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I

P… de bagnole ! Tiens, ça me rappelle une histoire. Quand le camarade Sartre a pondu sa pièce « La Putain respectueuse » en 1946, il n’était pas question d’annoncer le titre en toutes lettres. L’époque ne s’y prêtait pas ; ça a bien changé depuis, soit dit entre parenthèses. Bref, sur les affiches, il y avait écrit « la P… respectueuse ». Tout le monde comprenait, mais le mot infâme n’était pas écrit.

Pourtant, il se trouva un imprimeur pas trop malin ou très facétieux pour réaliser des affiches avec écrit dessus « La Putain R… ». Il fallait le faire !

Donc, je m’amuse à raconter mon histoire avec des points de suspension. Ma bagnole non plus n’a point de suspensions ! C’est une vraie merde ! Une Fiat Brava. Tu parles ! Brava merda, oui ! Non mais qu’est-ce que je fous avec une tire pareille ! C’est vaguement rond de partout, on ne reconnaît pas l’avant de l’arrière.

D’ailleurs, je ne sais pas pourquoi je m’acharne sur cette voiture parce qu’elle n’y est pour rien. C’est une auto comme une autre, ni pire ni meilleure, mais c’est le contexte qui me fait sortir de mes gonds.

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Le contexte, parlons-en. Cette voiture me fait chier parce qu’elle me rappelle que je suis dans la merde. Et là, je suis poli !

Précisément. Si j’ai acheté ce carrosse de 12 ans d’âge – comme le whisky, mais moins bien bonifiée par le temps – avec plus de deux cent mille bornes au compteur, c’est parce que j’étais pressé et que je n’avais pas beaucoup de fric.

Je me suis payé cette guinde avant hier à Paris. 2000 euros en liquide, état douteux, pas de contrôle technique, mais elle roule.

Normalement, c’est là que j’expliquerais pourquoi je suis parti de la capitale comme un voleur, mais ce serait trop long. J’y reviendrais plus tard si ça me chante parce qu’en ce moment, ça ne me chante pas du tout.

J’ai plus urgent à régler. Donc, hier je débarque ici. Ici, c’est là où j’ai mon

nouveau boulot. P… de boulot d’ailleurs ! Je n’ai pas idée de ce que ça va donner. Je ne sais même pas si je vais dépasser le stade de la période d’essai d’un mois. C’est dire !

Néanmoins, je me suis tiré de Paris et je suis arrivé ici hier soir. Le « ici » en question, c’est Vichy. Mais ça pourrait être Tombouctou, peu importe, pourvu que ça mette quelques centaines de bornes entre Paris et moi. En fait, je suis à Vichy par hasard.

Maintenant, Vichy c’est pas loin de Paris en temps. J’avais des souvenirs de Nationale 7 avec des traversées de bleds innombrables, une route à deux voies, des camions… Eh ben ça a drôlement changé. C’est pratiquement à quatre voies partout sauf sur la fin. À partir de Moulins, on repasse sur la vieille N7

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et on bifurque vers Vichy après Varennes. Varennes-sur-Allier, pas le Varennes de Louis XVI. Bon, moi aussi je fuis Paris, mais j’espère sauver ma tête…

Donc, j’arrive à Vichy, la reine des villes d’eau, sur le coup de cinq heures du soir. Faute d’avoir prévu mon atterrissage, je me suis posé dans un hôtel du centre. Un peu vieillot, mais calme, apparemment à l’image de la ville. 56 euros la nuit, je ne vais pas pouvoir rester longtemps à ce prix-là. Tiens, ça me rappelle une histoire. C’est un cheval qui rentre dans un bar et qui commande un demi-pression. Le barman sidéré lui apporte la bière avec son ticket de caisse et il dit au cheval : « c’est bien la première fois que je vois un cheval qui commande un demi ! ». Et le cheval lui répond : « ça ne m’étonne pas vu le prix auquel vous le vendez ! ».

