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À la sortie de l’été, l’OCDE a organisé un colloque les 17-18 septembre 2019 à Paris pour plancher sur les manières d’éviter un effondrement systémique (« Averting Systemic collapse »). Ce n’est pas le seul signal : la question d’un possible effondrement économique, social ou politique généralisé n’est plus l’apanage de quelques illuminés, c’est un risque bien tangible pris au sérieux par les organismes privés, publics et internationaux. Mais à quelle échelle agir ? Une manière complète mais facile de répondre à cette ques- tion est de dire qu’il faut se préparer à toutes les échelles. « Ah ! Bien, merci Monsieur… Mais concrètement, je fais quoi ? » À petite échelle, les familles, mais aussi les écohameaux, les écovillages ou encore les quartiers-en-transition construisent déjà de la résilience alimentaire, des liens sociaux. C’est petit, mais ça démarre. Pour la défense, il faut plutôt aller voir du côté des survivalistes, qui, pour certains, se préparent en collectifs. D’accord, c’est un début, et c’est très discutable. Préparer des petites oasis au milieu d’un océan de chaos, ça ne sert pas à grand-chose, on est d’accord. Une possibilité serait alors de multiplier ces petites oasis, très vite. Et, à chaque fois, on retombe sur la question de l’augmentation de la taille des systèmes. Peut-on se préparer à des risques systémiques à plus grande échelle ? Comment préserver une certaine équité, ainsi que les biens publics ? Peut-on, simultanément aux petites ini- tiatives, améliorer les services de l’État qui garantissent la sécurité et la résilience ? HCFDC, HCFRN & RN Que l’on soit d’accord ou pas avec la politique du gouvernement, ou même avec l’idée de l’État, il faut se rendre à l’évidence : nous avons en France des milliers de fonctionnaires structurés de manière assez opérationnelle qui ont, pour beaucoup (c’est une hypothèse), une passion pour le bien public et qui veulent que les choses se passent bien. Doit-on faire avec eux ? Ou considère-t-on que l’État est le mal absolu, qu’il faut au pire le détruire et au mieux s’en méfier ? C’est une question stratégique ouverte. Mais, en attendant d’en débattre, on peut déjà se demander ce qu’ils ont prévu… En effet, il existe déjà des organismes en charge de la résilience des territoires, de la prévention des catastrophes et de l’organisation des secours (feux de forêts, mouve- ments de terrains, risques industriels et chimiques, terrorisme, séismes, crues lentes, etc.). L’organe qui coordonne cela, c’était le Haut Comité Français pour la Défense Civile (HCFDC), rebaptisé Haut Comité Français pour la Résilience Nationale (HCFRN), aussi appelé plus simplement « Résilience Nationale » (RN) 1 . Pour ce comité, c’est d’emblée très clair : la résilience territoriale commence par l’échelle locale. Le HCFRN rappelle que les maires sont les premiers responsables concernés par les risques de catastrophe. De fait, depuis 2009, ce comité aide les territoires à se préparer à des événe- ments majeurs en mettant en lien les acteurs concernés (opérateurs d’infrastructures, Effondrement et sécurité : que font les services publics ? Ensemble on va plus loin PABLO SERVIGNE ET BRUNO BAZIRE Bruno Bazire conçoit des habitats bioclimatiques en écoconstruction (agence Trihab), il est formateur en design bioclimatique (Solution ERA), co-initiateur du collectif de transition « Demain Pays de Fayence-Var ». © PIOTR CHROBOT-UNSPLASH Si l’ordre économique et social vacille, qu’en sera-t-il de la sécurité des populations ? De la sécurité alimentaire ? Que feront les services publics ? Que peut-on mettre en place préventivement ? Ensemble on va plus loin YGGDRASIL 2 1 YGGDRASIL

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À la sortie de l’été, l’OCDE a organisé un colloque les 17-18 septembre 2019 à

Paris pour plancher sur les manières d’éviter un effondrement systémique

(« Averting Systemic collapse »). Ce n’est pas le seul signal : la question d’un

possible effondrement économique, social ou politique généralisé n’est plus l’apanage

de quelques illuminés, c’est un risque bien tangible pris au sérieux par les organismes

privés, publics et internationaux.

Mais à quelle échelle agir ? Une manière complète mais facile de répondre à cette ques-

tion est de dire qu’il faut se préparer à toutes les échelles. « Ah ! Bien, merci Monsieur…

Mais concrètement, je fais quoi ? »

À petite échelle, les familles, mais aussi les écohameaux, les écovillages ou encore

les quartiers-en-transition construisent déjà de la résilience alimentaire, des liens

sociaux. C’est petit, mais ça démarre. Pour la défense, il faut plutôt aller voir du côté

des survivalistes, qui, pour certains, se préparent en collectifs. D’accord, c’est un début,

et c’est très discutable. Préparer des petites oasis au milieu d’un océan de chaos, ça ne

sert pas à grand-chose, on est d’accord.

Une possibilité serait alors de multiplier ces petites oasis, très vite. Et, à chaque fois,

on retombe sur la question de l’augmentation de la taille des systèmes. Peut-on se

préparer à des risques systémiques à plus grande échelle ? Comment préserver une

certaine équité, ainsi que les biens publics ? Peut-on, simultanément aux petites ini-

tiatives, améliorer les services de l’État qui garantissent la sécurité et la résilience ?

