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 Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l'Université de Montréal, l'Université Laval et l'Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche.  Érudit offre des services d'édition numérique de documents scientifiques depuis 1998. Pour communiquer avec les responsables d'Érudit : [email protected]  Article  « L’art du trompe-l’oreille  rythmique »  François-Xavier Féron Intermédialités : histoire et théorie des arts, des lettres et des techniques / Intermediality:  History and Theory of the Arts, Literature and Technologies , n° 16, 2010, p. 145-165.  Pour citer cet article, utiliser l'information suivante :  URI: http://id.erudit.org/iderudit/1001960ar DOI: 10.7202/1001960ar Note : les règles d'écriture des références bibliographiques peuvent varier selon les différents domaines du savoir. Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vous pouvez consulter à l'URI http://www.e rudit.org/apropos/utilisation.html Document téléchargé le 11 avril 2015 06:02

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    Montral. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. rudit offre des services d'dition numrique de documents

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    Lart du trompe-loreille rythmique Franois-Xavier FronIntermdialits: histoire et thorie des arts, des lettres et des techniques/ Intermediality: History and Theory of the Arts, Literature and Technologies, n 16, 2010, p. 145-165.

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    in t er mdi a lit s no 16 au tomne 2 010

    Lartdu trompe-loreille rythmique

    Fr anoiS-XaV ier Fron1

    L e rythme ne dcoule pas exclusivement de lorganisation des dures affec-tes aux sons et aux silences mais dpend aussi de la diffrenciation des hauteurs, des accents, des timbres au sein des squences sonores. Analyser le rythme, cest analyser la musique dans son ensemble, car [] le rythme est toujours li aux autres dimensions2 , rsume Kofi Agawu. Ce texte ne prtend pas tre une tude sur le rythme, terme que nous employons dailleurs au sens large pour voquer diffrentes notions musicales lies lorganisation tempo-relle des stimuli acoustiques3. Notre objectif est de familiariser le lecteur avec quelques structures et articulations rythmiques dapparence trompeuse qui sont, en ce sens, des sortes de trompe-lil pour laudition, soit des trompe-loreille. Cette expression, utilise par le musicologue Joseph Husler pour dpeindre la

    1. Ce texte expose une partie des recherches que jai effectues dans le cadre de mon doctorat en musique et musicologie : Franois-Xavier Fron, Des illusions auditives aux singularits du son et de la perception : limpact de la psychoacoustique et des nouvelles tech-nologies sur la cration musicale au 20e sicle, thse de doctorat, Universit Paris- Sorbonne (Paris IV), 2006, 535 p. Je tiens remercier trs chaleureusement Karen Brunel-Lafargue pour la ralisation des figures, ainsi que Nicolas Donin, Amandine Pras et les valuateurs pour leurs conseils aviss.

    2. Kofi Agawu, Rythme , dans Jean-Jacques Nattiez, Musiques : une encyclopdie pour le 21e sicle, vol. 2 : Les savoirs musicaux , Arles et Paris, Actes Sud et Cit de la musique, 2004, p. 113.

    3. La perception du temps musical met en jeu des notions complexes et interdpen-dantes telles que la pulsation, le tempo, le mouvement, le mtre, la dure, le rythme Lire notamment Simha Arom, Lorganisation du temps musical , dans Jean-Jacques Nattiez, Musiques : une encyclopdie pour le 21e sicle, vol. 5 : Lunit de la musique , Arles et Paris, Actes Sud et Cit de la musique, 2007, p. 927-944.

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    musique de Gyrgy Ligeti4, dsigne ici une squence musicale caractrise par une disjonction entre la faon dont elle est joue (sa production) et la faon dont elle est perue auditivement (sa rception). En proposant quelques exemples reprsentatifs de trompe-loreille rythmiques, nous souhaitons expliciter quelques-uns des stratagmes permettant leur construction et signaler leurs implications perceptives.

    Nous introduirons dans un premier temps la notion de pattern rsultant, structure mlodique et/ou rythmique qui rsulte dun tri opr par le systme perceptif sur lensemble des stimuli acoustiques. Nous illustrerons la nature captieuse de ces patterns en abordant successivement les polyphonies tradition-nelles dAfrique centrale, la musique de Gyrgy Ligeti (1923-2006) et celle des compositeurs minimalistes tels que Terry Riley (n en 1935) ou Steve Reich (n en 1936) ; nous verrons ainsi comment la formation de ces patterns au sein dune pulsation parfaitement rgulire engendre des structures polyrythmiques irrgulires ainsi que des fluctuations apparentes du tempo. Enfin, nous nous intresserons lutilisation des nouvelles technologies dans la conception de trompe-loreille rythmiques ; nous aborderons dans ce contexte les pulsations infinies et paradoxales que Jean-Claude Risset (n en 1938) a synthtises par ordinateur et leffet de ralentissement sempiternel obtenu par Autechre partir dune cellule rythmique mise en boucle. Pour rendre ces trompe-loreille plus parlants , nous avons cherch, dans la mesure du possible, les reprsenter visuellement avec le concours de Karen Brunel-Lafargue. Nous invitons par ailleurs les lecteurs se rfrer aux enregistrements sonores et sites Internet mentionns pour couter les exemples dcrits au cours de cet article.

    les patterns rsultants : sous-produIts perceptIfs Issus de la rorganIsatIon des stImulI acoustIques

    Pour quil y ait un rythme, souligne lethnomusicologue Simha Arom5, il faut ncessairement que des vnements sonores successifs soient caractriss par des traits qui les opposent, opposition pouvant se manifester de trois faons distinctes : par le biais de laccentuation, de la modification de timbre, de

    4. Joseph Husler, Trompe-loreille, allusions, illusions. propos de quelques uvres de Gyrgy Ligeti , trad. Louise Duchesneau, dans le livret du CD Wergo 40 years (1962-2002) Special Edition CD 3 Gyrgy Ligeti, Wergo 6923 2, 1986-2002, p. 24.

    5. Simha Arom, Les musiques traditionnelles dAfrique centrale : conception/ perception , Contrechamps, n 10, Composition et perception , janvier 1988, p. 185.

