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LES “CYNOCÉPHALES” DU QUEROLUS ET LEURS POSSIBLES SOUS-ENTENDUS ROBERT TURCAN UDK: 821.124-225.09 Académie des Inscriptions et Belles-Lettres Izvorni znanstveni članak F - Craponne, 3 Résidence du Tourillon Primljeno: 19. V. 2010. Le Querolus, qui est apparemment dédié à Rutilius Namatianus, préfet de Rome en 414, une “comédie de salon”, inspirée, comme on sait par l’Aululaire de Plaute, comporte une satire des moeurs et de la société contemporaines. On révèle les “cynocéphales” parmi les trois sortes de pouvoirs dont il faut s’assurer les faveurs. Ces hommes à “tête de chien” sont expressément iden- tiés avec les enfants que le dieu égyptien Anubis aurait eus d’Hécube. Le Querolus vise dans les “cynocéphales” les huissiers, gardiens sourcilleux des portes (comme Anubis). Cependant, aussi bien Rutilius que l’auteur anonyme du Querolus nous donnent à entendre des sympathies païennes et ce dernier ridiculise aimablement la morale évangélique en même temps que l’argumen- taire des apologistes. Ainsi le Querolus semble bien se servir d’une comparai- son ouvertement païenne, mais pour discréditer une réalité de la bureaucratie corrompue qui règne désormais dans l’Empire chrétien. P. de Labriolle 1 afrmait justement voilà environ trois quarts de siè- cle qu’en plein Empire chrétien le paganisme a survécu “dans la sourde et grondeuse sympathie des lettrés”. Mais, s’il insistait notamment sur les réactions de notre compatriote Rutilius Namatianus, il ne disait rien du Querolus qui lui est apparemment dédié; car on s’accorde aujourd’hui à re- connaître dans le Rutilius uir inlustris du préambule 2 l’auteur du De reditu suo qui, comme préfet de Rome en 414, avait droit à ce titre. 1. La réaction païenne. Etude sur la polémique antichrétienne du I er au VI e siècle 9 , Paris, 1950, p. 470. 2. Edition-traduction commentée de C. Jacquemart-Le Saos, CUF, Paris, 1994 (rééd., 2003), 6, p. 11; cf. p. IX. 247

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LES “CYNOCÉPHALES” DU QUEROLUSET LEURS POSSIBLES SOUS-ENTENDUS

ROBERT TURCAN UDK: 821.124-225.09Académie des Inscriptions et Belles-Lettres Izvorni znanstveni članakF - Craponne, 3 Résidence du Tourillon Primljeno: 19. V. 2010.

Le Querolus, qui est apparemment dédié à Rutilius Namatianus, préfet de Rome en 414, une “comédie de salon”, inspirée, comme on sait par l’Aululaire de Plaute, comporte une satire des moeurs et de la société contemporaines. On révèle les “cynocéphales” parmi les trois sortes de pouvoirs dont il faut s’assurer les faveurs. Ces hommes à “tête de chien” sont expressément iden-tifi és avec les enfants que le dieu égyptien Anubis aurait eus d’Hécube. Le Querolus vise dans les “cynocéphales” les huissiers, gardiens sourcilleux des portes (comme Anubis). Cependant, aussi bien Rutilius que l’auteur anonyme du Querolus nous donnent à entendre des sympathies païennes et ce dernier ridiculise aimablement la morale évangélique en même temps que l’argumen-taire des apologistes. Ainsi le Querolus semble bien se servir d’une comparai-son ouvertement païenne, mais pour discréditer une réalité de la bureaucratie corrompue qui règne désormais dans l’Empire chrétien.

P. de Labriolle1 affi rmait justement voilà environ trois quarts de siè-cle qu’en plein Empire chrétien le paganisme a survécu “dans la sourde et grondeuse sympathie des lettrés”. Mais, s’il insistait notamment sur les réactions de notre compatriote Rutilius Namatianus, il ne disait rien du Querolus qui lui est apparemment dédié; car on s’accorde aujourd’hui à re-connaître dans le Rutilius uir inlustris du préambule2 l’auteur du De reditu suo qui, comme préfet de Rome en 414, avait droit à ce titre.

