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Philippe Lacoue-Labarthe Jean-Luc Nancy La panique politique «En concevant la panique comme un des phénomè nes les plus révélateurs du «group mind», on aboutit à ce paradoxe, que l'âme collective se supprime elle- même dans une de ses manifestations les plus caracté ristiques. » Freud, Psychologie collective et analyse du moi. «L'homme est un animal qui, du moment où il vit parmi d'autres individus de son espèce, a besoin d'un maître (...) Or ce maître, à son tour, est tout comme lui un animal qui a besoin d'un maître. » Kant, Idée d'une histoire universelle du point de vue cosmopolitique. 1. Les notes qui suivent sont bien, et sans aucune précaution d'usage, des notes. Elles sont relevées, de manière sommaire et discontinue, le long d'un travail d'enseignement en cours depuis trois ans, et dont il n'est pas question de faire l'exposition dans un article. En même temps, elles constituent les premiers repères d'une exploration à venir. Si nous les risquons, provisoirement, sous cette forme quelque peu rebutante, c'est pour une raison politique : il est aujourd'hui nécessaire, voire urgent, d'exiger une problématisation rigoureuse du «rapport» entre psychanalyse et politique. Le minimum de la rigueur consiste désormais, chacun peut s'en assurer par lui-même, dans le refus d'une double impasse : celle où viennent buter les instrumentations psychanalytiques mises, plus ou moins délibérément, au service d'une pensée politique reçue (qui peut aller de l'un ou l'autre communisme à la social-démocratie) : car on ne réussit, de cette manière, qu'à conforter lesdonnées de départ, qu'il s'agissait d'interroger; et l'impasse des proclamations (oscillant de la gauche anarchiste à la droite libertaire) selon lesquelles, une fois dévoilé le piège libidinal du politique, il faut abandonner celui-ci à l'histoire caduque de (^sort délire occidental, et lui substituer une esthétique ou une morale. (Sur les intérêts politiques — et sur les intérêts politiques de la psychanalyse — mis enjeu dans chaque cas, nous ne reviendrons pas ici.) Autrement dit, nous refusons les comportements de panique théorique (et pratique) où chacun se préserve, par un discours narcissique, contre le sentiment de la dissolution des liens qui assuraient la cohésion de la foule occidentale... Ce double refus n'est pas naïf. Il ne procède pas d'un désir angélique de surmonter les affrontements et les impasses de la politique. S'il s'agit d'affronter, nous savons où nous placer; et puisqu'il semble inévitable, aujourd'hui, de mettre sur les i d'énormes points, disons : à gauche, comme, par exemple, Freud lui-même. Mais s'il s'agit d'analyser, nous savons aussi où il ne faut pas 33

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Philippe Lacoue-LabartheJean-Luc Nancy

La panique politique

«En concevant la panique comme un des phénomènes les plus révélateurs du «group mind», on aboutità ce paradoxe, que l'âme collective se supprime elle-même dans une de ses manifestations les plus caractéristiques. »

Freud, Psychologie collective etanalyse du moi.

«L'homme est un animal qui, du moment où il vitparmi d'autres individus de son espèce, a besoin d'unmaître (...) Or ce maître, à son tour, est tout comme luiun animal qui a besoin d'un maître. »

Kant, Idée d'une histoire universelle

dupoint de vuecosmopolitique.

1. Les notes qui suivent sont bien, et sansaucune précaution d'usage, des notes. Ellessont relevées, de manière sommaire et

discontinue, le long d'un travaild'enseignement en cours depuis trois ans, etdont il n'est pas question de faire l'expositiondans un article. En même temps, ellesconstituent les premiers repères d'uneexploration à venir. Si nous les risquons,provisoirement, sous cette forme quelque peurebutante, c'est pour une raison politique : ilest aujourd'hui nécessaire, voire urgent,d'exiger une problématisation rigoureuse du«rapport» entre psychanalyse et politique. Leminimum de la rigueur consiste désormais,chacun peut s'en assurer par lui-même, dansle refus d'une double impasse : celle où

viennent buter les instrumentations

psychanalytiques mises, plus ou moinsdélibérément, au service d'une penséepolitique reçue (qui peut aller de l'un oul'autre communisme à la social-démocratie) :car on ne réussit, de cette manière, qu'àconforter les données de départ, qu'il s'agissaitd'interroger; et l'impasse des proclamations(oscillant de la gauche anarchiste à la droitelibertaire) selon lesquelles, une fois dévoilé lepiège libidinal du politique, il fautabandonner celui-ci à l'histoire caduque de

(^sort délire occidental, et lui substituer uneesthétique ou une morale. (Sur les intérêtspolitiques — et sur les intérêts politiques de lapsychanalyse — mis enjeu dans chaque cas,nous ne reviendrons pas ici.)

Autrement dit, nous refusons les

comportements de panique théorique (etpratique) où chacun se préserve, par undiscours narcissique, contre le sentiment de ladissolution des liens qui assuraient la cohésionde la foule occidentale...

Ce double refus n'est pas naïf. Il ne procèdepas d'un désir angélique de surmonter lesaffrontements et les impasses de la politique.S'il s'agit d'affronter, nous savons où nousplacer; et puisqu'il semble inévitable,aujourd'hui, de mettre sur les i d'énormespoints, disons : à gauche, comme, parexemple, Freud lui-même. Mais s'il s'agitd'analyser, nous savons aussi où il ne faut pas

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se placer : dans la soumission au politique, ouà la psychanalyse, ou aux deux. Car uneexigence «de gauche» et une exigence derigueur passent désormais, ensemble, par ladéconstitution de cette double soumission. Et

là encore, là surtout, nous avons quelquechose à apprendre de Freud, un des penseurssans doute les moins soumis, y compris à sapropre doctrine.

2. Nous sommes contraints d'exclure de ces

notes l'examen de la plupart des référencesautres que freudiennes. Cela ne signifie pasque nous proposions un autre et plus pur«retour à Freud». Il s'agit plutôt de quelquechose de Freud qui fait désormais retour,parce que ça n'a pas encore eu vraiment lieu,ni chez lui ni après lui. Cela ne signifie pasnon plus que nous soyons venus ou revenus àFreud sans l'aide ou sans l'examen de ce quipermet aujourd'hui de le lire. A cet égard, dureste, nous pouvons rappeler, malgrél'éloignement, ce qu'avait consigné, quant à ladette et quant au reste, notre lecture deLacan, le Titre de la lettre (Galilée, 1973). Maisà l'égard des sollicitations d'une problématiquepolitique dans la psychanalyse ou à partird'elle (Girard, Deleuze, Lyotard, Goux,Legendre, Castoriadis, Kaufmann), nous nepouvons engager dans ces notes les multiplesdiscussions qui s'imposeraient.

3. Aussi bien choisissons-nous comme pointde départ une perspective passablementdifférente. Il s'agit moins de se demander ceque Freud dit, ne dit pas, ou permet de diresur le politique, que de s'interroger sur ce quela question du politique fait dans lapsychanalyse et à la psychanalyse. C'est-à-diretout d'abord sur la place et la fonction del'analyse de la culture (Kultur, civilisation,

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culture, institution et opération de l'humanitécomme telle). On a déjà pu relever ici ou là1le rôle déterminant pour la psychanalyseelle-même (si l'on entend par là l'analyse de lapsyché individuelle) de motifs fournis parl'analyse de la culture. Mais il y a plus.L'analyse de la culture constitue peut-être, del'intérieur même de la psychanalyse, undéplacement d'une importance telle qu'ilpourrait impliquer un débordement de lapsychanalyse.

Freud lui-même n'a pu prendre toute lamesure de ce déplacement, et nous nepouvons encore que relever les données duproblème. Du moins celles-ci se trouvent-ellesbien chez Freud, et par exemple dans lapost-face de 1935 à Ma vie et lapsychanalyse(G. W., XVI). Dans ce texte, Freud désigne legroupe de ses écrits de 1920-1923 comme sesderniers travaux importants en psychanalyseproprement dite (rappelons que, dans cegroupe, dont Freud a dit auparavant qu'il ydonnait libre cours à la spéculation, Au-delà etle Moi et le çà encadrent Psychologie collective etanalyse du moi : les deux grands textes quidécident de la dernière psychanalyseencadrent un texte-charnière de l'analyse de laculture). Après quoi Freud déclare n'avoirplus rien écrit d'important pour lapsychanalyse. Et il poursuit :

«Cela correspondait chez moi à unetransformation, à un morceau d'évolutionrégressive si on veut le nommer ainsi. Après ledétour, qui avait duré toute une vie, par lessciences de la nature, la médecine et la

psychothérapie, mon intérêt était revenu à cesproblèmes culturels qui fascinaient jadis lejeune homme à peine éveillé à la pensée. Déjàau milieu du travail psychanalytique à sonsommet, en 1912, j'avais fait dans Totem ettabou la tentative d'utiliser les vues nouvelles

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acquises par l'analyse à la recherche desorigines de la religion et de la moralité. Deuxessais ultérieurs, l'Avenir d'une illusion en 1927

et Malaise dans la civilisation en 1930

poursuivent cette direction de travail. Je n'aicessé de reconnaître avec une clarté croissante

que les événements de l'histoire humaine, lesactions réciproques entre nature humaine,développement de la civilisation et cescontre-coups d'expériences archaïques dont lareligion est le principal représentant, ne sontque les reflets des conflits dynamiques entremoi, ça et surmoi, que la psychanalyse étudiechez l'individu, et répètent ces mêmesprocessus sur une scène plus large. »

A la fin d'une vie de psychanalyse — à la finde la vie de l'inauguration psychanalytique— une «régression» conduit donc un Freudpresque déjà posthume vers la «scène pluslarge» de la culture. La scène plus large neserait-elle pas une autre scène encore quel'autre scène? une scène plus autre, ce qui nevoudrait pas dire, surtout pas, «tout Autre»,mais, de manière bien plus simple et bien pluscomplexe, la scène (si c'est encore une scène)à'autrui. Quant à la «régression » vers les«fascinations» du jeune Freud, n'aurait-ellepas pour fonction de remonter, à la fin, versquelque chose comme une scène plusprimitive de la psychanalyse elle-même ? Et làencore, plus primitive qu'aucune scèneprimitive, et peut-être hors-scène ou ob-scène,ne s'agirait-il pas de la scène à'autrui? Leproblème de la culture n'est jamais pourFreud autre chose que le problème d'autrui,ou, pour le dire de manière très banale (sur leregistre de cette banalité constante, enapparence, dans Malaise), c'est le problème dela coexistence, et de la coexistence pacifiqueavec autrui. Ce n'est donc pas un problèmepolitique, et pas exactement le problème

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politique, car il n'est pas sûr que la politiquese pose ce problème, ou ne se pose que lui.Mais c'est bien le problème du politique,c'est-à-dire celui à propos duquel le politiquese met à faire problème...

Pourquoi un tel problème — autrui —renverrait-il à l'autre de la psychanalyse, à uneautre psychanalyse, ou encore à unepsychanalyse altérée? Pourquoi et comment laconduirait-il comme vers une origine àelle-même obscure? C'est au fond ce qu'ilfaudrait pouvoir commencer à repérer.

