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ISBN 2 13 046380 0

Dépôt légal — lre édition : 1994, mai C Presses Universitaires de France, 1994 108, boulevard Saint-Germain, 75006 Paris

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O U V E R T U R E

Les sentiers de la création ? [...] Ces sentiers, quels pourraient-ils être, sinon ceux que commence déjà à nous ouvrir, nous frayer notre plume : ceux de notre écriture. Et il va falloir que ce soient ceux que pourra suivre, emprunter — on disait mieux anciennement, ceux que pourra tenir votre lecture. [...] Mais comment seulement puis-je écrire ? par des mots. Quels mots ? Ceux, tout à la fois, que ma hardiesse me porte, m'incite à tracer, écrire, et que mes scrupules me permet- tent d'écrire, de tracer.

Francis PONGE.

Si vous demandez à un libraire où trouver des ouvrages de « genèse tex- tuelle » ou de « critique génétique », il risque de vous induire en erreur en vous orientant vers les rayons de théologie ou de biologie. Certes, la genèse biblique et la génétique des sciences de la vie concernent, tout comme la critique géné- tique littéraire, des questions de naissance, d'émergence et d'élaboration, des lois de développement et de transmission (du monde, du vivant, ou des œuvres), et de ce point de vue, il y a un rapport entre un récit cosmogonique comme celui de l'Ancien Testament1, le code génétique de la biologie moléculaire et le domaine de la critique génétique auquel est consacré le présent ouvrage. Il y va à chaque fois du cheminement complexe qui conduit de l'informe et de l'indistinct à des formes organisées. De manière plus symptomatique cependant que cette vague parenté, le mauvais aiguillage du libraire révèle que la critique génétique n'est pas encore une discipline universitaire, reconnue et cataloguée comme telle. Elle nécessite le détour par une métaphore ou une connotation. Traquer le deve- nir d'une œuvre en étudiant les traces écrites de sa genèse, c'est, mutatis mutandis, recréer le monde, c'est faire comme Dieu le Père ou comme le biologiste qui explore les lois du vivant. Statut précaire d'un domaine en voie de constitution, mais aussi, et pour cette raison même, objet de désirs et d'enjeux théoriques.

Et pourtant, la critique génétique a progressivement défini son objet propre : les manuscrits de travail des écrivains en tant que support matériel, espace d'inscription et lieu de mémoire des œuvres in statu nascendi; et elle a mis au point ses méthodes et ses finalités. Si elle ne dispose pas d'un modèle théo- rique autonome, elle a, à coup sûr, modifié le paysage du champ littéraire. Le présent ouvrage propose à la fois un « état des lieux » et des réflexions ouvrant la voie à une élaboration théorique. Reflet d'une situation de la recherche et en même temps prise de position personnelle, il s'adresse à deux types de lecteurs.

' Pour les divers mythes cosmogoniques, voir l'ouvrage magnifiquement illustré de Jacques Lacarrière, Le livre des genèses, Paris, Philippe Lebaud éd., 1990.

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D'une part, aux jeunes chercheurs désireux de se familiariser avec un champ qui reste malgré tout d'une grande sophistication et d'un accès souvent difficile; à eux sont destinés les survols historiques, les tentatives de définition, les des- criptions méthodologiques et la bibliographie générale. D'autre part, le livre entend également s'inscrire dans la recherche vivante et susciter la confrontation avec d'autres courants de la recherche littéraire. Engagé dans les débats actuels (ce qui ressort des nombreuses notes en bas de page)1, il en partage les incerti- tudes théoriques, les enjeux contradictoires, bref, tout ce qui caractérise un domaine jeune, dont il peut toujours paraître prématuré de vouloir esquisser une synthèse. D'autres réflexions, en cours de rédaction ou d'impression, viendront sans doute moduler, corriger, infirmer, confirmer et, en tout cas, enrichir ce qui est présenté ici.

Les choix au niveau des écrivains cités, des méthodes exposées et des faits d'histoire culturelle témoignent d'un parcours biographique : si, à côté des phé- nomènes spécifiquement français, je privilégie les exemples allemands, si, parmi les modèles interprétatifs du quatrième chapitre, j'accorde une place de choix aux processus langagiers, ce sont les reflets de mes origines comme de mes naviga- tions entre deux langues et deux cultures, ce sont aussi les échos de mes années d'études littéraires en Allemagne et de formation linguistique en France. Enfin, toutes ces pages consacrées aux manuscrits littéraires sont le fruit de vingt ans de recherches que le CNRS m'a permis de conduire.

La critique génétique a choisi de travailler essentiellement sur les manuscrits modernes. Le deuxième chapitre indique les raisons de ce choix. Quand il est question, dans ce livre, d'écriture littéraire, c'est alors à une certaine conception de la littérature qu'il est fait référence et qui est celle de la modernité. Cette conception, pour le dire rapidement, suppose réflexivité (le texte et le manuscrit comme traces d'un rapport à soi et comme mise en scène de l'écriture) et trans- gression (le manuscrit dans sa tension entre la reproduction d'un savoir et le jail- lissement de l'invention créatrice). D'autres époques littéraires ont été guidées par d'autres présupposés.

Le corps de l'ouvrage reviendra sur l'histoire du manuscrit littéraire. Quant aux premiers pas de la critique génétique, vers le début des années 70, ils trahis- saient non seulement l'enthousiasme conquérant, mais aussi une certaine naï- veté : comme si les généticiens étaient les premiers astronautes des études litté- raires. Avec le recul, ils ont compris que, malgré le caractère résolument nouveau

1 Les notes en bas de page contiennent des références bibliographiques complètes. Pour des raisons de simplicité de la lecture et au risque de répéter exhaustivement certaines références, nous faisons un usage minimal des mentions « op. cit. » ou « art. cité ». Tous les titres bibliographiques qui figurent en bas de page ne sont pas nécessairement repris dans la bibliographie générale ; tous les titres de la bibliographie générale ne sont pas nécessairement cités dans le corps de l'ouvrage.

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de leurs objectifs, ils avaient néanmoins des ancêtres, fussent-ils indirects : les philologues avec leur cortège d'éditions critiques. Et chemin faisant, ils ont com- pris également que, loin de poser le pied sur la Lune, ils s'inscrivaient dans un contexte épistémologique général où l'interrogation sur les processus de création était devenue une grande question de notre temps.

Témoignage, parmi tant d'autres, de cette contemporanéité, de cet « air du temps » : la collection « Les Sentiers de la création », parue chez Albert Skira entre 1969 et 1976, et dirigée, jusqu'à sa mort, par Gaëtan Picon. Vingt-six créa- teurs1 — écrivains, peintres, critiques, savants — y présentent, une fois l'œuvre faite, post festum, des réflexions sur leur production et leur cheminement, sur leur rapport à l'art, ainsi que des traces visibles et lisibles de ces processus d'élabora- tion. Certes, l'objectif principal de la collection est de faire tenir à l'artiste lui- même un métadiscours sur son art, et non de procéder à l'analyse scientifique des manuscrits. Néanmoins, certains volumes de la collection peuvent se lire comme les plus beaux spécimens de critique génétique : je pense à Aragon expliquant comment naissent les incipit de ses romans ; à Ponge livrant au lecteur ses dossiers préparatoires, manuscrits de travail et autres documents liés à la genèse de son poème Le pré; à Gaëtan Picon commentant merveilleusement les carnets de des- sin de Mirô ou la genèse de La chute d'Icare de Picasso.

Les traces gribouillées des manuscrits littéraires, ces « griffouillis », pour reprendre un mot-valise dans lequel Aragon fusionne et condense « gribouil- lage », « fouillis », « fouille » et « griffe », ont un statut hybride : ni partie inté- grante de l'œuvre — jusqu'à ces temps derniers, le texte définitif était seul à rece- voir les honneurs de la publication —, ni pur déchet, puisque l'auteur lui-même et, après lui, les collectionneurs et archives publiques les conservent. Que repré- sentent-ils alors, pour l'auteur, à qui ils ont survécu, et pour nous, qui les choi- sissons comme objet d'étude? Dans les deux cas, le manuscrit recouvre une zone de secret, de désir obscur, quelque chose de la face nocturne de l'œuvre que l'on voudrait à la fois mettre à l'abri des regards indiscrets et voyeurs, et exposer à la lumière du jour pour le communiquer aux esprits subtils. Du côté du chercheur, il y a un désir de communion : partager le secret de la création, le percer et le transformer en connaissance. Sait-on assez que « genesis » et « gnosis », « nais- sance » et « connaissance », ont une seule et même racine indo-européenne, « gen- » ? Du côté de l'auteur, il y a, indéniablement, un désir ambivalent et mas- qué de rétention et d'exhibition : garder ces bribes les plus à soi de l'écriture,

1 Les voici, dans l'ordre de la parution : Triolet, Aragon, Ionesco, Butor, Barthes, Caillois, Starobinski, Simon, Prévert, Picon, Ponge, Mandiargues, Alechinsky, Asturias, Le Clézio, Picasso (par Picon), Bonnefoy, Paz, Char, Michaux, Dubuffet, Masson, Tardieu, Lévi-Strauss, Bacon, MirÓ (par Picon). — D'autres titres étaient annoncés : Boulez, Cage, Dürrenmatt, Frisch, Gracq, Foucault, Jakobson, Leiris, Robbe-Grillet, Sollers, Steinberg ; on ne peut que regretter qu'après la mort de Gaëtan Picon personne n'ait repris cette belle initiative.

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conserver pour une gloire posthume incertaine ces témoins de la solitude créa- trice, ces signes du risque absolu, de l'erreur, de la rature et des ratés. Le geste de Stendhal, reliant lui-même les volumes de ses manuscrits non publiés, écrits « pour être lu[s] en 1935 », ou l'espoir qu'exprime Raymond Roussel d'avoir « peut-être un peu d'épanouissement posthume à l'endroit de [ses] livres », disent assez cette double tentation.

