bonté de Dieu, lesrabbins se réclament souvent du Ps 145, 9 9". Toutefois il arriveaussi que ce passage fasse l'objet de tentatives d'édulcoration.On cherche à en restreindre la portée en le confrontant àd'autres textes scripturaires. Le Ps 145, 9 ne vaut que pour cemonde-ci ; dans le monde à venir le comportement de Dieus'orientera d'après Ps 124(125), 4 : « Fais du bien, Iahvé, auxbons » 15 . La confrontation de Ps 145, 9 avec Lm 3, 25 (« Dieuest bon pour ceux qui l'attendent ») sert à établir que les justesbénéficient d'un traitement privilégié : un homme qui p9ssèdeun jardin l'arrose tout entier mais « quand il sart c; il nes'occupe que des meilleures plantes »96. On rejoint ainsil'axiome, souvent répété dans le judaïsme, de la prédilection deDieu pour les justes".

La même réserve devant la bonté universelle de Dieu ou destentatives similaires de relativisation peuvent être illustrées pard'autres textes. Qoheleth 98 constate que « tout est pareil pourtous » (9, 2) et trouve le fait déplorable car « c'est un mal...qu'il y ait un sort identique pour tous » (9, 3). D'après le Tal-mud de Babylone 99 un rabbin trouve scandaleux que Moab etAmon, peuples qui ont jadis refusé la Loi, bénéficient de la

94. Textes dans P. BILLERBECK 1, p. 376. - L'importance du Ps 145, 9 estnotée par A. MARMORSTEIN, Doctrine, p. 197.

95. Midrash Ps 22 § 3 (cité dans P. BILLERBECK 1, p. 376).96. Sanhedrin 39b, cité dans P. BILLERBECK, ibid. Traduction française de A.

Elkaïm-Sartre, dans : Aggadoth du Talmud de Babylone, Paris 1982, p. 1035.97. Cf. H. MERKLEIN, Gottesherrschaft, pA85.98. Cf. P. HOFFMANN, Jesus von Nazareth, p. 154.99. Taanith 25a (cité dans P. BILLERBECK 1, p. 375).

L'AMOUR DES ENNEMIS ( Mt 5, 4 4-45 par.)

259

pluie. Il prie pour que la pluie tombe plutôt sur Israël, et saprière est exaucée. Selon une anecdote rapportée par le LévitiqueRabba XXVII, 1 (à Lv 22, 27)' °° le don du soleil et de la pluieaux méchants trouve son explication dans le mérite du petitbétail : les hommes sont épargnés à cause des bêtes.

A travers les textes cités pour illustrer l'attitude réservée onperçoit quelque résignation, du dépit et même « une pointe dereproche contre Dieu » 1 01 suscités par cette bonté universelle ;on la juge quelque peu anormale dès lors qu'elle s'adresse à despécheurs, ennemis de Dieu. Ces textes viennent s'ajouter à ceuxque j'ai cités plus haut et qui portaient sur la haine de Dieu pourles méchants. On pourra dire qu'ils ne pèsent pas très lourd faceà la tradition bien plus ferme sur la bonté universelle de Dieu.J'en conviens. Mais ils existent et montrent au moins qu'enmotivant le précepte de l'amour des ennemis par le recours à labonté de Dieu pour les méchants Jésus n'enfonçait pas une porteouverte.

En forçant un peu les choses, et pour conclure, disons que lesdeux attitudes mentionnées peuvent être mises en relation avecdeux façons d'appréhender la bonté universelle de Dieu'°z. Lecroyant au coeur simple se laisse surprendre par la découverte dela bonté de Dieu, la ratifie et entre dans le mouvement enessayant de se comporter comme Dieu. Le croyant épris de jus-tice sera tenté de voir la question dans le cadre d'une théodicée.Comme Dieu doit être juste' °', on cherche les raisons cachéesde son comportement débonnaire ou bien on souligne que labonté pour les méchants est transitoire ou apparente seulement.Avec Mt 5, 45 nous sommes évidemment aux antipodes desaffirmations traditionnelles sur la haine de Dieu pour les

100. Traduction anglaise par J.J. Slotki, dans H. FREEDMANN - M. SIMON,

The Midrash Rabbbh, volume two : Exodus Leviticus, Londres-Jérusalem-New

York 1977, p. 343-344.101. D. LÜHRMANN, « Der Verweis auf die Erfahrung and die Frage nach der

Gerechtigkeit », dans G. STRECKER (éd.), Jesus Christus in Historie and Theolo-

gie (FS H. Conzelmann), Tübingen 1975, p. 185-196 (p. 193).

