11 La Photographie

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Histoire des Arts XIXème siècle Anne Dumonteil et Aline Palau-Gazé, Service Educatif du Musée Fabre, 2010 Page 1 HISTOIRE DES ARTS XIXème SIÈCLE LA PHOTOGRAPHIE ET LE CINÉMATOGRAPHE, réel ou illusion ? Le XIXème siècle se caractérise par de nombreuses innovations techniques qui vont profondément modifier les pratiques artistiques et le regard porté sur le monde qui nous entoure. Les deux grands apports de ce siècle sont indéniablement la photographie inventée en 1839 et le cinématographe né en 1895. Il n’est pas question ici de faire un historique de ces deux innovations majeures relatives à la question de l’image mais de les questionner dans leurs enjeux et leurs spécificités. En effet, penser à la photographie ou au cinématographe, c’est envisager deux techniques d’enregistrement du réel avec tout ce qu’elles peuvent avoir d’objectivité, voire de neutralité. Or, il est paradoxal de constater que ces techniques d’enregistrement du réel ont, dès leur invention, étaient souvent mises au service de la mise en scène, de l’artifice, de la théâtralisation et de l’illusion alors que c’est du côté de la réalité et de son immédiateté tangible que nous serions enclins à les appréhender a priori. Voyons donc en quoi ces deux techniques ont articulé le réel et l’illusion. Si la photographie a cette capacité nouvelle, par rapport à la peinture, de saisir la réalité et la vie dans leurs manifestations les plus quotidiennes avec objectivité, il apparaît que dès ses débuts, elle a été utilisée pour fixer des scènes construites de toutes pièces. Loin donc d’être un moyen d’enregistrer la réalité de manière factuelle et documentaire, elle a été placée sous l’égide de l’illusion, héritée de la tradition picturale, dans l’idée de répondre au goût de l’époque du travestissement et de la théâtralisation. C’est essentiellement la photographie victorienne, de 1840 à 1880, qui a mis en lumière cette tendance avec des photographes comme Julia Margaret CAMERON (1815-1879), Oscar Gustave REJLANDER (1813-1875), Henry PEACH ROBINSON (1830-1901) ou encore Lewis CARROLL (1832-1898, Charles Lutwidge Dodgson dit). Sous l’influence de modèles picturaux, ces photographes et d’autres encore, entreprennent de mettre en scène des sujets littéraires, religieux, historiques ou de genre. Leurs photographies apparaissent comme de véritables compositions artistiques, largement ancrées dans la pratique des tableaux vivants, des charades mimées et du théâtre amateur très en vogue dans les familles de la noblesse et de la bourgeoisie. O.G. REJLANDER, Les deux façons de vivre, 1857, épreuve à l'albumine argentique, 40,9x76,8, Moderna Museet, Stockholm Roger FENTON (1919-1869), Zouave, 2 ème division, 1855, épreuve sur papier salé, LA County Museum of Art, LA

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  • Histoire des Arts XIXme sicle

    Anne Dumonteil et Aline Palau-Gaz, Service Educatif du Muse Fabre, 2010 Page 1

    HISTOIRE DES ARTS XIXme SICLE LA PHOTOGRAPHIE ET LE CINMATOGRAPHE, rel ou illusion ?