Celle-ci peut prendre corps dans les mystérieuses « malles aux manuscrits » dont il faudra un jour écrire l'épopée. Si sans attendre nous évoquons ici quelques- unes de ces histoires bizarres, c'est pour une raison heuristique. Elles peuvent intro- duire le lecteur à une singularité spécifique de l'objet manuscrit. Son existence est due à la fois à un désir contradictoire de l'auteur et au jeu du hasard de l'histoire. Ces caisses, coffres-forts, valises ou cartons sont remplis de trésors étranges, propre- ment « inaliénables » : mélange de papiers personnels, d'inédits, de brouillons d'oeuvres publiées, le tout comme une série d'arrêts sur image dans une vie d'écri- ture, où se succèdent réussites et échecs, étincelles et désespoirs, triomphes et errances d'un sujet face à l'aventure de l'invention. Nombre d'auteurs se sont atta- chés avec un soin méticuleux à les sauver des aléas de la vie (déménagements, voyages, exils, guerres). On connaît la scène du lit de mort de Chateaubriand au pied duquel repose, signe unique d'une éventuelle survie, la fameuse caisse qui comporte le manuscrit de ses Mémoires d'outre-tombe. On sait aussi avec quelle atten- tion quasi obsessionnelle Victor Hugo, par-delà les péripéties de l'exil, s'est occupé de ses « malles aux manuscrits », jusqu'à se faire aménager, vers la fin de sa vie, une armoire de fer dans laquelle il gardait sous clé ses œuvres inédites. La postérité n'a pas toujours accordé à ces trésors le respect qu'ils auraient mérité. L'ignorance, l'in- compétence ou la censure morale des familles, l'appât du gain, les guerres, ou tout simplement l'oubli sont à l'origine de l'odyssée de certains fonds manuscrits. Et ces aventures expliquent en partie la fascination particulière et l'engagement passionné des chercheurs pour l'objet manuscrit.

Ainsi en 1966, le retour, émouvant et spectaculaire, cent dix ans après la mort de l'auteur, d'une partie considérable des manuscrits de Henri Heine sur les bords de la Seine, là où le poète avait vécu de 1831 à 1856 après avoir fui l'Alle- magne réactionnaire de Metternich. Cet ultime voyage a conclu une histoire mouvementée dont les derniers épisodes se sont joués entre un grand collection- neur d'origine allemande vivant à Jérusalem, Schocken, et les représentants de la France, qui ont fini par obtenir l'acquisition de ces manuscrits pour la Biblio- thèque nationale. Et c'est, en fin de compte, bien de cette conjoncture-là, faite de passion intellectuelle, de conscience du patrimoine littéraire et du talent d'un homme, Louis Hay, qu'est née la critique génétique française1.

1 C'est en effet à Louis Hay que l'on doit à la fois la conduite d'âpres négociations avec les héritiers de Schocken et l'initiative prise auprès du Centre national de la recherche scientifique pour la création, en 1968, d'une équipe de recherche dont est issu l'actuel « Institut des textes et manuscrits modernes ».

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Les destinées aventureuses ne sont pas le propre des manuscrits littéraires1. Certains grands fonds manuscrits scientifiques ont connu de semblables trajec- toires. Ainsi s'est échangée en novembre 1992 au buffet de la gare de Clermont- Ferrand une liasse de 350 manuscrits de Lavoisier qui reprenaient le chemin de l'Académie des sciences. Donnés en 1846 par la famille, ils avaient quitté le quai Conti en 1955, quand un ingénieur-chimiste avait obtenu l'autorisation de les emporter chez lui afin d'en assurer la transcription intégrale. Le chercheur mort, une partie des manuscrits est oubliée au grenier, un particulier passe devant la maison en démolition, découvre le trésor, s'en empare, ne dit rien pendant une vingtaine d'années, et finit par le restituer à qui de droit.

Plus lourde de conséquences pour l'histoire des sciences est l'aventure de la malle de Newton2. Le fondateur de la science moderne y avait enfermé en 1796, avant de déménager de Cambridge à Londres, les manuscrits de ses textes non publiés. La famille les laissa dormir pendant cent quarante ans et décida, en 1936, de les proposer à la vente. L'économiste J. M. Keynes s'y intéresse, les achète et finit par en faire don au Trinity College de Cambridge. Or, à sa grande stupeur, les manuscrits de la malle ne concernaient ni la physique ni les principes mathé- matiques, mais étaient remplis de spéculations alchimiques et théologiques, soi- gneusement cachées par Newton à la face d'un monde qui, grâce à l'élaboration scientifique du même Newton, devait entrer dans l'âge moderne. Le bouclage de la malle est devenu la métaphore d'une clôture scientifique.

Autre histoire, merveilleuse comme les textes de l'auteur concerné : celle des manuscrits de Raymond RousseP, mort en 1933 à l'âge de cinquante-six ans. En 1988, la Société Bedel, traditionnel garde-meuble de la famille Roussel, découvre neuf cartons de manuscrits (appartenant souvent à des textes inédits), de photos et de livres dont certains portent la mention : « Je lègue ce livre imprimé sur velin à la Bibliothèque nationale, rue de Richelieu, Paris. Raymond Roussel. 20 mai 1933. » Un trésor inespéré de milliers de pages manuscrites rejoint ainsi en 1989, par un don de la Société Bedel, la Bibliothèque nationale. A-t-on remarqué que les cinquante-six ans de la vie de Roussel furent suivis très exactement de cinquante-six ans de survie dans la poussière (pour l'auteur de Poussière de soleils!) avant de parvenir à cet « épanouissement posthume » dont il avait rêvé ? N'est-ce pas là comme un ultime pied-de-nez de celui dont aucun procédé révélé ( Comment j 'ai écrit certains de mes livres) ni, peut-être, aucune malle de manuscrits ne saura percer le secret ? Locus Solus, lieu de la solitude de l'inven- tion, à jamais ? Malles, valises, ratures, littérature : comment ne pas penser à ce

1 De même, l'investigation génétique, on y reviendra à la fin de cet ouvrage, ne se limite pas aux manuscrits littéraires.

2 Voir l'ouvrage de Loup Verlet, La malle de Newton, Paris, Gallimard, 1993. 3 Voir le n° 43 de la Revue de la Bibliothèque nationale, printemps 1992, notamment l'article d'Annie

Angremy, La malle de Roussel. Du bric-à-brac au décryptage, p. 36-49.

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mot-valise de Queneau qui met tout cela dans la même malle verbale : « Eh bien, dit Etienne avec bienveillance, faut supprimer cet épisode, le raturer. » — « Le littératurer, ajouta Saturnin. »

J'ai écrit ce livre pour faire comprendre et partager l'intérêt et le plaisir que j'ai à deviner, déceler, déconstruire et reconstruire les « sentiers de la création ». Mais derrière cette position d'apparence strictement ludique se découvre une conviction plus fondamentale. A la littérature entendue comme ensemble fermé de textes canoniques, devenus tels grâce à des processus de réception, vient s'ad- joindre l'ensemble ouvert des processus d'écriture. Ouverte sur le possible, le multiple, l'ambivalent, voir l'inachevable, la critique génétique est aussi une manière de penser la littérature dans les catégories intellectuelles de notre temps.

La genèse de cet ouvrage doit beaucoup aux travaux des collègues de l'Ins- titut des textes et manuscrits modernes (ITEM/CNRS) 1 et de la Bibliothèque natio- nale. Elle doit autant aux amis qui ont relu ce texte avec exigence et bienveil- lance, de même qu'à ceux qui m'ont généreusement prêté leur toit amical pour permettre l'élaboration de ce livre à l'abri des contraintes du quotidien. Qu'ils trouvent tous ici l'expression de ma sincère gratitude.

Salses-Saints-Frazé-Viriville-Paris, 1993.

1 Je remercie Odile de Gui dis de l'aide qu'elle m'a apportée pour l'iconographie de cet ouvrage.

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CHAPITRE PREMIER

Qu'est-ce que la critique génétique ?

APPROCHES ET MÉTAPHORES*

Telle une « philosophie spontanée », n'ayant apparemment ni Dieu ni maître, la critique génétique est venue occuper, au cours des années 70, une place nouvelle dans la recherche littéraire française. S'opposant à la fixité et à la clôture textuelle du structuralisme, dont elle a néanmoins hérité les méthodes d'analyse et les réflexions sur la textualité, donnant la réplique à l'esthétique de la réception en définissant les axes de l'acte de production, la critique génétique instaure un nouveau regard sur la littérature. Son objet : les manuscrits littéraires, en tant qu'ils portent la trace d'une dynamique, celle du texte en devenir. Sa méthode : la mise à nu du corps et du cours de l'écriture, assortie de la construction d'une série d'hypothèses sur les opérations scripturales. Sa visée : la littérature comme un faire, comme activité, comme mouvement1.

Ce regard nouveau implique, sinon un choix, du moins des préférences : celles de la production sur le produit, de l'écriture sur l'écrit, de la textualisation sur le texte, du multiple sur l'unique, du possible sur le fini, du virtuel sur le ne varietur, du dynamique sur le statique, de l'opération sur l'opus, de la genèse sur la structure, de l'énonciation sur l'énoncé, de la force de la scription sur la forme de l'imprimé. Hélène Cixous témoigne à sa façon de ces priorités :

Je veux la forêt avant le livre, la foison de feuilles avant les pages, j'aime la création autant que le créé, non, plus. J'aime le Kafka du Journal, le bourreau-victime, j'aime le processus mille fois plus que Le Procès (non : cent fois plus). Je veux les tornades de l'atelier [...], la forge folle et tumultueuse [...], le monde des pulsions2.