102. Je m'inspire ici de K. HERBST, Was wollte Jesus selbst ? Vorkirchliche

Jesusworten in den Evangelien, Il, Düsseldorf 1981, p. 28.

103. Voir les remarques de E.P. SANDERS, Jesus and Judaism, p. 101 et 124,

que j'ai citées à la p. 232 n. 67.

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26 0

LE DIEU DE JÉSUS

méchants. On ne sent rien, non plus, de la réticence qui dansune partie de la tradition juive accompagne le constat de labonté de Dieu envers les impies. On ne perçoit pas davantage lanécessité de relativiser le constat en faisant appel à la justice deDieu dans le sens d'un a fortiori : si déjà Dieu se montre bonenvers les méchants, à combien plus forte raison le sera-t-il pourles gens pieux'°°. Et Jésus ne légitime pas son affirmation ens'appuyant sur quelque texte de l'Écriture, tel le Ps 145, 9. Lefait de la bonté divine illimitée est présenté avec une tranquilleassurance, comme une donnée première, incontournable et quis'impose par son évidence.

Motivant le précepte de l'amour des ennemis par le comporte-ment du Dieu créateur, Jésus met l'accent sur l'amour de Dieupour les méchants, justement là-dessus. Cette insistance tient duparti-pris, elle est pour le moins unilatérale et sans doute aussiquelque peu choquante pour qui a le sens aigu de la justice"'.En Mt 5, 44-45 comme en Mt 20, 1-15, Jésus se fait bien, pourune part et pour une part seulement, le « prophète d'un Dieudifférent du Dieu communément reçu »'°1 .

1 04. Pour des textes mettant en ceuvre cet a fortiori voir A. MARMORSTEIN,Doctrine, p. 199-200.

105. Voir P. FIEDLER, Jésus and die Sünder, p. 193-194.106. J'emprunte l'expression à C. DuQuoc, Dieu différent. Essai sur la

symbolique trinitaire, Paris 1978, p. 12 ; mais je précise que l'auteur l'utilisedans un autre contexte.

'

CONCLUSION

En règle générale j'ai présenté au terme des divers chapitres unbref résumé mettant en relief les caractéristiques de la théo-logiede Jésus ; je ne crois pas utile de le faire une fois encore. Par ail-leurs, pour les raisons que j'ai précisées dans l'Introduction,mon étude n'a pas embrassé toute la question de la théo-logie deJésus et, par conséquent, je ne me risquerai pas à présenter unesynthèse sur le sujet. Je voudrais néanmoins élargir quelque peula perspective et replacer dans un cadre plus vaste l'image deDieu que l'examen des paroles de Jésus nous a permis d'esquis-ser.

Comme on sait, les grands axes de la prédication de Jésus,disons, pour faire bref, l'éthique, la christologie, la théo-logie etl'eschatologie, ne sont pas articulés explicitement entre eux, etcet état de fait entraîne une difficulté considérable pour qui veutpercevoir la cohérence globale de l'enseignement de Jésus, etplus encore pour qui a mission d'en rendre compte de façon unpeu systématique : l'herméneute, le théologien'. Des quatreaxes cités ce sont la théo-logie et l'eschatologie qui apparaissentles plus fondamentales 2 ; à ce titre elles vont retenir brièvementnotre attention dans cette conclusion.

Dans sa prédication eschatologique Jésus a mis l'accent sur leRègne présent et il a vu en lui l'irruption anticipée de l'agir salvi-fique définitif de Dieu dans ce monde. Dans sa théo-logie, nous

1. Pour une bonne information sur les principaux travaux récents, voir

H. BALD, « Eschatologische oder theozentrische Ethik ? Anmerkungen zum

Problem einer Verhi ltnisbestimmung von Eschatologie and Ethik in der Verkün-

digung Jesu », VF 24, 1979, p. 35-52. - En dépit de son titre la présentation ne

se limite pas à l'articulation de l'éthique et de l'eschatologie.

2. En ce qui concerne la christologie j'ai donné quelques indications rapides à

la fin du chapitre portant sur Abba.