    Le XIXme sicle se caractrise par de nombreuses innovations techniques qui vont profondment modifier les pratiques artistiques et le regard port sur le monde qui nous entoure. Les deux grands apports de ce sicle sont indniablement la photographie invente en 1839 et le cinmatographe n en 1895. Il nest pas question ici de faire un historique de ces deux innovations majeures relatives la question de limage mais de les questionner dans leurs enjeux et leurs spcificits. En effet, penser la photographie ou au cinmatographe, cest envisager deux techniques denregistrement du rel avec tout ce quelles peuvent avoir dobjectivit, voire de neutralit. Or, il est paradoxal de constater que ces techniques denregistrement du rel ont, ds leur invention, taient souvent mises au service de la mise en scne, de lartifice, de la thtralisation et de lillusion alors que cest du ct de la ralit et de son immdiatet tangible que nous serions enclins les apprhender a priori. Voyons donc en quoi ces deux techniques ont articul le rel et lillusion. Si la photographie a cette capacit nouvelle, par rapport la peinture, de saisir la ralit et la vie dans leurs manifestations les plus quotidiennes avec objectivit, il apparat que ds ses dbuts, elle a t utilise pour fixer des scnes construites de toutes pices. Loin donc dtre un moyen denregistrer la ralit de manire factuelle et documentaire, elle a t place sous lgide de lillusion, hrite de la tradition picturale, dans lide de rpondre au got de lpoque du travestissement et de la thtralisation. Cest essentiellement la photographie victorienne, de 1840 1880, qui a mis en lumire cette tendance avec des photographes comme Julia Margaret CAMERON (1815-1879), Oscar Gustave REJLANDER (1813-1875), Henry PEACH ROBINSON (1830-1901) ou encore Lewis CARROLL (1832-1898, Charles Lutwidge Dodgson dit). Sous linfluence de modles picturaux, ces photographes et dautres encore, entreprennent de mettre en scne des sujets littraires, religieux, historiques ou de genre. Leurs photographies apparaissent comme de vritables compositions artistiques, largement ancres dans la pratique des tableaux vivants, des charades mimes et du thtre amateur trs en vogue dans les familles de la noblesse et de la bourgeoisie.

    O.G. REJLANDER, Les deux faons de vivre, 1857, preuve l'albumine argentique, 40,9x76,8, Moderna Museet, Stockholm

    Roger FENTON (1919-1869), Zouave, 2me division, 1855, preuve sur papier sal, LA County Museum of Art, LA

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    Ces fantaisies photographiques tmoignent du got de lpoque victorienne pour la narration et la fiction, au carrefour du monde mdival des lgendes arthuriennes et de lunivers de Walter SCOTT ou de William SHAKESPEARE et de la peinture. Cela traduit aussi le got pour le dguisement et le travestissement qui permettait dtre, le temps dune mise en scne photographique, un autre au sens large, un autre dailleurs ou dune autre condition sociale. LAlbum de Mar Lodge montre que la famille royale aussi se prtait volontiers cette mise en scne de soi. Au-del de ces mises en scne, il est intressant de se pencher sur les artifices qui ne rsultent pas de dcors et de dguisements mais de manipulations faites la prise de vue ou avec les ngatifs. Ainsi, une des photographies les plus clbres de cette priode, The Two ways of life de O.G. REJLANDER, acquise par Victoria pour son poux le Prince Albert, est la combinaison de trente ngatifs diffrents donnant lieu une seule et mme image.

    Cette approche de collage tmoigne de vritables tours de force techniques rcurrents cette poque qui sont lorigine dun dbat sur la nature artistique de la photographie. En effet, avec ces photographies de grandes dimensions, utilisant parfois le photomontage et le trucage, nous sommes l bien loin dune pratique denregistrement du rel immdiat et quotidien. O.G. REJLANDER, Temps durs, 1860, preuve lalbumine argentique, George Eastman house, Rochester

    Fantaisie et ferie se ctoient dans ces images produites par des professionnels, souvent peintres de formation, ou par des amateurs clairs comme pouvait ltre Lewis CARROLL qui pouvait retrouver par ce mdium une imagerie construite de toutes pices qui ntait pas sans rappeler son univers littraire. Ce got pour le merveilleux, que partagent aristocrates et anonymes dans cette nouvelle pratique de limage, trouve son apoge dans le travail de Julia Margaret CAMERON, en particulier dans les annes 1864-1875, avec ses madones lenfant et ses anges, ses bourgeois de Calais et ses personnages shakespeariens trs influencs par la peinture prraphalite anglaise. Ses illustrations photographiques taient conues pour ressembler aux peintures lhuile issues de ce mouvement qui cherchait retrouver la puret des primitifs italiens. Lintemporalit de ses mises en scnes sophistiques, qui rompt avec un ralisme photographique de plus en plus prsent dans cette dcennie, se cristallise pleinement dans sa srie photographique, ralise en atelier en 1874-1875, illustrant Les Idylles du roi de son ami Alfred TENNYSON (1809-1892) qui est un recueil de pomes sur les lgendes arthuriennes.