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    lalternance des dures6 . Selon ces critres mergent des figures rythmiques induites par la formation de flux auditifs. Stephen McAdams dfinit le flux audi-tif comme une reprsentation psychologique dune squence de sons qui peut tre interprte comme un tout, puisquelle possde une certaine logique ou continuit interne7 . De nombreuses recherches ont t menes sur la formation de tels flux et, plus gnralement, sur lanalyse des scnes auditives (ASA), nom donn par Albert Bregman pour dcrire lensemble des mcanismes auditifs mis en jeu dans lorganisation des multiples stimuli acoustiques qui parviennent nos oreilles8. En jouant de manire plus ou moins consciente avec ces mcanismes, les compositeurs sont en mesure de produire des motifs dits de second ordre, non parce quils sont moins importants mais parce quils dcoulent de groupements perceptifs et sont, en ce sens, des sous-produits de la perception. Ces patterns tantt qualifis de virtuels, tantt dimplicites ou dimaginaires, ne sont pas pro-duits individuellement de manire isole mais rsultent dun tri perceptif. Cest pourquoi nous prfrons parler de patterns rsultants, expression dailleurs cou-ramment employe par les compositeurs minimalistes et plus particulirement par Steve Reich dans ses crits ou ses partitions, comme nous le verrons plus loin. Les patterns rsultants sont aussi bien produits par le mlange de plusieurs squences (strates) sonores que par la scission de certains lments au sein dune squence. Par exemple, une suite de hauteurs est souvent perue comme une entit temporelle cohrente appele mlodie : les sons (notes) qui la composent forment un unique flux auditif. Mais une suite de hauteurs peut aussi engendrer dautres percepts induits par le groupement de certains stimuli en fonction de critres acoustiques spcifiques (similarit des timbres ou des amplitudes, proxi-mit des hauteurs, etc.). La squence initiale apparat alors scinde en plusieurs

    6. Ibid.7. Stephen McAdams, Limage auditive : une mtaphore pour la recherche

    musicale et psychologique sur lorganisation auditive , trad. Denis Collins, Rapports de recherche Ircam, n 37, Paris, Ircam et Centre Georges-Pompidou, 1985, p. 8.

    8. Lire ce sujet : Albert S. Bregman, Auditory Scene Analysis. The Perceptual Orga-nization of Sound, Cambridge (Mass.) et Londres, MIT Press, 1990 ; Richard M. Warren, Auditory Perception. A New Analysis and Synthesis, Cambridge, Cambridge University Press, 1999. Nous invitons les lecteurs se rendre sur le site Web mis en ligne en 2008 par Albert S. Bregman : webpages.mcgill.ca/staff/Group2/abregm1/web/ (dernire consulta-tion le 25 janvier 2011). Dans la partie ASA dmos , il est possible de consulter librement les exemples sonores (avec leurs explications limpides) originellement fournis sur le CD Albert S. Bregman et Pierre Ahad, Demonstrations of Auditory Scene Analysis : The Percep-tual Organization of Sound, MIT Press, 1996.

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    flux auditifs concomitants caractriss par leurs patterns rsultants, phnomne que nous tentons dillustrer visuellement en entrelaant les lettres appartenant deux mots distincts (Fig. 1)9.

    Les effets de sgrgation dans le domaine de laudition ont fait lobjet de nombreuses tudes scientifiques. Explors musicalement depuis des sicles, ils permettent, entre autres, de produire une polyphonie partir dune suite mono-dique de notes10. Pour favoriser la sgrgation mlodique, il faut par exemple alterner rapidement et rgulirement des notes graves et aigus : la squence est alors scinde en deux flux auditifs, lun compos des notes graves et lautre des notes aigus11. Outre lillusion de polyphonie, cette sgrgation produit souvent un ralentissement apparent du tempo, car la pulsation de base est alors assimile celle des flux qui comprennent une note sur deux de la squence monodique initiale.

    Si une squence monodique de sons peut elle seule produire des patterns rsultants lis la formation de flux auditifs, la superposition de plusieurs

    9. Les mots peinture et musique , crits avec des typographies diffrentes, sont imbriqus lun dans lautre. Dans le premier cas (a), il est impossible de dissocier les deux mots. En revanche, lorsque des couleurs diffrentes sont associes chacun dentre eux (b) ou lorsquils sont lgrement dcals dans lespace (c), le phnomne de sgrgation sopre et il devient possible de distinguer les deux mots.

    10. Les variations 23 30 dans la Chaconne de la Partita n 2 en r mineur pour violon seul de Johann Sebastian Bach (1685-1750) illustrent remarquablement ce type de construction polyphonique.

    11. Bregman, 2008, exemple sonore n 1 : webpages.mcgill.ca/staff/Group2/abregm1/web/downloadstoc.htm#01 (dernire consultation le 25 janvier 2011).

    Fig. 1 : Sgrgation visuelle ( F. X. Fron, K. Brunel-Lafargue, 2010)).

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    squences autorise la dmultiplication et la complexification de ces patterns. Dans les uvres contrapuntiques, linteraction des voix est minimise de sorte ce que la musique soit perue comme une superposition de voix distinctes. Inversement, dans dautres musiques, le mlange osmotique des diffrentes voix savre volontaire et a pour objectif de privilgier la perception des patterns mlodico-rythmiques rsultants au dtriment des voix individuelles, comme nous allons le voir dans les exemples suivants.

    la complexIt rythmIque des polyphonIes tradItIonnelles dafrIque centrale

    La superposition de plusieurs strates sonores est susceptible de produire des patterns mlodiques et/ou rythmiques qui rsultent de groupements particuliers entre les stimuli issus des diffrentes strates. Dans les polyphonies traditionnelles dAfrique centrale, la structuration temporelle des voix tient une place prpon-drante et assure une organisation rythmique dune extrme complexit que lethnomusicologue Simha Arom a analyse en profondeur12.

    Sil nous fallait, en quelques mots, qualifier les musiques centrafricaines, on pourrait les dfinir comme des ostinatos variations. En effet, de trs rares exceptions prs, toutes les pices musicales sy caractrisent par une structure cyclique, rptitive, qui engendre de nombreuses variations improvises ; le foisonnement de ces dernires est souvent tel quon a limpression dtre en prsence dune musique de dvelop-pement, ce qui nest pas le cas. Rptition et variation comptent parmi les principes fondamentaux de ces musiques, comme de bien dautres en Afrique noire13.

