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    LES TROIS CONVERSIONS ET LES TROIS VOIES

    R. P. GARRIGOU-LAGRANGE, O. P.

    AVANT-PROPOS

    Ce petit livre, crit sous une forme accessible toutes les mes intrieures, est comme le rsum de deux ouvrages,bien quil se puisse facilement comprendre avant de les avoir lus.

    Dans Perfection chrtienne et contemplation, nous avons vu, selon les principes formuls par saint Thomas et par

    saint Jean de la Croix, que la perfection chrtienne consiste spcialement dans la charit selon la plnitude des deuxgrands prceptes : Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cur, de toute ton me, de toutes tes forces, de tout tonesprit, et ton prochain comme toi-mme (Luc, X, 27). Nous y avons vu aussi que la contemplation infuse des mystresde la foi, mystres de la sainte Trinit prsente en nous, de lIncarnation rdemptrice, de la Croix, de lEucharistie, estdans la voie normale de la saintet.

    En suivant les mmes principes nous avons trait ailleurs1 des purifications ncessairespour arriver lamour parfaitde Dieu et du prochain, et nous nous sommes attach en particulier montrer que la purification passive des sens mar-que lentre dans la voie illuminative, et celle de lesprit lentre dans la voie unitive des parfaits.

    On nous a demand de divers cts de rsumer ces deux ouvrages pour mettre mieux en relief quelles sont, de cepoint de vue, les grandes lignes de la thologie asctique et mystique.

    Pour ne pas purement et simplement nous rpter, et pour considrer les choses dune faon la fois plus simple etplus haute, nous parlerons ici des trois ges de la vie de lesprit et des trois conversions qui constituent le commence-ment de chacun deux.

    Un premier chapitre traite de la vie de la grce et du prix de la premire conversion. Dans les chapitres suivants il estparl du progrs de la vie spirituelle, en insistant sur la ncessit de deux autres conversions ou transformations, quimarquent, lune le dbut de la voie illuminative, et lautre le commencement de la voie unitive des parfaits.

    La division du progrs spirituel selon les trois voies, communment reue depuis saint Augustin et Denys, est deve-nue banale, en tant quinvariablement reproduite par tous les traits de spiritualit, mais on dcouvre sa vrit profonde,son sens, sa porte, son intrt vital, lorsquon lexplique, comme la indiqu saint Thomas, par analogie avec les diversges de la vie corporelle, et aussi, ce quon oublie trop souvent, par comparaison aux divers moments de la vie intrieuredes Aptres. Les Aptres furent immdiatement forms par Notre-Seigneur, et leur vie intrieure doit, toute proportiongarde, disent les saints, se reproduire en nous. Ils sont nos modles surtout pour le prtre, et tout chrtien doit en uncertain sens tre aptre et vivre assez du Christ pour le donner aux autres.

    Ce sur quoi nous insisterons ici, ce sont surtout des vrits lmentaires. Mais nous oublions souvent que les vritsles plus hautes et les plus vitales sont prcisment les plus lmentaires approfondies, longuement mdites et deve-nues objet de contemplation surnaturelle2.

    Si lon demandait bien des personnes familiarises avec lvangile : Y est-il quelque part question de la secondeconversion ? beaucoup rpondraient peut-tre ngativement. Il est pourtant une parole assez claire de Notre-Seigneur ce sujet. Saint Marc, IX, 32, rapporte que lors du dernier passage de Jsus en Galile, quand il arriva avec les Aptres Capharnam, il leur demanda : De quoi parliez-vous en chemin ? Mais ils gardrent le silence, dit lvangliste ; caren chemin ils avaient discut entre eux qui tait le plus grand. Et en saint Matthieu, XXIII, 3, o est rapport le mmefait, on lit : Jsus, faisant venir un petit enfant, le plaa au milieu deux et leur dit : Je vous le dis, en vrit, si vous nevous CONVERTISSEZ PAS et ne devenez pas comme les petits enfants, vous nentrerez pas dans le royaume descieux3. Ne sagit-il pas ici clairement de la seconde conversion ? Jsus parle aux Aptres qui Lont suivi, qui ont pris part Son ministre, qui vont communier la cne et dont trois Lont suivi sur le Thabor. Ils sont en tat de grce, et Il leurparle pourtant de la ncessit de se convertir, pour entrer profondment dans le royaume de Dieu ou dans lintimit di-vine. A Pierre en particulier il est dit (Luc, XXII, 32) : Simon, Simon, voici que Satan vous a rclams pour vous criblercomme le froment ; mais J'ai pri pour toi, afin que ta foi ne dfaille point ; et toi, quand tu seras converti, affermis tes fr-res. Il sagit l de la seconde conversion de Pierre, qui aura lieu la fin de la Passion, sitt aprs son reniement. Cest

    surtout de la seconde conversion que nous parlerons dans ce petit livre.

    CHAPITRE I

    LA VIE DE LA GRACE ET LE PRIX DE LA PREMIERE CONVERSION

    Amen, amen, dico vobis : Qui credit in me, habet vitam aeternam.

    1LAmour de Dieuet la Croix de Jsus.2Le Dialogue de sainte Catherine de Sienne, que nous citerons souvent, est un exemple frappant de ce que nous notonsici. Quand on le lit vers lge de vingt ou vingt-cinq ans, il arrive quon nest pas saisi par la doctrine quil expose, car ilsemble seulement rappeler des vrits lmentaires et sadresse peu la sensibilit, limagination, mais surtout aux fa-cults suprieures et lesprit de foi. Lorsquon le relit plus tard, lpoque o lme est mrie, on voit que les vrits

    lmentaires quil contient y sont dites dune manire trs haute et trs profonde, avec du reste un grand calme. Il fut dic-t par la Sainte pendant quelle tait en extase. Carte doctrine sharmonise aisment avec celle de saint Thomas dunepart et avec celle de saint Jean de la Croix. On na jamais not dopposition entre sainte Catherine de Sienne et le Doc-teur anglique, et nous ne voyons pas celle quon pourrait signaler entre elle et lauteur de la Nuit obscure3Ce qui soppose le plus cette voie denfance cest, comme on dit en franais, de vouloir faire le malin.

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    En vrit, en vrit, je vous le dis : Celui qui croit en Moi a la vie ternelle. (Jean, VI, 47)

    La vie intrieure est pour chacun de nous lunique ncessaire ; elle devrait constamment se dvelopper en notre meplus encore que ce que nous appelons la vie intellectuelle, scientifique, artistique ou littraire. Elle est la vie profonde delme, de lhomme tout entier, et non pas seulement de lune ou lautre de ses facults. Lintellectualit elle-mme gagne-rait beaucoup si, au lieu de vouloir supplanter la spiritualit, elle reconnaissait sa ncessit, sa grandeur et bnficiait deson influence, qui est celle des vertus thologales et des dons du Saint-Esprit.

    Quel grave et profond sujet celui qui est exprim en ces deux mots : Intellectualit et spiritualit ! Il est assez videntaussi que sans une vie intrieure srieuse il ne saurait y avoir dinfluence sociale vraiment profonde et durable.

    LA NECESSITE DE LA VIE INTERIEURELe besoin pressant de revenir la pense de lunique ncessaire se fait particulirement sentir en ce temps de ma-

    laise et de dsarroi gnral, o tant dhommes et tant de peuples, perdant de vue notre vraie fin dernire, mettent celle-cidans les biens terrestres et oublient combien ils diffrent des biens spirituels et ternels.

    Il est pourtant clair, comme la dit saint Augustin, que les mmes biens matriels, loppos de ceux de lesprit, nepeuvent en mme temps appartenir intgralement plusieurs1.

    La mme maison, la mme terre, ne peuvent simultanment appartenir en totalit plusieurs hommes, ni le mmeterritoire plusieurs peuples. Do le conflit terrible des intrts, lorsquon met fivreusement sa fin dernire en ces biensinfrieurs.

    Au contraire, saint Augustin se plat y insister, les mmes biens spirituels peuvent appartenir simultanment et int-gralement tous et chacun, sans que celui-ci nuise la paix de lautre ; nous les possdons mme dautant mieux quenous sommes plusieurs en jouir ensemble. Nous pouvons ainsi possder tous simultanment, sans nous gner les unsles autres, la mme vrit, la mme vertu, le mme Dieu. Ces biens spirituels sont assez riches et universels pour appar-

    tenir en mme temps tous et pour combler chacun de nous. Bien plus, nous ne possdons pleinement une vrit que sinous lenseignons aux autres, que si nous leur faisons part de notre contemplation ; nous naimons vraiment la vertu quesi nous voulons la voir aime par autrui, nous naimons sincrement Dieu que si nous voulons Le faire aimer. Tandisquon perd largent que lon donne ou que lon dpense, on ne perd pas Dieu en Le donnant aux autres, on Le possdemme dautant mieux. Et au contraire nous Le perdrions si par ressentiment nous voulions quune seule me ft privede Lui, si nous voulions exclure une me de notre amour, mme celle de ceux qui nous perscutent et nous calomnient.

    Il y a dans cette vrit trs simple et trs haute, si chre saint Augustin, une grande lumire : Si les biens matrielsdivisent les hommes dautant plus quon les recherche pour eux-mmes, les biens spirituels unissent les hommesdautant plus profondment quon les aime davantage.

    Ce grand principe est un de ceux qui font le mieux sentir la ncessit de la vie intrieure. Il contient aussi virtuellementla solution de la question sociale et de la crise conomique mondiale qui svit lheure actuelle. Il est exprim simple-ment dans lvangile : Cherchez le royaume de Dieu, et tout le reste vous sera donn par surcrot (Matthieu, VI, 33 ;Luc, XII, 31). Le monde se meurt en ce moment de loubli de cette vrit fondamentale, pourtant lmentaire pour tout

    chrtien.Les vrits les plus profondes et les plus vitales sont en effet prcisment des vrits lmentaires longtemps mdi-

    tes, approfondies, et devenues pour nous vrits de vie, ou objet de contemplation habituelle.Le Seigneur . lheure actuelle montre aux hommes combien ils se trompent en voulant se passer de Lui, en mettant

    leur fin dernire dans la jouissance terrestre, en renversant lchelle des valeurs, ou, comme on disait autrefois, la subor-dination des fins. On veut alors dans lordre matriel de la jouissance sensible produire le plus possible ; on croit com-penser ainsi par le nombre la pauvret des biens terrestres ; on construit des machines toujours plus perfectionnes pourproduire toujours plus et mieux et avoir un plus grand profit ; cest l le but dernier. Que sensuit-il ? Cette surproductionnepeut scouler, elle devient inutilisable et elle nous tue en conduisant au chmage actuel, o louvrier sans travail estdans lindigence, tandis que dautres meurent de plthore. Cest une crise, dit-on ; en ralit, cest plus quune crise, cestun tat gnral, et qui devrait tre rvlateur, si nous avions des yeux pour voir, comme dit lvangile : on a mis la findernire de lactivit humaine l o elle nest pas, non en Dieu, mais dans la jouissance dici-bas. On veut trouver le bon-heur dans labondance des biens matriels, qui ne sauraient le donner. Loin dunir les hommes, ils les divisent, et celadautant plus quon les recherche pour eux-mmes et plus prement. Le partage ou la socialisation de ces biens ne seraitpas un remde, et ne donnerait pas le bonheur, tant que les biens terrestres conserveront leur nature et que lme hu-maine, qui les dpasse, conservera la sienne. Do la ncessit pour chacun de nous de penser lunique ncessaire etde demander au Seigneur des saints qui ne vivent que de cette pense et qui soient les grands animateurs dont lemonde a besoin. Dans les priodes les plus troubles, comme lpoque des Albigeois et plus tard lclosion du Pro-testantisme, le Seigneur envoya des pliades de saints. Le besoin ne sen fait pas moins sentir aujourdhui.