HCFDC, HCFRN & RN

Que l’on soit d’accord ou pas avec la politique du gouvernement, ou même avec

l’idée de l’État, il faut se rendre à l’évidence : nous avons en France des milliers de

fonctionnaires structurés de manière assez opérationnelle qui ont, pour beaucoup

(c’est une hypothèse), une passion pour le bien public et qui veulent que les choses se

passent bien. Doit-on faire avec eux ? Ou considère-t-on que l’État est le mal absolu,

qu’il faut au pire le détruire et au mieux s’en méfier ? C’est une question stratégique

ouverte. Mais, en attendant d’en débattre, on peut déjà se demander ce qu’ils ont prévu…

En effet, il existe déjà des organismes en charge de la résilience des territoires, de la

prévention des catastrophes et de l’organisation des secours (feux de forêts, mouve-

ments de terrains, risques industriels et chimiques, terrorisme, séismes, crues lentes,

etc.). L’organe qui coordonne cela, c’était le Haut Comité Français pour la Défense

Civile (HCFDC), rebaptisé Haut Comité Français pour la Résilience Nationale (HCFRN),

aussi appelé plus simplement « Résilience Nationale » (RN)1. Pour ce comité, c’est

d’emblée très clair : la résilience territoriale commence par l’échelle locale. Le HCFRN

rappelle que les maires sont les premiers responsables concernés par les risques de

catastrophe. De fait, depuis 2009, ce comité aide les territoires à se préparer à des événe-

ments majeurs en mettant en lien les acteurs concernés (opérateurs d’infrastructures,

Effondrement et sécurité :

que font les services publics ?

Ensemble on va plus loinPABLO SERVIGNE ET BRUNO BAZIRE

Bruno Bazire conçoit des habitats bioclimatiques en écoconstruction

(agence Trihab), il est formateur en design bioclimatique (Solution

ERA), co-initiateur du collectif de transition « Demain Pays

de Fayence-Var ».

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Si l’ordre économique et social vacille, qu’en sera-t-il de la sécurité des populations ? De la sécurité alimentaire ? Que feront les services publics ? Que peut-on mettre en place préventivement ?

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Page 2: 1 YGGDRASIL Ensemble on va plus loin YGGDRASIL 2 PABLO ...€¦ · Yggdrasil • Stéphane, dans ce travail, vous interrogez plusieurs responsables d’administration : des scientifiques,

entreprises, collectivités locales, etc.). « Cela se traduit par l’organisation régulière de petits

déjeuners-débats au Sénat, de colloques, de talk vidéos, de dîners-débats ou de publications »,

peut-on lire sur leur site. C’est un début !

Cette approche reste très sectorielle, par type de risques. Mais ces fonctionnaires respon-

sables de la préparation aux catastrophes semblent avoir pris récemment conscience

des impacts du changement climatique et du caractère systémique de certains risques.

Ainsi, Christian Sommade, délégué général du HCFRN, explique dans un article datant

de fin 2018, que « le changement climatique n’est pas la seule menace qui nous guette dans

les décennies à venir, les mutations économiques profondes et la dépendance extrême pour toute

activité économique et sociale aux réseaux d’infrastructures de toute nature (énergie, eau, télé-

communication, dont Internet…), les fractures sociales (le vivre ensemble), les mouvements de

population, consécutifs de migration pour des raisons climatiques ou économiques, peuvent créer

des spasmes sociétaux lourds de conséquences en termes politiques, sociaux ou économiques,

c’est-à-dire en termes de sécurité globale, et cela sans compter les bouleversements géopolitiques,

car la paix n’est assurée que si on est suffisamment fort pour être dissuasif. »2

Ah ! Mais alors, que fait concrètement Résilience Nationale ? Pour l’instant, le comité

se décline en trois organes aux fonctions différentes : la labellisation, l’aide à la pré-

vention et l’aide à l’action.

1. Le Pavillon-Orange® est un label décerné aux communes qui répondent à des

critères de protection des populations face aux risques majeurs, par exemple par l’éta-

blissement d’un plan de sauvegarde et d’un document d’information communal sur les

risques majeurs (le fameux DICRIM). Depuis 2009, près de 60 villes obtiennent chaque

année le label Pavillon Orange®.

2. La démarche locale de résilience prend la forme d’un site Internet (https://

www.resilience-et-territoire.fr/fr/accueil, qui n’est pas tout à fait opérationnel, mais

passons) qui a pour objectif d’aider les maires à se préparer aux situations d’urgence

ou d’exception, avec des vidéos, des infographies, des quizz, et qui renvoie vers des

sites plus spécialisés.

3. Faire Face 72 est un organisme qui aide les pouvoirs locaux à agir dans les

72 heures après une catastrophe, en proposant des outils d’information, la création

pour chaque commune de son propre site Internet d’information et de préparation, une

application mobile (Signalert), des flux Twitter paramétrés, des kits de survie, etc. Il a été

créé à la suite des crues survenues en 2015 dans les Alpes-Maritimes et le Var. Sur ce site,

on apprend que le gouvernement est aussi survivaliste : il nous montre comment faire

un sac de survie et des stocks pour être autonome au moins 72 heures !

Le rôle du maire est central dans la résilience et la préparation aux catatsrophes.Infographie du gouvernement, disponible sur www.resilience-territoriale.fr

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Des voisins prévoyants…

En France, en cas de catastrophe, on entend souvent parler du « dispositif ORSEC »,

pour Organisation de la Réponse de SÉcurité Civile. C’est effectivement l’élément qui

permet de coordonner les secours au niveau d’un département. Mais il y en a d’autres !

Au niveau national, il y a les plans « Pandémie Grippale », « Vigipirate », « Ebola » et

le très rassurant « Plan national de réponse à un accident nucléaire ou radiologique

majeur ». Pour les territoires, en plus du dispositif ORSEC (secours), il y a aussi les

plans NOVI (NOmbreuses Victimes), POLMAR (POLlution MARitime) et ORSAN (pour

les systèmes de santé régionaux). Vous aurez remarqué, tout cela reste très sectorisé.

En France, il n’y a pas encore de plan pour une crise systémique.

En revanche, nos voisins ont peut-être un temps d’avance. En août 2016, le gouverne-

ment allemand adoptait une « stratégie de défense civile » inédite. Parmi les consignes

pour se préparer à une quelconque menace (attentats, black out, catastrophes, conflit

armé, etc.), il fallait (entre autres mesures) que chaque citoyen ou foyer puisse consti-

tuer des vivres pour 10 jours et des réserves d’eau pour 5 jours.

