1 La légende de Sissa, aux origines du jeu des Rois

62
1 La légende de Sissa, aux origines du jeu des Rois ! 550-600 ap. J.-C. Assurément je connaissais par expérience le mystérieux attrait de ce jeu royal, le seul entre tous les jeux inventés par les hommes, qui échappe souverainement à la tyrannie du hasard, le seul où l’on ne doive sa victoire qu’à son intelligence ou plutôt à une certaine forme d’intelligence. Mais n’est-ce pas déjà le limiter injurieusement que d’appeler les échecs un jeu ? (...) Où commence-t-il, où finit-il ? Stefan Zweig (1881-1942), Le joueur d’échecs Stefan Zweig (1881-1942), Le joueur d’échecs Légende de Sissa : Quel est le nom du génial inventeur des échecs ? Au temps des Croisades (1096-1250), les conteurs des récits féeriques de Chevalerie attribuèrent l'invention des échecs à Palamède, le légendaire guerrier grec, compagnon d'armes d'Achille et Ajax durant le siège de Troie. Pour la première fois, une communauté de joueurs rompit avec la tradition de reconnaissance de l’héritage indien. L’Occident médiéval s’émancipe du joug arabe. Comme toutes les sociétés renaissantes, il se recompose en créant ses propres mythes et légendes. La croyance en Palamède, génial inventeur des échecs, est l'un de ces mythes fondateurs. Elle perdura durant près de cinq siècles, jusqu'à ce que l'orientaliste anglais Thomas Hyde (1636-1702) renoue avec la tradition de reconnaissance de l'héritage indien. En 1694, Hyde délivre le fruit de ses recherches sur l'histoire des jeux anciens, dans son traité majeur intitulé "De Ludis Orientalibus". L'érudit anglais maîtrise parfaitement l'Arabe et le vieux Persan. Il est l'un des premiers européens à lire le Chinois. Hyde fonde ses conclusions sur une étude approfondie des textes anciens. 1. Historiquement, les échecs sont le premier des jeux de guerre. 2. L'ancêtre de toutes les variantes est un jeu primitif indien appelé Chaturanga, soit un vocable sanskrit signifiant littéralement "Quatre Corps d'Armée". 3. Le Chaturanga se pratiquait à l'origine à quatre joueurs, avec deux dés.

Transcript of 1 La légende de Sissa, aux origines du jeu des Rois

Page 1: 1 La légende de Sissa, aux origines du jeu des Rois

1 La légende de Sissa, aux origines du jeu des Rois ! 550-600 ap. J.-C. Assurément je connaissais par expérience le mystérieux attrait de ce jeu royal, le seul entre tous les jeux inventés par les hommes, qui échappe souverainement à la tyrannie du hasard, le seul où l’on ne doive sa victoire qu’à son intelligence ou plutôt à une certaine forme d’intelligence. Mais n’est-ce pas déjà le limiter injurieusement que d’appeler les échecs un jeu ? (...) Où commence-t-il, où finit-il ? Stefan Zweig (1881-1942), Le joueur d’échecs Stefan Zweig (1881-1942), Le joueur d’échecs Légende de Sissa : Quel est le nom du génial inventeur des échecs ? Au temps des Croisades (1096-1250), les conteurs des récits féeriques de Chevalerie attribuèrent l'invention des échecs à Palamède, le légendaire guerrier grec, compagnon d'armes d'Achille et Ajax durant le siège de Troie. Pour la première fois, une communauté de joueurs rompit avec la tradition de reconnaissance de l’héritage indien. L’Occident médiéval s’émancipe du joug arabe. Comme toutes les sociétés renaissantes, il se recompose en créant ses propres mythes et légendes. La croyance en Palamède, génial inventeur des échecs, est l'un de ces mythes fondateurs. Elle perdura durant près de cinq siècles, jusqu'à ce que l'orientaliste anglais Thomas Hyde (1636-1702) renoue avec la tradition de reconnaissance de l'héritage indien. En 1694, Hyde délivre le fruit de ses recherches sur l'histoire des jeux anciens, dans son traité majeur intitulé "De Ludis Orientalibus". L'érudit anglais maîtrise parfaitement l'Arabe et le vieux Persan. Il est l'un des premiers européens à lire le Chinois. Hyde fonde ses conclusions sur une étude approfondie des textes anciens. 1. Historiquement, les échecs sont le premier des jeux de guerre. 2. L'ancêtre de toutes les variantes est un jeu primitif indien appelé Chaturanga, soit un vocable sanskrit signifiant littéralement "Quatre Corps d'Armée". 3. Le Chaturanga se pratiquait à l'origine à quatre joueurs, avec deux dés.

Page 2: 1 La légende de Sissa, aux origines du jeu des Rois

4. L'échiquier primitif était une table de jeu unicolore de 64 cases. 5. Enfin, en ce qui concerne la datation et la localisation, les témoignages des chroniqueurs anciens, perses et arabes, s'accordent pour situer l'invention du jeu dans une principauté indienne, au 6e siècle de notre ère. Le jeu aurait été transmis aux Perses sous le règne de Khosroes 1er Anushirwan (531-579), le souverain sassanide. Quant au nom du génial inventeur, il s'agirait d'un prêtre hindou appelé Sissa. Les orientalistes les plus renommés du 18e siècle confirmèrent l'opinion de Hyde. Après quoi, au 19e siècle, un excellent joueur français, le Comte de Basterot (1800-1887) reprit à son compte la légende traditionnelle de l'invention du jeu par un brahmane appelé Sissa, assortie d'une récompense en grains de blé. Voici ce qu'en dit Basterot, dans son Traité élémentaire sur le Jeu des Echecs (Paris, 1853) : Un peu de blé, mon roi ! "Au commencement du 6e siècle de l'ère chrétienne, il y avait dans les Indes un jeune monarque très puissant d'un excellent caractère, mais que les flatteurs corrompirent étrangement. Ce jeune monarque oublia bientôt que les rois doivent être les pères de leurs peuples, et que l'amour des sujets pour leur roi est le seul appui solide du trône, dont ils tirent toute leur force et toute leur puissance. Les brahmines et les rajas, c'est-à-dire les prêtres et les grands dignitaires, lui avaient présenté vainement ces importantes maximes. Le monarque, enivré de sa grandeur qu'il croyait inébranlable, méprisa les sages remontrances. Alors un brahmine ou philosophe indien, nommé Sissa, entreprit indirectement de faire ouvrir les yeux au jeune monarque. Il imagina le jeu des échecs, où le Roi, quoique la plus importante de toutes les pièces, est impuissant pour attaquer ou même pour se défendre contre ses ennemis, sans le secours de ses sujets. Le nouveau jeu devint bientôt célèbre. Le roi en entendit parler et voulut l'apprendre. Le brahmine Sissa, en lui en expliquant les règles, lui fit goûter des vérités importantes, qu'il avait refusé d'entendre jusqu'à ce moment. Le monarque, sensible et reconnaissant, changea alors de conduite et laissa au brahmine le choix de sa récompense. Celui-ci demanda qu'il lui fut donné le nombre de grains de blé que produirait le nombre de cases de l'échiquier, soit un seul pour la 1ère, deux pour la deuxième, quatre pour la troisième, et ainsi de suite jusqu'à la 64e case. Le roi ne fit pas de difficulté pour accéder sur-le-champ à la modicité apparente de cette demande. Mais quand les trésoriers en eurent fait le calcul, ils virent que le roi s'était engagé à une chose pour laquelle tous ses trésors ne suffiraient point. Le brahmine se servit encore de cette occasion pour faire sentir à son monarque combien il importe aux rois de se tenir en garde contre ceux qui les entourent, et les flattent, et combien ils doivent craindre que l'on abuse de leurs meilleures intentions. La demande formulée par Sissa aurait produit 18 446 744 073 709 551 615 grains de blé. Or, au temps où je vous parle (1853), l'hectolitre de blé, qui vaut environ 20 francs, contient en moyenne 1 530 000 grains. La totalité de froment récolté en France s'élève à 85 000 hectolitres par année. D'après ces données, on trouvera que tout le froment récolté en France accumulé pendant 140 000 ans n'aurait pas suffit pour payer la dette du roi indien."

Page 3: 1 La légende de Sissa, aux origines du jeu des Rois

Chaturanga L'ancêtre des échecs modernes est un jeu indien appelé Chaturanga. Son invention est datée du 6e siècle de notre ère. Le Chaturanga est le premier des jeux de guerre. Son inventeur présumé serait le prêtre hindou Sissa, un sage de la caste des brahmanes, la plus puissante des castes de l'Inde. Après l'anéantissement de l'Empire Gupta, au crépuscule du 5e siècle, l’Inde du Nord se fractionne en une kyirielle de principautés guerrières. A mesure que les alliances se dénouent, les Princes souverains (rajas) engagent leurs corps expéditionnaires. Ils arpentent les routes et désolent la terre. La diplomatie fait partie intégrante des usages. Mais c'est bien le cycle infernal des guerres fratricides de succession qui redevient la règle. Les compagnes sont menées suivant le schéma théorique immuable des guerres de conquête : siège de la place fortifiée ennemie, bataille en plaine qui s'ensuit. Le Chaturanga, est une représentation virtuelle de ces luttes intestines pour le pouvoir suprême. Il oppose simultanément 4 adversaires, lesquels disposent d’un contingent identique, composé de 8 figurines. La pièce maîtresse de chaque camp est son souverain, le raja. Les sept autres sont dévouées à sa cause. Elles reproduisent fidèlement les "quatre corps" (chaturanga) constitutifs d'une armée indienne, suivant sa représentation traditionnelle, soit un Eléphant de combat (hasty), un Cavalier (ashwa), un Char de guerre (rat’ha), ainsi que quatre Fantassins (padatam). Le jeu des "Quatre Corps d'Armée" opposent simultanément quatre stratèges, en lice pour la conquête d'un territoire. Ainsi, les échecs simulent la véritable guerre sur un champ de bataille stylisé. L'échiquier primitif est un diagramme unicolore de 64 cases. Il s'agit d'une table de jeu rituelle, appelée Ashtapada, soit "Huit rangs" de côté. Un vocable que les Perses traduiront en Chatrang, et que les arabes renommeront Shatranj.

Règles du Chaturanga Les figurines de chaque camp sont réparties aux quatre angles de la table, selon un rituel invariable : les Rouges sont disposées à l’est, les Vertes au sud, les Jaunes à l’ouest, les Noires au nord. L’Infanterie (4 fantassins) se positionne en première ligne, appuyée par le front des Eléphants (une figurine). Le corps des Chars et la Cavalerie occupent le flanc. Le Prince (raja) se tient quant à lui à l’arrière-garde, au centre du camp. Suivant les usages ordinaires, le jeu primitif se pratique avec deux dés. Les joueurs ont bientôt coutume de se réunir dans d'authentiques maisons de jeux, ancêtres des Académies des Temps Modernes et des Cercles du 18e siècle, où ils se lancent des paris. "Les riches y jouent par avidité, dit-on, les pauvres par besoin". Les dés sont jetés à tour de rôle. La meilleure stratégie de départ consiste à exécuter un mouvement tournant, dans le sens des aiguilles d’une montre, afin d’éviter le choc d’une attaque frontale. Les joueurs reproduisent

Diagramme de présentation du jeu de Chaturanga

publié dans The History of Chess (Londres, 1860), de Duncan Forbes.

Duncan Forbes (1798-1868), professeur de langues orientales, deuxième auteur, après Thomas Hyde, s'intéressant à l'histoire du jeu d'échecs, laissa une

œuvre rapidement contestée.

Page 4: 1 La légende de Sissa, aux origines du jeu des Rois

ainsi les manœuvres théoriques ancestrales, savamment orchestrées par les généraux de l'Inde sur les champs de bataille. La plus célèbre de ces manœuvres est connue sous le nom de Spirale. Une autre est appelée Double Crochet. Mais chacun doit veiller à préserver ses arrières, car "le plus important peut être perdu (le Roi), si le plus faible n’est pas protégé (le Pion)". Or, les quatre rajas, qui sont les pièces les moins mobiles du jeu, sont la cible commune des trois formations adverses. Leur capture signifie la fin de la partie pour le joueur dont le roi a été capturé. L'Eléphant (Fou) a une mobilité réduite à deux cases sur sa diagonale. Le Char (ancêtre de la Tour) est la pièce la plus puissante, lui seul est capable de parcourir les huit rangs de la table d'un trait. Il advient dans la mêlée furieuse que des alliances soient nouées. Mais elles demeurent fragiles, comme les stratégies les plus habiles, car le hasard, seul, détermine l’ordre des pièces à jouer. Néanmoins, "si le dé te favorise, je te battrai en m’appliquant", relate la chronique. Les parties s’achèvent soit par une nullité, faute de combattants valides, soit après la capture par l’un des camps des ultimes forces antagonistes. Les joueurs procèdent alors à un décompte de points, suivant le nombre et la qualité des prises de chacun. Et s'il y a eu pari, les mises de départ sont redistribuées en proportion du nombre de points enregistrés par chacun. Avec cette règle particulière, si l’un des camps a réussi à s’emparer des trois figurines symbolisant les souverains adverses, il marque conventionnellement 54 points. Cette action d’éclat, que les parieurs assimilent à une victoire absolue, est appelée chaturaji, autrement dit, victoire des "quatre rois". En ce cas, le joueur rafle la totalité des mises.

Les Prairies d'Or Abu’l-Hassan Ali Al'Masudi, le plus célèbre historien et géographe arabe, naquit à Bagdad dans les dernières années du troisième siècle de l’Hégire (622 et s.). Sa famille était originaire du Hedjaz, l'actuelle Arabie-Saoudite. A peine sorti de l’adolescence, Al’Masudi s’exila volontairement, afin de satisfaire son goût précoce pour les voyages. Il visite l’Inde en 915, puis se dirige vers Ceylan, d’où il gagne Kanbolou, l'actuelle île de Madagascar. Avide de découvertes, Al-Masudi ira jusqu'en Chine, après avoir rallié les rivages de Malaisie. Sa connaissance des rives de

la mer Caspienne et de celles de la mer Rouge est également attestée. Le savant séjourne encore à Bassorah (actuel Irak), en 943, date de la publication de son traité majeur, intitulé Les Prairies d’Or (Murùj adh-dhahab). Al-Masudi y multiplie les références aux échecs. Son témoignage est l'un de premiers documents authentifiés quantifiant la fameuse sommes carrée des cases de l'échiquier (soit 264 moins 1), ayant inspiré la célèbre légende des grains de blé. En 955, Al'Masudi s'installa au Caire, où il rédigea son dernier ouvrage, intitulé le Livre de l’Avertissement. Le savant décède dans la capitale égyptienne en 956.

Tome I

Roi, Cavalier et pion blancs d’un jeu en ivoire (blanc ou coloré en

rouge) avec boule ajourée rehaussant les figurines, typique des jeux fabriqués en particulier à Canton (Chine, XIXe siècle).

Musée international du jeu d'échecs. Château de Clairvaux

(France).

Page 5: 1 La légende de Sissa, aux origines du jeu des Rois

Au Tome I des Prairies d'Or, Al-Masudi précise les circonstances de l'invention du roi des jeux : "Après Dabchelim, régna Balhit. On inventa à cette époque le jeu d’échecs, auquel ce roi donna la préférence sur le nerd (backgammon), en démontrant que l’habileté l’emporte toujours dans ce jeu sur l’ignorance. Bahlit jouait souvent aux échecs avec les sages de la cour, et ce fut lui qui donna aux pièces des figures d’hommes et d’animaux, leur assigna des grades et des rangs, assimila le Roi (chah) au chef qui commande l'armée, et ainsi de suite des autres pièces. Il fit aussi de ce jeu une sorte d’allégorie des corps élevés, c’est à dire des corps célestes, tels que les sept planètes et les douze signes du zodiaque, et consacra chaque pièce à un astre." Selon Al-Masudi, "l’échiquier devint aussi une école de gouvernement et de défense; c’était lui que l’on consultait en temps de guerre, quand il fallait recourir aux stratagèmes militaires pour étudier la marche plus ou moins rapide des troupes." Al-Masudi révèle également la dimension sacrée de la table de jeu primitive, alors unicolore : "Les Indiens donnent un sens mystérieux au redoublement des cases de la table de jeu. Ils établissent un rapport entre ce diagramme premier, qui plane au dessus des sphères et auquel tout aboutit, et la somme du carré de ses cases. Ce nombre est égal à 18 446 740 073 707 551 615, où se trouvent six mille fois les chiffres de la première série, cinq fois mille après ceux de la seconde, quatre fois mille après ceux de la troisième, trois fois mille après ceux de la quatrième, deux fois mille après ceux de la cinquième, et une fois mille après ceux de la sixième. Les Indiens expliquent par ces calculs la marche du temps et des siècles, les influences supérieures qui s’exercent sur ce monde, et les liens qui les rattachent à l’âme humaine. Les Grecs, les Romains et d’autres peuples ont des théories particulières sur ce jeu, comme on peut le voir dans les traités des joueurs d’échecs, depuis les plus anciens jusqu’à As Suli et Al Adli, les deux joueurs les plus habiles de notre époque." Tome III Ce témoignage d'un voyageur hors du commun est par ailleurs l'un de premiers documents authentifiés relatant l'introduction du jeu d'échecs en Perse sous le règne du Shah Khosrô 1er Anushirwan (531-579). L'ouvrage d'Al-Masudi délivre également des renseignements précieux sur la pratique des échecs dans les contrées d'Orient, même si certains de ces témoignages apparaîtront aujourd'hui pour le moins fantaisistes, comme cette description d'une partie jouée dans l'Inde des Brahmanes : "L’emploi le plus fréquent de l’ivoire (dans l’Inde) est la fabrication de jeux d’échecs et de nerd (backgammon). Plusieurs pièces ont des figures d’hommes ou d’animaux, comme nous l'avons dit, hautes et larges d’un empan [environ 10 cm], ou même davantage. Pendant la partie, un homme se tient là exprès pour transporter les pièces d’une case à l’autre. Les Indiens, quand ils jouent aux échecs ou au nerd, mettent comme enjeu des étoffes et des pierres précieuses. Mais il arrive quelquefois qu’un joueur, après avoir perdu tout ce qu’il possédait, joue un de ses membres. A cet effet, on place à côté des joueurs, sur des charbons enflammés, une petite chaudière de cuivre dans laquelle on fait bouillir un onguent rougeâtre, particulier au pays, et dont la propriété est de fermer les plaies et d’arrêter l’épanchement du sang. Si celui qui a parié un de ses doigts perd la partie, il se coupe aussitôt le doigt avec le poignard dont nous parlons et qui agit comme le feu, puis il plonge sa main dans l’onguent et cautérise la plaie. Ensuite, il se remet au jeu ! Si la chance lui est encore défavorable, il sacrifie un deuxième doigt et quelquefois, s’il continue à perdre, il se coupe successivement tous les doigts, la main, l’avant-bras, le coude et d’autres parties du corps. Après chaque amputation, il cautérise la plaie avec l'onguent, curieux mélange d’ingrédients et de drogues particulières à l’Inde et dont les effets sont étonnants. Ce trait de moeurs que je raconte est une chose notoire." Tome VIII Al'Masudi raconte comment les joueurs s'exhortaient à l'aide de poésies. "En outre, les joueurs possèdent des recueils d’anecdotes et de morceaux divertissants qui, au dire de plusieurs d’entre eux, stimulent le joueur, donnent une libre cours à ses humeurs et rendent sa pensée plus nette. Ces recueils sont pour eux comme les poésies pour le guerrier sur le champ de bataille, pour le hadi [pèlerin], quand la caravane est épuisée de fatigue, pour le distributeur qui cherche au fond de la citerne l’eau destinée aux voyageurs. C’est pour le joueur d’échecs un stimulant aussi efficace que les poésies et les vers didactiques pour les combattants. Au nombre des pièces de ce genre, je citerai le passage suivant d’une poésie due à un joueur : Les poésies en l’honneur des échecs, dite à propos, brûlent d’une flamme plus ardente que celle d’un brasier. Que de fois elles ont donné l’avantage au faible joueur sur son adversaire plus habile." En 955, Al'Masudi s'installa au Caire, où il rédigea son dernier ouvrage, intitulé le "Livre de l’Avertissement". Le savant décède dans la capitale égyptienne en 956.

Page 6: 1 La légende de Sissa, aux origines du jeu des Rois

Sur la Route de la Soie La Route de la Soie est le premier axe de diffusion des échecs. En l'an 600 ap. J.-C., cette route légendaire est la seule voie terrestre unissant l'Orient à l'Occident. Les états souverains, comme les principautés qui parsèment son parcours, contrôlent les points de passage. Ils perçoivent des taxes et garantissent en échange l'approvisionnement en eau des voyageurs. A partir de son axe principal, qui établit une liaison directe entre la Mer Caspienne et la Chine, la Route de la Soie rayonne à partir d'un point névralgique, la Sogdiane (actuel Ouzbékistan). Le Chaturanga y est introduit vers 550 sous la forme d'un variante à deux joueurs, délivrée de l'emprise tutélaire du hasard. Les deux armées sont à présent composées de 16 figurines, et second fait notable, un Conseiller (mantri) a remplacé l'un des deux princes de guerre (rajas) destitués. Ainsi, les échecs primitifs se répandirent en moins d'un siècle sous tous les horizons. Au nord, le jeu réformé sous la forme d'un duel a été véhiculé en premier par les pèlerins. Le Bouddhisme avait été introduit en Chine dès le 1er siècle de notre ère. Et de larges pans de la culture indienne imprègnent au 6e siècle le Céleste Empire. Les pèlerins gravissent les

pentes enneigées qui les mènent, par-delà le Cachemire, jusqu’aux confins des territoires de Chine. Là, le jeu donne naissance au Xiang Ki, le "jeu des figurines d'ivoire", une variante jouée sur une table 81 cases. A partir de Samarkand, la capitale mythique de la Sogdiane, carrefour de l'Orient, ils s’incluent au trafic incessant des caravanes de marchands, qui cheminent depuis le vaste plateau d’Anatolie (actuelle Turquie). Au sud, les navigateurs grecs, arabes et persans tournent les rivages de Ceylan. En raison des dangers inhérents aux voyages, et notamment les pillages, les commerçants ont coutume d'emprunter en parallèle à la Route de la Soie une route côtière. Ils naviguent de port en port, sans jamais s'éloigner de plus de quelques brasses des rivages inhospitaliers. Ils rallient ainsi le port de Canton. Mais les voyages sont interminables, de huit mois à un an de la Mer d’Oman jusqu’au détroit de Malacca, qui relie l'Océan indien à la mer de Chine.

Sur un échiquier de cuir Lors des soirées d’étapes, dans les gîtes aménagés auprès des puits, comme dans les tavernes qui ont fleuri dans les ports côtiers, les langues comme les bourses se délient. Il arrive que des voyageurs enturbannés déploient sur de curieux quadrillages tissés ou façonnés en cuir, deux formations armées. Les caravaniers s'agglutinent autour des joueurs. Ils s'interrogent… Quel est ce jeu subtil ? Ce jeu a été créé à l'image de la guerre, répondent les joueurs. Et à quel peuple doit-on cette invention, interrogent les commerçants. Les caravaniers sont friands de légendes…

Les échecs.

Sanguine de François Boucher (Paris, 1703-Paris, 1770), peintre, dessinateur et graveur français,

protégé par Mme de Pompadour, peintre de scènes pastorales ou

mythologiques, auteur de nombreux modèles pour

tapisseries et porcelaines des manufactures royales.

Gravure d'Engelbrecht. Impression Sarazin.

Page 7: 1 La légende de Sissa, aux origines du jeu des Rois

- Un brahmane inspiré du nom de Sissa, sage conseiller du souverain de l'Inde Bahlit, aurait inventé ce jeu de table singulier, explique un sage indien. - Non, c’est Gau, fils de Djemhour, rétorque un Perse. Il inventa le Jeu de Rois afin de reproduire sur le quadrillage tracé dans la cour majestueuse de son palais, la bataille qui l’opposa pour la conquête du trône à son jeune frère Talhend. - Non, c’est Xerxes, le shah de Perse ! - Et moi, je te dis que c’est Evil Merodach, le fils de Nebuchadnezzar ! - Non, c’est Porus, le légendaire Roi de l'Inde, qui fut vaincu avec son armée de chars, ses cavaliers et ses 200 éléphants de combat, par l'implacable phalange macédonienne !! - Et moi, je te dis que c'est Alexandre le Grand lui-même, l'empereur de Macédoine, roi de toute l'Asie, car lui seul a pu cette récréation subtile, symbole de la guerre ! - Non, c'est Palamedes, le légendaire guerrier grec, compagnon d'armes d'Achille et d'Ajax durant le siège de Troie, assure un autre, un vendeur d'amphores. Ainsi naquirent les légendes relatives à l'invention des échecs… Comme si l’Olympe des monarques mythiques, et les héros fantastiques de tous les peuples, s'étaient défiés de par les cieux pour déterminer lequel d’entre ces dieux rapporterait sur terre le jeu de la raison pure !?