4. Ces questions n'ont ni la forme nil'intention d'une psychanalyse de lapsychanalyse; elles ne visent ni à confirmer nià désinstaller son identité par une opérationabyssale qui porterait au jour (mais à queljour?) un inconscient (social, politique,philosophique) de Freud et de sa science.L'analyse de la culture n'est justement pas uneanalyse de la psychanalyse, modèle auquelsont restées soumises toutes les tentatives

récentes d'interpréter et d'interpeller laposition sociale, institutionnelle, économiqueet politique de la psychanalyse 2. Elle ne formepas un reste inanalysé par Freud (au sens,parfaitement légitime, où Lacan n'a cesséd'analyser le reste laissé par Freud, ou par lebiologisme, l'énergétisme et le psychologismede Freud quant au langage). Que l'analyse dela culture doive cependant avoir desincidences, à terme, sur l'auto-analyse del'analyse, non moins que la question d'autruisur celle du «discours de l'Autre», c'estvraisemblable, mais il est trop tôt pour enparler.

5. En revanche, la scène plus large n'est pasnon plus un simple appendice extrinsèque del'œuvre freudienne, dont on pourrait

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s'emparer sans aucuns frais psychanalytiques età telles fins socio-politiques ou philosophiquesqu'on voudrait. Elle n'est pas au-dehors del'analyse, et pourtant elle ne tient pas toutededans. Elle pourrait bien former le lieu où sebrouille le partage du dehors et du dedans dela psychanalyse. Un tel lieu a toujours lanature d'une limite. La limite n'a rien de

négatif: elle trace une identité —et ce tracélui-même s'exclut de ce qu'il contourne,emportant du même coup l'identité horsd'elle-même. Il n'y a de limite qu'interne etexterne à la fois : le politique est à la limite dela psychanalyse, ou est sa limite : son origine,sa fin, et la ligne d'une pliure intime qui latraverse. Cette ligne passe, dans le texte quenous avons cité, par l'opposition ou lacontrariété (ce n'est pas une contradiction)bien visible entre les deux rapports que Freudétablit simultanément de la psychanalyse àl'analyse de la culture : l'un est de simple«reflet», l'autre de «répétition sur une scèneplus large». Rigoureusement, les deux ne sontpas conciliables (un reflet ne peut être «pluslarge» sansêtre déformant). Aussi bien Freudne les a-t-il jamais conciliés.

Pour le dire d'un mot: jamais, de lapsychanalyse d'un sujet, présupposant lapluralité des sujets (images parentales ouinstances de la deuxième topique), Freud n'apu tirer l'analyse de cette pluralité même. Etpour aller tout droit au registre politique :jamais, de la psychanalyse d'un sujet,présupposant l'autorité qui l'assigne, Freud n'apu tirer l'analyse de l'institution de cetteautorité. Il l'a du reste fort bien marquélui-même. Quitte à y revenir plus tard,rappelons dès maintenant deux textes quitranchent :

«Le remords se rapporte uniquement à unacte coupable et présuppose bien entendu une

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conscience, une prédisposition à se sentirfautif, préexistante à l'accomplissement de cetacte. Pareil remords ne nous sera donc jamaisd'aucun secours pour retrouver l'origine de laconscience et du sentiment de culpabilité engénéral. (...) Cependant, si le sentimenthumain de culpabilité remonte au meurtre dupère primitif, c'était bien là un cas de«remords», et dans ce cas cette antériorité,sur l'acte en question, de la conscience etdudit sentiment ne saurait avoir existé.»

(Malaise.)

«Lorsqu'il s'agit de certains progrèsspirituels, tels par exemple que le triomphedu droit paternel, il est impossible dedéterminer l'autorité qui décide de ce qui doitavoir le plus de prix. Ce ne peut être icil'autorité paternelle puisque cette autorité n'ajustement été conférée au père que par leprogrès.» (Moïse.)

Toujours au contraire, dans l'analyse de laculture, Freud a cherché à pointer, demultiples façons, l'émergence d'un sujet nonpas à partir d'autres sujets, ni d'undiscours-sujet (qu'il soit de l'autre ou dumême, du père ou du frère), mais à partir dunon-sujet, ou de non-sujets. Or le non-sujet(pour autant qu'on puisse le nommer...), lesans-autorité, le sans-père (« rappelons-nous quele père eut, lui aussi, une enfance » est-il écritdans Moïse), le sans-surmoi et donc sans-moi,antérieur à toute topique comme à touteinstitution, antérieur d'une antériorité

qu'aucune régression ne peut proprementrejoindre, et «plus large» que toute instancefondatrice — le «non-sujet» forme, on le voit,la limite conjointe de la psychanalyse et dupolitique.

6. Plaçons donc ici sans plus attendre unehypothèse, voire une thèse, qui s'avère très

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vite indispensable : si la limite de lapsychanalyse est celle du sujet, la même limite,en tant qu'elle trace le contour du politique,est celle du pouvoir. Le pouvoir n'est pas ladernière question ni la première instance.Avec la question du non-sujet doit surgir celled'un non-pouvoir, ou d'un impouvoir.

Freud, en somme, nous porteinstantanément sur la limite commune d'une

double question, qui a l'âge de lamétaphysique :— de quoi se soutient le sujet? (si l'on veutbien se souvenir que le sub-jet,'la substance,c'est le soutien) ;

— de quoi s'autorise l'autorité ?Ce sur quoi la psychanalyse, par

conséquent, déborde par sa limite même,l'espace de la «scène plus large», ce n'est pasla culture et la politique comme un appareilprêt à assigner, contrôler et évaluer lapsychanalyse. Elle déborde, elle se débordesur la limite (externe/interne, elle aussi) dupolitique : si dans le sujet il s'agit d'autre choseque du sujet, dans le pouvoir il s'agit d'autrechose que du pouvoir.

7. Mais nous ne pourrons progresser danscette hypothèse qu'en examinant la manièredont Freud parcourt, obscurément,obstinément, répétitivement, sa propre limite.— Revenons à celle-ci, pour la mieux situer.

Que cette limite est externe, c'est ce donttémoigne — plus profondément que le textede 1935 cité plus haut — l'impressionnantesérie des aveux d'échec, ou d'inachèvement,dont Freud accompagne ses écrits sur laculture. Sans doute faudrait-il analyser pourlui-même le quasi-système que la (fausse/vraie)modestie et la prudence hyperboliquecomposent à travers presque toute l'œuvrefreudienne. Mais alors même qu'il faudrait

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prendre bon nombre de ces précautions àcontresens, leur insistance dans l'analyse de laculture serait révélatrice : elle témoignerait del'enjeu capital, pour Freud, de cette analyse, etelle témoignerait peut-être, par conséquent,de ce que la psychanalyse se joue, joue sonpropre enjeu, dans son débordement sur lascène plus large.

Du reste, les aveux de Freud ne se font passeulement par antiphrase (et c'est peut-êtreencore ainsi, en évitant ou détournant un

code de bienséance, que Freud surprend etparfois égare le plus le lecteur). Le long aveuque constitue à certains égards Malaise (et lefameux «pessimisme» dont on se plaît àl'étiqueter) porte effectivement la marque durenoncement à l'idée d'une amélioration

décisive de la société (par la psychanalyse, enparticulier) telle qu'on la trouvait dans destextes antérieurs (le Witz, spécialement). Sansdoute Malaise évoque-t-il en terminant l'espoirque soit un jour entreprise la cure de lasociété. Mais l'obstacle pratique à surmonterdans cette entreprise sera celui de «l'autoriténécessaire pour imposer à la collectivité lathérapeutique voulue». Comment lapsychanalyse pourrait-elle se conférerl'autorité? Comment l'autorité pourrait-elleêtre psychanalysée? Le politique rencontrebien ici sa limite : car la question complète,inextricable peut-être, question-fom'te en toutcas, serait donc la suivante : comment la

psychanalyse aurait-elle le pouvoir(thérapeutique, mais y en a-t-il un autre?) si lepouvoir n'est pas psychanalysé? Et commentle pouvoir serait-il psychanalysé, si lapsychanalyse, en abordant le pouvoir, sedéborde elle-même?

Mais on voit du même coup comment cettelimite double ou se double d'une limite

théorique de l'entreprise, que la même page a

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i §

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notée : la névrose collective ne peut, à ladifférence de la névrose individuelle, être

repérée par rapport à la «normalité» del'entourage. Cette difficulté a plusieursaspects, dont il faut retenir pour le momentcelui-ci : la psychanalyse collective ne peut serapporter au déjà-donné d'un «entourage»(sinon celui des bêtes, ou celui des anges...),elle n'a pas affaire aux sujets, ni au sujet.

Ainsi est-il déjà confirmé que la limiteexterne se double d'une limite interne, et quechacune sans doute procède de l'autre, dans lemême mouvement du passage à la limite de lascène freudienne, vers un no man's land plus

large.

8. (Avant de le vérifier, indiquons, sans lemontrer, qu'on peut et qu'on doit faireconverger vers cet aveu de Malaise une sériequi commence, au moins, avec l'aveu del'explication insatisfaisante du totem, en têtede Totem et tabou, et se termine par cettephrase de juin 38, en préface au Moïse : «Amon sens critique, ce travail sur Moïse semblecomparable à une danseuse qui fait despointes. » Cette insatisfaction, cette incertituded'un équilibre trop fragile, c'est toujoursl'effet d'une position-limite)3.

9. La limite externe, la limite que lapsychanalyse partage avec le politique, est donc(doublée d') une limite interne. C'est le textemédian de l'analyse de la culture qui lemontre de manière décisive. Ce texte, c'est

celui qu'encadrent l'introduction (si l'on peutdire) des pulsions de mort (Au-delà) et laconstitution (si l'on peut dire) de la ditedeuxième topique (le Moi et le çà) : Psychologiecollective et analyse du moi.

Le titre est à lui seul un programme, et leprogramme d'une limite. Encore faut-il, pourbien entendre, entendre l'allemand :

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mm

Massenpsychologie und Ichanalyse; si la«psychologie collective» peut évoquerl'association, voire l'associationisme d'unemultiplicité de psychologies individuelles, et le«reflet» des unes dans l'autre, la

«psychologie» de la Masse impose d'embléeune entité (tout à la fois non-politique etpolitique ; lamasse freudienne, Adorno l'a déjàdit, est aussi celle du fascisme : telle est aufond la proposition dont l'analyse, pluscomplexe qu'il n'y paraît, devrait ressortir deces notes) qui s'oppose au moi plutôt qu'ellen'en forme la pluralité agglomérée. Leet dutitre (dont l'intention la plus manifeste est uneintention d'application, dans la ligne du«reflet») forme en réalité, si l'on ose dire, uneconjonction disjonctive. L'oxymoron de cetteformule trace la limite qu'il faut explorer.

Mais l'introduction du texte se charged'inscrire cette limite dans la psychanalyse.Cette introduction mêle inextricablement laprétention (ce terme n'estpas critique) deFreud à conquérir pour la psychanalysel'espace de la «psychologie collective», etl'affirmation psychanalytique de lapré-inscription de cet espace dans celui de la«psychologie individuelle» :

«Autrui joue toujours dans la vie del'individu le rôle d'un modèle, d'un objet, d'unassocié ou d'un adversaire, et la psychologieindividuelle se présente dès le début commeétant en même temps, par un certain côté,une psychologie sociale, dans le sens élargi,mais pleinement justifié, du mot.