1. La réaction païenne. Etude sur la polémique antichrétienne du Ier au VIe siècle9, Paris, 1950, p. 470.

2. Edition-traduction commentée de C. Jacquemart-Le Saos, CUF, Paris, 1994 (rééd., 2003), 6, p. 11; cf. p. IX.

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Or cette “comédie de salon”3, inspirée, comme on sait par l’Aululaire de Plaute et écrite en hommage à l’hôte de l’auteur, comporte une satire des moeurs et de la société contemporaines. Le vieux Mandrogéronte révèle à Sycophante trois sortes de pouvoirs dont il faut s’assurer les faveurs: les “planètes”, les “oies” et les “cynocéphales”4. Plus loin,5 ces hommes à “tête de chien” sont expressément identifi és avec les enfants que le dieu égyptien Anubis aurait eus d’Hécube.

J.-Cl. Grenier6 a commodément réuni naguère la documentation my-thographique et littéraire, épigraphique et iconographique relative à Anubis dans le monde romain. Cependant, je ne vois pas qu’il ait pris en compte le texte du Querolus. Mandrogéronte nous y précise que les “cynocéphales” dans les temples et les chapelles surveillent les rideaux et les seuils.7 Ces “sacristains” sont de vrais chiens de garde. D’après C. Jacquemard-Le Saos,8 la “surprenante généalogie des cynocéphales”, en tant qu’issus des oeuvres d’Hécube et d’Anubis, “n’est attestée par nul autre témoignage”. Il faut pourtant citer Lucien de Samosate,9 que J.-Cl. Grenier a bien consigné dans son corpus10: “Tu m’apportes le portrait d’un enfant qui a le museau d’un chien. Je me demande avec douleur comment Zopyrion est né d’une Hécube...et moi Erasistrate, boucher de mon état, j’ai pour fi ls Anubis qui me vient des Isiaques!”.

3. L. HAVET, Le Querolus, comédie latine anonyme, texte en vers restitué...précédé d’un examen littéraire de la pièce (Bibliothèque de l’Ecole des Hautes Etudes, Sc. phi-los. et historiques, 41), Paris, 1880, p. 11; F. LOT, La Gaule. Les fondements ethniques, sociaux et politiques de la nation française, rééd. de P.-M. Duval, Paris, 1967, p. 391: “comédie de salon, faite pour être jouée dans le caenaculum d’une belle villa où un noble personnage a convié ses amis, comme lui connaisseurs en belles-lettres”. Cf. C. JUL-LIAN, Histoire de la Gaule, VIII, Paris, 1926, p. 283: “C’est un événement qui compte dans l’histoire littéraire de la Gaule, que cette brusque apparition de la comédie de moeurs contemporaines”.

4. Ed.-trad. citée (n. 2), 53, p. 34. Cf. M.-B. BRUGUIÈRE, Littérature et droit dans la Gaule du Ve siècle (Publ. de l’Univ. des Sc. Soc. de Toulouse, Centre d’Histoire Juridique, Série Historique - 2), Paris, 1974, p. 113-114 et 174.

5. Ed.-trad. citée, 57, p. 37: Istos Hecuba quondam, postquam uere facta est canis, Anubi nupta, nostro latranti deo, omnibus templis ac delubris semper denos edidit, sic a pectore biformes, infra homines, sursum feras.

6. Anubis alexandrin et romain (EPRO, 57), Leyde, 1977.7. Ed.-trad. citée (n. 2), 57, p. 37: Isti sunt qui in fanis ac sacellis obseruant uela et

limina.8. Ibid., p. 99 s., n. 12.9. Epigr., 53 (III, p. 470 Jacobitz).10. Op. cit. (n. 6), p. 82, n° 49.

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Dieu “de l’Intermédiaire”,11 ou médiateur “entre la vie et la survie, en tant que momifi cateur”,12 entre le monde supérieur et le monde inférieur13 ou entre la Terre et l’Hadès, en tant que psychopompe, Anubis est pré-posé aux clés du séjour infernal.14 Le Grand Papyrus Magique de Paris15 lui donne l’épiclèse de kleidouchos, “porteur de clé”. C’est “celui qui dé-tient les clés de l’Hadès”,16 et l’iconographie confi rme cette attribution.17 Il peut jouer aussi un rôle d’entremetteur et susciter l’amour par des rêves érotiques.18 Là donc où, dans le Querolus, Mandrogéronte dit des “cy-nocéphales” qu’on les voit contrôlant les entrées aux portes des sanctuaires, comme des “sacristains”, aeditui custodesque,19 cette explication démontre que l’auteur de la pièce est très bien informé non seulement sur le mythe d’Hécube, mais sur les fonctions sacrées d’Anubis en Egypte et partout où son culte a pénétré dans l’Occident romain.

