1 1 Bruno LATOUR (La Découverte 1993) · "ARAMIS" ou l'amour des techniques (La Découverte 1993)...

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» 1 1 Bruno LATOUR "ARAMIS" ou l'amour des techniques (La Découverte 1993) L'ouvrage de Bruno LATOUR qui a reçu le prix Robertval 1992 se présente sous la forme originale d'une enquête menée par un sociologue et un élève ingénieur sur l'échec du projet ARAMIS, un système de transport révolutionnaire conçu par la société MATRA dans les années 70. Ce système très ingénieux était censé allier les avantages des transports en commun avec ceux liés à la voiture individuelle puisque sur un réseau devaient circuler de petits modules de transport pilotés automatiquement suivant un programme informatisé complexe. Ce projet ambitieux, bien typique de l'esprit de l'époque, était mené par deux principaux promoteurs, MATRA et la RATP qui finiront par se décourager en raison des obstacles techniques et financiers rencontrés. Cet ouvrage est agréable à lire car il se présente sous forme d'interviews, d'entretiens et de documents bruts mais contient également des analyses et interprétations sociologiques des phénomènes étudiés. Il donne cependant parfois l'impression d'être un peu bavard et de pêcher par excès de répétitions. La perspective de l'auteur est résolument sociologique : ses analyses tendent en effet à toujours subordonner les contraintes économiques et techniques, qui pourtant jouent dans ce genre de projet un rôle déterminant, aux comportements et aux représentations sociales des acteurs. La décision en matière de choix technologiques est alors présentée comme le produit aléatoire d'attitudes profondément humaines ; les ingénieurs sont des hommes qui aiment leurs techniques et ces dernières apparaissent en définitive comme des créatures fragiles soumises au bon vouloir des premiers. Toute la démarche de B. LATOUR consiste en une tentative de réhabilitation de l'image de l'ingénieur qui de monstre froid se transforme alors en être de chair et de sang. Véritable alchimiste d e la décision, le sociologue prend ainsi la défense de l'ingénieur ignorant de la dimension socio-politique des choix technologiques. En ce sens, il se présente comme l'intermédiaire obligé dans la mise en oeuvre de ces choix, comme le démiurge caché et l'accoucheur véritable des innovations technologiques. C'est ainsi que l'ingénieur peut à son tour réhabiliter le sociologue trop marqué par sa science molle.

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    Bruno LATOUR

    "ARAMIS" ou l'amour des techniques (La Découverte 1993)

    L'ouvrage de Bruno LATOUR qui a reçu le prix Robertval 1992 se présente sous la forme originale d'une enquête menée par un sociologue et un élève ingénieur sur l'échec du projet ARAMIS, un système de transport révolutionnaire conçu par la société MATRA dans les années 70. Ce système très ingénieux était censé allier les avantages des transports en commun avec ceux liés à la voiture individuelle puisque sur un réseau devaient circuler de peti ts modules de transport pilotés automatiquement suivant un programme informatisé complexe. Ce projet ambitieux, bien typique de l'esprit de l'époque, était mené par deux principaux promoteurs, MATRA et la RATP qui finiront par se décourager en raison des obstacles techniques et financiers rencontrés.

    Cet ouvrage est agréable à lire car il se présente sous forme d'interviews, d'entretiens et de documents bruts mais contient également des analyses et interprétations sociologiques des phénomènes étudiés. Il donne cependant parfois l'impression d'être un peu bavard et de pêcher par excès de répétitions. La perspective de l'auteur est résolument sociologique : ses analyses tendent en effet à toujours subordonner les contraintes économiques et techniques, qui pourtant jouent dans ce genre de projet un rôle déterminant, aux comportements et aux représentations sociales des acteurs. La décision en matière de choix technologiques est alors présentée comme le produit aléatoire d'attitudes profondément humaines ; les ingénieurs sont des hommes qui aiment leurs techniques et ces dernières apparaissent en définitive comme des créatures fragiles soumises au bon vouloir des premiers . Toute la démarche de B. LATOUR consiste en une tentative de réhabilitation de l'image de l'ingénieur qui de monstre froid se transforme alors en être de chair et de sang. Véritable alchimiste d e la décision, le sociologue prend ainsi la défense de l'ingénieur ignorant de la dimension socio-politique des choix technologiques. En ce sens, il se présente comme l'intermédiaire obligé dans la mise en oeuvre de ces choix, comme le démiurge caché et l'accoucheur véritable des innovations technologiques. C'est ainsi que l'ingénieur peut à son tour réhabiliter le sociologue trop marqué par sa science molle.

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    Mais la démonstration centrale de l'ouvrage vise surtout à contester la thèse ellulienne sur l'autonomie et l'irréversibilité de la Technique. Pour B. LATOUR, comme le montre l'échec d'ARAMIS, le déterminisme technique n'existe pas, il n'y a que des projets qui se réalisent ou ne se réalisent pas : les choix technologiques sont par nature ouverts. Ouverts peut être pour les décideurs mais certainement pas pour les citoyens comme le montre l'histoire des grands choix technologiques depuis trente ans, du nucléaire au minitel en passant par Concorde ! L'analyse de B. LATOUR occulte en effet complètement la problématique de la confrontation habituelle entre l'exigence démocratique et le monopole des choix technologiques par une poignée de décideurs. En tant que sociologues, son horizon a du mal à s'étendre au delà de l 'ordre social dominant ; il est alors tenté de justifier idéologiquement ce dernier. Quand à sa négation de l'autonomie de la Techinique et des mythologies techniciennes qui animent les ingénieurs, ce ne sont pas les allusions venimeuses à J. ELLUL (p. 79 et 111) qui vont changer quoique ce soit à la réalité même des phénomènes sociologiques engendrés par l'expansion contemporaine de la techno-science. Bruno LATOUR confond de manière regrettable l'irréversibilité du développement de la Technique avec celle effectivement hypothétique d'un choix technologique particulier. Comme l'Aérotrain, ARAMIS a bien été abandonné mais n'en a pas moins contribué au développement autonome de l'informatique, de l'électronique et de l'automatique. Bien entendu, le refus de reconnaître l'existence de cette autonomie qui est sous jacent à tous les travaux de B. LATOUR ne peut que contribuer à conforter cette dernière : seule la reconnaissance du déterminisme historique peut aider les hommes à s'en libérer ! Comme quoi la sociologie empirique, dont il ne faut surtout pas nier l'immense mérite, peut parfois mal préparer à la compréhension des phénomènes historiques et sociologiques fondementaux.

    Simon CHARBONNEAU Maître de Conférence à l'Université de Bx I.