Dans la même veine, le gouvernement suédois a distribué en mai 2018 un livret de

20 pages à 4,7 millions de foyers suédois, indiquant la procédure à suivre en cas de

guerre, d’attentat ou de cyberattaque. Il s’agit pour eux de se préparer à la possibilité

que l’électricité, le chauffage, le téléphone, les banques, les transports ou l’eau courante

soient coupés pendant plusieurs jours. Il faut pouvoir tenir une semaine sans aucune

aide extérieure, et éventuellement, en cas de « guerre totale », savoir organiser un réseau

de résistance. Comme pour l’Allemagne, cette doctrine de coordination des systèmes

de défense militaire et civile, qui avait été abandonnée à la fin de la guerre froide, a

été officiellement relancée en 2015 après l’annexion de la Crimée par la Russie. À la

fin d’une vidéo officielle très sympathique, expliquant aux Suédois comment faire un

stock de nourriture pour la famille, la présentatrice conclut par un évident : « N’oubliez

pas que vous avez des voisins, car la coopération est vitale. » Merci Madame !

En France, il suffit de creuser un peu pour se rendre compte que les services publics

ne sont pas prêts à des risques d’une telle ampleur. Ne veulent-ils pas les voir ? Ne le

peuvent-ils pas ? Si vous parlez à des maires, à des responsables de la gendarmerie ou

de la sécurité civile… ils vous diront (au mieux) que « quelqu’un doit bien s’en occuper »

ou (au pire) que « vous vous tracassez pour rien ». Notre pays est peut-être freiné par

un manque de moyens et de formation, mais aussi, à l’évidence, par une trop grande

centralisation et un excès de confiance en plein de choses, comme en nous-mêmes,

en nos ingénieurs ou en la sacro-sainte croissance économique.

Mais alors, que peut-on faire ?

D’abord interpeler les élus et les responsables des services publics, comme le sug-

gèrent Stéphane Linou et Alexandre Boisson [voir les interviews dans les pages suivantes].

Et puis, ce n’est pas incompatible avec le fait de s’organiser localement, bien au contraire.

On peut rejoindre une initiative de transition ou une ZAD ou toute autre organisation qui

pense un peu les tempêtes à venir. C’est local, ça marche en impliquant tous les acteurs

locaux, et ça permet de mettre les mains dans le cambouis organisationnel directement

(le PFH, le putain de facteur humain).

On peut aussi simplement participer à la vie municipale classique et, à ce titre,

l’échéance de mars 2020 est importante. Si vous êtes en capacité de monter une liste

ou d’y participer, allez-y ! Vous pouvez aussi simplement informer votre quartier et

vos voisins, c’est aussi essentiel. Un des outils pourrait consister à rédiger une charte

pour votre commune, de façon collaborative, avec une liste d’actions concrètes, et de

demander à tous les candidats de s’engager à l’appliquer. Organisez une rencontre

publique (par village ou quartier) pour la signature de l’engagement. Pourquoi ne pas

proposer aussi des « comités d’accompagnement » des futurs élus pour l’adaptation ?

Car il y a une habitude chez bon nombre de candidats peu informés à proposer des

« mesurettes » pour calmer le jeu… Bref, c’est à vous de jouer !

La résilience n’est pas destinée à rester un concept théorique. C’est surtout quelque

chose qui se pratique sur le terrain, ça s’expérimente, ça se teste. La résilience, c’est

comme le bonheur : ce n’est pas évident, ça commence par soi, et ça n’a de sens que

si c’est partagé.

1. www.hcfdc.org2. Christian Sommade, « Résilience organisationnelle et résilience structurelle, un seul objectif : la résilience nationale », SDMagazine, 14 décembre 2018.

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Yggdrasil • Stéphane, dans ce travail, vous interrogez plusieurs responsables d’administration : des scientifiques, des experts, des élus, des militaires, des gendarmes, etc., sur cette question du lien entre alimentation et sécurité nationale. Autrement dit, si l’alimentation venait à manquer en France à cause d’une crise systémique, ce serait le chaos. Comment ces responsables vous ont-ils reçu ?SL • Très bien ! Déjà, il faut savoir que plus de la moitié des personnes que j’ai contactées ont répondu au questionnaire et ont accepté que je publie leurs propos. C’est beaucoup ! C’est la preuve que la question est importante et qu’elle intéresse des gens au sein des services de l’État. Mieux, ils m’ont encouragé à publier ce mémoire. C’est comme si la question avait permis à certains responsables de se « lâcher », comme on peut le lire à travers le verbatim dans mon livre.

Y • Donc, en France, cette question n’est pas prise en compte ?SL • Aujourd’hui, vraisemblablement pas. Alors qu’historiquement, il y a toujours eu un lien entre l’accès à l’alimentation et la sécurité, jusque dans les années 1960. Depuis des siècles, l’ordre public était majoritairement géré au niveau local, et c’étaient les consuls (les ancêtres des maires) qui devaient créer les conditions pour qu’il y ait le moins de désordre possible. Ils étaient en charge de quatre aspects de la sécurité : 1/ La sécurité par rapport aux agressions extérieures (construction et entretien des remparts, etc.) ; 2/ La sécurité par rapport aux agressions intérieures (le brigandage, etc.) ; 3/ La sécurité sanitaire (assainissements, maladies, épidémies, etc.) ; et 4/ La sécurité alimentaire (il y avait une police des grains, une police de la viande, des stocks, et le foncier local était stratégique, car nourricier !). Dans mon travail, je me suis intéressé uniquement à la quatrième. Elle était gérée par le pouvoir municipal et organisée autour de la question de la pénurie. Normal, c’étaient des sociétés de pénurie et il y avait une responsabilité collective, à laquelle s’ajoutait une responsabilité (et non des moindres) individuelle, comme le fait de tenir un petit potager, etc.

