1 Daniel Droixhe - uliege.be · J.G.Macors, amis depuis le Collège de Liège, publièrent une...

31
1 Une Pasquèye istorique so tote li sinte botique. Le jubilé de 1846 à Liège selon Hasserz, chanteur de rues Daniel Droixhe (Universités de Bruxelles et de Liège) Le chansonnier Joseph Mousset dit Hasserz (1799-1870) évoque, en parlant de lui à la troisième personne, quelques-unes de ses principales compositions wallonnes dans une Plinte dès sints èt dès muzicyins conte Monsègneûr 1 . Dji v’ va tchanter ’ne pitite paskèye, Qui v’ n’avez måy oyou l’ parèye. Surloumé l’ Béranger lîdjwès, Dji v’ va fé rîre di mès couplèts. Lon la la, po ç’ côp-là, Sint Roch ni danse pus l’ polka 2 . Il a l’ôte djoû fêt l’ grosse awèye Qui fêt rîre totes lès djônès fèyes 3 . Il a fêt l’ pasquèye istorike Qu’èst fête so tote li sinte botique… Je vais vous chanter une petite pasquille, Dont vous n’avez jamais entendu la pareille. Surnommé le Béranger liégeois, Je vais vous faire rire de mes couplets. Lon la la, pour le coup, Saint Roch ne danse plus la polka. Il a l’autre jour fait la grosse aiguille Qui fait rire toutes les jeunes filles. Il a fait la pasquille historique Qui est faite sur toute la sainte boutique… 1 Un feuillet imprimé, s. l. n.d. L’œuvre du chansonnier est aujourd’hui répartie entre deux fonds principaux : la Bibl. des Dialectes de Wallonie à Liège (citée BDW ci-dessous), dossier « Hasserz » ; le n° 7135 du Fonds Capitaine à la Bibl. centr. de la Ville de Liège. Chaque ensemble comporte une bibliographie manuscrite établie par l’auteur, destinée à l’impression d’un recueil général de ses chansons. Elle s’intitule Œuvres de Joseph Hassertz dans le premier fonds (désormais Œuvres), Titres des chansons et pasquèyes ci-jointes dans le second (Titres). Ces « récapitulations », différentes, seraient à comparer. Une lettre adressée à Ulysse Capitaine en 1859 lui propose d’acquérir, de la seconde liste, fragmentaire, les chansons qu’il ne posséderait pas. Le Fonds Capitaine conserve les manuscrits de nombreuses chansons envoyés par l’auteur au collectionneur liégeois. Un autre courrier joint montre que Hasserz songeait à une édition générale de sa production. Sauf exception, on a transcrit en orthographe Feller les titres des œuvres, ce qui n’est pas bibliographiquement correct mais offre des avantages pratiques. 2 Pour le sens, v. ci-dessous. 3 Li grosse awèye « La grosse aiguille » figure dans les Chansons wallonnes par J. Hasserz, imprimées par L. Tilkin, dont un exemplaire de la BDW porte la date « juin 1847 » (Œuvres, 43). Cette pasquille grivoise plaisante les expédients auxquels doivent recourir les filles qwand èles sont sins-ovrèdje, qu’èles n’ont pus rin à « quand elles sont sans travail, qu’elles n’ont plus rien à faire ». Elle fut sans nul doute une des pièces les plus appréciées de Hasserz. En témoigne Li p’tit bouh’tê « Le petit étui à aiguilles », non moins salace, où il écrit qu’on « entend partout, dans la rue et sur les quais », les « chansons qu’un Liégeois nous a faites ». Mês l’ cisse qu’on-z-inme li mîs, qu’a todi fêt mèrvèye, / vos l’ kinohez come mi, c’èst l’ cisse dè l’ grosse awèye « Mais celle qu’on aime le plus, qui a toujours fait merveille, / vous la connaissez comme moi, c’est celle de la grosse aiguille ». La métaphore est volontiers réutilisée, par exemple dans son Départ des conscrits de l’an 1868.

Transcript of 1 Daniel Droixhe - uliege.be · J.G.Macors, amis depuis le Collège de Liège, publièrent une...

Page 1: 1 Daniel Droixhe - uliege.be · J.G.Macors, amis depuis le Collège de Liège, publièrent une brochure intitulée Au congrès libéral sur la question du programme (Liège, Oudart,

1

Une Pasquèye istorique so tote li sinte botique.

Le jubilé de 1846 à Liège selon Hasserz, chanteur de rues

Daniel Droixhe (Universités de Bruxelles et de Liège)

Le chansonnier Joseph Mousset dit Hasserz (1799-1870) évoque, en parlant de lui à la troisième personne, quelques-unes de ses principales compositions wallonnes dans une Plinte dès sints èt dès muzicyins conte Monsègneûr1.

Dji v’ va tchanter ’ne pitite paskèye, Qui v’ n’avez måy oyou l’ parèye. Surloumé l’ Béranger lîdjwès, Dji v’ va fé rîre di mès couplèts. Lon la la, po ç’ côp-là, Sint Roch ni danse pus l’ polka2. Il a l’ôte djoû fêt l’ grosse awèye Qui fêt rîre totes lès djônès fèyes3. Il a fêt l’ pasquèye istorike Qu’èst fête so tote li sinte botique…

Je vais vous chanter une petite pasquille, Dont vous n’avez jamais entendu la pareille. Surnommé le Béranger liégeois, Je vais vous faire rire de mes couplets. Lon la la, pour le coup, Saint Roch ne danse plus la polka. Il a l’autre jour fait la grosse aiguille Qui fait rire toutes les jeunes filles. Il a fait la pasquille historique Qui est faite sur toute la sainte boutique…

1 Un feuillet imprimé, s. l. n.d. L’œuvre du chansonnier est aujourd’hui répartie entre deux fonds principaux : la Bibl. des Dialectes de Wallonie à Liège (citée BDW ci-dessous), dossier « Hasserz » ; le n° 7135 du Fonds Capitaine à la Bibl. centr. de la Ville de Liège. Chaque ensemble comporte une bibliographie manuscrite établie par l’auteur, destinée à l’impression d’un recueil général de ses chansons. Elle s’intitule Œuvres de Joseph Hassertz dans le premier fonds (désormais Œuvres), Titres des chansons et pasquèyes ci-jointes dans le second (Titres). Ces « récapitulations », différentes, seraient à comparer. Une lettre adressée à Ulysse Capitaine en 1859 lui propose d’acquérir, de la seconde liste, fragmentaire, les chansons qu’il ne posséderait pas. Le Fonds Capitaine conserve les manuscrits de nombreuses chansons envoyés par l’auteur au collectionneur liégeois. Un autre courrier joint montre que Hasserz songeait à une édition générale de sa production. Sauf exception, on a transcrit en orthographe Feller les titres des œuvres, ce qui n’est pas bibliographiquement correct mais offre des avantages pratiques. 2 Pour le sens, v. ci-dessous. 3 Li grosse awèye « La grosse aiguille » figure dans les Chansons wallonnes par J. Hasserz, imprimées par L. Tilkin, dont un exemplaire de la BDW porte la date « juin 1847 » (Œuvres, 43). Cette pasquille grivoise plaisante les expédients auxquels doivent recourir les filles qwand èles sont sins-ovrèdje, qu’èles n’ont pus rin à fé « quand elles sont sans travail, qu’elles n’ont plus rien à faire ». Elle fut sans nul doute une des pièces les plus appréciées de Hasserz. En témoigne Li p’tit bouh’tê « Le petit étui à aiguilles », non moins salace, où il écrit qu’on « entend partout, dans la rue et sur les quais », les « chansons qu’un Liégeois nous a faites ». Mês l’ cisse qu’on-z-inme li mîs, qu’a todi fêt mèrvèye, / vos l’ kinohez come mi, c’èst l’ cisse dè l’ grosse awèye « Mais celle qu’on aime le plus, qui a toujours fait merveille, / vous la connaissez comme moi, c’est celle de la grosse aiguille ». La métaphore est volontiers réutilisée, par exemple dans son Départ des conscrits de l’an 1868.

Page 2: 1 Daniel Droixhe - uliege.be · J.G.Macors, amis depuis le Collège de Liège, publièrent une brochure intitulée Au congrès libéral sur la question du programme (Liège, Oudart,

2

Peu embarrassé, on le voit, des redites et du rire faciles, le chansonnier forain conservait une place particulière, dans sa production, à la Pasquèye istorique so tote li sinte botique, qui constitue son premier essai dans le domaine dialectal. Ainsi la présente-t-il dans un Court abrégé précis historique de Jacques-Charles-Joseph Hasserz, adressé à la fin de sa vie à l’imprimeur Carmanne4. Il y raconte comment, après une existence militaire agitée en tant que tailleur ou instructeur, « il commença sa première pasquée wallonne pour le jubilé de 1846 et il a continué jusqu’à ce jour ». Il nous apprend aussi que, « pour demander à Dieu le rétablissement de sa santé qui s’augmente plus tôt que de diminuer, jours et nuits, en souffrance, il brûla pour la gloire du Créateur deux volumes contenant un mille et dix cents chansons en français et wallon dont il ne peut se ressouvenir que d’une trentaine »… 1. Le jubilé de 1846 dans la littérature wallonne La pièce dont il est ici question concerne en effet le fameux jubilé de juin 1846, marqué par la commémoration du six-centième anniversaire de l’institution de la Fête-Dieu. Celle-ci était due, ainsi que l’écrit Voltaire dans l'Essai sur les mœurs, à « une religieuse de Liége, nommée Moncornillon, qui s'imaginait voir toutes les nuits un trou à la lune », et qui, ayant reconnu là le symbole d’un défaut dans l’Église, fit promouvoir la fête du Saint-SacrementErreur ! Source du renvoi introuvable.5. Le souvenir de sainte Julienne de Cornillon avait donné lieu, en 1746, à un autre jubilé accordé par le moderniste Benoît XIV - d’où, peut-être, la référence voltairienne. La littérature wallonne, si l’on s’en tient aux textes conservés, ne paraît pas avoir participé alors à la célébration. La guerre de Succession d’Autriche, qui régnait particulièrement sur le pays de saint Lambert, occupait sans doute davantage les esprits. Par contre, la commémoration suivante suscita une flambée de chansons à laquelle le climat politique du moment n’est évidemment pas étranger. Le 31 mars s’était constitué un gouvernement catholique homogène. Certains éprouvèrent le besoin d’une opposition forte réconciliant les deux organisations rivales nées l’année précédente. D’une part, l’Union libérale se trouvait noyautée par de jeunes libéraux de tendance « progressiste » et « démocratique », « avancés » et « radicaux » principalement issus de la Parfaite Intelligence, pour lesquels « le fondement de l’esprit de la loge est le

4 Abrégé figurant en tête de la liste des Œuvres. 5 Essai sur les moeurs, éd. R. POMEAU, Classiques Garnier, Paris, Bordas, 1990, t. I, chap. LXIII, État de l'Europe au XIIIe siècle, p. 638. Cité par Th. GOBERT, Liège à travers les âges. Les rues de Liège, nouvelle éd. du texte original de 1924-29, Bruxelles, Ed. Culture et Civilisation, 1975 sv., t. IV, p. 334. Sur la genèse de la Fête-Dieu, cf. J.-P. DELVILLE, Fête-Dieu (1246-1996) : Vie de sainte Julienne de Cornillon, Louvain-la-Neuve, Université Catholique de Louvain., 1999 (Publications de l'Institut d' Études Médiévales. Textes, études, congrès, 19/2).