J’ai demandé au mec de la réception où je pouvais me garer. Cette tête de con (P… de réceptionniste !) me dit : « N’importe où, de ce côté des parcs c’est gratuit ».

Moi, qu’est-ce que je fais ? Je me gare n’importe où de ce côté des parcs puisque c’est gratuit.

Ce matin, petit déjeuner peinard à l’hôtel, et puis je pars récupérer ma Brava pur malt. Et là, surprise, plus de Brava ! A la place, un long trottoir sans voitures. Tout a été dégagé sur cent mètres de chaque côté de la rue. Le motif ? Visite d’un ministre à la Sous Préfecture, pile dans la rue où je m’étais innocemment garé. Je l’ai appris par un des nombreux flics en faction dans les parages. Bilan des courses, ma bagnole en fourrière et moi Grosjean comme devant. Et elle est où la fourrière de Vichy ? Il sait pas le flic, il est pas d’ici. J’ai trouvé un agent de la

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municipale qui m’a indiqué que je devais aller au château !

Quel château ? À Vichy, c’est comme ça qu’on appelle le commissariat central.

Donc, direction le château en question, lequel ressemble effectivement à un petit castel XIXème du genre « je pète plus haut que j’ai les tourelles ».

Dans mon malheur, j’ai été assez satisfait de constater que je n’étais pas le seul à s’être fait couillonner dans cette affaire. Même les natifs du cru y ont eu droit.

On est une demi-douzaine dans mon cas à attendre. En plus des heureux « fourriérisés », il y a une

mère de famille mal fagotée avec un môme braillard. Un vieux type plus ou moins clochardisé sur qui la vie a l’air de peser comme la planète Terre sur les épaules d’Atlas. Un Maghrébin genre « papiers pas en règle » aussi à l’aise qu’un éphèbe nu dans une back room. Un ado avenant comme un trader auquel on vient d’annoncer que son bonus de l’année est taxé à 50 %.

Je me suis assis à côté de l’ado parce qu’il n’est guère épais et ne déborde pas de son siège. Il porte une tenue de jeune actuel, c’est tout dire. Ses fringues savamment déchirées semblent flotter autour de lui comme un drapeau en berne. Il a une boucle d’oreille en faux diamant à l’oreille gauche et des cheveux noirs assez longs qui ont l’air d’entretenir des rapports méfiants avec le shampoing.

Il a beau être plutôt propre sur lui, il pue. Il pue la peur. La frousse, la vraie. Je ne sais pas ce qu’il a fait au juste, mais ce que je sais, c’est qu’il donnerait cher pour être ailleurs. S’il est dans la salle d’attente en

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liberté, c’est qu’il n’y a pas le feu au lac. N’empêche, il pétoche le môme.

Il m’a jeté deux ou trois regards en coin, mais j’ai fait celui qui n’avait rien vu. Qu’est-ce que j’en ai à foutre de ce morveux ?

Et c’est là que le bambin me murmure au débotté d’une voix feutrée en se penchant vers moi.

– M’sieur, vous voulez pas dire que vous êtes mon père ?

– Pardon ! – Ouais, c’est juste pour sortir d’ici, après vous

ferez ce que vous voudrez. – Ah ben j’espère bien ! Si tu veux savoir, j’ai

même l’intention de faire ce que je veux dès maintenant ! Donc, tu peux oublier ton histoire de père.

– S’il vous plait m’sieur, c’est important ! – Qu’est-ce que t’as fait d’abord ? – Une connerie, et même pas de ma faute. – C’est-à-dire ? – Une histoire de scooter volé, mais c’est pas moi

qui l’ai volé. – Une erreur judiciaire en somme ? – Exactement ! – Pourquoi tu fais pas appeler ton vrai père ? T’as

peur de lui ? – J’en ai pas de père, il s’est taillé. – Je vois… – Non, le problème, c’est ma mère. – Pourquoi, t’en n’as pas non plus ?

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– Si, justement ! Si vous la connaissiez, vous auriez les boules à ma place.