«L'attitude de 1'individu à l'égard de sesparents, de ses frères et sœurs, de la personneaimée, de son médecin, bref tous les rapportsqui ont jusqu'à présent fait l'objet derecherches psychanalytiques, peuventà justetitre être considérés comme des phénomènes

sociaux. »

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Aussi Freud peut-il écrire quelques lignesplus loin :

«L'opposition entre les actes psychiquessociaux et narcissiques (autistiques, selon laterminologie de Bleuler) est une oppositionqui ne dépasse pas les limites de lapsychologie individuelle et ne justifie pas uneséparation entre celle-ci et la psychologiesociale ou collective.»

L'opposition du social et de l'individueltombe dans les limites de la psychanalyse. Il estinutile — en tout cas, impossible ici — deconvoquer l'ensemble monumental etpolymorphe des justifications et vérifications,à travers Freud, de cette proposition. Allonsplutôt directement à ceci : d'un même geste,Freud englobe l'analyse de la culture dans lacirconscription de la psychanalyse, et il portecelle-ci, se débordant elle-même, à passer parsa propre limite. Ici déjà, entre les sciences,entre les disciplines, entre leurs initiateurs(Freud et Le Bon, Me Dougall, Trotter —ailleurs, ce sont les esthéticiens, les

ethnologues, les mythologues, lespréhistoriens, et toujours, pour finir, lesphilosophes et les poètes) se joue un double,indécidable procès de rivalité et d'identité —un processus de consommation et deconsumation réciproques. La psychanalyse estune psycho-sociologie, c'est-à-dire unesociologie, la Ichanalyse est uneMassenpsychologie, parce qu'elle estpsychanalyse. La science freudienne est deplein droit science de la culture, et parconséquent science politique. Même etjustement si ce plein droit doit être l'occasiondes plus grandes difficultés, voire du plusgrand désordre, et de la menace, on le verra,d'une panique théorique.

10. (Il faudrait montrer comment ce droit

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scientifique de la psychanalyse s'est établi enréalité depuis longtemps : au moins depuis1905, dans le Witz. Car sous les espèces duWitz est analysée «la plus sociale desproductions de l'inconscient», on devrait dire:sa socialité même, qui vient doubler l'analysede la production «la plus privée » : celle durêve — chacune étayant et complétant l'autre,mais sans que cette supplémentarité mutuelleparvienne à une pleine clarté. De même,l'analyse du comique engage la premièreesquisse de la formation sociale du moi, par lamimique, la naissance de la parole et de lapensée : elle double ainsi l'étude de l'autresocialisation, sexuelle, que les Trois essaisenvisagent dans le même temps. Le parallèlede P «intégration» sexuelle du moi et de lasocialisation, c'est-à-dire le parallèle del'intégration à la société et de l'intégration dela société va se répéter dans

Massenpsychologie — et y exiber ses difficultés.Il serait donc temps de relire le Witz, et son

contexte, en se débarrassant de la fascination

exercée par les/bons mots... S'il y a un Witz duWitz, c'est d'abord en ce qu'il énonce que lapsychanalyse est une sociologie, et en ce qu'ilcommence ainsi à dénoncer le fait que cettedouble science n'est ni une psychanalyse, niune sociologie. Et pas non plus, parconséquent, une science politique — sauf ausens où la psychanalyse cherche à s'emparerdu pouvoir socio-polito-logique... C'est, biensûr, ce que Freud veut, dans Totem et dansMassenpsychologie. Mais ce n'est pas exactementcela qui réussit.

Une autre piste, en revanche, devrait êtresuivie depuis le Witz : la double science s'ylaisse entrevoir à l'occasion de la premièreincursion dans un autre domaine encore, celui

de l'esthétique. La fameuse prime du plaisiresthétique étaye et double le plaisir

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préliminaire des Trois essais (le plaisir nonintégré, non déchargé). Une problématique dela représentation double une problématiquede la répétition. Nous verrons ce que lepolitique peut avoir à faire avec l'esthétique.)

11. Le socius est donc dans le moi. Il est

l'autre du narcisse. Comment peut-il y avoirde l'autre pour Narcisse? Et pis encore, dansNarcisse? Ou inversement: comment le

narcisse peut-il ne constituer qu'une part dumoi?

Telle est la très simple et très redoutabledifficulté en laquelle se convertit aussitôt (maisça ne se voit pas tout de suite) la justificationqui fonde l'autorité sociologique de lapsychanalyse. — On devine que cette questiontouche d'emblée à la série entière des

théorèmes proprement psychanalytiques (et enparticulier à tout ce que met en branlel'introduction du narcissisme, c'est-à-dire,

comme on le sait, finalement à tout). Il faut

faire ici le sacrifice d'un examen de toutes ces

répercussions. Au demeurant (mais sans tenirpour négligeable cet examen, que nous feronsailleurs), l'important est précisément queMassenpsychologie ne constitue pas seulementl'application de théorèmes issus del'introduction du narcissisme (du reste, une

question décisive pour notre propos devraitêtre ici posée : qui donc au juste a introduit lenarcissisme? L'essai de 1914 qui porte cetitre? Ou, en 1912-1913, Totem et tabou (dans

l'analyse de l'aninisme et de la magie)? Nousrépondrons, pour couper court ici, que cen'est ni l'un ni l'autre, mais, en 1911, le

Président Schreber : l'analyse de la paranoïa,c'est-à-dire, comme le marque Freud, de lapathologie sociale par excellence4.)Massenpsychologie représente d'abord, ainsi queFerenczi en intitulait sa recension, d'un

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paradoxe volontaire, un «progrès de lapsychologie individuelle». Sauf à préciser quece progrès forme en réalité une avancée versun seuil critique, le seuil de la limite dunarcissisme en tant que limite interne,conjointement, du «moi » et de la«psychanalyse».

Cette avancée se produit,schématiquement en deux temps, quicomposent ensemble une véritableré-introduction, sociale cette fois, du

narcissisme.

Premier temps : le narcissisme est reconnucomme la limite de la formation sociale, ou de

la Masse (elle-même concept-limite du social).Freud écarte d'abord les pseudo-conceptsforgés par les «psychologues collectifs » pourexpliquer le lien social par une réalité déjàsociale qui se ramène en fin de compte à latrop mystérieuse «suggestion» (tout le livredoit aussi se lire, très clairement, comme une

reprise de la question du pouvoir de lasuggestion, de l'hypnose — et de l'analyse). Lasocialité consistera donc dans la liaison

libidinale d'éléments en eux-mêmes

non-sociaux : les narcisses individuels. Aussi la

panique est-elle le meilleur et paradoxalrévélateur de l'essence de la Masse : c'est le

moment critique où, le lien affectif venant à seperdre, la Masse se désagrège en ce qui lacompose vraiment, en narcisses étrangers etopposés les uns aux autres. Dès lors est poséle premier axiome que la «sociologie»freudienne non seulement ne démentira

jamais, mais ne cessera de renforcer : il n'y a derapport que sur le fond d'un non-rapport, et lahaine des narcisses est incontournable, sinon

insurmontable. Pour Narcisse, le bon autrui est

un autrui mort, ou exclu. La première formede l'altérité inscrite dans la psychologieindividuelle, c'est la suppression d'autrui. En

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droit — en droit de panique, si l'on ose dire— le narcisse réinvestit aussitôt tout le champde cette psychologie. La vérité sociale ne peutapparaître que sur ce fond et dans ce fond: Lenarcisse et la mort d' «autrui» sont la vérité

panique du politique (Freud nomme dans celivre, et en grec, le zôon politikon), quin'assemble jamais que ce qui, de soi, sedésassemble et s'exclut. Une certaine

relecture, canonique au demeurant, deHobbes et de Hegel se fait ici en quelques

,, pages — via Schopenhauer, qui n'intervientpas plus par hasard ici qu'ailleurs chez Freud.L'enjeu propre de cette répétition, et de larépétition freudienne de la philosophiepolitique, apparaîtra dans la suite.

Deuxième temps : il ne consiste pas,contrairement à ce que tout fait attendre, dansl'explication de la socialité, et donc de lalimitation du narcissisme, par la libido. Dumoins pas par la pure et simple libido d'Éros.Malgré l'impressionnante quantitéd'arguments que Freud accumule — et jusqu'àla fin du livre — sur l'erotique sociale,c'est-à-dire essentiellement sur le lien d'amour

au chef (par rapport auquel apparaît commedérivée l'identification «horizontale» quis'opère entre les sujets de cev Souverain), unépisode décisif se produit (à la fifTduchap. VI) : sans crier gare, Freud introduit unautre type de «liens affectifs » : lesidentifications. Et l'on sait que le chapitre VIIconstitue l'exposé le plus développé de Freudsur l'identification. Ainsi se trouve donné le

c^conçLaxiome de la «sociologie» freudienne,lui aussi maintenu jusqu'au bout — mais dontla forme n'est pas aussi nette que celle dupremier : la socialité repose sur l'identification,tout autant que sur la libido ouantérieurement à la libido. Quoi qu'il en soit(mais nous verrons qu'une décision se prend,

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plus ou moins ouvertement, en faveur de ladeuxième hypothèse) l'identification est aufondement du social.

Jusqu'au bout, à travers tous les textes sur laculture, sera maintenue l'articulation des deux

axiomes : l'identification fait la limitation du

non-rapport narcissique, et un (le) liensocio-politique fondamental.

12. Cela ne va pas sans difficultés. Il y en aau moins deux :

— Comment le narcissisme, s'il est bien

narcissisme, peut-il être limité? C'est-à-direnon pas capté et sublimé par l'amour dans cequi ne serait au fond qu'un redoublement delui-même (sa spéculation), mais, ainsi quesemble l'impliquer l'idée mêmed'identification, réellement et

«intérieurement» limité par une autre identité?La question-limite est la question de cettelimitation.

— Si l'identification ne relève pas dumodèle erotique, et pas même du modèle dela sexualité sublimée (bien au contraire, lasublimation, d'essence sociale, ne sera possiblequ'après elle), de quelle nature est-elle donc?Qu'est-ce que l'identification ?

Nous commencerons par la secondequestion, puisque c'est celle que Freud pose,ou tente de poser. (Si la première ne se posequ'en silence, et comme dans l'ombre de laseconde, c'est précisément parce que cetle-ci,comme on va le voir, ne reçoit pas deréponse.)

13. Mais avant même d'aborder

l'identification, on devrait se poser une autrequestion, préjudicielle : pourquoi doncl'erotique sublimée (puisque «pour la foule ilne peut être question de buts sexuels»)doit-elle céder la place à l'identification, ou du

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moins se la voir adjoindre ? Freud ne s'enexplique pas. L'identification survient demanière apparemment empirique ethétérogène : elle fait partie des «mécanismes »que la psychanalyse connaît, c'est tout. (Ouplutôt, les identifications sont connues de lapsychanalyse, dit la fin du chapitre VI ; maisen passant aussitôt (chap. VII) au singulier duconcept «l'identification», Freud ouvre unequestion plutôt qu'il ne poursuit un rappel...)