Ces “chiens de garde” se font “graisser la patte”, si l’on peut dire. Que tel dévot inconnu vienne prier dans un temple, ils s’ameutent aussitôt et “tous grondent ici et là d’un aboiement confus; pour entrer, c’est tant; pour faire des prières, c’est beaucoup plus. Ils font du rite un mystère et un commerce. Ce qui est à tout le monde et qui ne coûte rien, ils le vendent à la porte. A tous ces êtres-là, il faut faire une offrande. Si l’on est pauvre, on donne ce qu’on peut. Songez à ce que sont les puissances humaines et soyez indulgents pour nous autres!”(Mandrogéronte est un fi lou qui, avec deux complices, s’est emparé du trésor laissé par Euclion dans son urne funèbre). Et de conclure: “croyez-moi: mieux vaut aller trouver son dieu que son juge d’instruction...”.20 Le voleur avait déjà prévenu Sycophante:

11. Ibid., p. 186.12. Ibid.13. Apul., Apol., 64, 1 (superum et inferum commeator); Met., XI, 11, 1 (superum

commeator et inferum, nunc atra, nunc aurea facie). Cf. J. GWYN GRIFFITHS, Apuleius of Madauros, The Isis-Book (EPRO, 39), Leyde, 1975, p. 216-217.

14. J.-CL. GRENIER, op. cit. (n. 6), p. 34.15. I, 1466-1467; K. PREISENDANZ, Papyri Graecae Magicae, I, Leipzig-Berlin,

1928, p. 120.16. Grand Papyrus Magique de Paris, I, 340-341 (K. PREISENDANZ, p. 82). Cf. J.-

CL. GRENIER, op. cit., p. 34.17. Ibid., p. 35 et pl. X. Dans les inscriptions hiéroglyphiques, le déterminatif du mot

signifi ant “gardien” ou “portier” est un idéogramme qui nous montre un personnage muni d’une clé: ibid., p. 36.

18. Ibid., p. 32 et n. 138. Cf. A. DELATTE et PH. DERCHAIN, Les intailles ma-giques gréco-égyptiennes (Bibliothèque Nationale, Cabinet des Médailles et Antiques), Paris, 1964, p. 90.

19. Ed.-trad. citée (n. 2), 57, p. 37.20. Ibid., p. 37-38.

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mysteria diuersa sunt in aditu et occulta.21 Ces êtres mystérieux sont donc des Cerbères22 qu’il faut se concilier préalablement, avant de pouvoir es-pérer obtenir le moindre gain de cause.

Le Querolus vise bien évidemment dans les “cynocéphales” non pas les courtisans des gouverneurs, comme le croyait F. Corsaro,23 ou les courriers impériaux, comme l’a supposé S. Cavallini,24 mais les huissiers, gardiens sourcilleux des portes (comme Anubis). On songe aux apparitores, dont le Code Théodosien (IX, 40, 14) condamne en 385 la “perfi die vénale”. I. Lana25 identifi ait les offi ciales dont une autre loi du Code (XI, 4, 1) déplore les com-mercia illicites. Or le Querolus s’indigne précisément, nous l’avons vu, qu’ils fassent de la religion “un mystère et un commerce”: deux notions corrélatives; car, en gardant les portes, ils préservent le secret qui doit entourer les audi-ences. Au Ve siècle, en effet, sauf exception (comme les affaires concernant un naufrage26), les procès se déroulent derrière un uelum27 et le tribunal siège face aux justiciables dans le secretarium, autrement dit hors du public.28 Entre 440 et 450, Salvien29 nous affi rme qu’on entre plus facilement dans une église que “dans la maison du moindre juge municipal”. Nous savons que les offi cial-es ou fonctionnaires, mal rétribués par les pouvoirs publics, se faisaient payer cher la moindre complaisance envers l’usager ordinaire et, si Constantin en 331 leur interdit formellement la perception de “sportules”,30 un demi-siècle plus tard une loi de Gratien31 paraît bien considérer celles-ci comme une part notable de leurs revenus. Salvien32 dénonce les profi ts personnels qui enrich-issent “non seulement les juges, mais encore leurs sous-ordres”. Au vrai, la législation réprimant cette rapacité est restée sans effet, semble-t-il.