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    A gauche, Lewis CARROLL, Saint George et le dragon, 1875, preuve lalbumine argentique, 11,6x14,8, Metropolitan museum of art, NY A droite, Julia Margaret CAMERON, Gareth et Lynette, 1874, preuve lalbumine argentique, 34,8x25,9

    Il nous est permis de penser que le ralisme et la conformit de ces mises en scne photographiques au sicle qui les a vues natre, se situent dans la traduction des gots de lpoque : celui de lexotisme et de lorientalisme, et plus largement des voyages, celui pour le thtre et le dcor, celui pour la littrature et enfin celui pour les innovations techniques. Ces engouements multiples se manifestent dans lmergence de pratiques dartistes qui commencent tre dcloisonnes et protiformes. Lexemple de Lewis CARROLL, crivain et photographe, est significatif. Il a dailleurs la clairvoyance de ce qui sera plus tard le spectacle cinmatographique puisquil crit en 1856 dans son journal " Je pense que ce serait une bonne ide que de faire peindre sur les plaques dune lanterne magique les personnages dune pice de thtre que lon pourrait lire haute voix : une espce de spectacle de marionnettes". Avant de clore ce paragraphe sur la photographie victorienne comme vecteur dillusion et de fantaisie, il convient dvoquer une autre de ses richesses : la pratique essentiellement fminine qui consiste en la ralisation dalbums. Mlant le rel et lartifice, ils articulent des fragments de photographies dtours et la pratique de laquarelle. Ces albums crs dans les annes 1860 montrent, au fil de leurs pages, des photomontages (ou photocollages) empreints, pour certains, de ralisme et, pour dautres, de merveilleux. Cette pratique nglige et oublie de jeu avec les images constitue un tmoignage sur les loisirs des femmes aises de cette poque et sur une photographie qui devenait de plus en plus accessible et quotidienne.

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    Elisabeth PLEYDELL-BOUVERIE (?-1889), 1872-77, collection George Eastman House, Rochester

    Lexposition Playing with Pictures: The Art of Victorian Photocollage lui est dailleurs consacre en cette anne 2010 lArt Institute de Chicago, exposition qui voyagera ensuite New York et Toronto. Cet vnement permet dexhumer ou, tout le moins, de mettre au jour un phnomne de socit qui tait tout fait novateur en ce quil articulait deux pratiques de limage, entre prsentation et reprsentation, entre objectivit du rel et fantaisie, tout en faisant merger la notion de dcoratif. Il est trs certainement question dune vraie manifestation de la modernit dans cette pratique fminine, avec ses hybridations, ses ruptures dchelle, ses images surralistes avant lheure tantt teintes dhumour ou de subversion.

    Les auteurs ne sont pas toujours identifis et identifiables mais quimporte ! Cest le tmoignage dune poque et des penses fminines partiellement dvoiles dans ces manipulations dimages qui prime ainsi que linnovation que la ralisation de ces albums proposait.

    Georgina BERKELEY (1831-1919), page de l'Album Berkeley, 1867-71, collage, aquarelle et tirages l'albumine, Muse d'Orsay

    Constance SACKVILLE-WEST (1846-1929), page de l'Album Sackville-West, 1867-73, George Eastman House, Rochester

    Aprs avoir envisag la photographie dans ses manifestations thtralises, illusionnistes et narratives, nous allons voir en quoi elle rpond aussi sa spcificit technique de restitution du rel, "puisquelle

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    nous donne toutes les garanties dsirables dexactitude" pour reprendre le mot de Charles BAUDELAIRE (1821-1867), de son Salon de 1859. Le domaine qui sera essentiellement abord sera celui de la naissance du portrait photographique et de lide didentit.

    Si des photographes comme Roger FENTON, Hippolyte BAYARD (1801-1887) ou encore Oscar Gustave REJLANDER se mettent en scne dans leur travail de limage, ce nest pas pour donner voir la ralit de ce quils sont mais pour jouer un personnage linstant de la prise photographique, un zouave pour le premier, un noy pour le deuxime ou un soldat pour le dernier. Il nest pas question dun propos sur lidentit propre mais sur la mise en scne de soi dans un rle identifiable ou reconnaissable. Cest le personnage qui prime et non la personne dans ces scnettes plus ou moins complexes sur le plan du dcor, du dguisement ou de la composition. Lartifice est plus ou moins masqu mais ce qui en ressort cest le sentiment de narration photographique en lien avec un rcit de fiction.