    Pour illustrer concrtement le caractre trompe-loreille des rythmes pro-duits dans les polyphonies africaines, nous dcrirons brivement le morceau SSematimba ne Kikwabanga que propose Bregman sur son site14 : bien quassez simple dans sa construction (entrelacement de deux motifs comprenant chacun 18 notes rgulires), cet exemple permet dapprcier les implications musicales quentrane la formation de patterns rsultants. SSematimba ne Kikwabanga, originellement enregistr par Ulrich Wegner en Ouganda, a t reconstruit partir des chantillons sonores de lamadinda, un xylophone africain comportant douze lames de bois, chacune produisant une hauteur diffrente. Le premier

    12. Simha Arom, Polyphonies et polyrythmies instrumentales dAfrique centrale : structure et mthodologie, Paris, SELAF, 1985.

    13. Arom, 1988, p. 182.14. Bregman, 2008, exemple sonore n 7 : webpages.mcgill.ca/staff/Group2/abregm1/

    web/downloadstoc.htm#07 (dernire consultation le 25 janvier 2011).

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    motif constitu de 18 notes rgulires est dabord entendu seul. Le second motif, qui comprend lui aussi 18 notes tout aussi rgulires, est alors intercal lintrieur du premier afin que les deux motifs soient dsynchroniss dune demi-pulsation. Il devient, partir de cet instant, impossible de suivre individuellement les motifs initiaux, car la perception tend regrouper les notes aigus, dune part, et graves, dautre part, en deux flux auditifs distincts. Laspect irrgulier des rythmes rsul-tants peut paratre trompeur lorsquon sait que la squence mise en boucle est une succession parfaitement rgulire de 2 x 18 = 36 notes.

    What is striking about most of these instrumental traditions is the difference between what is played and what is heard. While the musicians, of course, know about the constituent parts of a composition, the listeners perception is guided to a great extent by the auditory streaming effect. What aids the emergence of auditory streams is the fact that with the basic playing technique, an absolute equilibrium [equalization] of all musical parameters except pitch is intended. Synthesized amadinda music played by a computer, with machine-like precision, received highest ratings by musicians from Uganda15.

    Lapparition de ces nouveaux patterns est lie la similitude des sons qui composent les deux motifs initiaux. Si ces motifs taient interprts dans des tessitures loignes ou selon des timbres diffrents, ou sils taient mis en deux points distants de lespace, ils seraient diffrencis lcoute et ne pro-duiraient plus de patterns rsultants16. Quelques compositeurs furent profond-ment marqus par la dcouverte des polyphonies africaines et des perspectives rythmiques quelles offraient. Dans ses trois livres dtudes pour piano (1985, 1988-1994, 1995-2001), Gyrgy Ligeti a ainsi dvelopp une nouvelle forme darticulation rythmique extrmement complexe, reflet de ses connaissances du gamelan javanais et balinais17 dune part, et des musiques centrafricaines dautre part. Cette articulation na rien dafricain , prcise le compositeur18, mais utilise une pense/technique qui provient de la musique africaine19 . Ligeti sest intress aux structures rythmiques de second ordre ds les annes 1960, poque laquelle lutilisation obsdante de mcanismes qui se dtractent []

    15. Ibid. (description dUlrich Wegner avril 1991 cite par Bregman).16. Ibid., exemples sonores nos 8, 9 et 41.17. Lire ce sujet : Amy Bauer, The Other of the Exotic : Balinese Music as Gram-

    matical Paradigm in Ligetis Galamb borong , Music Analysis, vol. 27, n 2-3, juillet-octobre 2008, p. 337-372.

    18. Philippe Albra Entretien avec Gyrgy Ligeti , dans Philippe Albra et al., Musiques en cration, Genve, Contrechamps, 1997, p. 78.

    19. Ibid.

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    montre limportance que revt pour le compositeur la question dune musique-machine20 . travers deux uvres emblmatiques de ce style (Pome sym-phonique pour 100 mtronomes et Continuum pour clavecin), nous allons voir comment les patterns rsultants produisent des fluctuations illusoires du tempo et de singulires polyrythmies.

    pome symphonique pour 100 mtronomes (1962) et continuum (1968) pour clavecIn de gyrgy lIgetI

    Le Pome symphonique pour 100 mtronomes, assimil un happening en raison de son caractre humoristique, nen est pas moins une uvre srieuse au regard de sa complexit rythmique. Les dcalages et transformations dus la superposition de diffrents tempi, ainsi que les illusions dacclration et de ralentissement qui en rsultent auront une influence capitale sur la conception rythmique de certaines uvres ultrieures21 , explique Pierre Michel.

    Les mtronomes mcaniques sont remonts identiquement (quatre demi-tours assurent une prestation entre 15 et 20 minutes) et ajusts des tempi rpartis entre 144 et 50 battements par seconde, avec tous les degrs intermdiaires possibles. Les mtronomes sont ensuite dclenchs tous ensemble par plusieurs personnes. Au dbut, les pulsations sagencent par paquets et forment un ruban sonore fluctuant. Puis des patterns rythmiques de plus en plus nets apparais-sent au fur et mesure que le nombre de mtronomes en action diminue (les mtronomes ajusts aux vitesses les plus leves sont les premiers sarrter). Lirrgularit des patterns et leur transformation perptuelle nous font oublier que cette (ds)organisation rythmique est produite par des strates de pulsations parfaitement rgulires. Souvent, des patterns moins chaotiques mergent tels une succession plus ou moins uniformment acclre ou ralentie de batte-ments : ces salves procurent alors des fluctuations apparentes du tempo global22. Dans la notice de la partition, Ligeti dcrit le cheminement musical de cette uvre atypique :

    La pice entire est une grande courbe, un seul diminuendo rythmique. Au dbut il y a tant de mtronomes tictaquants que le son qui en rsulte nous semble continu.

    20. Joseph Delaplace, Gyrgy Ligeti. Un essai danalyse et desthtique musicales, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2007, p. 131.