Y • Pourquoi a-t-on perdu cela ?SL • Par l’utilisation des « énergies faciles », qui nous font venir de la nourriture de loin. Et également parce que les maires ont vu leurs pouvoirs réduits par Napoléon, mais, lorsque Mitterrand les leur a restitués, ils ne les ont pas pour autant à nouveau utilisés pour cette

HÉRAUT D’OCCITANIE

Aujourd’hui, personne ne fait attention à

l’alimentation, car elle vient automatiquement à nous, en permanence. Nos territoires, même ruraux, « tiennent » car « perfusés » par les camions de la grande distribution. Nous l’avons oublié, mais il y a encore un demi-siècle, c’était une question de sécurité nationale. Serait-ce encore le cas ?

Ancien conseiller général de l’Aude, conseiller municipal, pionnier du mouvement locavore en France et sapeur-pompier

volontaire, il a publié en juin 2019 un petit livre intitulé Résilience alimentaire et sécurité nationale, issu de son mémoire

de master spécialisé en gestion des risques sur les territoires à l’EISTI (École internationale des sciences du traitement

de l’information) rédigé en 2018.

Le livre de Stéphane Linou, Résilience alimentaire et sécurité nationale, est autoédité, disponible sur www.thebookedition.com.

stéphane LINOU

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Page 5: 1 YGGDRASIL Ensemble on va plus loin YGGDRASIL 2 PABLO ...€¦ · Yggdrasil • Stéphane, dans ce travail, vous interrogez plusieurs responsables d’administration : des scientifiques,

question. Et nous avons une génération d’élus qui, à l’image de la société, n’a jamais connu la faim.

Y • Et donc vous avez décidé d’amener cette question à l’administration, de leur demander à tous ce qu’ils ont prévu en cas de ruptures systémiques de la production et de la distribution de l’alimentation en France…

SL • Quand je commence à parler aux maires de leurs quatre responsabilités historiques, ils prennent tous des stylos et ils notent, et même dans de nombreuses administrations, alors qu’il s’agit de personnes très compétentes dans leurs domaines. Celles-ci fonctionnent en silos et, comme le reste de la société, elles ne se réfèrent pas tout le temps aux expériences historiques, dans une sorte de logique de progrès continu qui ne semble pas avoir trop de raisons de s’arrêter.

Y • Ils sont d’abord surpris par votre question, puis intéressés ?

SL • J’ai l’impression que je suis le type qui leur a fait du bien sur cette question, parce qu’elle n’a jamais été posée dans ces termes-là. Ils étaient plutôt contents que quelqu’un prenne son bâton de pèlerin et fasse le tour des popotes. Il est régulièrement ressorti la phrase : « Mais quelqu’un doit bien s’en occuper ! » Et donc ils étaient aussi très curieux de savoir ce que leurs collègues ou autres personnalités avaient répondu...

Y • Ils ne se connaissent pas et ne se parlent pas ?SL • Mais non ! En tout cas, pas sur cette hypothèse de crise systémique alimentaire. J’aimerais bien inventer un mot… sur le fait que chacun croit que les autres ont un plan. C’est ce que j’ai découvert. Et on serait mal ! La population pense que les grandes surfaces ou l’État ont un plan. Les collectivités locales pensent aussi que l’État a un plan, je le sais car j’ai été conseiller général et suis conseiller municipal. De l’autre côté, l’État espère que les collectivités rurales pourraient s’en occuper. C’est un peu comme un couple qui part en vacances avec la belle-mère, ils s’arrêtent sur une aire d’autoroute et, quand ils repartent, le mec croit que la femme s’est occupée de la belle-mère et la femme croit que le mec a fait pareil. Et au final, il n’y a personne à l’arrière ! [rires]

Y • Et vous, vous révélez à tout le monde que personne ne s’occupe de cette question.

SL • Oui, mais pour moi ce n’est pas nouveau, car le plus gros de mon travail, depuis 20 ans, est de faire comprendre que c’est justement une question… Je le fais méthodiquement, c’est pour cela que récemment la sénatrice de la Haute-Garonne, Françoise Laborde, l’a montré au sénateur du Morbihan Joël Labbé, et il a été emballé.

Y • C’est cette sénatrice qui avait déjà posé la question d’actualité au ministre de l’Intérieur Christophe Castaner, en mai dernier – il y a une vidéo là-dessus – et le ministre avait répondu « plan ORSEC »… alors qu’on lui parlait crise systémique.

SL • Oui ! Or, une crise systémique, ça n’a rien à voir avec le plan ORSEC ! (Même si ces plans font leurs preuves lorsqu’ils sont employés.) C’est Françoise Laborde qui a déposé, à partir de mon bouquin, le projet de résolution qui a été officiellement déposé le 20 juin dernier. Cette proposition sera débattue au Sénat en novembre ou décembre. Le projet de résolution « Résilience alimentaire des territoires et sécurité nationale » touchera à la loi de modernisation de la sécurité civile, au foncier nourricier, à la révision de la loi de programmation militaire pour introduire tout le champ de l’alimentation comme « secteur d’activité d’importance vitale », à la préparation des populations, etc. La représentation nationale s’empare du sujet, ça va devenir une question publique.

Y • Qu’est-ce qui vous a le plus surpris dans cette enquête ? SL • Je n’imaginais pas que j’avais raison à ce point. Ça fait longtemps que je m’intéresse à cette question, et ça n’évolue pas ! Quand j’avais fait mon opération « locavore » il y a 10 ans, j’avais mangé local pendant un an. C’était pour montrer la vulnérabilité de notre approvisionnement en nourriture. J’avais déjà fait intervenir des syndicats, des élus, des pompiers, un historien, un militaire, etc. Vous savez, les aires urbaines françaises n’ont que 2 % d’autonomie alimentaire ! Production et consommation étant séparés géographiquement, nos territoires, même ruraux, sont « alimentairement malades » : ils tiennent le coup parce qu’ils sont « perfusés » par les camions de la grande distribution.

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Y • Est-ce que l’administration peut vraiment s’emparer de la question ?