    Mais au moment o la mise en scne de soi comme personnage est courante dans les pratiques photographiques sont galement conues des images composes et fabriques intgrant la question de lidentit, de la personne nomme et reconnaissable immdiatement. La tradition du portrait pictural histori se perptue donc au moyen de lenregistrement photographique. Une diffrence importante est toutefois relever : les modles posent rarement habills en figures mythologiques ou en hros prfrant jouer des rles nouveaux lis aux horizons ouverts ou dmocratiss au XIXme sicle ou aux gots de cette poque. Ainsi, lorient et le voyage sont souvent convoqus avec des lments de dcor tels que des malles, des meubles volants en cannage, des costumes ou accessoires exotiques alors en vogue, de mme que les personnages contemporains ou les rles particulirement apprcis en ce temps.

    Warren THOMPSON se portraiture en artiste, en penseur ou encore en arabe alors que Oscar Gustave REJLANDER se donne voir en Garibaldi. Loin dtre un portrait (ou autoportrait) tel que nous lentendons a priori, chaque image photographique est une vraie mise en scne de la personne o le dcor et le costume sont toujours particulirement soigns afin de viser la vraisemblance et de tmoigner dune certaine authenticit. Il sagit donc de portrait de fantaisie et de fiction o lidentit a sa place mais o elle ne se suffit pas elle-mme dans la ralit physique et quotidienne du visage et du corps. Rappelons-le, une fois encore, le got du dcor et du travestissement tait trs marqu en ces temps o lon apprciait le thtre, de ses formes les plus nobles ses manifestations les plus populaires, la littrature et les contes ou encore lorientalisme. La photographie, dans cette pratique artificialise du portrait, apparat comme un substitut de la peinture puisquelle opre dans un registre illusionniste, et non quotidien et immdiat. Nous nous situons l dans un entre-deux du rel et de lillusion.

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    Lewis CARROLL, Lorina et Alice Liddell en chinois, 1859, tirage lalbumine argentique

    Lewis CARROLL, Xie Kitchin, 1874, tirage lalbumine argentique

    Au-del de ces gots partags au XIXme, cest aussi une sociologie de la photographie qui se dessine en regard de la production de portraits. Rappelons dabord que la photographie demande, ses dbuts et pour des dcennies, un temps de pose qui est loin de limmdiatet que nous connaissons. Voil peut-tre un des lments qui expliquent la question de lattitude et du dcor dans les pratiques photographiques. Mais cela ne saurait suffire. Observer les portraits photographiques du XIXme sicle, cest faire le constat dun art de la posture et de la mise en scne o la personne joue toujours, peu ou prou, un rle ou saffirme dans son rang social, sa puissance ou sa renomme.

    Ainsi, quil sagisse de personnalits, hommes de pouvoir ou comdiennes, ou non, le portrait tmoigne dune fonction ou dune qualit, ces dernires se manifestant au travers dlments de dcor et dune mise en scne rigoureuse et soigne. Chaque dtail est pens dans ce travail ralis presque exclusivement en studio : composition de limage, lments mis en uvre, lumire. Les lments constitutifs de ces dcors sont principalement des meubles, des rideaux ou une toile de fond qui thtralisent et encadrent lensemble, des lments architectoniques comme des colonnes qui structurent lespace et vhiculent lide de pouvoir et de solennit.

    Camille SILVY (1834-1910), Silvy dans le studio avec sa famille, 1866, tirage l'albumine, collection prive, Paris

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    Camille SILVY, Ferdinand Philippe Marie d'Orlans, duc d'Alenon, 1861, tirage l'albumine, 8,5x5,5, National portrait Gallery, Londres