Page 3: 1 Daniel Droixhe - uliege.be · J.G.Macors, amis depuis le Collège de Liège, publièrent une brochure intitulée Au congrès libéral sur la question du programme (Liège, Oudart,

3

progrès » et « son action doit prendre un caractère foncièrement social ». D’autre part un groupe de vieux libéraux, « modérés » et « constitutionnels », avait fait sécession dans une Association libérale privilégiant, « avant la question sociale, la grande lutte idéologique contre l’esprit de domination des catholiques, la défense de la laïcité »6. Tensions étrangères aux lettres dialectales ? Ce serait ignorer que, parmi les fers de lance du mouvement « progressiste », figurent les écrivains wallons François Bailleux, Joseph Lamaye et Charles Wasseige7. L’organe de presse de ces « jeunes » est le Libéral liégeois, tandis que les « modérés », dont fait partie Théodore Weustenraad, s’expriment notamment dans le Journal de Liège. On comprend que les comptes rendus respectifs du jubilé fournissent des éclairages quelque peu différents sur les aspects chansonnés dans cette littérature de circonstance. François Bailleux fut l’un des « deux jeunes écrivains » qui soumirent un progamme commun de réconciliation au Congrès libéral ouvert à Bruxelles, à l’Hôtel-de-Ville, le 14 juin 1846, au plus fort de la célébration8. Dès l’adolescence, Bailleux, écrit son ami Alphonse Le Roy, professeur à l’Université et également écrivain wallon, « s’était formé des opinions précises sur plusieurs des grands problèmes qui tourmentent les sociétés modernes » et rêvait déjà de jouer « un rôle actif dans les affaires de son pays »9. Les jeunes libéraux réclamaient l’indépendance absolue du pouvoir civil à l’égard de l’autorité ecclésiastique : l’organisation du jubilé leur fournit mainte occasion de protester contre les empiètements de l’Église, par exemple quand elle prétendit interdire la vente d’objets pieux par les colporteurs dans les environs de la collégiale

6 A. CORDEWIENER, Organisations politiques et milieux de presse en régime censitaire, Liège, Université de Liège, 1976, p. 319 (Bibl. de la Fac. de Philos. et Lettres, 220). 7 Cf. CORDEWIENER, p. 318-21, 326-27, etc. Le dramaturge Jean-Joseph Fourdrin, qui écrit en français, appartient au même groupe : cf. X. de THEUX DE MONTJARDIN, Bibliographie liégeoise, Bruges, 1885 (désormais DT); Nieuwkoop, De Graaf, 1973, col. 953, 958, 965 (L’industrie), 1034 (Robespierre), etc. L’activité politique de Lamaye est dûment évoquée dans Le romantisme au pays de Liège. Catalogue de l’exposition, Liège, Liège, Musée des Beaux-Arts, 1955, p. 69. La notice sur Bailleux est plus discrète, concernant son engagement. 8 J.d.L., 6-7 juin, 13-14 juin , premier compte rendu dans le n° du 15 juin, etc. 9 Notice dans l’Annuaire de la Société liégeoise de littérature wallonne 3, 1867, p. 43-87. Bailleux et l’avocat J.G.Macors, amis depuis le Collège de Liège, publièrent une brochure intitulée Au congrès libéral sur la question du programme (Liège, Oudart, 1846 ; DT, col. 1021). Parmi les mesures préconisées figuraient l’abaissement du cens électoral, l’instauration d’un impôt sur le revenu, l’abolition des octrois, défavorables aux « familles peu aisées » - une « série d’améliorations à introduire dans l’intérêt des classes ouvrières » (LE ROY, p. 48). On déplora que leur programme, « passablement compliqué », comportait des points «qui n’ont aucun caractère politique, qui n’établissent aucune démarcation entre les libéraux et les catholiques ». « Ainsi, comment faut-il améliorer la condition des classes ouvrières, régler le travail des enfants et des femmes dans les manufactures ? Comment faut-il obvier aux inconvénients des octrois ? Comment faut-il réorganiser les bureaux de bienfaisance, les hospices et les monts-de-piété, etc. ? etc. ? ce sont là des questions très-utiles, sans doute ; mais qu’un congrès libéral ne nous paraît pas appelé à résoudre, parce qu’elles ne sont point politiques… » (J.d.L., 10-11). On notera que Hasserz donna notamment deux chansons sur l’une de ces « questions très-utiles » : Lès-amplwèyés d’ l’octrwa et L’abolicion dès-octrwas (Titres, 150-51). L’image de Le Roy fournie par P. Nève de Mévergnies dans le Liber memorialis de l’Université, endossée dans Le romantisme au pays de Liège, p. 71, est marquée d’un esprit partisan et très injuste.

Page 4: 1 Daniel Droixhe - uliege.be · J.G.Macors, amis depuis le Collège de Liège, publièrent une brochure intitulée Au congrès libéral sur la question du programme (Liège, Oudart,

4

Saint-Martin (voir ci-dessous). Moins attachés à la laïcité qu’à un projet socio-politique « avancé », ces mêmes « démocrates » se voyaient reprocher par l’autre tendance « une certaine complaisance, du côté de la théocratie, sous prétexte que la liberté est le cri le plus sublime de l’Évangile ! » - stratégie qui a pu influer sur la manière, parfois ambiguë, d’apprécier la manifestation commémorative. Reste que celle-ci aiguisa la verve des uns et des autres, dans leur registre idéologique respectif. Bailleux venait de publier avec Joseph Dejardin, en 1844, le Choix de chansons et poésies wallonnes consacrant le premier grand renouveau des lettres dialectales, avant Defrecheux, Lèyîz-m’ plorer et la fondation de la Société liégeoise de littérature wallonne, dix ans plus tard. Cette renaissance est étroitement associée à l’agitation politique. En témoigne, dès 1838, la Pitite rèsponse dè maçon å mand’mint d’ l’évèque de Lamaye, qui vise la condamnation de la franc-maçonnerie par l’évêque de Liège, Mgr

Van Bommel10. Le célèbre Pantalon trawé du curé Duvivier, hymne, pour ainsi dire, de la nostalgie poujadiste, parut l’année suivante. Il fut republié en 1842 dans un recueil intitulé Quelques chansons wallonnes, qui connut un très grand succès, à raison de « mille exemplaires enlevés en trois mois »11. Sur sa lancée, le curé publia la même année des Poésies wallonnes n° 2 qui attaquaient l’administration communale « maçonnique » dans Li cwène dè feû et une Péticion dè tchin dè l’ Réjince. Alphonse Le Roy, Théophile Fuss12 et Adolphe Picard13 réagirent par une Rèsponse dè tchin, publiée dans une Novèle colècsion d’ pasquèyes lîdjwèses, et Bailleux attaqua Duvivier dans Li feume di Minjdîrowe. C’est aussi l’année où Jean-Joseph Dehin contribua aux Chansons wallonnes publiées dans les Étrennes liégeoises. Bref, le recours au langage populaire et à la pasquèye entrait définitivement dans le champ-clos du combat politique.

Le Libéral liégeois ne se forcera pas pour déplorer l’infécondité généralisée du jubilé dans le domaine des arts14. Le « mauvais goût » a dominé. « La plupart des livres qui ont été mis en vente (…) étaient des reproductions d’ouvrages qui datent du siècle dernier », comme « la lourde et ennuyeuse Histoire de l’institution de la Fête-Dieu du Jésuite Bertholet », avec de « pauvres gravures sur cuivre » tirées de l’original15. Sur

10 Le romantisme…, n° 187. 11 Le romantisme…, n° 147. 12 Qui consacra une brochure à Théroigne de Méricourt. 13 Notice biographique dans l’Annuaire de la Soc. liég. de litt. wall. , 1880. 14 L .l., 26 juin. Je remercie N. VANWELKENHUYZEN de m’avoir communiqué ces renseignements. 15 Liège, Oudart, 1846 ; vendu par « la Librairie de Félix Oudart, rue St-Hubert, 3 et rue Sur-Meuse, 54 ; chez Grandmont-Donders et Spée-Zélis, libraires » (J.d.L., 19 juin), ainsi que par « J.G. Lardinois, éditeur, rue Vinâve-d’Île, n° 25-52 » et la « librairie de L. Duvivier-Stermin, quai de la Goffe, n° 25é (J.d.L., 10-11 juin). L’ouvrage du P. Bertholet avait paru en 1746 et 1781 : cf. X. de THEUX DE MONTJARDIN, Bibliographie liégeoise, Bruges, 1885 ; Nieuwkoop, De Graaf, 1973, col. 1017 (désormais cité DT).

Page 5: 1 Daniel Droixhe - uliege.be · J.G.Macors, amis depuis le Collège de Liège, publièrent une brochure intitulée Au congrès libéral sur la question du programme (Liège, Oudart,

5

l’étal du libraire voisinent « des recueils de prières » d’un « style froidement mystique et sans onction » et de « prétendues Esquisses historiques » : le journaliste vise ici un ouvrage d’Edouard Lavalleye16, professeur à l’université, qui habitait le mont Saint-Martin et qui nous procure par ailleurs un utile compte rendu des cérémonies17.

Pour terminer cette énumération de la littérature du Jubilé, nous mentionnerons la Complainte historique du Jubilé en 74 couplets et la Paskeye en wallon, qui en est la traduction abrégée, l’une et l’autre écrite d’un style naïf et champêtre, qui rappelle assez bien les complaintes traditionnelles de l’Enfant prodigue, d’Henriette et Damon, et de Geneviève de Brabant, avec la rime et la mesure en plus.

La Complainte et sa « traduction », la Paskèye so l’ djubilé, sont de l’avocat Victor Hénaux, poète, journaliste et frère de l’historien Ferdinand Hénaux18. Elles sortent toutes deux de l’atelier de Max Ghilain, l’imprimeur des milieux « avancés », installé au 26 du passage Lemonnier. Le Libéral liégeois, dont on sait qu’il montrait parfois une « complaisance » tactique envers la « théocratie », trouve ici l’occasion de manifester sa largeur de vues. Il découvre en effet, non sans raison, un certain charme « naïf » et de la bonacité au récit wallon d’une vie commencée au hil’tant covint d’ Cwègnon, au « brillant couvent de Cornillon », et qui se termina si piteusement au terme d’une vie d’errance fugitive.

16 Mins sûr’mint, si-eûre èsteût v’nowe, Djulène si sintéve mori ; Lèy, èle ni d’mandéve nin mîs ; Si pôve cwér èsteût si flåwe ! Èt d’héve å bon Diu si sovint : Sègneûr, ni m’ riprindez-v’ nin ?

Mais à coup sûr, son heure était venue, Julienne se sentait mourir ; Elle, elle ne demandait pas mieux ; Son pauvre corps était si faible ! Et disait au bon Dieu si souvent : Seigneur, ne me reprenez-vous pas ?

17

Èll’èsteût si acåblêye Qu’èle n’ènnè poléve pus wêre ; Èt s’ priyîve dèdjà sur son corps Come s’èll’èsteût èssèv’lêye. Pwis èle si fa apwèrter

Elle était si accablée Qu’elle n’en pouvait plus guère ; Et priait déjà sur son corps Comme si elle était ensevelie. Puis elle se fit apporter

16 Liège, 1811-1869 ; DT, col. 1017. Sur Lavallèye, cf. GOBERT, t. VIII, p. 70. 17 Relation du sixième jubilé séculaire de l’institution de la Fête-Dieu, Liège, H. Dessain, 1846 ; DT, col. 1017. 18 DT, col. 1019 ; rééd. dans Li spirou du 8 févr. 1903. Sur F. Hénaux, cf. Le romantisme…, p. 88-89. 19 Forme donnée par H. FORIR dans son Dictionnaire liégeois-français de 1866-74.

Page 6: 1 Daniel Droixhe - uliege.be · J.G.Macors, amis depuis le Collège de Liège, publièrent une brochure intitulée Au congrès libéral sur la question du programme (Liège, Oudart,

6

Li Sint-Sacrèmint d’ l’ôté.

18 Çoula lî fa piède sès fwèces : On pinse qui c’èst po dwèrmi : C’èst po mori, c’èst bin mîs ! C’è-st-alôrs′19 qu’èle båha l’ tièsse : Hay ! sinte Djulène ni vike pus. Èll’èst tot près dè bon Diu !

Le Saint-Sacrement de l’autel. Cela lui fit perdre ses forces : On pense que c’est pour dormir : C’est pour mourir, c’est bien mieux ! C’est alors qu’elle baissa la tête : Haïe ! sainte Julienne ne vit plus. Elle est tout près du bon Dieu !

De bénignes plaisanteries confèrent à la pasquille un ton de familière sympathie envers une moniale issue du peuple. Les contemporains liégeois la trouvaient quelque peu bouhêye « frappée ». Ayant reçu la révélation du « trou dans la lune », elle n’en parla pendant vingt ans à personne : po ‘ne bèguène, c’è-st-on mårtîre « pour une béguine, c’est un martyre »! Le journaliste du Libéral liégeois se montre même un peu trop généreux, quand il apprécie la qualité d’un texte qui, par rapport aux vieilles complaintes, offre « la rime en plus ». Celle-ci est plus d’une fois bancale du point de vue des longueurs vocaliques, telles que les enregistre le Dictionnaire liégeois de Jean Haust20. En perdait-on la conscience, chez un auteur de la classe bourgeoise, dès le milieu du XIXe siècle ? En contraste avec le chromo patois de Victor Hénaux, Li djubilé di 1846 du curé Duvivier de Streel, sur l’air du Pantalon trawé, relève plutôt de la pointe sèche, la plume attaquant avec aigreur les nouveautés de la pensée et de la politique21. Membre d’une famille qui participait activement à la défense du traditionalisme religieux le plus rigide, l’abbé ne manque pas d’y célébrer l’ancestrale piété du Liégeois22. Le spectateur étranger pourrait croire celui-ci enclin à « tourner à tout vent » quand il « l’entend s’échauffer ».