    QUEL EST LE PRINCIPE OU LA SOURCE DE LA VIE INTERIEURE ?Il importe dautant plus de rappeler la ncessit et la vraie nature de la vie intrieure que bien des erreurs ont altr

    lide qui nous en est donne par lvangile, par les ptres de saint Paul et par toute la Tradition. Il est manifeste en par-ticulier que cette ide de vie intrieure subit une altration profonde dans la thorie luthrienne de la justification ou con-version, daprs laquelle les pchs mortels dans lme du converti ne sont pas positivement effacs par linfusion de lavie nouvelle de la grce sanctifiante et de la charit. Daprs cette thorie, les pchs mortels dans lme du converti sontseulement couverts, voils par la foi au Christ rdempteur, et ils cessent dtre imputs celui qui les a commis.

    1Saint Thomas cite souvent cette pense chre saint Augustin : cf. Ia IIae, q. 28, a. 4, ad 2 ; IIIa, q. 53, a 1, ad 3 : Bo-na spiritualia possunt simul a pluribus (integraliter) possideri, non autem bona corporalia.

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    Lhomme est rput juste par la seule imputation extrieure de la justice du Christ, mais il nest pas ainsi intrieurementjustifi, intrieurement renouvel. De ce point de vue, pour que lhomme soit juste aux yeux de Dieu, il nest pas nces-saire quil ait la charit infuse et des mes en Dieu. Somme toute, le juste ainsi conu, malgr sa foi au Christ rdemp-teur, reste dans son pch non effac, dans sa corruption ou mort spirituelle1.

    Cette conception, qui mconnaissant si gravement notre vie surnaturelle et en rduisait lessence la foi au Christ,sans la grce sanctifiante et la charit. sans les uvres mritoires, devait conduire peu peu au naturalisme, pour lequelle juste est celui qui, abstraction faire de tout Credo, estime et conserve lhonntet naturelle, dont ont parl les meilleursphilosophes paens avant le Christianisme2.

    De ce second point de vue on nexamine mme plus la question souverainement importante : Lhomme dans ltat ac-tuel peut-il, sans la grce divine, arriver observer tous les prceptes de la loi naturelle, y compris ceux relatifs Dieu?

    Peut-il, sans la grce, arriver aimer, non par simple vellit, mais efficacement le Souverain Bien, Dieu, auteur de notrenature,plus que soi et par-dessus tout? Les premiers protestants auraient rpondu ngativement, comme lont toujoursfait les thologiens catholiques3 ; le protestantisme libral, n de lerreur luthrienne, ne se pose mme plus la questionet nadmet plus la ncessit de la grce ou dune vie surnaturelle, infuse.

    La question revient pourtant toujours en termes plus gnraux : Lhomme peut-il sans un secours suprieur se dpas-ser lui-mme et aimer vraiment et efficacementplus que soila Vrit et le Bien ?

    Il est clair que tous ces problmes sont essentiellement lis celui de la nature mme de notre vie intrieure, qui estune connaissance du Vrai et un amour du Bien, ou pour mieux dire, une connaissance et un amour de Dieu.

    Pour rappeler ici toute llvation de lide que lcriture et surtout lvangile nous donnent de la vie intrieure, sansfaire un cours de thologie sur la justification et sur la grce sanctifiante, nous soulignerons une vrit fondamentale de laspiritualit, disons mme de la mystique chrtienne, telle que lglise catholique la toujours conue.

    Tout dabord il est manifeste que selon lcriture la justification ou conversion du pcheur ne couvre pas seulementses pchs comme dun voile, mais les efface par linfusion dune vie nouvelle. Le Psalmiste supplie dans le Miserere :

    Aie piti de moi, Dieu, selon Ta bont; selon Ta grande misricorde, efface mes transgressions. Lave-moi complte-ment de mon iniquit et purifie-moi de mon pch. Purifie-moi avec lhysope, et je serai pur. Lave-moi, et je serai plusblanc que la neige... Efface toutes mes iniquits. O Dieu, cre en moi un curpur et renouvelle au dedans de moi un es-prit ferme. Ne me rejette pas loin de Ta face, ne me retire pas Ton esprit saint. Rends-moi la joie de Ton salut et sou-tiens-moi par un esprit de bonne volont . (Ps. L, 3-15).

    Les Prophtes parlent de mme : Le Seigneur dit par Isae, XLIII, 25 : Cest Moi, Moi seul, qui efface tes prvarica-tions, Isral, pour lamour de Moi. Trs souvent dans la Bible revient lexpression : Cest Moi qui enlve liniquit, qui ef-face le pch. Comme le rapporte lvangile de saint Jean, I, 29, Jean-Baptiste dit en voyant Jsus qui venait vers lui :Voici lAgneau de Dieu qui te le pch du monde. On lit de mme dans la 1re ptre de saint Jean, I, 7, : Le sang deJsus nous purifie de tout pch. Et saint Paul crit, I Corinthiens VI, 10 : Ni les impudiques, ni les idoltres, ni les adul-

    1 Luther disait mme : Pecca forliter et crede firmius : Pche fortement et crois plus ferme encore, tu seras sauv. Ces

    paroles ntaient pas, dans sa pense, une exhortation pcher, mais une manire trs catgorique dexprimer que lesbonnes uvres sont inutiles au salut, que la foi au Christ rdempteur suffit. Il dit bien : Si tu crois, les bonnes uvressuivront ncessairement ta foi (dition de Weimar, XII, 559, f1523f). Mais, comme on la dit trs justement, dans sapense, elles suivront comme une sorte dpiphnomne la foi salutaire (J. Maritain, Notes sur Luther, appendice la 2ed. franaise des Trois Rformateurs). De plus, la charit suivra plutt comme amour du prochain, que comme amour deDieu. Do la dgradation de la notion de charit, qui est peu peu vide de son contenu surnaturel et thologal, pour si-gnifier surtout les uvres de misricorde.Il reste que pour Luther la foi au Christ Sauveur suffit la justification, alors mme que le pch nest pas effac parlinfusion de la charit ou de lamour surnaturel de Dieu.2 Comme le dit trs bien J. Maritain, loc. cit. : En fait, suivant la thologie luthrienne, cest nous-mmes et nous seulsqui nous saisissons du manteau du Christ pour en "couvrir toutes nos hontes", et qui usons de cette " habilet de sauterde notre pch sur la justice du Christ et par l dtre aussi certains de possder la pit du Christ que davoir notre corps nous". Plagianisme de dsespoir ! En dfinitive, cest lhomme doprer sa rdemption lui-mme en se forant une

    confiance perdue en Christ. La nature humaine naura qu rejeter comme un vain accessoire thologique le manteaudune grce qui nest rien pour elle et reporter sur soi sa foi-confiance, pour devenir cette jolie bte affranchie, dontlinfaillible progrs continu enchante aujourdhui lunivers. Cest ainsi que, dans la personne de Luther et dans sa doctrine,nous assistons sur le plan mme de lesprit et de la vie religieuse lavnement du Moi.Nous disons quil en est ainsi en fait, cest un rsultat invitable de la thologie de Luther. Cela n'empche pas cettethologie de verser simultanment, et en thorie, dans lexcs contraire (il nest pas rare de voir chez Luther, commechez Descartes, une erreur extrme faire quilibre une erreur diamtralement oppose). Alors Luther nous dit que lesalut et la foi sont tellement luvre de Dieu et du Christ, queux seuls en sont les agents, sans aucune coopration denotre part...La thologie de Luther oscillera sans cesse entre ces deux solutions : en thorie, cest, semble-t-il, la premire qui pr-vaudra (le Christ seul sans notre coopration est lauteur de notre salut) ; mais, comme il est psychologiquement impos-sible de supprimer lactivit humaine, cest la seconde qui, invitablement, prvaudra en fait. En ralit le protestantismelibral versera dans le naturalisme.3 Cf. saint Thomas, Ia , IIae, q. 109, a. 3 : Homo in statu naturae integrae dilectionem suiipsius referebat ad amorem Dei,sicut ad finem, et similiter dilectionem omnium aliarum rerum, et ita Deum diligebat plus quam seipsum et super omnia.Sed in statu naturae corruptae homo ab hoc deficit secundum appetitum voluntatis rationalis, quae propter corruptionemnaturae sequitur bonum privatum, nisi sanetur per gratiam Dei.Ibid., a. 4 : In statu naturae corruptae, non potest homo implere omnia mandata divina sine gratia sanante.

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    tres,... ni les voleurs, ni les calomniateurs, ni les rapaces, ne possderont le royaume de Dieu. Voil pourtant ce quevous tiez, du moins quelques-uns dentre vous ; mais vous avezt lavs, mais vous avez t sanctifis, mais vousavez/justifis au nom du Seigneur Jsus-Christ et par lEsprit de notre Dieu.

    Si du reste, dans la justification o conversion de limpie, les pchs taient seulement voils et non effacs, lhommeserait la fois juste et injuste, justifi et en tat de pch. Dieu aimerait le pcheur comme Son ami, malgr sa corrup-tion, que Son amour serait impuissant lui enlever. Le Sauveur naurait pas effac les pchs du monde, sIl ne dlivraitpas le juste de la servitude du pch. Ce sont l, encore une fois, des vrits lmentaires pour tout chrtien ; leur con-naissance approfondie, quasi exprimentale et constamment vcue, est la contemplation des saints.

    LA REALITE DE LA GRACE ET DE NOTRE FILIATION DIVINE ADOPTIVE

    Le pch mortel ne peut tre ainsi effac et remis que par linfusion de la grce sanctifiante et de la charit, qui estlamour surnaturel de Dieu et des mes en Dieu. zchiel, XXXVI, 25, lannonce en disant au nom du Seigneur : Je r-pandrai sur vous une eau pure, et vous serez purs ; Je vous purifierai de toutes vos souillures et de toutes vos abomina-tions. Je vous donnerai un cur nouveau, et Je mettrai au dedans de vous un esprit nouveau. J'terai de votre chair lecur de pierre, et Je vous donnerai un cur de chair. Je mettrai au dedans de vous Mon Esprit, et Je ferai que vous sui-vrez mes ordonnances.

    Cette eau pure qui rgnre est celle de la grce, qui nous vient du Sauveur, dont il est dit dans lvangile de saintJean, I, 16 : Cest de Sa plnitude que nous avons tous reu et grce sur grce. Par Jsus-Christ Notre-Seigneurnous avons reu la grce , lisons-nous dans lptre aux Romains, I, 5 : lamour de Dieu est rpandu dans nos curspar lEsprit-Saint qui nous a t donn (Romains, V, 5). A chacun de nous la grce a t donne selon la mesure dudon du Christ (phsiens, IV, 7)-

    Sil en tait autrement, lamour incr de Dieu pour celui quIl convertit serait seulement affectif, et non pas effectif etagissant. Or lamour incr de Dieu pour nous, comme le montre bien saint Thomas (Ia, q. 20, a. 2, et Ia IIae q. 110, a. I),

    est un amour qui, loin de supposerlamabilit en nous, la pose en nous. Son amour crateur nous a donn et nous con-serve notre nature et lexistence, Son amour vivificateur produit et conserve en nous la vie de la grce qui nous rend ai-mables Ses yeux, non plus seulement comme Ses serviteurs, mais comme Ses enfants.