Seule l'analyse de l'identification devraitpermettre de répondre à cette question. Maispar souci d'économie, et quitte à anticiper,nous esquisserons dès maintenant cetteréponse, dont le principe est en fait fourni dèsles premières pages du chapitre surl'identification ; celle-ci, «premièremanifestation d'un rapport affectif à autrui»,est de l'ordre de l'être et non de l'avoir. La

sexualité est de l'ordre de l'avoir, c'est-à-dire,

dans les termes classiques de Freud, de larelation objectale. L'amour est amour d'objet.Il présuppose par conséquent, sans aucun jeude mots et le plus simplement du monde, unsujet, qu'il s'agisse de moi ou de l'autre-sujetqui doit, me prenant pour objet d'amour,m'agréger à la société.

L'amour présuppose ce qui est à expliquer :le rapport des sujets, c'est-à-dire le rapportobjectai. Comment d'ailleurs ne leprésupposerait-il pas, si rien dans les pursnarcisses en exclusion réciproque n'offrel'amorce d'un tel rapport? Pour que l'amoursurgisse comme lien, il faut un sujet. Il fautmême, dirons-nous, le Sujet, qui prend dansMassenpsychologie une double figure :

— Il prend la figure de l'organicité sociale,de la Masse comme «expression biologique,dans l'ordre social, de la structure

pluricellulaire des organismes supérieurs»(chap. m). Le modèle de la cellule — ou de ce

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que Au-delà, usant de la comparaison en sensinverse, avait nommé «l'État cellulaire» —implique deux fois le sujet : une fois commel'individu constitué que forme chaque cellule,une autre fois comme l'ensemble organisé quireproduit en grand l'individualité desmembres, avec toutes les caractéristiquesd'auto-suffisance de cette individualité.

L'amour — qui est en effet le mode propre derégénération et/ou de reproduction etpropagation des cellules évoluées (cf. encoreAu-delà)— ne peut avoir lieu, commeattachement positif, qu'entre des sujets qu'ilintègre en un plus grand Sujet. (L'intégrationsexuelle, au terme de laquelle, disaient lesTrois essais, la sexualité devient «altruiste»

dans la reproduction est donc bien montée àla fois en parallèle et en série avecl'intégration socio-politique.)

— Il prend, de façon plus marquée, lafigure du Chef. Si la donnée de départ estfaite de sujets, ce sont des sujets au bord de lapanique. Le Chef, individu exceptionnel, lestient par sa fascination dans l'assurance d'êtretous aimés.

Non seulement, par conséquent, l'amourprésuppose les sujets et le rapport de cessujets : on voit aussi que cette présuppositionprend très exactement la forme du Politique.Les deux figures impliquées, l'organismesocial et le chef aimant, recouvrent à très peude choses près la circonscription complète duPolitique, de cette nature du zôonpolitikon telleque l'ont infatigablement redécrite oureconstruite vingt-cinq siècles de métaphysique(sous bénéfice, cependant, d'un inventairedéconstructif que Freud nous permettrapeut-être de mener par la suite). LeSouverain, puisque c'est de lui qu'il s'agit, peutosciller de la forme organique intégrale(l'idéologie du socialisme, qui n'est pas

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forcément la pensée de Marx) à la forme duchefunique, qui ne commande pas seulementmais rassemble (en faisceau) et guide (leFùhrer, Freud emploie ce mot) : il s'agittoujours du mêmes£w cellulaire, qui nechange que de forme (le Fùhrer, marqueFreud, peut être remplacé par une idée) maisnon pas de structure : c'est un corps social etpolitique, ou plutôt, comme chez Platon,Aristote, Hobbes ou Rousseau, la socialité entant que corps, c'est le Politique. Et ce corps aune tête : le Chef, dans le texte de Freud, c'estbien lechef (celui qu'on tranche) : Oberhaupt.

Mais ce corps est en vérité un corpspsychique, corps d'amour que surmonte latête du Père. De là, plus loin dans le livre, lerappel de l'histoire de la horde, et l'explicationde l'homme comme «animal de horde»,version freudienne, régie par le Père, del'animal politique.

14. Pour un peu, on oublierait ici le pointde départ, tant ce motif de la horde estconnu, rabâché comme la vulgate freudienne,et d'abord rabâché par Freud lui-même. Lepoint de départ était pourtant l'insuffisancedu lien libidinal, marquée par l'introductionde l'identification. Par conséquent, en touterigueur, l'insuffisance de la horde commecorps social d'amour. Certes, dans leschapitres qui suivent la présentation del'identification, celle-ci se trouve reconduite aurapport d'amour, et c'est en somme le pouvoird'amour (ou d'illusion amoureuse) du Pèrequi rend possible «cet attachement positif quin'est, au fond, qu'une identification»(chap. ix).

Mais on devine alors que les difficultés sontplutôt accrues que surmontées. Freudlui-même, quelques lignes plus loin, lâche undemi-aveu («nous sommes nous-même loin de

trouver complète notre analyse del'identification»). Ramenée à l'amour,l'identification perd la spécificité qui lui étaitattribuée. Ramenée à l'identificationamoureuse, la société d'une part n'est en rienexpliquée (mais se présuppose elle-même),d'autre part reconduit, intact et mêmerenforcé, le Sujet du Politique, et la politiquedu sujet.

Deux conclusions s'imposent donc, de touteévidence : en premier lieu, l'identification aété laissée pour compte; en second lieu, lemodèle du Politique (de la horde et du Père)ne peut répondre à l'exigence de Freud. Cesdeux choses sont liées : c'est parce quel'identification ne s'est pas dégagée commetelle que le Politique a fait retour, pourexpliquer au lieu d'être lui-même expliqué.

Dès à présent, soulignons l'hypothèse quenous ne cesserons de confirmer: le Politiquefreudien, à savoir l'érection du Pouvoir duPère, ou du Père-Pouvoir, n'est que lecontrecoup, envahissant, d'une opérationinachevée sur l'identification. Nous allonsbientôt examiner cet inachèvement. Mais ilfaut tout de suite signaler que l'hypothèsecomporte aussi sa réversion : si l'analyse estrestée suspendue sur l'identification, c'est aussiparce que le modèle du Père-Pouvoir obnubilele regard de Freud. Déjà, on le sait, la figuredu Père était intenable dans la dérivationdarwinienne de Totem et tabou (qui servirajusqu'au bout de... matrice si l'on ose dire):car un gorille n'est pas un père, et il ne peut yavoir de Père que dans l'après-coup, dansl'après du coup mortel. Mais ici comme là,Freud s'entête à fomenter et à perpétrer, poursa part, un coup qui est le coup politique parexcellence : le «coup du chef». Pourcommencer, il faut une tête, un chef. EtFreud, quoi qu'il en ait, veut commencer :

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pulsion ou passion archéphilique qui faitl'essence même du désir métaphysique (et)politique. Archéphilie si puissante qu'elles'aveugle à la contradiction qu'elle ne cesse dereproduire : mettre le commencement dans«l'attachement à une personne extérieure à lafoule» (chap. IX), c'est présupposer et la fouleet la personne, c'est ne rien expliquer.L'histoire de la horde, en tout cas sous cette

forme, n'explique rien, rien quel'auto-explication du Politique. Et, en prime (àmoins que ce ne soit le plaisir final del'affaire) l'auto-confirmation du pouvoir de lapsychanalyse dans l'analyse de la culture.

15. Mais Freud le sait. S'il ajouteMassenpsychologie à Totem et tabou, et s'il va yajouter Malaise et Moïse, c'est dans lemouvement continu d'une série de

déplacements, de torsions et finalement dedéconcertations de sa propre archéphilie. Si cetrajet est à ce point fuyant, mal repérable (etnous ne pourrons ici en relever, tant s'en faut,tous les épisodes), et jamais achevé, c'est aussique l'archéphilie ne procède pas seulement del'extérieur, d'un reste d'idéologie (demétaphysique) dans Freud. La politique duPère s'introduit comme une limite externe

parce qu'elle rencontre une limite interne dela psychanalyse : celle de l'identification.

L'aveu de Freud est sur ce point clair etcomplet : la note finale du chapitre vu deMassenpsychologie avoue avoir laissé intact dansson «énigme» l'essentiel de l'identification:

«Nous savons fort bien qu'avec cesexemples empruntés à la pathologie nousn'avons pas épuisé l'essence de l'identificationet que nous avons donc laissé intacte unepartie de l'énigme que présentent lesformations collectives. Il faudrait, pourépuiser le sujet, se livrer à une analyse

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psychologique beaucoup plus profonde etcompréhensive. En partant de l'identificationet en suivant une certaine direction, on

aboutit, à travers l'imitation, à l'Einfùhlung,c'est-à-dire à la compréhension du mécanismequi permet, en général, de se poser parrapport à une autre vie psychique. Même dansles manifestations d'une identification déjàréalisée, beaucoup de points restent encore àélucider. L'identification a, entre autres, pourconséquence de s'opposer à l'agression contrela personne avec laquelle on s'est identifié, dela ménager, de lui venir en aide. L'étude deces identifications telles qu'elles sont parexemple à la base de la communauté forméepar le clan, a révélé à Robertson Smith cerésultat surprenant qu'elles reposent sur lareconnaissance d'une commune substance

(Kinship and Marrïage, 1885) et peuvent, parconséquent, être créées par la participation àun repas commun. Cette particularité permetde rattacher une telle identification à l'histoire

primitive de la famille humaine, telle que jel'ai construite dans mon livre Totem et tabou. »

A très peu de choses près, Freud ne nousdira rien de plus. Et pourtant, ce chapitre— dont la situation textuelle est ainsi une des

plus étranges qu'on puisse trouver —promettait avec l'identification «l'explicationde l'organisation libidinale d'une foule»...Quelque chose, avec l'identification, arrive à lapsychanalyse : un accident, l'incision d'unelimite. Et cela lui arrive sur sa limite politique,qui se trouve être ainsi à la fois la cause etl'effet de la limite psychanalytique.

Cette limite n'est cependant pas pure, nisimple. La note citée (et l'ensemble duchapitre) propose simultanément trois tâches,ouvre trois perspectives, dont les énoncéssimplifiés seraient :

1) puisque le chapitre fait fonds sur un

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ensembled'acquis psychanalytiques relatifs àl'identification, il faudrait refaire le trajet decette notion depuis ses origines chez Freud ;

2) il faut interroger le concept qui apparaîtcomme celui de la'dernière instance del'identification : l'Einfùhlung;

3) il faut revenir, dans Totem et tabou, aurepas, plutôt qu'au meurtre du père.

16. C'est en ce point que nous pratiqueronsl'économie la plus drastique. Chacune de cespistes s'engage dans une analyse impossible àrésumer. Nous nous contenterons ici de livrer

sèchement les résultats en ce qui concerne lesdeux premières. Quant à la troisième, nous enrelèverons les grandes articulations.