20 Hasserz associe volontiers finales fermées et ouvertes, brèves et longues : tot « tout » / stå « étable » (str. 4), v’nou « venu » / djoû « jour » (11), lèy « elle » / bouhêye « frappée » (13), mori « mourir » / mîs « mieux » (16), dwèrmi « dormir » / mîs « mieux » (18), instituwêye « instituée » / parèye « pareille » (20). Mais payîs « pays » peut se dire aussi à côté de kitchèssî « chasser » (15). 21 Liège, Chez Spée-Zélis, etc., 7 p. ; DT, col. 1019. Pour la plupart ces auteurs, v. les travaux de M. PIRON et notamment l’Anthologie de la littérature dialectale de Wallonie, Liège, 1979. 22 Cf. nos « Réflexions sur les catalogues de librairie à Liège dans la première moitié du XIXe siècle », Le commerce de la librairie en France au XIXe siècle, 1789-1914, éd. Jean-Yves MOLLIER, Paris, 1997, Paris: IMEC Editions / Editions de la Maison des Sciences de l'Homme. 1997 p. 329-339 ; P. GÉRIN, Catholiques liégeois et question sociale (1833-1914), Bruxelles, Études sociales, 1959 ; Presse populaire catholique et presse démocrate chrétienne en Wallonie et à Bruxelles, 1830-1914, Leuven ; Paris : Nauwelaerts : Béatrice-Nauwelaerts, 1976, Centre inter-universitaire d'histoire contemporaine ; 80 Le Romantisme au pays de Liège flatte quelque peu cette « personnalité pittoresque » et « patriote » qui aurait « hérité la tradition éclairée du XVIIIe siècle » (p. 59).

Page 7: 1 Daniel Droixhe - uliege.be · J.G.Macors, amis depuis le Collège de Liège, publièrent une brochure intitulée Au congrès libéral sur la question du programme (Liège, Oudart,

7

Il a rêzon, si c’èst po l’ politique ; Mins il a twért, si s’adjihe d’èsse crétyin.

Il a raison, si c’est pour la politique ; Mais il a tort, s’il s’agit d’être chrétien.

La principauté cléricale a toujours dressé les bannières de la foi romaine et de ses bons métiers contre les hugnots et autres érétiques, quand ils lançaient leur « venin » come dès sièrpints d’zos l’ièbe « comme des serpents sous l’herbe ». Une bonne part de la chanson sera consacrée à morigéner les esprit forts d’aujourd’hui, « que l’idée d’une fausse gloire, pour être plus libre, tient à l’écart de nos autels ». Les ratayes, les ancêtres n’ont jamais « rougi de leur religion ». Sera-t-il dit que les Liégeois « dans ces belles journées fermaient leur poitrine » à l’enthousiasme général, au risque de passer « pour renégats de leurs vieux parents » ? Les autres pasquilles s’inscrivent toutes franchement dans une perspective « libérale ». L’invention de la Fête-Dieu par une vachère qui vit lûre li bêté / findowe come ine crènêye mitche « luire la lune fendue comme un petit pain » met en verve Joseph Lamaye. Sa pasquille intitulée, non sans suggestion grivoise, Li crèveûre miråculeûse « La fente miraculeuse », également imprimée par Max Ghilain, mêle ironie voltairienne et mépris hautain pour la crédulité du peuple23. Elle mériterait une reproduction moderne, D’autres chansons mettent davantage l’accent sur le pieux commerce auquel donna lieu le jubilé. L’archi-confrérie du Saint-Sacrement avait fait frapper une médaille et graver des images auxquels elle réservait le privilège d’être « touchés aux reliques de la sainte ». La décision provoqua un tollé chez les militants laïques. Le Journal de Liège entama une polémique avec la catholique Gazette de Liège24. Celle-ci se défendit d’avoir donné dans une « spéculation mercantile », les objets bénis se vendant « au prix courant, sauf une minime augmentation pour les frais de transport. Le débat se déplaça vers un autre point : « Faire confectionner en pays étranger deux ou trois cent mille médailles que nos graveurs et nos orfèvres étaient parfaitement en état d’exécuter d’une manière irréprochable, c’est là un acte qui mérite d’être dénoncé à l’opinion publique »25. Cette « mesure anti-liégeoise » lésait ouvriers et fabricants. Comment croire l’archi-confrérie animée d’une « sollicitude sérieuse pour les intérêts des habitants » ?

23 DT, col. 1019 ; reproduite en annexe de la notice nécrologique consacrée à Lamaye par V. Chauvin dans l’Annuaire de la Soc. liég. de litt. wallonne 10, 1885, p. 137-51. 24 J.d.L., 5 juin 1846. 25 J.d.L., 8 juin.

Page 8: 1 Daniel Droixhe - uliege.be · J.G.Macors, amis depuis le Collège de Liège, publièrent une brochure intitulée Au congrès libéral sur la question du programme (Liège, Oudart,

8

Graveur de profession – est-ce un hasard ? – et auteur wallon occasionnel, Jacques-Joseph Pinsar fait paraître chez L. Tilkin, rue de la Cathédrale une alerte chanson sur Li grand djama d’ qwinze djoûs « La grande fête de quinze jours », sous-titré Anivèrsêre di l’an 1246. Pasquinade liégeoise26. J.-M. Baps en a édité le manuscrit, d’un texte légèrement différent, que conserve le dossier « Pinsar » de la Bibliothèque des Dialectes de Wallonie27. La tonalité est « radicale », comme on disait à l’époque. Que les ouailles, surtout celles des campagnes, se pressent avec les pôvriteûs, les « petits pauvres », à l’église Saint-Martin. À l’ cwårêye toûr, èles troûv’ront ‘ne bèle botique Di nos can’tias qu’ont-aduzé lès r’liques28 ; Po leûs-êdants, come po leû dévôchon, Dji done d’avance mi sinte bènédikchon Il-èst pus qu’ timps qu’avou quéqu’ simagrawes Nos fanse vèyî qui l’ calote si ragrawe. Dji va fé vinde djusqu’amon lès-Al’mands Cint mèye programmes, à l’ båbe dès mècrèyants, Qui nos gazètes polèsse dîre qui l’ Bèljique Sèrè todi l’ payis l’ pus catolique.

A la tour carrée, elles trouveront une belle boutiquDe nos bricoles qu’ont touchées les reliques ; Pour leur argent, comme pour leur dévotion, Je donne d’avance ma sainte bénédiction. Il est plus que temps qu’avec quelques simagrées,Nous fassions voir que la calote se remet à flot. Je vais faire vendre jusque chez les Allemands Cent mille programmes, à la barbe des mécréants,Que nos gazettes puissent dire que la Belgique Sera toujours le pays le plus catholique.

Dehin enfonce le clou dans Li baraque à l’ bènêye martchandèye29, mais c’est sans guère de vivacité que la ritournelle plaisante la fausseté des reliques ayant servi à bénir les médailles et livres que hågngnêye, qu’expose l’étal de Saint-Martin.

La Pasquèye istorique de Hasserz s’en prend également au clergé avec virulence. L’auteur n’eût-il pas fait part de ses opinions politiques générales dans une chanson sur les Élècsions dè meûs d’ djun 186630, elles s’afficheraient dans les nombreuses pasquilles qu’il adresse à Félix Capitaine, une des « figures de proue du libéralisme liégeois », aparaissant néanmoins « comme le plus inoffensif » des membres qui composaient le groupe des « conservateurs doctrinaires »31. Nos-avans li pårti libérål, /

26 Selon DT, col. 1019. 27 « Une pasquèye liégeoise contre le jubilé de 1846 : Li grand djama d’ qwinze djoûs de J.-J. Pinsar », Les dialectes de Wallonie 17, 1989, p. 137-55. V. du même auteur « Littérature wallonne et politique à Liège ente 1838 et 1848 », La Vie wallonne 63, 1989, p. 129-66. 28 « Au sens de relique de saint ou d’amour, on dit ine rilike, dès r’likes », etc. (DL). 29 S.l., 4 p. ; n° 63 dans Le poète wallon Jean-Joseph Dehin, Béranger liégeois (1809-1871). Catalogue de l’exposition, introd. par R. LEJEUNE, Liège, Maison de la Culture « Les Chiroux », 1971. 30 Fonds Capitaine, 7135, ms. autographe. 31 CORDEWIENER, 297, 308, 312-13, etc. Voir le dossier « Hasserz » du Fonds Capitaine. Le chansonnier félicite Félix Capitaine pour son élection au Conseil communal (un Cråmignon de 1863) et pour sa promotion dans l’Ordre de Léopold, en sollicitant l’indulgence du Président de la Chambre de Commerce à l’égard des faillis (des Couplets). Il dédie d’autres pièces à Ulysse Capitaine, son frère aîné, Secrétaire de la Société de

Page 9: 1 Daniel Droixhe - uliege.be · J.G.Macors, amis depuis le Collège de Liège, publièrent une brochure intitulée Au congrès libéral sur la question du programme (Liège, Oudart,

9

c’èst lu qu’i nos få-st-å pouvwér, proclame la pièce électorale : « Nous avons le parti libéral, / c’est lui qu’il nous faut au pouvoir ». De façon peut-être significative, la critique politique est réservée aux avancés et radicåls, qui mettent la ville foû scwére « hors d’aplomb », tandis que ceux du pårti qu’on lome modéré se trouvent simplement plaisantés sur leur tendance à courir lès bacs à chnik « les cabarets ». Ils sont les plus comiques, lesquels sont volontiers, dans la compétition locale, les plus facilement acceptés d’un public bon enfant.

Dépourvue de la gaieté inventive de Pinsar ou de Lamaye, la chanson de Hasserz se distingue des autres pièce irréligieuses ou anti-cléricales par une tonalité sombre qui évoque davantage la complainte d’autrefois. Elle se présente aussi comme la plus longue et la plus informative des pasquilles suscitées par la circonstance, du point de vue de la préparation et du déroulement des cortèges solennels qui traversèrent Liège à deux reprises, les dimanches 11 et 21 juin. Récit qui prétend restituer le regard populaire, en accrochant ça et là des médaillons, des observations, des détails qui nous sont éventuellement demeurés obscurs. Comme d’autres pièces du genre, elle fut publiée par Max Ghilain. La reproduire intégralement eût été fastidieux. On essaie d’en fournir la substance. Pour en retrouver quelque peu l’éventuelle saveur, il faut imaginer le « Béranger liégeois » débitant sès-ôuves à l’ cwène dè l’ plèce Sint-Lambêrt ou vison-visu dè l’ Violète « au coin de la place Saint-Lambert ou en face de l’Hôtel de Ville », pour un public où se mêlaient les payîzans qu’ad’hindît l’ dîmègne dè l’ Hèsbaye ou d’ l’Årdène « les paysans qui descendaient le dimanche de la Hesbaye ou de l’Ardenne » (J. Delgofe)32. Ajoutons-y le pittoresque du physique du « Béranger liégeois » : rond come on tonê, frèzé come ine catche, avou ‘ne lêde narène qui lî pindéve inte lès massales fî parèy qu’ine èssègne so l’ façåde d’ine gargote « rond comme un tonneau, grêlé comme un fruit au four, avec un laid nez qui lui pendait entre les joues tout juste à la manière d’une enseigne sur la façade d’une gargotte »33. Un personnage à la Daumier ou Philippon… Signalons encore une annonce du Journal de Liège informant que l’on vend « In Pasqueïe so lè medaill’ et les chapelets beni. Prix : 10 centimes – Lig, 10 jun 1846 »34.

littérature wallonne de Liège. L’une d’elles le prie ingénûment de recommander l’auteur, père de quatorze enfants, « à ces Messieurs » : « je n’ai jamais rien obtenu de la Société ». Il lui fallait bien « faire des chansons pour vivre, bonnes ou mauvaises ». 32 « C’est mi Hazert ! », coup. de presse, s.l.n.d., dossier « Hasserz ». 33 Un tableau vécu ? LI sôlêye èt lès mètchants-èfants, ms., dossier « Hasserz » du Fonds Capitaine. 34 J.d.L., 10-11 juin.

Page 10: 1 Daniel Droixhe - uliege.be · J.G.Macors, amis depuis le Collège de Liège, publièrent une brochure intitulée Au congrès libéral sur la question du programme (Liège, Oudart,

10

Elle se débite « au n°9. Passage Lemonnier ». Le titre et l’adresse ne correspondent à aucune des pièces mentionnées ci-dessus35. 2. Les processions du jubilé Le premier couplet annonce une paskèye où « il y a autant pour pleurer que pour rire ». Suit le refrain goguenard, mi-figue mi-raisin. Lon la la, c’èst d’djà bin bê, Carante-cinq′ mèye francs po on tchapê !