    La grce sanctifiante, principe de notre vie intrieure, fait vraiment de nous les enfants de Dieu, parce quelle est uneparticipation de sa nature. Nous ne saurions tre, comme le Verbe, Ses fils par nature, mais nous le sommes rellementpar grce et par adoption. Et tandis que lhomme qui adopte un enfant ne le transforme pas intrieurement, mais le d-clare seulement Son hritier, Dieu, en nous aimant comme des fils adoptifs, nous transforme, nous vivifie intrieurementpar une participation de Sa vie intime, proprement divine.

    Cest ce nous lisons dans lvangile de Jean, I, 11-13 : Le Verbe vint chez lui, et les siens ne Lont pas reu. Mais tous ceux qui Lont reu Il a donn le pouvoir de devenir enfants de Dieu, eux qui croient en Son nom, qui non du sang,ni de la volont de la chair, ni de la volont de lhomme, mais de Dieu sont ns. Notre-Seigneur le disait lui-mme Ni-codme : En vrit, en vrit Je te le dis, nul, sil ne renat de leau et de lEsprit, ne peut entrer dans le royaume deDieu. Car ce qui est n de la chair est chair, et ce qui est n de lEsprit est esprit. Ne ttonne pas de ce que Je tai dit : il

    faut que vous naissiez de nouveau1 (Jean III, 5).Saint Jean dit de mme : Quiconque est n de Dieu ne commet point le pch, parce que la semence de Dieu de-

    meure en lui ; et il ne peut pcher, parce quil est n de Dieu (I Jean, III, 9). En dautres termes : la semence de Dieu, quiest la grce, accompagne de lamour de Dieu, ne peut exister avec le pch mortel qui nous dtourne de Dieu, et si ellenexclut pas le pch vniel, dont saint Jean parle plus haut, I, 8, elle ne saurait en tre le principe, mais elle tend lefaire disparatre de plus en plus.

    Laptre saint Pierre parle, sil est possible, encore plus clairement lorsquil dit : Par le Christ la puissance divine aaccompli les grandes et prcieuses promesses, afin de nous rendre ainsi participants de la nature divine (II Petri I, 4).Cest aussi ce quexprime laptre saint Jacques, lorsquil crit : Tout don excellent, toute grce parfaite descend denhaut, du Pre des lumires, en qui nexiste aucune vicissitude, ni ombre de changement. De Sa propre volont, Il nous aengendrs par la parole de la vrit, afin que nous soyons comme les prmices de Ses cratures (Ep. Jacob, I, 18).

    La grce sanctifiante est vraiment une participation relle et formelle de la nature divine, car elle est le principedoprations proprement divines ; lorsque au ciel elle sera arrive en nous son plein dveloppement et ne pourra plusse perdre, elle sera le principe doprations qui auront absolument le mme objet formel que les oprations incres de lavie intime de Dieu, elle nous permettra de Le voir immdiatement comme Il Se voit et de Laimer comme Il Saime : Mesbien-aims, dit saint Jean, nous sommes maintenant enfants de Dieu, et ce que nous serons un jour na pas encore tmanifest ; mais nous savons quau temps de cette manifestation nous Lui serons semblables, parce que nous Le ver-rons tel quIl est(IJean, III, 2).

    Cest l ce qui nous montre le mieux ce quest la nature intime de la grce sanctifiante, principe de notre vie intrieure.Il importe dy insister. Cest un des points les plus consolants de notre foi, cest aussi une des vrits de vie qui relve leplus le courage au milieu des difficults de lexistence prsente.

    LA VIE ETERNELLE COMMENCEEPour saisir ce que doit tre la vie intrieure en elle-mme et en ses diffrentes phases, il faut voir dabord non seule-

    ment quelest son principe, mais aussi quel doit tre son plein panouissement.

    1 Ce passage est un de ceux dont lglise nous a donn linterprtation authentique (Concile de Trente, sess. VII, deBapt., can. 2). Il doit sentendre de la rgnration par le baptme dont il affirme la ncessit. Au moins le baptme dedsir, en labsence de lautre, est ncessaire au salut.

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    Or si nous interrogeons sur ce point lvangile, il nous dit que la vie de la grce, donne par le baptme et nourrie parlEucharistie, est comme le germe de la vie ternelle.

    Ds le dbut de son ministre, Notre-Seigneur, dans le Sermon sur la montagne, tel quil est rapport par saint Mat-thieu, dit tous ceux qui lcoutent, et cest le fond du discours : Soyez parfaits comme votre Pre cleste est parfait(Matth., V, 48). Il ne dit pas : soyez parfaits comme des anges, mais comme votre Pre cleste est parfait. Cestdonc quil apporte un principe de vie qui est une participation de la vie mme de Dieu. Au-dessus des divers rgnes de lanature : rgne minral, vgtal, animal, au-dessus du rgne de lhomme et mme au-dessus de lactivit naturelle desanges, cest la vie du rgne de Dieu ; vie dont le plein panouissement sappelle, non pas seulement la vie future dontont parl les meilleurs philosophes avant le Christianisme, mais la vie ternelle, mesure, comme celle de Dieu, non parle temps futur, mais par lunique instant de limmobile ternit.

    La vie future dont parlent les philosophes est naturelle, presque semblable la vie naturelle des anges, tandis que lavie ternelle, dont parle lvangile, est essentiellement surnaturelle autant pour les anges que pour nous ; elle est nonseulement suprahumaine, mais supraanglique, elle est proprement divine. Elle consiste voir Dieu immdiatementcomme Lui-mme Se voit et laimer comme Il Saime. Cest pourquoi Notre-Seigneur peut dire : Soyez parfaitscomme votre Pre cleste est parfait , puisque vous avez reu une participation de Sa vie intime.

    Tandis que lAncien Testament ne parlait gure quen figure de la vie ternelle, symbolise par la terre promise, leNouveau, en particulier lvangile de saint Jean, en parle constamment, et depuis lors il est pour ainsi dire impossible definir un sermon sans dsigner par ces termes la batitude suprme laquelle nous sommes appels.

    Bien plus, si nous demandons lvangile, surtout celui de saint Jean, ce quest la vie de la grce, il nous rpond :Cest la vie ternelle commence.

    Notre-Seigneur dit en effet six reprises dans le quatrime vangile : Celui qui croit en Moi a la vie ternelle (Jean,III, 36 ; v, 24, 39 ; VI, 40, 47, 55); non seulement il laura plus tard sil persvre, mais en un sens il la dj. Celui quimange Ma chair et boit Mon sang a la vie ternelle, et Je le ressusciterai au dernier jour Jean, VI, 55. Que veulent dire

    ces paroles ? Notre-Seigneur les explique plus loin (Jean, VIII, 51-53) : En vrit, en vrit Je vous le dis, quiconquegardera Ma parole (par la pratique des prceptes) ne verra jamais la mort. Stupfaits, les Juifs lui rpliquent : Nousvoyons maintenant quun dmon est en Toi : Abraham est mort, les prophtes aussi, et Toi, Tu dis : Quiconque garderaMa parole ne gotera jamais la mort !... Qui donc prtends-Tu tre ? Cest alors que Jsus leur dit : Avant quAbrahamft, Je suis (Ibid., 58).

    Que veut nous faire entendre Notre-Seigneur lorsque plusieurs reprises il affirme : Celui qui croit en Moi a la vieternelle ? Il veut dire : Celui qui croit en Moi dune foi vive, unie la charit, lamour de Dieu et du prochain, a la vieternelle commence. En dautres termes :Celui qui croit en Moi a en germe une vie surnaturelle qui est identique en sonfond avec la vie ternelle. Le progrs spirituel ne peut tendre en effet vers la vie de lternit que sil en suppose le germeen nous, et un germe de mme nature. Dans lordre naturel, le germe contenu dans le gland ne pourrait pas devenir unchne sil ntait pas de mme nature que lui, sil ne contenait pas ltat latent la mme vie. Le petit enfant ne pourraitpas non plus devenir un homme sil navait pas une me raisonnable, si la raison ne sommeillait pas en lui. Ainsi le chr-tien de la terre ne pourrait pas devenir un bienheureux du ciel sil navait pas reu au baptme la vie divine.

    Et comme on ne peut connatre la nature du germe contenu dans le gland quen la considrant son tat parfait dansle chne, de mme on ne peut connatre la vie de la grce quen la considrant dans son panouissement dernier, dansla gloire qui est sa consommation. Gratia est semen gloriae , dit toute la Tradition.

    Au fond, cest la mme vie surnaturelle, la mme grce sanctifiante et la mme charit, avec deux diffrences. Ici-basnous connaissons surnaturellement et infailliblement Dieu, non dans la clart de la vision, mais dans lobscurit de la foi,et de plus nous esprons Le possder dune faon inamissible, mais, tant que nous sommes sur la terre, nous pouvonsLe perdre par notre faute.

    Malgr ces deux diffrences, relatives la foi et lesprance, cest la mme vie, la mme grce sanctifiante et lamme charit. Notre-Seigneur le dit la Samaritaine : Si scires donum Dei : Si tu savais le don de Dieu, cest toi quiMaurais demand boire... Celui qui boira de leau que Je lui donnerai naura plus soif ; au contraire, leau que Je luidonnerai deviendra en lui une source jaillissante jusqu la vie ternelle (Jean, IV, 10-14). Dans le temple, le dernier jourde la fte des Tabernacles, Jsus debout dit aussi haute voix, non seulement pour des mes privilgies, mais pourtous : Si quelquun a soif, quil vienne Moi et quil boive. Celui qui croit en Moi, des fleuves deau vive couleront de sapoitrine (Jean, VII, 37). Il disait cela, ajoute saint Jean, de lEsprit, que devaient recevoir ceux qui croient en Lui. LeSaint-Esprit est appel fons vivus, fons vitae.

    Jsus dit encore : Si quelquun Maime (la foi seule ne suffit pas), il gardera Ma parole, et Mon Pre laimera, etNous viendrons en lui et Nous ferons en lui Notre demeure (Jean, XIV, 23). Qui viendra ? Non seulement la grce, doncr, mais les Personnes divines : Mon Pre et Moi et aussi le Saint-Esprit promis. La Trinit sainte habite donc ennous, dans lobscurit de la foi, un peu comme elle habite dans lme des saints du ciel qui la voient dcouvert. Celuiqui demeure dans la charit demeure en Dieu, et Dieu en lui (I Jean, IV, 16).

    Cette vie intrieure surnaturelle est trs suprieure au miracle, qui nest quun signe sensible de la parole de Dieu oude la saintet de Ses serviteurs. Mme la rsurrection dun mort, qui restitue surnaturellement au cadavre la vie naturelle,nest pour ainsi dire rien en comparaison de la rsurrection dune me qui se trouvait dans la mort spirituelle du pch etqui reoit la vie essentiellement surnaturelle de la grce.

    Cestvraiment, dans la pnombre de la foi, la vie ternelle commence1.

    1 Cest l une ide chre saint Jean, elle se retrouve aussi dans lApocalypse. Cf. E.-B. Allo, O.P., LApocalypse desaint Jean, Paris, p. 229 : Aussi, dans ces heureux vainqueurs (xv, 2), ne verrons-nous pas exclusivement des martyrs...La comparaison avec la scne analogue de VII, 9-fin, et, plus loin, avec le Millenium du ch. XX, nous fait croire bien pluttquil sagit de toute lglise, militante et triomphante, qui se rvle au Prophte dans son indissoluble unit ; ceux qui vi-

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    Cest ce qui fait dire encore Notre-Seigneur : Le royaume de Dieu ne vient pas de manire frapper les regards.On ne dira point : Il est ici ou l ; car voyez, le royaume de Dieu est au milieu de vous (Luc,XVII, 20). Il est l cach envous, en vos mes, comme le grain de snev, comme le ferment qui fera lever toute la pte, comme le trsor enfouidans un champ, comme la source do provient le fleuve deau vive, qui ne tarit jamais.