– Ouais, je vois le genre, mais c’est non quand même. Tu te démerdes avec tes conneries, ça te formera le caractère.

– Vous êtes pas cool m’sieur… Le môme s’est tu deux minutes, et puis il a remis

ça. – Vous pourriez dire que vous êtes un ami de ma

mère, comme ça, ils me laisseraient partir. – Bon sang ! T’as de la suite dans les idées toi ! De

toute manière, il faudra bien que tu mettes ta mère au courant.

– Ouais, mais à la maison, ça sera plus cool. Si elle vient me chercher ici, elle va me tuer !

– T’as pas l’impression que t’en fais un peu trop ? C’est normal que ta mère t’engueule si tu as fait une connerie. Mais elle te tuera pas pour autant.

– On voit bien que vous la connaissez pas… – Bon, de toute manière, oublie-moi. Là-dessus, on appelle Bertrand Serraud, et l’ado à

côté se lève en claironnant : – Y’a un ami de ma mère qui est venu me

chercher !

Il me tire par la manche en se levant. Moi, connement, je me lève aussi dans la foulée, pratiquement sans m’en rendre compte. Je ne sais pas si c’est la surprise, la connerie ou la pitié, mais je le suis.

Le temps de reprendre mes esprits pour dire que, finalement, il y a erreur sur la personne, trente secondes plus tard on est assis côte à côte devant le

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bureau d’un flic qui se cache à moitié derrière l’écran de son ordinateur.

C’est un de ces flics new-look. Jeune, cheveux mi-longs, chemise ouverte sur une poitrine peu poilue, petites lunettes… Le genre de flic qui pense quoi… Je me demande comment je vais lui annoncer la méprise avec le jeune, parce qu’il va bien falloir mettre les pendules à l’heure, mais il attaque tout de suite dans le registre « je suis là pour tout arranger, mais c’est moi qui commande ».

– Alors, vous êtes un ami de la mère de ce jeune homme ?

– Eh bien en fait, à vrai dire, c’est que… L’ado m’envoie un regard noir en forme d’ultime

SOS. Bon, là, je réfléchis à toute vitesse. Qu’est-ce que je fais, je lâche le môme ? C’est clair, il a loué une cabine à bord du Titanic et moi je tiens un gilet de sauvetage.

– En fait, euh, oui, voilà, euh, je suis effectivement un ami de sa mère.

– Quel est son prénom ? – Sophie ! S’exclame l’ado avant que j’ai eu le

temps d’ouvrir la bouche pour dire que je ne savais pas. Il réfléchit vite le môme.

– Voilà, c’est ça, dis-je, Sophie. – Ouais, bon, fait le flic en me regardant par-

dessus ses lunettes. Et vous vous appelez ? – Louis Rasteau, comme le Côte du Rhône. – Vous avez des papiers d’identité sur vous ? Je sors mon portefeuille et j’en extrais mon permis

de conduire. Je le lui tends.

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– Rasteau Louis, né le 12 mai 60. Tiens, vous avez eu 50 ans la semaine dernière ! Vous habitez Paris ?

– Oui, en fait, je suis en train de m’installer à Vichy pour le travail.

– Pour vous rapprocher de Mme Serraud, peut-être, ajoute-t-il finement dans un demi-sourire… Quel con !

– Oui c’est ça ! Hurle presque l’ado. Au secours ! Je suis dans une maison de fous !

– Bon, venons-en à notre lascar. Alors, Bertrand, tu t’es mis dans une mauvaise passe on dirait ? Recel de scooter volé, ça peut te mener loin.

L’ado se renfrogne sur sa chaise comme si on le privait de dessert parce qu’il a dit un gros mot à table.

– Qu’est-ce que tu as à me dire sur cette histoire ? – Rien, juste ce que j’ai déjà dit à votre collègue.

C’est pas moi qui l’ai volé ce scooter. Je savais même pas qu’il était volé sinon, vous pensez bien que je l’aurais pas pris. Le scoot, il est à Flashy, c’est à lui qu’il faut demander des explications.