Lon la, la, c’est déjà bien beau, Quarante-cinq mille francs pour un chapeau !

Il convient d’avertir ses auditeurs. La chanson « n’est pas longue, à beaucoup près »… mais compte tout de même « cent et quelques couplets », 132 exactement.

3 Dji v’z-è tchant’reû oûy li mwètèye, C’èst tot djusse ine dimèye pasquèye ; Èt s’ vos volez qu’ dji v’z-èl tchante tote, I n’ fåt nin qu’ pèrsone mi barbote.

Je vous en chanterais aujourd’hui la moitié, C’est tout juste une demi pasquille ; Et si vous voulez que je vous la chante toute, Il faut que personne ne me gronde.

La liste des Œuvres comporte sous les n° 5 et 6 la Pasquèye historique et une Pasquèye composée à l’occasion du jubilé de la Fête-Dieu. On n’a pas, pour l’instant, retrouvé cette dernière - si elle diffère réellement de la première. Il est possible qu’ L’ouverture du jubilé est traitée à la manière ancienne par un spectateur à la fois naïf et blagueur, qui croit la ville bombardée quand, le 10 juin, on entend tirer le canon ås tchåtrous, sur les hauteurs de la Chartreuse voisine du monastère36. Le lendemain, un cortège parti de Cornillon descend vers la ville, ouvert par de bês cavayîrs « beaux cavaliers », que suivent lès-èfants d’ Marèye, lès-andjes, les sints èt lès banîres. Le spectacle est bien sûr apprécié différemment selon le lieu politique d’où on le considère. Pour le professeur Lavallèye, il est magnifique, avec le buissonnement des bannières, le défilé des petites filles vêtues de blanc, couronnées de roses bleues, etc.37. Dans cette jeunesse en marche, c’est le renouveau du catholicisme, en somme, qu’on aperçoit. Mais l’aggiornamento trébuche parfois. Les ouvriers formant la confrérie de Saint-Joseph, « la

35 La même maison vend les portraits de Ravignan et Dupanloup (J.d.L., 13-14 juin). Au n° 26 du passage Lemonnier était établi Max Ghilain. 36 J.d.L., 12 juin, qui mentionne avec aigreur une « salve d’artillerie privée ». 37 Relation du sixième jubilé séculaire de l’institution de la Fête-Dieu, Liège, H. Dessain, 1846, 10 sv. ; J.d.L., 12 juin.

Page 11: 1 Daniel Droixhe - uliege.be · J.G.Macors, amis depuis le Collège de Liège, publièrent une brochure intitulée Au congrès libéral sur la question du programme (Liège, Oudart,

11

plus nombreuse », rapporte le Journal de Liège, « chantaient un cantique sur l’air du Premier Pas, qui n’avait pas été, il faut bien le dire, choisi avec tout le discernement possible »…

Se détachent, poursuit Hasserz, deûs cofes sûr’mint rimplis d’ bonbons « deux coffres certainement remplis de confiseries » :

8 Ah nonna ! c’èsteût dès-èrliques Qu’èstît pwèrtêyes par dès lévites. I-gn-aveût deûs boquèts d’ohê, Sûr’mint d’on boûf ou bin d’on vê ?

9 Ca sûr’mint, å bout d’ sîs-cints-ans, Gn-a pus nol ohê ègzistant.

Ah non ! c’étaient des reliques Qui étaient portées par des lévites. Il y avait deux morceaux d’os, Sans doute d’un bœuf ou bien d’un veau ? Car à coup sûr, au bout de six-cents ans, Il n’y a plus nul os qui subsiste.

Jean-Joseph Pinsar ne montre pas plus de respect pour les reliques de la sainte que pour les prélats certifiant la parternité liégeoise de la Fête-Dieu.

…Is vont fé grand fracasD’on dôcumint rognî, d’grogn’té dès rats ;Pwis dès-ohês qui sont – mutwèt - d’à lèy, Is vont l’zî rinde on culte avå nosse vèye.

… Ils vont faire un tintamarreD’un document rongé, grignoté par les rats ; Puis des ossements qui sont, peut-être, à elle, Ils vont leur rendre un culte à travers notre ville.

En écho, Hasserz jettera le doute sur les « trois sottes » à l’origine de la Fête-Dieu : Djulène èt Êve èt Îsabèle / qu’èstît – dji n’ l’assûre nin – pucèles : « qui étaient – je ne peux l’assurer – pucelles ». Le journaliste Jules Janin, dans un courrier du 24 juin reproduit par Le Politique, feint d’applaudir au spectacle fourni à Liège, avant de glisser vers la critique. « Que de flammes, que de couleur ! La croix, les chantres, le séminaire, le clergé de la ville, le clergé des campagnes, le chapitre cathédral, Mgr le Doyen, les thuriféraires, le dais entouré de lanternes, et enfin ces douze évêques et archevêques dans leurs habits les plus magnifiques, la mitre en tête, la crosse à la main, belles têtes vénérables doucement inclinées… ». Hasserz en détache, non sans un coup de griffe, le bardaquin, le dais abritant le porteur du Saint-Sacrement: li ci qu’èst d’zos, vos l’ savez bin « celui qui est dessous, vous le connaissez ». Le chanteur de rue ne nommera pas l’évêque de Liège,

Page 12: 1 Daniel Droixhe - uliege.be · J.G.Macors, amis depuis le Collège de Liège, publièrent une brochure intitulée Au congrès libéral sur la question du programme (Liège, Oudart,

12

Monseigneur van Bommel. La suite de la chanson en donne la clef. Celui-ci s’est rendu impopulaire en interdisant aux musiciens de rue de se produire dans les occasions solennelles. 97 98 99

Dépôy qui monsègneûr èst m’nou, À l’ procèssion l’zî a d’findou. On deût wangnî s’ vèye à djower, Si bin qu’ cès mèssieûs à tchanter. Dji creû qu’ nosse vikêre Barrett Valéve bin ot’tant qu’ nosse évèque, Èt lu n’ l’a måy disfindou ; S’ c’èsteût må fé, l’åreût vèyou. C’è-st-aboli ci mèstî-là, Cès-omes ni vikèt qui d’ çoula. Si on voléve aboli l’ vosse, À deûs mins vos têrîz vos crosses.

Depuis que monseigneur est venu, À la procession il leur a défendu (de se trouver). On doit gagner sa vie à jouer, Aussi bien que ces messieurs à chanter. Je crois que notre vicaire Barrett38 Valait bien notre évêque, Et lui ne l’a jamais défendu. Si c’était mal faire, il l’aurait vu. C’est abolir ce métier-là, Ces hommes ne vivent que de cela. Si on voulait abolir le vôtre, À deux mains vous tiendriez vos crosses.

Hasserz pense que, « pour cette année », aucun musicien n’a pu se montrer à Saint-

Martin. Si ses confrères « avaient toutes pratiques comme vous », dit-il au prélat, ils

pourraient bien aller porter le bot, la hotte des maraîchers ou des marchands forains.

Ureûs’mint qu’il ont l’ Comèdèye : « Heureusement, ils ont la Comédie », le Théâtre de

Liège, pour vivre39. Une autre mesure, prise d’autorité par l’archi-conférie, visait les

colporteurs, auxquels elle interdit de vendre médailles et images au delà de l’arc de

triomphe du mont Saint-Martin, au risque de se « faire empoigner ». Est-ce à des

bedeaux, demande un lecteur du Journal de Liège, « d’exercer la police sur la

voirie »40 ? Les récriminations de Hasserz à l’adresse de l’évêque hésiteront entre

promesse burlesque et mise en garde.

101

Mi consèye n’èst nin ine balåde, Èt v’ djow’ront-is sûr in-ôbåde,

Mon conseil n’est pas une ballade, Et ils vous joueront sûrement la sérénade41,

38 Sur celui-ci : Gobert, t. III, p. 415 ; t. VIII, p. 508 ; t. IX, p. 604-5 et 632. Ce vicaire général « administra maintes années durant le diocèse de Liège sous l’empire et sous le gouvernement hollandais, en l’absence d’un titulaire à l’évêché ». 39 Celui-ci, rétabli en 1818, donna son nom à l’anc. place aux Chevaux, actuellement place de la République française. Cf. Gobert, t. II, p. 142 sv. ; t. IV, p. 288. 40 J.d.L., 13-14 juin. 41 Littt « aubade ; charivari ». Les musiciens manifesteront bruyamment leur désapprobation.

Page 13: 1 Daniel Droixhe - uliege.be · J.G.Macors, amis depuis le Collège de Liège, publièrent une brochure intitulée Au congrès libéral sur la question du programme (Liège, Oudart,

13

102

Ca dépôye qu’is n’ vont pus djower, Vos l’z-avez tot déconcèrté. Èsprovez po l’annêye qui vint, Vos vièrez qu’is sèront contints, Èt d’vins cîs-cints-ans, s’ vos vikez, Is f’ront sûr tos′ leû djubilé.

Car depuis qu’ils ne vont plus jouer, Vous les avez tout déconcertés. Faites-en l’épreuve pour l’année qui vient, Vous verrez qu’ils seront contents, Et dans six-cents ans, si vous vivez, Ils feront certainement tous leur jubilé.

On retrouve le thème de la Plinte dès saints èt dès muzicyins, citée au début de

cet article, pièce dont une partie fut publiée sous le titre de Riclamåcion dès sints conte

Monsègneûr42. La critique se fait ici plus décidée.

63

67

71

Tot l’ monde tape conte vos, monsègneûr. On dit qu’ vos-èstez-st’è l’èreûr. Nos prince-évèques vos dèvancez : S’is vikît co, vos v’ frîz blåmer. D’finde li musique à l’ procèssion, C’èst fé toumer nosse rilidjon. Vos fez toumer l’ comèrce dè l’ fièsse, Dji creû qu’ vos-avez pièrdou l’ tièsse. C’èst po-z-avu djowé l’ polka Qui l’ pôve sint Roch a d’manou là. Èt si vos ‘n’ nos fez nin roter, Nos nos-alans tos rèvolter…

Tout le monde en jette contre vous, monseigneur. Tout le monde dit que vous êtes dans l’erreur. Vous allez plus loin que nos princes-évêques : S’ils vivaient encore, vous vous feriez blâmer. Défendre la musique à la procession, C’est faire tomber notre religion. Vous faites tomber le commerce de la fête, Je crois que vous avez perdu la tête. C’est pour avoir joué la polka Que le pauvre saint Roch est resté là. Et si vous ne nous faites pas marcher, Nous allons tous nous révolter…

Ces derniers vers évoquent une autre mesure prise par l’évêque : celui-ci avait interdit de faire porter la statue de saint Roch lors de sa fête, ce qui, comme dit la Plinte dès saints èt dès muzicyins, l’a empêchée de « danser la polka » par les rues. L’abandon d’une tradition immémoriale se verra pratiquement imputer une épidémie de choléra43. Un autre passage de la Paskèye istorique so tote li sinte botique complète le portrait d’un homme dont le nom wallonisé – bômèl – signifie « bouffi (par l’abus d’alcool) »44. 20 21

Noste évèque èst portant brave ome. C’èst damadje qui n’èst nin midonne. I n’ distribuwe nin bêcôp d’årdjint,

Notre évêque est pourtant brave homme. Il est dommage qu’il ne soit pas généreux. Il ne distribue pas beaucoup d’argint,

42 N° 8 dans la liste des Œuvres. 43 Dans une chanson sans titre nterprétée sur l’air dè carilion dè palå. La liste des Œuvres mentionne Li colorå « Le choléra » (n° 87). 44 DL, s. v°, du néerl. bommel.

Page 14: 1 Daniel Droixhe - uliege.be · J.G.Macors, amis depuis le Collège de Liège, publièrent une brochure intitulée Au congrès libéral sur la question du programme (Liège, Oudart,

14

Mês dès paroles qu’on n’ hagne nin d’vins45.I distribuwe lès dons dè cîr, Mês lès cis dè l’ tére, vas′ lès qwîr !

Mais des paroles qu’on ne mord pas dedans. Il distribue les dons du ciel, Mais ceux de la terre, va les chercher !