    Cest encore ce qui fait dire saint Jean dans sa 1re ptre : Nous savons que nous sommes passs de la mort lavie, si nous aimons nos frres (I Jean, III, 14). Je vous ai crit ces choses, pour que vous sachiez que vous avez la vieternelle, vous qui croyez au nom du Fils de Dieu (I Jean, v, 13). La vie ternelle consiste Vous connatre, Vous leseul vrai Dieu et celui que Vous avez envoy, Jsus-Christ (Jean, XVII, 3).

    Saint Thomas exprime cette, doctrine lorsquil crit : Gratia nihil alid est quam quaedam inchoatio gloriae in nobis(Ia IIae, q. 24. a. 3, ad 2m ; Item, Ia. IIae, q.69, a.2 ; de Veritate, q. 14, a. 2) : La grce nest autre chose quun certain

    commencement de la gloire en nous. Bossuet dit de mme : La vie ternelle commence consiste connatre Dieu par la foi (unie lamour), et la vie

    ternelle consomme consiste voir Dieu face face et dcouvert. Jsus-Christ nous donne lune et lautre parce quIlnous la mrite et quIl en est le principe dans tous les membres quIl anime1.

    Cest ce que la liturgie exprime aussi en disant dans la prface de la messe pour les dfunts : Tuis enim fidelibus,Domine, vita mutatur, non tollitur : Pour vos fidles, Seigneur, la vie nest pas te, mais change et transfigure.

    LE PRIX DE LA VRAIE CONVERSIONOn voit ainsi la grandeur de la conversion qui fait passer lme de ltat de pch mortel ou de dissipation et

    dindiffrence lgard de Dieu ltat de grce, o dj elle aime Dieu plus que soi et par-dessus tout, au moins dunamour destime, sinon encore dun amour vraiment gnreux et victorieux de tout gosme.

    Le premier tat tait un tat de mort spirituelle, o plus ou moins consciemment on ramenait tout soi, o lon voulaitse faire le centre de tout, et o lon devenait de fait esclave de tout, de ses passions, de lesprit du monde et de lesprit du

    mal.Le second tat est un tat de vie, o nous commenons srieusement nous dpasser nous-mmes et ramener

    tout Dieu, aim plus que nous. Cest lentre dans le rgne de Dieu, o lme docile commence rgner avec Lui surses passions, sur lesprit du monde et celui du mal.

    On conoit ds lors que saint Thomas ait crit : Bonum gratiae unius (hominis),majus est, quam bonum naturae to-tius universi (Ia IIae, q. 11,3, a. 9, ad 2) : Le moindre degr de grce sanctifiante dans une me, dans celle par exempledun petit enfant aprs son baptme, vaut plus que le bien naturel de tout lunivers. Cette seule grce vaut plus que tou-tes les natures cres prises ensemble, y compris les natures angliques, car les anges ont eu besoin, non pas de r-demption, mais du don gratuit de la grce pour tendre vers la batitude surnaturelle laquelle Dieu les appelait. SaintAugustin dit que Dieu en crant la nature des anges leur a fait le don de la grce : Simul in eis coudens naturam et lar-giens gratiam, Cit de Dieu, 1. XII, c. 9, et il tient que la justification de limpie est chose plus grande que la cration duciel et de la terre In Joann., tract. 92 in c. XIV, 12,plus grande mme que la cration des natures angliques.

    Saint Thomas ajoute : La justification dun pcheur est proportionnellement plus prcieuse que la glorification dun

    juste, car le don de la grce dpasse plus ltat de limpie, qui tait digne de peine, que le don de la gloire ne dpasseltat du juste, qui, du fait de sa justification, est digne de ce don (Ia II ae, q. 1113, a. 9).Il y a beaucoup plus de distanceentre la nature de lhomme ou mme entre celle de lange le plus lev et la grce quentre la grce et la gloire. La naturecre la plus haute nest nullement le germe de la grce, tandis que celle-ci est bien le germe de la vie ternelle, semengloriae.

    Il se passe donc au confessionnal, au moment de labsolution du pcheur, quelque chose de plus grand proportionnel-lement que lentre dun juste dans la gloire.

    Cest cette doctrine que Pascal exprime en disant dans une des plus belles pages des Penses, qui est sur ce point lersum de lenseignement de saint Augustin et de saint Thomas : La distance infinie des corps aux esprits figure la dis-tance infiniment plus infinie des esprits la charit, car elle est surnaturelle2... Tous les corps, le firmament, les toiles, laterre et ses royaumes, ne valent pas le moindre des esprits ; car il connat tout cela, et soi, et les corps, rien. Tous lescorps ensemble, et tousles esprits ensemble, et toutes leurs productions, ne valent pas le moindre mouvement de cha-rit, cela est dun ordre infiniment plus lev. De tous les corps ensemble, on ne saurait en faire russir une petite pen-se : cela est impossible et dun autre ordre. De tous les corps et esprits, on nen saurait tirer un mouvement de vraiecharit : cela est impossible et dun autre ordre surnaturel Penses, dition E. Havet, p. 269.

    On voit ds lors combien grande fut lerreur de Luther sur la justification, lorsquil voulut lexpliquer, non par linfusionde la grce et de la charit qui remet les pchs, mais seulement par la foi au Christ sans les uvres, sans lamour, oupar la simple imputation extrieure des mrites du Christ, imputation qui couvrait les pchs, sans les effacer, et laissaitainsi le pcheur dans sa souillure et sa corruption. La volont ntait pas ds lors rgnre par lamour surnaturel deDieu et des mes en Dieu. La foi aux mrites du Christ et limputation extrieure de sa justice manifestement ne suffi-sent pas pour que le pcheur soit justifi ou converti, il faut encore quil veuille observer les prceptes, surtout les deuxgrands prceptes de damour de Dieu et du prochain : Si quelquun Maime, il gardera Ma parole, et Mon Pre laimera,

    vent ici-bas de la grce sont dj, en leur vie intrieure, transports au ciel, concitoyens des bienheureux qui sont dans lagloire (Phil., III, 20). Dj ils peuvent faire vibrer les harpes divines. Cf. idid., p. 286, sur xx, 4 : ... Cest le rgne indivis

    de lglise militante et triomphante une des ides matresses de lApocalypse. 1 Mditations sur lvangile, IIe P., 37ejour, in Joannem XVII, 3.2 En ralit il y a plus de distance entre toute nature cre, mme anglique, et la vie intime de Dieu, dont la charit estune participation, quentre les corps et les esprits crs. Toutes les cratures, mme les plus leves, sont une dis-tance infinie de Dieu et, en ce sens, elles sont galement infinies.

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    et Nous viendrons et Nous ferons en lui Notre demeure (Jean, XIV, 23). Celui qui demeure dans la charit demeure enDieu, et Dieu en lui (I Jean, IV, 16).

    Nous sommes ici dans un ordre trs suprieur lhonntet naturelle, et celle-ci ne peut tre pleinement ralise sansla grce, ncessaire lhomme dchu pour aimer efficacement et plus que soi le Souverain Bien, Dieu, auteur de notrenature(Ia IIae, q. 109, a. 3 et 4). Notre raison par ses seules forces conoit bien que nous devons aimer ainsi lAuteur denotre nature, mais notre volont dans ltat de dchance ne peut y parvenir, plus forte raison ne peut-elle pas par sesseules forces naturelles aimerDieu, Auteur de la grce, puisque cet amour est dordre essentiellement surnaturel, autantpour lange que pour nous. Nous voyons ds lors quelle est llvation de la vie surnaturelle que nous avons reue aubaptme, et ce que doit tre par suite notre vie intrieure.

    Cette vie ternelle commence constitue tout un organisme spirituel, qui doit se dvelopper jusqu notre entre au

    ciel. La grce sanctifiante, reue dans lessence de lme, est le principe radical de cet organisme imprissable, qui de-vrait durer toujours, si le pch mortel, qui est un dsordre radical, ne venait parfois le dtruire(Ia IIae, q. 87, a. 3). De lagrce sanctifiante, germe de la gloire, drivent les vertus infuses, dabord les vertus thologales, dont la plus haute, lacharit, doit, comme la grce sanctifiante, durer toujours. La charit ne passera jamais, dit saint Paul... Maintenant cestrois choses demeurent : la foi, lesprance, la charit ; mais la plus grande des trois cest la charit (I Cor., XIII, 8, 13).Elle durera toujours, ternellement, lorsque la foi aura disparu pour faire place la vision, et lorsque lesprance succ-dera la possession inamissible de Dieu clairement connu.

    Lorganisme spirituel se complte par les vertus morales infuses, qui portent sur les moyens, tandis que les vertusthologales regardent la fin dernire. Ce sont comme autant de fonctions admirablement subordonnes, infiniment sup-rieures celles de notre organisme corporel. On les appelle : prudence chrtienne, justice, force, temprance, humilit,douceur, patience, magnanimit, etc.

    Enfin pour remdier limperfection de ces vertus qui, sous la direction de la foi obscure et de la prudence, gardentune manire encore trop humaine dagir, il y a les sept dons du Saint-Esprit, qui habite en nous. Ils sont comme des voi-

    les sur la barque et nous disposent recevoir docilement et promptement le souffle den haut, les inspirations spcialesde Dieu, qui nous permettent dagir dune manire non plus humaine, mais divine, avec llan quil faut avoir pour courirdans la voie de Dieu et ne pas reculer devant les obstacles.

    Toutes ces vertus infuses et ces dons grandissent avec la grce sanctifiante et la charit, dit saint Thomas (Ia IIae, q.66, a. 2), comme les cinq doigts de la main se dveloppent ensemble, comme tous les organes de notre corps augmen-tent en mme temps. De la sorte on ne conoit pas quune me ait une haute charit sans avoir le don de sagesse undegr proportionn, soit sous une forme nettement contemplative, soit sous une forme pratique plus directement ordon-ne laction. La sagesse dun saint Vincent de Paul nest pas absolument semblable celle dun saint Augustin, maislune et lautre est infuse.

    Tout lorganisme spirituel se dveloppe donc en mme temps, quoique sous des formes varies. Et de ce point devue, comme la contemplation infuse des mystres de la foi est un acte des dons du Saint-Esprit, qui dispose normale-ment la vision batifique, ne faut-il pas dire quelle est dans la voie normale de la saintet ? Il suffit ici de toucher laquestion, sans y insister davantage1.

    Pour mieux voir le prix de cette vie ternelle commence, il faut entrevoir ce que sera son plein panouissement auciel et combien il dpasse ce quet t notre batitude et notre rcompense si nous avions t cre dans un tat pure-ment naturel.

    Si nous avions t crs en ltat de pure nature, avec une me spirituelle et immortelle, mais sans la vie de la grce,mme alors notre intelligence et t faite pour la connaissance du vrai et notre volont pour lamour du bien. Nous au-rions eu pour fin de connatre Dieu, Souverain Bien, Auteur de notre nature, et de Laimer par-dessus tout. Mais nous neLaurions connu que par le reflet de Ses perfections dans Ses cratures, comme les grands philosophes paens Lontconnu, dune faon pourtant plus certaine et sans mlange derreurs. Il et t pour nous la Cause premire etlIntelligence suprme qui a ordonn toutes choses.

    Nous Laurions aim comme lAuteur de notre nature dun amour dinfrieur suprieur, qui net pas t une amiti,mais plutt un sentiment fait dadmiration, de respect, de reconnaissance, sans cette douce et simple familiarit qui estau cur des enfants de Dieu. Nous aurions t Ses serviteurs, mais non pas Ses enfants.