Une version partielle de ce chapitre a été publiée sous le titre « Ralentir : travaux » dans la revue Gene- sis, n° 1, 1992, p. 9-31.

1 Voir aussi Gérard Genette : « [...] une visite, plus ou moins organisée de la "fabriqiIe", [...] une décou- verte des voies et moyens par lesquels le texte est devenu ce qu'il est » (Seuils, Paris, Ed. du Seuil, 1989, p. 368).

2 Hélène Cixous, Sans arrêt, non, état de dessination, non, plutôt : le décollage du bourreau, in Repentirs, catalogue d'exposition, Paris, Réunion des musées nationaux, Paris, 1991, p. 55.

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Lire les manuscrits littéraires dans cette optique a de quoi ébranler nos savoirs et nos certitudes sur le texte, sur l'œuvre et sur l'esthétique en général. Quel statut conférer en effet à ces documents privés, écrits pour soi, destinés à nul lecteur ? Qu'en est-il d'une esthétique qui se priverait de la notion d'oeuvre pour mieux se pencher sur les bribes des brouillons, sur l'inachevé et l'incertain, sur ces procès sans fin, ces cathédrales périssables, bâties sur le sable qu'évoque Gide dans Paludes ? Les beaux-arts ont pourtant franchi ce seuil il y a belle lurette : l'esthétique du non finito et les analyses fondées sur la notion de repentir n'y voient aucun obstacle théorique. Des poètes et des écrivains ont à leur tour pris fait et cause pour une critique fondée sur la littérature en acte ; ainsi Maïakovski, en 1926 :

[...] actuellement l'essence même du travail sur la littérature ne réside pas dans un juge- ment des choses déjà faites [...], mais plutôt dans une juste étude du processus de fabri- cation1.

De ces « processus de fabrication » à la « fabrique » de Ponge il n'y a qu'un pas, celui par lequel l'auteur publie lui-même, sous forme de fac-similés, l'en- semble des brouillons qui ont conduit au texte Le pré (chez Skira, 1970). Le même Ponge, lorsqu'il publie en 1984 des notes éparses, écrites entre 1922 et 1964 (Pratiques d'écriture, Paris, Hermann, coll. « L'Esprit et la main »), signale à son éditeur, comme pour le convaincre de l'intérêt de l'entreprise, que « ces esquisses, ébauches ou brouillons » marquent la naissance « d'un nouveau genre littéraire ».

Quelque chose s'est donc déplacé dans le fait littéraire lui-même ainsi que dans son analyse. Est-ce là simplement un effet de mode, un snobisme, voire un parisianisme de plus, comme le suggèrent certains détracteurs de la critique géné- tique? Ou s'agit-il de l'émergence d'un discours réellement nouveau en matière littéraire ? En tout état de cause, l'objet du regard est la littérature in statu nascendi, visée qui va de pair avec une volonté de désacraliser, de démythifier le texte dit « définitif » ; ainsi chez Valéry :

[...] le sentiment que j'ai devant tout ce qui est écrit, que c'est matière à tripoter — à corri- ger, et toujours un état entr'autres — d'un certain groupe d'opérations possiblel.

Un autre signe de nouveauté réside à l'intérieur même de ce discours. Un champ de recherche en train de se constituer, une conceptualisation en train de naître sont souvent marqués par des « métaphores vives », pour parler avec Ricœur. Il n'en va pas autrement du discours de la critique génétique, qui se trouve en effet traversé par de nombreuses métaphores et, plus précisément, par deux séries méta- phoriques, l'une de type organiciste3, l'autre de type constructiviste.

1 Maïakovski, Comment faire les vers, traduit par Elsa Triolet, Paris, Les Editeurs français réunis, 1957, p. 344.

2 Paul Valéry, Cahiers, Pléiade, t. II, p. 1531. 3 Voir Judith Schlanger, Les métaphores de l'organisme, Paris, Vrin, 1971.

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Historiquement, la métaphore organiciste de l'écriture est plus ancienne : à l'image de Dieu et de la création du monde, l'écrivain à son tour met en scène une genèse : la naissance du texte. De la création divine, le vocabulaire des généti- ciens passe à la (pro)création humaine, qui produit alors toute une série de nou- velles métaphores : gestation, enfantement, engendrement, parturition, embryon, avorton. Est-ce pur hasard si une voix de femme, celle d'Hélène Cixous, parlant de son propre travail d'écriture, s'identifie pleinement à cette série métaphorique :

[...] personne ne sait qui naîtra de ce ventre possédé, qui gagnera, qui survivra. [...] Je veux la nuic prénatale et anonyme. Je veux (l'arrivée) voir arriver. Me passionnent les actes de naissance, puissance et impuissance mêlées1.

Jean Bellemin-Noël propose pour sa part des formules plus ironiques pour caractériser « ce vocabulaire génito-obstétrical » :

Ainsi l'œuvre naît comme un enfant. On en accouche. On l'a conçue, portée, nourrie. Il arrive qu'on se la sorte des tripes ; qu'on ait du mal à couper le cordon ; que la plume crache ou pisse son encre ; que la feuille de papier y perde sa virginité, sans même rougir2.

Une fois conçu, le manuscrit va pousser et proliférer, à l'image du monde organique : l'arbre — jusques et y compris l'arborescence, l'arbre généalogique du stemma3, qui retrace dans les éditions critiques les embranchements, les parentés et les filiations de l'histoire textuelle — avec ses ramifications, ses bourgeonnements et ses greffes prend la relève du petit d'homme. Enfin, quand la bataille de l'écriture sera finie, quand le bon grain sera séparé de l'ivraie, on parlera, pour désigner cette dernière, de la nuée ou de la poussière de variantes, des cartons de reliquats (ceux de Proust, conservés à la Bibliothèque nationale, continuent de donner du fil à retordre aux généticiens), des copeaux, des tas de pierres (c'est ainsi que Victor Hugo appelait les « chutes » de son œuvre), ou des ruines, pour parler avec Julien Green; l'organique se meurt et devient pierre, poussière ou nuage.

La seconde série métaphorique s'oppose à la première comme l'artificiel s'oppose au naturel, le calcul à la pulsion, la contrainte au désir. Historiquement, elle est née de la réaction contre l'image du poète inspiré, contre la poésie comme don des Dieux. Le tournant le plus net dans cette évolution est le texte d'Edgar Allan Poe, intitulé The Philosophy of Composition, traduit, préfacé et publié par Baudelaire sous le titre significatif La genèse d'un poème. Baudelaire conclut son

1 Hélène Cixous, art. cité, p. 55. On notera qu'une autre image fait irruption dans le chaos initial du manuscrit : celle d'un champ de bataille «< qui gagnera, qui survivra »), celui où s'effectuent les campagnes de révision, où tel mot l'emporte sur tel autre. H. Cixous y revient quelques pages plus loin : « Qu'est-ce que la page d'un livre ? Ce qui reste d'une feuille de papier devenue un champ de bataille sur lequel nous, écrivant, dessinant, nous nous sommes entretués nous-mêmes. Une dalle de papier sous laquelle s'efface un carnage » (art. cité, p. 61).

2 Jean Bellemin-Noël, L'infamilière curiosité, in Leçons d'écriture, Almuth Grésillon et Michael Werner (éd.), Paris, Minard, 1985, p. 350.

3 Pour ce terme, voir le glossaire en fin de volume.

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introduction en disant : « Maintenant, voyons, la coulisse, l'atelier, le laboratoire, le mécanisme intérieur », et les termes soulignés (par nous) mettent bien en place cette autre tradition, dont relèvent également ceux de chantier, fabrique, industrie, machine. Il s'agit de souligner le savoir-faire, l'art combinatoire, le jeu avec la règle et sa transgression délibérée, la maîtrise, la planification comme garante, selon Poe, de « la marche progressive de toutes mes compositions » :

Mon dessein est de démontrer qu'aucun point de la composition ne peut être attribué au hasard ou à l'intuition, et que l'ouvrage a marché pas à pas, vers sa solution, avec la pré- cision et la rigoureuse logique d'un problème mathématique1.

La littérature comme construction, avec son modus operandi et son labeur, avec les rouages et les chaînes, pour citer encore Poe, voici ce qui annonce déjà l'article de Maïakovski « Comment faire les vers » (1926), qui parle de la poésie comme industrie2, la célèbre phrase de Gottfried Benn « Un poème, ça ne "naît" presque jamais, ça se fabrique »3, l'art combinatoire des Cent mille milliards de poèmes de Queneau et de l'Oulipo. Et quand Ponge évoque « cet assemblage de mots et de lettres qui peut n'être [...] qu'un grimoire »\ on sait qu'il parle de sa fabrique.

Ces deux traditions historiquement séparées sont bien connues. L'aspect ori- ginal qui nous intéresse ici provient du fait que le discours de la critique génétique se trouve traversé, sous forme de métaphores, par les deux à la fois, qu'il produit une conjonction là où en principe ne semblait pouvoir régner que la disjonction. C'est là le nouvel enjeu théorique : l'écriture comme lieu de pulsion et de calcul. Martin Walser, écrivain allemand contemporain, le dit d'une formule lapidaire : « L'écri- ture est une spontanéité organisée. »5 La métaphore qui dans le discours de la cri- tique génétique rend le plus justement compte de cette simultanéité du désir qui sème à tout vent, et du calcul qui prévoit, programme et sait où laisser du jeu, c'est celle du chemin et de son champ sémantique immédiat : circulation, parcours, sentier, voie, marche, trajets, tracés, pistes, carrefours, cheminements, déplacements. A la voie royale, à la marche inexorable vers le dénouement, à la téléologie de la ligne droite s'opposent des métaphores indiquant des chemins plus sinueux : fourches— qui fait irrésistiblement penser à la plume qui fourche —, bifurcations, fourvoiements, frajages, déviations, détours, chemins de traverse, retours en arrière, impasses, accidents, faux départs, (faire) fausse route. Sans doute les écrivains, lorsqu'ils parlent de leur propre activité, sont- ils eux-mêmes, à leur façon, les premiers généticiens : Claude Simon, dont le titre La route des Flandres rappelle en pointillé notre réseau métaphorique, en témoigne

1 E. A. Poe, The Philosophy of Composition, traduit par Charles Baudelaire, in OEuvres complètes, Pléiade, 1961, p. 986.

2 Maïakovski, « La poésie est une industrie. Des plus difficiles, des plus compliquées, mais industrie quand même », in Maïakovski, Vers et proses, Paris, Les Editeurs français réunis, 1957, p. 362.