21. Ibid., 55, p. 36.22. Ibid., 57, p. 38: Ego autem ipsum uidi Cerberum.23. Querolus. Studio introduttivo e commentario, Bologne, 1965, p. 47: “Cosi i cino-

cefali alludono ai cortigiani avidi”.24. Bemerkungen zu Querolus, Eranos, 49, p. 143: “Anspielung auf die kaiserlichen

Kuriere”, avec renvoi à Plut., Oth., 4, 2.25. Analisi del Querolus. Corso di letteratura latina, Turin, 1979, p. 115.26. C. Th., XIII, 9, 6: leuato uelo istae causae cognoscantur.27. Quer., 57 (p. 37 de l’éd.-trad. précitée): obseruant uela et limina.28. C. Th., XI, 7, 20; C. Iust., I, 17, 1 et 48, 3; IV, 20, 14; VII, 45, 6; XII, 19, 2-3;

Lyd., De mag., III, 11, 2 (II, p. 56-57 de l’éd.-trad. J. Schamp, CUF, Paris, 2006); 37, 1-2 (p. 88-89). Cf. A. CHASTAGNOL, La préfecture urbaine à Rome sous le Bas-Empire, Paris, 1960, p. 38.

29. De gub. Dei, III, 46 (p. 221, 66-68 de l’éd.-trad. G. Lagarrigue, Coll. “Sources Chrétiennes”, n° 220, Paris, 1975).

30. C. Th., I, 16, 7.31. C. Th., VIII, 9, 2 (382).32. De gub. Dei, V, 17 (p. 324, 34-35 de l’éd.-trad. citée).

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Ainsi, la satire du Querolus visait sans aucun doute directement, au premier degré, le trafi c d’infl uence exercé par les “chiens de garde”, auxil-iaires de justice et autres employés subalternes par lesquels il fallait passer pour accéder à tel ou tel responsable de la bureaucratie impériale. Mais les “cynocéphales” sont expressément désignés comme nés d’Hécube et d’Anubis “l’aboyeur”. Il convient alors de voir si cette référence au dieu alexandrin n’évoque pas aussi certaines arrière-pensées.

Pour L. Havet,33 le passage en question du Querolus “atteste une diffu-sion notable des cultes égyptiens”. Nous savons qu’à l’occasion des fêtes isiaques des fi dèles attitrés portaient le masque canin d’Anubis. C’est ce qu’un poème anonyme de la fi n du IVe siècle ap. J.-C. reproche à un sénateur romain34 et ce qu’implique un vers du Carmen contra paganos.35 D’après C. Jacquemard-Le Saos36 parlant du masque d’Anubis, “il ne serait pas impossible que le texte du Querolus fasse allusion à ce rite”. Certes, mais quel “rite”? Apulée37 nous décrit la procession du nauigium Isidis en mars, où l’on voit défi ler “les dieux daignant s’avancer sur des pieds humains”, à commencer par Anubis “qui dresse fi èrement son encolure de chien”. Le même dieu canin participait inévitablement aux fêtes de l’automne qui, du 28 octobre au 3 novembre, commémoraient la quête du cadavre d’Osiris et sa redécouverte.38 Je dis bien “inévitablement”, car on imputait cette “invention” au fl air du dieu-chien retrouvant un à un les débris d’Osiris démembré. Un dévot qui portait la tête d’Anubis devait y mimer la recher-che du corps et son succès fi nal.

Or le vraisemblable dédicataire du Querolus, Rutilius Namatianus, nous fait assister dans son De reditu (v. 371-376) aux liesses ou “Hila-ries” du 3 novembre 417 qui fêtaient Osiris “rappelé à la vie”, reuocatus Osiris (v. 375), dans la campagne environnant Faleria ou plutôt Falesia

33. Op. cit. (n. 3), p. 2.34. J.-CL. GRENIER, op. cit. (n. 6), p. 73, n° 35, v. 32: nunc quoque cum sistro faciem

portare caninam. Cf. C. P. E. SPRINGER, Carmen ad quendam senatorem, dans RAC, Suppl.-Lieferung, 11 (2004), col. 321, où le poème est daté (col. 322) de la fi n du IVe siècle (avant la victoire de Théodose en 394).