    Cette fin dernire naturelle est dj trs haute. Elle ne saurait produire la satit, pas plus que notre il ne se lassede voir lazur du ciel. De plus, cest une fin spirituelle qui, la diffrence des biens matriels, peut tre possd par touset chacun, sans que la possession de lun nuise celle de lautre et engendre la jalousie ou la division.

    Mais cette connaissance abstraite et mdiate de Dieu et laiss subsister bien des obscurits, en particulier sur laconciliation intime des perfections divines. Nous en serions toujours rests peler et numrer ces perfections abso-lues, et toujours nous nous serions demand comment se peuvent concilier intimement la toute-puissante bont et lapermission divine du mal, dun mal parfois si grand quil dconcerte notre raison, comment aussi peuvent saccorder inti-mement linfinie misricorde et linfinie justice.

    Dans cette batitude naturelle, nous naurions pu nous empcher de dire : Si pourtant je pouvais Le voir ce Dieu,source de toute vrit et de toute bont, Le voir immdiatement comme Il se voit !

    Ce que ni la raison la plus puissante, ni lintelligence naturelle des anges ne peuvent dcouvrir, la Rvlation divinenous la fait connatre. Elle nous dit que notre fin dernire est essentiellement surnaturelle et quelle consiste voir Dieuimmdiatement face lace et tel quIl est, sicuti est (I Cor., XIII, 12 ; I Jean, III, 2). Dieu nous a prdestins devenirconformes limage de Son Fils unique, pour que celui-ci soit le premier-n entre plusieurs frres (Rom., VIII, 29).Lil de lhomme na pas vu, loreille na pas entendu, son cur ne peut dsirer les choses que Dieu prpare ceux quiLaiment (I Cor., II, 9).

    1 Nous lavons longuement traite ailleurs : Perfection chrtienne et contemplation, t. II, p. 430-462.

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    Nous sommes appels voir Dieu, non pas seulement dans le miroir des cratures, si parfaites soient-elles, mais Le voirimmdiatement, sans lintermdiaire daucune crature, et mme sans lintermdiaire daucune ide cre(Ia, q.12, a. 2), car celle-ci, si parfaite quon la suppose, ne pourrait reprsenter tel quIl est en Soi Celui qui est la Pensemme et le Vrai infini, un pur clair intellectuel ternellement subsistant, et la vive flamme de lAmour sans mesure.

    Nous sommes appels voir toutes les perfections divines concentres et intimement unies dans leur source com-mune : la Dit, voir comment la Misricorde la plus tendre et la Justice la plus inflexible procdent dun mme Amourinfiniment gnreux et infiniment saint, comment cet Amour, mme en Son bon plaisir le plus libre, sidentifie avec la pureSagesse, comment il ny a rien en Lui qui ne soit sage, et rien dans la Sagesse qui ne se convertisse en Amour. Noussommes appels contempler lminente simplicit de Dieu, puret et saintet absolues, voir linfinie fcondit de lanature divine spanouissant en trois Personnes, contempler lternelle gnration du Verbe, splendeur du Pre et fi-

    gure de Sa substance , voir lineffable spiration du Saint-Esprit, terme de lamour commun du Pre et du Fils, qui Lesunit dans la plus absolue diffusion deux-mmes. Le Bien est naturellement diffusif de soi, et plus il est dordre lev, plusil se donne intimement et abondamment( Cf. saint Thomas, C. Gentes, 1. IV, c. XI).

    Nul ne peut dire la joie et lamour que produira en nous cette vision, amour de Dieu si pur et si fort que rien ne pourraplus le dtruire ni lamoindrir en quoi que ce soit.

    Si donc nous voulons connatre le prix de la grce sanctifiante, et celui de la vraie vie intrieure, il faut nous direquelle est la vie ternelle commence, malgr les deux diffrences qui tiennent la foi et lesprance. Nous ne con-naissons Dieu ici-bas que dans lobscurit de la foi, et, tout en esprant Le possder, nous pouvons Le perdre, mais,malgr ces deux diffrences, cest la mme vie en son fond, la mme grce sanctifiante et la mme charit, qui doiventdurer ternellement.

    Telle est la vrit fondamentale de la spiritualit chrtienne. Il sensuit que notre vie intrieure doit tre une viedhumilit, en se rappelant toujours que son principe, la grce sanctifiante, est un don gratuit, et quil faut toujours unegrce actuelle pour le moindre acte salutaire, pour faire le moindre pas en avant dans la voie du salut. Elle doit tre aussi

    une vie de mortification, comme le demande saint Paul : Semper mortificationem Jesu in corpore nostro circumferentes,ut et vita Jesu manifestetur in corporibus nostris (II Cor., IV, 10) ; cest--dire que nous devons de plus en plus mourir aupch et ses suites qui restent en nous, pour que Dieu rgne profondment en nous, jusquau fond de lme. Mais no-tre vie intrieure doit tre surtout une vie de foi, desprance, de charit, dunion Dieupar la prire incessante ; elle estsurtout la vie des trois vertus thologales et des dons du Saint-Esprit qui les accompagnent, dons de sagesse,dintelligence, de science, de pit, de conseil, de force et de crainte de Dieu. Nous pntrerons ainsi et savourerons deplus en plus les mystres de la foi. Cest dire que toute notre vie intrieure tend vers la contemplation surnaturelle desmystres de la Vie intime de Dieu et de lIncarnation rdemptrice, elle tend surtout vers une union Dieu toujours plus in-time, prlude de lunion toujours actuelle et inamissible, qui sera la vie ternelle consomme.

    LES TROIS TIGES DE LA VIE SPIRITUELLESi telle est la vie de la grce et la constitution de lorganisme spirituel des vertus infuses et des dons, il nest pas ton-

    nant quon ait souvent compar le dveloppement de la vie intrieure aux trois ges de la vie corporelle : lenfance,

    ladolescence et lge adulte. Saint Thomas (IIa IIae, q. 24, a. 9) a indiqu lui-mme cette comparaison. Il y a l une ana-logie qui vaut la peine dtre suivie, en observant surtout la transition dune priode lautre.

    On admet gnralement que lenfance dure jusqu lpoque de la pubert vers quatorze ans, bien que la premireenfance cesse lveil de la raison, vers sept ans.

    Ladolescence va de quatorze vingt ans. Vient ensuite lge adulte, o lon distingue la priode qui prcde la pleinematurit, et celle qui, partir de trente-cinq ans environ, la suit, avant le dclin de la vieillesse.

    La mentalit change avec les transformations de lorganisme ; lactivit de lenfant nest pas, a-t-on dit, celle dunhomme en miniature, ou dun adulte fatigu : llment qui domine en elle n'est pas le mme. L enfant ne discerne pasencore, norganise pas rationnellement, mais il suit surtout limagination et les impulsions de la sensibilit ; et mme lors-que sa raison commence sveiller, elle reste extrmement dpendante des sens ; un enfant nous demanda un jour :Quest-ce que vous enseignez cette anne ? Le trait de lhomme. De quel homme ? Son intelligence narrivaitpas encore la conception abstraite et universelle de lhomme comme homme.

    Or ce qui est remarquer, pour le sujet qui nous occupe, cest surtout la transition de lenfance ladolescence, etcelle de ladolescence lge adulte.

    Au sortir de lenfance, vers lge de quatorze ans, lpoque de la pubert, il y a une transformation non seulementorganique, mais psychologique, intellectuelle et morale. Ladolescent ne se contente plus de suivre son imaginationcomme lenfant ; il commence rflchir aux choses de la vie humaine, la ncessit de se prparer exercer tel mtierou telle fonction ; il na plus la manire enfantine de juger des choses de la famille, de la socit, de la religion ; sa per-sonnalit morale commence se former avec le sens de lhonneur, de la bonne rputation. Ou, au contraire, en traver-sant mal cette priode appele lge ingrat, il se dprave et commence mal tourner. Cest une loi : il faut sortir delenfance en se dveloppant normalement ; autrement, ou bien lon prend une mauvaise direction, ou bien lon reste unarrir ou un anormal instable, peut-tre mme un nain. Qui navance pas, recule.

    Cest ici que lanalogie devient clairante pour la vie spirituelle : nous verrons que le commenant qui ne devient pas,comme il le faudrait, un progressant, tourne mal ou reste une me attarde, attidie et comme un nain spirituel. Ici aussi : Qui navance pas, recule , comme lont dit souvent les Pres de lglise.

    Poursuivons lanalogie. Si la crise de la pubert la fois physique et morale est un moment difficile passer, il en estde mme dune autre crise quon peut appeler celle de la premire libert, qui introduit ladolescent dans lge adulte versvingt ans. Le jeune homme, qui physiquement est alors tout fait form, doit commencer prendre sa place dans la viesociale : il fait le service militaire, bientt il sera temps pour lui de se marier et de devenir son tour un ducateur, moins quil nait reu de Dieu une vocation plus haute. Plusieurs traversent mal cette crise de la premire libert, et,

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    comme le prodigue, en sloignant de la maison paternelle, confondent la libert avec la licence. Ici encore la loi est desortir de ladolescence pour passer lge adulte, en se dveloppant normalement ; autrement on sengage dans unefausse voie, ou lon reste un arrir, de ceux dont on dit : il sera un enfant toute sa vie.

    Le vritable adulte nest pas seulement un grand adolescent ; il a une mentalit nouvelle ; il est proccup de ques-tions plus gnrales auxquelles ladolescent ne sintresse pas encore ; il comprend lge infrieur, mais il nest pas com-pris par lui ; la conversation sur certains sujets nest pas possible ou serait trs superficielle.

    Il y a quelque chose de semblable, dans la vie spirituelle, entre le progressant et le parfait. Le parfait doit comprendreles ges quil a traverss lui-mme, mais il ne peut demander dtre pleinement compris par ceux qui sy trouvent encore.

    Ce que nous voulons surtout noter ici, cest que, de mme quil y a une crise plus ou moins manifeste et plus ou moinsbien supporte pour passer de lenfance ladolescence, celle de la pubert, dordre la fois physique et psychologique,

    il y a une crise analogue pour passer de la vie purgative des commenants la vie illuminative des progressants. Cettecrise a t dcrite par plusieurs grands spirituels, notamment par Tauler1, surtout par saint Jean de la Croix sous le nomdepurification passive des sens2, par le P. Lallemant, S.J.3, et plusieurs autres sous le nom de seconde conversion.

    De mme encore que ladolescent, pour arriver comme il faut lge adulte, doit bien traverser lautre crise de la pre-mire libert et ne pas abuser de celle-ci ds quil nest plus sous les yeux de ses parents, ainsi, pour passer de la vie il-luminative des progressants la vritable vie dunion, il y a une autre crise spirituelle, mentionne par Tauler4, dcrite parsaint Jean de la Croix sous le nom depurification passive de lesprit5, et qui mrite dtre appele une troisime conver-sion, ou mieux une transformation de lme.

    Cest saint Jean de da Croix qui a le mieux not ces deux crises la transition dun ge lautre. On voit quelles r-pondent la nature de lme humaine ( ses deux parties : sensitive et spirituelle), elles rpondent aussi la nature de lasemence divine, la grce sanctifiante, germe de la vie ternelle, qui doit de plus en plus vivifier toutes nos facults etinspirer tous nos actes, jusqu ce que le fond de lme soit purifi de tout gosme et soit vritablement tout Dieu.

    Saint Jean de la Croix, sans doute, dcrit le progrs spirituel tel quil apparat surtout chez les contemplatifs et chez

    les plus gnreux dentre eux, pour arriver le plus directement possible lunion Dieu. Il montre ainsi dans toute leurlvation quelles sont les lois suprieures de la vie de la grce. Mais ces lois sappliquent aussi dune faon attnue,chez bien dautres mes, qui narrivent pas une si haute perfection, mais qui pourtant avancent gnreusement, sansrevenir en arrire.