Quand T.A.J. de Montpellier succédera, en 1852, à van Bommel, Hasserz aura

pour celui-ci quelques mots d’une aigre ambiguïté46 :

Van Bômèl è-st-è paradis, Nos l’èspérans, tot l’ monde èl dit…

Bref, conclut la Paskèye istorique, n’z-avans ot’tant mèzåhe d’évèque / qu’on tchèron cinq′ rowes à ‘ne tchèrète « nous avons autant besoin d’évêque / qu’un charretier de cinq roues à une charrette ». Le cortège du 11 juin se terminait, rapporte le Journal de Liège, « par quelques centaines de fidèles, marchant pêle-mêle sous les bannières des paroisses de St-Nicolas, de St-Barthélemy, de St-Martin et de St-Jacques » : « masse de peuple », convient Lavallèye, qui n’avait pu « trouver place au sein même du cortège ». Tableau cavalièrement brossé, chez Hasserz : Tot-oute dè l’ procèssion, i-gn’aveût Dès cowes di ramon èt dès creûs.

Tout au bout de la procession, il y avait Des queues de brosse et des croix.

3. Décorations et arcs de triomphe La procession, traversant le populaire quartier de djus-d’-la-Moûse (Outremeuse), réputé pour sa dévotion, gagne d’abord le pont menant à la rive gauche, sur lequel a été édifié in-åté, tot djusse è mwètèye dès sîs-åtches « un autel, tout juste au milieu des six arches ». « Rien de plus imposant », écrit Lavallèye, «que la bénédiction donnée du faîte de ce reposoir aux populations nombreuses se pressant sur les quais et respectueusement inclinées devant le Dieu vivant… ». Hasserz enchaîne :

10 On-z-a n’né qwate bénédicsions ;

On a donné quatre bénédictions ;

45 Le texte a : « qu’on n’tragne nin d’vin ». Trågner signifie « traîner négligemment » (DL), « chanter, dégoiser » (Forir). On ne voit pas de sens acceptable, avec ce mot. Par contre, tr- peut déguiser un h-, d’où un original hagne « mord » : les paroles ne donnent pas à manger. 46 Sov’nance dè sacre di Monsègneûr T.A.J. de Montpellier. Couplèts prèzintés à Monsieû l’ tchènonne de Montpellier à Nameur, li 25 sètimbe 1852. À l’ocåsion di s’ nominåcion d’évèque à l’évèché d’ Lîdje. Liège : Imp. de A. Charon, 1852, un placard à trois colonnes.

Page 15: 1 Daniel Droixhe - uliege.be · J.G.Macors, amis depuis le Collège de Liège, publièrent une brochure intitulée Au congrès libéral sur la question du programme (Liège, Oudart,

15

Eune djus-là-Moûse, eune so l’ grand pont, Èt eune tot près dè l’ Mêzon-d’-vèye, Li qwatrinme divant l’ Comèdèye.

Une en Outre-Meuse, une sur le grand pont, Et une tout près de l’Hôtel-de-ville, La quatrième devant la Comédie47.

Trois arcs de triomphe ont été élevés. .

11 On-z-a fêt å pîd dè l’ Såv’nîre Ine fåsse pwète qui nos-a fêt rîre, Èt eune è tiér di Sint-Mårtin, C’èsteût à pô près l’ minme indjin.

On a fait au pied de la Sauvenière Une fausse porte qui nous a fait rire, Et une autre sur la colline de Saint-Martin, C’était à peu près le même engin.

Ces « fausses portes » ne furent pas plaisantées par le seul Hasserz.

Peut-être le public s’était-il formé, d’avance, écrit le Journal de Liège, une opinion exagérée de la pompe et du luxe qui devaient rehausser la cérémonie : aussi un grand nombre de personnes, établissant un parallèle entre le jubilé de Malines et le nôtre, ont-elles été singulièrement trompées dans leur attente.

Une certaine nouveauté, d’origine étrangère, paraît même avoir déplu. On vit des confréries « récitant à voix haute ou plutôt psalmodiant les uns le chapelet, les autres un hymne en l’honneur de Jésus » : « Ce fait d’aller chantant tout haut des prières nous a paru une invocation empruntée aux populations flamandes : du moins pensons-nous que jamais pareille chose ne s’était jusqu’à présent pratiquée dans les processions de nos paroisses ». Le Libéral liégeois creuse le trait48. Beaucoup de rues étaient pavoisées, « mais, nous devons le dire, bien peu l’étaient avec goût, aucune ne l’était avec luxe ». « Les arcs de triomphe étaient en harmonie avec le reste des décorations, et n’étaient pas plus qu’elles majestueux et sévères ». Pour un peu, le journaliste regretterait un si pauvre « déploiement de pompe et de magnificence cléricales », incapable de donner « une idée de ce qu’était jadis, dans le dernier siècle, la célèbre procession de la translation ». « La journée d’hier n’a en rien rappelé la fête de Saint-Lambert ». « Rien de plus grandiose et de plus majestueux que celle-ci ; et rien au contraire de plus simple, et, disons le mot, de plus mesquin que celle-ci ». Le sentiment de déception, que l’on répète ici et là, fut-il partagé par la population ? Les autorités eeclésiastiques éprouvèrent en tout cas le besoin

47 « Quatre reposoirs avaient été dressés : rue Puis-en-Sock, au milieu du Pont-des-Arches, sur le Marché et place du Spectacle » (J.d.L., 12 juin). 48 L.L., 12 juin.

Page 16: 1 Daniel Droixhe - uliege.be · J.G.Macors, amis depuis le Collège de Liège, publièrent une brochure intitulée Au congrès libéral sur la question du programme (Liège, Oudart,

16

de réviser le décorum. La seconde procession du jubilé, le 21 juin, se déroula « dans le même ordre que celle du 11 », mais « pour lui donner un peu plus d’éclat, les prélats étrangers, au nombre de 14, avaient revêtu leurs habits pontificaux, qui étaient de la plus grande richesse » et le « buste de Saint-Lambert, en vermeil », fut joint au cortège49. On dressa aussi « au débouché de la rue du Pont-d’Avroy » un nouvel arc de triomphe, de style « moresque », que décrit sommairement Hasserz50.

34 So l’Avreû, on-z-a fêt ‘ne fåsse pwète Avou l’z-armes dè Påpe à l’ copète Èt qwate bèlès-andjes51 à costé, Deûs prèt’ à rîre, deûs à plorer.

35 Èt po d’zos, gn-aveût on cålice : C’èst l’ ci qu’ rapwète lès bènèfices…

Sur Avroy, on a fait une fausse porte Avec les armes du Pape au sommet Et quatre beaux anges à côté, Deux prêts à rire, deux à pleurer. Et en dessous, il y avait un calice : C’est celui qui rapporte les bénéfices…

Revenons au parcours de la procession.

13 È tiér di Sint-Mårtin, lès mohones Èll’avît chakeune on dictom52. On marqua lès trinte-deûs mèstîs53. Dji pinse bin s’on ‘nn’a nouk roûvî.

Sur la colline de Saint-Martin, les maisons Avaient chacune une devise. On marqua les trente-deux métiers. Je pense bien qu’on n’en a oublié aucun.

« S’il en manque un », ironise Hasserz, ce sera celui de l’évêque. Toutes les églises de la ville étaient également pavoisées. Décoration qui se devait, note prudemment Lavallèye, d’afficher sa nature « éminemment nationale ». Aussi la tour de Saint-Martin était-elle couronnée de « quatre drapeaux immenses ». Ceux ornant l’ancien palais des princes-évêques permet au pasquin de glisser quelques allusions à l’histoire du pays.

49 J.d. L., 22 juin. 50 Une « grande lithographie » représentant l’arc de triomphe était vendue au prix de 75 centimes par le libraire Lardinois (J.d.L., 22 juin). Le Libéral, reconnaissant que les décorations montraient « un peu moins de mesquinerie que la première fois », pointera au sujet de la « fausse porte » d’Avroy « qu’on eût dû préférer le style gothique : pour célébrer une fête chrétienne, quoi de mieux que le style né avec le christianisme ? ». 51 Le DL mentionne bien la possibilité d’usage du t. andje au fém. 52 « Le bas de la tour de l’église Sainte-Croix offrait un ensemble fort gracieux ; là les médaillons encadraient des inscriptions, anagrammes, et chronogrammes relatifs à la fête ». 53 « A partir du pied du mont Saint-Martin, les deux côtés de la rue étaient ornés des armes et blasons des vingt-deux bonnes villes de l’ancien pays de Liège et des trente-deux métiers de la cité, enchâssés dans des ornements peints dans le style de la Renaissance », etc.

Page 17: 1 Daniel Droixhe - uliege.be · J.G.Macors, amis depuis le Collège de Liège, publièrent une brochure intitulée Au congrès libéral sur la question du programme (Liège, Oudart,

17

31

So l’ Palå, çou qu’èsteût l’ pus bê, C’èsteût dès drapôs à hopê. L’ôtrichyin, l’ancyin protècteûr, Çoula nos fêt assé d’ l’oneûr.

30 Li prussyin, n’èl fåt non roûvî, I nos-a todi prôtèdjî. Èt l’anglès qui flotéve å lådje, Vos-årîz dit Moncheû Lelådje54.

31 Si l’Ampèreûr åreût viké, So l’ palå n’årît nin floté. Ni pårlons nin dès djins qu’ sont mwérts, Lèyans-lès bin tranquiles è l’ tére.

Sur le Palais, ce qu’il y avait de plus beau, C’était un tas de drapeaux. L’autrichien, l’ancien protecteur, Cela nous fait assez honneur. Le prussien, il ne faut pas l’oublier, Il nous a toujours protégé. Et l’anglais qui flottait grand ouvert, Vous auriez dit Monsieur Lelarge. Si l’Empereur avait vécu, Sur le palais ils n’auraient pas flotté. Ne parlons pas des gens qui sont morts, Laissons-les bien tranquilles en terre.

Le chansonnier recompose quelque peu les faits. À l’époque où l’Autriche,

gendarme du Saint-Empire dont relevait la principauté, avait rétabli dans celle-ci

l’ancien régime, les Révolutionnaires s’étaient en effet tournés vers la Prusse pour

qu’elle intervienne en faveur des nouvelles institutions.

Le faste n’est cependant pas égal dans tous les quartiers (str. 38-42). Le

drapeau de Saint-Pholien est apparu hiyî è qwate avou l’ vint « déchiré en quatre avec le

vent » et celui de Saint-Denis èsteût d’ fligoté tot-åtoû « et celui de Saint-Denis

s’effilochait tout autour ». Si les habitants des environs du couvent des Carmes ne sont

pas mieux lotis , tel riverain de Féronstrée n’a pas lésiné.

38 Tot-à-l’ copète dès Cårmulins, Divins ‘ne potale, gn-a on vîs sint, I t’néve on vîs drapô è s’ min,

Tout au sommet des Carmes55, Dans une niche, il y a un vieux saint, Il tenait en main un vieux drapeau,

54 Pers. non identifié. 55 Vu la configuration actuelle de l’endroit en question, dépourvu d’élévation de terrain, faut-il comprendre : « vers le sommet du couvent des Carmes » (disparu à la fin du XIXe siècle) ? (GOBERT 1976. T. IV, p. 29 sv.).

Page 18: 1 Daniel Droixhe - uliege.be · J.G.Macors, amis depuis le Collège de Liège, publièrent une brochure intitulée Au congrès libéral sur la question du programme (Liège, Oudart,

18

V’z-åriz dit qu’i s’ mokahe dès djins.

39 À l’ vindicion d’ mon Dèvivî, L’ drapô lîdjwès èsteût d’ployî. Li mêsse-tayeûr di Fèronstrêye Mètéve dès guirlandes à cåkêye.

40 Il èst sûr’mint bon catolique, Po gåter lès stofes di s’ botique.

Vous auriez dit qu’il se moquait des gens. À la salle des ventes Duvivier56, Le drapeau liégeois était déployé. Le maître-tailleur en Féronstrée Mettait des guirlandes à foison57. Il est certainement bon catholique, Pour gâter ainsi les étoffes de sa boutique.

Le chansonnier connaît la ressource du clin d’œil familier, de la « plaisanteire codée » qui ravira l’auditoire.

16 So l’ pwète di Sint-Nnih, i-gn-aveût On Sacramint d’ bwès tot plin d’ feû, Ç’a stu Héri Braive qui l’a fêt. Dji v’z-assûre qu’il èsteût fwért bê ;

17 I n’ fåt nin roûvî l’ grand Louwès′, Qui l’a raboté d’ totes sès fwèces.

Sur la porte de Saint-Denis, il y avait Un Saint-Sacrement de bois plein de feu, C’est Henri Braive qui l’a fait. De vous assure qu’il était fort beau ; Il ne faut pas oublier l’ grand Louwès′58, Qui l’a raboté de toutes ses forces.