35. Dans Poetae Latini minores d’Aem. Baehrens, III, Leipzig, 1881, p. 291, 95: Quid tibi sacrato placuit latrator Anubis ? Cf. C. P. E. SPRINGER, Carmen contra paganos, dans RAC, col. 323-331. Ce Carmen est datable de la même époque. Plus précisément, je pense, il vise Vettius Agorius Praetextatus: cf. L. CRACCO RUGGINI, En marge d’une “mésalliance”: Prétextat, Damase et le Carmen contra paganos, CRAI, 1998, p. 493-516.

36. Ed.-trad. citée, n. 12, p. 100.37. Met., XI, 11, 1. Cf. J. GWYN GRIFFITHS, op. cit. (n. 13), p. 216.38. M. MALAISE, Les conditions de pénétration et de diffusion des cultes égyptiens

en Italie (EPRO, 22), Leyde, 1972, p. 221-228.

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(Porto Vécchio, près de Piombino). Les paysans y célébraient celui “qui fait lever les fécondes semences pour des moissons nouvelles” (v. 376).39 Il se peut fort bien qu’en Gaule du Sud, là où le culte isiaque avait pu s’implanter, les pagani des périphéries rurales aient encore so-lennisé leurs semailles par des rites en partie hérités de l’ancien pagan-isme, comme il arrivait jadis encore dans nos campagnes.40 Hébergé par Rutilius, l’auteur du Querolus a dû l’être sur ses terres, c’est-à-dire dans la région de Narbonne ou plutôt de Toulouse.41 Dans ce secteur de la Gaule, les Aegyptiaca de l’époque romaine nous attestent une certaine vitalité des cultes nilotiques.42 Nîmes avait ses Anubiaci,43 Vi-enne ses “Anubophores”44 au IIIe siècle de notre ère. Lampes et médai-llons d’applique font valoir Anubis, notamment dans les processions isiaques,45 au temps des Antonins. Qu’en était-il au début du Ve siècle? Aucun autre document que le texte du Querolus ne fait état d’une con-naissance d’Anubis en Gaule à pareille époque.

Cependant, aussi bien Rutilius que l’auteur anonyme du Querolus nous donnent à entendre des sympathies païennes. Le premier considère avec une évidente bienveillance les réjouissances isiaques des paysans de Falesia, dont la religion est certes festive et pratique, soucieuse avant tout de ré-coltes prospères pour l’année à venir. En revanche, il invective les moines de Capraria non sans quelque véhémence: “Se peut-il que quelqu’un se rende malheureux par crainte du malheur?” (Quisquam sponte miser, ne

39. Cf. J. CARCOPINO, Rencontres de l’histoire et de la littérature romaines, Paris, 1963, p. 249-257.

40. Cf. en général J. ZEILLER, Paganus. Etude de terminologie historique, Fribourg-Paris, 1917, p. 50-54.

41. De reditu suo, I, 510: retrouvant à Vada son ami toulousain Victorinus, Rutilius a le sentiment de jouir un peu de sa patrie, dum uideor patriae iam mihi parte frui.. Cf. J. CARCOPINO, op. cit., p. 258. Ce dossier est déjà discuté à fond et en toute clarté par J. VESSEREAU, Cl. Rutilius Namatianus, édition critique...suivie d’une étude historique et littéraire sur l’oeuvre et l’auteur, Paris, 1904, p. 152-155 (“J’en conclus que Rutilius devait être de Toulouse”). Doutes d’E. Wolff, éd.-trad. de Rutilius, CUF, Paris, 2007, p. X: de De reditu, I, 510, “on conclut qu’il était lui aussi toulousain; c’est vraisemblablement prendre le texte trop à la lettre”. Que signifi e en l’occurrence “vraisemblablement”?

42. L. BRICAULT, Atlas de la diffusion des cultes isiaques (IVe s. av. J.-C.-IVe s. apr. J.-C.) (Mém. de l’Acad. des Inscript. et B.-L., XXIII), Paris, 2001, p. 97-99 (Aquitaine), 131-135 (Narbonnaise).