SL • C’est difficile. Pour ceux qui se poseraient cette question, personne ne saurait par quel bout la prendre. Cette question est, comme le dit un « analyste des crises hors-cadre » de l’École Polytechnique, « hors analyse et hors champ de responsabilité ». L’administration fonctionne tellement en silos qu’un problème systémique ne peut être facilement conçu. Il faudrait que le politique la mandate sur ça. Or, pour que le politique le fasse, il faudrait que la politique de gestion des risques, incluant donc l’ordre public et

la sécurité nationale, remette à sa place le dogme du libre-échange pour tout et n’importe quoi qui est actuellement à l’œuvre ! C’est une partie du problème ! Le libre-échange intégral n’est pas compatible avec la sécurité alimentaire à long terme de nos territoires. Les professionnels de la sécurité, dont les militaires, comprennent cela, mais peuvent penser, comme certains hauts fonctionnaires, qu’il ne sert à rien de

faire remonter cette question gênante, parce qu’elle heurterait le dogme du libre-échange intégral, et ils n’auraient peut-être pas envie d’une mutation… non désirée [rires]. Même les gens les plus lucides se heurtent au plafond de verre ultralibéral. Il y a, à tous les étages, des auto-verrouillages mentaux, sans même besoin qu’ils soient écrits ou ordonnés.

Y • Alors, comment on débloque tout ça ?SL • C’est là que j’arrive avec ma démonstration. Il n’y a que deux possibilités pour sortir des éléments du libre-échange intégral, générateur d’externalités de sécurité que j’évoque : « l’excuse » sanitaire et « l’excuse » de sécurité nationale ! Gouverner, c’est prévoir. Mais la majorité de nos gouvernants (actuels, mais également passés) ne traitent plus trop le temps long, étant devenus esclaves du temps court économique. Je vois deux catégories qui vivent le temps long et qui ne sont pas assez écoutées dans leurs analyses : ce sont les paysans et les militaires. Par exemple, je le pointe dans mon livre, l’agriculture n’est même pas considérée comme « secteur d’activité d’importance vitale » par la loi de programmation militaire, qui liste ce qui est indispensable pour la population ! Or, pour des militaires avec qui j’ai échangé, la production alimentaire est vitale pour la sécurité

nationale ! Une partie de leurs missions, c’est de détecter les menaces et les risques, d’expliquer les liens de causes à effets et de proposer des orientations en modes « précaution/prévention » que seuls, je dis bien, seuls le politique et les citoyens peuvent et doivent mettre en œuvre. Mais ça vaudrait le coup d’écouter ce que les militaires ont à dire, non ?

Y • Est-ce que vous observez une tendance à l’autonomisation des territoires ?

SL • J’espère que l’on va y arriver, c’est indispensable pour construire de la résilience partout. Je propose deux axes de travail : l’axe de la territorialisation (de la production et de la consommation) et l’axe de la préparation des populations. C’est surtout ce dernier qui est vraiment pire que tout, c’est quasiment du zéro pointé ! Tous les responsables que j’ai interviewés m’ont dit qu’il y a une vraie question concernant la préparation des populations. Le vivre-ensemble ne tient aujourd’hui que parce qu’on a le ventre plein !

Y • En France, on n’est pas du tout prêt à subir des ruptures systémiques ?

SL • On en est loin. Je pense qu’on a du retard par rapport à d’autres pays, comme la Suisse, la Suède ou l’Allemagne, où ils sont davantage prêts et où ces questions sont davantage partagées avec la population. C’est peut-être la culture française. On a été tellement jacobinisés…

Y •… que l’État a une attitude très paternaliste. Ils ne veulent

pas faire peur à la population, aux gentils enfants.SL • Exactement.

Y • On pourrait dire que l’État est pris dans ce paradoxe : d’une part, la conscience que, pour qu’un plan fonctionne, il faut qu’il soit partagé et répété grandeur nature (la résilience est une pratique), et, d’autre part, la volonté de ne pas faire peur à la population en révélant le pot aux roses.

SL • Exactement. On est également prisonniers de notre histoire jacobine, qui fait que l’État, pour fabriquer la Nation, a enlevé aux territoires leurs responsabilités, leurs capacités de réflexion et d’auto-organisation. Du coup, si l’État déclare un jour qu’il faut se préparer,

Ensemble on va plus loin YGGDRASIL 12 11 YGGDRASIL Ensemble on va plus loin

« Mais quelqu’un doit bien

s'en occuper ! »

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stocker, etc., eh bien les Français qui gueulent tous les matins contre l’État, mais qui, en même temps, lui en demandent toujours plus, diraient : « Ah bon !? On nous cache des choses ? »

Y • Et est-ce que les responsables que vous avez interrogés sont en phase avec les propositions allemandes et suédoises de dire à leur population de se préparer à des évènements majeurs en stockant de l’eau et de la nourriture ? Parce que c’est aussi l’une des propositions de votre mémoire que

de favoriser l’autonomie alimentaire familiale, c’est la base…

SL • Par rapport aux livrets distribués comme en Suède, je pense que, pour la France, ce n’est pas encore possible.

Y • Pourquoi ? SL • Parce qu’en France, nous trouvons normal que des structures nous prennent en charge pour tout, nous ne sommes pas disciplinés et même bordéliques !

Y • Mais, à un moment, il va falloir y aller, non ? SL • Évidemment. L’Allemagne a pu proposer cela après des attaques terroristes. Mais, sans événement hélas traumatique, c’est délicat.

Y • Vous dites dans le livre – et c’est un général de gendarmerie qui prononce ces mots – qu’en cas de pépin, il y a des zones d’insécurité où les forces de l’ordre ne pourront pas intervenir.

SL • Oui, et il est même intervenu à mon module de formation, où il prônait des organisations « en mode locavore » ! Et c’est bien que cela vienne d’un gendarme, car les gendarmes ont une culture hybride : ordre public et statut militaire. Donc ils savent qu’une société fragilisée et en panique pour manger aurait un impact sur l’ensemble du continuum sécurité-défense et donc affaiblirait la sécurité nationale.

Y • Vous faites dans votre livre une proposition de création d’une cellule d’anticipation de crise systémique transdisciplinaire. C’est déjà en route ?