4. Les vedettes de la fête Venons aux personnalités qui ont rehaussé la cérémonie. Au premier rang, les orateurs sacrés.

17 Lès Lîdjwès n’ont måy pus vèyou On leûp d’ Paris qu’on lome Panloup ;

18 Po p[r]étchî, c’èst l’ pére Ravignan59

Les Liégeois n’avaient jamais vu Un loup de Paris qu’on appelle Panloup ; Pour précher, c’est le Père Ravignan

56 Devivier ? Établissement non identifié. 57 Littt « à pelletée ». 58 Ce personnage, comme Henri Braive, n’a pas été identifié. 59 Le texte a « péchy » : Hasserz joue-t-il sur les mots pètchî « pécher » et prétchî « prêcher » ?

Page 19: 1 Daniel Droixhe - uliege.be · J.G.Macors, amis depuis le Collège de Liège, publièrent une brochure intitulée Au congrès libéral sur la question du programme (Liège, Oudart,

19

Èt après vêrè l’ pére Dechamps, Ni roûvians nin l’ pére Lacordaire, Ci sèreût èsse trop témérêre.

Et après viendra le Père Dechamps, N’oublions pas le Père Lacordaire, Ce serait être téméraire.

La chanson dut être imprimée au début du jubilé, car le P. Lacordaire, dont le frère aîné, Jean-Théodore, professait la zoologie et l’anatomie comparée à l’Université de Liège, ne se montra pas60. Le Libéral liégeois a sa version d’une absence remarquée, qu’il suggère dans un style incisif61 ? « Nous ne sommes pas assez au courant des mystères de la sacristie pour savoir si c’est en vertu d’une simple succession ou par suite d’une compétition savamment et opiniâtrement conduite que le P. de Ravignan a succédé dans la chaire de Notre-Dame de Paris à l’abbé Lacordaire ». Les flèches des mécréants se concentrent donc sur le premier. « Le P. de Ravignan rappelle, par sa voix un peu creuse, par son geste hautain et sa phrase sententieuse, la manière de M. Guizot », « chef éminent du cabinet français, qui dévoue – nous avons presque dit : qui prostitue – à la défense d’une si misérable politique un si admirable talent ». On lui concède des qualités : une parole « musicale », des poses oratoires « nobles », une diction « pure et correcte ». Mais c’est pour conclure qu’elles peuvent faire « un bon avocat », voire « un orateur politique de deuxième ordre », mais jamais « le commencement d’un orateur sacré ». « Ce qui prouve peut-être qu’il est difficile de faire d’un avocat autre chose qu’un avocat ». Adoptant par ironie un ton « jésuitique », la formulation demeure singulière, adressée à une profession qui nourrit traditionnellement le mouvement libéral. La même ironie fera écrire que le P. Dupanloup, le leûp d’ Paris, prêche « comme les 99/100es de nos prédicateurs actuels » : « il dit vulgairement des choses vulgaires, dont il ne sauve la vulgarité ni par une expression de choix, ni par cette onction chrétienne qui fait passer tant de choses dans la chaire »62. Le P. Deschamps, frère du ministre des Affaires étrangères, trouve davantage grâce aux yeux du chroniqueur63.

60 D’où l’absence du prédicateur dans le compte-rendu de Lavallèye. Sur Jean-Théodore Lacordaire : Dictionnaire de biographie française. T. XIX (2001), col. 15-17 ; Bull. de la Soc. roy. Le Vieux-Liège 5, 1959-60, p. 455-61 ; Opinion du diable sur le R.P. Lacordaire, la Faculté de Philosophie et le Sénat académique de l’Université de Liège, une plaquette de 1847 attribuée à un certain J.-B. Dufau - BULg 433420 B et R 01605B (4). 61 L.L., 26 juin. 62 Les P. de Ravignan et Dupanloup allaient fonder, l’année suivante, le journal La paix sociale. Le séjour liégeois ne fut pas favorable au premier, puisqu’il ressentit pendant le jubilé « les premiers symptômes d’une lésion organique et dut interrompre son œuvre » (Biogr. Michaud, t. XXXV, p. 249). Sur le second : Dictionnaire de biographie française. Paris : Letouzey et Ané. T. XII (1968), col. 292-97. 63 Il célébra l’événement dans son Plus beau souvenir de l’histoire de Liège, qui connut de nombreuses traductions (DT, col. 1018) et fut censuré par le pasteur Girod dans son Égarement de l’Église romaine au sujet de la Sainte Eucharistie (Liège, Max. Ghilain, s.d., p. 42). Le P. Deschamps « se moque du monde », écrit Girod « quand il ose comparer la vision de Ste. Julienne aux visions de l’Écriture Sainte, à celle de St. Pierre, à Joppe, par exemple ».

Page 20: 1 Daniel Droixhe - uliege.be · J.G.Macors, amis depuis le Collège de Liège, publièrent une brochure intitulée Au congrès libéral sur la question du programme (Liège, Oudart,

20

Hasserz passe ensuite en revue les prélats et personnalités invitées, dont lès deûs nonces dè Påpe di Brussèles, qui « ne haïssent pas les jeunes filles ». Manque à l’appel le primat de Belgique, appelé au conclave qui devait, à partir du 11 juin, élire le successeur de Grégoire XVI, mort le 1er juin64. Il èsteût èvôye à l’ bone / sûr po s’ fé loumer påpe di Rome : il « était parti à bon droit / sans doute pour se faire nommer pape de Rome ». Après quelques révérences obligées aux services de la ville, pompiers et maritchåssèye (43-46), la Paskèye entame la litanie critique qui l’occupera jusqu’à la fin. 5. L’Église des riches On a vu que l’évêque de Liège ne brillait pas, selon Hasserz, par la générosité. Le curé de Saint-Martin, qui a organisé la cérémonie, n’est pas non plus indifférent aux biens de la terre. V’z-èstez sûr qu’après l’ djubilé / il årè branmint ramassé : « Soyez sûr qu’après le jubilé / il aura pas mal ramassé » (str. 26-28). L’opulence de l’Église est un défi aux conditions de vie du plus grand nombre. Le chanteur admonestera van Bommel.

47

48

49

50

Ine saqwè d’ fwért bê, dji l’avowe, C’èst dè vèy gårni totes lès rowes ; Mês m’ sône qui ç’åreût co stu mîs, Si lès pôves vos-årîz r’moussî. Qu’avéve keûre si l’ pôve a dè l’ pône, Vos vikez come on rwè so s’ trône ? Si c’èst po l’ bon Diu, monsègneûr, I mèrite fwért bin cist-oneûr. Sint Ambroise dihéve divins l’ timps : « Nosse bon Diu ni beût, ni magne nin. Fåt vinde dès våses d’ôr èt d’årdjint Po r’moussî tos cès diyocésins ». Çou qu’ dji v’ di là, c’èst vrêye, portant, Qwèqu’i-gn-åye å mwins qwinze-cints-ans ; C’èsteût portant ’n-évèque come vos, Mês n’ féve nin dès dèpinses65 di sot.

Quelque chose de fort beau, j’en conviens, C’est de voir garnies toutes les rues ; Mais il me semble que c’eût été mieux encore, Si vous aviez rhabillé les pauvres. Que vous souciez-vous de la peine du pauvre, Vous vivez comme un roi sur son trône ? Si c’est pour le bon Dieu, monseigneur, Il mérite bien cet honneur. Saint Ambroise disait autrefois : « Notre bon Dieu ne boit, ne mange pas ». Il faut vendre des vases d’or et d’argent Pour rhabiller tous ces diocésains »67. Ce que je vous dis là, c’est vrai, pourtant, Quoiqu’il y ait au moins quinze-cents ans ; C’était pourtant un évêque comme vous, Mais il ne faisait pas des dépenses de sot.

64 J.d.L., 9 juin (annonce de la mort) et 13-14 juin (ouverture du conclave). 65 Forme donnée par Forir, pour le mod. dèpanses. 66 On dirait plutôt, auj., pus′. Mais le texte a régulièrement « pu ». Sur l’alternance, y compris dans todi pus / todi pus′ ou èt co pus / èt co pus′, cf. l’article du DL.

Page 21: 1 Daniel Droixhe - uliege.be · J.G.Macors, amis depuis le Collège de Liège, publièrent une brochure intitulée Au congrès libéral sur la question du programme (Liège, Oudart,

21

51

52

53

54

55

Li pôve diâle èst todi po-drî, Vos n’ prindré nin l’ pône dè l’ coûkî ; Èt portant l’orde di nosse bon Diu, C’èst d’èlzî d’ner vosse supèrflu. Mês nouk di vos-ôtes nè l’ f’rè måy, Vos préfèrez fé dès gågåyes. Vos t’nez pus vite avou l’ nôblèsse Po l’zî agrawî leûs ritchèsses. Qwand vos m’ divrîz èkscomugnî, Dîre vrêye, vos n’ sårîz m’ l’èspêtchî. Vos-avez apris à prétchî, Ç’a stu po çoula pus66 wangnî ; Vos prétchîz çou qu’ vos n’ såriz fé Èt foû d’ nos-ôtes vos l’ègzdijez ! Djusqu’å cwarème, on p’tit- ovrî In-oû cût deûr n’ wèz’reût magnî. Mins lès ritches èl polèt bin fé, Divins ’ne ronde tåte ou on påté. I-gn-a ’ne bin trop grande distincsion Po deûs pårtèyes dè l’ minme nåcion.

Le pauvre diable est toujours derrière, Vous ne prendrez pas la peine de le coucher ; Et pourtant l’ordre de notre bon Dieu, C’est de leur donner votre superflu. Mais aucun de vous ne le fera jamais, Vous préférez des colifichets. Vous tenez plus vite avec la noblesse Pour faire main basse sur leurs richesses. Quand vous devriez m’excommunier, Dire la vérité, vous ne sauriez me l’empêcher. Vous avez appris à prêcher, Ç’a été pour en gagner davantage ; Vous prêchez ce que vous ne sauriez faire Et vous l’exigez de nous ! Jusqu’au carême, un petit ouvrier Un œuf cuit dur n’oserait manger. Mais les riches peuvent le faire, Dans une tartine ronde ou un pâté. Il y a une bien trop grande distinction Pour deux parties de la même nation.

L’interprète du peuple ne peut plus, désormais, que pousser la doléance vers la

mise en garde, par le détour d’un souvenir familier.

56 57

C’èst come à totes lès procèssions : Lès ritchès djins fèt dès bês dons, Èt si ’n-ovrî tome sins-ovrèdje, Èl lêrît crèver è s’ manèdje ! Volà ! wangnîz dès djubilés… Volà co ’ne fèye li pan r’monté !

C’est comme à toutes les processions : Les riches font de beaux dons, Mais si un ouvrier tombe sans travail, Ils le laisseraient crever dans son ménage ! Voilà ! Gagnez des jubilés… Voilà encore le pain remonté !

67 On choisit de mettre ces paroles, avec un plaisant anachronisme, dans la bouche du saint. 68 Empr. du fr., ainsi que le note le DL.

Page 22: 1 Daniel Droixhe - uliege.be · J.G.Macors, amis depuis le Collège de Liège, publièrent une brochure intitulée Au congrès libéral sur la question du programme (Liège, Oudart,

22

58 59 60 61 62

Lès-évèques dîront tot ‘nn’alant : « Gn-a nou må qu’on l’zî r’monte li pan ». Totes cès tièsses di hoye di Lîdjwès, Is v’ f’rîz bin sogne qwand is v’ loukèt. Il ont l’êr ossi témérêres Qui l’ grand Djåqu’mote, leû grand vikêre. Dji compôse ine pitite tchanson, Pace qui dji n’ sé fé on chèrmon. Si c’èsteût on chèrmon d’ sôdård, Dji dîreu : « Vis mètez-v’ an går ! » ? « Vosse tièsse à gôche ! vosse tièsse à

drwète68 ! »,Sins d’ner on pètård, come l’évèque. Çou qu’ dji di là, n’a-dje nin rêzon ? I v’ l’aplique à l’ confirmåcion. Qwand monsègneûr m’a confirmé, Por mi, m’ l’a fêt crån’mint pèter. N’èst-ce nin là on bê sacramint, R’çûre on pètård à l’ rivièsse-min ? Si bon catolique qu’ vos-èstez, Vos l’ r’tournez l’ gueûye di l’ôte costé…

Les évêques diront en partant : « Il n’y a pas de mal à ce qu’on leur

remonte le pain ».Toutes ces têtes de houille de Liégeois, Ils vous feraient bien peur quand ils vous

regardent.Ils ont l’air aussi téméraires Que le grand Jacquemotte, leur grand

vicaire69.Je compose une petite chanson, Parce que je ne sais faire un sermon. Si c’était un sermon de soldat, Je dirais : « Mettez-vous en garde ! ». « La tête à gauche ! la tête à droite ! », Sans donner un soufflet, comme l’évêque. Ce que j’en dis là, n’ai-je pas raison ? Il vous l’applique à la confirmation. Quand monseigneur m’a confirmé, Il me l’a fait vigoureusement péter. N’est-ce pas là un beau sacrement, Que de recevoir une taloche du revers de la

main ?Si bon catholique que vous soyez, Vous retournez la gueule de l’autre côté…

Mais « voici encore une autre question ». Minans l’afêre on pô pus long :

« menons l’affaire un peu plus loin ».