    21. Pierre Michel, Gyrgy Ligeti, compositeur daujourdhui, Paris, Minerve, 1985, p. 60-61.

    22. Plage 6 (autour de la dixime minute) du CD Gyrgy Ligeti, Mechanical Music, The Ligeti Edition, vol. 5, Sony Classical, SK 62310, 1997.

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    Larrt des premiers mtronomes cause un amincissement de ce son statique gal, permettant des rythmes complexes de se dvelopper lintrieur du ruban sonore. Plus le nombre dinstruments qui sarrtent lun aprs lautre crot, plus les struc-tures rythmiques se distinguent : un dcroissement de la complexit amne une plus grande diffrenciation rythmique. [] Lide formelle de la pice est celle dune interaction entre les rythmes individuels priodiques dtermins et une structure polyrythmique gnrale trs complexe23.

    Si dans le Pome symphonique pour 100 mtronomes, les dformations chimriques du tempo sont bien prsentes, elles nen sont pas moins alatoires. En revanche dans Continuum pour clavecin, Ligeti joue consciemment sur la sgrgation en flux auditifs pour produire un ventail vari de trompe-loreille. Cette uvre a fait lobjet de nombreuses analyses musicales24, dont une qui se concentre plus spcifiquement sur lorganisation des flux auditifs25. Nous nabordons ici que trs partiellement Continuum, notre objectif tant dexpliquer comment le compositeur parvient, partir dune succession rigoureuse et systmatique de croches joues selon un tempo immuable, procurer une fois de plus des rythmes irrguliers et des fluctuations apparentes du tempo.

    Continuum se joue sur un clavecin comportant deux claviers26 ; linterprte place une main sur chaque clavier et rpte des formules de deux cinq notes successives prestissimo ( extremely fast, so that the individual tones can hardly be perceived, but rather merge into a continuum27 ). Lauditeur, dabord surpris par cet effet de continuit, dcouvre progressivement la complexit rythmique dune uvre dont le matriau se rsume pourtant une succession inaltrable et mcanique de croches joues simultanment aux deux mains (Fig. 2). La discordance entre la notation et le rendu sonore est radicale, car la rptition de

    23. Gyrgy Ligeti, Pome symphonique pour 100 mtronomes, Schott Musik Interna-tional, ED 8150, 1982.

    24. Lire notamment Michael Hicks, Interval and Form in Ligetis Continuum and Coule , et Jane Piper Clendinning, The Pattern-Meccanico Compositions of Gyrgy Ligeti , Perspectives of New Music, vol. 31, n 1, hiver 1993, respectivement p. 172-190 et p. 192-234.

    25. Emilios Cambouropoulos et Costas Tsougras, Auditory Streams in Ligetis Continuum : A Theoretical and Perceptual Approach , Journal of Interdisciplinary Music Studies, vol. 3, n 1-2, printemps-automne 2009, p. 119-137.

    26. Luvre a aussi t adapte, avec lapprobation du compositeur, pour deux pianos mcaniques (player piano) dune part et orgue de barbarie (barrel organ) dautre part. Ces deux versions figurent sur le CD Mechanical Music cit prcdemment.

    27. Gyrgy Ligeti, Continuum fr Cembalo, Schott, ED 6111, 1968.

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    certaines hauteurs entrane la formation de flux auditifs suscitant lapparition de structures rythmiques qui ne sont pas crites comme on les entend28 (Fig. 3)29.

    Here what you perceive as rhythm is not rhythm coming from the succession of notes your fingers play. The actual rhythm of the piece is a pulsation that emerges from the distribution of the notes, from the frequency of their repetitions30.

    Selon Richard Steinitz, il existe dans le Continuum trois niveaux rythmiques quil dcrit de la manire suivante :

    The foreground pulses clatter incessantly. A secondary level relates to the rate at which the patterns repeat. This varies according to the number of pitches in each pattern : i.e. patterns containing few notes repeat more frequently ; those with more notes repeat less frequently. Then there is the speed at which the pitch choices

    28. Husler, 1986-2002, p. 19-20.29. La zone suprieure reproduit schmatiquement lorganisation temporelle des

    trois hauteurs (fa, sol, si b) de ce passage. La zone mdiane correspond la notation standard telle quelle figure sur la partition. Enfin, la zone infrieure rend compte de la manire dont lauditeur peroit la squence.

    30. Gyrgy Ligeti entretien avec Pter Vrnai , dans Gyrgy Ligeti, Pter Vrnai, Josef Husler et Claude Samuel (dir.), Gyrgy Ligeti in Conversations, Londres, Ernst Eulenburg Ltd, 1983, p. 61.

    Fig. 2 : Ligeti CONTINUUM 1970 by Schott Music GmbH & Co. KG. Mainz - Germany Renewed. All rights reserved. Used by permission of European American Music Distributors LLC, sole U.S. and Canadian agent for Schott Music GmbH & Co. KG, Mainz - Germany. La partie que nous avons encadre renvoie la Fig. 3.

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    ( rather than their quantity) change. The pace of such harmonic change results in a corresponding third-level rhythm31.

    Laugmentation ou la diminution de la frquence de rptition dune note au sein dun pattern (rythme de niveau 3) produit des fluctuations apparentes du tempo global32. Lapparition simultane de patterns ayant des frquences de rptition distinctes (rythme de niveau 2) gnre une superposition de strates qui semblent totalement indpendantes du point de vue rythmique comme si chacune delle tait joue de manire individuelle par un interprte suivant sa propre pulsation. Alors que Ligeti composait le Continuum pour clavecin, les compositeurs minimalistes tats-uniens exploraient eux aussi, leur manire, lincroyable potentiel musical des patterns rsultants en juxtaposant sur une pulsation constante des motifs rpts en boucle.

    le foIsonnement des patterns rsultants dans les musIques mInImalIstes

    La musique minimaliste a merg aux tats-Unis dans les annes 1960 sous limpulsion de La Monte Young (n en 1935). Ses caractristiques essentielles sont la rduction dlibre et souvent radicale du matriau compositionnel tra-vers des schmas harmoniques simples, dduits de lunivers tonal ou modal, des formules rythmiques fondes sur la prgnance dune pulsation, et des variations

    31. Richard Steinitz, Gyrgy Ligeti. Music of the Imagination, Boston, Northeastern University Press, 2003, p. 165.

    32. The accelerendo of the rhythm is therefore the result of an increased frequency of a note, it is realized through a modified note distribution. (Ligeti, Vrnai, Husler et Samuel, 1983, p. 61.) Plage 24 (56-128) du CD Ligeti, Mechanical Music, 1997.