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26 2

LE DIEU DE JÉSUS

l'avons observé à diverses reprises et sous des angles variés, il ainsisté sur l'extraordinaire bonté de Dieu. En simplifiant àl'extrême on pourrait dire que le débat porte sur la question desavoir si Jésus a présenté le Règne comme déferlement de grâceà partir de sa perception de Dieu comme Abba' ou si c'est aucontraire à partir de sa perception du présent comme temps de lagrâce, comme nouvelle et ultime offre de salut faite par Dieu àIsraël qu'il en est venu à insister de façon si forte sur la proxi-mité de Dieu et sur son obstination à donner et à pardonner°.En termes plus abstraits : l'eschatologie de Jésus est-elle uneimplication de sa théo-logie 5 ou est-ce, à l'inverse, la théo-logiequi est impliquée par l'eschatologie' ?

A mon avis' le problème de la priorité ne peut guère êtrerésolu si l'on s'en tient aux bribes de la tradition venant deJésus, autrement dit : dans le cadre d'un traitement strictementexégétique.

Nous pouvons seulement souligner - et il importe de le fairefortement - la profonde unité de la pensée de Jésus sur leRègne et de sa théo-logie a. Cette unité est telle « que le messagede Jésus sur Dieu reste une révélation eschatologique et que laprédication eschatologique de Jésus révèle véritablement Dieu ».

3. Tel est le nerf de la position présentée par H. SCHÜRMANN, « Das herme-neutische Hauptproblem der Verkündigung Jesu. Eschato-logie une Théo-logiei m gegenseitigen Verhàltnis », dans ID.., Traditionsgeschichtliche Untersuchun-gen zu den synoptischen Evangelien, Düsseldorf 1968, p. 13-35. - J'ai présentéla thèse de Schürmann avec plus de nuances et exprimé des réserves critiquesdans Règne, p. 679-684.

4. Voir en ce sens H. MERKLEIN, Gottesherrschaft, p. 173-211. L'auteur estrevenu sur la question et a formulé sa position de façon bien plus nuancée dansBotschaft, p. 83-91.

5. Voir, outre Schürmann, E. SCHILLEBEECKX, Jésus, p. 236.579.584 ;W. TRILLING, Die Botschaft Jesu. Exegetische Orientierungen, Fribourg-Bâle-Vienne 1978, p. 15 et p. 62 (« Die Rede von Gott tràgt and formiert die Basileia-Botschaft, oder anders : die Basileia ist deren Explikation ») ; W. THÜSING,Theologien, p. 66 et p. 78 n. 34.

6. H. MERKLEIN, Gottesherrschaft, p. 173 (titre du chapitre) et passim.7. Voir dans le même sens J. BLANK, dans BZ 26, 1982, p. 297-302 (recension

de H. MERKLEIN, Gottesherrschaft), à la p. 302.8. Je renvoie le lecteur courageux à la belle (mais difficile) « méditation théo-

logique » que H. Schürmann a proposée en appendice à la 4° édition de sonouvrage sur le Notre Père ( Gebet, p. 135-155, avec les notes correspondantes desp. 182-187). - Il me semble que l'auteur y rectifie de manière appréciable lesunilatéralités de son essai précédent (cité ci-dessus, n. 3).

CONCLUSION

263

Elle invite à penser que « la théo-logie (de Jésus) est commandéede part en part par l'eschatologie, et son eschatologie de part enpart par sa théo-logie » 9 . Concrétisons cette vue fonda-mentale 1°.

Dans la prédication de Jésus le Règne est présenté constam-ment et avec insistance comme le Règne de Dieu ou du Père etnon comme le Règne du Messie. «Qui porte son espérance surle Royaume de Dieu aspire à ce que Dieu règne complètement etpartout". »

Selon son acception sans doute la plus fondamentale, la Basi-leia n'est pas une chose ou un domaine mais l'activité qui a Dieupour sujet, l'exercice de la souveraineté divine. Eschatologie etthéo-logie ne sauraient être plus conjointes.

En parlant de la « venue » du Règne Jésus proclame en voiede réalisation l'espérance centrale d'Israël, à savoir la venue deDieu en personne.

L'enseignement eschatologique de Jésus est centré sur leRègne, c'est-à-dire sur une grandeur salvifique, mais n'ignorepas le jugement. On observe une distribution analogue desaccents dans la théo-logie. Jésus n'occulte pas que son Dieuporte des exigences et demandera des comptes, mais il insistebien plus sur sa tendresse et sur sa miséricorde.