– Et c’est quoi le vrai nom de Flashy ? – L’ado sent qu’il va devenir une balance dans pas

longtemps, mais faut ce qu’il faut ? C’est lui ou son copain. Donc, c’est le copain.

– Il est dans la même classe que moi, il s’appelle Julien Descombes, mais on l’appelle Flashy.

– Je vois, je vois, dit le flic pensif. Eh bien en attendant qu’on ait localisé ton Flashy, tu vas nous signer cette belle déposition racontant comment on t’a arrêté au guidon de son scooter. Si tu dis vrai, ça devrait s’arranger avec une amende pour défaut d’assurance et de port de casque, sinon, t’iras faire un tour du côté du tribunal.

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Le flic met la dernière main à la déposition qui était déjà pratiquement prête sur son ordi, et il l’imprime avant de la tendre à l’ado aussi gai qu’un gagnant du loto qui a perdu son billet. Le perdant signe d’une écriture enfantine.

– Bien, reprend le flic moderne, on n’a pas réussi à joindre ta mère, mais puisqu’il y a un adulte qui se porte garant pour elle, on va te laisser partir avec lui. Monsieur Rasteau, vous allez me signer une décharge indiquant que vous avez réceptionné le gosse en bon état.

Il me tend un papier sur lequel il a coché différentes cases et je le signe sans rien lire. Je suis presque sur le point de partir quand je me souviens subitement du motif de ma visite.

– Au fait ! Ma voiture a été mise en fourrière cette nuit ! C’est une Fiat Brava bleue.

– Tiens donc ! Sourit le flic, voyez-vous ça ! Décidément, vous ne serez pas venu pour rien ! Attendez, on va la retrouver.

Il se lève et passe dans le bureau d’à côté pour prendre un registre épais comme un annuaire. Il revient, se rassied et se met à feuilleter le bouquin.

– Voilà, dit-il, vous m’avez dit une Fiat Brava bleue, c’est bien ça ?

– Oui, elle était garée près de la Sous Préfecture à ce que j’ai appris.

– Que voulez-vous, on ne reçoit pas des ministres tous les jours, alors quand ça arrive, on fait un peu de ménage pour qu’ils puissent se garer sans faire un créneau ! Et il part dans un grand éclat de rire. Moi pas.

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Je signe de nouveaux papiers, j’aurais 90 euros d’amende à payer. Putain, j’aurais mieux fait d’aller au parking !

On se tire du château et nous voilà dans la rue, l’ado et moi.

– Vous avez été super cool, m’sieur, ça le fait carrément !

– Ouais, je sais pas ce qui m’a pris, je suis vraiment con !

– Non, non, trop cool ! Il sourit franchement, ce qui le rend sensiblement plus avenant que lorsqu’il fait la tronche.

– Bon, maintenant, je vais aller récupérer ma bagnole. Tu sais où elle est la fourrière ?

– Ouais, c’est assez loin, mais on peut y aller à pinces.

– Assez loin, ça veut dire combien ? – Je sais pas, je dirais trois quarts d’heure à pied. – Ah d’accord ! Et y’a des taxis à Vichy ? – Sans problème, on a qu’à aller jusqu’à la gare, on

en trouvera un. – Pourquoi tu dis « on » ? – Ben parce que vous devez me ramener chez moi. – Quoi ! D’où tu sors ça ! – Ben, c’est pour ma mère. Si je rentre pas avec le

car scolaire, elle va faire un foin d’enfer. Tandis que si c’est vous qui me ramenez, vous pourrez tout lui expliquer.

– Lui expliquer quoi ? – Ben, les flics, tout ça… – Bon Dieu de bois, tu manques pas d’air toi !

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– Le flic a dit que vous étiez l’adulte qui était garant ou je ne sais pas quoi, il a mis votre nom sur le papelard. Du coup, ma mère sera pas surprise. A mon avis, ça va le faire.