    Dans les chapitres qui suivent, nous voudrions prcisment montrer que, selon lenseignement traditionnel, il doit yavoir dans la vie spirituelle des commenants, au bout dun certain temps, une deuxime conversion, semblable ladeuxime conversion des Aptres la fin de la Passion du Sauveur, et que, plus tard, avant dentrer dans la vie duniondes parfaits, il doit y avoir comme une troisime conversion ou transformation de lme, semblable celle qui se produisitchez les Aptres le jour de la Pentecte.

    Cette diffrence des trois ges de la vie spirituelle nest pas, on le voit, sans importance. On sen rend compte particu-lirement dans la direction. Tel vieux directeur arriv lge des parfaits peut navoir lu que trs peu les auteurs mysti-ques, et cependant il rpond gnralement bien et de faon immdiatement applicable des questions dlicates en ma-tire fort leve, et il y rpond dans les termes de lvangile, par telle ou telle parole de lvangile du jour, sans avoir

    mme lair de se douter de llvation de ses rponses. Tandis que tel jeune prtre, qui a beaucoup lu les auteurs mysti-ques, mais qui en est peut-tre encore lui-mme lge des commenants, ne semble avoir des choses de la vie spiri-tuelle quune connaissance livresque et pour ainsi dire verbale.

    La question qui nous occupe est donc au plus haut point une question de vie. Il importe de la considrer du point devue traditionnel ; on voit alors tout le sens et la porte de ladage des Pres : Dans la voie de Dieu, qui navance pasrecule , et lon voit aussi que notre vie intrieure dici-bas doit arriver tre comme le prlude normal de la vision batifi-que. En ce sens profond elle est, comme nous lavons dit, la vie ternelle commence, inchoatio vitae aeternae . (IIa

    IIae, q. 24, a. 3, ad 2. IIa IIae, q. 69, a. 2). En vrit, en vrit je vous le dis, celui qui croit en Moi a la vie ternelle, quicredit in me habet vitam aeternam, et Je le ressusciterai au dernier jour (Jean, VI, 47-55).

    CHAPITRE II

    LA SECONDE CONVERSION - ENTREE DANS LA VOIE ILLUMINATIVE

    Convertimini ad me, ait Dominus, et salvi eritis. Convertissez-vous, dit le Seigneur, et vous serez sauvs. (Isae, XLV, 22.)

    Nous avons vu que la vie de la grce ds ici-bas est la vie ternelle commence, le germe de la gloire, semen glo-riae , et quil y a sur terre trois ges de la vie spirituelle, comparables lenfance, ladolescence et lge adulte. Nousavons aussi not que, comme il y a, quatorze ans environ, une crise pour passer de la seconde enfance ladolescence, et une autre vers vingt ans pour entrer dans lge pleinement adulte, il y a deux crises analogues dans lavie spirituelle, lune qui marque la transition la voie illuminative des progressants, et lautre qui prpare lentre dans lavoie unitive des parfaits.

    1 IISermon de Carme, et Sermon pour le lundi avant le Dimanche des Rameaux. 2 Nuit obscure, T. I, ch. 9 et 10.3 Doctrine spirituelle, IIePrincipe, section II, ch. 6, a.2.4 Sermon pour le lundi avant les Rameaux.5 Nuit obscure, T. II, ch. 1 13.

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    La premire de ces crises a t appele quelquefois une seconde conversion. Cest delle que nous devons parlermaintenant.

    La liturgie, surtout certains jours, comme pendant lAvent et tout le Carme, parle priodiquement de la ncessit dese convertir, mme ceux qui vivent dj chrtiennement, mais dune manire encore trop imparfaite.

    Les auteurs spirituels ont aussi assez souvent parl de la seconde conversion, ncessaire chez le chrtien qui, aprsavoir dj srieusement pens son salut et fait effort pour marcher dans la voie de Dieu, commence retomber selon lapente de sa nature dans une certaine tideur et fait penser une plante qui a t greffe et qui tend revenir ltatsauvage. Certains auteurs spirituels ont particulirement insist sur la ncessit de cette seconde conversion, ncessitquils avaient connue par exprience, comme le Bx Henri Suso, Tauler. Saint Jean de la Croix a mme montr profond-ment que lentre dans la voie illuminative est marque par une purification passive des sens, qui est une seconde con-

    version, et lentre dans la voie unitive, par une purification passive de lesprit, qui est une conversion plus profonde en-core de toute lme en ce quelle a de plus intime. Parmi les spirituels de la Compagnie de Jsus, le P. Lallemant, dansson beau livre La Doctrine Spirituelle, a crit aussi : Il arrive dordinaire deux conversions la plupart des saints et auxreligieux qui se rendent parfaits : lune par laquelle ils se dvouent au service de Dieu, lautre par laquelle ils se donnententirement la perfection. Cela se remarqua dans les Aptres, quand Notre-Seigneur les appela, puis quand il leur en-voya le Saint-Esprit, de mme en sainte Thrse, en son confesseur le P. Alvarez, et en plusieurs autres. Cette secondeconversion narrive pas tous les religieux, et cest par leur ngligence 1.

    Cette question est dun grand intrt pour toute me intrieure. Parmi les saints qui en ont le mieux parl avant saintJean de la Croix et qui ont ainsi prpar son enseignement, il faut compter sainte Catherine de Sienne. Elle touche ce su-jet plusieurs reprises dans son Dialogue et dans ses Lettres dune faon trs raliste et trs pratique qui souligne duntrait de lumire lenseignement communment reu dans lglise2.

    En suivant ce quelle a crit, nous parlerons dabord de cette seconde conversion chez les Aptres, puis de ce quelledoit tre en nous : quels dfauts la rendent ncessaire, quels grands motifs doivent linspirer, enfin quels fruits elle doit

    porter.

    LA SECONDE CONVERSION DES APOTRESSainte Catherine de Sienne parle explicitement de la seconde conversion des Aptres dans son Dialogue, au ch. 633.Leur premire conversion avait eu lieu, lorsque Jsus les avait appels en leur disant : Je ferai de vous des p-

    cheurs dhommes. Ils suivirent Notre-Seigneur, coutrent avec une vive admiration Son enseignement, virent Ses mi-racles, prirent part Son ministre. Trois dentre eux Le virent transfigur sur le Thabor. Tous assistrent linstitution delEucharistie, ils furent alors ordonns prtres et communirent. Mais lorsque lheure de la Passion, pourtant souvent pr-dite par Jsus, arriva, les Aptres abandonnrent leur Matre. Pierre mme, qui Laimait cependant beaucoup, sgarajusqu Le renier trois fois. Notre-Seigneur avait dit Pierre aprs la Cne, ce qui rappelle le prologue du livre de Job :Simon, Simon, voici que Satan vous a rclams pour vous cribler comme le froment, ut vos cribraret sicut triticum ; maisJai pri pour toi, afin que ta foi ne dfaille point, et toi quand tu seras converti, et tu aliquando conversus, affermis tes fr-res. Seigneur, lui dit Pierre, je suis prt aller avec Vous en prison et la mort. Et Jsus lui dit : Pierre, Je te le

    dis, le coq ne chantera pas aujourdhui que tu naies ni trois fois de Me connatre (Luc, XXII, 31-34).De fait, Pierre tomba, et renia son Matre mme en jurant quil ne Le connaissait pas.Quand commena sa seconde conversion ? Sitt aprs son triple reniement, comme il est rapport en saint Luc, XXII,

    61 : Au mme instant, comme il parlait encore, le coq chanta. Le Seigneur, stant retourn, regarda Pierre. Et Pierre sesouvintde la parole que le Seigneur lui avait dite : Avant que le coq chante aujourdhui, tu me renieras trois fois. Et tantsorti, il pleura amrement. Sous le regard de Jsus et la grce qui laccompagna, ce repentir de Pierre dut tre bien pro-fond et comme le principe dune vie nouvelle.

    Au sujet de cette seconde conversion de Pierre, il faut se rappeler ce que dit saint Thomas, IIIa, q. 89, a. 2 : Mmeaprs une faute grave, si lme a un repentir vraiment fervent et proportionn au degr de grce perdu, elle recouvre cedegr de grce ; elle peut mme revivre un degr suprieur, si elle a une contrition plus fervente encore. Elle nest doncpas oblige de recommencer son ascension au dbut, mais elle la continue en la reprenant au point o elle tait arrivequand elle est tombe4.

    1La Doctrine Spirituelle, IIe Principe, section II, ch. 6, a. 2.2 Il ne sagit pas ici dune rvlation prive portant sur quelque fait contingent futur ou sur quelque vrit nouvelle, cestune contemplation plus pntrante de ce qui est dj dit dans lvangile. Cest la ralisation de la parole de Jsus : LeSaint-Esprit vous enseignera et vous remettra en mmoire tout ce que Je vous ai dit (Jean, XIV, 26).3 Souvent dans ce Dialogue il est aussi question videmment de la premire conversion, par laquelle lme passe deltat de dissipation ou dindiffrence ltat de grce, et plusieurs reprises le Seigneur y dit : Que nul ne soit assezfou pour remettre sa conversion au dernier instant de sa vie, car il nestpas sr que, raison de son obstination, Je ne luifasse entendre le langage de Ma divine justice... Personne ne doit donc tant diffrer ; et cependant, si, par sa faute, on aperdu la grce, on ne doit pas laisser, jusqu la fin, desprer dtre baptis dans le sang ( Dialogue, ch. 75, trad. Hur-taud). Mais il est nettement question aussi dans ce Dialogue de la seconde conversion, qui fait passer lme de ltat im-parfait la rsolution profonde de tendre rellement et gnreusement dsormais la perfection chrtienne.4 Lenseignement de saint Thomas est fort clair : Contingit intensionem motus poenitentis quandoque proportionatam

    esse majori gratiae, quam fuerit illa, a qua ceciderat per peccatum, quandoque aequali, quandoque vero minori. Etideopoenitens quandoque resurgit in majori gratia, quam prius habuerat, quandoque autem in aequali, quandoque etiam inminori (IIIae, q. 89, a. 2). Plusieurs thologiens modernes pensent quon peut recouvrer un haut degr de grce perdumme par une attrition tout juste suffisante. Saint Thomas et les anciens thologiens ne ladmettent pas. Et nous voyonsquanalogiquement la suite dune indlicatesse notable une bonne amiti entre deux hommes ne revit au degr o elle

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    Celui qui trbuche mi-cte et se relve aussitt, continue la monte.Tout porte penser que Pierre, par la ferveur de son repentir, non seulement recouvra le degr de grce quil avait

    perdu, mais fut lev un degr de vie surnaturelle suprieur. Le Seigneur avait permis cette chute pour quil ft guri desa prsomption, devint plus humble, et mit sa confiance non plus en soi-mme mais en Dieu.

    Il est dit dans le Dialogue de sainte Catherine de Sienne, ch. 63 : Pierre se retira dans le silence pour y pleurer,aprs avoir commis la faute de renier Mon Fils. Sa douleur tait cependant encore imparfaite, et elle le demeura quarantejours durant, jusque aprs lAscension. (Elle demeura imparfaite malgr les apparitions du Sauveur.) Mais quand Ma V-rit fut retourne vers Moi selon son humanit, Pierre et les autres disciples se retirrent dans leur maison, pour attendrelavnement de lEsprit-Saint, que Ma Vrit leur avait promis. Ils sy tenaient enferms, comme retenus par la crainte,parce que leur me ntait pas parvenue lamour parfait. Ils ne furent vraiment transforms qu la Pentecte.