    Fig. 3 : Fragment danalyse du Continuum de Ligeti dans Cambouropoulos et Tsougras, 2009, p. 128.

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    plus ou moins insensibles ou progressives partir dlments sonores de base33 . Le courant dit rptitif dvelopp autour de Terry Riley, Steve Reich et Philip Glass est la facette la plus connue du minimalisme34. Construites autour de la rptition et la superposition de formules mlodico-rythmiques au sein dune pulsation constante, les musiques rptitives proposent une grande varit de patterns rsultants. Dans In C (1964), pierre angulaire du courant rptitif, Terry Riley compose cinquante-trois cellules musicales que chaque interprte est invit rpter plusieurs fois avant de passer la suivante.

    Patterns are to be played consecutively, with each performer having the freedom to determine how many times he or she will repeat each pattern before moving to the next. There is no fixed rule as to the number of repetitions a pattern may have, however, since performances normally average between 45 minutes and an hour an a half, it can be assumed that one would repeat each pattern somewhere between 45 seconds and a minute and or longer35.

    Les configurations imprvisibles entre ces cellules assurent un renouvelle-ment constant et progressif du contrepoint qui engendre diffrents percepts : polyphonie de voix, patterns rsultants, texture sonore, jeux dchos Steve Reich tait parmi les quatorze musiciens qui ont cr, le 4 novembre 1964, cette uvre emblmatique de lesthtique minimaliste. Selon Paul Hillier, il ne fait aucun doute que sa participation ce projet fut dterminante dans le dveloppe-ment de son propre travail compositionnel36. Dans Its Gonna Rain (1965), Reich inaugure la technique de dphasage graduel qui consiste superposer deux fois le mme motif (ici un fragment de voix enregistre sur bande) tout en dcalant trs progressivement ces deux copies jusqu lexploration successive de tous les canons possibles dun rythme avec lui-mme. Si lide de recourir des rptitions constantes partir de boucles sest affirme aprs la premire excution de In C, ce sont en revanche les possibilits techniques offertes par les

    33. Jean-Yves Bosseur, Vocabulaire de la musique contemporaine, Paris, Minerve, 1992, p. 91.

    34. Pour davantage dinformations sur lesthtique minimaliste, lire notamment : Edward Strickland, Minimalism : Origins, Bloomington, Indiana University Press, 2000 ; Keith Potter, Four Musical Minimalists : La Monte Young, Terry Riley, Steve Reich, Philip Glass, Cambridge, Cambridge University Press, 2000.

    35. Terry Riley, notice de la partition actuelle (2005) cite dans : Robert Carl, Terry Rileys In C, Oxford, Oxford University Press, 2009, p. 58.

    36. Paul Hillier, introduction de louvrage : Steve Reich, Writings on Music, 1965-2000, Oxford, Oxford University Press, 2002, p. 14.

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    bandes magntiques qui ont contribu de manire dcisive la mise en place du processus de dphasage graduel.

    My problem was then to find some new way of working with repetition as musical technique. My first thought was to play one loop against itself in some particular relationship, since some of my previous pieces had dealt with two or more identical instruments playing the same notes against each other. In the process of trying to line up two identical tape loops in unison in some particular relationship, I discovered that the most interesting music of all was made by simply lining the loops up in unison, and letting them slowly shift out of phase with each other. As I listened to this gradual phase shifting process, I began to realize that it was an extraordinary form of musical structure37.

    Dans la seconde partie de Its Gonna Rain38, Reich a cherch le moyen de dvier le principe de dphasage afin dviter le retour sur elle-mme de la musique, au profit dune transformation continue et irrversible39 . Il interrompt le processus un instant o le dcalage entre les deux boucles produit un effet rythmique quil considre intressant. Aprs avoir mix les deux voix, il obtient une nouvelle boucle qui est son tour sujette au processus de dphasage graduel. Ce travail compositionnel est la base de Come Out (1966), uvre ralise sur bande partir du fragment vocal beaucoup plus court Come out to show them dont la carrure rythmique et mlodique, fortement marque, facilite la pro-duction de patterns rsultants que Jrme Baillet a mticuleusement analyss et transcrits40. En 1967, Reich transpose ses expriences sur bandes dans le domaine instrumental dabord, dans Piano Phase (1967), puis dans Violin Phase (1967) :

    This piece was basically an expansion and refinement of Piano Phase in two ways. First, there were four voices moving against each other instead of only two, as in Piano Phase ; second, and perhaps more important, I became clearly aware of the many melodic patterns resulting from the combination of two or more identical instruments playing the same repeating pattern one or more beats out of phase with each other41.

    37. Early Works (1965-68) , dans Reich, 2002, p. 20.38. Plage 4 (de 800 la fin) du CD Steve Reich, Early Works, Elektra Nonesuch

    979169-2, 1987.39. Jrme Baillet, Flche du temps et processus dans les musiques aprs 1965 ,

    dans Fabien Lvy (dir.), Les critures du temps : musique, rythme, etc., Paris, Budapest et Turin, LHarmattan, Ircam et Centre Georges-Pompidou, 2001, p. 181.

    40. Ibid., p. 182-183.41. Early Works (1965-68) , dans Reich, 2002, p. 26.

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    Jusqu Drumming (1971) pour neuf percussionnistes, deux ou trois chan-teurs et un fltiste (piccolo), Reich recourt systmatiquement au processus de dphasage graduel et souligne la prsence des patterns rsultants dans les priodes stables durant lesquelles les diffrentes voix sont homorythmiques. Cette approche de lorganisation rythmique nest pas sans rappeler les polyphonies africaines voques prcdemment (Reich a dailleurs sjourn au Ghana, durant lt 1970, pour tudier les percussions avec un matre tambour de la tribu Ewe42). Pour orienter lattention des auditeurs vers des patterns spcifiques, certains musiciens abandonnent le motif initial et jouent le pattern en question. Comme dans Drumming, par exemple, le compositeur prcise quelques-uns de ces patterns mais laisse aussi des portes vierges de sorte que les interprtes puissent noter eux-mmes les patterns quils souhaitent faire ressortir (Fig. 4)43.