– Ah pour ce qui est de le faire, ça va le faire ! Non mais est-ce que tu te rends compte qu’on ne se connaît même pas ! Je me fais passer pour un ami de ta mère uniquement parce que tu es dans la merde et maintenant tu veux que je t’écrase le coup auprès d’elle ! Et puis quoi encore ! Alors là, tu te fourres le doigt dans l’œil mon gars !

– Vous pouvez m’appeler Bret, tous les copains m’appellent comme ça.

– Et d’une, je suis pas ton copain, et de deux, pourquoi Bret ?

– Parce que avec mon vrai prénom, Bertrand, le raccourci ça aurait dû être Bert, mais ça faisait trop con. Alors on dit Bret.

– Ouais, ben Bret ou pas, nos chemins se séparent ici mon vieux !

– De toute manière, y’aura sûrement plus de taxis entre midi et deux, faudrait peut-être pas traîner.

Du coup, je suis cet imbécile vers la gare. Je ne savais pas quoi faire de cette journée, mais j’ai l’impression qu’elle va passer sans que je m’en aperçoive…

A la gare, superbement rénovée avec une sorte de jardin exotique sur le parvis, on trouve sans problème un taxi qui nous emmène dans le bled d’à côté qui s’appelle Cusset. En fait, on ne quitte pas l’agglomération.

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Cusset est nettement moins joli que Vichy. Pavillons, immeubles genre HLM, zone industrielle et fourrière…

Par chance, le garage où se trouve la fourrière est resté ouvert pour l’heure du déjeuner. Faut dire que la journée est bonne. Depuis le matin, le gars n’arrête pas de rendre des bagnoles. A 150 euros le bout, il ne perd pas son temps !

Il y a deux autres personnes qui attendent après leur voiture. On poireaute dans un bureau sale au mobilier déglingué le temps qu’une dame entre deux âges, mais plus près du second et aussi négligée que le bureau, remplisse les papiers nécessaires. Mon tour vient et je récupère ma brave Brava merda. J’embarque Bret dans la foulée.

– Bon, tu habites où ? – Dans la montagne. – Quelle montagne ? – Ben dans la montagne bourbonnaise, vous

connaissez pas ? – Tu m’excuseras Bret, mais je suis arrivé à Vichy

hier soir et je n’avais jamais mis les pieds dans le coin. Pour moi, la montagne en Auvergne c’est le Puy de Dôme. Je ne savais pas qu’il y en avait par ici des montagnes.

– Non, pas vraiment des montagnes, mais ça grimpe un peu tout de même.

– Bon, et elle est loin ta montagne ? – Dans les trente bornes. – Quoi ! T’habites à trente bornes de Vichy ! – Ben ouais, ma mère aime pas la ville. C’est nul !

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– Donc, si je te ramène chez toi, ça veut dire une soixantaine de bornes aller et retour. Va falloir que je fasse le plein, sinon je vais être à sec.

– De toute façon, vaudrait mieux qu’on achète quelque chose à bouffer.

– Pourquoi, y’a rien à manger chez toi ? – Peut-être que si, mais quand on va arriver, si ma

mère est rentrée, je crois pas qu’elle nous fera à manger.

– Pourquoi ça ? – Question d’ambiance… – Qu’est-ce qu’elle fait ta mère comme métier ? – Elle est infirmière libérale. Elle part le matin vers

six heures et elle rentre vers une ou deux heures de l’aprem’.

– Donc le temps qu’on arrive chez toi, elle sera revenue ?