Dans le portrait de Dieu que la tradition ancienne permetd'esquisser nous avons relevé un aspect fortement original : unesorte de parti-pris pour ceux qui ont le plus besoin de Dieu etqui, selon les normes reçues, en sont le plus loin. Semblableorientation apparaît aussi dans le message du Règne, en particu-lier quand il est déclaré que les prostituées précèdent les justes(Mt 21, 31b) et que des intrus dépourvus des qualités requisesprennent la place des héritiers légitimes (Lc 13, 28-29 ;Mt 11, 12). Dans la théo-logie comme dans l'eschatologie l'ordresocio-religieux est ébranlé et un renversement des valeurss'opère.

Jésus a fait de Père sa désignation divine favorite et, à tout lemoins dans la prière dominicale, il a directement associé ceterme à la sainteté de Dieu et à la souveraineté du Roi, de sorte

9. Les deux citations sont tirées de H. SCHÜRMANN, Gebet, p. 144.

10. On me permettra de reprendre en partie ce que j'ai écrit dans Règne,p. 682s.

11. R. SCHÂFER, Jesus and der Gottesglaube, p. 57.

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LE DIEU DE JÉSUS

que « le Règne eschatologique de Dieu, c'est précisément leRègne du Père et la puissance salvifique de son amour et de sabonté »'2. Quand Dieu se manifestera comme Dieu, quand il

viendra prendre le pouvoir, cela se traduira au plan humain parle pain reçu, le pardon accordé, la victoire dans l'épreuve. C'estla sollicitude même attribuée au Père, avec (Lc 12, 30-31) ousans (Lc 11, 13) lien explicite avec la Basileia, qui se trouve ainsimise en valeur. En associant Père et Basileia Jésus exprime« que le Règne de Dieu n'est pas tyrannique ou arbitraire » 13,mais aussi que le Abba invoqué n'a rien d'un petit père bonasse.

Tout en le rendant extrêmement proche Jésus entend « qu'on nese moque pas de Dieu » (Ga 6, 7).

12. W. SCHRAGE, « Theologie und Christologie », p. 135.13. R. SCHÂFER, op. cit., p. 65.

5

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' Dans la bibliographie (comme déjà dans les notes) les ouvrages d'auteursétrangers sont cités dans leur édition en langue originale - celle dans laquellenous les avons utilisés - et non dans leur traduction française.

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INDEX CHOISI DES RÉFÉRENCESNÉOTESTAMENTAIRES

Matthieu 16,19 2518,10 167-168

4,4 32 18,14 45

5,15 157 18,15-20 169

5,16 60, 157-158 18,17 163

5,17 67 18,18 255,35 24 18,19 169-171

5,38-48 235-239 18,20 169

5,43 253 18,35 48-49

5,44-45 140, 235-260 19,4 26-27

5,45 24 19,21 140

5,46-47 239-242 20,1-15 213-2335,47 163 20,16 213

5,48 140-142, 242-243 20,23 29, 44

6,1 46 23,8-12 171

6,2-6.16-18 158-161 23,9 171-175, 195

6,7-8 56, 161-164 23,16-22 27

6,9 145-146, 195 25,34 49

6,14-15 125 25,41 296,32 149-150 26,29 45

6,33 63 26,42 45

7,9-11 146-148 26,53 49-50

7,21 45 28,19 129, 157

10,20 4411,25-26 142-14511,27 143-145 Marc12,50 4413,43 46-47 2,19 160

15,13 47-48 4,26-29 91-101

16,13-20 165 5,19 35, 41

16,17-19 165 5,41 204

16,17 54, 164-167 8,38 124-125

Page 139: 129. Le Dieu de Jésus. (129)

276 LE DIEU DE JÉSUS I NDEX CHOISI DES RÉFÉRENCES NÉOTESTAMENTAIRES 277

9,37 27 10,21-22 181-182 Actes Galates

9,42 168 10,21 35, 41, 142-145, 205 1, 15-16 16510,18 56-57 10,22 129, 143-145 1,7 128 4,6 17910,38-39 133, 137 11,2 61, 145-146, 181, 205 7,60 154 181, 18510,40 29 11,9-13 62, 146 190, 20311,22 58 11,11-13 146-148, 17711,25 42, 125-127 11,13 204 1 Pierre