SL • Il en existe pour des crises connues ou probables, mais je ne crois pas qu’il existe une force de réflexion sur ce sujet, ou alors je ne la connais pas. Mais un plan qui n’est pas partagé et répété par toutes les personnes concernées, ça ne vaut rien le jour où la catastrophe arrive… J’en déduis que s’il y a quelque chose, les membres ne sont pas nombreux et ne sont pas connectés avec les personnes idoines dans les ministères et de l’extérieur ! Mais c’est une intuition.

Y • Et maintenant ? SL • C’est le « combat de ma vie » ! [rires] En fait, ce lancement d’alerte argumenté et constructif n’en est qu’au début. Je vais continuer méthodiquement et de façon « œcuménique » à creuser tout ça. Je vais aussi organiser des formations pour les élus et conduire à nouveau la formation Risques d’effondrements et adaptations à l’EISTI, car il y a encore beaucoup de travail d’acculturation à faire !

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Propos recueillis par Pablo Servigne

Un plan qui n’est pas partagé et répété par toutes les personnes concernées, ça ne vaut rien.

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L’échelle communale est très puissante, car elle permet à tout le monde de s’impliquer et de s’organiser très vite. Sans compter qu’on peut exiger pas mal de choses à notre mairie…

Ancien de la Police Nationale et de la brigade anticriminalité, il a été pendant neuf ans dans le groupe de sécurité du président de la République (GSPR), sous Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy.

En 2011, en désaccord avec le déclenchement de la guerre en Lybie, il quitte l’Élysée et la Police Nationale pour contribuer à de nouveaux modèles de sécurité et de résilience face aux risques à venir. En 2018,

il créé SosMaires.org afin de soutenir les initiatives au niveau communal.

Alexandre Boisson & André-Jacques Holbecq, Face à l’effondrement, si j’étais maire ?, Yves Michel, septembre 2019.

Yggdrasil • Alexandre, tu te démènes pour que la France se prépare au niveau communal à ce qu’on pourrait appeler un effondrement. Dans ce pays, il faut reconnaître qu’on a de bons services publics. Que l’on craigne qu’ils disparaissent ou pas, ton idée est de les utiliser pour organiser un semblant d’ordre, de transition ou d’État d’urgence, c’est ça ?AB • Oui, on ne peut pas se passer d’un système. Notre France est basée sur les croyances des populations envers un système. L’effondrement des croyances, c’est ce qu’il y a de pire. Quand il y a la panique, c’est là qu’il y a du danger. L’idée forte défendue par SOS Maires, c’est qu’en cas de catastrophe systémique, il faut arriver à maintenir une structure que les gens connaissent, pour ne pas les plonger dans l’inconnu.

Y • Mais pourquoi l’échelle communale ? AB • Parce qu’on a la chance d’avoir plus de la moitié des communes françaises qui font 500 habitants. Et, à 500 habitants, tu fais vraiment de la politique, dans le sens du bien de la cité. Au-delà, ça commence à être dépendant de décisions qui viennent de plus haut, du préfet, par exemple. À cette échelle communale, les gens sont beaucoup plus outillés qu’à plus grande échelle, parce que les gens se connaissent, on sait qui a les ressources. Les moyens de refaire système sont beaucoup plus faciles à identifier. Les gens se portent donc plus volontaires pour aider, c’est important pour la sécurité.

Y • Les individus ont plus de leviers à cette échelle ?

AB • Oui, la pyramide est moins haute, on est plus proche de la base. C’est géométrique. Plus la pyramide est plate, mieux ça marche. La coordination se fait mieux. Et la sécurité, c’est de la coordination. Si aujourd’hui nous envoyons un maximum d’administrés consulter les DICRIM [les documents

d’information communale sur les risques majeurs] ou les autres plans communaux de sauvegarde, c’est simplement parce que ça conscientise. Si les gens sont conscientisés dès maintenant, s’ils sont prévenus, ils peuvent aller voir leur maire avec l’idée qu’on n’est pas raccord avec la résilience alimentaire, et ils conscientisent leur maire.

I SEND AN SOSMAIRE TO THE WORLD

alexandre BOISSON

En cas de catastrophe systémique, il faut arriver à maintenir

une structure que les gens connaissent.

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La sécurité naît de cela. L’effondrement des croyances, c’est juste parce qu’on s’attendait à ce que ça continue. La population risque d’attendre, sans agir, qu’un messie arrive des urnes ou du ciel…

Y • Donc les gens s’auto-organisent et le niveau de sécurité augmente…

AB • Et j’ajouterai que ça va un peu au-delà de ça, parce que la question de la sécurité des populations locales s’étend aussi aux personnes qu’on peut accueillir. Parce que c’est bien joli d’avoir une petite commune bien organisée, mais si, autour, c’est le bordel, on retombe sur un phénomène d’insécurité. Ces communes françaises de 500 habitants sont capables de surproduire au niveau alimentaire, et donc d’amortir le choc pour les autres communes qui, elles, ne seront pas prêtes. L’effet est alors holistique : comme les gens se conscientisent sur leur protection, comme ils peuvent aider et agir, alors ils se valorisent, et ça crée une spirale positive. On recrée du lien social, on favorise le local, ce qui, au passage, n’est pas négligeable non plus pour le climat… Avec cette stratégie, on n’est pas dissident, on reste dans le cadre de la loi.

Y • Donc il ne faudrait pas louper l’échéance des municipales en mars 2020.

AB • Oui, c’est rapide, mais tu sais… je pense qu’il peut se passer beaucoup de grosses choses d’ici là ! Il faut se conscientiser dès maintenant, avant les élections. Il faut que les administrés posent des questions fondamentales à leur pouvoir communal. Au début, les personnes qui interpellent les maires passent pour des fous. C’est normal, parce qu’elles font la leçon au maire… Elles se font renvoyer, mais au fond elles ont été entendues, et quelque temps plus tard, le maire revient : « Ah oui, vous avez raison, tenez, ici il y a des terrains si vous voulez… ».

Y • Tu as connu des maires qui ne veulent pas donner de terrains, qui n’emboîtent pas le pas ?