1) L'histoire de la notion d'identification

(qui traverse la majorité des textes freudiens)conduit d'une part, à travers l'aggravationprogressive de l'écart entre le narcissisme et lechoix d'objet (ou le recul du narcissisme versun stade «absolument» primaire), à laprimitive incorporation, qui doit à la fois êtrequalifiée de relation et de non-relation àautrui. L'identification du «Je suis le sein »(dans la célèbre note posthume) désignel'inassignable rapport sans rapport d'un «Je»qui n'est pas un «Je». Sur cette incorporation,en fait inaccessible comme telle, l'expériencede l'hystérie vient articuler le conceptd'identification, en somme au titre de la

manifestation phénoménale, accessible àl'analyse. Mais c'est à la condition d'en faireremonter l'examen, en-deçà de l'imitation etde la contagion jusqu'à une appropriation(Aneignung) de l'autre, qui ne peut résulterque d'une communauté, d'un être-avec-autruidéjà donné (cette remontée derrièrel'imitation et la contagion, que rechercheprécisément Massenpsychologie, a déjà sonprincipe dans la Traumdeutung). Par la double

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voie, jamais absolument réduite, desidentifications narcissique et hystérique, onaboutit donc non pas à un concept mais à laformation, qui se dédouble et se défait sansfin, d'une constitution d'identité par unêtre-avec-autrui qui n'a lieu que dans lanégation d'autrui. Cette négation est aussibien une appropriation : mais celui quis'approprie n'a pas de «propre», il n'est pasun sujet. S'il doit, par conséquent, s'agir icid'origine, celle-ci n'a lieu (ou n'arrive) ni parun sujet, ni par un autre, ni par le Même, nipar l'Autre, mais par une asocialité, ou parune socialité altérée. (De la même façon,l'article intitulé l'Inconscient prend de manièreretorse le contre-pied des doctrines classiquesde la reconnaissance d'autrui par voied'analogisme, pour lui substituer une vaste etprimordiale identification : occasion designaler une thèse que nous vérifions sansl'exhiber comme telle —à savoirque leproblème de l'inconscient n'est jamais autreque celui du «collectif».)

Cette histoire tourne court dans

Massenpsychologie : ce qui prouve que lapsychanalyse de l'identification conduisaitnécessairement à l'analyse de la «scène pluslarge», du no man's land, mais que ledébordement de cette scène n'était pas,immédiatement du moins, soutenable par unepsychanalyse restée dépendante, quoi qu'elleen ait, du paradigme du sujet.

2) Cette dépendance est une dépendancephilosophique générale, que Freud partageavec toute l'égologie de son temps, et de latradition.

(Il est remarquable à cet égard quel'Einfùhlung (F «intropathie» ou 1' «empathie»,quand on la traduisait encore) constitue lemotif permanent, dans plusieurs philosophiescontemporaines de Freud, d'une

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problématique générale du rapport à autrui.La question d'autrui devrait en outreelle-même être reconnue comme la questionprégnante (en tous les sens du mot) de laphilosophie dans l'époque de la psychanalyse(qui est aussi l'époque de la révolutionbolchevique, de la guerre mondiale, et dunational-socialisme). Il y a là plus qu'unhasard. Durkheim, Bergson, Dilthey, etd'autres encore, devraient être ici convoquésaussi bien que Husserl. Mais ce dernier, toutspécialement, conduit à l'aide de l'Einfùhlungune analyse qui devrait déboucher sur laconstitution transcendantale de l'alter ego. Trèsvite, Heidegger marquera l'insuffisance d'unetelle analyse, qui présuppose toujours l'autredéjà-donné, à moins qu'elle ne l'identifie quecomme moi. Sein und Zeit propose alorsl'analytique d'un être-avec (Mitsein)originairement constitutif de l'être-là (Dasein).Cette analytique, en fait, ne sera esquissée quesur le motif du seul être-avec où se fassel'expérience de l'être-soi : l'être-auprès(Dabeisein) d'autrui mort. L'expérience de lamort — il faudrait dire du mort — est celled'un rapport sans rapport. Comme on le voit,la convergence de Heidegger et de Freudpose dès lors, sur ce terrain, un problème toutautre que celui de l'introduction de quelquesthèmes d'un de ces discours dans l'autre : ellepose le problème du statut même de telsdiscours, mesurés à cette proximité qui nerenvoie pourtant qu'à leur éloignement radicalet à leur exclusion réciproque. Ici aussi,comme par hasard, il s'agit d'un rapport sansrapport. Le rapport sans rapport de lapsychanalyse et de la philosophie dessine luiaussi une commune limite, qui une fois deplus engage, on le sait bien, le politique. IIfaudra y revenir6.)

Ici, nous nous contenterons de relever

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l'origine commune aux philosophes, auxpsychologues et à Freud de la notionà'Einfùhlung : elle vient de l'esthétiquepost-hégélienne du XIXe siècle, et a reçu uneélaboration particulière dans l'œuvre deTheodor Lipps, l'esthéticien favori (et parconséquent jalousé) de Freud7. Cetteélaboration, que nous n'étalerons pas ici, vise àproduire sous le nom à'Einfùhlung le conceptde l'identification (le mot est aussi chez Lipps)comme «passage dans» l'autre, comme le «sesentir dans la peau de» (sich einfùhlen in)caractéristique de l'expérience esthétique, maisen fin de compte caractéristique d'uneexpérience toute primitive et générale.Antérieure à l'imitation. l'Einfùhlung constitueune identité par passage en autrui. Mais ilfaut répéter à son sujet la critiqueheideggerienne : cette Einfùhlung présupposetoujours malgré tout le rapport déjà constituéà autrui.

Or il estdu même coup permis de supposerque si Freud ne remonte pas lui-même jusqu'àune analyse de l'Einfùhlung*, c'est pour unmotif ambivalent: d'une part la notionfonctionne pour lui comme une donnée, unacquis de la psychologie, et qui lui épargneune exploration difficile; d'autre part, cetacquis ne vaut pas plus pour lui qu'aucunautre de la psychologie, et il lui adressesilencieusement un reproche analogue à celuide Heidegger : quoi que dise la note citée,YEmfùhlung ne fait pas «comprendre» la«mise en position» (Stellungnahme) envers uneautre vie psychique; car si cet autre psychismeest donné, ma position l'est aussi; la questionest au contraire du partage entre l'autre etmoi. La proximité éloignée de Freud et deHeidegger s'établit ainsi autour de l'uniquequestion qui fait la limite de toute l'égologiemétaphysique. C'est l'insurmontable

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solipsisme, ou peut-être faudrait-il direl'ipséisme de la pensée du Sujet qu'ils ont l'unet l'autre en vue. Mais la difficulté, dès lors,est d'une taille telle qu'elle explique sansdoute et l'exclusion réciproque, en ce pointmême, de la psychanalyse et de la philosophie,et l'interruption, chez l'une comme chezl'autre, du questionnement, au moins direct,de cette difficulté.

17. (Tout, depuis Freud et depuisHeidegger, se joue sans doute sur cettedifficulté. Tout le travail de Lacan, enparticulier, aura consisté jusqu'ici à laremarquer et à l'articuler en un discours tissé

de Freud, de Heidegger, et d'un Hegelauquel, inévitablement, il faut dès lors(re)venir. Car c'est depuis Hegel que l'identiténe se constitue que par

l'être-en-rapport-négatif-à-autrui. Mais ce quifait alors vraiment difficulté, ce n'est pas dechercher des noms pour ce sujet d'avant lesujet (non-sujet, sujet subverti, sujet refendu,sujet de l'analyse, sujetqui ne vient pas à saplace). Ce qui fait vraiment difficulté, c'estque, s'il s'agit bien d'une limite, le discours quipeut s'en tenir ne devrait se tenir qu'à lalimite du discours : dès lors, le retrait, de partet d'autre de cette limite, de Freud et deHeidegger n'est pas seulement à prendrecomme un manque à gagner. Nous n'avonspas à occuper d'un discours plus puissantl'espace d'une science plus radicale, qu'elle senomme analyse ou philosophie. Nous n'avonspas à identifier la limite de l'identification.

Bien que nous n'ayons pas non plus àrenoncerau discours. Une science pluspuissante estinévitablement archéphilique.Cet espace est donc bien celui d'une autrepolitique, d'une autre politique de discourscomme du reste).

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18. (Avant de poursuivre, logeons encoreen réserve ceci : à son analyse de l'Einfùhlung,en tête de son Esthétique (1903), Lipps ajouteun supplément assez remarquable. Il concernel'identification de l'homme à la femme.Refusant énergiquement la sexualisation del'esthétique, Lipps analyse l'Einfùhlung dans laperception, par l'homme, des seins de lafemme comme le cas typique d'uneidentification sans imitation possible et sansperception de mouvement. C'estl'identification «la plus intérieure», celle parlaquelle j'éprouve en moi-même un sentimentqui ne peut m'être propre, celui d'une viegénéreuse et exubérante. Ce sentimentprovient de ce que la forme de la poitrineféminine me communique une rythmiqueparticulière, génératrice d'impulsions quiéveillent ce sentiment. Il est du reste possibleque la femme ne ressente pas elle-même cetterythmique. Freud ne fait, à notreconnaissance, aucune allusion directe à cesingulier modèle de l'Einfùhlung. )

19. En pointant l'Einfùhlung, et quoi qu'ilen soit de son rapport à Lipps (et aussi de lacritique implicite des hypothèses instinctuellesforgées par Lipps pour soutenir son concept),Freud nous laisse quand même une indicationdécisive: l'identification ne pourra jamais sesatisfaire d'une description sexuelle ; son enjeuest antérieur au rapport objectai, antérieur àla scène œdipienne. La scène plus large nepeut donc être celle du Politique, celle duPère. Et pour deux raisons:

— la première est qu'il s'agit désormais dece qui arrive avant le Père, dans le regressus ininfinitum de l'enfance qui fut celle de tous lespères (dans l'ordre du mythe, disons : avantl'histoire d'Œdipe, il s'agitde celle de Laïos,de sa faute homosexuelle punie par Héra au

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nom du mariage, et de la procréationd'Œdipe, malgré la menace, sous l'effet del'ivresse et/ou de la sensualité de Jocaste). IIs'agit donc bien de ce que Freud ne cesse dechercher dans l'ordre de la culture : lapremière société, par exemple le clan (le km)que Totem et tabou dit antérieur à la famille ;

— la seconde rend raison de la première : ilfaut passer avant le Père, parce que le Père,en tant que Narcisse absolu (ainsi que lequalifie Massenpsychologie), est tout simplement,si l'on peut dire, impossible. Ou plusexactement : si l'on commence avec un purNarcisse, on n'aura jamais aucune raison d'ensortir. Aucune objectalité ne peut s'instaurer.L'archéphilie implique l'autarcie intégrale deYarché. Théoriquement, c'est l'infranchissableipséité. Politiquement, c'est l'une ou l'autreforme du sacrifice total au Souverain. Le

Narcisse absolu ne peut être ni un sujet (oubien il est le Sujet, mais le Sujet estimpossible), ni une psyché, ni un discours,fût-il de l'Autre. Et sa tribu ne peut être unorganisme social.