Page 8: 1 La légende de Sissa, aux origines du jeu des Rois

2 La splendeur du Califat, les joutes des Maîtres Arabes à Bagdad 600-1000

Les échecs sont l’huile, le vin, le baume de l’existence humaine. Ils réjouissent l’âme du pauvre, rendent modeste l’orgueilleux et brisent sa superbe comme la fragile épée au jour de la bataille. Les échecs nivellent tout devant eux comme la mort, rappelant au shah sur son trône, qu’il se meut sur le même champ d’action que l’humble paysan ou pion. As-Suli (854-946), d'après Esquisse Orientale de Georges Walker Les Mille et Une Nuits Les Mille et Une Nuits (Alf Lailah Ouh Lailah) sont un recueil de contes populaires de tradition orale, arabes, perses et indiens. Entreprise au 10e siècle, leur rédaction s'est achevée deux siècles plus tard. Les Mille et Une Nuits sont contées par la divine Shéhérazade. Elles mettent en scène Bagdad, la capitale rayonnante d’un nouvel Islam tolérant, sous le règne de Harûn ar-Rashîd (766-809), le cinquième Calife abbasside. Harûn était lui-même un joueur passionné. Selon la chronique, il conviait en sa Maison de la Sagesse, outre les savants les plus distingués de son temps, les joueurs d'échecs réputés les plus habiles. 49e nuit

Histoire du roi Omar al-Némân, mettant en scène le Sultan Scharkân ibn-Omar Al-Némân et la reine Abriza, fille de Hardobios, roi de Kaïssaria. "Alors, la jeune femme se leva et vint prendre Scharkân par la main, et le fit s’asseoir à ses côtés. Elle lui dit : "Prince Sharkân, sans doute joues-tu aux échecs ?"

Il répondit : "Certes, ô ma maîtresse, mais de grâce, ne sois point comme celle dont se plaint le poète : "Je parle en vain; broyé par l’amour, que ne puis-je à sa bouche heureuse me désaltérer et, d’une gorgée à ses lèvres bue, respirer la vie ! Ce n’est point qu’elle me néglige ou ne soit point pour moi pleine d’attentions; ce n’est point qu’elle diffère de porter le jeu d’échecs pour me distraire. Mais est-ce là la distraction ou le jeu dont a soif mon âme ? Et d’ailleurs, pourrais-je lui tenir tête, moi qui suis fasciné par le jeu en coulisse de ses yeux, par ses regards qui pénètrent mon foie !". Mais la jeune femme, souriante, approcha les échecs et commença le jeu. Et Scharkân, à chaque fois que c’était son tour, au lieu de faire attention à son jeu, regardait son visage, et il jouait de travers, mettant son Cavalier à la place de l’Eléphant (Fou) et l’Eléphant à la place du Cavalier. Alors, elle se mit à rire et lui dit : "Par le Messie, que ton jeu est savant !" Il répondit : "Oh, mais ce n'est que la première partie, d’ordinaire, ça ne compte pas !"

Illustration d'un conte des Mille et une nuits.

Dessin de P. Foulquier. Gravure de P. Verdeil.

Page 9: 1 La légende de Sissa, aux origines du jeu des Rois

Et l’on arrangea le jeu de nouveau. Mais elle le vainquit une seconde fois, et une troisième, quatrième, et une cinquième fois. Alors, la jeune femme dit : "Voici qu’en toutes choses tu es vaincu !" Il répondit : "O ma souveraine, il sied d’être le vaincu d’une partenaire telle que toi !" Alors, elle fit tendre la nappe et l’on mangea et l’on se lava les mains; puis on ne manqua pas de boire de toutes les boissons. Alors elle prit une harpe, et comme elle y était fort habile, elle préluda par quelques notes lentes et déliées et chanta ces strophes : "On n’échappe point à sa destinée, qu’elle soit cachée ou apparente, qu’elle ait le visage serein ou allongé. Oublie donc tout, ami, et bois à la beauté, si tu le peux, et à la vie. Je suis la beauté vivante que nul fils de la terre ne saurait regarder avec indifférence !"

Chatrang-namak La stratégie est l’art de concevoir un plan de bataille théorique. La tactique est l’art de réaliser ce plan, par des mouvements de troupes coordonnés. Il aura suffit que le Chaturanga se diffuse dans les castes nanties de la société indienne, pour qu'il devienne le roi des jeux des jeunes nobles issus de la caste guerrière des Khastriya. Les jeunes officiers de l'Inde ont désormais coutume de

reproduire, sur les diagrammes de 64 cases, les manœuvres militaires immuables, qui ont pour nom Formation en spirale, Double Crochet. Est-ce dans ces communautés guerrières qu’une variante sans dés se développe en premier ? Toujours est-il que dans le jeu légendaire qu’une ambassade indienne achemine à la cour du Shah de Perse, Khosrô Ier Anushirwan (531-579), l’usage des dés a été supprimé. En outre, les armées de l’Est et de l’Ouest se sont ralliées à celles du Nord et du Sud. Chaque camp est désormais composé de seize figurines. Et deux des Princes primitifs (rajas) ont été transformés en Conseillers (mantri). Les plus proches collaborateurs de Khosrô Ier semblent se reconnaître dans cette figurine nouvelle. Ils lui assignent le nom de farzin, un vocable que les Arabes et les Turcs

transformeront respectivement en wazir et vizir. Le jeu lui-même est renommé Chatrang, un vocable constitué des deux racines ‘hashat et ranj’, soit "huit rangs" de côté. Chatrang-namak Suivant le modèle indien, le Chatrang est institué comme l'un des fondements de l'éducation martiale des jeunes dignitaires perses, au même titre que la Chasse, le Tir à l'arc ou le Polo. Le duel est épique. Il exalte les plus belles vertus patriotiques, celles que chantent les épopées : ardeur au combat, ruse, notions de sacrifice. En outre, les joueurs ne recourent qu’à leurs seules capacités de raisonnement. Aussi, les Perses décident d’entériner la variante transmise, sans rien y modifier.

Planche publiée dans l’édition

originale du traité de Thomas Hyde (1636-1702), Mandragorias seu

Historia shahiludii (Oxonii e Theatro Sheldoniano, 1694), dans lequel

l'orientaliste anglais démontre l’origine indienne du jeu d’échecs.

Page 10: 1 La légende de Sissa, aux origines du jeu des Rois

Déjà, le canon idéal d'un duel de stratèges a été fixé. Aussitôt, les joueurs consignent par écrit les règles nouvelles. Ce premier traité des Lois du Jeu est daté des environs de l'an 600. Il se présente sous la forme d’une romance en vieux Persan intitulée Chatrang-namak, soit le " livre des Echecs". Après quoi, les règles primitives tombent en désuétude, y compris en Inde, où les adeptes de la variante aléatoire (jouée avec deux dés) se convertissent en masse à la variante raisonnée. Les lois nouvelles se diffusent sur les territoires situés dans les zones d’influence du puissant Empire sassanide. Et avant même que les Bédouins de la Péninsule Arabique ne s'unissent (632 et s.) et déferlent sur l’Orient, au nom d’Allah le Miséricordieux, celles-ci auront été adoptées en tant norme régulière des pourtours orientaux de la Mer Noire jusqu’au delta du Gange.

Shatranj et conquêtes arabes En 750, les conquérants de l'Islam sont rassasiés de conquête. Ils ont étendu en un siècle leur domination sur un empire plus vaste et plus diversifié que nul conquérant ne le fit avant eux, et cela tient du miracle ! Après la mort de Muhammad, le Prophète, en 632, son beau-père Abu Bakr avait prit le titre de Calife. Unissant les Bédouins de la Péninsule arabique, il entreprit aussitôt

la conquête des états voisins, Syrie, Perse et Egypte. La jeune dynastie Omeyyade s'empare de Damas, dès 635. Umar, le deuxième Calife, anéantit les armées de la Perse voisine, en 642. Après quoi, en un siècle, les califes Omeyyades étendirent leur domination jusqu’à la Chine (à l’Est) et aux rives de l'Atlantique (à l’Ouest). En 750, la nouvelle dynastie régnante des Abbassides s’installe à Bagdad, la nouvelle capitale d'un empire florissant

sur lequel le soleil ne se couche jamais. Déjà, en 711, les troupes musulmanes emmenées par le chef de guerre Tariq s'étaient lancées à la conquête de l'Espagne wisigothe, avant de franchir les Pyrénées. L'invasion des Sarrasins sera stoppée en 732, par l'armée des Francs réunis sous la bannière de Charles Martel, à Poitiers. Les échecs sont le plus précieux des butins Apaisés, les Musulmans digèrent à présent les montagnes de trésors qu'ils ont accumulés. A leurs yeux, les Echecs (Shatranj) représentent le plus précieux des butins ! Le jeu met en lice deux stratèges. Et puis, parmi toutes les récréations interdites, les échecs ne sont pas mentionnés expressément comme un jeu défendu par le texte de la "Récitation Sacrée", le Coran. Les premiers Califes eux-mêmes s'y adonnaient avec ferveur, dit-on, à commencer par Umar ibn al-Khattab (583-643), le premier Commandeur des Croyants. Après une courte querelle doctrinale, les théologiens de la branche Sunnite, la plus rigoriste, considérèrent que seules trois restrictions pouvaient être opposées à une pratique régulière : 1. Que l'on n'y joue pas avec des pièces figuratives, suivant le précepte de non représentation des figures (humaines et animales) mentionné dans le Coran. 2. Que l'on n'y joue pour argent, ni avec des dès (interdiction des paris et des jeux de hasard).

Joueurs d'échecs.

Carte postale française.

Page 11: 1 La légende de Sissa, aux origines du jeu des Rois

3. Que le jeu ne détourne pas le Croyant de ses obligations religieuses, et notamment de l'accomplissement de ses cinq prières rituelles quotidiennes. Les ancêtres des Problèmes modernes En 800, les califes continuent de s'adonner avec plaisir à cette récréation subtile. A commencer par Harûn al Rashid (766-809), le cinquième calife Abbasside, dont le règne lumineux sera chanté dans les célèbres contes des "Mille et Une Nuits". A Bagdad, Harûn convie en sa Maison de la Sagesse, outre les savants les plus distingués de son temps, les joueurs réputés les plus habiles. Les plus brillants de ces virtuoses sont d'ores et déjà capables de coordonner les évolutions de deux armées sur un échiquier reconstitué mentalement (jeu sans voir), et ce des heures durant. La perception est extrasensorielle et la performance, pour l’époque, est exceptionnelle. Après quoi, les Grands Maîtres du Califat inventent deux systèmes de notation spécifiques. Le premier, descriptif, s’avère idéal pour l’enseignement des règles de base au débutant. Le second, algébrique, est plus complexe. Il est fondé sur une écriture mathématique des coups. Ainsi, chacun peut analyser son propre style, déterminer ses forces et ses faiblesses, ainsi que celle de ses futurs adversaires. Et déjà, les textes des plus belles parties sont compilées à Bagdad. En 842, le Grand Maître al-Adli ar-Rumi publie un premier florilège des plus belles combinaisons orchestrées sur les échiquiers de l'Islam. Il leur associe une collection de ces situations de jeu critiques, "érigées de toutes pièces", que les joueurs nomment Mansubat, soit les ancêtres des Problèmes modernes. Les Mansubat sont le plus souvent représentées à l’aide d’un diagramme, et la solution est livrée brute. Néanmoins, les auteurs des premiers Traités d'échecs (Kitab ash-shatranj) auront bientôt coutume d’insérer dans leurs ouvrages quelques conseils élémentaires, assortis d'un précis de règles. Ouvertures arabes Au 9e siècle, les virtuoses du Califat divisèrent la partie en trois temps : 1. Ouverture (awa’il ad-dusut), ou phase de développement, longue et rébarbative. Les Arabes avaient hérité le jeu des Perses, lesquels avaient adopté les règles primitives indiennes, sans les réformer. Or, le Vizir (Dame) ne pouvait se déplacer que d'une case en diagonale, et l'Eléphant (Fou) avait une marche limitée à un saut de deux cases sur sa diagonale. 2. Milieu de Partie (awsat ad-dusut), ou phase de combat, durant laquelle les joueurs réalisent leurs plans d'action. Les duellistes échafaudent une stratégie. Ils choisissent une option (attaque sur l'Aile Roi, percée des Pions centraux, etc.) et définissent le ou les buts intermédiaires à atteindre, avant de donner un assaut final. Les meilleurs tacticiens se reconnaissaient à leurs capacités à orchestrer des combinaisons de 10 coups à l'avance. 3. Finale (akhir ad-dusut), ou phase ultime, au cours de laquelle le plan mis à exécution durant la phase transitoire se révèle correct ou non. Le but est soit de mater le Roi, soit de s'assurer un contrôle total et définitif de la table de jeu. Aux yeux des Aliyat, seules la 2e et la 3e phases constituaient réellement la partie d’échecs. Les joueurs eurent bientôt l'habitude de passer outre la phase préliminaire, en disposant leurs pièces dans des positions types de combat, soit offensives, soit défensives. Ainsi naquirent les ancêtres des Ouvertures modernes. Le but de ce déploiement accéléré était d'atteindre au plus tôt une position critique, à partir de laquelle les hostilités seraient engagées. Les joueurs apprirent à mémoriser ces positions initiales, avant de les codifier. Ils leur donnèrent le nom de Ta’biyat, un vocable signifiant "Armées déployées". Al Adli, le premier théoricien de l'histoire, en recense déjà 14 dans son traité inaugural intitulé "L'Elégance aux Echecs" (Latif ash-shatranj), écrit en 842. Les plus prometteuses avaient un nom distinct, destiné à caractériser leur ligne directrice : "la rivière", "la forteresse", "l’ouverture du sheikh", "l’épée", etc. Après quoi, les joueurs apprirent à mémoriser et à reproduire les ouvertures favorites de leurs adversaires. L'analyse échiquéenne venait de naître.

Page 12: 1 La légende de Sissa, aux origines du jeu des Rois

Aliyat Le titre de Grand Maître (Aliyat) a été inventé par les virtuoses du Califat de Bagdad. A l'orée du 9e siècle, le premier champion reconnu est le théologien Ash-Shafi'i (767-820), l'un des premiers partisans d'un Islam à visage humain et tolérant. Il exerçait son talent sous le règne de Harûn ar-Rachid, le cinquième Calife abbasside. Après lui, sous le règne de al-Wathiq, al-Adli, un très fort joueur originaire d'Anatolie se para à son tour du titre honorifique de Grand Maître de la cour. Al-Adli écrivit en 842 le premier traité de théorie fondamentale, intitulé "L'élégance aux échecs". A la fin de sa vie, en 848, il fut battu par ar-Razi, lors d'un match mémorable joué en la présence du Calife al-Mutawakkil, à Bagdad. A l'apogée du règne du Calife al-Muktafi (902/908), as-Suli, un jeune joueur natif des rives de la Mer Caspienne, vint défier à son tour à Bagdad le nouveau champion en titre, al-Mawardi. As Suli remporta si brillamment ce match, disputé là encore en la présence du Calife, que ce dernier ordonna aussitôt la disgrâce du champion déchu, en prononçant ses paroles demeurées légendaires : "Ton eau de rose a tourné en urine !" As-Suli conserva son titre sous les règnes successifs de trois Califes. Après la mort de son ultime protecteur, ar-Radi, en 940, il tomba en disgrâce et dût s'exiler à Bassorah (actuel Irak), où il mourut en 946. Son successeur fut son propre élève, al-Lajlaj. Classification arabe As-Suli a donné dans son Traité de Théorie une classification précise des joueurs.

Il reconnaissait 5 classes : 1. Les Aliyat (ou Grands Maîtres), seuls capables de calculer des variantes de 10 coups à l'avance, parmi lesquels : Jabir, Rabrab, Abu’n-Na’am, al-Adli, ar-Razi, et lui même. Les Aliyat devaient faire preuve d'une expertise dans l'art de résoudre les Mansubat (ancêtre des Problèmes). Ils se reconnaissaient à leur technique dans l'art de conduire les Finales et les Milieux de parties, ainsi qu'à leur maîtrise parfaite des Ta’biyat (ancêtres des Ouvertures). 2/ Les Mutaqaribat (Maîtres), capables de gagner entre 2 et 4 parties sur 10 contre un Aliyat, avec un avantage d’un pion. Ces Maîtres devaient remporter 7 parties minimum sans avantage contre un Grand Maître pour accéder au titre suprême. Les catégories 3, 4 et 5, se distinguaient par le degré de l'avantage qui leur était consenti. Enfin, un code de bonne conduite régissait les parties ! Un authentique joueur se devait d’accepter toute proposition de partie. Les joueurs devaient au préalable s’entendre sur l’évaluation de leur talent respectif et déterminer avec quel handicap le plus fort des deux devait jouer. Le but de cette égalisation des forces était de favoriser l’amusement, tout en permettant aux deux adversaires de s’améliorer. Le plus petit avantage était d’accorder le trait au camp adverse. Le second degré était de lui accorder un coup d'avance, soit une autorisation de placer son Pion du Roi sur la troisième case des colonnes A ou H en début de la partie. Et ainsi de suite, pour toute une série d'avantages. Le joueur réputé le plus talentueux avait le choix des couleurs. En signe de respect, le joueur réputé le plus faible devait attendre que son adversaire ait placé son Roi et son Vizir sur leurs cases de départ, avant de disposer les siens. Un joueur de rang inférieur ne devait pas s’obstiner à défier un adversaire qui le battait toujours ! Et, quoi qu'il advienne, les spectateurs se devaient de garder le silence...

Page 13: 1 La légende de Sissa, aux origines du jeu des Rois

3 Le Roi des Jeux moralisé, une peinture en miniature de la vie féodale Le monde ressemble à l’échiquier quadrillé noir et blanc, ces deux couleurs symbolisant les conditions de vie et de mort, de bonté et de péché. Les figurines sont comme les hommes de ce monde. Ils ont une essence commune, occupant des charges et des emplois et disposant des titres qui leur sont dévolus dans cette vie, réunis par une même destinée malgré leurs conditions respectives différentes. Pape Innocent III (1160-1216), Quædam moralitas de scaccorio

Huon de Bordeaux A leur tour, les seigneurs médiévaux et leurs gentes dames s'adonnent avec ferveur à cette récréation subtile, appelée les échecs. Le jeu, sous sa forme abstraite, avait été introduit dans le sud de l'Espagne par les conquérants de l'Islam, à l'aube du 8e siècle. Déjà, le "Jeu des Rois" devient le "Roi des Jeux" pour les classes oisives et guerrières. A partir de 1100, les auteurs des romans de chevalerie

illustrent systématiquement leurs récits allégoriques d'une partie d'échecs. A commencer par Chrétien de Troyes (v. 1135 - v. 1183), l'auteur du Cycle Arthurien des Chevaliers de la Table Ronde, qui met en scène la passion amoureuse de Lancelot du Lac pour Dame Guenièvre, l'épouse du Roi Arthur, lors d'une partie galante. Ecrite vers 1260, la chanson de geste d'Huon de Bordeaux est l'un des récits les plus populaires du Moyen Age. Intitulée "Prouesses et faits

merveilleux du noble Huon de Bordeaux, père de France, Duc de Guyenne", elle relate l'épopée du preux chevalier Huon, à travers des contrées féeriques et sauvages. Œuvre de pure imagination, elle situe son action au temps de Charlemagne (742-814), le Saint Empereur d'Occident. Huon de Bordeaux, vers 7383 à 7537 Arrivée de Huon et d’Instrument, un ménestrel que sert Huon, au Palais de Monbranc, demeure de l’Amiral sarrasin Yvorin. Le chapitre est intitulé (en vieux Français) : "Ensi que Hues fu varlés dou menestrel et que Ivorins le fist asaiier au jeu des ekiés contre sa fille" : "Huon s’avance auprès de l'Amiral Yvorin, qui l’interroge et lui fait honte de sa fainéantise. - A quoi songes-tu, lui dit-il, tu serais mieux pour garder un château que pour servir un ménestrel. Tu ne sais donc aucun métier ? - Si, vraiment, répond Huon, j’en sais beaucoup, écoutez plutôt. - J’écoute, dit l’amiral, mais prends bien garde de te vanter, car je te mettrai à l’épreuve.

La partita a scacchi.

Tableau de D. Induno. Œuvre conservée à la Galerie d'Art

Moderne de Milan (Italie). Carte postale italienne.

Page 14: 1 La légende de Sissa, aux origines du jeu des Rois

- Sire, dit Huon, je sais nombre de métiers ! Je sais fort bien mettre un épervier en mue, je sais chasser le cerf et le sanglier, je sais corner la prise et donner la curée aux chiens, je sais très bien servir à table, je sais jouer mieux que personne aux dés et aux échecs. - Je t’arrête là, s'exclama l’Amiral; c’est au jeu d’échecs que je te veux éprouver ! - Sire, laissez-moi achever, et vous me soumettrez ensuite à telle épreuve que vous voudrez. Je sais encore endosser un haubert, porter l’écu et la lance, et faire galoper un cheval. Je sais aussi prendre ma part d’une mêlée, et, pour y donner de rudes coups, on en pourrait trouver de pires que moi. Je ne sais pas moins bien pénétrer dans les chambres des belles et les couvrir de caresses et de baisers… - Voilà bien des métiers, dit l’Amiral, mais c’est aux échecs que tu feras tes preuves. J’ai une fille d’une grande beauté et qui sait ce jeu à merveille. Jamais homme n’a pu la mater. Par Mahomet, tu joueras une partie avec elle, et si elle te fait mat, tu auras la tête coupée. Mais, en revanche, si tu peux la mater, je ferai dresser un beau lit, qu’elle partagera avec toi, et, le matin, je te donnerai cent livres, dont tu pourras user selon ta volonté. - A votre volonté, répondit Huon. Aussitôt, l’Amiral fit prévenir sa fille. - Quelle folie est celle de mon père, dit-elle. Par le Dieu que j’adore, je ne serai jamais cause de la mort d’un si bel homme ! Plutôt me laisser mater. On apporta alors au centre de la salle un riche tapis. - Vous m’avez bien compris, ma fille, dit l’Amiral. Il convient que vous jouiez avec ce valet. Si vous le battez au jeu, il aura la tête tranchée aussitôt ! Si c’est vous qui êtes matée, de vous il doit faire toute sa volonté. - Puisque vous le voulez ainsi, répliqua la demoiselle, je le dois vouloir, que cela me convienne ou non ! Après quoi, la jeune femme ajouta en aparté : Par Mahomet, il ferait bon être aimer par ce corps sublime et cette grande beauté. Je voudrais que le jeu soit déjà fini. L’Amiral recommanda alors à tous ses Barons de ne souffler mot. - Ce jeu est grand, dit-il, mais nul ne doit s’en mêler ! On fit donc apporter l’échiquier, décoré d’or et d’argent. Les pièces étaient faites d’or fin. Les deux adversaires sont mis maintenant en présence. - Dame, dit Huon, à quel jeu voulez-vous jouer ? Au jeu aux traits [jeu classique] ou au jeu aux dés [variante aléatoire] ? - Au jeu aux traits, dit la Dame, d'une voix claire. Et la partie s’engagea. Huon avait déjà perdu bon nombre de ses pièces, car il regardait plus souvent la Demoiselle aux traits si fins que l’échiquier. La couleur de son visage changea, et la gente dame s'en aperçu. - A quoi pensez-vous donc, vassal, lui dit alors la Demoiselle. Vous voilà bien prêt d’être mat et d’avoir la tête coupée ! - Nous n’en sommes pas là, répond Huon, le jeu n’est pas fini, et il serait beau de vous voir nue entre les bras du serviteur d’un ménestrel ! Pendant que les rires de l’assistance accueillaient cette juste répartie, la jeune fille ne put s'empêcher de dévisager à son tour Huon, et elle en devint si distraite, que sa partie en fut fort compromise. - Sire, dit bientôt Huon à l’Amiral, vous pouvez voir maintenant comment je sais jouer aux échecs ! Si je voulais y rêver un instant, le mat ne tarderait guère.

Page 15: 1 La légende de Sissa, aux origines du jeu des Rois

A ces mots entendus, l’Amiral adressa à sa fille de violents reproches. - Maudite soit l’heure où je vous ai engendrée, ma fille, dit le père furieux. Vous avez battu à ce jeu tant de hauts Barons, et voici que vous vous laissez mater par ce garçon ! - Sire, ne vous emportez point, répond Huon, les choses peuvent en rester là et notre marché peut se rompre. Que votre fille retourne à sa chambre ! Moi, je m’en irai servir mon ménestrel. - Si tu y consens, dit l’Amiral, je te donne cent marcs d’argent. Huon accepta, et la jeune femme dépité sortit de la salle en courroux, car elle était pleine de dépit. Et elle dit : "Que Mahomet le confonde, par ma foi, si j’avais su qu’il dût user ainsi de son pouvoir de séduction comme d'un subterfuge, il aurait été échec et mat !"" Le jeu au Moyen Age Les Arabes introduisent en Occident une nomenclature abstraite. Ils se conformèrent en cela au précepte fondamental de non représentation des figures humaines et animales imposé par l'Islam. Néanmoins, en Perse comme en Inde, le jeu continua de se pratiquer avec des pièces figuratives, représentant soit des individus parés de leurs signes distinctifs de reconnaissance sociale, soit deux armées face à face, soit des groupes d'animaux. Ces figurines, peintes ou teintées, étaient le plus souvent façonnées en bois précieux ou en ivoire. Les échiquiers, quant à eux, étaient soit tissés, soit taillés dans le cuir ou travaillés dans le bois.