43. L. BRICAULT, Recueil des inscriptions concernant les cultes isiaques (Mém. de l’Acad. des Inscript. et B.-L., XXXI), 2, Paris, 2005, p. 692, n° 605/0107.

44. Ibid., p. 696, n° 605/1001.45. R. TURCAN, Les religions orientales en Gaule Narbonnaise et dans la vallée du

Rhône, ANRW, II, 18, 1, Berlin-New York, 1986, p. 469-472, pl. II, 2 et V, 7.

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miser esse queat?).46 A cette diatribe semble bien correspondre un passage du Querolus. Le Lare domestique explique à Quérolus qu’il peut devenir riche en perdant tous ses biens. “Pourquoi les perdre?”, rétorque Quérolus. “Pour être heureux!”, lui répond le Lare. “Mais comment? - en étant mal-heureux”, si fueris miser, réplique alors le dieu.47 Après quoi, Quérolus en se remémorant les conseils de son Lare nous dit son embarras. “Perds, me dit-il, ce que tu as chez toi, afi n de gagner beaucoup...Va, me dit-il, recher-che des voleurs, accueille chez toi les brigands...!”.48 On a décelé là com-me une parodie des doctrines chrétiennes et de la charité évangélique.49 Quoi qu’il en soit, l’auteur n’a rien d’un homme authentiquement converti à la foi nouvelle, et il n’était pas le seul au temps des invasions. Comme beaucoup de Gallo-Romains, il n’avait pas rompu avec toutes les tradi-tions polythéistes, ni même avec les superstitions ancestrales, dont il se moque à l’occasion.50

Le ton du Querolus est plaisant, ironique, mais souvent d’une “ironie voilée”,51 de bonne compagnie, dans ce milieu d’une aristocratie gauloise attachée aux belles lettres et à la culture classique. Comme l’a opportuné-ment observé R. Pichon,52 la société de Rutilius “aime mieux les effets de fi nesse que les effets de force, l’ironie adroite que l’hilarité débridée”. Sous l’Empire chrétien, un certain paganisme survit dans les esprits, qui ne se livre pas, sinon à mots couverts. C’est ainsi qu’il convient, je crois, d’interpréter la “sortie” de Mandrogéronte contre les “cynocéphales”.

46. De reditu suo, I, 444. Cf. l’invective contre un ascète solitaire qui s’est “enseveli vivant” sur le rocher d’Urgo, entre la Corse et Pise: ibid., 515-526.

47. Ed.-trad. citée, 37, p. 24.48. Ibid., 39, p. 25.49. F. CORSARO, Garbata polemica anticristiana nella anonima commedia tardoim-

periale “Querolus siue Aulularia”, Miscellanea di Studi di Letteratura cristiana antica, 13, 1963, p. 11-21, repris dans Oikoumene. Studi paleocristiani in onore del Concilio Ecumenico Vaticano II, Univ. di Catania, 1964, p. 523-533. Là où Arbiter engage pour fi nir Quérolus à la clémence envers Mandrogéronte en lui disant: ignosce ac remitte: haec uera est uictoria, F. Corsaro pense au Pater et au pardon chrétien des offenses. N. K. CHADWICK, Poetry and Letters in Early Christian Gaul, Londres, 1955, p. 140, ne décèle dans le Querolus aucune référence au christianisme: un silence comparable à celui de Symmaque, de Macrobe ou de Martianus Capella. Les “cynocéphales” et Anubis ne retiennent donc pas l’attention de l’auteur.

50. Cf. R. PICHON, Les derniers écrivains profanes, Paris, 1906, p. 237. En ce qui regarde l’astrologie populaire, voir H. DE LA VILLE DE MIRMONT, L’astrologie chez les Gallo-Romains (Bibl. des Univ. du Midi, VII), Bordeaux-Paris, 1904, p. 56-62.