AB • 95 % des maires donnent des terrains pour cultiver. Et l’autre chose, c’est qu’on explique aux administrés qui tombent sur des maires un peu sourds que la question se traitera alors chez le procureur de la République… En fait, quand vous allez « embêter »

votre maire pour vérifier que des mesures ont été prises, vous êtes dans le cadre de la loi. Tout le monde est censé connaître les mesures que sa commune prend en cas de catastrophes. En s’informant, on vérifie donc les manquements au devoir de sécurité. On peut donc le signaler et apporter son soutien. Rien qu’en respectant la loi (qui est quand même une super structure, quand elle est bien appliquée), on est en train de faire remonter le fait qu’ils n’ont rien prévu. C’est une faute grave ! Une mise en danger de la vie d’autrui.

Y • Donc, si le maire est réticent, on peut l’obliger à agir ?AB • On peut lui dire que s’il y a rupture d’approvisionnement en nourriture, on peut facilement se retrouver en situation de famine, donc « nous vous informons qu’au regard de l’état de nécessité (art. 122.7 du code pénal), nous allons occuper un terrain pour y mettre de la résilience alimentaire ». Et la lettre au procureur doit être affichée publiquement. En fait, on oblige les maires à créer des ZAD partout ! [rires] Tu sais, j’ai une sorte d’affection pour les gens qui cherchent des alternatives…

Y • L’échelle communale est aussi la stratégie choisie par les initiatives de transition, celles de Rob Hopkins. Tout cela va à l’encontre de ce jacobinisme hyper centralisé typiquement français. Toi, tu viens du sommet de la pyramide. Est-ce que c’est lié ? C’est parce que tu as été au sommet que tu te concentres sur la base ?

AB • Oui. J’ai vu qu’on ne pouvait pas tout attendre de là-haut, parce qu’on les laisse en proie à tous les lobbies. Ce sont les conseillers qui décident tout, et on connaît à peine leurs noms… Il y a trois types de personnes tout en haut. Le premier est honnête et compétent, et il ne reste pas longtemps, il est placardisé ou rabaissé. Le deuxième est corrompu. Et le troisième n’est pas malhonnête, mais il est tenu par des dossiers. En gros, notre moteur démocratique tient sur trois cylindres et il tourne avec deux. C’est l’incompétence qui nous dirige. C’est pour ça que tout nécrose, il n’y a pas de contrôle. Au sommet, j’ai compris que c’était impossible, on va vers toujours plus d’inepties. Ce sont des gens qui, de plus en plus, pensent à leur gueule ou ne peuvent tout simplement plus manœuvrer géopolitiquement. Pour certains, ils ont évincé cœur et conscience et ils ne prennent que ce qui rapporte. Quand on a un peu d’empathie, comme toi j’imagine,

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on a du mal à imaginer que des gens n’en aient pas, mais c’est le cas ! Ce n’est pas la peine d’aller voir Macron pour lui demander des trucs, il est prisonnier de l’oligarchie. Et on va droit dans le mur, car ces grandes structures ne sont pas adaptées ni adaptables à nos urgences humaines. Mais ça n’empêche pas que des alertes nous sont parfois lancées. Par exemple, le Premier Ministre, Édouard Philippe, qui te balance que tout va s’effondrer, là, il faut choper le message au vol. C’est un signal. Tu sais, à ce degré de responsabilité de l’État, tu choisis tous les mots bien précisément, tes conseillers le font…. Mais je pense qu’ils sont coincés. Imagine que l’État, c’est une énorme péniche qui ne peut pas faire demi-tour, elle met déjà longtemps à freiner et elle doit attendre d’avoir assez de place pour faire la manœuvre.

Y • Édouard Philippe nous a fait un clin d’œil ? AB • Oui. Il ne peut faire que ça. Parce que si, en France, on fait les bons élèves de l’écologie, si on s’affaiblit trop économiquement (et on est dans des vraies guerres économiques mondiales entre puissances !), on va se faire détruire par la compétition économique internationale. Les grands pays ne lorgnent qu’une chose : récupérer les contrats des Français à l’étranger. S’ils voient que la tête de l’État français est faible, certains producteurs d’énergie étrangers traiteront avec d’autres pays, par souci de stabilité du business. Et aujourd’hui, en France, on n’est pas du tout prêt à se passer d’énergie ! Même un peu de contraction sur l’importation d’énergie, et c’est le désordre systémique. Le seul moyen d’agir, c’est la commune. Ce sont des gens qui se prennent en main, qui font leur énergie et qui construisent leur résilience alimentaire. Si on le fait, d’autres vont commencer à le faire, partout dans le monde, comme avec les Gilets Jaunes. C’est pour ça que je dis que renforcer les communes, c’est internationaliser la chose. On renforce le local, tout en ayant un impact sur les autres pays : ça peut les inspirer et ça n’affaiblit pas structurellement la France, ça laisse donc un peu de marge. Cette stratégie de la sécurité alimentaire, non seulement ça ne nous affaiblit pas au niveau international, mais ça vient même contrecarrer les inepties du CETA et ces accords de libre-échange qui sont des aberrations écologiques. Et tu ne peux pas te faire gazer ou éborgner quand tu vas dans ta mairie pour demander à ce qu’au regard de la loi de modernisation de la sécurité civile de 2004 le maire prenne des dispositions !

Y • Tu trouves que les Gilets Jaunes pourraient s’engouffrer dans cette brèche ?

AB • Je ne voulais pas m’associer aux Gilets Jaunes au début, mais il faut reconnaître que là, ce mouvement est devenu très intéressant. Leur capacité à apprendre des nouvelles choses, c’est fou. Beaucoup sont devenus très vite collapsologues. Ils ont adhéré à cette question de la résilience alimentaire et ils sont allés demander des terrains. Comme il leur manque pour l’instant un message politique clair, la question de la sécurité de la population peut les aider à faire avancer les choses. Il n’y a pas de manifs sur ce thème, mais ça commence à circuler.