    Le dcor se met au service du ralisme de la photographie dans la mesure o le modle se voit renforc dans sa fonction ou son rang par des lments extrieurs lui qui lenvironnent et le situent. Cest pourquoi, le cadrage est en plan moyen, afin de montrer le (ou les) protagoniste(s) en pied mais aussi le lieu. A la diffrence des portraits peints ou sculpts, cest la totalit du corps qui est privilgie et non exclusivement le visage et le buste. Attitude, posture, expressivit du corps et lments de dcor deviennent les fondements de ces portraits photographiques qui dbordent la seule question de lidentit propre. Regarder une photographie, cest avoir, en effet, de nombreux indices sur la personne reprsente et sa place dans la socit ce qui nous permet de penser que la fonction photographique nest pas strictement identitaire, elle devient aussi sociale. Si ralisme il y a, il ne se situe donc pas dans limmdiatet de la prise photographique avec ce quelle pourrait avoir dobjectif et de documentaire mais dans la restitution fidle ou dans ladquation de la personne photographie et du dcor qui laccompagne. Il est prciser, du point de vue de lhistoire de la photographie, quun vnement important va marquer lanne 1854. En effet, cest lanne o Andr Adolphe Eugne DISDRI met au point un nouvel appareil photographique qui peut reproduire six huit clichs sur la mme plaque de verre. Cela rompt avec le daguerrotype, qui ne permet quun seul portrait et qui est, de fait, plus coteux. Cet appareil utilisant le collodion humide va dmocratiser la photographie et la dvelopper au travers du portrait-carte, aussi appel carte de visite et dpos comme tel. Lengouement pour la photographie va prendre un nouvel essor puisquelle devient une activit commerciale grande chelle, avec cette rduction des cots et cette capacit reproduire les images. Plus que jamais, elle saffirme comme un moyen de reprsentation du statut social. Dun point du vue technique, les photographies sont ralises avec plusieurs objectifs ce qui permet une approche squentielle, visible lorsque les photographies ne sont pas dcoupes et quelles se prsentent sous forme de planches (exemple du portrait du Prince Lobkowitz reproduit ci-dessous). Dans la ralit quotidienne du XIXme sicle, elles taient spares et contrecolles sur une plaque de carton de 10,5x6,5 cm, do le nom de carte de visite. La photographie ntait donc plus un luxe rserv quelques-uns, elle se dmocratisait dans les couches aises de la population, notamment sous limpulsion de Napolon III, lui-mme modle de DISDRI, seul ou avec sa famille.

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    Andr Adolphe Eugne DISDRI (1819-1889), Prince Lobkowitz, 1858, tirage l'albumine argentique d'aprs une plaque de verre, 20x23,2, Metropolitan museum, NY

    Andr Adolphe Eugne DISDRI, Napolon III, vers 1857-60, tirage lalbumine argentique, format carte de visite

    Avec le dveloppement des cartes de visites nat la pratique de lalbum dans les familles ainsi que lide de la carte comme marchandise, avec lapparition de collections. Ainsi, il a t vendu plus de trois millions de cartes de la Reine Victoria entre 1860 et 1862. Notons quoutre les photographies des puissants, ce sont aussi les cartes des comdiens qui sont la mode avec le got marqu au XIXme pour le thtre et pour le spectacle. Il est intressant de constater que lidentit propre des personnes photographies saffirme de plus en plus, notamment au travers du cadrage qui volue. Dun plan moyen qui donnait voir les lments de dcor, la prise photographique se rapproche comme nous pouvons le constater dans le portrait de Napolon III par DISDRI ou dans ceux des comdiennes prises par le studio londonien DOWNEY dans les annes 1890. Il nest pas encore question de plan rapproch taille ou poitrine comme nous lentendons aujourdhui mais de plan amricain. Le regard se concentre davantage sur la physionomie marquant davantage lidentit propre avec la singularit des traits et non le statut social par lentremise du dcor et dun espace organis et scnaris.