51. R. PICHON, op. cit., p. 229.52. Ibid., p. 232.

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Car il s’en prend à une espèce humaine (et non pas divine ou mythique à proprement parler), qui n’est que trop contemporaine, trop actuellement nocive, et qui a ses “mystères”, un culte rentable et gratifi ant. Il n’y a pas si longtemps, la zoolâtrie et ces dieux-animaux qu’adorent les fi dèles du panthéon nilotique indignaient les chrétiens (et Augustin encore dans la Cité de Dieu53). Il s’emportaient contre les liturgies publiques ou initia-tiques où intervenait Anubis avec sa face de chien, tel que Rutilius a pu le voir encore aux environs de Falesia. Mais ce cynocéphale ne fait de mal à personne. Dans la mythologie, c’est comme un chien de chasse qui déniche les morceaux d’Osiris dépecé par Typhon,54 ou comme un chien de garde aux portes des Enfers,55 voire un garde du corps aux côtés d’Osiris56 ou un gardien de son cadavre.57 Il ne s’impose pas aux portes de l’administration pour se faire payer cher et indûment un droit d’entrée. Il s’agit donc là d’une espèce autrement plus néfaste que les cynocéphales du culte alexan-drin, mais qu’on se garde bien de critiquer en face!

Ainsi le Querolus semble bien se servir d’une comparaison ouvertement païenne, mais pour discréditer une réalité de la bureaucratie corrompue qui règne désormais dans l’Empire chrétien.

Il faut ajouter que les chrétiens reprochaient aux païens d’honorer en leurs dieux les serviteurs du maître, au lieu de vénérer le souverain même de l’univers. Vers la fi n du siècle précédent, l’Ambrosiaster58 déplore que les polythéistes, en somme, dédaignent l’empereur au profi t de ses “comtes”, la monarchie justifi ant de facto le monothéisme. Le Querolus donne le sentiment de retourner cet argument contre ceux de ses contem-

53. II, 14, 2 (uel alicui Cynocephalo); VII, 26, 2 (ab Aegyptiis haec sancta animalia nuncupari ); cf. VI, 10, 2 (sur les rites d’automne d’après le De superstitione de Sénèque).

54. Cf. notamment Firm. Mat., De err. prof. rel., II, 2 (p. 78 de mon éd.-trad., rééd., CUF, Paris, 2002): Anubem uenatorem, cui ideo caninum caput impositum est quia lace-rati corporis partes artifi cio canis uestigantis inuenit.

55. J.-CL. GRENIER, op. cit. (n. 6), p. 16-1756. Procl., In Plat. Rem Publ.., V, 417 (I, p. 240, 16-17 Kroll).57. J.-CL. GRENIER, op. cit., p. 10-12.58. Quaest. Vet. et Nou. Test., 114, 2 (p. 118 de l’éd.-trad. M.-P. Bussières, Coll.

“Sources Chrétiennes”, n° 512, Paris, 2007): ...ut contempto domino colantur serui et spreto imperatore adorentur comites. Cf. aussi Arnob., Adu. Nat., I, 26, 3 (p. 152 de l’éd.-trad. H. Le Bonniec, CUF, Paris, 1982) et III, 3 (p. 161, 5-9 Marchesi); R. TURCAN, Ouranopolis. La vocation universaliste de Rome (à paraître), Paris, 2010, p. 194. Mais le païen Celse (Orig., C. Cels., VIII, 12) reprochait de son côté aux chrétiens de ne pas être vraiment monothéistes, puisqu’ ils “ne croient pas offenser Dieu en rendant aussi un culte à son ministre” (le Christ). Sur cette controverse, voir M. FÉDOU, Christianisme et religions païennes dans le Contre Celse d’Origène (Théologie Historique, 81), Paris, 1988, p. 238-241.

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R. Turcan, "Psećoglavci" kako ih prikazuje Querolus i kako ih shvatiti

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porains qui, n’étant pas païens, adorent cependant les serviteurs du maître, comme des dieux subalternes, vrais Anubis à tête de chien, tellement plus cupides et redoutables que le latrator de la mythologie égyptienne. De fait, Mandrogéronte explique à Sycophante qu’il existe deux sortes de “puis-sances” (duo genera potestatum): les unes ordonnent, les autres exécutent. Si le pouvoir des premières a plus de prestige, “souvent la faveur des moin-dres est plus utile” (sed minorum saepe utilior gratia). Il faut donc compter sur l’appui des puissances “inférieures” (sperate ab inferioribus).59