Une Peinture en miniature de la vie féodale Très tôt, chaque communauté de joueurs adopta sa propre nomenclature. Les Perses, en premier, achevèrent de compléter le bestiaire indien. Ils transformèrent le Char de Guerre (Ra'tha) en Rukh, un oiseau fabuleux de leur propre mythologie, dont l'envergure était telle que "lui seul était capable d’enlever dans les airs un éléphant". Les Arabes traduiront ce vocable en Rokh, le nom donné à cet oiseau gigantesque dans l'un des Contes des Mille et Une Nuits. La ligne de front reste donc composée dans toutes les variantes par huit Pions ou fantassins (piyadak, chez les Perses), adossés à une seconde ligne formée de deux ensembles de trois figurines : le Char ailé devenu Oiseau mythologique

(rukh), le Cheval (asp), l'Eléphant (fil ou alfil). Les deux groupes sont disposés de part et d’autre du couple royal, formé d'un Roi

Roc (Tour) de forme abstraite, en ivoire, avec gravure de deux chevaliers

combattant et une représentation d'Adam et Ève au revers.

Pièce espagnole datée du 11e siècle.

Page 16: 1 La légende de Sissa, aux origines du jeu des Rois

(shah) et de son Conseiller (mantri, devenu wazir chez les Arabes, puis vizir chez les Turcs). A l'aube du 11e siècle, les seigneurs médiévaux transformeront cette pièce - sans fondement dans la culture occidentale - en une Reine (ou Vierge), sage conseillère siégeant auprès de son souverain. Après quoi, ils traduiront littéralement le vocable Rokh en Roc, soit l'une des quatre Tours maîtresses positionnées aux quatre angles d'un château fort. Néanmoins, le jeu médiéval reste simpliste. Les notions de concentration et de puissance de raisonnement étaient réduites à des enchaînements de quelques coups à l'avance. Et ce, d'autant que le jeu médiéval se pratiquait encore avec les règles primitives inventées en Inde. La Reine avait une marche réduite à une case en diagonale et le Fou devait se contenter d'un saut de deux cases. En conséquence, la perception tactique était limitée à des combinaisons réalisées à l'aide des Cavaliers et des Tours, alors les pièces les puissantes. A l'aube de l'an 1000, les échecs n'étaient de fait pratiqués que par deux classes, le Clergé et la Noblesse. La première, érudite, vivait recluse dans les monastères. La seconde, audacieuse et téméraire, était plus réputée pour sa force physique et sa hardiesse au combat, que pour ses vertus intellectuelles. Or, durant les mois de trêve, la vie seigneuriale était morne, dénuée d'occupations régulières, si ce n'est la chasse, les exercices martiaux et les cérémonials. L’arrivée d’un trouvère était considérée par le châtelain comme la promesse d’une ouverture sur le monde. Ces conteurs vagabonds eurent bientôt coutume de parcourir les comtés avec une bourse nouée à la taille, emplie d'un assortiment de 32 figurines. Ainsi, les échecs pénétrèrent jusqu'aux confins des vallées les plus reculées d'Occident. A partir de 1100, l'image noble des échecs est confirmée par les multiples références qui lui sont faites dans les chansons de geste. Ces récits allégoriques sont des peintures très fidèles des us et des manières du temps. Il n'en est plus une qui ne mette en scène une partie d'échecs. A travers les joutes galantes qu'ils livrent à leurs gentes dames, les seigneurs se confondent avec ces héros féeriques de l'Occident médiéval, Lancelot du Lac, le preux chevaliers de la quête du Graal, et autres Roland, Tristan, ou Huon de Bordeaux, tous représentés comme d'habiles joueurs, hardis, rusés, et toujours vainqueurs.

Jocus Partitus Le jeu introduit en Occident continuait de se pratiquer avec ses règles primitives. La Reine avait une mobilité réduite à une case en diagonale, tandis que le Fou ne pouvait se mouvoir que deux cases à la fois. En conséquence, les préliminaires étaient rébarbatifs et souvent, les joueurs s'engluaient dans des manœuvres fastidieuses. Afin de redonner de la fantaisie au jeu, les virtuoses arabes avaient inventé les ancêtres des Problèmes modernes, les mansubat. Ces compositions originales donnaient naissance à de superbes combinaisons de Mat, pouvant aller jusqu'à 10 coups. Au fil des siècles, l’étude des positions critiques devint une branche très prisée des échecs. Au point que l'art de la Composition connut en Occident, à partir de 1200, un engouement exceptionnel. Le dénouement était rapide et spectaculaire, avec une conclusion esthétique. En un tournemain, les échecs devinrent le roi des jeux d'argent dans les tavernes !

Page 17: 1 La légende de Sissa, aux origines du jeu des Rois

Les parieurs prirent l'habitude de miser de petites sommes sur leur capacité à découvrir la solution. A la cour, comme ailleurs, le pari devint roi. En conséquence, les plus astucieuses de ces combinaisons savantes ne se transmirent plus que par le bouche à oreille. Alors, les Maîtres médiévaux compilèrent par écrit les plus belles de ces combinaisons, assorties ou non de leurs solutions. Ils les renommèrent Jocus partitus, soit une expression signifiant peu ou prou "Jeu séparé". A partir du Latin, les mêmes compilations furent bientôt traduites et copiées en toutes langues.

La fièvre perdura en Occident jusqu'à l'aube de la Renaissance (v. 1450), période au cours de laquelle les règles modernes du déplacement de la Dame et du Fou furent instituées. Le jeu traditionnel (partie découpée en trois temps successifs) y trouva une nouvelle dynamique. Après quoi, l'art de la Composition tomba en désuétude. Manuscrit du roi Alphonse X, dit le Sage Le recueil le plus célèbre du Moyen Age est un superbe manuscrit espagnol. Ce fabuleux traité a été composé à la demande du roi Alphonse X Le Sage (1221-1284), lui-même amateur éclairé. Le manuscrit, rédigé en 1283 et richement enluminé, est intitulé Juegos diversos de axedrez, dados y tablas (échecs, dés, et divers jeux de tables, type marelles). Il est constitué de 98 feuillets (39,5 x 28 cm). Les folios 1 à 64 présente une compilation de 103 problèmes, illustrés chacune par une enluminure représentant un diagramme posé à la verticale entre deux joueurs. La plupart des problèmes proposés sont de source arabe, certaines de ces combinaisons apparaissant déjà dans les traités rédigés au 9e et 10e siècles, par al-Adli et as-Suli, deux des virtuoses du Califat de Badgad. Bonus Socius La deuxième compilation de référence du Moyen Age est le Bonus Socius. Là encore, la plupart des positions reproduites ont été copiées à partir des traités des premiers théoriciens arabes. Les Problèmes sont représentés sous la forme de diagrammes unicolores. Le nombre de positions critiques présentées varie d'une copie manuscrite à l'autre, de 100 à 194. Le manuscrit original est daté de la seconde moitié du 13e siècle. Son auteur, resté anonyme, serait Nicolas de Nicolaï, un docteur en droit natif de Lombardie (Italie). Les règles sont en effet typiques du code Lombard, l'un des canons les plus en vogue au Moyen Age : le Roi est autorisé à se déplacer lors de son premier coup de deux ou trois cases. Le saut du Pion de deux cases est autorisé, mais pas la prise en passant. Or, ce traité ne comportant aucun précis de règles, l’auteur a donc supposé que ses lecteurs connaissaient les lois en vigueur. Les positions sont introduites sous une forme narrative, du type "Les pièces d’or opposées aux Rouges jouent en premier, elles font échec et mat aux rouges en deux traits". Il est certain que de par son degré de difficulté, le Bonus Socius ne pouvait être étudié que par des joueurs expérimentés. A la fin du 13e siècle, un superbe traité de compilation comparable en tous points se diffusa en Italie, sous le nom de Civis Bononiae. Ce manuscrit devint le traité de référence des maîtres italiens, réputés les meilleurs joueurs d'Europe au Moyen Age.

Problèmes 41 et 42 du Bonus Socius, manuscrit du

XIIIe siècle dont l'auteur pourrait être Nicolas de Saint-Nicholaï, contenant 119 feuillets, les 99

premiers regroupant 194 positions ou problèmes d'échecs d'origine arabe et européenne, les autres

consacrés aux marelles et au trictrac. Ayant appartenu à la famille Baldovinetti, il fut acheté par le Grand Duc de Toscane en 1852,

avant de passer en possession de John G. White

Page 18: 1 La légende de Sissa, aux origines du jeu des Rois

Moralités Les échecs sont devenus le roi des jeux pour les classes oisives et guerrières. Déjà, en 1061, le cardinal italien Petrus Damiani avait dû condamner un évêque florentin appelé Gérard, "pour y avoir joué toute une nuit dans une auberge, à réciter trois fois de suite le Psautier, à laver les pieds de douze pauvres, à leur payer un écu chacun". Après quoi, en 1254, le roi de France Louis IX,

dit Saint-Louis, publia une ordonnance condamnant la pratique de "ce jeux pernicieux, où Dieu est offensé mortellement, où l’on ne voit que des emportements sans raison, où la vérité n’a point de lieu et où le mensonge triomphe".

Le Roi décréta ainsi que "nul ne joue plus aux Echecs". Car si cette récréation subtile s’y était introduite noblement, à partir de 1200, c’est la folie du jeu qui a gagné les villes et les campagnes. Les tavernes ont fleuri jusqu’aux confins des royaumes. Au contact des ribauds, les gentilshommes s'y dévoient. Les parties d'échecs y font l’objet des enjeux les plus divers. Il arrive même que certaines soient jouées aux dés. En outre, le poids des figurines, massives, se chiffre en kilogrammes. Entre les mains de ces joueurs impénitents, les échecs sont une arme ! Il faut moraliser, tonnent les prélats. Liber de Moribus Le premier traité de moralisation des mœurs à travers l'allégorie échiquéenne est un court essai en Latin, intitulé Quaedam Moralitas de Scaccorio. Ce traité inaugural, plus connu sous le nom d’Innocente Moralité, est attribué au pape Innocent III (1160-1216). Il y est dit notamment que "le monde ressemble à l’échiquier quadrillé noir et blanc, ces deux couleurs symbolisant les conditions de la vie et de la mort, de la bonté et du péché". L’Innocente Moralité va être largement diffusée en Europe. Elle exercera une influence considérable sur les membres du Haut Clergé, plus enclins jusqu’alors à interdire "ce jeu vaniteux, qui laisse l’esprit en langueur et n’apporte guère de profit". Après quoi, vers 1300, un moine dominicain du nom de Jacopo da Cessole, originaire de la province d’Asti (Italie), propose à ses concitoyens de méditer sur "ce jeu amusant des échecs", qui offre un parallèle utile entre l’organisation de la vie sociale, et le nom et la puissance des figurines. Au vu du succès croissant que ses prêches rencontrent, le moine compile par écrit ses sermons, en les enrichissant de quelques paraboles antérieures conçues sur le même mode, dont "L'Innoncente Moralité". L’engouement suscité est immense ! Au point que les bibliophiles considèrent aujourd'hui que "Le Livre des Moeurs des Hommes et des Devoirs des Nobles" (Liber de Moribus), de Jacopo da Cessole, a été l’ouvrage le plus traduit, copié et imprimé en Europe, durant deux siècles, après la Bible. Le sermon original est divisé en quatre livres et vingt-quatre chapitres.

De la forme de la reine et de ses mœurs et de son état.Miniature illustrant le Livre des moralités de Jacques de Cessoles, manuscrit (XIVe siècle) conservé à la

Bibliothèque de Besançon (France).

Page 19: 1 La légende de Sissa, aux origines du jeu des Rois

Le premier livre traite de l’Invention des échecs. Cet essai est totalement fantaisiste. Le deuxième traite des Pièces Nobles. Jacques de Cessoles décrit la forme et les attributs vestimentaires des cinq pièces majeures. Le troisième livre traite quant à lui des Devoirs des Gens du Peuple. Ce troisième livre est le passage le plus remarquable de l’ouvrage. Enfin, le quatrième livre présente la manière de déplacer chaque pièce et pourquoi l'échiquier comporte 64 cases. Les règles proposées sont celles du jeu pratiqué par les joueurs lombards (Nord de l'Italie), lesquels revendiquent alors la suprématie en Europe. Mœurs d'une Reine, d'après da Cessole "La Reine se doit de demeurer en tous points chaste et fidèle. Sa forme fut fixée de la manière suivante : sur un trône est placée une belle dame, avec une couronne sur la tête. Elle est enveloppée d’un manteau de fine étoffe, qui masque son corps à la concupiscence des hommes. Car il ne faut pas oublier que la Reine est assise à la gauche du Roi par la grâce divine, et pour les embrassades de son époux. Il faut que la Reine soit docile, issue d’une bonne famille et soucieuse de l’éducation de ses enfants. Sa sagesse ne doit pas seulement se révéler dans ses gestes, mais aussi dans ses paroles, surtout lorsque son époux lui confie un secret. C’est pourquoi, dans la Cité comme au combat, où elle évoluera avec précaution, la Reine ne doit jamais s’éloigner de son roi."

Page 20: 1 La légende de Sissa, aux origines du jeu des Rois

4 Renaissance et âge d'or, les Echecs de la Dame Enragée 1350-1550 Mais la Reine irritée et victorieuse, poursuit l’arrière-garde de l’ennemi qui fuit épouvanté. C’est surtout le trépas du Roi noir qu’elle a juré... A droite, à gauche, elle foudroie tout ! Son bras porte de toutes parts des coups mortels. Les traits n’arrêtent point les pas de cette héroïne. Les bataillons ennemis se retirent ça et là en arrière, tandis qu’au milieu d’eux et des javelots, l’amazone blanche court à une mort glorieuse. Marco Gerolamo Vida (1490-1566), Scacchia Ludus)

Hypnerotomachia La Renaissance a célébré le Roi des Jeux comme un jeu parfait. Aux yeux des poètes et des romanciers espagnols, français et italiens, les échecs sont la seule récréation digne d'être pratiquée par les dieux de l'Antiquité, par les princes éclairés et les monarques de droit divin. A partir de 1450, les écrivains humanistes affirment

leur quête de pureté, de liberté et de beauté dans des récits

allégoriques exubérants, où le style est un humble serviteur au service du rêve et de

l'imagination. L'un des plus célèbres de ces récits fabuleux a pour titre "Hypnerotomachia Poliphili", ou "Songe de Poliphile". Son auteur, Francesco Colonna (1433-1527), un frère dominicain natif de Venise, y met en scène de charmantes demoiselles, en guise de pièces d'échecs. Ecrit en 1467 (et publié dans sa première édition en 1499), le Songe raconte la quête amoureuse du héros Poliphile, à la recherche de sa belle nymphe perdue, Polia. En fait, l'ouvrage est dédié à la mémoire de Lucrèce Trevisane, une dame de cour, maîtresse de l'auteur, après la mort de laquelle Colonna prit les ordres. Colonna y délivre des renseignements précieux sur l'évolution des règles du jeu à la Renaissance. A savoir, le déplacement de la Reine sans limite dans toutes les directions était autorisé (règle moderne), tandis que le Fou avait encore une marche restreinte à un saut de deux cases sur sa diagonale (règle primitive indienne). "Le Songe de Poliphile" - Livre Premier, Chapitre 10 "Le banquet prodigue achevé, la Reine voulut montrer combien elle excédait tout l’univers en magnificence. Par quoi, chacun étant encore assis en son lieu, elle ordonna un passe-temps non seulement digne d’être considéré, mais aussi renommé à tout jamais. Ce fut une danse telle ! Par la porte des courtines, entrèrent trente-deux demoiselles, dont seize étaient vêtues d'un drap d’or, à savoir huit d’une parure semblable, deux Chevaliers, et deux Fous, et le reste en femmes de guerre. Puis entrèrent seize autres, vêtues de fin draps d’argent, toutefois accoutrées de la même façon que les premières, lesquelles, à présent séparées en deux bandes, se mirent selon leurs qualités et offices sur les carreaux de la cour, faits en forme d’échiquier. Les seize d’or prirent leur place d’une part en deux rangs, et celles d’argent à l’opposite, en pareil ordre. Cela fait, trois demoiselles musiciennes commencèrent à sonner de trois instruments d’étrange façon, accordés en

Frontispice (jeu d'échecs au Panthéon, gravure de I. Carwitham) et page de titre de The game of chess (Tanslated by Mr Erskine, printed for A. Millar, at

Buchanan's-Head, over against StClements Church in the Strand, 1736), traduction du poème De Ludo scaccorum ou Scacchia Ludus, écrit en latin vers 1513 par Marcus Antonius Hieronymus Vida (v. 1490-1566), écrivain et poète, évêque d'Alba, et imprimé pour la première fois en 1525, probablement à Bâle.

Page 21: 1 La légende de Sissa, aux origines du jeu des Rois

douce harmonie, aux mesures et cadences desquelles les demoiselles du bal se mouvaient, ainsi que le Roi le leur commandait. Et en lui faisant révérence, et à la Reine pareillement, elles marchaient bravement sur un autre carreau. Quand donc les instruments eurent commencé à sonner, le Roi d’argent commanda à la demoiselle qui était devant sa Reine qu’elle se mit en marche au devant de la demoiselle d’or qui s’était avancée. Alors, faisant la révérence à son Roi, elle marcha à l’encontre de la partie adverse. Et ainsi, elles changeaient toutes de lieu, ou demeuraient sur un carré, toujours dansant au son des instruments, jusque à ce qu’elles fusent prises, et mises hors jeu, en la présence de leur Roi. Et si le son harmonieux contenait un tempo musical, les huit pareilles vêtues d’une sorte mettaient autant de temps à se transporter d’un carreau à l’autre. Et il ne leur était pas permis de reculer pour retourner auprès de leur Roi, n’y de prendre de front, mais seulement en travers, par les lignes diagonales. Le Fou et le Chevalier en une cadence passaient hardiment trois carrés, le Fou en diagonale, et le Chevalier par deux carrés en ligne droite, suivi d'un de travers, ou à côté, tant à droite qu'à gauche. Les Capitaines des places fortes (Tours) pouvaient sauter plusieurs carreaux en ligne droite, le long du pavé, s’ils n’étaient pas empêcher, hâtant leurs pas ou gardant la mesure. Le Roi pouvait mettre sur tel ou tel autre carré comme bon lui semblait, pourvu que le carré ne soit pas occupé par un autre. Et il avait la liberté de prendre, mais il lui était défendu de se mettre sur un carré ou quelques figurines de ses contraires eut pu lui nuire (mise en échec). Et s’il advenait qu’il s’y fut mis, il était contraint de s’en enlever, après avoir été sommé de le faire. La Reine pouvait aller sur tous les carreaux qui se présentaient, dans tous les sens, pourvu qu’il n’en soit pas empêchée. Mais il était bon qu'elle suive toujours son époux. A chaque fois qu’un Soldat (Pions) de l’un des Rois trouvait un de l’autre camp sans garde, il le faisait son prisonnier. Et après qu’ils se soient embrassés, celui qui était vaincu s’en allait en dehors de l'échiquier. Et de cette manière, les trente-deux demoiselles firent une belle danse, battant la mesure au son des instruments, si bien que la première victoire revint au Roi d’argent. Cette fête dura en assauts et en secours une bonne heure. Fini le premier bal, chacune des Demoiselles retourna à sa case de départ, et elles recommencèrent une partie, de la même manière. Mais celles qui sonnaient des instruments hâtèrent leurs tempos. Si bien que la danse des demoiselles devint plus nuancée, mais toujours en cadence, certes, et accompagnée de gestes gracieux, tant elles étaient expertes. Les unes avaient des tresses reposant sur leurs épaules, et d'autres portaient des chapeaux ornés de fleurs, qui leur donnaient une grâce fort plaisante à voir. Quand l’une était prise par la partie adverse, toutes les autres levaient les bras au ciel et se battaient les paumes. Le Roi d’argent eut encore la victoire de ce second bal. Mais à la tierce fois qu’elles furent entrées, et mises en ordre, les musiciennes hâtèrent encore plus promptement la mesure. Par quoi, le Roi d’or fit partir la demoiselle qui était devant sa Reine. Elle s'avança sur le troisième carreau en droite ligne. Là, s'enclencha la bataille, si gaillarde et si chaude, car vous les eussiez vu s'incliner jusqu’à terre, et plus vite faire un saut de travers, avec une si grande adresse. […] Ces demoiselles se laissaient manier avec une si bonne grâce, et avec tant d'ordre, que ce spectacle semblait plus une chose divine qu'une oeuvre terrestre. Quand l'une était prise, elle baisait celle qui la prenait, puis quittait l'échiquier en dansant. Le Roi d’or emporta l’honneur de cette ultime escarmouche, laquelle finie, on me fit lever de mon siège. Et donc, je m’inclinais devant le trône de la Reine avec une humble révérence, mettant les deux genoux à terre."

Echecs de la Dame enragée Les règles primitives indiennes sont réformées en Espagne, à la Renaissance. Alors que l'Occident achève de s'émanciper du joug arabe, par la reconquête des ultimes bastions musulmans en Espagne, les innombrables copies du "Livre des Moralités", du moine dominicain da Cessole, ont achevé de systématiser l’usage des règles lombardes.

Gravure sur bois illustrant le chapitre Della forma e de' costumi della

Reina (De la forme et des coutumes de la Reine) du Libro di giuocho di scacchi intitolato de costumi degli

huomini et degli offitii de nobili, traduction italienne (Florence, 1493) de l’oeuvre de Jacques de Cessole.

Page 22: 1 La légende de Sissa, aux origines du jeu des Rois

Néanmoins, les échecs se pratiquaient encore suivant les principes fondamentaux, édictés vers 550 en Inde. La Reine avait une marche réduite à un saut d'une case en diagonale, tandis que le Fou était limité à un saut de deux cases. Les apports des virtuoses italiens du Moyen Age visaient à rendre la partie plus attrayante. Leurs premières tentatives de réforme avaient pour but d'accélérer la phase de déploiement des pièces dans l'Ouverture. Ils instituèrent ainsi la règle du pas de deux du Pion, lors de son premier déplacement. Mais ces modifications ne sont qu’un pis-aller ! Les principes du jeu demeurent simplistes et les parties sont longues et fastidieuses. La conséquence la plus immédiate est que la composition de problèmes est devenue une activité tout aussi prisée que le jeu lui-même. Il s’ensuit une frustration légitime de la part des joueurs. Ce, d’autant que l’Europe, à l'aube du 15e siècle, est entrée dans une ère de voyages et d’échanges sans précédent. Les jeux nouveaux introduits récemment, tels que les Cartes (rapportées de Chine), passionnent les foules, autant que d’autres jeux d'argent plus insolites, tels que la Loterie. Le Mat du Lion Ironie de l’histoire, ce sont les Maîtres espagnols qui opèrent la Réforme, vers 1450. Les règles nouvelles semblent sublimer les mœurs médiévales. Alors que les chevaliers guerroyaient en Orient, leurs gentes dames et les gens les plus avisés de la cour, les Dauphins, princes de sang royal, les Evêques et les Fous, si sages conseillers, géraient les affaires courantes du domaine : moissons, venaisons, et entretien des castels. Est-ce par une naturelle coïncidence que les modifications essentielles introduites à la Renaissance concernent l’une, la marche des Fous (renommés Dauphin en Espagne, et Evêque en Angleterre), l’autre, la marche de la Reine ? A présent, les Fous ont la possibilité de se déplacer sans limite sur leurs diagonales. La Reine, quant à elle, est autorisée à se mouvoir sans limite dans toutes les directions. Elle devient aussitôt la pièce maîtresse, un rang tenu jusqu'alors par les Tours, pièces les plus puissantes depuis l'origine du jeu. En outre, puisque les Pions sont obligatoirement transformés en Reine après leur Promotion, la règle nouvelle renforce leur valeur. En conséquence, ils doivent être joués avec discernement. Les prélats les plus dogmatiques de l'Eglise dénonceront - en vain - ce transsexualisme singulier du Pion. Les incidences des règles nouvelles sont considérables. La phase initiale de développement, si fastidieuse, est remplacée par une phase de jeu dynamique, où chacun des deux adversaires doit demeurer sur ses gardes. Il s’ensuit que les deux joueurs sont maintenant sous pression dès les premiers coups. Un Mat en trois coups est inventé, c'est le Mat du Lion ! Ainsi, la phase d’Ouverture devient prépondérante. Elle doit être analysée et jouée avec mesure, en regard des nouvelles possibilités de progression fulgurante offerte aux pièces majeures. Le jeu s’accélère. Il devient un véritable combat intellectuel sans répit. Les premières ébauches de Roque apparaissent aussitôt. Il faut maintenant assurer au plus vite la sauvegarde de son Roi, lequel est soumis dès l'Ouverture aux assauts conjugués des Fous déchaînés et de la Reine. L’intrépide Amazone devient la plus "cruelle de toutes au cœur de la bataille. A droite, à gauche, sur les ailes de l’armée, elle foudroie tout ! Son bras porte de toutes parts des coups mortels. Les traits n’arrêtent point les pas de cette héroïne". C'est ainsi que Marco girolamo Vida, évêque d’Albe (Italie), décrit en 1527 les manœuvres dévastatrices de la Reine, dans un sublime poème dédié à la gloire du noble jeu, intitulé "Scacchia ludus". Le Chevalier de l’échiquier Alors que les Maîtres de la Péninsule Ibérique éditent les premiers traités de règles modernes, à commencer par l’apothicaire portugais Pedro Damiano (1512), un chevalier Gascon affronte un singe aux échecs. L’histoire est délicieuse. Elle renoue avec la tradition de féerie des célèbres contes arabes des Mille et Une Nuits.