    Studio DOWNEY (W. & D. DOWNEY) A gauche, Sarah Bernhardt, 1890, Woodburytype National portrait Gallery A droite, Lillie Langtry, 1891, 22,9x17,8

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    La photographie est la mode. Tout un chacun en possde et dsire se faire photographier par les studios qui se multiplient: DISDRI, CARJAT, NADAR, MAYER ou encore PIERSON. A ces ateliers professionnels de qualit sopposent des ateliers o le travail savre standardis et mdiocre, pour rpondre une demande de plus en plus forte et sans exigence artistique. Cest ce que NADAR (1820-1910, Adrien Gaspard-Flix Tournachon dit) dnonce dailleurs propos de ses concurrents MAYER ET PIERSON qui se contentent " d'un format peu prs unique, singulirement pratique pour l'espace de nos logements bourgeois. Sans s'occuper autrement de la disposition des lignes selon le point de vue le plus favorable au modle, ni de l'expression de son visage, non plus que de la faon dont la lumire claire tout cela. On installait le client une place invariable, et l'on obtenait de lui un unique clich, terne et gris la va-comme-je-te-pousse ".1 Mais que se passe t-il du point de vue de la perception et de lenregistrement du rel ? Il est indniable que la photographie didentit saffirme de plus en plus en tant que reprsentation de la physionomie des modles. Le dcor et les indices se rapportant la personne photographie disparaissent de plus en plus laissant pleinement sa place la ralit physique du corps, cadr mi cuisses, la taille ou la poitrine, et plus rarement au niveau du visage. Ainsi, dans les portraits de NADAR reprsentant les clbrits artistiques de son temps (crivains, artistes peintres, musiciens ou comdiens) rares sont les lments extrieurs lis aux modles qui subsistent. Ce que privilgie cette gnration de photographes franais, cest limage de la personne dans la singularit de ses traits, de son regard et de son attitude. Une tude de la place des mains dans des poses classiques est galement au cur du travail de NADAR qui fait ainsi cho la pratique ingresque du portrait. Il nest nullement question dexagration dans les attitudes et les expressions ; ce qui prime, cest la restitution fidle de lidentit et de lessence du modle.

    NADAR, Victor HUGO Sarah BERNHARDT Gustave COURBET

    Pour cela, la lumire est savamment travaille ainsi que la posture afin de traduire la sensibilit, la concentration ou lesprit du modle. Il sagit donc de portraits didentit, de portraits physiques, mais qui, au-del de lapparence, visent aussi montrer lintriorit, ce qui nous amne les considrer comme des photographies artistiques et non seulement comme des photographies documentaires. Rappelons, ce propos, que cette pratique de limage a toujours suscit des rserves, voire des critiques, notamment de

    1 NADAR, Quand j'tais photographe, Paris, Flammarion, p. 198.

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    la part de Charles BAUDELAIRE dans son Salon de 1859, pour qui " lart est et ne peut tre que la reproduction exacte de la nature". Et de conclure " Un moyen industriel ne peut prtendre lart, dont la vocation est dexprimer le beau ". En regard de toutes ces pratiques photographiques mises en scne ou plus soucieuses de la question de lidentit, il est mentionner que le XIXme sicle est galement porteur dun type de photographie strictement identitaire et documentaire qui sera mis au point par Alphonse BERTILLON (1853-1914) ds 1870. Nous sommes, avec son travail, dans un enregistrement et une restitution les plus fidles et les plus objectifs possible de la ralit physique des personnes et dans lmergence de la notion dindividu. De quoi sagit-il exactement ? Le bertillonnage est le premier systme didentit judiciaire qui avait pour projet de distinguer les individus au moyen de deux photographies (visage de face et de profil, cadr en gros plan et neutre sur le plan de lexpression) et de quatorze mesures particulires (taille, mains, pieds, oreilles). Ces fiches, labores partir de 1882, lorsquelles taient dment compltes permettaient didentifier de manire prcise et sans ambigut les dlinquants et les criminels. Il est rappeler que BERTILLON est un criminologue et que, dans ce cadre l, il recourt la photographie uniquement pour saisir la ralit physique des personnes et pour contribuer une anthropomtrie judiciaire. Cest lobjectivit du mdium photographique qui lintresse et sa capacit saisir les caractristiques individuelles et les singularits physiques. Si lanalyse des donnes qui en a t faite est souvent contestable, il nen reste pas moins que le travail de BERTILLON prsente un intrt dans lhistoire de la photographie, avec ce quelle peut avoir de documentaire et dobjectif, et dans la construction de la notion didentit photographique.