63

Ureûs’mint qu’il a fêt fwért bê, Po n’ nin abîmer l’ rodje tchapê Si par maleûr il aveût ploû,

Heureusement qu’il a fait très beau, Pour ne pas abîmer le chapeau rouge. Si par malheur il avait plu,

69 Sur celui-ci : Gobert, t. III, p. 218 ; t. IV, p. 357 ; t. V, p. 552 ; t. X, p. 206. « En vue de rendre plus d’ampleur à la dévotion envers Saint-Julienne », Mgr Jacquemotte formera une souscription qui permettra, moyennant trois mille francs de l’époque, d’édifier en 1858 un nouvel autel à l’église de Cornillon, en remplacement de celui rénové déjà lors de la célébration de 1846, qui avait coûté, précise Gobert, « 1123 fr. 83 centimes ». Dieu n’est-il pas dans les détails ? Cet autel « orne actuellement l’église de Vivegnis ».

Page 23: 1 Daniel Droixhe - uliege.be · J.G.Macors, amis depuis le Collège de Liège, publièrent une brochure intitulée Au congrès libéral sur la question du programme (Liège, Oudart,

23

64 65 66 67

Èl faléve ritaper à noû. On tchapê qu’ cosse carante-cinq′ mèye, On l’ pout bin wårder tote si vèye ; Si tos lès-ans l’ faléve atch’ter, On sèreût bin vite riwiné. Ine saqwè d’ drole, divins nos-ôtes, C’èst qu’ nosse djône bon Diu sût la môde. I n’ passe qui d’vins lès grandès rowes Èt å p’tit peûpe èlzî fêt l’ mowe ! Il èst portant pus rèspècté Dès djins qu’on vout mète so l’ costé, Ca sûr’mint qu’ tos lès pôves di Lîdje Priyèt pus qu’ lès måvas ritches. Zèls ni sondjèt qu’à leû-z-årdjint Èt l’ pôve, èl lêrît mori d’ faim. Aléz′, crasseûs, sèyîz honteûs Dè loukî nosse bon Diu so l’ creûs !

Il fallait le remettre à neuf. Un chapeau qui coûte quarante-cinq mille, On peut bien le garder toute sa vie. S’il fallait l’acheter tous les ans, On serait bien vite ruiné. Quelque chose de drôle, chez nous, C’est que notre jeune bon Dieu suit la mode. Il ne passe que dans les grandes rues Et fait la grimace au petit peuple ! Il est pourtant plus respecté Des gens qu’on veut mettre sur le côté, Car à coup sûr, tous les pauvres de Liège Prient plus que les mauvais riches. Eux ne pensent qu’à leur argent Et le pauvre, ils le laisseraient mourir de faim. Allez, crasseux, soyez honteux De regarder notre bon Dieu sur la croix !

Comment l’invective ne retomberait-elle pas, après cela ? Saint office rime

avec bénéfices. Le Christ marchait nus pieds, ses ministres en solés brozdés

d’ôr « souliers brodés d’or ». Que l’évêque pardonne au chanteur son sermon. Dji n’

dimande nin d’èsse vost’inn’mi « Je ne demande pas à être votre ennemi ». Mais il faut

bien que quelqu’un prenne « de temps en temps » le risque « la vérité ».Qwand dji

d’vreû minme èsse pûni, / dji n’ rinoy’reû nin çou qu’ dj’a dit : « devrais-je même être

puni, / je ne renierais pas ce que j’ai dit ». Au reste, Hasserz connaît trop bien les limites

de sa critique. Qui pourrait sérieusement blâmer celui qui a juste compôsé ‘ne pasquèye

po rîre ? S’il a « manqué », il ira dare-dare se confesser à son curé, qui est binamé

« gentil » et qui s’amusera qwand dji lî cont’rè m’ farce è s’ tchèyîre « quand je lui

raconterai ma farce dans sa chaise (confessionnal ) ». I sét bin qu’ dji n’ so nin

Page 24: 1 Daniel Droixhe - uliege.be · J.G.Macors, amis depuis le Collège de Liège, publièrent une brochure intitulée Au congrès libéral sur la question du programme (Liège, Oudart,

24

mantchote / qwèqui totes lès fèyes i m’ barbote : « il sait bien que je ne suis pas mauvais

bougre / quoique chaque fois il me gronde »70.

6. Le chansonnier, le prêtre et le commerçant

Les répétitions, l’enjouement forcé, une syntaxe de plus en plus lâche vont

empâter la diatribe : la chanson semble perdre ce qu’elle pouvait avoir d’invention et

d’indépendance. La dénonciation des faux dévôts s’embrouille71. Mais voici qu’une

autre sincérité ravive les couleurs du texte, quand percent des raisons personnelles

d’amertume.

74 Qwèqui dj’ seûye divins går civique, Dji n’ m’imbarasse nin d’ politique.

Quoique je sois de la garde civique, Je ne m’embarrasse pas de politique.

L’auteur de la pasquille n’est qu’« un des adjudants de la ville », sorti de fonction.

Simple homme du peuple, il « n’en sait pas plus qu’un Wallon » (str. 92-96). Mais il

garde la fierté des services rendus au pays, lesquels, dit-il à l’adresse des prélats

chamarrés, valît bin ot’tant qu’ vos-ofices « valaient bien autant que vos offices ». Le

Court abrégé de sa vie, mentionné plus haut, rappelle qu’il fut «à l’unanimité des voix »

nommé sergent instructeur de la garde civique en poste à l’Université, et qu’il la

conduisit « par tout jours et nuits avec honneur et sang-froid ». Il ne nous dit pas

pourquoi il refusa ensuite sa « nomination effective » comme « premier lieutenant » puis

comme « adjudant-major », après en avoir « fait le service »… Il y a là plus qu’une

pointe d’amertume. Tandis que certains, lors de la Révolution belge, guignaient les

« hautes places », po s’tronner l’ peûpe « pour étrangler le peuple », d’autres se battaient

sans arrière-pensée pour la liberté, insiste la pasquille sur les Élècsions de 1866.

9

Rapèléve bin turtos d’ l’an trinte,

Qui vos v’ såvîz come dès poltrons.

Souvenez-vous tous de l’an trente,

Quand vous vous sauviez comme des poltrons.

70 Mantchote pose problème. Le DL donne sous mantchète : « manchette ; certaine partie ou jeu de quilles ou de cartes ; pédérastie ». Forir met en évidence le dernier sens et, sous mantche, mentionne des expressions suggérant une idée de fausseté, de tromperie. On croit pouvoir traduire par « mauvais bougre », en rendant à bougre son sens ancien de « pédéraste ». 71 Couplets 88-92. Voyez comment des « chrétiens de nom » se comportent en public. Leur peu de foi se trahit dans la manière dont ils font le signe de croix : avec répugnance. T’nez l’oûy so l’ pîre à l’ bèneût’êwe, / vos veûrez si dji n’ di nin vrêye « Gardez l’œil sur la pierre avec l’eau bénite, / vous verrez si je ne dis pas vrai ».

Page 25: 1 Daniel Droixhe - uliege.be · J.G.Macors, amis depuis le Collège de Liège, publièrent une brochure intitulée Au congrès libéral sur la question du programme (Liège, Oudart,

25

V’s-avîz sogne d’on trô d’ bale è vinte,

V’ tronnîz d’ sogne po lès côps d’ canon…

Vous aviez peur d’un trou de balle dans le ventre,

Vous trembliez de peur des coupas de canon…

Le tort du vétéran aura été de ne pas choisir la carrière de la croix et du goupillon,

ou celle du commerce et de la finance. Dans un monologue intitulé L’ome dè l’

montagne di Sinayi « L’homme de la montagne du Sinaï », qui date peut-être de juin

1846, comme la Paskèye istorique, Hasserz met en scène un « menteur » faisant montre

d’un « chic particulier d’ambition » au milieu des plus « fins spéculateurs ». Quéle

doûce djouwissance d’aveûr dès fabriques72 et des magazins rimplis d’årtikes « des

magasins remplis d’articles » ! Quel contentement, chez celui qui wangne par djoû dès

mèye di florins, qui « gagne par jour des milliers de florins ». Et quel plaisir, confie le

richard, de faire enrager ceux qui vwèrît m’ vèy crèver come on tchin « qui voudraient

me voir crever comme un chien ». Avec l’argent marche la politique. C’èst dècîdé,

s’écrie « l’homme du Sinaï » à qui tout réussit : dji m’ va prézinter ås-élècteûrs. Que les

naïfs lui fassent confiance. Il ne sera jamais, pour le pauvre Hasserz, qu’un « Jocrisse-

bouffon ».

Quel contraste avec sa vie de chanteur populaire, surtout depuis la mesure prise

par van Bommel à l’encontre des musiciens. Le clergé qui les lèse devrait dresser le

bilan de ses avantages (str. 105-109). Un grand batème ramène la « pièce toute jaune ».

Qu’il s’agisse d’un mariage ou des relevailles de l’accouchée qui s’ fêt ramèssî - qui

reçoit la bénédiction du curé la première fois qu’elle revient à l’église : i fåt todi compter

d’ l’årdjint « il faut toujours compter de l’argent ».

106 Si par måleûr l’èfant èst mwért,

Fåt dès-êdants po l’ mète è tére. Si po in-ome on sone ine transe, Fåt todi à coup sûr trinte çanses.

Si par malheur l’enfant est mort, Faut des liards pour le mettre en terre. Si pour un homme on sonne le glas, Faut toujours à coup sûr trente sous.

Même la mort est inégale. Aux uns li p’tite creûs d’ bwès « la petite croix de

bois ». Aux autres celle di keûve ou d’årdjint « de cuivre ou d’argent ». L’ diâle

m’arèdje ! « Que le diable m’emporte »73 !

72 Le w.a aussi, plus proprement, djouwihance. 73 Littt « Le diable me fait enrager ».

Page 26: 1 Daniel Droixhe - uliege.be · J.G.Macors, amis depuis le Collège de Liège, publièrent une brochure intitulée Au congrès libéral sur la question du programme (Liège, Oudart,

26

7. Le pape, le diable et le chemin de fer

L’orateur va chercher dans l’actualité de quoi élever son discours vers

l’imprécation finale. « Trois solennités, l’une religieuse, l’autre politique, l’autre enfin

industrielle, se sont disputé la foule au commencement de cette semaine », résume la

Journal de Liège des 20 et 21 juin, « et il faut bien le dire, la première est loin d’avoir

éclipsé les autres, surtout en songeant aux vives sympathies que celles-ci ont

rencontrées ». « Si le dogme a encore conservé une grande influence sur les âmes, les

intérêts politiques et les intérêts matériels se sont beaucoup plus fortement emparés

des esprits ». « La lumière pénètre et le rationalisme atteint plus ou moins la foi la plus

robuste ». « Il n’y a donc pas lieu de s’étonner du médiocre retentissement qu’a eu la

fête religieuse de Liège : il y avait à Bruxelles deux grandes inaugurations. L’une, de

l’Association nationale en faveur des principes constitutionnels (…). L’autre, des

chemins de fer de Bruxelles à Paris, et, convenez-en, sainte Julienne ne pouvait pas

espérer éclipser ces deux événements importants ». L’ouverture de la « ligne du

Nord » a donné lieu à une fête « belle et brillante, mais matériellement parlant,

infiniment au-dessous de la portée morale du fait »74. S’ouvre une « ère nouvelle » :

celle d’une France « assise, sans conquête, sur les bords du Rhin comme sur les bords

de l’Escaut… ». « Miracle » autrement concret que ceux de l’Église ». L’imagerie

moderniste s’impose donc au chroniqueur.

114

Noste évêque deût fé on ch’min d’ fèr′ Po aller tot dreût è l’infér. On-z-a dèdjà fêt li ståcion Amon Bèlzibuth li démon.

Notre évêque doit faire un chemin de fer Pour aller tout droit en enfer. On a déjà fait la gare Chez Belzébuth le démon.

Ces derniers vers font écho à l’inauguration de la « nouvelle station du

Nord », d’où part, le 15 juin, un convoi emmenant à Lille autorités et invités de

marque. Hasserz imagine autrement ce premier grand voyage.

114

Ni pårlans nin dè purgatwère : Nos-î èstans turtos so l’ tére.