    Il y eut pourtant l, pour Pierre et pour les Aptres, avant la fin de la Passion du Sauveur, une seconde conversionmanifeste, qui se confirma les jours suivants. Aprs sa rsurrection, Notre-Seigneur leur apparut plusieurs reprises, Illes claira, comme Il donna aux disciples dEmmas lintelligence des critures, et spcialement Il fit rparer Pierre sontriple reniement, aprs la pche miraculeuse, par un triple acte damour.

    Comme le rapporte saint Jean, XXI, 15, Jsus dit Simon Pierre : Simon, fils de Jean, Maimes-tu plus que ceux-ci ?Il lui rpondit : Oui, Seigneur, Vous savez que je Vous aime. Jsus lui dit : Pais Mes agneaux. Il lui dit une seconde fois :Simon, fils de Jean, Maimes-tu ? Pierre lui rpondit : Oui, Seigneur, Vous savez bien que je Vous aime. Jsus lui dit :Pais Mes agneaux. Il lui demanda pour la troisime fois : Simon, fils de Jean, Maimes-tu ? Pierre fut attrist de ce quIl luidemandait pour la troisime fois : Maimes-tu ? et il lui rpondit : Seigneur, vous connaissez toutes choses, vous savezque je Vous aime. Jsus lui dit : Pais Mes brebis. Puis Il lui annona en termes voils son martyre : Lorsque tu serasvieux, tu tendras tes mains et un autre te ceindra et te mnera o tu ne voudras point.

    Le triple reniement tait rpar par ce triple acte damour. Ctait laffermissement de la seconde conversion de Pierreet une certaine confirmation en grce avant la transformation de la Pentecte.

    Il y avait eu aussi pour saint Jean quelque chose de spcial juste avant la mort de Jsus. Jean, comme les autresAptres, avait abandonn Notre-Seigneur quand Judas arriva avec des hommes arms, mais, par une grce invisible trsforte et trs douce, Jsus attira le disciple bien-aim au pied de Sa croix, et la seconde conversion de Jean eut lieu lors-quil entendit les sept dernires paroles du Sauveur qui expirait.

    CE QUE DOIT ETRE NOTRE SECONDE CONVERSION. LES DEFAUTS QUI LA RENDENT NECESSAIRE.Sainte Catherine montre dans son Dialogue, ch. 60 et 63, que ce qui sest pass chez les Aptres, nos modles im-

    mdiatement forme par Notre-Seigneur, doit se reproduire dune certaine manire en nous. Et mme il faut dire que siles Aptres ont eu besoin dune seconde conversion, plus forte raison en avons-nous besoin nous-mmes. La Sainteinsiste particulirement sur les dfauts qui rendent ncessaire cette seconde conversion, surtout sur lamour-propre. Ilsubsiste des degrs divers dans les mes imparfaites, malgr ltat de grce, et il est la source dune multitude de p-chs vniels, de dfauts habituels, qui deviennent comme des traits du caractre et qui rendent ncessaire une vraie pu-rification de lme, mme chez ceux qui dune certaine manire ont t sur le Thabor, ou qui ont souvent particip au

    banquet eucharistique, comme les Aptres la Cne.Dans son Dialogue, ch. 60, sainte Catherine de Sienne parle de cet amour-propre en dcrivant lamour mercenaire

    des imparfaits, qui, sans y prendre garde, servent Dieu par intrt, par attachement aux consolations soit temporelles soitspirituelles, et qui, lorsquils en sont privs, versent des larmes de tendresse sur eux-mmes,Dialogue, ch. 89.

    Cest un mlange en soi trange1, mais de fait trs frquent en nous, dun amour de Dieu, qui a sa sincrit, et dunamour dsordonn de soi-mme. On aime sans doute Dieu dun amour destime plus que soi, sans quoi on ne serait pasen tat de grce, on aurait perdu la charit, mais on saime encore soi-mme dune faon drgle. On nest pas assezarriv saimer saintement soi-mme pour Dieu et en Lui. Cet tat dme nest ni blanc, ni noir ; ce sont des grisailles, oil y a pourtant plus de blanc que de noir. On monte, mais il y a encore quelque tendance redescendre.

    On lit en ce chapitre 60 du Dialogue cest le Seigneur qui parle : Parmi ceux qui sont devenus Mes serviteurs deconfiance, il en est qui Me servent avec foi, sans crainte servile : ce nest pas la seule crainte du chtiment, cest lamourqui les attache Mon service (ainsi Pierre avant la Passion). Mais cet amour ne laisse pas dtre imparfait, parce que cequils cherchent dans ce service (au moins pour une bonne part encore), cest leur propre utilit, cest leur satisfaction oule plaisir quils trouvent en Moi. La mme imperfection se rencontre aussi dans lamour quils ont pour leur prochain. Etsais-tu ce qui dmontre limperfection de leur amour ? Ds quils sont privs des consolations quils trouvaient en Moi, cetamour ne leur suffit plus et ne peut plus se soutenir. Il languit et souvent il va se refroidissant de plus en plus vis--vis deMoi, quand, pour les exercer dans la vertu et les arracher leur imperfection, Je leur retire ces consolations spirituelles etleur envoie des luttes et des contrarits. Je nen agis ainsi pourtant que pour les amener la perfection, pour leur ap-prendre se bien connatre, prendre conscience quils ne sont rien et que deux-mmes ils ne possdent aucunegrce2.

    existait dabord que sil y a, non seulement un sincre regret, mais un regret proportionn la faute commise et la pro-fondeur de lamiti qui existait avant cette faute.1Chez lange selon saint Thomas, ce mlange nest pas possible, car ils ne peuvent pcher vniellement. Ils sont trssaints ou trs pervers. Ou bien ils aiment Dieu parfaitement, ou bien ils se dtournent de Lui par un pch mortel irrmis-

    sible. Cela vient de la vigueur de leur intelligence, qui sengage fond dans la voie o elle entre Ia IIae, q. 89, a. 4.2 Cest la connaissance quasi exprimentale de la distinction de la nature et de la grce, connaissance toute diffrente decelle que donne la thologie spculative. On apprend aisment dune faon abstraite cette distinction des deux ordres,mais la voir pour ainsi dire concrtement et dune manire presque continuelle, cela suppose un grand esprit de foi, qui, ce degr, nexiste gure que chezles saints.

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    Ladversit doit avoir pour effet de les porter chercher un refuge en Moi, Me reconnatre comme leur bienfaiteur, sattacher Moi seulpar une humilit vraie...

    Sils ne reconnaissent pas leur imperfection, avec le dsir de devenir parfaits, il est impossible quils ne retournentpas en arrire. Cest ce quont dit souvent les Pres : Dans la voie de Dieu, qui navance pas recule. Comme lenfantqui ne grandit pas, ne reste pas un enfant, mais devient un nain, le commenant qui nentre pas quand il le faudrait dansla voie des progressants ne reste pas un commenant, mais devient une me attarde. Il semble, hlas ! que la grandemajorit des mes se trouve, non pas dans une des trois catgories des commenants, des progressants et des parfaits,mais dans celle des attards ? O sommes-nous personnellement ? C 'est souvent bien mystrieux, et ce serait unevaine curiosit de rechercher quel point de lascension nous sommes parvenus ; mais encore faut-il ne pas se tromperde route, et ne pas prendre par mgarde celle qui redescend.

    Il importe donc de dpasser lamour qui reste mercenaire, et qui le reste parfois son insu. Dans ce mme chapitre60, il est dit : Cest de cet amour imparfait que saint Pierre aimait le bon et doux Jsus, Mon Fils unique, lorsquil prou-vait si dlicieusement la douceur de son intimit (sur le Thabor). Mais ds que vint le temps de la tribulation, tout son cou-rage labandonna. Non seulement il neut pas la force de souffrir pour Lui, mais la premire menace la peur la plus ser-vile eut raison de sa fidlit et il Le renia en jurant quil ne Lavait jamais connu.

    Sainte Catherine de Sienne, au chapitre 63 de ce mme Dialogue, montre que lme imparfaite, qui aime le Seigneurdun amour encore mercenaire doit faire ce que fit Pierre aprs le reniement. Il nest pas rare que la Providence permetteaussi pour nous ce moment quelque faute bien visible pour nous humilier et nous obliger rentrer en nous-mmes.

    Alors, dit le Seigneur(ibidem), aprs avoir reconnu la gravit de sa faute et en tre sortie, lme commence pleu-rer, par crainte du chtiment ; puis elle slve la considration de Ma misricorde, o elle trouve satisfaction et avan-tage. Mais elle est, dis-je, toujours imparfaite et, pour lamener la perfection... Je me retire delle, non par grce, maispar le sentiment1... Ce nest pas Ma grce que Je lui enlve, mais la jouissance quelle en prouvait... pour lexercer Mechercher Moi-mme en toute vrit... avec dsintressement, foi vive, et haine delle-mme. Et comme Pierre rpara

    son triple reniement par trois actes damour plus pur et plus fort, lme claire doit faire de mme.Saint Jean de la Croix dira, la suite de Tauler, pour noter trois signes de cette seconde conversion : On ne trouve

    ni got ni consolation dans les choses divines, ni dans les choses cres... On garde pourtant le souvenir de Dieu, avecune sollicitude et un souci pnible : on craint de ne pas Le servir... On ne parvient pas mditer en recourant au sens delimagination, car Dieu commence Se communiquer, non plus par les sens, comme avant, au moyen du raisonnement,mais dune faon plus spirituelle, par un acte de simple contemplation (Nuit obscure, l. I, c. 9).

    Les progressants ou avancs entrent ainsi, selon saint Jean de la Croix, dans la voie illuminative, o Dieu nourrit etfortifie lme par contemplation infuse (Nuit obscure, T. I,ch. 14).

    Sainte Catherine de Sienne, sans apporter encore autant de prcision, insiste particulirement sur un des signes decet tat : la connaissance exprimentale de notre misre et de notre profonde imperfection, connaissance qui nest pasprcisment acquise ; cest le Seigneur qui la donne, comme Il regarda Pierre sitt aprs le reniement. Alors Pierre reutune grce de lumire, il se souvint, et tant sorti, il pleura (Luc, XXII, 61).

    A la fin de ce mme chapitre 63 du Dialogue, le Seigneur dit, et cest ce que dveloppera saint Jean de la Croix dans

    la nuit passive des sens : Je me retire de lme encore trs imparfaitepour quelle voie et connaisse son pch. En sevoyant en effet prive de consolation, elle en prouve une peine qui lafflige ; elle se sent faible, incertaine, prte au d-couragement (sa prsomption, comme celle de Pierre, est tombe), et cette exprience lui fait dcouvrir la racine delamour-propre spirituel qui est en elle. Cest pour elle un moyen de se connatre, de slever au-dessus delle-mme, desiger au tribunal de sa conscience, pour ne pas laisser passer ce sentiment sans lui infliger rprimande et correction.Elle doit alors sarmer de la sainte haine de soi, pour arracher la racine de lamour-propre qui vicie ses actes, et pour vi-vre vraiment et tout fait de lamour divin2.

    La Sainte remarque au mme endroit que de nombreux prils attendent lme qui est mue seulement par un amourmercenaire. Ce sont, dit-elle, des mes qui veulent aller au Pre, sans passer par Jsus crucifi, et ,qui se scandalisentde la croix, qui leur est donne pour les sauverDialogue, ch. 75.

    QUEL SONT LES GRANDS MOTIFS QUI DOIVENT INSPIRER LA SECONDE CONVERSION, ET QUELS EN SONT LES FRUITS ?