    Exemple de fiche. Ici, celle de BERTILLON (1891)

    Une des quatorze mesures du corps

    Pour conclure sur ces pratiques photographiques qui oscillent ds 1839 entre illusion et objectivit de la reprsentation, en passant par de savants mlanges de fantaisie et de rel, nous pouvons affirmer que la technique de la photographie a modifi le rapport limage et sa diffusion et la relation que les personnes entretenaient avec leur propre reprsentation. En outre, cest la question de lidentit photographique qui sest construite tout au long des premires dcennies de lhistoire de ce mdium. Il est dailleurs noter quelle trouve encore des chos de nos jours avec le photomaton qui apparat comme

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    la version actuelle de lappareil de DISDRI, le cadrage de la photographie didentit ou encore les fiches de police qui sapparentent ceux inaugurs par BERTILLON. Mais si le XIXme sicle est riche de linvention de la photographie et des images quelle a pu produire, il est ncessaire de rappeler les approches systmatiques et pseudo scientifiques quil a aussi engendres. Sous couvert de critres et de caractres rcurrents, des typologies et des profils ont t labors dans le cadre de recherches quelles soient criminelles, anthropologiques, sociologiques ou encore ethnologiques. Le recul historique nous a montr les limites et les dangers de ces approches qui, oubliant la personne ou lindividu, sintressait davantage un type avec ce que cela peut avoir de classificatoire et de rducteur sur le plan scientifique. Cest le cas notamment des thories eugnistes dArthur BATUT (1846-1918) fondes essentiellement sur des photographies.

    A gauche, Francis GALTON (1822-1911), composite des grands mathmaticiens amricains A droite, Arthur BATUT, composite des hommes de sa propre famille

    QUESTIONNEMENTS EN RELATION AVEC LA PHOTOGRAPHIE, SES DMARCHES ET SES ENJEUX

    Henry PEACH ROBINSON, Deux photographies de la srie Jeune fille au chapeau rouge, 1858, preuve l'albumine, 23,3x18,7, National museum of Photography, Bradford, Angleterre

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    - Rflexion sur la rfrence de ces photographies et sur les notions de narration et de squence - Rflexion sur le passage de lcrit lillustration et lillustration photographique (enjeux de

    chacun des mdiums)

    Lewis CARROLL, Saint George et le dragon, 1875, preuve lalbumine argentique, 11,6x14,8, Metropolitan museum of art, NY

    Andr Adolphe Eugne DISDRI, Les enfants Richie, 1862, portraits carte de visite non dcoups, tirage albumino-argentique, 19,1x23,5, Nat. Gall. of Australia, Canberra

    - Reprage des lments qui contribuent la thtralisation de la photographie - Rflexion sur la narration au travers de ces deux exemples photographiques

    NADAR, Sarah Bernhardt, 1864 NADAR, Sarah Bernhardt en Thodora de Victorien

    Sardou, 1882, 14,6x10,5

    - Analyse comparative de ces deux photographies du mme modle par NADAR (posture, dcor, vtement, cadrage, intention du photographe)

    - Rflexion sur les questions personne / personnage et identit / rle

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    Andr Adolphe Eugne DISDRI, Napolon III et sa famille, 1859, format carte de visite

    Andr Adolphe Eugne DISDRI, Napolon III, vers 1857-60, tirage lalbumine argentique, format carte de visite

    - Analyse comparative de ces deux photographies de Napolon III (image de soi, image du pouvoir,

    dcor, attitude, intention du photographe et du modle) - Rflexion sur le cadrage et ses implications

    - Rflexion sur larticulation personne, individu

    et identit - Rflexion sur les chos contemporains du

    travail dAlphonse BERTILLON Alphonse BERTILLON, Fiche de Francis GALTON, 1893

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    John William WATERHOUSE (1849-1917), The Lady of Shalott, 1888, huile sur toile, 200x153, Tate Gallery, Londres

    Henry PEACH ROBINSON, The Lady of Shalott, 1861, preuve lalbumine argentique daprs deux ngatifs, 30,4x50,8, Coll. Gernsheim, University of Austin, Texas

    - Analyse comparative des deux oeuvres dont le sujet est identique avec rflexion sur les

    spcificits de chacune et les particularits de chacun des mdiums - Rflexion sur larticulation peinture / photographie, sur leurs influences rciproques et leurs

    apports mutuels au XIXme sicle - Rflexion sur la question du photographique