On connaît le proverbe: “mieux vaut s’adresser à Dieu qu’à ses saints”. Le peuple en a jugé tout autrement, ayant recours aux saints, ces “suc-cesseurs des dieux”.60 Au Ve siècle de notre ère, l’Empire et les Romains sont devenus chrétiens, apparemment du moins. Mais le vieux polythéisme eut la vie dure. Anubis ou Thot-Hermès qu’on identifi ait avec Mercure, si populaire en Gaule, était de ces petits dieux qui assuraient le lien en-tre “Dieu” et les hommes, et qu’on sollicitait, comme les “cynocéphales”, d’autant plus assidûment parfois qu’ils n’avaient pas les mêmes exigences impitoyables. Comme le rappelle non sans malice Mandrogéronte, “mieux vaut aller trouver son dieu que son juge d’instruction!”61

Dans ce que P. de Labriolle appelait La réaction païenne ne comptent pas seulement les âpres pamphlets d’un Celse, d’un Porphyre ou d’un Ju-lien dit “l’Apostat”. Au temps où les lois de Théodose et de ses successeurs réprimaient les pratiques de la superstitio,62 cette polémique n’est plus de mise. Il y a désormais le silence d’un Macrobe qui, dans les Saturnales, détaille tranquillement les rites et les mythes de la tradition gréco-romaine sans dire un mot du christianisme, comme si rien ne s’était passé depuis un siècle ou plus. Une forme suprême de mépris est de n’en souffl er mot.63

Cependant, il existe encore une autre manière de réagir contre la reli-gion désormais offi cielle: c’est celle du Querolus, qui ridiculise aimable-ment la morale évangélique en même temps que l’argumentaire des apolo-gistes. Tactique assez subtile, car elle exploite avec esprit un aspect de la

59. Ed.-trad. citée, 52, p. 34.60. P. SAINTYVES (E. NOURRY), Les Saints, successeurs des dieux, Paris, 1907.61. Supra, n. 20.62. C. Th, XVI, 10, 11-13, 16-17, 20, 22-23 (p. 438-448, 452, 462-464 de l’éd.-trad.

Mommsen-Rougé, Coll. “Sources Chrétiennes”, n° 497, Paris, 2005).63. G. BOISSIER, La fi n du paganisme. Etude sur les dernières luttes religieuses en

Occident au quatrième siècle, II2, Paris, 1894, p. 208-212; J. FLAMANT, Macrobe et le néoplatonisme latin à la fi n du IVe siècle (EPRO, 58), Leyde, 1977, p. 137 et 677. Les Sa-turnales ont pu n’être écrites que vers 420 (ibid., p. 140), c’est-à-dire approximativement à l’époque même du Querolus. En plein Ve siècle, Martianus Capella ignore tout aussi superbement la religion nouvelle.

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Kačić, Split, 2009.-2011., 41-43

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zoolâtrie, qui scandalisait singulièrement l’Occident converti (après avoir indisposé les Romains attachés aux traditions latiales), pour en détourner la portée aux dépens des contemporains christianisés. Moquer en termes im-plicites la polémique adverse peut être à l’occasion beaucoup plus effi cace qu’une éloquente plaidoierie ouvertement offensive ou défensive. C’est à quoi l’ami de Rutilius paraît s’être employé, en déplorant des abus que les usagers de l’administration ne pouvaient guère contester, sans songer qu’ils tendaient à innocenter par comparaison les dieux-chiens de l’Egypte...

SAŽETAK - SUMMARIUM

“PSEĆOGLAVCI” KAKO IH PRIKAZUJE QUEROLUSI KAKO IH SHVATITI

Querolus, “salonska komedija”, koja je očito bila posvećena Rutiliju Namaci-janu, prefektu Rima 414. godine, bila je, kako se zna, inspirirana Plautovom Aulu-larijom, a predstavljala je satiru o suvremenim navadama i o društvu. Među trima vrstama vlasti od kojih valja osigurati probitke, navode se i “psećoglavci”. Ti ljudi s “psećom glavom” su izravno poistovjećeni s djecom egipatskog boga Anu-bisa i Hekube. Querolus pod “psećoglavcima” podrazumijeva podvornike, brižne vratare (poput Anubisa). Međutim, kako Rutilije tako i nepoznati autor komedije Querolus, daju naslutiti svoje simpatije prema poganstvu, a Querolus ismijava evanđeoski moral kao i apologetsku argumentaciju, pa na taj način, služeći se us-poredbom neskriverno poganskom, diskreditira realnost korumpirane birokracije koja je prevladala u pokrštenom Rimskom carstvu.