3 Gottfried Benn, Probleme der Lyrik, Wiesbaden, Limes Verlag, 1951, p. 6. 4 Francis Ponge, Catalogue d'exposition, Centre Georges-Pompidou, 1977. 5 Martin Walser, Ecrire, in La naissance du texte, Louis Hay (éd.), Paris, José Corti, 1989, p. 222.

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par son recours explicite à la métaphore du chemin, qu'il file dans un long passage concluant son Discours de Stockholm :

Le chemin suivi sera [...] bien différent de celui du romancier qui, à partir d'un « com- mencement », arrive à une « fin ». Cet autre, frayé à grand-peine par un explorateur dans une contrée inconnue (s'égarant, revenant sur ses pas, guidé — ou trompé — par la res- semblance de certains lieux pourtant différents ou, au contraire, les différents aspects du même lieu), cet autre se recoupe fréquemment, repasse par des carrefours déjà traversés, et il peut même arriver (c'est le plus logique) qu'à la fin de cette investigation dans le présent des images et des émotions dont aucune n'est plus loin ni plus près que l'autre [...], il peut arriver que l'on soit ramené à la base de départ, seulement plus riche d'avoir indiqué quelques directions, jeté quelques passerelles [...].

Aussi ne peut-il y avoir d'autre terme que l'épuisement du voyageur explorant ce pay- sage inépuisable, contemplant la carte approximative qu'il en a dressée et à demi rassuré seulement d'avoir obéi de son mieux dans sa marche à certains élans, certaines pulsions. [...] l'écrivain progresse laborieusement, tâtonne en aveugle, s'engage dans des impasses, s'embourbe, repart — et, si l'on veut à tout prix tirer un enseignement de sa démarche, on dira que nous avançons toujours sur des sables mouvants1.

Comment ne pas penser aussi à ce merveilleux conte de Borges intitulé « Le jar- din aux sentiers qui bifurquent »2? Tout en renonçant à retracer l'ensemble des diverses intrigues enchevêtrées, j'en résume celle qui pourrait bien être une fable sur l'écriture. Un ancien gouverneur chinois, Ts'ui Pên, se retire du monde en disant tantôt que c'est « pour écrire un livre », tantôt « pour construire un labyrinthe ». A sa mort, on ne trouve que « des manuscrits chaotiques, [...] un vague amas de brouil- lons contradictoires ». C'est une lettre calligraphiée qui apportera la clé de l'énigme : «Je laisse aux nombreux avenirs (non à tous) mon jardin aux sentiers qui bifurquent. » Le fatras inextricable de manuscrits, c'est donc à la fois le livre, intitulé « Le jardin aux sentiers qui bifurquent », et le labyrinthe. Mais qu'est-ce à dire ?

Dans toutes les fictions, chaque fois que diverses possibilités se présentent, l'homme en adopte une et élimine les autres; dans la fiction du presque inextricable Ts'ui Pên, il les adopte toutes simultanément. Il crée ainsi divers avenirs, divers temps qui prolifèrent aussi et bifurquent (op. cit., p. 100).

Le syntagme « aux nombreux avenirs (non à tous) » signale, quant à lui, que les innombrables bifurcations du manuscrit ne sont pas d'inutiles variantes, mais posent « le problème abyssal du temps ». Ts'ui Pên, nous dit-on,

[...] ne croyait pas à un temps uniforme, absolu. Il croyait à des séries infinies de temps, à un réseau croissant et divergent de temps divergents, convergents et parallèles. Cette trame de temps qui s'approchent, bifurquent, se coupent ou s'ignorent pendant des siècles, embrasse toutes les possibilités (op. cit., p. 103, souligné par nous).

1 Claude Simon, Discours de Stockholm, Ed. de Minuit, 1986, p. 30 sq. 2 Jorge Luis Borges, Fictions, Gallimard, coll. « Folio », 1986, p. 91-104.

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Les manuscrits littéraires nous confrontent en effet bien souvent à cette image des sentiers qui bifurquent indéfiniment, créant des réseaux et des trames, embrassant toutes les possibilités, toutes les virtualités, tous les excès jubilatoires qui ont existé pendant le temps de l'écriture et qui auraient pu, n'eût été la funeste biffure, devenir texte. En tout cas, cette fiction borgésienne est comme une réplique à La genèse d'un poème de Poe. La critique génétique traque à la fois l'écri- ture débordante du désir et la scription réglée du calcul. Valéry, figure tutélaire de cette jeune discipline et conscient de la dualité inhérente à l'objet même, a dit du manuscrit d'auteur qu'il était

le lieu [...] où s'inscrit de ligne en ligne le duel de l'esprit avec le langage, de la syntaxe avec les deux, du délire avec la raison, l'alternance de l'attente et de la hâte, tout le drame de l'élaboration d'une œuvre et de la fixation de l'instable1.

LES GÉNÉTICIENS : QUI SONT-ILS?

De l'objet de la critique génétique, on n'a dit encore que ceci : qu'il est fait de documents écrits, généralement manuscrits, qui, groupés dans des ensembles cohérents, forment la « préhistoire » d'un texte et constituent la trace visible d'un mécanisme créatif. Ces manuscrits, avec leur matérialité à la fois fascinante et récalcitrante — on y reviendra plus longuement au deuxième chapitre —, ont depuis longtemps exercé un pouvoir d'attraction : sur les écrivains qui les conservent (comme pour s'assurer de leur propre vie)2, sur les amateurs qui les collectionnent (comme objets de plaisir et comme valeur marchande), sur les phi- lologues qui les collationnent (pour les appareils critiques des éditions savantes), sur les archives qui les acquièrent (comme témoins du patrimoine national). Qu'en est-il des chercheurs de la critique génétique qu'on appelle aussi, quand la confusion avec la biologie est écartée, des « généticiens » ? Et tout d'abord : com- ment devient-on généticien ? Quelle formation ont-ils reçue ? La plupart d'entre eux possèdent une formation littéraire, ce qui est une condition certes nécessaire, mais non suffisante : tous les littéraires ne sont pas généticiens. Certains, venant de l'Ecole des Chartes et spécialistes du manuscrit ancien, importent leur compé- tence dans le territoire du texte moderne et de sa genèse. D'autres ont une forma- tion de linguiste, avec un intérêt spécifique pour le langage en acte et pour les phénomènes de l'énonciation écrite. D'autres encore, ou parfois les mêmes, ont acquis une compétence poussée dans les langages informatiques et en tirent une

1 Paul Valéry, Comment travaillent les écrivains, in Vues, La Table ronde, 1948, p. 317. Signalons que l'édition de la Pléiade (t. II, p. 1147) imprime « le duel de l'esprit avec le langage, de la syntaxe avec les dieux » (souligné par nous).

2 Voir par exemple cette note de Flaubert dans une lettre du 2 avril 1852 à Louise Colet : « Pourvu que mes manuscrits durent autant que moi, c'est tout ce que je veux. »

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sensibilité particulière pour les états multiples et perpétuellement variants des données textuelles. Quelques-uns côtoient, outre la littérature, d'autres domaines de la création artistique, un tel comme sculpteur, tel autre comme musicien-ama- teur-interprète. Tous cependant sont devenus généticiens « sur le tas », car c'est seulement depuis ces dernières années que la critique génétique figure officielle- ment au programme de certains cursus universitaires. Dans ces conditions, qu'est-ce qui a pu les attirer vers ces objets protéiformes, embrouillés (au sens propre et figuré), difficiles d'accès (il faut les localiser, mais aussi les déchiffrer) et au statut théorique incertain ?

Sans doute leur fallait-il une curiosité particulière1, étrangement contradic- toire, où passion et patience sont pareillement requises. Passion d'être au plus près d'un texte aimé puisqu'on assiste quasiment à sa re-naissance ; passion de toucher à l'authenticité que représente l'autographe, de voir le corps de l'écriture s'ins- crire sur la page ; passion fugace et inavouée de s'identifier, le temps d'une des- cente et d'une remontée dans l'archéologie du texte, au créateur, d'entrer en fusion avec lui ; passion de pénétrer dans l'espace interdit de la coulisse et passion policière de vouloir révéler le secret de la fabrique. Les pièges du psychologisme, du voyeurisme2 et du fétichisme ne sont pas loin. Qu'on relise, pour le plaisir et à titre de mise en garde, The Aspern Papers de Henry James, qui met en scène la quête effrénée de manuscrits inédits par un critique-narrateur, tentant le tout pour le tout, d'abord auprès de Juliana, vieille détentrice de ces papiers et ancien amour du poète disparu, puis, après la mort de celle-ci, auprès de Tina, la nièce et héritière. Refusant cependant de s'unir à elle — prix à payer pour posséder le précieux trésor — il perdra tout. Les manuscrits deviendront la proie des flammes, brûlés un à un par les mains de la détentrice désespérée3...