La scène plus large est donc le no man's landde plusieurs narcisses. Ce qui signifie que cesnarcisses ne sont pas absolus, et qu'ils sont enrapport par leur non-rapport. C'est la scènede la panique, en tant qu'elle n'est donc pas lascène d'un unique Pan totalitaire (tautologiemytho-politique) mais celle d'un violentdésordre d'identités dont aucune n'est

l'Identité, et dont chacune pourtant ne se poseque par l'exclusion des autres, chacune setrouvant par là même aussi bien déposée... Niau principe, ou au sommet, ni à la base, danschaque narcisse, il n'y a de Pan, d'Arche, dePuissance initiale. L'anarchie est au principe,ce qui veut dire précisément qu'il n'y a pasâ'archie, ni «anarchique», ni «monarchique».Il n'y a pas même l'archie d'un Discours,

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_••- :-*

Logos ou Parole, qui régirait déjà la foule desnarcisses. Car le rapport du non-rapport n'estpas non plus celui du langage : sa formuleintenable, qui est celle de la «haine», désigneau contraire cela à partir de quoi il peut y avoirlangage. Mais si, de cela, on ne peut parler eneffet dans l'ordre d'un métalangage, puisqu'iln'y a pas de métalangage, Freud malgré touttente d'en «dire» quelque chose, en passantpar ailleurs : c'est la troisième piste qui nousreste à suivre.

20. Elle renvoie donc (cf. plus haut, 15) àTotem et tabou, et plus particulièrement aurepas (à l'incorporation, par conséquent).

Mais cela ne peut pas faire, pour nous, unepiste directe. Totem et tabou doit être dégagé dece qui y fait impasse, entre l'aveu del'insuffisante explication du totémisme et lemontage archéphilique du meurtre du père.Ce livre ne peut donc être repris qu'au-delàde Massenpsychologie, à partir de son ultimeremise enjeu, c'est-à-dire à partir de Moïse.Moïse est la condition de lecture de toute

l'analyse de la culture. A titre de justificationprovisoire, relevons simplement ceci : danschacune des deux répétitions de l'histoire dela horde que contient Moïse se glisse uneperturbation légère, mais décisive. Lapremière consiste dans la mention d'unrapport privilégié à la mère du plus jeune fils,ce qui rend la succession du père «plus aisée»pour ce dernier (cette mention reprendpartiellement, et sous un autre angle, un motifdéjà présent dans l'appendice B deMassenpsychologie, sur lequel nousreviendrons) ; la seconde, dans cette

formulation de Freud : «l'autorité tyranniqued'un mâle plus âgé qui avait réduit à mercides jeunes hommes dont certains étaient sesfils... » : ils ne l'étaient donc pas tous, et le

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rapport filial n'est pas exclusif. Moïse, ultime«application » et répétition des thèmes quifocalisent l'analyse de la culture, pourrait doncbien offrir un remaniement de ces thèmes9.

21. Cependant, le Moïse rassemble sur lui,par son mode de composition, par sescirconstances — 1938, le nazisme, l'exil — et

par son entreprise même, une telle complexitéde déterminations qu'il n'est pas possible del'aborder directement et naïvement. Aussi

nous faut-il, ici encore sur le mode le plusschématique, indiquer au moins les deuxenquêtes les plus nécessaires commepréalables à la lecture du livre :

1° une enquête sur le caractèreautobiographique de ce livre10. Certes, leconcept d'autobiographie, jamais simple entout état de cause, l'est ici moins qu'ailleurs. Ilimplique sans doute simultanémentl'autobiographie, l'auto-analyse, et l'une etl'autre — ou l'une dans l'autre — selon une

relation multiple à l'homme Freud, à lapsychanalyse, et.au rapport que l'une etl'autre entretiennent avec la littérature, et avec

la philosophie.Pour ne pas déplier ici cette problématique,

nous la resserrerons autour d'un axe : la

correspondance de Freud avec Arnold Zweigpermet de repérer comment le Moïse s'élaboreen opposition au projet de Zweig d'un romansur Nietzsche. La rivalité Freud-Zweigrecouvre la rivalité Freud-Nietzsche, dont on

sait par ailleurs (mais il faudra y revenir) lerôle qu'elle peut jouer dans l'histoire dufondateur de la psychanalyse. L'enjeu de Moïseest donc celui d'une rivalité théorique,c'est-à-dire que ce livre a pour enjeul'identification de Freud lui-même,

indissociablement «humaine» et «théorique».(Nietzsche ne figure du reste que la pointe

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de ce procès d'identification, et encorepartage-t-il cette situation, jusqu'à un certainpoint, avec Shakespeare, Le procès lui-mêmepasse par un réseau complexe de figures quedistribuent simultanément les intérêts

théoriques de Freud, son rapport aux œuvreslittéraires de Zweig et à celles de ThomasMann, et enfin sa propre vie. Il faudrareconstituer ce récit qui mêle Rome [le centrede l'idolâtrie], Winckelmann le converti, legénéral sémite Annibal, Napoléon, l'Egypte,Joseph [le fils de Jacob, comme Freud], et lepère de Freud, c'est-à-dire, on le sait, le pèrejuif humilié. Mais un récit ne se résume pas :nous le raconterons ailleurs.)

Le résultat de cette première enquête seraitle suivant : avec Moïse (le livre) Freud

s'identifie en identifiant Moïse (la figure ;figure historique indissociable en outre decelle, artistique, sculptée par Michel-Ange)comme vérité du «surhomme» de Nietzsche.

Ce que Nietzsche annonçait à venir, Freudl'assigne dans l'origine — et non pas dansl'origine primitive de l'humanité, mais dansson origine adulte : dans l'inauguration d'unehistoire, non d'une préhistoire. Cetteinauguration est tout ensemble juive etpsychanalytique. Par la psychanalyse, lejudaïsme dit la vérité de la culture — sa vériténon-romaine, non-philosophique et peut-êtreaussi non-politique. Telle est du moins pourFreud la «vérité » du Moïse : la psychanalyse yopère ce que la philosophie n'a pu opérer.C'est donc là qu'elle passe à sa propre limite.Il faut examiner la «vérité» de ce passage.

2° une enquête sur la procédurepsychanalytique de l'élaboration du Moïse.C'est que la rivalité externe se double d'unerivalité interne à l'analyse :

Comme on le sait, Freud exploite en silencedans Moïse un travail de K. Abraham11. Cette

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exploitation, sa dissimulation et les rapportsau moins ambivalents avec Abraham qui l'ontprécédée —cela ne se laisse pas non plusrésumer. Il est en revanche possible designaler rapidement les thèses que Freudreprend à Abraham (après la mort decelui-ci), et les modifications qu'il leurimprime. Freud retient en effet pratiquementtoute la reconstitution égyptologique de sondisciple/rival, c'est-à-dire la reconstitution dumonothéisme d'Ikhnaton. Mais il refuse decomprendre ce personnage comme unparanoïaque délirant : autrement dit,l'initiateur du monothéisme mosaïque (thèsequi est aussi d'Abraham, mais sur laquelleFreud porte tout l'accent) se dérobe auschème psychanalytique général de la religion.Il ne s'agit peut-être donc pas simplement,avec Moïse, de religion.

Par ailleurs, Freud affronte silencieusementdans Moïse le texte de Reik publié en 1919dans le Rituel (recueil qu'il avait lui-mêmepréfacé). Cet affrontement, et toute laproblématique du «garder/rejeter» qu'ilimplique, est beaucoup plus complexe que leprécédent. On en retiendra ceci : Freud

conserve de Reik ce que l'on pourrait appelerles «marques originaires » de Moïse,c'est-à-dire: la répétition ou réactivation, dansl'histoire mosaïque, du meurtre originaire;l'assignation du judaïsme comme religion dupère (notamment par opposition auchristianisme, religion du fils); ladétermination de ce mêmejudaïsme commefondé sur la culpabilité; et enfin ledédoublement de Moïse, mais inversé parrapport à Reik, et permettant de distinguerdeux fondations de la religion du père: uneprimitive, idolâtrique et sacrificielle, puis sarésurgence, par-delà une période de latence,dans le véritable monothéisme, qui assume de

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manière non sacrificielle la vérité de

l'événement inaugural.La manière dont Freud traite ce dernier

«reste» de Reik indique aussi la directiongénérale de ses rejets. Freud reprochesilencieusement à Reik de traiter l'histoire deMoïse comme un mythe d'origine. Cereproche implique au moins deux refuscorrélatifs : celui de rabattre l'histoire de

Moïse sur un schéma épique (c'est-à-direesthétique), et celui de laisser Moïse à uneprimitivité préhistorique, au lieu de le situerdans le moment second, celui de la répétitionhistorique. Du même coup, ce que Freudconteste chez Reik, c'est le schéma sacrificiel

de la religion appliqué à Moïse12.Tous ces gestes font système : très

précisément, Freud entend soustraire lejudaïsme à la loi commune de la religion, àlaquelle Reik le soumettait. Le mosaïsmefreudien (et peu importe ici, pour le moment,qu'il soit proprement juif ou non) faitexception à la religiosité du sacrifice,c'est-à-dire à la religion comme compensationcathartique et mimétique du meurtre originaire. Ilse soustrait à l'esthétique (à la représentation)et à la décharge de la culpabilité : il est ensomme la répétition nue de l'origine (ce quin'exclut pas, au contraire, que cette nudité nese dévoile justement que dans la répétition, etdans l'histoire). Du même coup, cejudaïsmen'énonce pas seulement la vérité de lareligion, il énonce la vérité de la culture toutentière, la vérité éthique — et nonesthétique — de la culpabilité sociale.

Et c'est cela qu'on fait payer auxJuifs, ainsique l'écrit Freud. L'antisémitisme est la^dénégation de cette vérité nue, la dénégationde la commune culpabilité sociale. Et la«négativité absolue » (Adorno) du nazisme estle passage à l'acte politique de cette

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dénégation, la volonté d'exterminer le porteurde la vérité du politique. Dans ce passage àl'acte, le Politique passe lui-même à sa limite :il révèle à son tour, de lui-même, la véritéqu'il veut anéantir. Il faudra bien entendurevenir longuement là-dessus. Pour lemoment, nous notons seulement que Freud neveut rien dire d'autre à la fin de Moïse. Mais

cela signifie donc aussi bien — et nous allonsle préciser —que cette vérité n'est pas propreau Juif.

Moïse produit donc enfin la vérité del'analyse de la culture (il vient rectifier Totem ettabou, ou en permettre la vraie lecture, commeon va le voir). Ce qui veut dire aussi que la«vérité juive» du Moïse n'est possible qu'à lacondition d'être vérité psychanalytique,laquelle n'est elle-même possible qu'à lacondition d'être, passant à sa limite, véritéphilosophique. Il n'y a donc pas de butée, oupas de fondement à cette «vérité». Elle estsans arche. Ou plus exactement, c'est du mêmegeste que Freud érige la psychanalyse ets'érige lui-même dans l'identité du vrai et qu'ildéconcerte ou déconstitue cette identité parcette «vérité» même. Reste donc à tenter de ladécrire.