11,30 26 11,42 32 Romains 2,12 15712,18-27 77-91 11,49 3212,24-27 82-84 11,50-51 74 3,3 58 1 Timothée12,26-27 87-91 12,5 73-74 8 ,15 179, 181, 185,13,2 68 12,8-9 124-125 190, 203 1,17 5513,20 35, 41 12,20 2813,30 127 12,22-31 149-15013,32 127-130 12,27 6714,25 60 12,30 149-150, 161, 16414,32-42 130-131, 138 12,32 44, 152-15314,35-36 131-135 12,48 2814,36 130-139, 179, 181, 15,18 26

185, 190, 203, 205 15,21 2614,58 68 16,13 6314,62 23, 55 16,14-15 56

17,34-35 74-7518,11 60

Luc 20,27-40 78-7922,29 151

2,49 68 22,69 246,23 249 23,34 153-1556,27-36 235-239 23,44-48 1556,27-28.35 235-260 23,46 155-1566,29-31 2446,32-33 239-2426,35 24, 249-253 Jean6,36-38 242-2436,36 57, 140-142, 242-245 5,30 1376,37 74 6,38 1376,38 28 7,28 277,27 70 8,26 2710,2 35, 41, 70 9,36 25610,16 27 12,27 20510,20 25 18,11 137

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TABLE DES MATIÈRES

Sigles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9

Avant-propos .................................... 11

Introduction ..................................... 13

Première partie

APPROCHES

Chapitre premier. Les désignations de Dieu ......... 21

Première section: Les désignations indirectes ...... 23

1. Les désignations métaphoriques ............ 23II. Les périphrases participiales ............... 26

III. Les références implicites: l'indéfini et le passif 28

Deuxième section: Les désignations directes ....... 30

I. Le terme générique theos .................. 30II. L'emploi de kyrios ....................... 34

III. Le Père ................................. 41

Chapitre II. Les grandes lignes du portrait de Dieu . . 53

I. L'altérité de Dieu .......................... 54

II. La bonne attitude face à Dieu ............... 58

III. L'agir divin ................................ 63

Chapitre 111. Le Dieu fidèle et sûr ................. 77

Première section: Mc 12,18-27 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 77

I. Structure de l'unité ....................... 79II. Exégèse sommaire de la péricope . . . . . . . . . . . 80

III. Genèse et authenticité de la tradition ....... 85IV. Mc 12,26-27 et la théo-logie de Jésus ....... 87

Page 141: 129. Le Dieu de Jésus. (129)

280 LE DIEU DE JÉSUS TABLE DES MATIÈRES 281

Deuxième section: Me 4,26-29 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 91 Chapitre VIII. L'amour des ennemis (Mt 5,44-45 par.) 235

I. Problèmes littéraires ...................... 92 I. L'agencement du texte dans la source ......... 236II. Interprétation théologique de la parabole ... 98

II. La genèse de l'unité sur l'amour des ennemis . . 239

III. La restitution du texte . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 247

Deuxième partie IV. La portée théo-logique du texte .............. 254

LE DIEU PÈREConclusion ...................................... 261

Chapitre IV. Ancien Testament et judaïsme ancien .. 105 265Bibliographie ....................................1. Dieu Père dans l'Ancien Testament ........... 105

Index choisi des références néotestamentaires ........ 275II. Dieu Père dans le judaïsme ancien ........... 108

A) Le judaïsme hellénistique ................. 1 09B) Le judaïsme palestinien ................... 112

Chapitre V : La paternité de Dieu dans les logia de Jésus 123

Première section: la tradition martienne .......... 124

Deuxième section: la tradition Q ................. 140Troisième section: les matériaux propres à Luc ..... 151

Quatrième section: les matériaux propres à Matthieu 157

Conclusion .................................... 176

Chapitre VI. Abba ............................... 179

Première section: la thèse de J. Jeremias ......... 179

Deuxième section: nouvel examen ................ 184I. Aspects philologiques ..................... 185

Il. Aspects sémantiques ...................... 186III. Abba en référence à Dieu ................. 197IV. L'emploi de abba par Jésus ............... 203

Troisième partie

UN DIEU DÉCONCERTANT

Chapitre VII. La parabole des ouvriers (Mt 20,1-15) . 213

I. Le récit parabolique ........................ 214

II. L'interprétation théologique de la parabole .... 224