Outre la passion, le culte de la patience. Patience pour aller effectivement à la recherche de tel manuscrit, disparu au gré de la grande Histoire avec ses vicis- situdes et ses pertes, ou noyé dans des histoires de ventes, d'héritages et de droits de succession... Patience pour déchiffrer, classer et transcrire les manuscrits, humilité devant des matériaux envahissants et parfois décourageants par la masse de problèmes inextricables ; patience de l'érudit pour un document qu'il met à

' Jean Bellemin-Noël évoque « l'infamilière curiosité » avec laquelle « certains chercheurs assument l'ingrate satisfaction, l'acharnement jubilatoire, l'amère jouissance de surveiller avec toutes les minuties un homme de lettres en train de rédiger » et se demande s'il ne faut pas « être un peu chinois pour s'en aller chiner dans les poubelles du génie » (art. cité, p. 349).

2 Voir cette sévère mise en garde de Heine : « C'est un acte illicite et immoral que de publier ne fût-ce qu'une ligne d'un écrivain qu'il n'a pas lui-même destinée au grand public. »

3 Il est, du reste, piquant de remarquer que là où le texte imprimé énonce le chantage au mariage sur un mode indirect, avec des verbes au conditionnel (« Vous pourriez voir... les choses ; vous pourriez vous en servir. [...] Je vous donnerais tout, tout »), en laissant planer un ultime doute sur l'existence véritable de ces « choses », le carnet de James note explicitement : « I will give you ail the papers if you marry me. » Voir Graham Falconer, Genetic Criticism, Comparative Literature, vol. 45-1, 1993, p. 1-21 (ici p. 19).

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saine distance pour que d'objet de passion il devienne objet de connaissance; patience de l'éditeur pour restituer la genèse du texte.

Ainsi le généticien est-il en proie à des tendances contradictoires. A la fasci- nation passionnée répond l'idéal de classification ; au désir, la science ; à l'inves- tissement de soi, l'investigation du chercheur ; à la proximité du commerce avec le créateur, la mise à distance de l'objet; aux fantasmes du corps à corps avec l'écriture, la reconstruction des mécanismes de la production textuelle.

Et si les généticiens étaient tout simplement comme le Dupin de La lettre volée de Poe ? Il y est bien question d'un document écrit « de la plus grande importance », soustrait à la reine par son ministre, qui, « poète et mathémati- cien », arrive, pendant dix-huit mois, à déjouer toutes les ruses, les « fouilles, sondes et examens au microscope » du préfet chargé de l'affaire — mais se fait duper par Dupin, qui au « soin », à la « patience » et à la « résolution des cher- cheurs » du préfet ajoute une qualité singulière, celle de l' « identification de l'in- tellect du raisonneur avec celui de son adversaire », en l'occurrence la qualité d'être, comme le ministre, « poète et mathématicien ». N'est-ce pas une parabole rêvée du généticien, qui rejoint en même temps la dualité des métaphores oscil- lant entre le pulsionnel-organiciste et l'artificiel-constructiviste ? Julien Gracq l'a bien compris quand il écrivait dans ses Lettrines :

Cherchez, messieurs les critiques, [...] soyez les Dupin infiniment subtils qui exploreront et baliseront cet itinéraire mental tout jalonné d'impasses inattendues, tout gauchi par l'influx de champs magnétiques à mesure déchargés1.

OBJECTIFS ET FINALITÉS

Les manuscrits littéraires existent, du reste en assez grand nombre pour occuper encore plusieurs générations de « Dupin ». De plus en plus de pays se rendent compte de la valeur symbolique et patrimoniale de ces documents, qui méritent non seulement conservation, mais aussi exploitation. Bref, il y a de quoi faire avant de se laisser gagner par les rumeurs — fausses, au demeu- rant — selon lesquelles l'ère de l'ordinateur aura tôt fait, moyennant la dispari- tion des brouillons, de mettre fin aux recherches en critique génétique. Mais de la critique génétique pour quoi faire ? Quels sont les objectifs scientifiques de ce regard plongé derrière la coulisse ? Quelle est, outre le plaisir de détective qu'y trouve le chercheur, la finalité de cette démarche ? Qu'est-ce qui justifie un investissement dont on verra plus loin qu'il ne peut pas être de courte durée et qui, après tout, pèse relativement lourd dans les maigres budgets des sciences humaines ?

1 Julien Gracq, Lettrines, Paris, José Corti, t. 1, 1967, p. 32.

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Bref, quelle est, en termes de connaissance, de nouveaux savoirs, la visée de la critique génétique ? Elucider la genèse d'un texte ou, même, mettre au jour et analyser les brouillons d'un fragment inachevé, qu'est-ce que cela apporte à qui et à quoi ?

D'abord un mot sur la tâche assignée au généticien. Elle consiste d'une part à donner à voir, c'est-à-dire à rendre disponibles, accessibles et lisibles, les docu- ments autographes qui ne sont d'abord que des pièces d'archives, mais qui ont en même temps contribué à l'élaboration d'un texte et qui sont les témoins matériels d'une dynamique créatrice. En d'autres termes, le chercheur réunit, classe, déchiffre, transcrit et édite des dossiers manuscrits que l'on a pris l'habitude d'ap- peler des « avant-textes »' : aux qualités de philologue il adjoint celle d'éditeur d'un type nouveau, car trouver un mode de représentation exhaustif pour ces documents chaotiques, multiformes et à la temporalité complexe n'a pas grand- chose à voir avec les principes classiques de l'édition critique2. Ce faisant, et même dès qu'il se met à classer et à lire les manuscrits, le généticien extrapole. De la trace figée, isolée et souvent écartelée de la main qui écrit, il remonte aux opé- rations systématiques de l'écriture — écrire, ajouter, supprimer, remplacer, per- muter — auxquelles il identifie les phénomènes perçus. A partir de ces réseaux d'opérations, il forme des conjectures sur les activités mentales sous-jacentes. Il construit, et c'est là sa deuxième tâche, des hypothèses sur les chemins parcourus par l'écriture et sur les significations possibles de ce processus de création que Proust, à la suite de Léonard de Vinci, a qualifié de cosa mentale. C'est dans cette construction qu'il est question d'être le plus « Dupin » possible, « poète et mathématicien », sensible autant à la trace physique et fugitive de la main qu'aux interférences et effets multiples de la textualité in statu nascendi. Et c'est là aussi, dans cet espace largement inexploré, que réside la possibilité de découvertes : Qu'est-ce qu'écrire ? Comment écrit-on ? Comment analyser la langue écrite quand le document empile du paradigmatique sur du syntagmatique ? Qu'est-ce que l'écriture littéraire ? Quel est le statut théorique de ces avant-textes ? Font-ils partie de la littérature ? Y a-t-il des « événements » dans l'écriture qui marquent l'invention ?

« Un poète, dit René Char, doit laisser des traces de son passage, non des preuves. Seules les traces font rêver. » Et si le généticien, rêvant à sa façon aux traces du manuscrit, arrivait à les transformer en preuves ?

Toujours est-il que jusqu'à présent une démarche largement inductive, sans a priori théorique, a fait émerger une série de questions inattendues sur l'activité

1 Le terme a été proposé et défini par Jean Bellemin-Noël, dans son ouvrage Le texte et l'avant-texte, Paris, Larousse, 1972 : « "Avant-texte" : l'ensemble constitué par les brouillons, les manuscrits, les épreuves, les "variantes", vu sous l'angle de ce qui précède matériellement un ouvrage, quand celui-ci est traité comme un texte, et qui peut faire système avec lui » (p. 15).

2 Voir plus loin, chap. V : « Critique génétique et édition ».

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de langage et sur l'écriture, qui pourraient bien provoquer des déplacements dans l'espace de la recherche littéraire. On évoquera trois de ces questions dont l'étude des manuscrits peut infléchir la tendance actuelle : la notion de texte, celle d'écri- ture et celle d'auteur.

L'analyse et l'interprétation des avant-textes n'ont pas tardé à soulever une question de poids : est-il approprié d'appliquer aux avant-textes les méthodes de la critique textuelle alors même qu'à l'évidence tout dans le manuscrit porte des marques d'altérité par rapport au texte ? Là où la forme du texte manifeste une structure finie et une version unique, consacrée par une édition canonique, l'avant-texte, par l'épaisseur des réécritures, se révèle radicalement incompatible avec une représentation textuelle à deux dimensions. Là où le texte imprimé per- met une lecture linéaire (sans exclure pour autant les autres, non linéaires, aux- quelles recourt forcément toute interprétation), la lecture du manuscrit est néces- sairement brisée par les interventions interlinéaires et marginales, par les retours en arrière et toutes sortes d'autres signes graphiques qui imposent au lecteur de naviguer à vue. Là où le texte tire sa fonction sociale de l'existence du lecteur réel pour qui il a été écrit et publié, le manuscrit est tout d'abord un document écrit pour soi, non destiné en principe au regard extérieur. Là enfin où le texte devient chose publique au moment même où l'auteur l'abandonne en signant le bon à tirer, l'avant-texte porte les traces miroitantes d'un énonciateur en perpétuelle mutation. Altérité considérable, donc, mais qui comporte aussi une contradiction interne que la critique génétique contribue à faire apparaître au grand jour. Si l'on s'intéresse aux manuscrits des œuvres, c'est bien parce qu'il y a un rapport à établir entre avant-texte et texte et que, éventuellement, l'étude de l'un enrichira la connaissance de l'autre. Mais dans le même temps, l'importance accordée aux avant-textes vient miner l'auctoritas sacro-sainte du texte, puisqu'il se trouve relé- gué au statut d'un état parmi d'autres. En outre, si l'on songe à certaines œuvres comme les Pensées de Pascal, L'homme sans qualités de Musil, A la recherche du temps perdu de Proust, le Passagenwerk de Benjamin, on en arrive à douter à juste titre de la fixité assignée à la notion de texte, puisque dans tous ces cas l'œuvre certes existe, mais sa forme textuelle varie en fonction... des manuscrits disponibles et des spécialistes chargés de l'édition. Que devient alors la version dite canonique, celle qui, jusqu'à des temps récents, était seule à garantir la communication sociale des oeuvres ? Sait-on assez combien d'oeuvres considérées comme achevées circulent en réalité sous plusieurs versions ? Le texte théâtral — les pièces de Dürrenmatt par exemple, dont coexistent systématiquement plusieurs versions publiées — ne constitue à cet égard qu'un exemple plus frappant que les autres. On se souvient de la remarque amère de Valéry, « blâmé [...] d'avoir donné plusieurs textes du même poème, et même contradictoires »1. Pire encore. Que l'on songe au statut