Ne parlons pas du purgatoire : Nous y sommes tous sur la terre.

74 Compte rendu du discours prononcé pour l’occasion par le ministre des étrangères dans le J.d.L, 17 juin. Cf. Le temps du train. 175 ans de chemins de fer en Belgique – 75e anniversaire de la SNCB, dir. B. VAN DER HERTEN et al., Presses Univ. de Louvain, 2001, passim.

Page 27: 1 Daniel Droixhe - uliege.be · J.G.Macors, amis depuis le Collège de Liège, publièrent une brochure intitulée Au congrès libéral sur la question du programme (Liège, Oudart,

27

Li prumî convwè qui påtrè, Ç’ sèrè noste évèque qu’èl monrè.

Le premier convoi qui partira, Ce sera notre évêque qui le mènera.

Suit un chapelet d’allusions plus ou moins obscures où se dessine, à travers une

circulation inédite des hommes et des idées, un nouveau monde. On pourrait aussi

«mener les curés à Malines », avec nosse grand cardinål, en convwès spéciål – on va

voir où la ville flamande intervient particulièrement dans l’actualité (117 sv.). Ils

devront passer par Bruxelles, où ils entendront tirer lès clokes / d’on cariyon bèrlî-

bèrloke « tirer les cloches / d’un carillon cahin-caha ». Les journaux du temps nous

apprennent en effet le détail des festivités organisées pour l’inauguration du chemin de

fer par l’État et la ville de Bruxelles, qui « a décidé que deux bals populaires seraient

donnés, l’un sur la place du Vieux Marché et l’autre sur la place des Barricades ». Il y

aura de l’ouvrage, pour emmener totes lès djins qui sont à Brussèles « tous les gens qui

sont à Bruxelles » : on y trouve en effet en ce moment, commente un correspondant du

Journal de Liège, « l’élite des estomacs de province qui vient s’échauffer aux

discussions du congrès libéral, plus les habitants de la capitale qui vont danser à un bal

où 16 à 20,000 pieds seront engagés »75. Laissons aux historiens bruxellois le soin

d’éclairer les allusions, dans la Paskèye, à cette « rue des Cailles » au coin de laquelle

les voyageurs prendront un tchår di ray « char du rail » qui leur convient bien. N’y

charge-t-on pas dèl fwért bone martchandèye, / qu’ stu èsprovêye co cint fèyes « de la

fort bonne marchandise, / éprouvée encore cent fois » ?

L’irrévérence va viser vers le sommet de l’Église. Sans doute entre-t-il, dans ces

derniers couplets de la pasquille, le sentiment confus d’une modernité désormais

associée à la communication totale, embrassant la terre entière. La presse belge des 13

et 14 juin rapporte :

On est occupé en ce moment à placer, sur le parcours du chemin de fer, à partir de

la station du Nord jusqu’à la station de Malines, les poteaux destinés à supporter

les fils de laiton et de fer pour le télégraphe électrique, qui fonctionnera le 15 de

ce mois entre ces deux points. Les mêmes dispositions seront ensuite poursuivie

75 J.d.L., 13-14 juin.

Page 28: 1 Daniel Droixhe - uliege.be · J.G.Macors, amis depuis le Collège de Liège, publièrent une brochure intitulée Au congrès libéral sur la question du programme (Liège, Oudart,

28

jusqu’à Anvers, pour établir entre cette ville et Bruxelles des communications qui

auront lieu en cinq ou six minutes…76

N’est-ce pas cette liaison avec Malines qui suggère à Hasserz le passage

précédent ? Ne serait-ce pas « Anvers » qu’il faut lire dans un vers énigmatique ?

Ceux qu’emmènera le train des célébrités d’vet fé invers en bataille « doivent faire

[Anvers ?] en bataille ».

Mais voici que l’actualité, à nouveau, élargit la perspectians que la syntaxe

retrouve son aplomb. On a dit que Grégoire XVI venait de disparaître.

122 123 124

Sûr’mint qui nosse grand påpe di Rome Îront rinde visite å neûr ome. Inte leûs deûs, is d’vèt corèsponde, Ca gn-a qu’ zèls qui fèt sogne å monde. Li prumî tint l’ pus grande police, Èt l’ôte vis fêt sogne pi [po] sès grifes. Portant, n’ fèt nin pårtèye égåle, Onk, c’èst l’ bon Diu, èt l’ôte c’èst l’ diâle. Mi, qwand dji veû l’ diâle è manèdje, C’èst lès djoûs qui dj’ n’a nin d’ l’ovrèdje.

Certainement, notre grand pape de Rome Iront [ira ?] rendre visite au noir homme77. Entre eux deux, ils doivent correspondre, Car il n’y a qu’eux qui fassent peur au monde. Le premier tient la plus grande police, Et l’autre vous effraie par ses griffes. Pourant, ils ne font pas jeu égal, L’un, c’est le bon Dieu, et l’autre le diable. Moi, quand je vois le diable dans le ménage, Ce sont les jours où je n’ai pas d’ouvrage.

Risquons une hypothèse. Au même moment roulait dans le public « une des

plaisanteries qu’on attribue à Pasquino » (représentant symbolique des faiseurs de

pasquinades ?). Elle est rapportée par le Journal de Liège du 26 juin.

Le défunt pape, àmi-chemin du paradis, rencontre un pèlerin, auquel il demande

s’il est encore loin du but ; celui-ci répond : « Vous avez encore une bonne trotte à

faire. – Hélas ! dit le pauvre vieillard, je n’en puis plus ! ». À quoi le pèlerin

réplique : « Vous n’avez que ce que vous méritez : pourquoi n’avoir pas fait

construire de chemin de fer ? ».

76 Sur un « tour de force » exécuté par « l’ingénieur M. Morse » grâce au « télégraphe électrique », aux Etats-Unis, cf. le J.d.L. du 23 juin. 77 On pourrait aussi lire : « nos grands papes de Rome », etc. Voir J.d.L., 26 juin.

Page 29: 1 Daniel Droixhe - uliege.be · J.G.Macors, amis depuis le Collège de Liège, publièrent une brochure intitulée Au congrès libéral sur la question du programme (Liège, Oudart,

29

La référence ferroviaire imprégnait décidément les esprits78.

8 . Conclusion : le pape au diable

« Satan n’est jamais chez l’évêque », qui a dès-êdants « des sous ». I n’ si fôre

qu’amon lès-ovrîs « il ne se fourre que chez l’ouvrier ». Au reste, les manifestations du

jubilé ont creusé le contraste. Le correspondant, quelque peu sarcastique, qui s’exprime

de Bruxelles dans le Journal de Liège enregistre « les prix fabuleux auxquels la majorité

[politique du pays, partagée entre chrétiens et libéraux modérés] et les circonstances ont

poussé toutes les denrées alimentaires ». Par un Avis au public placé dans le Journal de

Liège, le boucher Magnée dément « le bruit », qui circule en ville, selon lequel « il sera

très-difficile d’obtenir, pendant la durée du Jubilé, des viandes en quantité suffisante »79.

Hasserz s’alarme :

127 128 129

Porveû-ce qui n’ n’åyanse nin l’ famène. On fêt tant dès bons Dius d’ farène… On ’nn’a vindou à Sint-Mårtin Po l’ mons cinq′ mèye tos l’z-ås matins. Ni sèreût-ce qu’à ’ne çantime80 li pèce, Li curé årè po fé l’ fièsse. Si s’ètind bin avou l’évèque, Is pwèront djower à l’ mantchète81. Si l’ pôve curé fêt måy bèrwète, L’évèque lî magn’rè tote si r’cète. I fårè bin, s’i s’ vout ravu, Rifé fé ’ne fornêye di bons Dius.

Pourvu que nous n’ayons pas la famine. On fait tant des bons Dieux de farine… On en a vendus à Saint-Martin Pour le moins cinq mille tous les matins. Ne serait-ce qu’à un centime la pièce, Le curé aura de quoi faire la fête. S’il s’entend avec l’évêque, Ils pourront jouer à qui rafle la mise. Si le pauvre curé fait chou blanc82, L’évêque lui mangera toute sa recette. Il faudra bien, s’il veut se ravoir, Faire refaire une fournée de bons Dieux.

Le railleur de Bruxelles aura beau jeu de conclure. « Quoiqu’il en soit,

la Belgique s’amuse. Elle prie tant qu’elle veut ». Et « elle danse à Bruxelles ». « Elle

78 Voir aussi Ch.E. d’HANENS, Mémoire sur l’influence des chemins de fer, Liège, Desoer, 1837 ; SEGUIN, De l’influence des chemins de fer, Liège, Leroux, 1839, etc. . 79 J.d.L., 12 juin. 80 Pour le genre fém. du mot, voir Forir : « Soula n’ vâ nin n’çantim : cela ne vaut pas un centime ». 81 Comme vu plus haut, mantchète peut désigner une partie au jeu de quilles ou un certain jeu de cartes, fé mantchète signifiant « gagner l’enjeu ». N’y a-t-il pas en outre, comme ci-dessus, une allusion grivoise dans le fait, pour deux hommes de robe, de « jouer au pédéraste » ? 82 DL : « bèrwète ! cri au jeu de quilles quand le coup est nul » ; « répond littt au fr. pirouette ».

Page 30: 1 Daniel Droixhe - uliege.be · J.G.Macors, amis depuis le Collège de Liège, publièrent une brochure intitulée Au congrès libéral sur la question du programme (Liège, Oudart,

30

aura à la fois des tribuns populaires et des prédicateurs chrétiens ». Mais « au milieu

d’une jubilation sans exemple, vous vous mourez peut-être d’inanition à Liège ».

Hasserz proposera aussi son bilan-souvenir de la commémoration, dans une pasquille

évoquant la grande inondation de 185083.

73 Sov’nez-v’ qu’après l’ grand djubilé, Qui ç’ n’a stu qu’ maleûr tot costé. Çou qu’ dji di, ci n’èst nin po rîre. I crèha dès måles crompîres, Sins compter lès-ôtes pitits mås : Li pèsse, li vèsse èt l’ colorå, Lès pokes, li gripe, fîve èt l’ cocluche, Èt po l’ rawète, on p’tit dèluje.

73 Souvenez-vous qu’après le grand jubilé, Ce ne fut que malheur partout. Ce que je dis, ce n’est pas pour rire. Il grandit de mauvaises patates, Sans compter les autres petits maux : La peste, la vesse et le choléra, La variole, grippe, fièvre et coqueluche, Et de surcroît, un petit déluge.

La Paskèye istorique demandera pour finir : Ric’minsî dès djubilés ? Mês l’

Lîdjwès ‘nn’a vèyou assez : le Liégeois en a vu assez. Elle prend place parmi plusieurs

autres pièces où la religion catholique, ses ministres et ses cultes se trouvent plaisantés

ou même vertement critiqués84. On a vu comment van Bommel est attaqué dans

plusieurs chansons. La Porminåde dè meûs d’ may « La promenade du mois de mai »

caricature la dévotion à sint Mwér « saint Maur », censé guérir des maux de jambe,

auquel les filles demandent plutôt la grâce d’un galant ou celle de faire passer les suites

de la galanterie. Li pèl’rinèdje di tote l’annêye « Le pèlerinage de toute l’année » dresse

le tableau des amusements des Liégeois se rendant à Chèvremont – la danse et puis la

panse, comme dit le proverbe. La chandelle chère à l’abbé Dulaurens est partout dans

ces satires, comme offrande et substitut. Pour le reste, l’Église ne s’inquiétera pas trop

des insolences d’un homme qui faisait dès vèrs sins ‘nn’avu l’êr « sans en avoir l’air »,

selon sa formule favorite.

79 Ni pinsez nin portant tot d’ bon Qui dj’ vôye rinoyî mi r’lidjon.

Ne pensez pas pourtant tout de bon Que je veuille renier ma religion.

83 Inondåcion di mèye ût cint èt cinquante. (…) Gazète qui rapèle à tos lès Walons, li bin èt l’ må d’ l’inondåcion., Liège, Impr. de A. Ch., grand placard à sept. col. et un envoi. ; n° 12 des Œuvres. 84 Voir notre « Les dévotions du pays de Liège d’après le chanteur de rue Joseph Mousset dit Hasserz (1799-1870) », à paraître dans les actes du colloque sur Les dévotions populaires (Reims, avril 2002).

Page 31: 1 Daniel Droixhe - uliege.be · J.G.Macors, amis depuis le Collège de Liège, publièrent une brochure intitulée Au congrès libéral sur la question du programme (Liège, Oudart,

31

Mi mére m’a apris à viker, Èt dj’ sé bin quî dj’ deû rèspècter.

Ma mère m’a appris à vivre, Et je sais bien qui je dois respecter.