    1 Ainsi Notre-Seigneur priva Ses disciples de Sa prsence sensible et leur dit : Il convient que Je men aille ; il conve-nait en effet quils fussent quelque temps privs de la vue de Son humanit pour tre levs une vie spirituelle plushaute, plus dgage des sens, et qui ensuite, fortifie, sexprimerait sensiblement jusque par le sacrifice de leur vie, parleur constance dans le martyre.2 On comprend que la Sainte emploie ce mot de haine pour exprimer laversion que nous devons avoir pour cetamour-propre ou amour dsordonn de soi-mme, qui est le principe de tout pch. Lamour-propre, dit-elle, ch. 122,lamour goste de soi-mme, rend lme injuste envers Dieu, envers le prochain, envers elle-mme ; il dtruit en elle lavie sainte, la soif du salut, le dsir des vertus. Il lempche de ragir comme il le faudrait contre les injustices les pluscriantes ; on ne le fait pas, parce quon craindrait de compromettre sa situation, et on laisse opprimer les faibles.Lamour-propre a empoisonn le monde et le corps mystique de la sainte glise ; il a couvert de plantes sauvages et defleurs ftides le jardin de lpouse (Dialogue, ch. 22).

    Tu sais, dit le Seigneur la Sainte (ch. 51), que tout mal a sa source dans lamour goste de soi-mme, et que cetamour est comme une tnbre qui recouvre la lumire de la raison et diminue considrablement le rayonnement de lalumire de la foi. Cest ce que dit souvent saint Thomas (Ia IIae, q. 77, a. 4) : Lamour dsordonn de soi-mme est lasource de tout pch et obscurcit le jugement, car lorsque la volont et la sensibilit sont mal disposes (portes lorgueil ou la sensualit), tout ce qui est conforme ces inclinations drgles parat bon.

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    Le premier motif qui doit linspirer est exprim par le prcepte suprme qui est sans limites : Tu aimeras le Seigneurton Dieu de tout ton cur, de toute ton me, de toutes tes forces, de tout ton esprit (Luc, X, 27). Ce prcepte demandelamour de Dieu pour Lui-mme, et non par intrt et attachement notre satisfaction personnelle ; il dit mme que nousdevons aimer Dieu de toutes nos forces, lorsque lheure de lpreuve a sonn pour nous, pour arriver finalement Laimerde tout notre esprit, lorsque nous serons tablis au-dessus des fluctuations de la sensibilit en cette partie sup-rieure de lme, lorsque nous serons devenus des adorateurs en esprit et en vrit . De plus, ce prcepte suprme estsans limites : la perfection de la charit est le but vers lequel tous les chrtiens doivent tendre, chacun selon sa condition,celui-ci dans le mariage, tel autre dans la vie sacerdotale ou dans la vie religieuse.

    Sainte Catherine de Sienne y insiste aux chapitres 11 et 47 du Dialogue et rappelle que, pour observer parfaitement leprcepte de lamour de Dieu et du prochain, il faut avoir lesprit des conseils, cest--dire lesprit de dtachement lgard

    des biens terrestres, et, selon lexpression de saint Paul, il faut en user comme nen usant pas (ch. 47).Le grand motif de la seconde conversion est ainsi exprim au chapitre 60 : Mes serviteurs doivent sortir de ces sen-

    timents damourmercenaire, pour devenir de vrais fils et Me servir sans intrt personnel. Je rcompense tout labeur, Jerends chacun selon son tat et selon ses uvres. Aussi, sils ne dlaissent pas lexercice de loraison et des autresbonnes uvres, et sils vont toujours avec persvrance, en progressant dans la vertu, ils arriveront cet amour de fils.Et Moi, Je les aimerai Mon tour comme on aime des enfants, parce que Je rponds toujours par le mme amour lamour quon a pour Moi. Si vous Maimez comme un serviteur aime son matre, Je vous aimerai en matre, vous payantvotre d selon votre mrite ; mais Je ne me manifesterai pas Moi-mme vous. Les secrets intimes, on les livre sonami, parce quon ne fait quun avec son ami. On ne fait pas quun avec son serviteur...

    Mais si Mes serviteurs rougissent de leur imperfection, sils se mettent aimer la vertu, sils semploient avec haine arracher deux-mmes la racine de lamour-propre spirituel, si, du haut du tribunal de la conscience et faisant appel laraison, ils ne souffrent dans leur cur aucun mouvement de crainte servile et damour mercenaire sans les redresser parla lumire de la trs sainte Foi, Je te dis quen agissant ainsi ils Me seront si agrables, quils auront accs au cur de

    lami. Je Me manifesterai Moi-mme eux, ainsi que la proclam Ma Vrit quand elle a dit : Celui qui Maime sera ai-m de Mon Pre ; et Moi Je laimerai, et Je Me manifesterai lui (Jean, XIV, 21). Ces derniers mots expriment la con-naissance que Dieu nous donne de Lui-mme par une inspiration spciale. Cest la contemplation, qui procde de la foiclaire par les dons, de la foi unie lamour, qui savoure et pntre les mystres.

    Un second motif qui doit inspirer la seconde conversion, cest leprix du sang du Sauveur, que Pierre ne comprit pasavant la Passion, malgr ces paroles de la Cne : Ceciest Mon sang qui va tre rpandu pour vous (Luc, XXII, 20). Ilne commena mme le bien comprendre quaprs la Rsurrection. On lit ce sujet dans le Dialogue, ch. 60 : Voil ceque Mes serviteurs doivent voir et comprendre (au milieu des contrarits et preuves que Je permets pour eux) ; cestque Je ne veux rien dautre que leur bien, leur sanctification, par le sang de Mon Fils unique, dans lequel ils ont t lavsde leurs iniquits. En ce sang ils peuvent connatre Ma vrit, et Ma vrit la voici : cest pour leur donner la vie ternellequeJe les crai Mon image et ressemblance, et que Je les crai nouveau dans le sang de Mon propre Fils, en faisantdeux Mes fils adoptifs.

    Voil ce que comprit saint Pierre aprs sa faute et aprs la Passion du Sauveur ; alors seulement il comprit la valeur

    infinie du prcieux sang rpandu pour notre salut, du sang rdempteur.On entrevoit ici la grandeur de Pierre humili ; il est ici beaucoup plus grand quau Thabor, car il a le sens de sa mi-

    sre et de linfinie bont du Trs-Haut. Quand Jsus avait annonc pour la premire fois quIl devait aller Jrusalempour y tre crucifi, Pierre, prenant son Matre part, Lui avait dit : A Dieu ne plaise, cela ne peut arriver. Il avait alorsparl, sans y prendre garde, contre toute lconomie de la Rdemption, contre tout le plan de la Providence, contre le mo-tif mme de lIncarnation. Et cest pourquoi Notre-Seigneur lui avait rpondu : Arrire de Moi, Satan ; tu nas que desides humaines, tu ne comprends rien aux choses de Dieu. Et maintenant aprs sa faute et sa conversion, Pierre humi-li a le sens de la Croix, et il entrevoit le prix infini du prcieux sang.

    On comprend pourquoi sainte Catherine ne cesse de parler, dans son Dialogue et dans ses Lettres, du sang quidonne lefficacit au baptme et aux autres sacrements,Dialogue, ch. 75,115 et 127. A chaque messe, lorsque le prtrellve sur lautel, notre foi en sa puissance rdemptrice devrait devenir plus grande et plus vive.

    Un troisime motif qui doit enfin inspirer la seconde conversion, cest lamour des mes sauver, amour insparablede lamour de Dieu, puisquil en est leffet et le signe ; il doit devenir en tout chrtien digne de ce nom un vritable zle,qui inspire toutes les vertus (Ibid., ch. 7). Cet amour des mes en sainte Catherine la porta soffrir en victime pour le sa-lut des pcheurs. On lit dans lavant-dernier chapitre du Dialogue, qui en est le rsum : Tu Mas demand que Jefasse misricorde au monde... Tu me suppliais de dlivrer le corps mystique de la sainte glise des tnbres et des per-scutions, toffrant toi-mme pour que Je punisse sur toi les iniquits de certains de Mes ministres... Je tai dit que je veuxfaire misricorde au monde, en te montrant que la misricorde est Ma marque distinctive. Cest par misricorde, cest cause de lamour ineffable que Jeus pour lhomme, que Jenvoyai mon Verbe, Mon Fils unique 1...

    Je te promis aussi, et Je te promets encore, que par la grande patience de Mes serviteurs Je reformerai Monpouse ; Je vous invitai tous souffrir pour elle, en te confiant la douleur que Me cause liniquit de certains de Mes mi-nistres... En mme temps et par contraste, tu as pu considrer la vertu de ceux qui vivent comme des anges... Cest parvos larmes et par vos humbles et continuelles prires que Je veux faire misricorde au monde.

    Les fruits de cette seconde conversion sont, comme il arriva pour Pierre, un commencement de contemplation parlintelligence progressive du grand mystre de la Croixou de la Rdemption, intelligence vcue de la valeur infinie dusang du Sauveur rpandu pour nous.

    1 Ces paroles expriment nettement que le motif de lIncarnation fut un motif de misricorde, comme le montre aussi saintThomas, IIIa, q.1, a. 3.

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    Avec cette contemplation naissante, cest une union Dieuplus dgage des fluctuations de la sensibilit, plus pure,plus forte, plus continuelle. Par suite cest, sinon la joie, du moins la paixqui stablit peu peu dans lme au milieumme de ladversit. Cest cette conviction, non plus seulement abstraite, thorique, confuse, mais concrte et vcue,que dans le gouvernement de Dieu toutest ordonn la manifestation de sa bont1. Le Seigneur lui-mme lexprime lafin du Dialogue, ch. 166 : Rien n 'a t fait et rien ne se fait que par le conseil de Ma divine providence. Dans tout ceque Je permets, dans tout ce que Je vous donne dans les tribulations et dans les consolations temporelles ou spirituelles,Je ne fais rien que pour votre bien, pour que vous soyez sanctifis en Moi, et pour que Ma Vrit saccomplisse envous. Cest ce que dit saint Paul (Rom., VIII, 28) : tout concourt au bien de ceux qui aiment Dieu et qui persvrentdans cet amour.

    Nest-ce pas l la conviction qui stablit dans lme de Pierre et des Aptres aprs leur seconde conversion, et aussi

    dans lme des disciples dEmmas, lorsque Notre-Seigneur ressuscit leur donna lintelligence progressive du mystrede la Croix : O hommes sans intelligence et dont le cur est lent croire tout ce quont dit les prophtes ! leur dit-il. Nefallait-il pas que le Christ souffrit ces choses et quIl entrt dans Sa gloire ? Et, commenant par Mose et parcourant tousles prophtes, Il leur expliqua tout ce qui avait t dit de Lui dans toutes les critures (Luc, XXIV, 25). Ils Le reconnurent la fraction du pain.

    Ce qui est arriv ces disciples sur le chemin dEmmas doit nous arriver aussi, si nous sommes fidles, sur le che-min de lternit. Si pour eux et pour les Aptres il dut y avoir une seconde conversion, plus forte raison elle est nces-saire pour nous. Et sous cette nouvelle grce de Dieu nous dirons aussi : Nonne cor nostrum ardens erat in nobis duraloqueretur in via : Notre cur ne brillait-il pas au dedans de nous, lorsquIl nous parlait en chemin et nous expliquait lescritures ?

    La thologie aide ainsi dcouvrir le sens profond de lvangile ; mais plus elle avance, plus en un sens elle doit secacher ; elle doit disparatre un peu comme saint Jean-Baptiste aprs avoir annonc Notre-Sei