    42. Lire ce sujet Gahu A Dance of the Ewe Tribe in Ghana (1971) , dans Reich, 2002, p. 55-63.

    43. Plage 1 (410-730) du CD Steve Reich, Drumming, Six Pianos, Music for Mallet Instruments, Voices and Organ, Deutsche Grammophon 427428-2, 1974. ce moment de

    Fig. 4 : Steve Reich, Drumming (Boosey & Hawkes, 1971). 1971 by Boosey & Hawkes Music Publishers Ltd, London United Kindom. All rights reserved.

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    This one quarter note out of phase relationship is maintained by drummers one and two while drummers three and four sing and/or play patterns they hear clearly emerging from the combination of the first two drummers. Two of these resulting patterns are written out above at A and B but others can be added or substituted in the blank bars. [] After all the resulting patterns have been sung, and/or played, drummer two once again slightly increases his tempo so that he slowly moves another quarter note ahead of drummer one44.

    Lensemble des trompe-loreille rythmiques que nous avons abords jusquici sont lis la formation de patterns rsultants issue de la sgrgation et du regroupement des stimuli par le systme auditif. Mais il existe dautres trompe-loreille rythmiques qui correspondent en quelque sorte des objets sonores impossibles. Dans la dernire partie de ce texte, nous nous intressons la ralisation de quelques-uns de ces trompe-loreille indissociables des progrs technologiques.

    des confIguratIons rythmIques ImpossIbles

    Les travaux de Jean-Claude Risset se situent de manire constante linterface entre science et art. La transversalit entre musique, science et technologie est au cur du travail crateur de Risset. Il est tout la fois un chercheur, un compositeur [] et un scientifique de renomme internationale45 , rsume Vincent Tiffon. La musique de Risset, quelle soit instrumentale, mixte ( alliant instruments et sons diffuss par haut-parleur) ou entirement synthtise par ordinateur, met en scne de nombreux trompe-loreille auditifs apportant un regard nouveau sur les mcanismes de la perception.

    Le dveloppement des ressources musicales de la synthse et du traitement num-rique de sons est insparable dune recherche sur les caractristiques de laudition, sur ses processus didentification des entits sonores successives et simultanes, sur son apprhension des hauteurs, des rythmes et des timbres, sur la connaissance de ses rgions sensibles, de ses zones rognes , de ses exigences spcifiques pour que le son paraisse dot dune vie, dune allure, dune identit, dune richesse proprement musicales. partir de cette comprhension, le musicien peut ruser et jouer sur les

    luvre, les percussionnistes 1 et 2 sont dcals dune croche (portes 1 et 2). Le mlange des deux voix est inscrit sur la porte 3. Le reste de la page est ddi aux patterns rsultants : Steve Reich en propose deux de quatre mesures (A et B) et laisse des portes libres pour que les musiciens inscrivent les patterns quils souhaitent jouer.

    44. Steve Reich, Drumming, Boosey & Hawkes, 1971.45. Vincent Tiffon, Jean-Claude Risset. Parcours de luvre , 2008 brahms.ircam.

    fr/composers/composer/2734/workcourse/ (dernire consultation le 27 janvier 2011).

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    mcanismes perceptifs pour faire surgir des phnomnes sonores ne correspondant aucune ralit dans dautres modalits sensorielles un phnochant sans gnochant, aurait dit Roland Barthes mais nanmoins prsents et prgnants46.

    En 1957, Max Mathews (n en 1926) met au point, au sein des laboratoires Bell aux tats-Unis, le premier programme informatique de synthse sonore. De brillants chercheurs, dont Roger Shepard et Jean-Claude Risset, rejoignent lquipe de Mathews. En 1963, Shepard ralise un quivalent auditif lescalier perptuel de Penrose47 (Fig. 5) en synthtisant douze sons qui, rpts en boucle, engendrent une gamme chromatique infinie car paraissant monter (ou descendre) infiniment. Pour cela Shepard construit des sons complexes dont la structure spectrale correspond un empilement doctaves, ce qui a pour effet de rendre la tessiture de chaque son ambigu (il est difficile destimer quelle octave se situe la note)48. En 1967, Risset ralise une version continue de cette illusion ainsi que des glissandi paradoxaux, soit des sons qui montent continment dans

    46. Jean-Claude Risset, Calculer le son musical : un nouveau champ de contraintes ? , dans Hugues Dufourt et Jol-Marie Fauquet (dir.), La musique depuis 1945. Matriau, esthtique et perception, Lige, Pierre Mardaga, 1996, p. 277.

    47. Lionel S. Penrose et Roger Penrose, Impossible Objects : A Special Type of Illusion , British Journal of Psychology, vol. 49, n 1, 1958, p. 31-33.

    48. Roger N. Shepard, Circularity in Judgements of Relative Pitch , Journal of the Acoustical Society of America, vol. 36, n 12, dcembre 1964, p. 2345-2353.

    Fig. 5 : Escalier de Penrose parcouru par les sept notes de la gamme diatonique ( F. X. Fron, K. Brunel-Lafargue, 2010).

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    les aigus mais qui se retrouvent finalement plus graves la fin49. Si nous voquons ainsi ces trompe-loreille de hauteur, cest parce que Risset est parvenu les trans-crire dans le domaine rythmique.