Page 23: 1 La légende de Sissa, aux origines du jeu des Rois

Le Singe et le Gascon Le héros de notre histoire vivait autrefois à Bordeaux, et s'y rendit tellement fameux par son habileté à jouer aux échecs, qu'on ne le désignait plus que sous le nom de chevalier de l'Echiquier. Il ne connaissait pas de rival dans toute la Gascogne, et les plus illustres dans ce jeu tenaient à grand honneur de lui avoir disputé un succès, ou d'avoir obtenu un de ses éloges. Toutes ses décisions passaient pour des oracles, et il ne remuait pas un pion sans arracher des cris

d'admiration à toute la galerie. Un jour, certain cavalier espagnol qui passait par Bordeaux, entendit parler de la grande réputation du chevalier. Il fut curieux d'en juger par lui-même. Après avoir assisté à une de ses parties, « je m'aperçois, dit-il au joueur gascon, que la

renommée n'a point exagéré votre gloire, et je vous crois de force à jouer avec don Gabriel de Roquas. Et qui est ce don Gabriel de Roquas, dont je n'ai jamais entendu parler ? », demanda notre chevalier. « Comment, répondit l'Espagnol, l'ignorez-vous ? C'est le plus savant joueur de toute l'Espagne. Il habite Cordoue, et chaque jour voit arriver chez lui ce que les Espagnols ont de plus renommé dans ce jeu. Mais tous ses adversaires retournent chez eux sans avoir pu le vaincre, et confessent unanimement qu'il n'est point de joueur au monde égal à don Gabriel de Roquas. Vous m'inspirez le désir de le connaître, et quoi qu'en disent vos cavaliers, je crois que je soutiendrai près de lui l'honneur de la Garonne. » Depuis cette conversation, le chevalier de l'Échiquier ne connut plus de repos ni de bonheur. L'idée qu'il avait un rival, et peut-être un maître, empoisonnait tous ses triomphes, et les lauriers du Miltiade cordouan ne laissaient point dormir ce nouveau Thémistocle. Enfin, il résolut de sortir de cette incertitude. Un beau jour il se met en route et se rend à Cordoue. Arrivé dans cette ville, il demande la demeure de don Gabriel de Roquas ; on la lui indique. Il trouve ce grand homme occupé gravement à jouer une partie d'échecs avec son singe. « Seigneur, lui dit le gentilhomme français, je viens, attiré par votre renommée, voir si je peux mériter l'honneur de faire votre partie. Je jouis de quelque estime à Bordeaux, et j'ose même dire qu'il n'y a pas de joueur dans cette ville qui puisse me le disputer. » « Allons, seigneur, lui répondit le noble cavalier en souriant, asseyez-vous là. Je vais tâcher de mériter la faveur que vous voulez bien me faire. » Nos deux champions se placèrent aussitôt devant l'échiquier, et commencèrent leur partie. Mais à peine avait-il joué cinq ou six coups que don Gabriel se leva brusquement, en disant au Français : « Seigneur, il est inutile de continuer ! Vous ne pouvez pas jouer avec moi ; vous êtes tout au plus de force à jouer avec mon singe. » « Comment, répondit le gentilhomme gascon, prétendez-vous m'insulter ?! » « Nullement, répondit l'Espagnol. Mon singe possède à fond le jeu des échecs, et certes, vous ne devez pas vous trouver humilié de ce que je vous place sur la même ligne. Je vous avouerai même que je parierais pour lui. Puisque vous le voulez absolument, répondit le Français, je consens à votre proposition, ne fût-ce que pour la rareté du fait ! Je veux voir si cet animal pourra me disputer la victoire. »

Gravure sur bois, frontispice d’une réédition (1594) de Questo Libro e da

Imparare Giocare a Scachi et de le Partite (Rome, 1512), de Damiano.

Page 24: 1 La légende de Sissa, aux origines du jeu des Rois

Le singe s'assit donc à la place de don Gabriel, et continuant la partie que ce seigneur avait commencée, il fit son adversaire échec et mat en moins de dix coups. Dans le premier mouvement de son dépit, le Gascon sauta sur le singe, et d'un coup de poing le jeta au milieu de la chambre. L'Espagnol lui adressa de vifs reproches sur sa brutalité. Notre homme convint de ses torts et demanda sa revanche. « Je ne sais pas, répondit don Gabriel, si mon singe voudra faire maintenant une autre partie avec vous. Vous l'avez si maltraité, que j'aurai de la peine à l'y faire consentir. » L'Espagnol parvint cependant à le ramener devant l'échiquier à force de prières, et en lui donnant l'assurance qu'il n'aurait plus rien à craindre. Le singe recommença à jouer, mais d'un air de défiance et en tremblant. Enfin, après avoir joué quelques coups peu décisifs, il avance un pion, et, s'échappant aussitôt, grimpe sur une armoire. Le Gascon ne pouvait concevoir la cause de cette brusque fuite. « Ne voyez-vous pas, lui dit alors don Gabriel, qu'il ne vous reste plus que deux coups à jouer, et qu'après cela mon singe vous fait échec et mat ? Ne trouvez pas étonnant qu'il ait redouté les suites de sa victoire. » Notre gentilhomme, trouvant inutile de prolonger davantage son séjour à Cordoue, reprit tristement la route de la Garonne ; et, lorsqu'à son arrivée on lui demanda s'il avait réussi à gagner don Gabriel de Roquas : « Hélas ! répondit-il, je n'ai pu même gagner son singe. »

Teimour, l'Empereur des échecs A l'aube de la Renaissance, les conteurs relatent la légende d'un empereur d'Orient. Ils rapportent que de tous les plaisirs qui remplissent le temps précieux des Maîtres de la Terre, l'empereur tatar Tamerlan l'Ouzbek, dit "Timur Lang, le Boîteux", n’en prenait point d’autres que la chasse et les échecs. Tamerlan naquit à Kech, près de

Samarkand (actuel Ouzbékistan), en 1336. Originaire du Turkestan, il prit le titre de roi de Transoxiane en 1370. Après quoi, il prétendit reconstituer l’empire du puissant Gengis Khan (1162-1227), le légendaire fondateur de l'empire mongol. Souverain cultivé, mais guerrier implacable, Tamerlan commandait de "faire main basse, de

n’épargner ni les lieux, ni les personnes, de tuer tout, de piller tout, de ruiner tout, de brûler tout, de n’avoir égard ni à la condition, ni au sexe, ni à l’âge, ni au mérite des personnes, ni à aucune considération particulière". Maître d'un Empire éphémère aussi vaste que l'Asie, Tamerlan ne fut stoppé dans sa frénésie de conquête que par la Chine, à l'Est, et la Turquie ottomane, à l'Ouest. Le Boîteux disait que "la Terre ne devait avoir qu’un maître, à l’imitation du ciel, qui n’a qu’un Dieu". Tamerlan mourut à Otrar, en 1405. Une capitale dédiée aux échecs Schahrukh est le nom de son quatrième fils. La chronique relate que Tamerlan lui donna ce nom, car il reçut la nouvelle de sa naissance alors qu’il disputait une partie d'échecs. L'empereur venait en effet de jouer le coup que les Persans appelaient

Intérieur d'un café au Caire. Eau-forte de Reynaud en 1896, d'après une

peinture de Frederik-Arthur Bridgman en 1881 (Tuskegee, Alabama, 1847-1928

Page 25: 1 La légende de Sissa, aux origines du jeu des Rois

communément Schahrukh, soit un échec au Roi (Shah) donné par la Tour (Rukh). En l'honneur de ce prince, qui lui succédera sur le trône, Tamerlan fit édifier une ville somptueuse, sur le modèle d'un échiquier. L'empereur appelait ironiquement la variante historique indienne "le jeu des petits échecs". Aussi, il inventa une variante qui se pratiquait sur un échiquier de 144 cases. Au début de la partie, les pièces - dont des Généraux, des Espions et des Machines de guerre - occupaient les trois premiers rangs de cases. L'idée de Tamerlan était de reproduire sur la table de jeu les conditions d'une véritable guerre. Il créa deux variantes autres atypiques, l'une circulaire, l'autre jouée sur une table oblong de 10 cases sur 11. A la fin de son règne, Tamerlan entretenait dans sa capitale des professeurs d'échecs, lesquels avaient pour fonction d'enseigner le jeu à la jeunesse. Le plus fameux de ces Maîtres officiels était Ala'aldin at Tabrizi, un virtuose communément appelé Ali ash-shatrani, soit Ali, le joueur d'échecs. Il était réputé pour avoir l'habitude de jouer simultanément contre deux adversaires, avec le handicap d'un pion, et de les battre tous les deux. Tamerlan salua les exploits de ce Maître légendaire en ces termes élégants : "Vous êtes unique pour le jeu des échecs, comme je le suis pour le gouvernement des peuples. Ala'aldin et moi sommes tous les deux incomparables ! Chacun en son espèce, nous ne trouvons point notre pareil sur cette Terre." Voici comment un témoin décrit le jeu miraculeux du virtuoses arabe : "Ala'aldin avait à ce jeu une science et une adresse particulière. Personne ne pouvait deviner sa pensée en jouant contre lui, avant qu'il eût fait son coup. Homme de bonne humeur et franc dans ses discours, il m'a conté autrefois qu'il avait vu en songe le Commandeur des Croyants, qui lui donnait des échecs dans un sac, et que depuis cela, personne n'avait jamais pu le vaincre ! Il avait en ce jeu cette perfection, entre autres, de ne point trop songer. Aussitôt que son adversaire avait joué après une longue méditation, il remuait incontinent sa pièce, sans jamais le faire attendre. Ala'aldin pouvait jouer sans voir l'échiquier deux parties à la fois. Il faisait souvent sa partie avec Tamerlan au jeu des Grands Echecs, tantôt sur un échiquier rond, tantôt sur un échiquier carré."

Page 26: 1 La légende de Sissa, aux origines du jeu des Rois

5 La fixation des règles modernes, par les théoriciens Italiens et Espagnols. 1550-1700 Des Rois, des Reines, des Fous, des Cavaliers, des Tours et des Pions, qui se font la guerre sur des cases blanches et noires dans le champ d’un bel échiquier carré, sans causer ni la mort ni l’effroi ni les larmes. Ce n’est pas la fortune mais la véritable force de l’esprit qu’on y déploie. Je vous invite donc tous à un si digne spectacle qui présente à la fois la guerre, l’escrime, le duel, la tragédie et le jeu. Alessandro Salvio (1575-1640), Ode sur le jeu des échecs

Ruy Lopez A l'aube des Temps Modernes, l'Espagne et l'Italie s'affronte sur l'échiquier continental. Le prêtre espagnol Ruy Lopez de Segura (1530-1580) est réputé pour être le plus brillant joueur de son temps. En 1560, il accomplit un voyage jusqu’au Saint-Siège, en Italie, afin que le pape Pie IV lui octroie une charge ecclésiastique, digne de son rang. A Rome, Lopez occupe son temps libre à pratiquer les échecs avec quelques-uns des Maîtres Italiens les plus habiles, à commencer par Leonardo di Bona (1542-1887), un jeune étudiant en Droit, natif de Calabre. L’Espagnol remporte toutes ses parties sans coup férir. Il signifie de la sorte à ses adversaires italiens que ceux-ci, malgré leur réputation d’invincibilité en Europe, ont encore tout à apprendre des Maîtres espagnols. En outre, Lopez

se rend compte que certaines règles continuent de diverger entre les deux Ecoles, notamment celle relative au mode de déplacement du Roi lors de son premier coup. En conséquence, le prêtre de Segura entreprend la rédaction d'un Traité de Théorie, à la fois didactique et technique. L’ouvrage est imprimé dès le printemps 1561, à Alcala, sous le titre de "Livre de l’Invention Libérale et de l’Art du Jeu d’Echecs". L’auteur y

précise les points de friction persistants et propose la première ébauche d'un Code des Lois du Jeu à vocation universelle. Son traité est divisé en quatre Livres (de 27, 29, 24 et 15 chapitres).

Roi, pièce italienne du XVIe siècle. Gravure publiée dans Il Giuoco de gli Scacchi di Rui

Lopez, Spagnuolo (Venise 1584), de Domenico Tarsia, première traduction italienne du Libro de la

Invencion Liberale y Arte del Juego de Ajedrez (Alcala, 1561), de Ruy Lopez.

Page 27: 1 La légende de Sissa, aux origines du jeu des Rois

Livre Premier Le Premier Livre traite de l’origine et de l’utilité du jeu d’échecs. En conclusion, Ruy Lopez fait le point des règles divergentes. Il aborde notamment les points suivants : . Une pièce touchée doit être jouée, une case touchée idem. . Une mise en échec sans une annonce verbale doit être ignorée. . Le joueur qui accorde un avantage à son adversaire (un pion, suivant les usages, ou plus) dispose du trait, sauf convention particulière. . Le Roi peut sauter deux cases lors de son premier coup. . La règle italienne autorisant à jouer en même temps le Roi et une Tour (roque moderne) ou un Pion, lors du premier coup du Roi, est interdite. . Le Pat doit être considéré comme une victoire, et non comme une partie nulle. . La prise en passant est légale (règle interdite en Italie). . La promotion du Pion est limitée à la Reine. . La règle des 50 coups est instituée en fin de partie. Livre Deuxième Lopez y analyse une série d’ouvertures en vogue, telles que l'ouverture du Pion E4. A ce titre, l’ouvrage du prêtre espagnol peut être considéré comme le premier traité moderne d’analyse systématique des Ouvertures. En moins d'un siècle, le "Ruy Lopez" sera traduit dans toutes les langues, devenant le nouveau traité de références des joueurs européens : traduction de Tarsia en Italie (1584), de Gustavus Selenus en Allemagne (1616). Néanmoins, les plus ardents théoriciens italiens du siècle des Lumières, à commencer par Ponziani (1719-1796), l'un des virtuoses de la fameuse Ecole de Modène, considéreront Lopez comme un auteur mineur, "un génie stérile pratiquant un jeu chaotique, dépourvu de méthode". Livres Troisième et Quatrième Ils renferment les passages les plus polémiques de l'ouvrage. Lopez s'y livre à une sévère critique du "Traité sur l'Incomparable Jeu des Echecs" (édité à Rome, en 1512) de l'apothicaire portugais Pedro Damiano, jusqu'alors le traité de référence en Europe. Voici quels étaient les conseils délivrés par Damiano, en 1512 : . Aucun coup ne doit être joué sans but. . Ne péchez pas par négligence ou par aveuglement. . Ne jouez pas vite. . Si vous disposez d’un bon coup, réfléchissez pour en trouver un meilleur. . Si vous avez un léger avantage, faites des échanges. . Si vous avez pris un avantage décisif, ne prenez pas le risque de démolir votre position pour capturer un simple pion.

Page 28: 1 La légende de Sissa, aux origines du jeu des Rois

. Usez avec habileté du saut du Roi pour le positionner sur une bonne case de sauvegarde. . Ne jouez pas les Pions disposés devant votre Roi après que celui-ci ait effectué son saut. . Elargissez le front de vos pièces (dispersez les sur l'échiquier). . Tâchez de positionner et de maintenir vos Pion du Roi et de la Reine sur leur 4e case. . Il n’y a que deux manières de bien débuter une partie, soit en poussant le Pion E4, soit en débutant par le Pion D4.

Tournoi de Madrid A l'aube des Temps Modernes, l'Espagne est la puissance dominante en Europe. Les Conquistadores ont achevé de soumettre les civilisations indiennes des Indes Occidentales, l'actuelle Amérique latine. Ils rapportent dans les soutes de leurs Caravelles d'immenses cargaisons d'or. Le roi Philippe II d'Espagne (1527-1598) est un monarque puissant. Il

est le maître d'un empire sur lequel le soleil ne se couche jamais. Le monarque éclairé est un fervent joueur d'échecs. Ainsi qu'en témoigne l'article suivant, publié par la revue française Le Palamede (1836), le premier magazine échiquéen.

En 1574, Ruy Lopez et Leonardo (1542-1587) s'affrontent à Madrid, à l'invitation du roi Philippe II. Aux côtés de Ruy Lopez, se tient le Maître espagnol Alfonso Ceron. Auprès de Leonardo, siège une forte délégation de champions italiens, composée de Caputti, de Polerio et de Paolo Boï, ce dernier étant réputé pour être le plus doué des six compétiteurs en lice. Lopez et Leonardo s'étaient déjà affrontés en 1560, à Rome. L'Espagnol avait remporté ce défi inaugural. A Madrid, la première partie de ce premier match revanche de l'histoire s'engage dans un silence de cathédrale. Le Tournoi de Madrid de 1574 "Après s'être agenouillés devant le Roi, suivant l'usage, ils en reçurent l'ordre de se relever et de commencer à jouer. Il s'approchèrent alors d'une petite table sur laquelle on avait placé un échiquier, et commencèrent la partie. Philippe II leur annonça aussitôt qu'il donnerait la somme de 1000 écus à celui qui gagnerait le premier trois parties. Leonardo joua sa première partie d'une manière supérieure, et il devait la terminer par un coup d'éclat qu'il avait amené avec beaucoup d'art et qui devait lui assurer la victoire : un mat en sept coups ! Malheureusement, un peu troublé par la brillante assemblée qui l'entourait, il joua son second coup au lieu de son premier, et perdit non seulement la partie, mais encore parut la perdre par une faute grossière… Une pièce donnée pour rien ! Sur ce, le roi Philippe se leva et, déclarant aux seigneurs de la cour que cet étranger n'était pas de force avec Lopez, il parut vouloir se retirer, ne jugeant pas ce combat douteux digne de fixer son attention.

Une partie d'échecs à la cour d'Espagne. Leonardo et Ruy Lopez, sous le regard de Philippe

II, d'après une peinture de L. Mussini.

Page 29: 1 La légende de Sissa, aux origines du jeu des Rois

Leonardo, surnommé il Puttino (Le Petit garçon), le désespoir dans le cœur, se jeta alors à ses pieds et lui dit : "Sire, daignez rester. Si j'ai perdu cette partie, je le dois seulement à une erreur de main, excusable en songeant que je me trouve pour la première fois en présence d'un aussi grand monarque. Mais j'ai la conviction que je suis plus fort que Ruy Lopez. Que votre majesté daigne rester, et si ne gagne pas trois parties consécutivement, qu'elle me fasse chasser comme un vil imposteur." Le roi, cédant aux prières de Leonardo, se rassit. Leonardo déploya alors toutes les ressources de son génie. Il enleva trois parties à son adversaire d'une manière brillante et par des calculs tout à fait supérieurs. Le roi Philippe, plein d'admiration, non seulement lui fit payer à l'instant les 1000 écus, mais encore lui fit présent d'un diamant d'un grand prix, et lui demanda s'il pouvait faire quelque chose qui lui fût agréable. Leonardo ayant demandé que la petite ville de Cutri, qui lui avait donné naissance, fût exempte de contribution pendant un an, le roi lui accorda cette faveur pendant vingt ans. Telle fut la vengeance que Leonardo tira de Lopez."

Greco, le premier prodige L'histoire des échecs est redevable au Greco d'avoir fixer l'usage des règles uniformes. A l'aube du 17e siècle, les écoles Française, Anglaise et surtout Italienne et Espagnole continuent de diverger sur la manière la plus appropriée de jouer les nouveaux échecs, suivant les règles réformées édictées à la Renaissance. Les uns, Anglais, considèrent le Pat comme une victoire pour le camp défendant. Les autres, Français, acceptent la Promotion libre du Pion, à condition qu'il soit promu en lieu et place d'une pièce capturée.

Gioachino Greco, dit "Le Calabrais", naquit en 1600 dans la petite ville de Celico, en Calabre, dans le Sud de l'Italie. L'enfant est issu d'une famille pauvre. On ignore à quelle âge il apprit les règles. Ce que l'on sait, c'est qu'il s'initia aux lois du jeu en étudiant seul le traité du théoricien espagnol Ruy Lopez (1530-1580). Très vite, le jeune Greco maîtrisa si bien les subtilités du jeu, que la notoriété de son génie précoce parvint jusqu'à Don Marano, l'un plus maîtres italiens les plus renommés de son temps. Aussitôt instruit des dispositions extraordinaires de l'enfant, le Maître éclairé l'accueillit dans sa maison. Les progrès accomplis par Greco furent fulgurants.

Page de titre de l’édition originale en français du traité Le Jeu des Eschets

(Paris, 1669), de Gioacchino Greco, dit Le Calabrais (1600-1634).

Giochono Greco (1600-1634), dit le Calabrais, réunit des manuscrits

échiquéens qu'il remania et publia sous diverses formes manuscrites, dont

certaines furent imprimées ultérieurement.

Page 30: 1 La légende de Sissa, aux origines du jeu des Rois

Ainsi, les échecs allaient offrir gloire et fortune à l'enfant pauvre de Calabre. A la suite de son séjour chez Mariano Marano, Greco résida à Rome sous la haute protection de prélats et de mécènes. Le plus magnanime d'entre eux était Francesco Buoncompagno, duc de Sora, futur archevêque de Naples (de 1626 à 1641). A l'abri du besoin, Le Greco put dès lors se consacrer à son œuvre maîtresse, la compilation manuscrite de parties d'échecs. Il reprit à son compte les travaux entrepris par les Maîtres italiens les plus érudits, à commencer par Polerio (1550-1610), Salvio (1575-1640), et surtout Carrera (1573-1647), auteur en 1617 d'un traité monumental de 640 pages. Une histoire de la Théorie moderne En 1619, Le Greco publia sa première compilation de parties d’échecs. Les unes avaient été jouées par lui, les autres étaient extraites des traités antérieurs du théoricien portugais Pedro Damiano (1512), de Ruy Lopez (1561), et de son compatriote Alessandro Salvio (1604). Après quoi, sûr de sa force, Greco quitta Rome, aussi désireux de monnayer ses talents de virtuose dans les cours les plus prestigieuses d'Europe, que de diffuser et d'enrichir ses compilations de parties. Il séjourna en premier lieu à la cour du Duc de Lorraine, à Nancy (France), auquel il offrit le 5 juillet 1621 une splendide copie dédicacée de son traité. Il rallia ensuite Paris, où résidaient alors les plus fameux joueurs français, le duc de Nemours, Arnaud, MM. de Chaumont et de Lasalle. Il y gagna en un court laps de temps une fortune estimée à près de 5000 couronnes ! En 1622, il franchit la Manche. Hélas, la chronique relate qu'il fut délesté de la totalité de ses gains par des bandits de grand chemin, sur la route de Londres. Il parvint néanmoins dans la capitale britannique, où il affronta victorieusement sir Francis Godolphin et Nicolas Mountstephen, deux excellents joueurs. Là encore, il remit à chacun d'eux une copie de son traité. Sur le plan du jeu, comme sur celui de l'âme, le génie du Greco était baroque. Inscrit dans la lignée des champions de la Renaissance italienne, Leonardo et Boï, il avait appris à développer à son plus haut degré le jeu d'attaque. Il ne négligeait pas pour autant la phase de l'Ouverture. Le soin apporté à cette phase si délicate, seul, pouvant créer à ses yeux les conditions d'un Milieu de Partie flamboyant. Après un séjour de près de deux ans outre-Manche, Greco regagna la France, en 1924. Il n'était alors âgé que de 22 ans ! Il se remit à jouer pour argent, et parvint à reconstituer une fortune équivalente à celle qui lui avait dérobée sur la route de Londres. Il se rendit ensuite à Madrid, à l'invitation du roi Philippe IV d'Espagne. Il y fut reçu avec faste ! Une fois de plus, il remporta tous ses défis. Invaincu, riche et célèbre, Greco retourna aussitôt dans le sud de l'Italie. Il s'installa à Naples, où résidait à présent son ancien protecteur, le Duc de Sora. Mais il était dit que l'âme aventurière de l'enfant pauvre de Calabre ne serait jamais apaisée. Greco se laissa bientôt tenter par un voyage aux Indes Occidentales, découvertes en 1492 par le Christophe Colomb. Il y décède en 1634, d'une maladie inconnue. Il appartenait alors à la Compagnie de Jésus (les Jésuites), à laquelle il légua l'intégralité de sa fortune. En une décennie, Greco avait imposé en Europe la validité de sa norme. Il popularisa notamment la forme moderne du Roque, dite "Roque à la Calabraise", une règle énoncée dès 1597 par son compatriote Gianutio. Il posa en outre les premières pierres d'un édifice gigantesque, celui de la Théorie moderne des Ouvertures. Au fil de ses périples, il avait enrichi méthodiquement son traité préliminaire, éliminant au fur et à mesure les parties les moins attractives. Il leur substitua des parties jouées sous tous les horizons, et donc, suivant des principes de jeu différents, ou introduisant de nouvelles idées théoriques. Après sa mort, son traité - dans sa version la plus aboutie - sera traduit dans toutes les langues. Il restera durant près d'un siècle le nouveau traité de référence des joueurs européens.