Y • Ta proposition est donc d’aller vers plus d’autonomie des territoires. Un peu comme le système suisse, plus distribué. Pour eux, la question de la sécurité physique passe par les formations de la population, ils sont conscientisés, ils ont une armée de milice appuyée par des militaires professionnels. Le modèle suisse est-il plus performant ?

AB • Oui, c’est un meilleur modèle de résilience, les Suisses sont davantage conscients des risques majeurs pour leur société et sont plus préparés. Mais étrangement, même si les Français sont compliqués, ils arrivent à inspirer le monde, alors que la Suisse, pas autant. Je vais souvent à Bakou, en Azerbaïdjan, et je vois à quel point les Français inspirent à l’autre bout du monde – je pense qu’on a une carte à jouer. Les Suisses ont un bon modèle, mais ils sont plus sages. Nous, on est des turbulents, on n’a pas le même état d’esprit, souvent on se réveille d’un coup et on surprend tout le monde !

Y • C’est marrant, Stéphane Linou dit la même chose… D’ailleurs, dans son livre, un haut gradé parle des « zones d’insécurité » en cas de catastrophes. C’est-à-dire que l’État sait déjà qu’il renoncera à certaines zones, car il n’y a pas assez de fonctionnaires pour s’en occuper. Tu connais ces zones d’insécurité ?

AB • Je suis entré dans la Police Nationale par vocation, d’abord au contact des habitants des quartiers sensibles en tant qu’îlotier de la police de proximité, et j’ai découvert le rôle de constructeur de cohésion sociétale. Ensuite, après quelques années, j’ai intégré la brigade anticriminalité de nuit, la BAC. J’ai été directement témoin

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d’une réalité peu connue pour Monsieur et Madame Toulemonde, où la violence et la mort sont quotidiennes. Aujourd’hui, notre société repose sur des fondamentaux économiques et énergétiques stables, et pourtant l’ultraviolence existe bel et bien, parallèlement à la vie tranquille du quidam moyen, qui vit dans un déni de réalité. Le rôle de la police, à ce jour, c’est celui de colmater les brèches qui empêchent cette ultraviolence d’envahir la normalité sociale. Oui, il existe des zones où la sociologie repose sur le trafic d’humains et de choses illégales. Mais le problème, c’est qu’il y a beaucoup de gangs dans ces zones, et ils sont nombreux, armés et structurés, bien plus que les survivalistes ! Et avec le chaos d’un effondrement brutal, c’est l’indifférence au sort des autres qui risque de l’emporter. Quand un pays est structuré, c’est l’intelligence qui contient la barbarie. Quand un pays est déstructuré, c’est la barbarie qui prend le pas sur l’intelligence.

Tu as beau avoir bac-plus-chai-pas-combien, face à une kalachnikov, tu vas perdre. Donc, oui, il y a ces cartes de 800 zones qui craignent, équitablement réparties sur le territoire, et qui en cas d’effondrement grave pourraient arriver à contrôler des êtres humains. C’est logique : quand nos esclaves énergétiques disparaissent, ceux qui ont des armes refont des esclaves humains, comme en Lybie. Donc les Bisounours sont mis en danger par cette

sociologie-là. Ce que je veux éviter, c’est qu’ils soient mis en danger. J’aimerais sincèrement que ce soit plutôt la vision Bisounours qui gagne, et la mienne qui perde. Pour moi, maintenant, l’important, c’est de désamorcer les paniques. L’entraide se négocie aujourd’hui, et il faut faire comprendre aux gangs que même s’ils gagnent un peu au début, ils vont avoir une vie merdique ensuite.

Y • Il faut faire du lien dès maintenant avec eux. Et le chanvre, c’est une manière de faire du lien ?

AB • Oui, c’est l’une des propositions de mon livre. Je sais, ça peut paraître étrange ! Mais il faut biaiser les biais cognitifs. Si on prend le code pénal, ces gangs sont aujourd’hui du mauvais côté. Mais si tu les instruis sur tous les autres aspects du chanvre, celui qui ne produit pas de drogue (sans THC) et que tu les impliques dans les applications de ce chanvre légal (pour le textile, pour la construction, pour le médical,

etc.), ils peuvent devenir chefs d’entreprise, ils passent du bon côté de la loi. Ils deviennent importants, ils participent à créer de la résilience alimentaire et médicale. Dans la tête d’un gamin, ça change tout d’être valorisé et de se sentir utile. J’aime beaucoup les chansons de Kerry James, qui expliquent parfaitement l’état des banlieues et de ce communautarisme plus économique qu’autre chose. Ils ne peuvent jamais faire société. L’idée que je porte, c’est qu’il faut décloisonner, et non pas attaquer les trafics de face. Inventer une nouvelle voie.

Y • Certains activistes, en particulier à l’extrême gauche, te considèrent comme un affreux personnage d’extrême droite. Et tes anciens collègues, ils te considèrent comme Bisounours ?

AB • [rires] Non, ils trouvent ça illusoire.

Y • Il faut avouer que tu fais un peu loup solitaire. Tu es un complotiste, un infiltré ?

AB • [rires] Je suis un cas particulier, je ne colle à aucune image. Ma ligne, c’est de respecter la loi et de protéger un maximum d’humains. ça, on ne peut pas me le reprocher. À mes anciens collègues qui m’accusent d’être du côté des Gilets Jaunes, je dis que la mutilation est interdite par la loi ! ça créé un malaise [rires]. Oui, je suis emmerdant pour tout le monde. Même à gauche, parce que je suis ancien flic. Mais je n’ai aucun intérêt personnel, je n’ai pas besoin d’argent, ni d’être reconnu, donc personne n’a de prise sur moi. Je sais juste comment fonctionne une foule en panique, c’est un troupeau qui écrase les plus faibles. Et j’ai cinq enfants, au milieu de tout ça. J’essaie de faire de mon mieux pour que les foules paniquent le moins possible, et je repartirai dans mon anonymat ensuite.

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Propos recueillis par Pablo Servigne

L’important, c’est de désamorcer

les paniques. L’entraide se négocie

aujourd’hui.