    Comment produire une pulsation qui semble aller de plus en plus vite et cela de manire infinie ? Kenneth Knowlton (n en 1931), plus connu pour ses travaux dans le domaine des images de synthse que dans celui des sons de synthse, est le premier avoir synthtis une telle supercherie au dbut des annes 1970, rappelle Risset50. Le principe consiste superposer plusieurs strates de pulsa-tions en contrlant de manire totalement indpendante la frquence (nombre de pulsations par seconde) et lamplitude (niveau sonore) de chacune delles. Lillustration suivante (Fig. 6) rend compte visuellement du principe de base permettant dobtenir une pulsation qui semble ralentir perptuellement. Comme

    49. Lire notamment : Jean-Claude Risset, Paradoxes de hauteur , Rapports de recherche Ircam, n 10, Paris, Ircam et Centre Georges-Pompidou, 1978 ; Jean-Claude Risset : Paradoxical Sounds , dans Max V. Mathews et John R. Pierce (dir.), Current Directions in Computer Music Research, Cambridge (Mass.), MIT Press, 1989, p. 149-158. Ces trompe-loreille sont utiliss dans Computer Suite for Little Boy (1968), uvre entire-ment ralise avec des sons de synthse.

    50. Jean-Claude Risset, Pitch and Rhythm Paradoxes : Comments on Auditory Paradox Based on Fractal Waveform , Journal of the Acoustical Society of America, vol. 80, n 3, 1986, p. 961-962.

    Fig. 6 : Reprsentation schmatique dun cycle de pulsations qui, mis en boucle, produit la sensation dun ralentissement perptuel ( F. X. Fron, K. Brunel-Lafargue, 2010).

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    sur une horloge, le temps est reprsent sur un cercle. Les traits matrialisent des impulsions sonores ; un accroissement de la distance entre les traits qui-vaut un ralentissement du tempo. La noirceur des traits est proportionnelle au niveau sonore de chaque impulsion ; plus le trait est fonc, plus limpulsion est forte. Deux sries dimpulsions sont prsentes sur la figure : une dont lintensit demeure constante (srie numrote de 0 9) et lautre dont lintensit augmente graduellement (srie non numrote). Lcart de plus en plus important entre deux impulsions successives dune mme strate indique un ralentissement global : lcart entre les impulsions 9 et 0 est ici deux fois plus grand que celui entre les impulsions 1 et 2, ce qui signifie que le tempo a t divis par deux au cours de ce cycle. Mais ce ralentissement gnral est contrecarr par lmergence graduelle de la seconde strate qui finit par tre aussi intense que la premire. la fin du tour dhorloge, les impulsions relatives chaque strate tant dintensit gale, le tempo apparent revient celui du dbut. lcoute, un tel cycle rythmique peut tre ressenti comme un ralentissement perptuel lorsquil est mis en boucle.

    En affinant ce principe de construction grce la dmultiplication des strates dimpulsions et un contrle minutieux des enveloppes damplitude propres chaque strate, Risset obtient non seulement des acclrations ou dclrations infinies mais aussi des structures rythmiques paradoxales, comme des pulsations qui acclrent pour se retrouver finalement un tempo plus lent quau dpart51. Risset a dcrit ces trompe-loreille rythmiques dans plusieurs de ces articles et les a explors dans quelques-unes de ses uvres mixtes. Dans le troisime Moment newtonien (1977), intitul Trajectoires, le compositeur synthtise une squence de sons qui devient de plus en plus grave et lente mais qui, la fin, se retrouve plus aigu et rapide quau dpart52. La seconde section de Mirages (1978) est une tude rythmique dostinatos qui font rfrence aux mcaniques ligtiennes elle met en action des machines dlirantes qui ralentissent ou acclrent sans changer de tempo, ou dont la pulsation sacclre tout en se rarfiant53 . Enfin, dans les quatre exercices rythmiques Nature Contre-Nature (1996-2005), le compositeur incite le percussionniste aller lencontre de la nature physique du son en le confrontant de multiples trompe-loreille rythmiques54.

    51. Pour couter ces trompe-loreille, se rfrer aux exemples 8 et 9 sur le site web : jcrisset.free.fr/SoundExamples1999mp3.html (dernire consultation le 27 janvier 2011).

    52. Cette squence est dcrite de manire dtaille dans Risset, 1989, p. 149-158.53. Jean-Claude Risset, Mirages [note de programme].54. Jean-Claude Risset, Rhythmic Paradoxes and Illusions : A Musical Illustration ,

    Proceeding of the International Computer Music Conference, Thessalonique, ICMC, 1998, p. 7-10.

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    Dans cette pice ddie Thierry Miroglio, lordinateur incite par exemple le percussionniste mettre en uvre des protocoles rythmiques contre nature. Ces comportements rythmiques paradoxaux, tudis par lauteur et aussi par Knowlton, Bregman et Warren, paraissent contredire la structure sonore : les comptages int-rieurs ne se rduisent pas au temps chronomtrique. De telles illusions rythmiques rvlent en fait la nature de la perception auditive, qui va parfois lencontre de la nature physique du son : nature contre nature55.

    Grce lordinateur, Risset a su raliser certains dsirs musicaux comme celui de sculpter et composer les sons eux-mmes56 . Ses recherches scien-tifiques portant sur lanalyse-synthse des sons ont rvl la complexit des mcanismes de laudition, complexit quil a su djouer pour produire une grande varit de trompe-loreille et simulacres mis au service de sa musique.

    Pour terminer cette prsentation non exhaustive des trompe-loreillerythmiques, nous souhaitons attirer lattention des lecteurs sur les recherches musicales de quelques artistes dans le domaine des musiques lectroniques actuelles. Autechre est un duo fond en Angleterre la fin des annes 1980 par Sean Booth et Rob Brown : leur musique, aux antipodes dune techno commer-ciale porte par une rythmique binaire insipide, propose des structures com-plexes tailles au scalpel. Fold4, wrap557, par exemple, sarticule autour dune cellule musicale de cinq secondes dont le tempo interne est lgrement tir (Fig. 7)58. Associe une structuration complexe des sonorits lectroniques per-cussives, cette fluctuation rend la pulsation de base absconse mais nanmoins bien prsente. chaque nouvelle reprise de la cellule, lauditeur a tendance diviser le tempo par rapport loccurrence prcdente plutt qu revenir au tempo initial, ce qui produit une sensation de ralentissement perptuel.