1 Paul Valéry, Au sujet du « Cimetière marin », Œuvres, Gallimard, Pléiade, t. 1, 1957, p. 1501.

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de certaines publications contemporaines comme Les cent mille milliards de poèmes de Queneau, La fabrique du pré de Ponge, Donner à voir d'Eluard1 ou Zettels Traum de Arno Schmidt2 : impossible d'y percevoir un texte unique ; bien plutôt signe de la volonté affichée de publier une œuvre ouverte, comportant des textes « aux sentiers qui bifurquent ». Si l'on compare ces œuvres aux éditions génétiques récentes de certains manuscrits ou « avant-textes »\ la frontière devient flottante. Prenant la forme du livre, les avant-textes se présentent alors comme des textes, à savoir des documents lisibles, destinés par la volonté de l'éditeur à un certain public de lecteurs. Tandis que les œuvres modernes, par le jeu de la combina- toire, deviennent, comme les avant-textes, des documents à structure multiple. Conclusion : d'un point de vue théorique, l'altérité postulée entre texte et avant-texte est, du moins pour l'époque contemporaine, à revoir. L'avant-texte, bien qu'il conserve sa spécificité de « produit de laboratoire », de « non-œuvre », vient augmenter les corpus lisibles de la littérature4. Le texte moderne, quant à lui, et ce n'est pas une mince découverte, prend de plus en plus les allures d'une écriture sans fin. Si l'un, l'avant-texte, est une série de possibles, l'autre, qui vient malgré tout clore la série, peut en effet être ce paradoxal « possible nécessaire »5, qui n'est certes pas une définition opératoire de la notion de texte, mais qui épingle bien l'urgence qu'il y a à réviser certaines notions de base des métiers littéraires.

En dépit de cette question théorique, il demeure que le généticien doit explorer l'avant-texte comme tel, c'est-à-dire différent de l'œuvre, mais différent aussi de ce rôle d'appendice que l'édition critique fait jouer aux « variantes » en les coupant de leur terroir génétique, en les rejetant, en fin de volume, dans l'ap- pareil critique. Entre ces deux extrêmes s'étale tout l'espace hétérogène, aux figures aléatoires et arbitraires, où un projet, une pulsion, passent du neuronal au verbal, où une parole cherche sa voix et sa voie, où une textualité se fait inven- tion ; espace largement ouvert pour des recherches axées sur la cognition, l'énon- ciation et la création.

1 L'édition de ce texte (publié d'abord en 1939) procurée en 1987 par Lucien Scheler (Gallimard) reproduit en fac-similé l'exemplaire propre d'Eluard de l'édition de 1939, enrichi de la main de l'auteur par des ajouts, suppressions et remplacements intervenus entre 1940 et 1951.

2 Procurée par l'auteur en 1970, cette édition grand format représente le tapuscrit (1 334 feuillets d'un poids de 9 kg !) d'un roman (Zettels Traum ; Le rêve de Fiche), où figurent des suppressions absolues (par pâtés d'encre), des ajouts aux lieux d'insertion incertains, des réécritures manuscrites, des extraits d'Edgar Poe en marge, etc., bref, autant de marques visibles d'une structure volontairement proliférante, non arrêtée.

3 A titre d'exemples : La matinée chez la princesse de Guermantes de Proust, édité par Henri Bonnet et Bernard Brun ; Un cœur simple et Hérodias de Flaubert, édités par Giovanni Bonaccorso ; Les carnets de travail de Flaubert, édités par Pierre-Marc de Biasi ; Les carnets d'enquête de Zola, édités par Henri Mitterand ; Les cahiers de Valéry, édités par Nicole Celeyrette-Pietri et Judith Robinson-Valéry ; on reviendra au chap. V sur ce type d'édition.

4 Voir Gérard Genette, Ce que nous disent les manuscrits, Le Monde, 17 novembre 1989. 5 Voir Louis Hay, Le texte n'existe pas, Poétique n° 62, 1985, p. 158.

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La critique génétique ne fournit pas automatiquement des paramètres de lit- térarité, des critères d'évaluation'. Jusqu'à présent elle n'a pas révélé de chef- d'œuvre inconnu, elle n'a pas contesté ce que l'institution littéraire avait consacré ou rejeté, bien au contraire, elle ne s'attaque — reproche souvent entendu — qu'aux valeurs sûres des « grands auteurs »2. Pourtant, sa capacité d'intervention existe. Elle passe par une réflexion sur le concept d'écriture et l'élaboration d'une esthétique de la production3.

Encore une fuite en avant, nous dira-t-on. Après avoir mis le texte aux oubliettes pour fêter l'avènement de l'avant-texte, la critique génétique prône un terme, « écriture », aux facettes tellement polyvalentes et usées qu'à la limite il ne signifie plus rien. Voire... Par prudence, il faudra sans doute éviter l'assimilation que Barthes proposait en 1977 (Le(on) entre les termes de littérature, d'écriture et de texte. Par souci de clarté, il faudra ensuite préciser qu'on vise principalement trois sens du terme d'écriture, qui tous trois impliquent une activité. Premièrement, le sens matériel, par lequel on désigne un tracé, une scription, une inscription, niveau qui suppose le support, l'outil et, surtout, la main qui trace ; deuxièmement, et bien que l'on ne puisse pas toujours l'abstraire du premier, un sens cognitif, par lequel on désigne la mise en place, par l'acte d'écrire, de formes langagières douées de signification ; troisièmement, le sens artistique, par lequel on désigne l'émer- gence, dans la scription même, de complexes langagiers reconnaissables comme lit- téraires. Cette orientation aura un double avantage pour la discipline même. Rem- plaçant la phrase « Au commencement était le texte »4 par « Au commencement était l'écriture », on évite le piège du regard téléologique, qui ne sait lire un brouillon que par rapport au texte imprimé, et on s'oblige à penser l'ensemble des traces gra- phiques (dessins et soi-disant déchets compris) dans le « fécond désordre » dont parlait Valéry. D'autre part, cette direction permet d'étudier des brouillons non lit- téraires — genèses de discours scientifiques, philosophiques, historiques, témoi- gnages de vie, brouillons d'écoliers —, autant de documents qui devraient à la fois aider à élaborer un ensemble d' « universaux » de l'écriture5 (écriture entendue dans sa différence par rapport à oralité) et, contrastivement, préciser ce qui est propre à

1 Voir Hans Magnus Enzensberger : « Il est vrai que la genèse d'un poème ne dit rien sur la valeur ou non-valeur de celui-ci ; qu'elle ne l'explique pas ni ne le justifie ; que l'élucidation de la genèse n'implique en rien l'élucidation du texte », in Die Entstehung eines Gedichts, Frankfurt, Ed. Suhrkamp, 1962, p. 59 (passage traduit par nous).

2 Voir Roger Fayolle, Vers une science de la littérature ? Les orientations de la critique contemporaine, Symposium, Encyclopaedia Universalis, 1985, p. 465 ; voir également Michel Espagne, Pour une épistémanalyse des études génétiques, Etudes françaises, n° 28-1, Montréal, 1992, p. 29-48.

3 Voir Enzensberger : « Notre sujet n'est pas de pure curiosité. La question de la genèse d'une œuvre est devenue l'une des questions centrales, peut-être la question centrale de l'esthétique moderne » (op. cit., p. 64, traduit par nous).

4 C'est le titre d'une double page que le journal Le Monde a consacrée à la critique génétique (17 novembre 1989).

5 Tout scripteur, quel qu'il soit, écrit, ajoute, supprime, remplace et permute : c'est tellement vrai que l'écriture électronique de l'ordinateur ne pouvait que copier ce système universel...

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l'inventivité de l'écriture littéraire. Cela veut dire : apprendre à regarder l'accident, la plume qui fourche, la liste de mots qui ne mènent nulle part, le gribouillage pour rien, le tracé déréglé, et aussi, l'irruption fulgurante d'un vers (« Eté, roche d'air pur, et toi, ardente ruche », premier vers du futur poème « Eté » de Valéry, appa- raissant soudain, à la huitième amorce, écrit tête-bêche, voirfig. 1, Valéry), l'inscrip- tion d'un schéma et d'un rythme de phrase (dans les premiers brouillons d'Hérodias de Flaubert, «Je crierai comme celle qui enfante, comme X, comme X, car l'Eter- nel... »1), la présence d'un nombre relativement élevé de variantes (surtout de la main de Breton) dans l'écriture « automatique » des Champs magnétiques. Il y a dans ces gestes de la main des dépenses d'énergie (corporelle et intellectuelle) qui ne répondent à aucun modèle appris, à aucun programme préconstruit, à aucun plan, à aucun « vouloir-dire ». C'est tout cela que la critique génétique a besoin d'intégrer dans ses réflexions si elle veut avancer dans le sens d'une esthétique de la produc- tion. Comme toujours, les artistes pressentent et précèdent ce que la recherche doit élaborer. Quand Proust évoque dans les Cahiers du « Temps retrouvé » le « livre à faire », le narrateur dit ceci :

[...] pour qu'il ait plus de forces je le suralimenterai comme un enfant faible [...], je l'étendrai sur une table comme une pâte dont on veut faire un gâteau, je le franchirai (ou je le vaincrai) comme un obstacle ;

pour le Livre : je lui résisterai comme à un ennemi (à cause de la fatigue d'un si grand ouvrage), je le conquerrai comme une amitié ;

pour le Livre : je le créerai comme un monde sans laisser de côté les mystères qui n'ont probablement leur explication que dans d'autres mondes (extérieurs ou inté- rieurs) [...p.