Page 31: 1 La légende de Sissa, aux origines du jeu des Rois

Ströebeck, capitale des échecs Ströebeck est un joli village allemand, fort gai, plein d'eaux et d'ombrages. Il s'y joue une variante spécifique de Grands Echecs, dont la gloire fut chanté en 1616 par le Duc de Brunswick, alias Gustavus Selenus, auteur d'un ouvrage remarquable présentant les règles de ce curieux jeu de la guerre. Ce traité est intitulé Schach oder

Konigs-spiel. Le jeu de Ströebeck est considéré comme la survivance d’une variante ancienne d'Asie. L’échiquier est composé de 12 cases sur 8. Le premier coup consiste en un déplacement simultané des pions des colonnes A, D et H à leur quatrième case, ainsi qu’un coup de Dame à sa troisième rangée. Cette ouverture singulière, qui se pratiquera jusqu'au 19e sicèle, donnait un avantage considérable au célèbres joueurs locaux, lors des confrontations avec les amateurs venus les défier. Le Roque était impossible. Et le Pion parvenu à la huitième rangée devait effectuer trois sauts successifs de deux cases en arrière (6e, 4e, 2e) jusqu’à sa rangée initiale, avant de se voir promu en une Dame exclusivement. L'étonnant village de Ströebeck Vers la fin du 15e siècle, un dignitaire de la cathédrale d'Halberstadt fut exilé à Ströebeck. Les villageois lui firent un si bon accueil, qu'il se trouva fort embarrassé pour leur témoigner toute sa reconnaissance. Le dignitaire réfléchit longtemps. C'était d'ailleurs dans sa nature allemande. Enfin, il crut s'acquitter envers les bons habitants de Ströebeck en leur enseignant le jeu d'échecs. Les villageois furent au comble du bonheur. L'exilé ayant obtenu sa réhabilitation rentra dans sa cathédrale, et devint ensuite évêque Halberstadt. Au faîte de la prospérité, il n'oublia pas Ströebeck. Il accabla de bienfaits ce village, et y fonda une école pour les enfants. Une clause spéciale enjoignait aux professeurs d'enseigner le noble jeu d'échecs aux élèves, et de donner des prix à la fin de chaque année. Ces prix devaient être des échiquiers avec les pièces du jeu. Le digne évêque, en donnant ainsi le goût des échecs à ces bons villageois, avait un but moral qui fut heureusement rempli. Il les détournait des jeux de hasard et des vices que ces jeux amènent après eux. Le village de Ströebeck abandonna tous les délassements connus à la campagne, et négligea même un peu l'agriculture pour se livrer exclusivement aux échecs. L'intelligence de ce jeu devint héréditaire à Ströebeck. Les mères l'enseignaient à leurs filles. Les vieillards léguaient à leurs enfants l'échiquier paternel, parchemin de noblesse. C'était une glorieuse émulation dans les familles ! C'était à qui s'élèverait au-dessus de ses égaux par la force, la rapidité, la profondeur des combinaisons. La gloire de Ströebeck rayonna bientôt sur l'Allemagne. Les amateurs arrivaient de tous les cercles germains pour défiaient les champions de ce joli village des Montagnes du Harz (Allemagne centrale). Les villageois mataient princes et barons. Ils gagnaient de l'or. On ne parlait plus en Allemagne que de Ströebeck. Les hameaux voisins, jugeant qu'il était plus doux de gagner sa vie avec un échiquier qu'avec la charrue, se jetèrent dans l'imitation. Mais Ströebeck mata tous ces faibles rivaux, et garda le sceptre de l'échiquier sous le chêne centenaire du bon évêque d'Halberstadt.

Page 32: 1 La légende de Sissa, aux origines du jeu des Rois

6 La philosophie des pousseurs de bois, au Café de la Régence 1700-1795 C’est mon habitude d’aller sur les cinq heures du soir me promener au Palais-Royal. Si le temps est trop froid ou trop pluvieux, je me réfugie au café de la Régence : là je m’amuse à voir jouer aux échecs. Paris est l’endroit du monde, et le café de la Régence est l’endroit de Paris où l’on joue le mieux à ce jeu ; c’est chez Rey que font assaut Legal le profond, Philidor le subtil, le solide Mayot ; qu’on voit les coups les plus surprenants... Denis Diderot (1713-1784), Le Neveu de Rameau

Au Café de la Régence A partir des années 1740, l'élite des virtuoses d'Europe se défie dans les cafés à la mode. Le plus célèbre d'entre eux est le Café de la Régence, situé en face du Palais-Royal, à Paris. En 1840, un reporter (resté anonyme) du journal anglais "Frazer's Magazine" publie un article savoureux dédié au temple des pousseurs de bois parisiens. "Un dernier bond m'amène haletant devant la porte du Café de la Régence. (…) Matériellement, le salon ne peut rivaliser avec ceux des cafés plus modernes, si richement dorés, malgré ses glaces et ses tables de marbre… Mais en revanche, sept jours par semaine, depuis le matin jusqu'à minuit, des flots d'habitués se déroulent sur le seuil ensablé de sa porte, comme les vagues de l'océan sur les la baie de Brighton. Et même tous les dimanches, il y a là des marées extraordinaires. Heureux le joueur qui, à trois ou quatre heures, un dimanche d'hiver, est parvenu à former sa partie… On place un échiquier sur ses genoux. Acteurs et spectateurs, tous les assistants gardent leurs chapeaux sur la tête pour gagner un peu de place, et un tabouret vaut ici au moins le prix de la rançon d'un monarque.

Mais quel bruit, quel tumulte effroyable ! Le plafond lui-même en est ébranlé. Eh comment donc, ce jeu des philosophes, cette lutte des fortes intelligences, cette récréation de la solitude méditative, le jeu des échecs en un mot, peut-il se jouer au milieu d'un vacarme semblable à celui que font les animaux du jardin zoologique de Regent's-Park, à l'heure de leur dîner ? Me serais-je trompé !? Cependant, le garçon m'apporte mon café et je commence à reprendre mes sens. Bientôt, ô effet de l'habitude, le bruit me semble même supportable ! Il me paraîtra peut-être dans quelques instants agréable. (…) A l'origine, la Régence fut le rendez-vous de tous les hommes de lettres vivant à Paris, sous le gouvernement du duc d'Orléans (1715-1723). Et comme le café de Will à Londres, il devint, pendant tout le 18e siècle, le lieu de réunion habituel des plus beaux esprits résidant en France. Voltaire, les deux Rousseau, le licencieux duc

Recto (Les échecs sous Louis XV) d'une carte publicitaire éditée pour le Chocolat Révillon par Camis et Cie.

Page 33: 1 La légende de Sissa, aux origines du jeu des Rois

de Richelieu, le maréchal de Saxe, Chamfort, Benjamin Franklin, Philidor et Grimm y passaient la majeure partie des moments qu'ils dérobaient soit à leurs travaux, soit à leurs autres plaisirs. Les chaises et les tables qu'ils affectionnaient gardèrent longtemps leurs noms ! Hélas, tout est changé maintenant. Ces respectables reliques ont disparu pour faire place à des tables modernes, et de nombreux becs de gaz lancent d'épais tourbillons de lumière au milieu de lustres de cristaux étincelant de mille feux. Si Voltaire ou Jean-Jacques Rousseau pouvaient revenir quelques jours sur cette terre et passer, en se promenant, près de la Régence, ils ne reconnaîtraient plus leur café favori. Un vieux portrait de Philidor y est encore. Et cela fait plaisir à le voir accroché en pareil lieu, car pour un antiquaire d'échecs, qu'on me permette cette expression, une pareille relique vaut son pesant d'or. (…) Jean-Jacques Rousseau avait contracté l'habitude de venir y jouer tous les jours quelques parties, avec un bonnet de fourrure et sa robe d'Arménien. Grimm nous apprend dans ses lettres qu'une immense foule de curieux stationnait incessamment sur la place du Palais-Royal, pour voir l'auteur de l'Emile. L'affluence devint telle, que la police se vit obligée d'intervenir afin d'empêcher la foule d'enfoncer la devanture du café. J'évoque tour à tour les ombres de ces grands hommes qui, à des époques différentes, se sont assis à cette table où je suis assis. Je leur fais jouer en imagination une dernière partie, la partie d'honneur. Ce vieillard que vous remarquez tout d'abord, c'est Voltaire ! Il n'a pas d'adversaire apparent, car il joue une partie par correspondance avec le roi Frédéric II de Prusse. II. Entendez-vous piaffer le cheval du messager chargé de porter jusqu'à Berlin le coup que le grand homme médite ? Le message est expédié. Jean-Jacques Rousseau vient occuper la place vide, mais la lutte ne sera pas longue. Le souverain de Ferney, à qui les plus fameux joueurs ne peuvent rendre qu'un cavalier, n'aura pas de peine à faire Echec et Mat son rival. Autour des duellistes, se pressent Diderot, Grimm et d'Alembert, tandis que le vieux Sire de Legal, le maître de Danican Philidor (1726-1795), contemple ce groupe avec la hauteur et l'indifférence d'un professeur d'échecs de premier ordre. Quel intérêt offrent à Legal ces encyclopédistes ? Il n'a qu'une pensée, qu'une divinité, c'est le Mat ! Tout le reste pour lui n'est que vanité : "Philosophes, murmure-t-il entre ses dents, je voudrais vous voir jouer un autre jeu. Je voudrais vous voir jouer le sort d'un royaume ou d'une couronne." Mais bientôt ces ombres illustres disparaissent, et font place à d'autres appartenant à la génération suivante. Qui est ce jeune homme, à la tête poudrée et aux poignets ornés de manchettes blanches ? Comme son regard perçant semble vouloir pénétrer jusqu'au fond de la conscience de tous ceux qui l'entourent ! Comme on parle bas, comme on s'efforce de sourire en sa présence, et comme son adversaire se fait petit devant lui ! Un seul, un jeune lieutenant, affronte sans baisser le regard ce terrible joueur… Quel groupe bizarre !? Il y a là Robespierre (1758-1794), le terrible Fouché, et le jeune Bonaparte, venu y jouer sa partie."

Philidor Le talent le plus pur du 18e siècle est le joueur et théoricien français Philidor. Agé de 14 ans, le jeune François-André Danican Philidor (1726-1795), par ailleurs l'un des musiciens les plus admirés de son temps, s'installe à Paris. Il fréquente les cafés à la mode, à commencer par le Café de La Régence, situé à deux pas du Palais-Royal. Là, le prodige fait étalage de sa lumineuse science. Il force l’admiration des plus beaux esprits du siècle des Lumières. A commencer par les

Page de titre et frontispice, avec gravure représentant l’auteur, d’une édition américaine (Philadelphie, 1821) de L'analyze des échecs (Paris, 1749), de François André Danican dit Philidor (1726-1795).

Page 34: 1 La légende de Sissa, aux origines du jeu des Rois

philosophes Rousseau, Diderot et Voltaire, qui y engagent des joutes savantes sur l'état de leur jeu, sur l'état de ce monde. Ils suivent en cela l'exemple prôné par Leibnitz (1646-1716), le célèbre philosophe et mathématicien allemand, lequel considérait que "les échecs sont utiles à l'exercice de la faculté de penser et à l'imagination, car nous devons posséder une méthode élaborée pour atteindre des buts partout où nous devons conduire notre raison". Mais les habitués de La Régence ont encore un style baroque. Ils sacrifient leurs pièces mineures à tour de bras, car ils n'ont qu'un but, celui de mater le roi. Le plus célèbre de ces légataires des préceptes flamboyants du jeu à l'Italienne est Kermur, Sire de Legal. Les parties entre le champion et son jeune rival se jouent avec un avantage d’une Tour au cadet, suivant l'usage. Mais déjà, en 1743, l’élève a supplanté le maître. A peine âgé de 18 ans, Philidor a établi sa suprématie sur les échiquiers français. Il entreprend alors un périple en Europe, afin de se mesurer aux meilleurs joueurs du continent. Il séjourne en Hollande, puis il franchit la Manche, en 1747. A Londres, il remporte son défi en dix parties contre le Syrien Phillip Stamma, le meilleur joueur de l'Empire britannique. Le résultat est sans appel ! 8 victoire à 1 pour le Français. Le système philidorien Après quoi, Philidor s'engage dans la rédaction d'un recueil de ses préceptes. Ce traité fondateur est publié à Londres, en 1749, sous le titre de L'Analyze des Echecs. A la préface de cette première édition (édité à 433 exemplaires), Philidor introduit son précepte majeur : "Ma première intention est de me faire connaître du public par une réalité nouvelle à laquelle quiconque n’avait jamais pensé, ou peut-être qui n’avait pas été comprise. Je veux dire, comment il faut jouer les Pions. Ils sont l'âme de ce jeu. Eux seuls fondent l’Attaque et la Défense, et de leur bon ou mauvais usage dépend la victoire ou la défaite de la partie." A ce titre, une première parenté peut-être établie entre Philidor et l’école instituée deux siècles plus tôt par le théoricien espagnol Ruy lopez (1530-1580). Les joueurs français des 17e et 18e siècles se reconnaissaient dans les concepts théoriques proposés par l’auteur espagnol, adepte d'un jeu mesuré. A contrario, les champions italiens des Temps modernes, suivant le modèle du Greco (1600-1634) prônaient un jeu flamboyant, fondé sur une recherche systématique du Mat. Ce jeu à l'Italienne se caractérisaient notamment par un développement ultra rapide des Fous et de la Reine, les deux pièces dont la puissance avait été réévaluée à la Renaissance. Ainsi, les Pions étaient voués au sacrifice, n'ayant d'autre utilité que celle d'ouvrir au plus tôt une brèche dans la position adverse. Le Sire de Legal (1702-1792), était un adepte forcené de ces "échecs de la Dame enragée". A l'opposé, Philidor développa un jeu posé, fondé sur un développement harmonieux des Pions et des pièces mineures (Cavaliers et Fous) dans l'Ouverture. Après quoi, le virtuose français se livrait à une analyse méthodique de la position. Appliquant ses préceptes sur les échiquiers, Philidor ne proposait que des suites de coups simples. Il expliquant avec brio comment fonder une stratégie globale dès l'Ouverture. En cela, son propos est lumineux ! La stratégie doit être raisonnée. La conduite de la partie suppose que l'on ait compris au préalable ses tenants et ses aboutissants, cela, dès les premiers coups de Pions joués. Le premier, il proposa les quatre théorèmes fondamentaux régissant les échecs modernes. 1. Développement harmonieux des Pièces mineures et des Pions dans l'ouverture. 2. Occupation rapide du Centre. 3. Analyse systématique de chaque phase de jeu. 4. Stratégie à long terme, sans complications, avec échanges opportuns si nécessaire afin de gagner de l’espace.

Page 35: 1 La légende de Sissa, aux origines du jeu des Rois

Stamma et la Notation Algébrique A l'orée des années 1730, le champion de l'empire britannique est Phillip Stamma. Stamma est né à Alep, aux alentours de 1700. En ce temps-là, la Syrie était dotée d'une forte école de joueurs, héritiers lointains de la lignée des champions légendaires du Califat de Bagdad (9e et 10e s.), les premiers Grands Maîtres de l'histoire. A Alep, le jeune Stamma développe les plus heureuses dispositions pour le jeu. A l'adolescence, il fait des progrès si rapides qu'il devient très vite un joueur d'une force remarquable, au talent plus aigu que la plupart des adultes. Ayant le désir de se mesurer avec les meilleurs joueurs d'Europe, il franchit la Méditerranée et entame suivant les usages un périple à travers le continent. Il visite en premier lieu l'Italie, puis il séjourne la France, avant de s'établir en Angleterre. Il y publie, en 1737, la première édition d'un traité majeur, imprimé en Français sous le titre Essai sur le Jeu des Echecs. L'ouvrage est dédié à son noble protecteur, Lord Harrington, alors ministre d'état, qui le fera nommer en 1739 interprète officiel pour les langues orientales à la cour du Roi George II. A l'abri du besoin, Stamma peut dès lors se consacrer librement à sa passion du jeu. Il devient l'un des plus piliers du célèbre Slaughter's Coffee House, le temple des échecs britanniques, fondé en 1692 par John Slaughter, dans Saint Martin Lane's. Là, il affronte victorieusement les joueurs les plus renommés de son temps, à commencer par Abraham de Moivre (1667-1754), le mathématicien anglais d'origine française, créateur de la trigonométrie et l'un des fondateurs d'une science révolutionnaire, celle du calcul des probabilités.

Un système de notation révolutionnaire En 1745, Stamma publie une deuxième édition (remaniée) de son traité. L'ouvrage est édité cette fois en Anglais, sous le titre The Noble Game of Chess; "Le Noble Jeu des Echecs". L'auteur y prodigue des conseils aux joueurs débutants, dont celui-ci, à tout le moins précurseur : "La manière la plus sûre et la plus prudente de jouer est de pousser vos Pions avant vos pièces, à l'exception de deux ou trois, que vous réserverez pour la sauvegarde du Roi. Ensuite, faites sortir vos pièces de manière que l'une soutienne l'autre, puis vous considérez par où il faut attaquer." Stamma présente également dans cet ouvrage un système original et novateur de chiffres et de symboles, pour désigner les pièces et les coups de la partie. Les pièces sont distinguées par la lettre de leur colonne initiale, à laquelle est accolé le chiffre de la rangée. Exemple : a1 = Qrook, ou Tour de l’aile Dame. Les Pions sont désignés expressément par la lettre "p".

Page de titre de Nouvelle manière de jouer aux échecs (Utrecht, 1777), de Philippe Stamma,

natif d'Alep en Syrie, l'un des meilleurs joueurs de son temps.

Page 36: 1 La légende de Sissa, aux origines du jeu des Rois

La mise en échec est symbolisée par une croix (+). Enfin, l’aile Dame et l’aile Roi sont distinguées par un astérisque (*a1 / h1*). A ce titre, le natif d'Alep doit être considéré comme un précurseur. Les joueurs utilisaient en effet jusqu'alors le système ordinaire de la Notation Descriptive des coups. Ainsi, le déplacement du Cavalier de c1 en c3 s'écrivait "Le Chevalier de la Reine se déplace à la troisième case de son Fou". En conséquence, les textes des parties devaient être traduits dans la langue maternelle des joueurs, avant de pouvoir être analysées. Or, le système révolutionnaire proposé par Stamma est à la fois simple et compréhensible dans toutes les langues. Il devient dès lors possible de reconstituer facilement les partie, sans se soucier de la nationalité de leurs auteurs. En outre, les coups successifs des deux joueurs peuvent être notés sur une même ligne ! Le système se répand bientôt dans les Iles britanniques, où il est adopté communément. Après quoi, il s'imposera progressivement sur le continent, au fur et à mesure des traductions successives du traité de Stamma.

Les Philosophes des Lumières A l'orée du 18e siècle, le centre de gravité des échecs se déplace vers le nord. Les deux nouveaux phares rayonnant sur la planète échiquétée sont la Grande Bretagne et la France, les des deux empires coloniaux naissant. A Paris, la première traduction en Français des contes des Mille et Une Nuits, en 1704, par Antoine Galland, achève de répandre la mode fastueuse de l'Orientalisme. Au temps de ces "Indes Galantes", mises en musique par Rameau et peintes par Watteau, un souffle nouveau rayonne sur la France. Il est

dit que le café ne passera de mode, contrairement à l'opinion émise par la Marquise de Sévigné, une célèbre

courtisane, ardente joueuse d'échecs. Inscrits dans cette dynamique de renouvellement du savoir et des connaissances, les jeunes philosophes français des Lumières entreprennent alors de révolutionner les sciences physiques comme les sciences humaines. A partir des années 1730, ils joignent à leur goût immodéré des chiffes et des lettres, celui du jeu d'échecs. En 1747, Voltaire (1694-1778) s'exclame dans Zadig : "C'est Brahma, à qui la Terre doit le jeu des échecs !" Ainsi, l'aîné de tous les philosophes renoue avec la tradition de reconnaissance de l'invention des échecs par un sage de l'Inde. Rousseau, joueurs d'échecs Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) témoigne de sa passion dans ses mémoires. Rousseau, comme tous les philosophes des Lumières, pratiquait les échecs dans les cafés. Le personnage dont il est question dans cet extrait des Confessions, écrites par le célèbre penseur à partir de 1765, est un certain Bagneret, un juriste genevois séjournant à Chambéry afin d'y plaider un procès :

Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) devant son échiquier.

Page 37: 1 La légende de Sissa, aux origines du jeu des Rois

"Il s’avise de me proposer d’apprendre les Echecs qu’il jouait un peu; j’essayai presque malgré moi, et après avoir tant bien que mal appris la marche, mon progrès fut si rapide, qu’avant la fin de la première séance, je lui donnais la tour qu’il m’avait donnée en commençant. Il ne m’en fallut pas davantage, me voilà forcené des échecs : j’achète un échiquier; j’achète le Calabrais [le traité du Greco], je m’enferme dans ma chambre, j’y passe les jours et les nuits à vouloir apprendre par cœur toutes les parties, à les fourrer dans ma tête bon gré malgré, à jouer seul sans relâche et sans fin. Après deux ou trois mois de ce beau travail et d’efforts inimaginables, je vais au café, maigre, jaune et hébété. Je m’essaye, je rejoue avec M. Bagneret : il me bat une fois, deux fois, vingt fois. Tant de combinaisons s’étaient brouillées dans ma tête; mon imagination s’était si bien amortie, que je ne voyais plus qu’un nuage devant moi. Toutes les fois qu’avec le livre de Philidor ou celui de Stamma j’ai voulu m’exercer à étudier des parties, la même chose m’est arrivée; et après m’être épuisé de fatigue, je me suis trouvé plus faible qu’auparavant ! Du reste, que j’aie abandonné les échecs, ou qu’en jouant je me sois remis en haleine, je n’ai jamais avancé d’un cran depuis cette première séance, et je me suis toujours retrouvé au même point où j’étais en la finissant. Je m’exercerais des milliers de siècles, que je finirais par pouvoir donner la tour à Bagneret, et rien de plus." Diderot à La Régence Le philosophe français Denis Diderot (1713-1784) est le père de l'extraordinaire Encyclopédie Raisonnée des Sciences, des Arts et des Métiers (1751), une somme de tous les savoirs de l'humanité, dont certains articles furent rédigé notamment par Rousseau et Voltaire. Diderot a raconté dans l'un de ses romans, intitulé Le Neveu de Rameau, cette vie trépidante et fascinante des pousseurs de bois parisiens, au siècle des Lumières. Le roman débute par ces lignes : "Qu'il fasse beau, qu'il fasse laid, c'est mon habitude d'aller sur les cinq heures du soir me promener au Palais-Royal. C'est moi qu'on voit, toujours seul, rêvant sur le banc d'Argenson. Je m'entretiens avec moi-même de politique, d'amour, de goût ou de philosophie. J'abandonne mon esprit à tout son libertinage. Je le laisse maître de suivre la première idée sage ou folle qui se présente, comme on voit dans l'allée de Foy nos jeunes dissolus marcher sur les pas d'une courtisane à l'air éventé, au visage riant, à l'œil vif, au nez retroussé, quitter celle-ci pour une autre, les attaquant toutes et ne s'attachant à aucune. Mes pensées, ce sont mes catins. Si le temps est trop froid, ou trop pluvieux, je me réfugie au café de La Régence. Là, je m'amuse à voir jouer aux échecs. Paris est l'endroit du monde, et le café de La Régence est l'endroit de Paris où l'on joue le mieux à ce jeu. C'est chez Rey [alors, le propriétaire du célèbre café], que font assaut Légal le profond, Philidor le subtil, le solide Mayot, qu'on voit les coups les plus surprenants, et qu'on entend les plus mauvais propos. Car si l'on peut être homme d'esprit et grand joueur d'échecs, comme Legal, on peut être aussi un grand joueur d'échecs et un sot, comme Foubert et Mayot."

Page 38: 1 La légende de Sissa, aux origines du jeu des Rois

7 Le romantisme à son apogée, et les premières Revues imprimées 1795-1843 Un phénomène mémorable dans l’histoire des échecs, et qui mérite d’être cité comme un exemple unique, est un simple village d’Allemagne, appelé Stroebeck, situé à deux lieues d’Halberstadt et qui n’a pour habitants que des joueurs d’échecs. Tous les membres de cette commune, jeunes gens, hommes faits et vieillards jouent les échecs avec un zèle qui ne se dément point depuis trois siècles. Quelques historiens ont avancé que ce village perdrait son indépendance, s’il arrivait à l’un de ses habitants de se montrer inférieur à ce jeu. William Lewis (1787-1870), Voyage au village de Stroebeck

Le Romantisme à son apogée Les joueurs d'échecs ont toujours accompagné les courants philosophiques de leurs temps. Après la mort de Philidor (1795), le précurseur du jeu scientifique, les champions français du Café de La Régence règnent sans partage sur les échiquiers d'Europe, à commencer par Deschapelles (1780-1847), Saint-Amant (1800-1872) et La Bourdonnais (1795-1840), sans doute le plus méthodique. Leurs seuls rivaux reconnus sont les champions de l'Empire Britannique, Sarrat, Lewis, et surtout John Cochrane (1798-1878), un virtuose écossais. Cochrane est un adepte d'un jeu imaginatif, empreint de fantaisie, que d'aucuns qualifieront de romantique. Cochrane n'en est pas moins vaincu par Deschapelles et La Bourdonnais, lors d'un défi triangulaire, disputé à Paris, en 1821. Alors, tandis que Napoléon 1er décline dans le plus grand dénuement sur l'île de Sainte-Hélène, en exil, un nouvel élan Romantique rayonne sur les Lettres comme sur les échiquiers. Le grand écrivain allemand Goethe (1749-1832) est le père spirituel de ce nouveau

courant artistique et littéraire. Goethe est un joueur passionné. Il illustre ses récits de partie d'échecs, comme Essaias Tegnier, l'auteur d'une sublime épopée à la gloire des peuples scandinaves, intitulée La Saga de Frithioff. Stendahl, l'auteur du roman culte Le Rouge et

le Noir, renoue à Paris avec la tradition échiquéenne et littéraire du Café de La Régence. Il y côtoie Lamartine, l'auteur des Méditations Poétiques, lui même ardent joueur d'échecs. Alfred de Musset (1810-1857) y compose quant à lui des problèmes d’une grande précision artistique, puisque ceux-ci reviennent en vogue. En mai 1855, la revue échiquéenne française La Régence publia une composition en six strophes du grand poète de l'idéalisme et de la passion amoureuse. Alfred de Musset y dresse un parallèle délicieux entre le jeu des échecs et le jeu de l'amour. Le Caprice, un problème original composé par Alfred de Musset

Thérésa. Illustration de Mazeppa de Byron.