    Un trompe-loreille est une entit sonore dessence captieuse caractrise par une disjonction marque entre le rendu sonore et la faon dont il est perptr. Les exemples proposs dans cet article sont, pour la plupart, largement rpandus

    55. Jean-Claude Risset, Nature Contre-Nature [note de programme].56. Jean-Claude Risset : Composer le son : expriences avec lordinateur, 1964-

    1989 , Contrechamps, n 11, Musiques lectroniques , aot 1990, p. 125.57. Plage 6 du CD Autechre, LP5, WARP 66, 1998. Je tiens remercier Benot

    Courribet pour mavoir signal la nature captieuse du tempo dans cet exemple musical.58. Nous distinguons lintrieur de cette cellule rythmique rpte en boucle des

    sons graves (S1), des sons aigus plus incisifs (S2) et dautres sons lectroniques de type percussif (pics damplitude sans annotation). Les segments en bas de la figure indiquent la pulsation ressentie (bien quelle soit fortement ambigu dans la partie centrale).

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    et reconnus dans la communaut scientifique et musicale. Si nous les avons choisis pour tayer notre discours, cest en raison de leur efficacit perceptive et de leur importance historique. Mais les trompe-loreille rythmiques sont prsents dans bien dautres uvres quelles soient de tradition crite ou orale, de culture savante ou populaire.

    La production de patterns rsultants illustre linterdpendance des para-mtres temporels et montre quel point la perception du tempo nest pas ncessairement corrle la pulsation de base. La dcouverte et ltude des musiques traditionnelles dAfrique centrale ont rvl une approche originale de lorganisation temporelle et rythmique dans laquelle les patterns rsultants tiennent une place essentielle. Lanalyse rythmique, harmonique et mlodique de ces musiques de tradition orale nest pas aise puisquelles recherchent, entre autres, lambigut perceptive59, caractristique que nous retrouvons dailleurs dans les uvres de Steve Reich ou Gyrgy Ligeti60.

    Ligeti explore les phnomnes de sgrgation en flux auditifs pour crer des patterns qui sont la source dun nouveau genre darticulation rythmique

    59. Lire ce sujet : Martin Scherzinger, Negotiating the Music-Theory/African-Music Nexus : A Political Critique of Ethnomusicological Anti-Formalism and a Strategic Analysis of the Harmonic Patterning of the Shona Mbira Song Nyamaropa , Perspectives of New Music, vol. 39, n 1, 2001, p. 5-117.

    60. couter notamment le CD African Rhythms, Teldec Classics 8573 86584-2, 2003, dans lequel sont runies des musiques traditionnelles des pygmes Aka et des uvres de Steve Reich et Gyrgy Ligeti interprtes par Pierre-Laurent Aimard.

    Fig. 7 : Forme donde des cinq premires secondes de Fold4, wrap5 dAutechre ( F. X. Fron, K. Brunel-Lafargue, 2010).

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    mettant en scne des variations apparentes du tempo au sein dune pulsation stable et rgulire ou des polyrythmies dune incroyable complexit. Reich se concentre davantage sur la production de patterns rsultants pour faire entendre des motifs particuliers dont les notes sont clates travers les dif-frentes strates sonores. Dans les annes 1950, sest dveloppe dans la sphre musicale savante , la notion duvre ouverte : utilisant des lments mobiles plus ou moins dtermins, cette approche de la composition accorde un certain degr de libert lexcutant en lincitant faire des choix qui influent sur le parcours musical.

    Celui-ci na plus seulement, comme dans la musique traditionnelle, la facult dinterprter selon sa propre sensibilit les indications du compositeur : il doit agir sur la structure mme de luvre, dterminer la dure des notes ou la succession des sons, dans un acte dimprovisation cratrice. [] Nous ne sommes plus devant des uvres qui demandent tre repenses et revcues dans une direction structu-rale donne, mais bien devant des uvres ouvertes , que linterprte accomplit au moment mme o il en assume la mdiation61.

    La production de patterns trompe-loreille rsultant de linteraction de mul-tiples voix entremles offre lauditeur plusieurs niveaux de lecture. Dans Drumming, tout comme dans la plupart des uvres ancres dans la rptition et la juxtaposition de cellules mlodico-rythmiques, lauditeur peut se focaliser sur un pattern plutt quun autre. Mais luvre nest pas ouverte au sens traditionnel du terme puisquelle se prsente comme un ensemble de ralits sonores que lauteur organise de faon immuable62 . Louverture ne se fait pas ici sur le plan de linterprtation mais sur le plan de la rception : cest pourquoi nous prcisons que luvre est ouverte, non pas du point de vue de linterprte, mais de celui de lauditeur qui est confront un ventail de cheminements perceptifs63. Umberto Eco explique que lart a pour fonction non de connatre le monde, mais de produire des complments du monde : il cre des formes autonomes sajoutant celles qui existent, et possdant une vie, des lois, qui leur sont propres64 . Il nous semble que les patterns rsultants correspondent de tels complments du monde et valident en ce sens lauthenticit artistique de luvre.

    61. Umberto Eco, Luvre ouverte, trad. Chantal Roux de Bzieux avec le concours dAndr Boucourechliev, Paris, ditions du Seuil, coll. Pierres vives , 1965, p. 15 et 17.

    62. Ibid., p. 18.63. Amandine Pras, Franois-Xavier Fron et Kas Demers, The pre-production

    process of New York Counterpoint for clarinet and tape written by Steve Reich , Proceed-ing of the International Computer Music Conference, Montral, ICMC, 2009, p. 493-500.

    64. Eco, 1965, p. 28.

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    Si la production de patterns rsultants issus de linteraction de plusieurs voix ou du regroupement de certains stimuli au sein dune mme voix est source de nombreux trompe-loreille rythmiques, lintrusion des outils technologiques dans la sphre musicale et le degr de prcision quils offrent a permis de raliser des effets sonores encore plus spectaculaires, comme en tmoignent les illusions et paradoxes rythmiques synthtiss par Jean-Claude Risset. Dans leur ensem-ble, les trompe-loreille dcrits au cours de cet article tendent montrer que la perception des structures rythmiques nest pas exclusivement lie lorganisation temporelle des vnements sonores mais met en jeu les mcanismes complexes danalyse des scnes auditives. Il est souvent dit que la musique est le foyer dexpriences auditives singulires : cela nous semble dautant plus vrai lorsquelle agence ce type de trompe-loreille et nous aide ainsi prendre conscience quun rythme peut en cacher un autre.