Et quand Bataille recopie un passage de René Char, il commente ainsi ce geste :

[...] j'aperçois que l'écriture au-delà d'une entreprise qui est concertée, et comme telle est terre-à-terre, privée d'ailes, peut soudain, discrètement, se briser et n'être plus que le cri de l'émotion3.

Certes, le programme est vaste et exigeant. Le rapport à la littérature est sus- ceptible d'évoluer dès lors qu'on insiste sur l'aspect toujours actif, souvent imprévisible et déroutant, et inventif à merveille de l'écriture. N'a-t-on jamais envisagé de montrer aux élèves de l'école primaire qui ont tout le mal du monde à maîtriser les mouvements physiques contraints de l'écriture manuscrite et qui, un peu plus tard, doivent apprendre à rédiger, n'a-t-on jamais envisagé de leur montrer l'énergie dépensée par des écrivains sur leurs feuilles de brouillons ?

1 Cité par Raymonde Debray Genette, Génétique et poétique : esquisse de méthode, Littérature, n° 28, 1977, p. 35.

2 Proust, Matinée chez la princesse de Guermantes, Paris, Gallimard, 1982, p. 316. 3 Cité par Francis Marmande dans Georges Bataille : la main qui meurt, in L'écriture et ses doubles, Daniel

Ferrer et Jean-Louis Lebrave (éd.), Paris, Ed. du CNRS, 1991, p. 145.

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Fig. 1. — Ecrire tête-bêche. Un brouillon du poème « Eté » de Paul Valéry (BN, nafr. 19002, t° 61)

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Fig. 2. — Présence de l'au- teur dans l'écriture. Une lettre de Jean Cocteau à Paul Valéry (BN, nafr. 19169, fo 234)

Que l'on ne s'y méprenne pas. L'attention prêtée à l'écriture plutôt qu'au texte ne signifie nullement un détournement des études littéraires. Bien au contraire. Elles en sortiront enrichies et plus aptes à cerner et à interpréter, dans les parcours conduisant de la première note documentaire au texte imprimé (lequel continue naturellement d'exister), tout ce qui est revêche, flou, incertain, indécidable, avorté, et donc inconciliable avec la figure de la ligne droite du modèle téléologique. « Le brouillon, dit Jean Levaillant, nous oppose [...] un fabuleux inconnu. [...], la créa- tion de l'encore inconnu passe par le négatif, le désordre, le leurre. »' La genèse est irréductible au texte, qui est impuissant à la restituer. En revanche, la lecture du texte peut s'étoiler des constellations étincelantes de la genèse. C'est en travaillant dans cette direction qu'on arrivera à substituer aux mythes et mystères de la créa- tion un savoir subtil et raisonné de l'écriture.

Mais comment approcher l'écriture sans évoquer celui qui écrit (fig. 2, Coc- teau) ? Au bruit envahissant de « l'homme et l'œuvre » a succédé le silence,

1 Jean Levaillant, D'une logique l'autre, in Leçons d'écriture, Almuth Grésillon et Michael Werner (éd.), Paris, Minard, 1985, p. XIX sq.

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sanctionné par une déclaration de décès, « la mort de l'auteur », signée par Bar- thes et Foucault. Le Texte, avec un « T » majuscule, marquant son entité for- melle, régna en maître absolu. Certes, on admit la séparation entre l'individu bio- graphique (dont la critique n'avait que faire) et le « scripteur » — distinction que Proust avait pointée depuis longtemps en parlant du « moi mondain » et du « moi créateur ». Entre-temps, c'est l'engouement pour la biographie qui fête de nouveaux triomphes. Le marché du livre est envahi de productions biogra- phiques et autobiographiques ; comme si, après l'ère des grands systèmes théori- ques, il y avait un retrait dans le privé, un retour vers les récits de vie. La critique littéraire marque le même infléchissement1. Reste cependant une gêne, une per- plexité : comment nommer, comment analyser celui qui écrit, étant entendu qu'il ne peut pas être question d'un retour vers le mythe d'un sujet plein, non clivé, qui serait maître de ce qu'il fait comme de ce qu'il écrit ?

Les manuscrits nous obligent à appréhender, à prendre au sérieux la ques- tion de cette instance écrivante. Aucune esquive possible. « L'effacement du sujet résiste difficilement à la présence de la main qui trace sur le papier », note Michel Contât2. Ecrire comme activité réclame un sujet grammatical. C'est l'écriture la plus intime, celle des cahiers et des carnets3, qui montre comment le vécu, le réel, le biographique, ont profondément partie liée avec l'écriture de l'œuvre et comment, par approximations infinitésimales et au prix de conflits cruciaux, le moi réel peut se métamorphoser en narrateur de fiction. On sait à quel point Stendhal a littéralement festonné les manuscrits de Lucien Leuwen et de Henry Brulard de mentions marginales « on me », « sur l'auteur » (fig. 3, Stendhal) ; celle-ci par exemple : « Je suis si absorbé par les souvenirs que je puis à peine former mes lettres. Cinquante-deux ans onze mois. »4 On a pu montrer également comment Proust, après avoir écrit Jean Santeuil à la troi- sième personne, installe progressivement, et avec bien des ruses, mêlant le mode générique (« Un jeune homme qui dort ») au mode du « je » (« Long- temps, je me suis couché de bonne heure »), le narrateur de son roman sur « le livre à faire »5. Autre exemple patent, la conversion, chez André Gide, du moi empirique en moi de fiction lors du passage de l'écriture du journal intime vers le journal fictif des Cahiers d'André Walter; conversion conflictuelle qui va jus- qu'au lien agrammatical entre sujet et verbe : « je la regarda » [sicJ6. A ces

1 Voir par exemple les travaux de Philippe Lejeune. 2 Michel Contat, La question de l'auteur au regard des manuscrits, in L'auteur et le manuscrit, Michel

Contat (éd.), Paris, PUF, 1991, p. 21. 3 Voir Carnets d'écrivains 1, Louis Hay (éd.), Paris, Ed. du CNRS, 1990. 4 Cité par Jacques Neefs, De main vive : trois versions de la transmission des textes, Littérature, n° 64,

1986, p. 30-46; ici : p. 43. 5 Voir Almuth Grésillon, Jean-Louis Lebrave, Catherine Viollet, Proust à la lettre. Les intermittences de

l'écriture, Tusson, Du Lérot, 1990. 6 Voir Eric Marty, Gide et sa première fiction : l'attitude créatrice, in L'auteur et le manuscrit, op.

cit., p. 190.

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Fig. 3. — Mentions autobiogra- phiques : « Sur l'auteur ». Stendhal, un manuscrit de Lucien Leuwen (Grenoble, Bibliothèque munici- pale, Ms. R 301, t. 1, fb 320 v°)

lentes et difficiles conversions il convient d'ajouter que même dans des manus- crits où la rémanence du vécu est moins sensible, les ancrages de l'énonciateur sont soumis à de multiples oscillations avant de se stabiliser dans ce « tragique encrage de la situation » dont parle Ponge. Aussi les manuscrits sont-ils non seulement le lieu de la genèse de l'œuvre, mais aussi un espace où la question de l'auteur peut être étudiée sous un nouvel éclairage : comme lieu de conflits énonciatifs, comme genèse de l'écrivain.

Les manuscrits sont, on le voit, un terrain où la critique littéraire trouve de quoi affûter ses outils, éprouver ses concepts, voire en créer de nouveaux. Aux questions de texte, d'écriture et d'auteur qu'on vient d'évoquer, on pour- rait sans difficulté en ajouter quelques autres : qu'en est-il de la relation entre genèse et genre ? Qu'en est-il de l'autotextualité qui traverse l'ensemble des manuscrits d'un auteur? De l'intertextualité qui se donne à voir au grand jour dans l'écriture balbutiante des commencements, où discours autre et discours propre se rencontrent, se mêlent, se concurrencent, avant de fusionner dans

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une œuvre nouvelle' ? Qu'en est-il du temps de l'écriture par rapport au temps de l'histoire? Des types de manuscrits par rapport aux époques de l'histoire lit- téraire ? De l'écriture inventive par rapport à l'écriture informative ? De l'écri- ture à la main par rapport à l'écriture sur ordinateur ? Etc. Si la critique géné- tique se veut autre chose qu'un prolongement de la vieille et respectable philologie, elle se doit de chercher des réponses aux questions qu'elle soulève. Vaste programme, qui ne s'accomplira pas en un jour. Mais se pencher sur le labeur de l'écriture est nécessairement laborieux. Ralentir : travaux, nous diraient les surréalistes pour nous donner du cœur à l'ouvrage. C'est l'exacte traduction de Work in progress.

LIMITES ET PARADOXES

Tendue entre deux extrêmes, l'analyse matérielle des manuscrits et l'inter- prétation intellectuelle de l'avant-texte (extrêmes que certains appellent respecti- vement « positivisme à la loupe »2 et « nouvel avatar du mythe de l'écriture »3), la critique génétique est de fait soumise aux limites matérielles, empiriques et histo- riques qu'impose son objet. Elle n'est possible — faut-il le rappeler? — que lors- qu'il existe des traces écrites de la genèse4. Cette limitation objective lui sert de garde-fou contre toute spéculation abstraite sur la création et lui assure une pré- cieuse assise dans le réel de l'espace littéraire.