Gravure de W. H. Mote (1836), d'après l'œuvre de E. Wood.

Page 39: 1 La légende de Sissa, aux origines du jeu des Rois

Les Blancs jouent et font mat en 3 coups ! Blancs : Rb8, Ta7, Cb4, Cd5 Noirs : Rd8, Cg8 Solution : 1. Te7 !! - Cxe7 2. Cf6! - C joue… 3. Cc6 Mat. Ce problème peut être étudié dans une position symétrique : Blancs, Rg8, Th7, Ce5, Cg4. Noirs, Re8, Cb8. L'Amour et les Echecs, un poème d'Alfred de Musset L'Amour et les Echecs ont cette ressemblance Qu'ils exercent sur nous une entière puissance; Que c'est comme une extase, amoureux et joueurs N'entendent, ne voient plus; la vie est suspendue Ou bien double pour eux; ils planent dans la rue. Profanes, gardez-vous de troubler ces bonheurs. Cela seul à mon sens est un attrait extrême, Qu'ils disent à chacun : prends un autre toi-même Qui sente autant que toi, qui soit à l'unisson De flamme pour son jeu, pour le reste de glace, Et qui marche à son but, quoi qu'on dise et qu'on fasse Avec la même ardeur, la même passion. Et suivant cette loi de tout temps, de tout âge, Qu'il ne soit rien de bon que ce qui se partage L'Amour et les Echecs ont ce très bon côté Qu'il y faut être deux pour faire la partie; Tandis que séparés, joueur, femme jolie, Ont autant l'un que l'autre l'horreur de l'unité. En Amour, aux Echecs, le temps ne se mesure Qu'avant le rendez-vous : jamais pendant qu'il dure. Qu'importe le passé, qu'importe l'avenir ! Le monde tout entier, dans un étroit espace, Concentre entre deux Fous, quelquefois face à face, Tout ce qu'on peut sentir de vie et de plaisir. À chacun de ces jeux son genre d'éloquence, Ses mots brefs, expressifs, comme aussi son silence; Ses instants décisifs qui font battre le cœur Quand le jeu se complique et que la fin arrive, Que le front a rougi, que l'attaque est plus vive La Dame compromise, et qu'on se croit vainqueur. Au jeu de Palamède, ainsi qu'en l'art de plaire Tel brille à son début d'une ardeur téméraire Qui ne peut soutenir ce vol audacieux; Tel autre plus habile en sa guerre savante, Modeste dès l'abord en sa marche prudente, Réserve pour la fin ses coups victorieux. Tel autre a compromis, par sa fougue étourdie

Page 40: 1 La légende de Sissa, aux origines du jeu des Rois

Von Kempelen et le Turk L'histoire du Turk débute à Vienne, au cœur du siècle des Lumières. Elle se pare de tous les atours du Romantisme, tant elle associe le rêve et l'imagination, à un désir profond d'évasion. L'épopée fantastique du Turk inaugure en même temps une nouvelle ère triomphante, celle de la mécanisation. En 1769, l'ingénieur autrichien Wolfgang Von Kempelen (1734-1804) présente à la cour de l'Impératrice Marie-Thérèse d'Autriche son ultime invention, un

automate d'échecs paré de soieries et coiffé d'un turban, à la Turque. L'androïde est assis face à un coffre de bois monté sur roulettes. Avant le début des parties, l'inventeur dévoile complaisamment aux yeux de l'assistance ébahie l'intérieur du coffre, en ouvrant ses trois portes l'une après l'autre. L'engin paraît être animé par une mécanique prodigieuse. "Lorsqu'il joue une pièce, témoigna un journaliste français, en 1819,

l'automate soulève lentement son bras gauche, et porte sa main sur la case où se trouve cette pièce. La main s'ouvre, et ses doigts s'écartent pour la saisir et la porter à la case où il veut la placer. Lorsqu'il donne Echec au Roi, il remue la tête, comme pour avertir son adversaire. Si son adversaire hésite à faire un mouvement, l'automate frappe un coup assez fort pour hâter sa décision". Le Turk affronte les meilleurs joueurs de l'empire, accourus au défi. A la stupeur générale, l'automate remporte méthodiquement toutes ses parties. On invite à la cour des comités de savants et de magiciens, afin d'expertiser l'engin. En vain. Ils ne décèlent aucune supercherie. L'attraction tient du prodige ! A partir de 1781, l'androïde et son génial inventeur entreprennent une tournée triomphale des capitales européennes. Ils séjournent en premier lieu à Saint Pétersbourg, où le Turk exécute une exhibition remarquable en la présence du Grand Duc Paul, futur Tsar de Russie. Après quoi, l'androïde traverse le continent de part en part. En 1783, il se mesure à Paris au meilleur joueur du continent, le virtuose français Philidor (1726-1795). Il subit une défaite attendue, mais l'extraordinaire qualité de son jeu a soulevé bien des questions. Le Turk remporte en suivant un défi de prestige contre Bejamin Franklin, le célèbre savant et homme d'état américain, alors ambassadeur à Paris. L'enthousiasme des foules atteint son paroxysme. En même temps, une peur légitime s'empare des esprits. Est-il concevable qu'une mécanique puisse rivaliser avec certains des cerveaux humains parmi les mieux aboutis ? Véritablement, cette attraction tient du prodige ! A Paris, à Berlin et à Amsterdam, où le Turk est exhibé successivement, nul ne parvient à élucider ce miracle de la Science. Après quoi, le Turk regagne l'Autriche. En 1809, il affronte cette fois Napoléon 1er, au château de Schönbrunn, la résidence d’été des souverains d’Autriche-Hongrie. Un témoin oculaire a rapporté cette partie historique entre le stratège militaire le plus accompli d'Europe et le génie mécanique : "Tout le monde se tenait à trois ou quatre pieds de distance,

Le Turc, automate construit en 1769 par Wolfgang von Kempelen (1734-1804). An elevation of the front of the chest,

showing the concealed player in his first position when the door A is opened.

Page 41: 1 La légende de Sissa, aux origines du jeu des Rois

curieux de voir ce qui allait se passer. Napoléon joua trois ou quatre coups très régulièrement, puis il fit une fausse marche du Cavalier. L’automate remit très gravement la pièce à sa place, et joua son coup, l’adversaire ayant perdu son tour. L’empereur recommença une fausse marche. L’automate rétablit encore les choses, mais à la troisième fois, l’automate n’y tint plus. Il passa la main sur l’échiquier et renversa toutes les pièces ! L’empereur se leva en souriant, et partit content d’avoir fait perdre patience même à un automate. Cette scène éclaira tout le monde sur la vraie nature de l’instrument." Il n'empêche, le secret demeura entier. En 1825, le Turk aborde les côtes des Etats-Unis. A New York, Boston et à Philadelphie, où il est exhibé par son nouveau propriétaire, Johann Maelzel (1772-1838), l'engouement suscité est le même. A son tour, l'écrivain américain Edgar Poe (1809-1849) expertise minutieusement l'engin. En vain ! Il en tire néanmoins l'un de ses premiers récits extraordinaires, intitulé L'Automate de Maelzel (1836). Edgar Poe ignorait sans doute que le joueur français Mouret, par ailleurs petit-neveu de Philidor, avait vendu deux ans plus tôt le secret de l'Automate à un journal parisien, Le Magasin Pittoresque. La ruse, confessa Mouret, était aussi ingénieuse qu'enfantine : "Un joueur de haut niveau [et notamment, Johann Allgaier (1763-1823), l'un des meilleurs joueurs d'Europe à l'époque] se dissimule lors de l’ouverture du coffre dans le corps de l’androïde. Il bascule ensuite à l’intérieur, se positionne à sa convenance, allume une bougie, et reproduit sur un échiquier de poche les parties, chaque pièce de l’échiquier offert à la vision du public étant fortement aimantée, munie de petites bascules de fer qui indiquent aussitôt les coups joués." Après cette première confession publique, le Turk fut remisé au rang d'attraction de foire. L'androïde sera encore exhibé aux Amériques, à Cuba et en Colombie notamment, jusqu'à la mort de Johann Maelzel, en 1838. Après quoi, le Turk fut acquis par le Musée Chinois de Philadelphie, où il périt par le feu lors du gigantesque incendie qui ravagea la ville, en 1854.

Le Palamède Le Palamède, édité en 1836, est la première revue échiquéenne de l'histoire. A l'apogée du Romantisme, les écoles Française et Britannique s'affrontent pour la suprématie en Europe. Un premier défi est organisé à Paris, en avril 1821, entre les champions des deux écoles. Le premier match oppose William Lewis (1787-1870) à Deschapelles (1780-1847), considéré jusqu'alors comme le meilleur joueur d'Europe. Le match se dispute en trois parties, avec un avantage consenti d’un Pion et du Trait au joueur anglais, suivant l’usage. Le Français perd son pari (=2-1). Aussitôt, le jeune Louis-Charles Mahé de La Bourdonnais (1795-1840) engage les hostilités. Il défait impeccablement John Cochrane (1798-1878), le virtuose écossais, puis Deschapelles, son ancien professeur, dans le cadre d’un match triangulaire. Il devient ainsi l’ultime rempart français face aux

Portrait gravé de Joseph Méry (1797-1866), dessiné par Nadar. Joseph Méry dirigea, avec La Bourdonnais, Le Palamède (1836-1839),

première revue consacrée au jeu d'échecs.

Page 42: 1 La légende de Sissa, aux origines du jeu des Rois

assauts conjugués des champions de l'empire britannique. En 1834, l’irlandais Alexandre Mac Donnell (1798-1835) lui lance un nouveau défi. Ce match extraordinaire, disputé en 85 parties, se dispute dans les salons du Westminster Chess Club, le cercle le plus huppé de Londres. Il s’achève par le résultat sensationnel de 45 victoires pour le Français, 27 gains pour l’Irlandais, et 13 parties nulles. Sa suprématie confirmée, La Bourdonnais s'engage alors dans l'œuvre de sa vie. En 1836, il fonde, avec le poète et journaliste français Joseph Méry (1798-1865), son ami, la première revue de l’histoire entièrement consacrée aux échecs. Le Tome 1, édité au Café de La Régence, à Paris, est publié sous le titre emblématique Le Palamède, en hommage sans doute à l'inventeur présumé des échecs. L'un des premiers articles publiés par la nouvelle revue est une courte biographie de Giochino Greco (1600-1634), dit Le Calabrais. Vendu sur abonnement, Le Palamède sera publié de 1836 à 1839. Après la mort de La Bourdonnais, en 1840, le joueur français Saint-Amant reprendra à son compte la prestigieuse revue, qu'il fera éditer sans discontinuer de 1841 à 1847. Une fois de plus, les Français avaient battu les champions de l'empire britannique ! En 1837, la première revue en langue anglaise est fondée à Londres, par Georges Walker (1803-1879). Le Volume 1 est édité sous le titre The Philidorian, un titre plus approprié rendant hommage à Philidor (1726-1795), le meilleur joueur d'Europe au 18e siècle. Palamède, pseudo inventeur grec des échecs L'imposture grecque est ancrée dans les récits féeriques du Moyen Age. Alors, les auteurs des romans de chevalerie illustraient systématiquement leurs chansons de geste d’une partie d’échecs. A partir d'une langue commune, le Latin, les copistes traduisaient ces récits féeriques en toutes langues. Les joutes galantes et délictueuses de Lancelot du Lac, le plus preux des Chevaliers de la Table Ronde, avec Dame Guenièvre, l'épouse du Roi Arthur, firent le délice des gentes dames et de leurs barons. L'un des héros de ce cycle Arthurien a pour nom Palamède. Le blason de ce compagnon d'armes de Lancelot est un échiquier noir et blanc. Les trouvères anglo-saxons racontent déjà que ce héros légendaire a rapporté les échecs d'Orient, au temps des premières Croisades (1099 et s.). A l’aube du 13e siècle, les auteurs des chansons de geste confondent à leur tour ce Palamède breton avec le Palamedes de la mythologie grecque, compagnon d’Achille et d’Ajax durant le siège de Troie. La légende d’un "dieu de l’Olympe inventant les échecs, afin de distraire ses compagnons assiégeants", est en marche. Les fondements de ce mythe naissant sont solides. Ils seront validés par l’histoire. Alors que l'Occident médiéval s'émancipe du joug arabe, le mythe de Palamède préfigure en effet la quête d’un idéal antique renaissant. Après quoi, il faudra attendre sept siècles, et l'édition en 1913 du traité monumental de l'historien anglais H. J. R. Murray (1868-1955), intitulé The History of Chess, pour que l'héritage indien soit reconnu, et universellement accepté. Walker et le jeu à l'aveugle A l'aube de l'ère industrielle, les joueurs d'échecs révolutionne la science échiquéenne. En 1837, le joueur anglais Georges Walker (1803-1879) adresse une lettre étonnante aux membres du prestigieux Cercle des échecs de Paris. Walker y traite de l'art de jouer à l'aveugle, c'est à dire sans voir l'échiquier. Une manière très spectaculaire de jouer aux échecs, que les virtuoses arabes du Califat de Bagdad pratiquait déjà au 9e siècle, et qui avait été remise au goût du jour par Philidor (1726-1795), lors d'un séjour à Londres.

Page 43: 1 La légende de Sissa, aux origines du jeu des Rois

Les conseils avisés de Walker sur le "jeu sans voir" "Plusieurs des anciens auteurs, comme Carrera et Damiano, ont laissé de nombreuses instructions sur l'art de jouer sans pièces. Leurs conseils à cet égard me semblent assez superficiels. J'ai réuni ce qui m'a paru le plus substantiel, avec explication de ma part, mais au-dessus de tous les préceptes en ce genre, je mets une pratique constante et continue. Un joueur de troisième force peut acquérir le talent de jouer sans échiquier, aussi bien qu'un joueur de première force, dans la proportion de leur génie. Ceux qui ont pris l'habitude de résoudre les problèmes des livres sont dans une bonne voie pour acquérir le talent de jouer sans pièces. Remarquez bien que je ne vous recommande point du tout de consacrer votre temps à apprendre le jeu d'échecs en jouant sans pièces. Je m'adresse seulement à ceux qui cherchent à connaître spécialement cette manière de jouer. Elle tient en apparence du prodige, et il est si doux de paraître un prodige aux yeux des spectateurs ordinaires, et surtout des Dames. Il est si flatteur d'entendre répéter partout : "Monsieur tel peut jouer aux échecs sans échiquier !" 1. Le premier conseil que je donnerai est d'y jouer toujours avec les pièces de la même couleur (Blancs ou Noirs), au moins au commencement. Vous saurez ainsi toujours quelle est la position de votre Roi et votre Reine. Votre adversaire ne peut raisonnablement s'y opposer, comme au jeu ordinaire. M. Mc Donnell (1798-1835) jouait toujours avec les Noirs quand il jouait sans échiquier. Mais il me disait que, s'il avait à jouer deux

parties à la fois, il jouerait avec des pièces de différentes couleurs, pour rendre le début plus distinct, et il croyait que Philidor faisait de même. Il est digne d'observer que, quand Philidor jouait ainsi plusieurs parties à la fois, il variait ses débuts autant que possible, afin sans doute de rendre les parties plus distinctes. Car il est plus difficile de

conduire à la fois deux parties dans lesquelles les premiers mouvements sont longtemps les mêmes, que celles qui découlent de débuts différents. 2. Au commencement de votre carrière dans ce jeu aveugle, demandez toujours le Trait [avantage de jouer le 1er coup], ce qu'on ne peut guère vous refuser, et vous serez ainsi maître de vos débuts. Au commencement, l'ami avec qui vous vous exercerez vous donnera d'abord la Reine, ou d'autres avantages considérables qui diminueront à mesure. 3. Faites des échanges de pièces autant que possible, vous diminuez ainsi le travail. Echangez surtout les Cavaliers, dont la marche est la plus pénible. Aussi, réservez-vous le droit de demander la position des pièces, dans le cas où vous seriez par trop embarrassé, mais continuez toujours la partie. Peu à peu vous renoncerez à cet avantage. 4. Commencez par vous servir d'un échiquier sans pièces, tandis que votre adversaire jouera sur un autre échiquier avec toutes ses pièces. Il déclare son coup, et vous répondez les yeux sur votre échiquier vide. Peu à peu, substituez un échiquier plus petit, puis un simple carré de papier, etc.. La manière de décrire les coups devrait être celle qui est adoptée dans Le Palamède [la revue française, éditée en 1836]. Ce n'est pas assez de dire "le pion avance", mais la case d'où il part devrait être nommée aussi bien que la case où il arrive. De même encore, si votre adversaire annonce "le Fou prend le Fou", vous avez le droit de faire annoncer en même temps les cases. Jouez d'abord 12 à 15 coups à l'aveugle, et continuez ensuite la partie sur un échiquier de la manière ordinaire. Placez les Rois avec quelques pions dans une position donnée, essayez de

Page de titre de l'édition reliée de la revue The Philidorian (Londres, décembre 1837-

mai 1838), première revue anglaise, dirigée par Walker.

Page 44: 1 La légende de Sissa, aux origines du jeu des Rois

jouer sans regarder. Il aurait atteint la perfection du genre, celui qui pourrait donner Echec et Mat de cette manière avec le Fou et le Cavalier, ou qui pourrait manœuvrer la Tour et le Fou contre la Tour, de manière à gagner une des positions où le gain de la partie est possible. Voilà l'exercice qu'il faut faire."

Page 45: 1 La légende de Sissa, aux origines du jeu des Rois

8 L'ère du jeu en compétition, la suprématie des Maîtres Anglo-Saxons 1843-1866 Je ne terminerai pas sans déclarer que les Anglais sont de beaux joueurs. Ils savent perdre et nous savons à peine gagner. Chez le perdant, aucun mouvement d’humeur ou d’impatience ne vient désenchanter le vainqueur ; ils ne promènent pas en pianiste les doigts sur l’échiquier ; l’on voit rarement chez eux des discussions sur la règle, qui est connue de tout le monde et jouée avec rigueur. C’est dans toute cette pureté qu’il y a plaisir à voir jouer le jeu des échecs, et les anglais en sont tout à fait à la hauteur par la dignité de leur caractère. Pierre-Charles Fournier de Saint-Amant (1800-1872), in Le Palamède

Télégraphe Les joueurs d'échecs ont toujours épousé les technologies nouvelles de leurs époques. En 1845, alors que de brillantes écoles de champions émergent dans toutes les capitales d'Europe, à Moscou, à Berlin, en Pologne, ou à Vienne, les champions de l'empire Britannique s'affrontent à distance. Ce match mémorable est disputé par la magie du Télégraphe Electrique mis au point par le physicien américain Samuel Morse (1791-1872).

Match à distance Portsmouth-Londres "Le jeu des échecs a eu l'honneur d'éprouver les merveilles de l'extraordinaire application de l'électricité au télégraphe, cette invention révolutionnaire qui transmet les ondes par delà les Méridiens. Si le noble et subtil jeu des rois ne peut être par lui-même directement utile à l'humanité, il est néanmoins assez digne d'être associé aux sciences les plus sérieuses. Les 9 et 10 avril 1845, tous les clubs de Grande-Bretagne

étaient dans la plus grande agitation. Il s'agissait d'un match tel qu'on en avait jamais vu depuis l'origine du Monde, et ni Palamède, ni le sage philosophe Sissa n'en avaient certes pu rêver de pareil ! Les champions, placés à 88 miles (141 kilomètres) de distance, disputèrent leur partie avec la même facilité, la même promptitude que s'ils eussent siégé dans deux salons contigus. MM. Staunton et Walker étaient les deux champions opposés aux extrémités de la ligne, le premier siégeant à Portsmouth, le second à Londres. L'un et l'autre pouvaient recueillir les conseils de l'élite des amateurs les plus éclairés qui, dès le second jour, encombrèrent les salles de l'expérience. La première journée avait été tenue secrète, car on était encore dans le doute sur la fidélité de la transmission. Tout marcha à merveille !

Match entre Pierre Charles Fournier de Saint-Amant (1800-1872) et Howard Staunton (1810-1874) au Café de la Régence à Paris (France,

1843). Match disputé pour la suprématie mondiale du

14 novembre au 16 décembre 1843. Lithographie de Laemlein (1813-1871), d'après

le tableau de Marlet. La gravure reproduit avec une fidélité

scrupuleuse la séance du 16 décembre, fixant le 66e coup de cette 17e partie, au moment où

Saint-Amant joue Td7+.

Page 46: 1 La légende de Sissa, aux origines du jeu des Rois

Les deux parties ont été jouées. Et si George Walker y a soutenu dignement sa grande réputation, il vaut mieux laisser à chacun le soin de juger de la qualité du jeu et de la sportivité de M. Howard Staunton à ses actes mêmes. Il paraît que le résultat de l'expérience, sous le rapport de la télégraphie, a été parfait. Il ne ressemble pas aux parties qui en sont sorties, et pour lesquelles les deux joueurs avaient convenu de ne pas dépasser la limite de cinq minutes de réflexion par coup, les témoins des deux champions se chargeant de communiquer les coups joués aux agents du télégraphe. George Walker, secondé par par M. Périgal et le capitaine Evans, a eu les honneurs de ce match inédit. Il a gagné la première partie, et a annulé la seconde. Howard Staunton avait lui aussi de forts bons conseillers, puisqu'il était assisté par M. Kennedy, ainsi que par d'éminents membres du club de Portsmouth. Autant dire que les deux rivaux étaient sur un même pied d'égalité ! Hélas, les journaux anglais rapportent que le défi a été l'occasion pour M. Staunton d'employer certains de ses procédés inqualifiables. Les joueurs continentaux connaissent ces tristes comportements du champion anglais, puisqu'ils ont déjà eu à les déplorer. A présent, ses compatriotes pourront apprécier l'homme tel que les Français, entres autres, le connaissaient, et le temps, qui met tout à sa place, ne lui fera aucune grâce, ni pour son talent, ni pour son caractère. Ainsi, considérant sournoisement que nul mise n'était en jeu, M. Staunton s'est permis d'abandonner la première partie, prétextant qu'il était déjà bien tard et que le temps de jeu imparti avait été dépassé. Et donc, il n'a pas considéré avoir perdu cette partie ! Mais les pièces sont là, et il est justiciable devant l'opinion publique de n'avoir su reconnaître sa défaite, à laquelle il s'est efforcé en vain d'échapper. En effet, il avait été convenu que si la partie, qui devait débuté à trois heures (15H00), venait à se prolonger tard dans la soirée, elle serait en effet "abandonnée" d'un commun accord par les deux joueurs. En même temps, il avait été entendu que si l'un des deux champions avait obtenu un avantage clairement marqué sur son adversaire, ce dernier devait certes abandonner la partie, mais celle-ci devait être considérée par lui comme perdue. Cette première partie si controversée a débuté comme prévu le mercredi 9 avril 1845, à trois heures. Elle s'est achevée après sept heures de lutte acharnée, après que les Blancs (M. Staunton, à Porstmouth) aient transmis leur 27e coup ! Et qu'ils aient abandonné le jeu dans une position désespérée."

Staunton, l'Empereur des échecs Après la mort de La Bourdonnais, en 1840, Staunton règne sur les échiquiers. Howard Staunton (1810-1874) a défié en 1843 le nouveau champion du Café de La Régence, Pierre-Charles Fournier de Saint-Amant (1800-1872), en visite à Londres. Le duel, disputé au meilleur des six parties, est serré. Néanmoins, le Français remporte ce premier défi sur le score de 3 victoires à 2, et 1 nulle. Mais il est bien connu que les champions britanniques ne renoncent jamais. Staunton se voit accorder aussitôt le privilège de disputer un match revanche, lequel débute le 14 novembre 1843, au Café de La Régence, à Paris. Au terme des 21 parties de ce match historique, l'Anglais est déclaré vainqueur sur le score sans appel de 11 victoires à 6, plus 4 nulles. La victoire éclatante de Staunton scelle le glas des champions de l'école française, invaincus en matchs durant près d'un siècle, de 1747 à 1843. En même temps, elle inaugure une ère nouvelle de domination des Maîtres anglo-saxons sur la scène échiquéenne internationale. Le Tournoi de Londres 1851 En 1850, la planète des échecs - jeu, art, science, et déjà sport - est un monde structuré. Les règles modernes édictées à la Renaissance se

Frontispice (The Sphynx - White playing first mates in eleven moves) de l’édition originale de The Chess-player's handbook (Londres, 1847), de Staunton.

L'Anglais Howard Staunton (1810-1874) fut considéré comme le meilleur joueur du monde durant les années 1840 et a laissé son nom aux pièces d'échecs les plus couramment utilisées aujourd'hui.