22. Moïse se place tout entier sous le signed'une problématique qui s'inscrit dans lespremières pages du premier essai comme uneproblématique du propre ou de Vêtre-propre.Elle fait communiquer deux motifs :— celui de l'appartenance de Moïse au peuplejuif, c'est-à-dire du geste de dépossession oude «dépropriation »que Freud accomplit àl'égard du peuple juif, alors même qu'ilrevendique simultanément sa propre judéité,et (secrètement) son identification aufondateur du judaïsme ;— celui du nom propre 13 de Moïse : ce nom ne

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donne pas seulement Moïse pour Égyptien, ilne lui donne aussi aucun autre nom que celuid'«enfant» (en) égyptien; ce nom se réduit aupur indice de la non-identité juive et de lapré-identité, en somme, de l'enfant; mais enoutre ce nom qui n'est pas un nom, ou quiforme le degré zéro du nom, se dédoubleradans le deuxième essai entre les deux Moïse quiseront nécessaires pour assurer la spécificitéentière de la seconde fondation monothéiste,fournissant le principe d'un dédoublementgénéralisé qui affecte toutes les nominations,depuis celle d'Amenhotep/Ikhnaton jusqu'àcelle d'Adonai/Jahvé, double nom du dieu quin'a pas de nom.

Par ce double motif, Moïse s'ouvre et... ne sereferme jamais sur une déperdition indéfiniede la propriété nominale, c'est-à-dire de lapropriété même. Moïse ne détient une véritéqu'à la condition de la dé-nomination de sonéponyme (qui n'est justement pas un héros,mais «l'homme Moïse», et cet homme est unenfant).

Aussi cette vérité doit-elle bien apparaîtrecomme une dépropriation — nous pourrionsdire, pour anticiper d'une formule, comme ladépropriation du sujet de la culture, de lasociété et de la politique.

23. Cette problématique de ladépropriation doit donc ordonner la lecturede Moïse, et, en elle, la relecture deMassenpsychologie, de Totem et tabou et deMalaise. Ce quadruple déchiffrement, nousdevons ici nous limiter à en présenter leprogramme général : il articule deuxinterrogations essentielles, dont l'une pourraits'intituler de la mort, et l'autre de la mère.

,Ensemble, elles composent en somme lacontre-interrogation du Narcisse absolu, et del'archéphilie. Peut-être forment-elles ainsi le

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véritable (in)achèvement du problème del'identification.

24. La mort est l'affirmation principielle (ilfaudrait dire «matricielle», mais n'allons pastrop vite) du monothéisme d'Ikhnaton. Lerejet, qui le spécifie, de la pensée magiquecomporte avant tout le rejet de la croyance àl'immortalité. Le Dieu unique, c'estprécisément celui qui n'occupe pas l'au-delàd'une autre vie. L'interdiction de le

représenter, à laquelle la rigueur mosaïqueajoutera celle de le nommer, en forme lecorrélat.

La reconnaissance monothéiste de la mort,progrès spirituel décisif de l'humanité (opérépar ce pharaon qu'on peut appeler «The firstindividual in human history», écrit Freudcitant Breasted : la première conscienceindividuelle, le premier à s'être identifié...),s'offre ainsi comme la répétition historique dece que Freud avait pu reconstruire en 1913autour du tabou des morts (lui-mêmeessentiellement tabou des noms). Ce tabou,synthèse des tabous de l'ennemi et du chef

— synthèse du tabou politico-culturel —,offrait la seule voie d'accès à une premièreexploration du totémisme, dont les deuxtabous fondamentaux ne pouvaient êtreabordés de front.

Le tabou des morts comporte deuxdéterminations fondamentales. Il correspondd'une part à la reconnaissance d'autrui : si «lamort est toujours un homme mort», c'est aussi queseul un homme mort est un autre homme; samort, simultanément, l'installe dans l'identitéet le dérobe dans une absolue altérité.

L'expérience de la mort, chez Freud commechez Heidegger, fait l'expérience d'autrui—de cet autre qui n'est pas «même» et queson altérité enlève tout d'abord à lui-même;

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elle fait ainsi l'expérience identificatoire de cetautre autrui que «je» suis : tout autre chose,donc, que l'expérience spéculaire d'un «alterego »; (dans l'autre mort, je ne me reconnaisprécisément pas). D'autre part, etsolidairement, le tabou des morts désignel'émergence d'une conscience que Freuddésigne comme conscience morale (Gewissen)tout en soulignant sa proximité avec laconscience psychologique (Bewusstsein).

Avec l'identité (de l'autre) émerge lacertitude d'un «cogito» dont la formule n'estpas «je suis», mais «il/tu es(t) mort».Certitude d'une angoisse, indice d'uneculpabilité qui est celle du narcisse : qu'il aitou non provoqué cette mort, qu'il ait ou nontué, il l'a désirée, ce qui pour la penséeprimitive est identique. C'est présisément levœu narcissique absolu qui me découvreautrui, par sa suppression. Ce qui se découvrelà, c'est ce que Malaise établit à la source de laculpabilité : le retraitd'amour.

De là, deux conséquences :1° autrui n' «est» jamais tout d'abord que

son propre retrait, que son propre-impropreretrait, le retrait de son amour — un amour

qui n'est peut-être lui-même que la forme oule creusement de ce retrait (non pas amourd'objet, ni de sujet, mais ce retrait à partir dequoi il peut y avoir objet; à l'origine, ce n'estpas tant d'une perte d'objet qu'il faut parler,ni d'ailleurs d'une perte d'amour, mais de ceretrait qui fait l'amour). Autrui n'est pasd'abord l'autre identique, mais le retrait decette identité — l'altération d'origine. Narcisse,pour autant qu'il puisse être, n'est jamaisqu'entamé par ce retrait (ce qui sans douteengage tout autre chose que le conceptsimplement négatif et dramatique de«blessure narcissique»),

2° si la naissance de la société n'est autre

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que celle de l'individu, et réciproquement(ainsi que Rousseau, Hegel et Marx l'ont déjàsu avec précision), et si le tabou des mortsapproche l'explication du totémisme, alors le«meurtre du père,» n'est un meurtre que dansla mesure où la mort d'autrui (la mort dumort, le mort comme mort) est ce retraitd'amour : et il ne saurait y avoir de Pèrequ'après la mort du (premier) mort. De cettemanière encore, rien ne commence parl'affrontement du Narcisse absolu : tout commence,au contraire, dans l'entame infiniment

originaire des narcisses, par quoi se scelle leurnon-rapport.

Le Père, c'est le mort re-présenté, oure-présentifié : c'est la mimesis cathartique duretrait d'amour (et de la haine), et qui obligeen effet au meurtre sacrificiel indéfiniment

répété. L'interdit de représenter, essentiel aumonothéisme d'Ikhnaton/Moïse, c'est donc

l'interdit de tuer, qui revient donc lui-même àl'interdiction de transgresser le retraitd'amour, ou l'amour dans son retrait : quirevient à la nécessité de l'entame (Freud lanomme : Ananké). Le monothéisme n'aborde

pas un dieu (une figure de la mort) u, ilaffronte la mort, autrui, — mon désir —,

visage retiré de toutes les figures.

25. Vient alors la seconde interrogation,dont nous tracerons le sommaire en repartantde ce qui (une fois déplié le sommaireprécédent) resterait encore dans l'énigme dutotémisme. Et qui aurait trait au repas, cettefois, et non plus au «meurtre». Au repas,c'est-à-dire au dernier renvoi opéré par Freuddans la note sur l'identification, ou si l'onveut, par un Witz d'allure triviale (?), àYEinfùhlung comme incorporation littérale15.

Dans le repas, ce qui est consommé c'est lasubstance commune du kin, et par conséquent,

comme le marque Totem, la substance de lamère, ou la mère-substance. L'identification

au père n'a lieu que moyennant cette autreidentification, tout autre car supportée paraucune figure (le processus complet, etcomplexe, que nous ne pouvons analyser ici,n'est pas celui d'une double identification : ilest celui de la condition de l'identification,disons figurale, dans une «identification »incorporatrice de la substance —de ça qui està la fois identité commune de tous — de tous

les autruis — et aucune identité). Lamère-substance, c'est cette présence-évidencesensible immédiate (toujours absolumentcertaine, tandis que le père, absolumentincertain, ne peut être établi que par voieindirecte, intellectuelle: et ne serait-ce pas lamère seule qui peut désigner le «père» à son«fils»?) dont le «progrès spirituel » quiculmine dans l'institution mosaïque consiste àse détacher.

Mais la mère est elle-même à l'origine de ceprogrès même, à l'origine du «monothéisme».La suggestion en vint à Ikhnaton de sa mèreou de cette autre mère, outre-mère, d'une«lointaine Asie» : la Terre-Mère elle-même.

Moïse, l'enfant, sort à son tour du liquideamniotique du Nil égyptien. De part en part,l'histoire du judaïsme porte la marque de lamaternité, et du rapport privilégié de la mèreau dernier-né : celui que la dépendancenaturelle tient encore le plus près de la mère,alors même qu'il sort d'elle. Le dernier-né,dedans/dehors de la mère, se rapporte à ellepar le «cramponnement», ainsi que le nommele Moïse 16. La paternité ne fait que succéder:elle est toujours de succession. Elle succède aucramponnement c'est-à-dire aussi bien au

dé-cramponnement. Le cramponnement estl'attache sans attache, le dés-attachement dans

lequel s'origine (et l'origine, donc, reste

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inassignable et seulement se répète, se détached'elle-même) celui qui n'est ainsi ni sujet, ninon-sujet, ni masse ni individu, mais lenarcisse entamé : ce qui l'entame, c'est la mèrequi l'expulse et le retient, qui lui présente etlui dérobe le père.

Ou plus exactement, ce qui succède audé-cramponnement (lequel n'en finit pas de sesuccéder à lui-même : c'est la latence, et c'est

l'histoire), plutôt que l'unique figure du Père,c'est la triple institution sociale dans laquelleMoïse rassemble des données que Totem nepouvait encore lier : le double tabou totémique(celui de la mère, et celui du père), et lareconnaissance des droits égaux entre lesmembres du kin. Le droit exhibe la nature du

double tabou : l'inéluctable décramponnement,et l'impossibilité du Narcisse absolu. Ce droitn'a rien de naturel, il traduit au contraire

l'entame du narcissisme. Plus exactement il est

lui-même (droit sans autre contenu que saforme de droit) le tracé de cette entame,

l'incision qui découpe le narcisse en tous les sensde l'expression : elle le détache et le retranche.Par une sorte de « double bind » elle lui

impose et lui interdit d'être-sujet. Cela sepasse dans le retrait d'amour de la mère, celaforme le trait de ce retrait.

Ce droit n'est pas un droit de l'homme, carl'homme ne lui préexiste pas. Encore moinsun droit de l'individu, car il ne se trace quedu retrait d'autrui. C'est, dit Freud, le droit

paternel, à la condition de comprendredésormais que le Père ne peut qu'être,innommable, imprésentable, la vérité de laMère. La vérité, par conséquent, de l'amourqui se retire — de l'amour qui est ce visage17toujours en retrait, rapport du non-rapport.

26. La panique a lieu dans le retrait decette naissance. Dissolution du Politique, elle

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révèle l'absence, et plus que l'absence duPère-Pan. On peut alors reconstituer lePolitique, la simulation cathartique etréappropriative de la perte du Narcisse. Oubien, puisqu'on vient ainsi de définir d'abordla Religion : le Politique est la volonté del'intégrale appropriation de cette simulationelle-même; devenir profane de la religion, ilprésuppose ici même (et non dans le ciel)donné le Sujet : l'homme doué de parole et desens moral que pose Aristote au début de saPolitique. Uanimalpolitique s'y sacrifie lui-mêmeà son image.