Plus gênant, et imposant une sérieuse restriction au rêve du généticien, l'état souvent lacunaire des dossiers manuscrits. Indépendamment des habitudes plus ou moins « graphomanes » des auteurs eux-mêmes, la reconstitution des étapes successives peut rester trouée : soit parce que l'auteur ou ses héritiers ont préféré retirer telle pièce jugée compromettante, soit parce que telle autre pièce a disparu au cours de la transmission des manuscrits. Par conséquent, le chercheur n'est jamais vraiment assuré de détenir l'exhaustivité des traces écrites d'une genèse. Leçon de modestie pour qui aurait cru pouvoir, moyennant un coup de baguette magique d'une nouvelle « science », transformer le plomb des brouillons en l'or pur de la création.

1 Les notebooks de Joyce fournissent un exemple éloquent de l'intertextualité en activité; voir notamment Daniel Ferrer, La scène primitive de l'écriture. Une lecture joycienne de Freud, in Genèse de Babel. Joyce et la création, Paris, Ed. du CNRS, coll. « Textes et manuscrits », 1985, p. 15-36; voir également Les carnets de Joyce : avant-textes limites d'une œuvre limite, Genesis, n° 3, 1993, p. 45-61.

2 Michel Crouzet, Mesure, n° 1, Corti, 1989, p. 12. 3 Michael Werner, Etudes de genèse et mythologie de l'écriture, Mythologies de l'écriture, Jean Bessière

(éd.), Paris, PUF, 1990, p. 31. 4 On reviendra au chapitre VI sur cette question fondamentale pour une théorie génétique : que faire des

œuvres pour lesquelles, suite aux aléas de l'histoire sociale et individuelle, il n'y a pas de manuscrits ?

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Mais une troisième limite intervient, plus lourde encore : contre tout rêve de totalité, contre toute quête de l'origine, il demeure que la transmission la plus com- plète n'est que la partie visible d'un processus cognitif mille fois plus complexe et que l'origine comme telle, la naissance du projet mental, est inatteignable :

Lorsque je me mets maintenant à aborder l'exécution de ces projets anciens, la première ligne que j'écris est une ligne qui repose déjà sur dix ou quinze ans de brouillons men- taux, de ratures mentales1.

La trace conservée n'est qu'un lointain et fugitif témoin d'une autre scène. « Le langage n'a jamais vu la pensée », affirme lapidairement Valéry2, lui qui pourtant aura été l'un des plus fervents défenseurs de la critique génétique avant la lettre. Mais justement, c'est que Valéry avait bien compris quel leurre, quel piège pouvait constituer la remontée génétique :

Il faut remonter à la Source — qui n'est pas l'origine. L'origine est, en tout, imaginaire. La source est le fait en deçà duquel l'imaginaire se propose. L'eau sourd là ; au-dessous je ne sais ce qui a lieu\ Le langage n'est pas la reproduction de la pensée — il ne connaît pas des phénomènes men- taux réels — mais bien d'une conception simplifiée et très lointaine de ces phénomènes. Il est impossible de remonter du langage à la pensée autrement que par probabilités4.

Le fin mot est lâché : l'origine, ce n'est pas dans le Verbe, mais dans l' « imaginaire »5 ; la reconstruction génétique est une affaire de probabilité, non de certitude. En voilà sans doute assez pour montrer que la marge de la critique génétique est étroite.

Pour autant, est-il possible de reconstruire l'univers historico-discursif dans lequel l'œuvre a vu le jour? Autrement dit, peut-on recourir à des documents autres que les manuscrits de l'auteur ? De manière plus ou moins explicite, tous les généticiens le font. Biographie et correspondance de l'auteur, connaissance de l'œuvre dans son ensemble, témoignages de tiers, événements historiques, tout cela nous renseigne sur les conditions externes dans lesquelles se situe une genèse. Même les plus farouches adeptes du « tous les manuscrits et rien que les manuscrits » font, heureusement, cette incursion biographico-historique qui, cependant, ne permet qu'un constat, non une explication. Mais là où ce type d'in- vestigation serait plus intéressant, c'est-à-dire dans l'évaluation de l'exogenèse et son éventuelle interférence avec le processus d'écriture à proprement parler, les

1 Michel Butor, in Georges Charbonnier, Entretiens avec Michel Butor, Paris, Gallimard, 1967, p. 118. 2 Paul Valéry, Cahiers, éd. fac-similé, CNRS, 1957-1961, t. II, p. 356. 3 Paul Valéry, Cahiers, éd. fac-similé, CNRS, 1957-1961, t. XXIII, p. 592. 4 Paul Valéry, Cahiers 1894-1914, éd. intégrale, Gallimard, t. 1, 1987, p. 247. = Un poète allemand contemporain, Peter Rühmkorf, publiant sept cents pages de ses propres

avant-textes, dit dans sa postface : « Am Anfang des Gedichts steht der Einfall, nicht das Wort » (« Au début du poème, il y a l'idée subite [littéralement : celle qui vous tombe dessus, A. G.], non le mot »), in Selbst 111/88. Aus der Fassung, Zurich, Haffmans Verlag, 1989, p. 715.

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outils nous font cruellement défaut. Qui en effet serait capable de reconstruire avec précision l'archéologie du savoir qu'il faut pour mettre en système la norme de la langue, la doxa littéraire, les modèles d'enseignement, les discours d'auto- rité, les stéréotypes, les modèles, les enjeux idéologiques, bref ce que Foucault avait appelé une « formation discursive » ? C'est à peine si parfois on s'enquiert de l'enseignement de l'écriture et de la langue que les écrivains ont reçu à l'école. Sait-on par exemple combien Henri Heine a été nourri non seulement de la gram- maire allemande d'Adelung, mais aussi de la rhétorique française que lui ensei- gnait, dans la Rhénanie napoléonienne, l'abbé Daulnoy et qui, de l'aveu de Heine lui-même, a été un tel cauchemar qu'elle l'a à jamais empêché d'aimer la poésie française ? Quand Julien Gracq évoque certaines différences entre peintres et écrivains, il souligne que les premiers ont tous dû acquérir expressément cer- taines techniques spécifiques avant de se lancer progressivement dans l'aventure de l'art ; la littérature, poursuit-il,

[...] parce que l'écriture et la rédaction sont les fondements de l'institution scolaire, révèle un tout autre tableau : nombre d'écrivains, dès leur premier livre, écrivent déjà comme ils écriront toute leur vie. C'est dans leurs travaux et leurs essais d'écoliers, de lycéens, puis d'étudiants qu'il faudrait chercher la maturation progressive, restée privée, qui les a mis dès leurs débuts publics en possession d'un instrument achevé1.

Le programme qui découle de ce constat est pourtant considérable. Certains travaux, comme par exemple ceux d'Henri Mitterand sur la genèse des romans de Zola, tentent de tirer au clair l'impact de certains préconstruits du discours de l'époque, le mode d'intégration et de transformation du savoir encyclopédique pris dans les dictionnaires2. A côté de ces amorces précieuses, force est de consta- ter que les travaux qui revendiquent pour la critique génétique une réelle archéo- logie du savoir et qui lui demandent de réfléchir à son statut épistémologique sont jusqu'à présent de type plutôt programmatique. « Reconstruire un passé, comme le propose Michael Werner3, est une affaire d'historiens. » Mais il ne suf- fit pas d'assimiler métaphoriquement la dimension diachronique de la genèse à l'histoire tout court. Certes, on écrit pour son temps, contre son temps, jamais sans lui. Si l'œuvre d'art naît d'une transgression de règles et de codes, l'écriture litté- raire n'y fait pas exception, mais il faut se donner les moyens de l'étudier. Et rien ne dit au demeurant que certains commencements d'écriture, là où parfois elle n'est encore que rumeur, désordre, improvisation pure, ne soient pas justement comme « hors histoire », produit brut de l'inconscient ; rien ne prouve que les contraintes et les transgressions de forme et de genre n'interviennent pas seule-

1 Gracq ajoute qu'il existe une deuxième catégorie d'écrivains, « non forcément inférieure », qui d'œuvre en œuvre maîtrisent mieux leur métier (Julien Gracq, En lisant, en écrivant, Paris, José Corti, 1980, p. 1).

2 Voir par exemple Henri Mitterand, Programme et préconstruit génétiques : le dossier de L'assommoir, in Essais de critique génétique, Louis Hay (éd.), Paris, Flammarion, 1979, p. 193-226.

3 Michael Werner, Etudes de genèse et mythologie de l'écriture, art. cité, p. 25.

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Pourquoi, à l'époque de l'ordinateur, s'intéresser à l'écriture manuscrite ? Pourquoi redoubler la masse des textes littéraires publiés par celle des notes, plans, brouillons rédactionnels et autres documents de genèse ? Parce que le manuscrit, loin de n'être que support de signifiants gra- phiques figés, est aussi espace d'inscription, lieu de mémoire, trace d'un processus qu'il est possible de reconstruire. Comprendre comment un projet mental, un vague désir d'écrire se transforment, moyennant éla- borations et accidents, relances et impasses, en texte, voire en oeuvre ; expliquer comment l'analyse des manuscrits de genèse ouvre à une nou- velle dimension de la littérature : voilà le propos de ce livre. Se voulant à la fois état des lieux et réflexion théorique, l'ouvrage s'adresse à deux types de lecteurs. D'une part aux jeunes chercheurs désireux de s'initier à la critique génétique, d'autre part aux chercheurs confirmés, littéraires ou non, prêts à débattre de l'hypothèse génétique. Plus généralement, et sans nier pour autant l'existence de formes achevées, l'entreprise parti- cipe d'un mouvement de pensée qui fait place au possible, au multiple, à l'ambivalent et à l'inachevé.

Almuth Grésillon, titulaire d'une thèse d'Etat, est Directeur de recherche au CNRS. Auteur d'un ouvrage sur La règle et le monstre. Le mot-valise (Tübingen, Niemeyer, 1984) et co-auteur de Proust à la lettre. Les intermittences de l'écriture (Tusson, Du Lérot, 1990), elle a publié des articles et coordonné des recueils et numéros de revues sur les manuscrits littéraires.

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