Page 47: 1 La légende de Sissa, aux origines du jeu des Rois

diffusent sur les cinq continents, au gré des traductions et des rééditions successives des traités de référence du Greco (1619), de Stamma (1737) et de Philidor (1726-1795). Déjà, le nouveau code des Lois du jeu avait été introduit en Inde aux premiers temps de la conquête coloniale. La publication en 1814, à Bombay, du traité Essays on Chess, de Trevangadacharya Shastree, achève d'y vulgariser le standard européen. En outre, de nouvelles écoles de champions se révèlent dans les grandes capitales d'Europe de l'Est et d'Europe Centrale, à Moscou, à Budapest et à Prague, à Berlin et à Vienne, notamment. Les nouveautés de la Théorie sont maintenant véhiculées par les revues échiquéennes (vendues sur abonnements), dont la première, Le Palamède, a été éditée à Paris, en 1836. Les joueurs y découvrent les analyses des nouvelles ouvertures en vogue. Et pourtant, nul ne peut revendiquer le titre de meilleur joueur du monde ! Il est urgent d'organiser un Tournoi réunissant en un même lieu les Maîtres les plus réputés. Les champions des nations émergentes revendiquent légitimement l'organisation d'une telle compétition, à commencer par Janos Lowenthäl (1840-1876), un extraordinaire joueur hongrois, vainqueur des meilleurs joueurs français lors d’un match par équipes au Cercle d'Echecs de Paris, en 1843. A Moscou, c'est Alexander Petroff (1794-1867), surnommé le "Philidor du Nord", que ses compatriotes considèrent comme le meilleur joueur du monde. Le maître d’oeuvre de ce premier Tournoi International est Howard Staunton Le cadre choisi est celui de l'Exposition Universelle, organisée à Londres, en 1851. Ainsi, alors que les savants et les artistes les plus renommés du monde convergent vers les rives de la Tamise, l'élite des joueurs d'échecs continentaux s'invite aux festivités. Seul manque à l’appel Petroff, le "Philidor du Nord", retenu à Moscou. Le Tournoi est disputé suivant le principe d'un challenge à élimination directe. Les joueurs en lice conviennent que le vainqueur de ce tournoi exceptionnel sera déclaré Champion du Monde. A la surprise générale, c'est un professeur de mathématiques allemand de 32 ans quasiment inconnu, Adolf Anderssen (1818-1879), qui remporte le titre. Il devance trois joueurs anglais, Wywill, Williams et Howard Staunton, lequel a été vaincu par Anderssen. Le joueur hongrois Szen (1805-1857) se classe au 5e rang. Les résultats du Tournoi de Londres révolutionnent la hiérarchie établie. Malgré leur beau tir groupé aux 2e, 3e et 4e places, il ruine durablement les ambitions des champions britanniques à se parer du titre de meilleurs joueurs du monde. Après 1851, Staunton renoncera progressivement à la haute compétition. Il se consacrera à une brillante carrière de journaliste et d'éditeur de traités et de revues échiquéennes. En même temps que le nouveau champion Anderssen, le sceptre des échecs traverse la Manche. Le premier Champion du Monde non officiel de l’ère moderne l’emporte vers la nouvelle terre d'élection des échecs au 19e siècle, l’axe Berlin-Vienne.

Page 48: 1 La légende de Sissa, aux origines du jeu des Rois

Pléiade berlinoise A l'aube des années 1840, de nouvelles galaxies de champions émergent en Europe. A Berlin, une très forte école de Maîtres et de Théoriciens revendique une position dominante sur l'échiquier continental. Le chef de file de cette Pléiade Berlinoise, tel qu'ils se surnomment, est Ludwig Bledow (1795-1846), un professeur de mathématiques. Au nombre de sept, les membres de la Pléiade se réunissent au Berliner Schachgesellschaft, le cercle de la capitale. Là, ils éprouvent un à un les systèmes d'ouverture à la mode, comparent leurs analyses, les réfutent méthodiquement. Après quoi, ils instituent leurs conclusions en dogmes. Leur réflexion commune se traduit par l’édition, en 1843, du Handbuchs des Schachspiels. Ce premier "Livre des Ouvertures" est l'œuvre de Tassilo von Heydebrand und der Lasa (1818-1899), un jeune joueur parmi les plus brillants d'Europe, vainqueur d'un match contre l'Anglais Howard Staunton, en 1844. Le traité est néanmoins dédié à la mémoire de Paul Rudolf von Bilguer, l'un des sept membres fondateurs de la Pléiade, décédé en 1840, à l'âge de 25 ans. Le Handbuchs s'inspire des travaux antérieurs du théoricien bavarois Aaron Alexandre (1766-1850), auteur en 1837 d'une étonnante

Encyclopédie des Echecs (44 x 29,5 cm), laquelle représentait les suites de coups sous la forme de tableaux synoptiques.

Ces deux traités inaugurent une ère nouvelle d’analyse systématique. Ils fondent la Théorie des Ouvertures en une science exacte. La rigueur avec laquelle leurs auteurs ont conduit leurs analyses assure la notoriété continentale des théoriciens allemands. La contribution des membres de la Pléiade à l'enrichissement du savoir et de la Théorie fondamentale sera encore renforcée, en 1846, par la publication de la première revue officielle allemande, Schachzeitung, éditée par Lasa, jusqu'en 1871. Alexandre et la diffusion de L'Encyclopédie des Echecs "A l'âge de soixante-six ans, Alexandre fit ce prodigieux travail qui rendra son nom impérissable, l'Encyclopédie des Echecs, compilation ingénieuse et lucide de tout ce que les auteurs anciens et modernes de tous pays ont écrit sur ce jeu; méthode qui fait passer le même début de partie à travers le cerveau des joueurs célèbres de tout l'univers, depuis l'invention du jeu presque jusqu'à nos jours. Il l'écrivit dans un idiome également accessible à tous les peuples, en chiffres et lettres, avec une introduction en quatre langues : Français, Anglais, Allemand, Italien. Ce que ce travail lui coûta de nuits et de privations, ce qu'il eut de difficultés pour le faire imprimer, quelques gens du métier seuls peuvent le deviner. Il y avait déjà douze années qu'il s'en occupait continuellement, et il le remania entièrement dans ses derniers temps. Il parut enfin ! Sa gloire, on le pense bien, ne fut ni bruyante ni spontanée, car l'ouvrage ne s'adressait pas à la foule, mais à la secte [sic] choisie qui possédait les mystères, et, vu le prix assez élevé auquel il revenait, l'ouvrage ne pouvait s'infiltrer que lentement. Cependant, comme il avait un certain nombre de souscripteurs,

Couverture de la 8e édition du Handbuch des Schachspiels (Leipzig, 1891), de Schallopp.

Page 49: 1 La légende de Sissa, aux origines du jeu des Rois

son malheur eut un temps d'arrêt et il respira, rayonnant par anticipation de l'auréole dont les enfants de Palamède allaient ceindre son front. Son volume sous le bras, Alexandre commença alors ses pérégrinations en Allemagne, en Angleterre, en Ecosse et en Irlande, reçu, choyé par toutes les congrégations d'échecs, trouvant pour souscripteurs tous les princes de ce monde, se faisant rechercher autant pour sa conversation spirituelle et bonne que par son talent et son livre." P. C. Fournier de Saint-Amant (Paris, 1850)

Paul Morphy, le Titan aux pieds d'argile En 1858, un extraordinaire joueur américain vient défier les champions d'Europe. Le prodigieux Paul Charles Morphy, né en 1837 à La Nouvelle-Orléans, remporte à New York, en 1857, le premier titre officiel de Champion des Etats-Unis. Agé seulement de 20 ans, il empoche à l'occasion une prime exceptionnelle de 2500 dollars. Le prodige franchit l’Atlantique, l’année suivante. A Londres, il affronte victorieusement les meilleurs joueurs de l'Empire Britannique, à l'exception notable de Howard Staunton (1810-1874), l'organisateur du célèbre Tournoi de Londres de 1851, remporté par l'Allemand Anderssen. Le Maître’anglais refuse obstinément de l’affronter. Il se dit stupéfait par les frasques du jeune Morphy, qu’il considère comme "un être puéril". Il est vrai que l’Américain, orphelin de père, multiplie les caprices. Est-ce une raison ? En attendant que l'Anglais se décide, Morphy franchit la Manche.

Il s'en vient défier à Paris les champions du légendaire Café de La Régence. Là encore, le prodige remporte tous ses challenges. Il enchaîne alors une série de Matchs mémorables contre les meilleurs joueurs européens de l'époque, accourus au défi, à commencer

par les Maîtres allemands Daniel Harrwitz (1823-1884) et Adolf Anderssen (1818-1879). Le premier nommé est vaincu en 8 parties (+5=2-1), après une lutte farouche. Après quoi, Morphy ne concède que deux défaites à Anderssen, sur un total de onze parties jouées. Il ne lui reste dès lors plus qu’à vaincre Staunton, pour confirmer son titre honorifique de meilleur joueur du monde. Mais l'Anglais continue de lui refuser cet ultime défi ! Le retour de Morphy aux Etats-Unis n’en est pas moins triomphal. Mais un doute profond l’assaille. Le refus cinglant et définitif de l’Anglais tourmente son esprit. Il avait identifié Staunton à un père. Son sacre est-il légitime ? Il sombre dans la mélancolie. Le prodige renonce alors aux échecs. Sa fortune faite, il tente de se consacrer à une carrière juridique. Mais il souffre d'un mal mystérieux,

Couverture de Der praktischer Schachspieler (Reutlingen, 1888), de K. G. Steinitz,

représentant une scène du match Morphy-Anderssen.

Page 50: 1 La légende de Sissa, aux origines du jeu des Rois

que les tenants de la psychanalyse appelleront schizophrénie. L’éphémère Paul Morphy achèvera sa prodigieuse et pathétique existence humaine dans une maison de santé, le 10 juillet 1884. Le jeu vaut-il une vie ? En septembre 1858, Paul Morphy arrive à Paris M. Morphy est à Paris ! L'arrivée de ce joueur extraordinaire, relate le journaliste français Jules Arnous de Rivière, a causé la plus vive émotion parmi les amateurs d'échecs du café de La Régence. Il nous vient couvert des lauriers qu'il a conquis en Angleterre, où il a battu, l'un après l'autre, M. Loewenthal, M. Boden, M. Bird, M. Barner, et simultanément, sans voir l'échiquier, huit très forts joueurs de ce pays ! A peine arrivé, M. Morphy a invité M. Harrwitz à faire un match qui se joue actuellement à La Régence, au milieu d'une nombreuse assemblée. Des paris ont été engagés, mais sans importance, à cause de la supériorité présumée de M. Morphy. Hâtons-nous de dire que M. Harrwitz, Prussien d'origine, de passage à Paris, ne représente pas l'échiquier français, et qu'à notre grand regret, M. de Saint-Amant ne se trouve pas ici pour arrêter le joueur américain dans son triomphe. La 4e partie du match Morphy-Harrwitz Blancs : Morphy - Noirs : Harrwitz Défense de Philidor 1. e4-e5 2. Cf3-d6 3. d4-exd4 4. Dxd4-Cc6 5. Fb5-Fd7 6. Fxc6-Fxc6 7. Fg5-f6 8. Fh4-Ch6 9. Cc3-Dd7 10. 0-0-Fe7 11. Tad1-0-0 12. Dc4+-Tf7 13. Cd4-Cg4 14. h3-Ce5 15. De2-g5 16. Fg3-Tg7 17. Cf5-Tg6 18. f4-gxf4 19. Txf4-Rh8 20. Th4-Ff8 21. Fxe5-fxe5 22. Tf1-De6 23. Cb5-Dg8 24. Tf2-a6 25. Cxc7-Tc8 26. Cd5-Fxd5 27. exd5-Tc7 28. c4-Fe7 29. Th5-De8 30. c5-Txc5 31. Txh7+-Rxh7 32. Dh5+-Rg8 33. Cxe7+-Rg7 34. Cf5+-Rg8 35. Cxd6-les Noirs abandonnent. 1-0

Page 51: 1 La légende de Sissa, aux origines du jeu des Rois

9 La psychologie des grands calculateurs, contre le Jeu Mécanique 1866-1927 Le jeu d’échecs est un combat ; les deux adversaires luttent l’un contre l’autre d’intelligence, de sang-froid, de prudence et d’adresse ; il y a dans une parties d’échecs tout ce que l’on trouve à la guerre, les fausses manoeuvres, les embuscades, les ruses, les menaces, les charges à fond de train ; le joueur heureux possède une certaine aptitude pour le combat des idées, et en somme autant de qualités morales que de qualités intellectuelles. Alfred Binet (1857-1911), Les Grandes Mémoires

Grandes mémoires Le joueur d’échecs fascine par sa puissance de calcul, réputée hors du commun Mais s’il désire atteindre le plus haut niveau, un espoir au talent reconnu se doit d’associer un physique de marathonien à ses facultés psychiques hors normes. En 1925, trois psychologues de l’Institut de Moscou, MM. Diakov, Petrovsky et Rudik, réalisèrent une première étude fondamentale. Ils étudièrent et

analysèrent le comportement de douze participants du Tournoi International de Moscou, disputé cette année là par vingt et un champions. L'étude se concentre sur quatre

facultés jugées essentielles pour la maîtrise des échecs : mémoire, attention, faculté de combiner et processus intellectuels, imagination et type psychologique. Les conclusions des trois psychologues dressèrent le portrait-robot du joueur idéal. Elles servirent de bases aux professeurs de la prestigieuse Ecole des échecs soviétiques, pour l'enseignement, mais aussi pour la détection des futurs virtuoses. 1. Bon état de santé 2. Nerfs solides 3. Maîtrise de soi 4. Faculté de distribuer son attention à des objets relativement sans lien 5. Sensibilité à des situations dynamiques 6. Esprit de type contemplatif 7. Haut degré de développement intellectuel 8. Caractère logique de la pensée dans le domaine expérimental

Scéance de huit parties simultanées jouées à l'aveugle par Paul Morphy (1837-1884), le 27 septembre 1858,

au Café de la Régence, à Paris (France).

Page 52: 1 La légende de Sissa, aux origines du jeu des Rois

9. Objectivité, réalisme 10. Mémoire spécialisée 11. Puissance de pensée synthétique et sens positionnel ( 12. Faculté de combiner' 13. Volonté disciplinée 14. Grande activité des processus intellectuels 15. Discipline des émotions et de l'affectivité 16. Confiance en soi Autrement dit, le classement ELO futur d'un joueur débutant peut être estimé par un pédagogue avisé, lors de la phase critique de détection. Après quoi, hors accident de parcours, l'espoir surentraîné saura s'élever au minimum jusqu'à un degré sur la pyramide échiquéenne, puisque son potentiel est inscrit dans les caractéristiques de sa personnalité intrinsèque, soit son EGO.

Steinitz, et la mesure du temps Au 19e siècle, la mesure du temps de jeu en compétition est une idée dans l'air du temps. Les premières mesures s'effectuèrent à l'aide de sabliers, ou encore à l'aide de pendules individuelles situées de part et d'autre de l'échiquier. Enfin, le premier match officiel disputé avec un contrôle des temps de jeu respectifs est le duel ayant opposé le champion autrichien Wilhelm Steinitz (1836-1900) à l'Allemand Adolf Anderssen (1818-1879), en 1866.

Vainqueur, Steinitz est alors considéré comme le meilleur joueur du monde. Vingt ans après, il dispute le premier match pour le titre

officiel de Champion du Monde. En 1886, le métronome autrichien (49 ans) est opposé à l’Allemand Johannes Zukertort (44 ans), un joueur au talent inouï, mais un virtuose aux nerfs réputés fragiles. Il a été décidé que le match serait gagné par le premier des deux champions ayant remporté 10 parties. En outre, après le décès de Morphy en 1884, les joueurs ont convenu que le vainqueur serait déclaré Champion du Monde officiel. Le nouveau champion raflera la totalité des sommes mises en jeu, soit 4 000 dollars, apportés pour moitié par les deux candidats au

Pendule anglaise distribuée par Fattorini & Sons Chess Timing Clock.

Page 53: 1 La légende de Sissa, aux origines du jeu des Rois

titre. La cadence choisie est de 30 coups en deux heures. Après quoi, les joueurs devaient se départager sur une base de 15 coups par heure supplémentaire. Au final, ce premier défi a duré plus de deux mois. Il s’est déroulé à cheval sur trois villes de la côte Est des Etats-Unis. Le premier coup a été joué le 11 janvier 1886, à New York. Après la cinquième partie, les deux joueurs en lice se sont retrouvés à Saint-Louis, dans la moiteur tropicale du sud des Etats-Unis. Leur duel s’est achevé à Philadelphie, le 29 mars 1886. Il s'est conclu sur une nouvelle victoire éclatante de Steinitz, la dixième pour le champion de Bohème, qui remporte ainsi le titre suprême. Steinitz l’emporte au final sur le score sans appel de 12,5 points à 7,5, soit 10 victoires pour 5 défaites, et 5 parties nulles. Après ce terrible match marathon, au cours duquel Zukertort a mené 4-1 après les cinq premières parties, le champion vaincu regagne l'Allemagne meurtri. Il était méconnaissable, témoignèrent ses proches, et ce virtuose brisé dans son envol mourut moins de deux ans plus tard, apathique. Le ténébreux Wilhelm Steinitz, en revanche, conservera son titre huit ans, jusqu’à sa terrible défaite concédée en 1894 au mathématicien et docteur en philosophie Emanuel Lasker (1868-1941). Lasker considérait avant tout qu'une partie d'échecs est entre deux volontés psychiques. Est-ce la terrible pression psychologique endurée durant son match contre Lasker qui fait perdre la raison à Steinitz ? Après un ultime défi à Dieu, avec l’avantage d’un Pion, le brillant champion de Bohème, premier Champion du Monde officiel, décède dans le plus grand dénuement, en 1900, dans un asile de New York, seul et fou. Pendules et sabliers "Aux échecs, celui qui mettra une heure à calculer un coup trouvera nécessairement une meilleur solution que s’il n’y consacrait qu’une minute. Ainsi, lorsque deux joueurs emploient des temps tout à fait différents, ce n’est plus une épreuve de force, c’est une épreuve de patience. Il nous paraît en conséquence impossible d’établir avec équité un défi sérieux, sans fixer à l’avance le temps qui devra être employé à exécuter chaque coup. Bien entendu que tous les coups n’ayant pas la même importance, on pourrait reporter sur l’un d’eux le temps que l’on aurait épargné à l’autre. Voici quel serait le moyen le plus simple, selon nous, de mettre ces principes à exécution. Les deux adversaires auraient chacun à leurs côtés une pendule de cabinet, dont le balancier serait apparent. Au commencement de la partie, les deux pendules marqueraient 12 heures, et le joueur qui aurait le trait ferait marcher le balancier de la sienne, qu’il arrêterait aussitôt que son coup serait joué. Le deuxième joueur mettrait alors sa pendule en mouvement, pour l’arrêter de même après l’exécution de son coup, et ainsi de suite. Le nombre de coups joués de part et d’autre serait marqué par des jetons et, lorsque la partie serait terminée, on verrait, à l’heure que marquerait chaque pendule, si les joueurs sont restés dans la limite du temps accordé. Si les deux l’avaient dépassé, la partie serait jugée correcte; mais si l’un seulement avait contrevenu au règlement, il devrait être puni par la remise de la partie qu’il aurait gagnée." M. E. Troupenas (1843)

Page 54: 1 La légende de Sissa, aux origines du jeu des Rois

Lasker, docteur es mathématiques Emanuel Lasker (1868-1941) est le 2e Champion du Monde officiel. Vainqueur de Steinitz à New York, en 1894, le champion allemand conservera son titre jusqu'en 1921, ce qui constitue un record dans les annales. Adepte d'un jeu psychologique, Lasker considérait qu'une partie d'échecs est avant tout une lutte entre deux volontés psychiques. En 1894, il soumet Steinitz a une pression fulgurante de

tous les instants, de laquelle le vieux

champion autrichien ne se remettra pas. La revue La Stratégie a relaté dans ses colonnes les hauts faits de ce match mémorable : ''Après avoir tenu le sceptre des échecs pendant plus de vingt cinq ans, M. Steinitz a succombé d'une manière qui a beaucoup surpris ses admirateurs. (…) La cause ne peut en être attribuée à un état de santé insuffisant, car M. Steinitz n'a encore que 58 ans et généralement ce n'est pas l'âge où les facultés subissent une grande altération. Anderssen à 60 ans, au tournoi de Paris en 1878 a joué d'admirables parties. Du reste, le vieux champion n'a pas dit son dernier mot. Il a demandé une revanche à son vainqueur laquelle sera jouée avec des conditions identiques et devra être commencée avant le 1er décembre prochain. Même vaincu dans cette seconde rencontre, M. Steinitz aura toujours la gloire d'être le seul qui soit resté pendant un quart de siècle le champion invincible des échecs. Après le match M. Lasker est reparti pour l'Europe. M. Steinitz qui est rentré à Brooklyn, a reçu une somme de 200 dollars offerte à titre d'indemnité par un groupe d'amateurs canadiens.'' Blancs : Lasker – Noirs : Steinitz 11e partie du match

Position après le 22e coup noir 23. e4!! Un coup d'une finesse exceptionnelle, dont toute la profondeur apparaîtra par la suite ! 23. Fxd5-exd5 24. Fc7, pour s'en prendre immédiatement aux faiblesses de l'Aile-Dame noire, aurait été infiniment moins fort, les Noirs pouvant espérer se maintenir dans la partie grâce à la présence de Fous de couleurs opposés, facteur de nullité. Ainsi, par exemple, après 24. … Fe6 25. Fxa5-Txc1! (réduisant le matériel, et évitant la perte de temps sur l'attaque de la Tf8) 26. Txc1- Ta8 27. Fd2 (mieux que 27. Fb6, le Pion b5 masqué étant perdu après 27. … Txa4 28. Tc7-Tb4!) 27. … Txa4 28. Tc7-d4! (menaçant d'éliminer le dangereux Pion b5 par 29. Fc4+) 29.

Txb7-Fc4+ 30. Rd1-d3, laissait encore une position difficile pour les Blancs. 23. … fxe5

Grand Testimonial tendered to Mr William Steinitz - october 16th 1897.

Page 55: 1 La légende de Sissa, aux origines du jeu des Rois

Le Cavalier ne dispose d'aucune case intéressante. 23. … Cb4 24. Fc7!-Ta8 25. Thd1 mettait les Noirs face à de terribles problèmes, 25. … Tf7 tournant même à une faillite complète, à cause de 26. Txd7!!-Txd7 27. Fxe6+-Tf7 28. Fxa5!!. 24. exd5 L'une des pointes de la stratégie mise en œuvre par Lasker se révèle ici, avec l'impossibilité de l'échange, 24. … exd5? 25. Fxd5+-Rh8 26. Fxb7, qui coûterait un Pion inestimable, puisque plus rien ne pourrait s'opposer ensuite à la promotion du Pion b5 ! 24. … Rf7 25. Thd1! Avec l'idée cachée 26. fxe6+-Fxe6 27. Txc8!-Txc8 28. Td7+!-Rf6 29. Td6!-Te8 30. Tb6!- Te7 31. Fxe6-Txe6 32. Txb7, entrant dans une finale de Tours avec le Pion b5 passé, qui ferait à nouveau la différence. 25. … Re7 26. d6+! Ce Pion passé, contrôlant de surcroît des cases noires vitales, représente un atout décisif. 26. … Rf6 27. Re3! Empêchant l'activation 27. … e4, suivi de 28. … Re5. 27. … Txc1 28. Txc1-Tc8 29. Txc8-Fxc8 30. Fc2! En dépit de l'allègement de la position résultant de l'échange des Tours, nul répit n'est laissé aux Noirs. Le Fou va se repositionner sur la grande diagonale a8-h1, où il exercera sa puissance maximale ! 30. … Rf7 La défense du Pion par 30. … h6 (30. … g6?! serait pire, en offrant une cible supplémentaire au Fou blanc) se heurtait à 31. Fe4! Rf7 (31. … b6? 32. Fc6! imposerait aux Noirs de sacrifier leur Fou sur le Pion d) 32. Rd3!-Re8 33. Rc4, plaçant les Noirs devant un cruel dilemme : 33. … b6 34. Fc6+!-Rd8 35. Rd3!-Fd7 36. Re4! et les Blancs gagneront aisément en prenant e5. Un exemple : 36. … Fc8 (l'échange des Fous n'est pas à craindre pour les Blancs 36. Fxc6 bxc6 condamnant les Noirs à la perte de e6) 37. Rxe5-Fd7 38. h4-Fc8 39. f4-Fc8 40. g4-Fd7 41. Fxd7-Rxd7 42. h5 etc. Il en va de même pour la suite 33. … Rd7 34. Rc5! et les Noirs doivent troquer b6 et a5 contre le seul Pion d6 par 34. … b6+ 35. Rxb6-Rxd6 36. Rxa5 avec un gain technique blanc très simple. 31. Fxh7! Sans craindre l'enfermement 31. … g6 32. Re4-Rg7 (32. … Rf6 33. g4!-b6 34. g5+ reviendrait à peu près au même) 33. Rxe5-Rxh7 34. Rf6!, car la manœuvre imparable 35. Re7 suivi de 36. d7 récupère le Fou noir avec une finale de Pions écrasante. La victoire blanche est maintenant facile. 31. … b6 32. Re4-Rf6 33. g4-g5 34. Rf3-Rf7 35. Fe4-Re8 36. h4! Le gain pouvait s'obtenir également au centre par 36. Fc6+ suivi de 37. Re4. 36. … Rd7 37. h5-Re8 38. Re3… Les Noirs abandonnent. Le Roi et le Fou ne sont plus en mesure de lutter contre les deux Pions passés d et h. 1-0

Alekhine, le

champion scandaleux Le jeu d'Alexandre Alekhine (1892-1946) est à la mesure de ses ambitions. Il est à l’image de sa

personnalité controversée,

imprévisible et inspiré, logique et débridé. Assurément, une synthèse sublime du jeu flamboyant du Greco (1600-1634), du phrasé précieux et méthodique dicté par

Emanuel Lasker (à gauche) face à Siegbert Tarrasch, lors du tournoi de Saint-Pétersbourg (Russie), en 1914.