Mais on peut aussi, cela arrive, bien que celan'ait pas de nom, substituer au sacrifice lesacri-fice dont parle Freud dans Moïse : la miseà l'écart, en réserve, en retrait de cela même,de ça qu'il a fallu renoncer, ou de ça qui arenoncé à vous garder dans son sein. Il y a lesacrifice comme mimique du Narcisse, et lesacrifice comme son secret. Il y a le sacrificehiérarchique, et le sacrifice d'amour.

Nous ne dirons pas cependant: il y a lesacrifice esthétique, et la sacrifice éthique. Ilne serait pas plus juste, en coupantgrossièrement à partir de là dans Freud etdans la métaphysique, d'opposer simplementla tragédie (grecque) à l'éthique (juive), que deséparer le droit du politique. Car un droit«pur» de toute politique convertit en essenceou en nature («homme», «individu», «sujet»)celui que découpe le droit, et suppose au fondrésolu le problème de sa socialité. Pour peuqu'on en discerne la rigueur, la structuremême du retrait l'interdit. L'éthique et le droitne proposent pas une anti-politique, mais unepolitique de l'être-sans-propriété. Sans douterevient-il, par-delà Freud, à Marx de l'avoirmalgré tout compris :

«L'homme n'évite de se perdre dans sonobjet que si celui-ci devient pour lui un objet

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humain, ou un homme objectif. Cela n'estpossible que lorsque l'objet, pour lui, devientun objet social, et lorsque lui-même devientpour soi un être social, de même que lasociété devient pour lui un être dans cetobjet.» (Manuscrits économico-philosophiques.)

27. Il ne s'agit pas, loin de là, de glissersubrepticement pour conclure un programmepolitique. Il s'agit bien, en revanche, deprogrammer, avec celle de Freud, une autrelecture de Marx, et de Hegel. Elles viendronten leur temps. Mais elles seront soumises àdeux conditions qu'imposent deux scolies denotre enquête freudienne :

1° toute cette analyse pourrait semblerinvinciblement reconduire à fixer l'origine dela société dans l'origine du langage (dansl'impossible dé-nomination du Père). Il noussemble qu'il n'en est rien, et que ce n'est pas unhasard si cette origine n'est mentionnée qu'aupassage dans Moïse. Sans doute, dans le retraitde la mère se joue aussi la naissance dupremier poète épique, que décritl'appendice B de Massenpsychologie. Et sansdoute la fiction de ce poète qui se fictionnelui-même comme le héros du mythe d'origine(du meurtre du Père) permet-elle à Freudd'écrire que «c'est par le mythe que l'individuse dégage de la psychologie collective». Maisle double procès de la reconnaissance d'autruidans le mort et dans la mère s'instaure avant

un tel «dégagement». La structure du langageest structure, au sens strict, d'identification

générale. Le procès, en revanche, de ce quirend possible le langage, le procès incisif del'identification freudienne n'est, on l'a

reconnu, qu'un procès à'altération. S'il fautparler de mythe, nous dirons qu'en effetl'être-avec-autrui constitue le mythant (mutant)par excellence. Dans la mythation que lui

imprime le retrait, nul doute qu'il accède aulangage. Nul doute aussi que ce langage fassepouvoir. Mais l'accès lui-même, le passage, lamythation, le retrait et son secret ne sontjamais encore ni langage ni pouvoir18. Ce quine veut pas dire qu'une autre politique n'aitpas à les réinscrire.

2° si le retrait du visage de la mère forme laculpabilité «en face» de laquelle,paradoxalement, ilfaut se tenir, cela ne veutpas dire qu'on ait à se passer de toute figure,et de toute politique. Le retrait lui-mêmeexige que surgisse une figure. A certainségards, auxquels il faudrait être attentif, laPhilosophie du droit de Hegel, bien loin de secomplaire dans l'État-Totalité, énonce lanécessité de ce tracé, une dé-limitation du

pouvoir et de sa (re)présentation. La conditionen est peut-être la suivante, aussi simple queredoutablement exigeante : qu'aucune Figure,aucun Pouvoir ne soient ce qu'ils ne peuventêtre, l'exhibition du visage lui-même (ni Chef,ni Nation, ni Patrie) ; mais qu'une figure sedessine et se décide du retrait. Non pas visagede l'amour, mais son contour qui se retire etse retrace. Retrait de la panique.

28. Retrait de la panique : seule une autrepolitique peut affronter le Politique. Le plussingulier dans la «leçon» de Freud est sansdoute qu'elle se dérobe à toute constructionde modèle politique, et déclare ainsiqu'aucune mythation ne se fait par Modèle,mais par entame. Si, d'un côté, Freudreconstitue irrésistiblement l'instance du

Pouvoir archétypique, il le fait du même coupbasculer sur sa limite. Et d'un autre côté,

Freud n'érige pas le modèle d'une libertéindividuelle, d'une Éthique pure purementaffrontée au Pouvoir. Il nous laisse en fait

— c'est la fin de Moïse — interroger la difficile

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La panique politiqi,

«identité» d'un «peuple». Ce qui ne sauraitêtre une pure tâche théorique, mais impliqueune pratique — elle-même de la limite, nipsychanalytique, ni politique, ni morale, niesthétique. Mais tout à la fois, tout autrement

1. P. ex. P. Kaufmann, «Pour une position historique duproblème de la pulsion demort», in Matière et pulsion demort, collectif] 10118, 1975;J. Florence, L'identificationdans la théorie freudienne, Publications des FacultésUniversitaires Saint-Louis, Bruxelles, 1978.2. Ce qui ne disqualifie pas ce type d'entreprise, surtoutlorsque, au lieuderesserrer lapsychanalyse surune identité,elle lui donne dujeu par rapport à elle-même. Ainsi p. ex.M. Mannoni, La théorie comme fiction, Seuil, 1979.3. Mais il n'enva pas autrement de tout cequiconcerne lespulsionsde mort. Thanatos et la culture partagent un destinsemblable, et largement commun. Ici, nous le laisserons seulement s'indiquer enfiligrane.4. Cf. le début du chap. III. C'est là en outre que Freuddéclare préférer, au terme de Narzissismus, «le nom peut-être moins correct mais plus bref et moins déplaisant àl'oreille, de Narzismus». Rêvons unpeu, etadoptons un instant la transcription qu'ont choisie dans cecas les traducteurs

français : le narcisme, narcissisme abrégé, contracté, et amputé à lafois, narcissisme inexact mais audible, serait-il lavérité du narcissisme, sa vérité sociale ou sociable ?

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à la fois. Là où ça se retire, ça doit nous

arriver.

Philippe Lacoue-Labartheet Jean-Luc Nancy

juin 1979

5. Faut-il cependant le rappeler! la «mêmeté» n'estjameissimple. Du fascisme au socialisme il n'y a ni identité nicontinuité — même sans doute lorsqu'il s'agitd'unsocialismeà culte de la personnalité. Mais l'analyse différentielle nepourravenir qu'au-delà.6. Le livredeP.-L. Assoun, Freud, la philosophie et lesphilosophes, P.U.F., 1976, contient un repérage précieuxdes rapports de Freud avec la philosophie.7. Mais Lipps est aussi et d'abord le psychologue qui acommencé à thématiser /'inconscient etqueFreud salueà cetitre de la Traumdeutung jusqu'à /'Abrégé. Cf. les lettres 94 et 95 à Fliess, et ce passage entre autres : «J'airetrouvé dans Lipps mes propres principes très nettementexposés, un peu mieux peut-être que je ne l'aurais désiré, »(Ce texte nous a été signalé par Mikkel Borch-Jakobsen.)8. Il emploie la notion à quelques autres occasions, notamment à propos de l'attitude de l'analyste (Sur le début dutraitement, p. ex., oudans «lepetitHans»); dans Totem,la difficulté de sich einfùhlen dans l'âme primitive estunobstacle à l'analyse du totem (passage signalépar Yves Mou-gins). Ajoutons ici l'indication d'une question supplémen-

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taire, que nous reprendrons ailleurs: derrière /'Ein-fùhlung, c'est toute la nature et la structure du Gefiihl(sentiment) freudien qu'il faudrait examiner. Ce qui n'estpas, à consulter les textes, une affaire simple. Dans la psychanalyse, le sentiment ne se laisse peut-être guère mieuxarraisonner que dans laphilosophie...9. Mais à la condition d'être lui-même rapporté au reste decette analyse. Précaution nécessaire par rapport à une certaine mode qui semble avoir commencé às'emparer de Moïsepour ydécouvrir, de manière sidérante, une espèce de testament religieux de Freud. On consultera en revanche, deJ.J.Goux, «Freud et la structure religieuse du nazisme»,pour son approche du Moïse (in Les iconoclastes, Seuil1978).

10. Cf.au moins à titre de point de départ, Marthe Robert,D'Œdipe à Moïse. Freud et la conscience juive, Caî-mann-Lévy, 1974.11. Cf. J. Trilling, «Freud, Abraham et le Pharaon»,Études freudiennes n" 1-2, 1970, et certaines notationsde M. de Certeau dans «Lafiction de l'histoire». L'écriturede «Moïse et le monothéisme», in l'Écriture de l'histoire,Gallimard, 1975. Ilfaut signaler en outre que la ruptureavecJung avait eu pour occasion une opposition sur l'interprétation du monothéisme d'Ikhnaton. Jung s'opposait à laréduire, comme le faisait Freud, à un conflit avec le père.(Cf. J.-B. Fagès, Histoire de la psychanalyse aprèsFreud, Privât, 1976; cette indication nous aété donnée parRenée Bouveresse). En 1936, Freud ne partage plus exactement sa thèse de 1912.

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La panique politique

12. Mais ilfaudrait encore —ce qui excèdefranchement cesnotes —examiner les prolongements et modifications apportés par Reik —comme en réponse àFreud —dans Mythe etculpabilité (en particulier chap. XXIX et XXX). Cf. latraduction de J. Goldberg etG. Petit, P.U.F., 1979.13. Cf. à ce sujet les indications de Marie Moscovici in«Mise en pièces du père dans la pensée freudienne »,Confrontation n° 1, 1979.14. Donc pas un Père, et pas plus un Père invisible qu'unautre, et pas non plus un Père-qui-n'existe-pas : toutes lesthéologisations, qu'elles soient anciennes ou toutesfraîches defausse ingénuité, s'effondrent ici.15. Mais le repas (la manducation, la digestion, l'assimilation et l'excrétion même), ilsuffit d'en relire le texte pour voirqu'il est le procès de l'échange indéfini du littéral et dumétaphorique, du réel et de l'imaginaire, du sans-figure et delafigure— le lieu de la transsubstantiation.16. Ilfaudrait ici plus qu'une référence au concept de«cramponnement» chez Imre Herman, et aux développements que lui donnent les «Anasémies» de N. Abraham etM. Torok (Le verbier del'homme aux loups et L'écorceet le noyau, Aubier-Flammarion, 1977 et 1978).17. Ce motfait àlui seul ici référence àtoute l'analyse qu'ilintitule chez Levinas, qui demande àson tour àêtre reprisedans la problématique d'une infinie altération du visage.18. Cf. àce sujet A. Green, «Psychanalyse, langage: l'ancien et le nouveau», Critique n°381, février 1979.

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