Au deuxième plan, de gauche à droite : Alexandre Alekhine, José Raul Capablanca et Frank Marshall.

Page 56: 1 La légende de Sissa, aux origines du jeu des Rois

Steinitz (1836-1900), de la précision psychologique magnifiée par Lasker (1868-1941), de l'indépendance d'esprit et de la fantaisie des stylistes de la révolution Hypermoderne prônée par Reti (1889-1929), et théorisée par Nimzovitch (1886-1935). Lorsque débute le 16 septembre 1927, à Buenos Aires, le match qui oppose Alekhine au gentleman cubain Jose Raul Capablanca, tenant du titre mondial, le passeport du Russe blanc porte la mention soviétique. Alekhine réside déjà à Paris, mais son décret de naturalisation n'est voté par l’Etat Français qu'à la fin du mois d'octobre, alors que débutent en Argentine les premières parties décisives du match. Alekhine est sacré le 29 novembre 1927, sur le score de 18,5 à 15,5. Et c'est la Marseillaise qui célèbre le premier Champion du Monde officiel de l'ère FIDE ! Au final, sur 34 parties jouées, Alekhine n’a concédé que trois défaites à l’implacable métronome cubain (+6=25-3), réputé jusqu'alors invincible. A son retour, la France acclame son héros. C’est alors qu'Alekhine entre en conflit ouvert avec les maîtres du Kremlin. Il dénonce les dérives du Stalinisme, auprès de ses amis artistes et intellectuels, à commencer par le peintre Marcel Duchamp (1887-1968), l'un des pères fondateurs de l'Art Contemporain. A partir de quoi, "le traître" est interdit de séjour à Moscou. En rétorsion, suivant l’adage "le roi édicte sa loi", Alkehine dénie à ses ex-compatriotes soviétiques toute prétention à un match pour le titre suprême. Et pourtant, tous les spécialistes considèrent que l'Estonien Paul Keres (1916-1975), et à une moindre mesure le Russe blanc Mikhail Botvinnik, de 5 ans son aîné, de par leurs brillants résultats en tournois individuels, sont des candidats légitimes à un défi mondial. Le constat des autorités échiquéennes soviétiques est amer, tout autant qu'impitoyable ! A leurs yeux, la jeune Fédération Internationale Des Echecs (FIDE), et son président Alexander Rueb (1882-1959), un juriste et diplomate hollandais élu en 1924, ont failli. A force de diplomatie, la situation semble devoir se débloquer en 1939. Un match officiel est conclu avec Botvinnik, alors âgé de 28 ans. Mais le déclenchement des hostilités en Europe stoppe net les préparatifs du challenge. Après quoi, la vie d'Alekhine s'inscrit dans la rubrique des Faits Divers. Au temps de l'Occupation allemande, le Russe blanc signe dans le "Pariser Zeitung", l’organe de presse officiel du régime nazi, à Paris, une abominable série d’articles de propagande antisémites. Les accusations larvées portées à son encontre depuis des années sont cette fois fondées. L’un de ces articles désolants s'intitule : "Echecs juifs et aryens. Une étude psychologique, fondée sur l’expérience échiquéenne, montrant le manque de force de conception et de courage des Juifs". En 1941, Alekhine participe au scandaleux Tournoi de Munich, organisé à l'invitation des dignitaires du régime d'ombre nazi. Après quoi, alcoolique et renié aussi bien par ses ex-amis français, que par ses ex-compatriotes d'Union Soviétique, Alekhine s'exile en Espagne franquiste, puis au Portugal, à partir de 1943. Le talent le plus pur que le noble jeu ait porté durant quinze siècles s'y éteint le 24 mars 1946, à sa table de travail, à Estoril, victime d'une crise cardiaque. Et malgré la honte, la haine et la calomnie, le 4e Champion du Monde d'échecs entre de plain pied dans le Panthéon réservé aux champions éternels. Après le décès d'Alekhine, nul n'empêchera plus l'ascension au firmament des virtuoses de la généreuse Ecole soviétique. Le 17 mai 1948, l'éminent Mikhail Botvinnik s'empare du titre officiel à Moscou. Ironie de l'histoire, le titre échoira sans discontinuer aux ex-compatriotes d'Alekhine durant près de trois décennies, jusqu'au sacre de l'excentrique et flamboyant GMI américain Bobby Fischer, vainqueur de Boris Spassky, le 2 septembre 1972, à Reykjavik (Islande).

Page 57: 1 La légende de Sissa, aux origines du jeu des Rois

10 Un langage universel : "Gens Una Sumus - Nous sommes une famille" 1927-2001 Dans les échecs, la beauté n’est pas une expérience visuelle comme en peinture. C’est une beauté plus proche de celle qu’offre la poésie. Je crois en effet que chaque joueur éprouve un mélange de deux plaisirs esthétiques : l’image abstraite, semblable à l’idée poétique lorsqu’on écrit; le plaisir sensuel de l’exécution idéographique de cette image sur les échiquiers. (…) Tous les joueurs d’échecs sont des artistes. Marcel Duchamp (1887-1968), morceaux choisis

Un Langage Universel La Fédération Internationale Des Echecs (FIDE) est créée le 20 juillet 1924, à Paris. L'acte constitutif est signé par les représentants de quatorze Etats membres, parmi lesquels, outre les nations traditionnelles d'Europe occidentale, l'Argentine, le Canada, la Roumanie. En 2001, la FIDE compte 159 membres, répartis sur les cinq continents. La pratique explose en Asie, notamment en Chine et en Inde, en Europe Occidentale, public féminin et scolaires, ainsi qu'aux

Etats-Unis, auprès des jeunes. En 1786, le savant et homme d'état américain Benjamin Franklin (1706-1790) écrivit pour la revue "Columbian Magazine" un court essai intitulé La Morale aux Echecs. Ce texte fondateur de l'un des plus grands esprits du 18e siècle est le premier écrit à thème échiquéen a avoir été publié sur le sol de la jeune République des Etats-Unis. Franklin y fait l'éloge du noble jeu, de ses qualités et de ses vertus. A cette date, les échecs avaient acquis leurs lettres de noblesse. A la fois fascinants et accessibles, ils étaient considérés par tous et partout comme un langage universel, au même titre que la musique. En 2001, les échecs sont pratiqués avec bonheur par des millions d'adeptes sur les cinq continents. La Morale aux Echecs, de Franklin Il ne faut pas croire que les échecs ne soient qu'un délassement, un amusement frivole. Ils font naître et fortifient en nous plusieurs qualités précieuses et utiles dans le cours de notre existence. La vie humaine ressemble à une partie d'échecs où nous trouvons des adversaires et des compétiteurs avec lesquels il nous faut lutter, et où se rencontrent mille circonstances difficiles qui mettent notre prudence à l'épreuve. L'habitude de jouer aux échecs nous donne :

Anatoli Karpov (né en 1951), devant le Musée Olympique, après sa victoire contre Anand en finale du championnat du monde, à Lausanne (Suisse), en janvier 1998.

Page 58: 1 La légende de Sissa, aux origines du jeu des Rois

1. La prévoyance, qui nous apprend à lire dans l'avenir, et à voir les conséquences de telle ou telle action. En effet, le joueur ne se demande-t-il pas à chaque instant : si je joue cette pièce, quelle sera ma nouvelle position ? Mon adversaire pourra-t-il s'en faire une arme contre moi ? Que pourrai-je jouer pour soutenir ma pièce, ou pour me défendre de ses attaques ? 2. La circonspection, qui nous fait apercevoir le rapport de différentes pièces entre elles, leur position, les dangers auxquels elles sont exposées à chaque instant, l'appui qu'elles peuvent se prêter mutuellement, les chances de telle ou telle attaque de la part de notre adversaire, et les différentes manières de parer ses coups. 3. La prudence, qui nous empêche de jouer avec trop de précipitation ; et cette habitude ne s'acquiert qu'en observant strictement les règles du jeu : ainsi, lorsque vous avez touché une pièce, vous devez la jouer à une place où à une autre, et si vous l'avez mise sur une case, vous devez l'y laisser. C'est l'image de la vie humaine, et surtout de la guerre, où nous devons supporter les conséquences de notre imprudence. 4. Enfin, la persévérance, qui nous apprend à ne jamais désespérer, quelque mauvaises que paraissent nos affaires au premier coup d'œil. Il y a tant de ressources dans ce jeu, qu'il arrive souvent qu'après avoir mûrement réfléchi, l'on trouve enfin le moyen de sortir d'une difficulté que l'on avait d'abord jugée insurmontable. D'ailleurs, la négligence de notre adversaire peut encore nous faire remporter la victoire, surtout si le succès lui a donné de la présomption, et si son attention n'est plus aussi soutenue. Mais pour que ce jeu soit le premier de tous, il faut contribuer, par tous les moyens possibles, au plaisir qu'il procure. Vous éviterez donc tout geste, toute parole désagréable, car l'intention des deux parties est de bien passer le temps. Pour arriver à ce but, il faut convenir : 1. D'observer rigoureusement les règles, car, du moment où il serait permis de les enfreindre, où faudrait-il s'arrêter ? 2. De ne jamais faire, avec connaissance de cause, une fausse marche pour sortir d'embarras ou pour obtenir un avantage, car on ne peut plus avoir de plaisir à jouer avec une personne de mauvaise foi. 3. Si votre adversaire réfléchit longtemps avant de jouer, de ne pas le presser, et de pas paraître ennuyé, comme font ceux qui regardent souvent à leur montre, qui prennent un livre pour lire, qui chantent, qui sifflent, qui font du bruit avec leurs pieds, qui promènent leurs mains sur la table, car toutes ces petites manœuvres déplaisent et détournent l'attention. 4. De ne pas chercher à tromper son adversaire, en se plaignant, lorsque cela n'est pas, d'avoir fait un mauvais coup, et de ne pas lui dire qu'on a perdu la partie, dans l'espoir de le rassurer contre les pièges qui lui sont tendus; ce n'est point par supercherie, mais par son talent qu'il faut remporter la victoire. 5. D'observer le plus profond silence, lorsque l'on est simple spectateur. En effet, en donnant son avis, vous offensez les deux parties : d'abord celui contre lequel vous parlez, puisque vous risquez de lui faire perdre la partie; ensuite la personne que vous conseillez, car vous lui ôtez le plaisir de trouver le coup elle-même. Il faut encore se garder, après un ou plusieurs coups, de replacer les pièces pour montrer que l'on aurait pu mieux jouer, car cela déplaît généralement, et peu amener des discussions pour rétablir le jeu. Si vous désirez montrer ou exercer votre talent, faites-le en jouant vous-même une partie, quand l'occasion se présentera ; cela vaut mieux que de se mêler du jeu des autres. N'oublions pas non plus de parler du joueur qui, lorsqu'il est battu, cherche à excuser sa défaite avec des phrases banales, telles que : "Votre manière de débuter m'a troublé. Je ne suis pas habitué à ces pièces. Vous avez été trop long, etc." Car celui qui, à ce jeu, a recours à des moyens aussi petits, manque de courtoisie, et montre peu d'élévation dans le caractère. Aux échecs, l'amour-propre est satisfait quand on remporte la victoire, mais il n'y a pas de honte à être battu.

Page 59: 1 La légende de Sissa, aux origines du jeu des Rois

Echecs au Féminin Au crépuscule du 19e siècle, les joueurs d'échecs se sont murés dans leurs tours d'ivoire. Mais les échecs ne sont pas qu'un jeu masculin. Au Moyen Age, il n'était pas une gente dame qui ne sache y jouer. L'histoire est remplie de duels courtois, où la sensualité se mêle à la volonté de vaincre. Déjà, les virtuoses du Califat de Bagdad avaient vidé le jeu de sa substance guerrière prééminente. Vers 800, les premiers Grands Maîtres de la cour avaient inventé les ancêtres des Problèmes modernes, dont le plus célèbre a traversé les siècles sous le nom de "Mat de la Princesse Dilaram". La belle princesse excellait aux échecs. Enjeu d'une partie masculine, elle se sauva d'un cruel déshonneur en délivrant habilement la suite des coups gagnants à son époux, un piètre joueur, mais un parieur invétéré. Le 23 juin 1897, Misses Rudge, Fagan et Thorold, ainsi que 17 autres participantes, enclenchent les pendules du 1er Tournoi International féminin de l'histoire. Le théâtre de cette confrontation est un salon élégant de l’hôtel Cecil, à Londres. Sur cette même lande progressiste de Grande-Bretagne, d’où s’émancipera en 1903 le mouvement revendicatif du Droit de Vote aux Femmes, dit des "Suffragettes", ces dames envoient un gigantesque coup de bottillon à lacets dans la fourmilière arrogante et mécanique des joueurs d’échecs. Elles joutent avec effets, en

jupons et dentelles, aussi ardentes à l’empoigne que leurs condisciples masculins. Mais sans jamais se départir de leur grâce naturelle ! Le Tournoi s'achève le 3 juillet 1897 sur une victoire éclatante de Miss Mary Rudge. La première championne officielle de l'histoire remporte ce tournoi inaugural sur le score quasiment idéal de 18 victoires et une partie nulle, sur 19 parties jouées. En 1902, la brillante problémiste anglaise Edith Baird (1859-1924), née Winter-Wood, enfonce un nouveau clou dans la forteresse hermétique des joueurs masculins. Elle publie une extraordinaire compilation de 700 problèmes d'échecs, tous superbement illustrés de fins diagrammes dessinés à la plume, sous le titre de Seven Hundred Chess Problems (Londres, 1902, à l'Imprimerie du Roi). Le traité de Miss Baird est aussitôt considéré comme l'un des plus beaux traités de composition échiquéenne jamais édités en Europe. Miss Vera est une diva ! En 1927, Vera Menchik, une joueuse russe phénoménale, âgée de 21 ans, devient la première femme Championne du Monde d'échecs, à Londres. Elle foudroie avec sang froid et talent, quelques-uns des joueurs masculins les plus éminents de son temps, à commencer par le GMI hollandais Max Euwe, 5e Champion du Monde de 1935 à 1937. La diva défendra victorieusement son titre sept fois à la suite, ce qui constitue un record dans les annales. Mais cette championne éblouissante, "la première femme à jouer aussi bien que les hommes", selon le Maître soviétique Salo Flohr, sera emportée par le tragédie de la barbarie humaine, au faîte de la seconde Guerre Mondiale. La divine Vera avait épousé en 1937 le joueur anglais Rufus Stevenson, auprès duquel elle résidait à Londres. Elle y décède le 27 juin 1944, victime d’un bombardement de l'aviation nazie sur la capitale britannique.

Affiche du deuxième tournoi féminin, disputé à Londres (Angleterre), en 1898.

Page 60: 1 La légende de Sissa, aux origines du jeu des Rois

A l'aube des années 90, une nouvelle étoile rayonne parmi l'élite masculine. Judit Polgar, comme ses sœurs Zsofia et Zsuza, excelle dans l'art de bien aux jouer aux échecs. Judit est née en 1976, en Hongrie. Championne du monde des moins de 14 ans, l'adolescente se pare du titre honorifique de plus jeune Grand Maître International Masculin, en 1991. Adepte d'un jeu incisif, aussi intuitif que solide, la "Reine Judit", comme l'a surnommeront avec admiration ses nouveaux collègues, n'est alors âgée que de 15 ans. En 2001, la virtuose hongroise occupe le 21e rang de la hiérarchie mondiale.

FIDE et boycott soviétique La FIDE préside aux destinées de la communauté échiquéenne mondiale. L'idée de la création d'une Fédération Internationale des Echecs revient au dirigeant français Pierre Vincent (1878-1956), alors secrétaire général de la jeune Fédération Française des Echecs (FFE), créée en 1921. Si les débats préliminaires se tiennent à Paris, l'acte constitutif du nouvel organe de représentation des échecs dans le Monde, appelé FIE, est signé officiellement à Zurich (Suisse), le 20 juillet 1924. Les cosignataires de cette charte inaugurale sont au nombre de 14, parmi lesquels l'Argentine, le Canada et la Roumanie. Une première absence est compréhensible, celle des représentants de l'Union

Soviétique. Un second bémol, les représentants américains n'accordent qu'un crédit relatif à cette institution sans ressources, ni programme clairement défini. A ce titre, l'une des premières décisions votées est pour le moins surprenante. Sur la proposition du délégué italien, Alberto Fidi, le sigle naturel FIE est converti en FIDE. L’explication tient en un mot. L’homographe latin du sigle officiel, le vocable fide, signifie "foi". Les dirigeants anglo-saxons demeurent dubitatifs. Ils sont traditionnellement plus prosaïques. Avec une pointe d’ironie, ils rebaptisent l’institution fee-day, autrement dit "à l’usage d’un jour". Est-ce pour régler ces conflits latents, que les délégués élisent un diplomate ? Quoi qu'il en soit, Alexandre Rueb (1882-1959), juriste et diplomate hollandais, sera réélu à la présidence de l'institution de 1924 à 1949. Après une période de flottement initiale, les premières actions engagées sont remarquables. En 1927, la FIDE organise conjointement le premier Championnat du Monde féminin et le premier Tournoi officiel par équipes, à Londres. La fantastique joueuse russe Véra Menchik (1906-1944) se pare du premier titre féminin, tandis que la Hongrie remporte ces premières Olympiades. Les seules absences notables et préjudiciables sont celles des virtuoses allemands et autrichiens, mis au ban de la Société des Nations après le cataclysme de la première guerre mondiale, celle des joueurs soviétiques, pour cause de boycott, ainsi que celle des Américains, traditionnellement isolationnistes. Ces derniers révisent néanmoins leur jugement initial dès les Olympiades suivantes, disputées à La Haye (aux Pays-Bas), en 1928. Emmenés par un flamboyant Frank Marshall (1877-1944), l'équipe des Etats-Unis se pare de l’or, de même qu'en 1931, lors de l'édition de Prague.

Logo et devise (Gens una sumus) de la Fédération internationale des échecs.

Page 61: 1 La légende de Sissa, aux origines du jeu des Rois

Entre-temps, le premier code universel des Lois du Jeu est entré en vigueur, en 1929. A mesure que le nombre de fédérations affiliées s'accroît, les ressources de la jeune institution augmentent, de même que sa légitimité. Mais le monde est déjà en proie aux conséquences dramatiques du krach boursier de 1929 : crise sociale et idéologique, fascisme et montée du nazisme. La FIDE subit le contrecoup des tensions politiques qui régissent l'entre deux guerres. En conséquence, ses fondations vacillent. En outre, l'URSS persiste dans son boycott ! La raison est un obstacle politique majeur, appelé Alexandre Alekhine (1892-1946). Alekhine est l’un des cinq champions (avec Lasker, Capablanca, Tarrasch et Marshall), auxquels le tsar Nicolas II a décerné le titre honorifique de Grand Maître, lors de la cérémonie de clôture du Tournoi de Saint-Pétersbourg, le 22 mai 1914. Après quoi, Alekhine a adhéré à l’idéal communiste, lorsque les Bolcheviks ont renversé le Tsar, en 1917. Mais le russe blanc a modifié sensiblement son opinion sur le collectivisme, dès l'aube des années 20. A Paris, où il réside désormais, il multiplie les diatribes anti-soviétiques, et dénonce auprès de ses ex-compatriotes en exil les dérives du Stalinisme, dès 1928. Or, Alekhine a été sacré Champion du Monde en 1927, à Buenos-Aires (Argentine), un mois seulement après avoir été naturalisé Français. Le nouveau champion est à présent dénoncé à Moscou comme un individualiste, un dangereux subversif, un suppôt du capitalisme. Au final, il faudra attendre la mort d'Alekhine, en 1946, pour que l'URSS intègre la FIDE. Après quoi, nul n'empêchera plus l'accession fulgurante des virtuoses de l'école soviétique. En 2001, la FIDE compte 159 fédérations affiliées et les échecs sont pratiqués chaque jour avec bonheur par des millions d'adeptes sur les cinq continents. Gens Una Sumus, "Nous sommes une famille".

Kaïssa, la muse informatique Les informaticiens éprouvent une fascination pour les échecs. Les échecs les transportent dans des dimensions infinies, qui échappent à leur entendement. A la fin des années 1940, le mathématicien anglais Allan Turing (1912-1954) définit les fondements de la programmation échiquéenne moderne. Ses recherches donnent naissance à un premier prototype complexe, construit sur le modèle d'un cerveau artificiel. La créature est stimulée manuellement. Il n’en demeure pas moins qu’elle joue et perd, en 1951, la première partie disputée par un programme informatique. Après le vol inaugural du satellite Spoutnik 1, le 4 octobre 1957, les progrès de la jeune science s’accélèrent à la vitesse de la Lumière. La balistique, science du mouvement des corps lancés dans l’espace (fusées et lanceurs de missiles intercontinentaux), nécessite en effet des programmes colossaux, seuls capables de gérer le calcul des millions de variables aléatoires induites. Les équipes d'ingénieurs recrutés par les agences spatiales soviétiques et américaines façonnent les premiers cerveaux artificiels véritables, qu'ils logent dans de vastes pièces climatisées de la taille d'un terrain de handball. Le postulat de la recherche fondamentale est déjà le suivant : si les savants parviennent à inculquer à un cerveau artificiel le

Mini Sensory Chess Chalenger. Echiquier électronique portable, produit Fidelity

Electronics / Rexton.

Page 62: 1 La légende de Sissa, aux origines du jeu des Rois

mode de raisonnement inhérent à un joueur d’échecs, alors le cerveau artificiel aura franchi un palier décisif dans le domaine spécifique de la prise de décisions. Les joueurs s’enfoncent dans un dédale de possibles, dès qu’ils poussent un Pion. En 1948, le problémiste yougoslave Nenad Petrovic a calculé que la position type de départ (32 pièces, sur deux rangs) recelait dans l'absolu 1018900 parties possibles. Le calcul de Petrovic prend en compte les coups jugés impossibles. Il est clair néanmoins que le nombre de combinaisons envisageables aux échecs défie l’entendement. En 1963, l'ex-champion du Monde soviétique Mikhaïl Botvinnik est associé à un programme de recherche expérimental soviétique. Le fruit de l'association de ces deux expertises, échiquéenne et informatique, est le premier ordinateur d’échecs abouti, que ses auteurs baptisent du nom poétique de Kaïssa, la muse des échecs. En 1966, Kaïssa affronte lors d'un premier duel historique son rival américain Stanford IBM 7090, réputé surpuissant. Le score est de 3 à 1 en faveur de la muse soviétique. Les confrontations de ce type sont prisées des chercheurs. Elles contribuent à étalonner les valeurs. Elles sont également propices à des rencontres fructueuses, en un temps où les dirigeants politiques des deux blocs antagonistes réprouvent à priori ces échanges de matière grise. Après quoi, les programmes échiquéens fleuriront sur la scène internationale, comme les bourgeons au printemps. En 1974, le premier Championnat du Monde officiel des programmes est disputé à Stockholm, en Suède. Il est remporté par une évolution de Kaïssa. Un bleu encore plus profond Kasparov versus IBM, actes I et II. "Si je perds, cela signifie que les ordinateurs nous menacent désormais dans les dernières sphères qui étaient sous contrôle humain, comme l'art, la littérature ou la musique". C'est par cette déclaration fracassante du 13e Champion du Monde qu'a débuté, en février 1996, à Philadelphie (Etats-Unis), le match opposant Garry Kasparov au programme informatique Deep Blue. La créature conçue par les ingénieurs d'IBM est une monstre technologique capable d'analyser jusqu'à "50 milliards de positions en trois minutes", révèle les communiqués de presse. Pourquoi trois minutes ? Parce qu'il s'agit du temps moyen de réflexion affecté à chaque coup, lors d'une partie jouée à l'ancienne cadence traditionnelle, soit 40 coups en 2 heures. C'est colossal, démesuré, gigantesque ! Et pourtant, le cerveau humain est parvenu à remporter son challenge contre cet incroyable cerveau artificiel. Mais au prix de quelle incertitude !? Le résultat final fut de 4 gains pour le champion russe, contre 2 victoires pour l'apatride Deep-Blue. Un an plus tard, la gamme des couleurs bleues vire au noir pour le cerveau humain. Le 11 mai 1997, le flamboyant Garry Kasparov est vaincu par une évolution technologique de la créature, baptisée ironiquement par les journalistes américains Deeper Blue, soit d'un "bleu encore plus profond". L'homme a déjoué face à la machine, à moins que ce ne soit l'implacable machinerie mise en œuvre qui ait fait déjouer l'homme !? Un cataclysme s'abat sur la communauté échiquéenne mondiale. Ce second défi irréel est en revanche une superbe affaire pour la firme américaine IBM, généreux sponsor et conceptrice du programme, l'impact publicitaire global de ce duel revanche ayant été estimé à 100 millions de dollars, par le Wall Street Journal.