– Ouais, et ça va gueuler quand on va arriver. – Et tu te dis qu’il vaut mieux manger avant que ça

gueule ? – Tout juste ! – Bon, admettons. Ça tombe bien parce que je

commence à avoir faim. Qu’est-ce que tu suggères ? – On a qu’à passer chez « Pâte à pain », y’a des

casse-dalle. Et nous voilà en route pour « Pâte à pain » le roi

des casse-dalle. Bordel, il m’en aura fait voir le petit ! On fait la queue derrière une douzaine de jeunes

du genre de celui qui m’accompagne. Y’a pas de cantine dans le bahut gigantesque juste à côté ? Faut croire que les mômes préfèrent la junk food. Comme ils n’ont pas trop de fric, le menu est du genre un

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croissant, un mars et un coca. Si un médecin nutritionniste passe par là, il se pend immédiatement au plafond de l’établissement !

Pour tromper l’attente, je demande à Bret. – T’as quel âge ? – Quinze depuis un mois. – Et t’es en quelle classe ? – Troisième. Je suis sur le point de lui demander ce qu’il

compte faire plus tard, mais d’une part je me dis que ça va lui paraître déplacé et d’autre part c’est à notre tour de commander. J’ai dit à Bret que c’était moi qui payais donc c’est la fête. Il prend un sandwich campagnard, une part de tarte et un coca de 33cl.

Pris de court, je commande la même chose. Pauvre de moi !

Comme le temps est potable, on s’en va déguster notre festin sur une des tables de pique-nique mises à disposition par l’établissement, lesquelles sont coincées entre le « Pâte à pain » et la station-service Total. Au moins, je n’aurai pas loin à aller pour faire le plein…

Je ne sais pas si c’est à cause du cadre assez éloigné de celui d’une auberge champêtre, mais je chipote. Par contre, Bret a l’air décidé à charger la barque avant l’affrontement maternel. Finalement, c’est lui qui se tape les deux parts de tarte molle aux fruits indéfinis qui ressemblent aux pâtisseries de ma grand-mère comme PPDA à un journaliste.

Là-dessus, on retourne à la bagnole. Bonshommes et voiture remplis, on attaque la route.

Une fois sortis de Cusset on grimpe une belle côte du haut de laquelle on voit tout le bassin vichyssois et

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même la chaîne des Puys à l’horizon. Rien à dire, ça a de la gueule. Et puis on a le temps d’admirer le paysage parce que ma Brava s’essouffle dans la montée. Je me demande si le compteur n’a pas un tour de plus à son actif que ce qui est affiché. Ensuite, on serpente dans une jolie campagne en montant graduellement. Des champs vallonnés avec des vaches dessus, c’est bucolique en diable. Effectivement, le môme avait raison, il y a de la montagne dans le coin. Oh, pas les Alpes, mais des mamelons qui doivent flirter avec les mille mètres. L’air un peu brumeux de cette fin de printemps donne au paysage un aspect calme et doux qui me plairait bien si je n’avais pas une bombe à retardement comme passager ! C’est vrai, qu’est-ce que je vais faire une fois chez lui ? Je botte en touche en me barrant illico ou bien je fais de la présence ? Et si je reste, je dis quoi ? Tout de même, j’aimerais bien en savoir un peu plus sur la génitrice du bambin.

– Dis donc, c’est quel genre ta mère ? – Elle est super cool, mais des fois elle gueule. – Quand tu te fais ramasser par les flics, par

exemple ? – C’est jamais arrivé. – Alors quand ? – Ben, je sais pas moi, quand j’ai des mauvaises

notes, ou bien quand je fais des trucs avec des collègues.

– C’est quoi des trucs et c’est qui les collègues ? – Les collègues, c’est mes copains du collège ou

bien ceux du coin où on habite. – Et les trucs ?

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– Ben c’est des trucs quoi. On s’amuse entre nous…

– Je n’insiste pas sur les « trucs » et j’opère un recentrage maternel.

– Elle a quel âge ta mère ? – Quarante-quatre ou cinq, je sais plus. – Et vous vivez à deux ? – Ouais. – Depuis longtemps ? – Je sais plus exactement. Mon père est parti quand

j’avais dans les trois ans. – Tu l’as revu depuis ? – Ouais, de temps en temps il passe à la maison. – Et lui, c’est quel genre ? – Il est cuisinier. Mais pas comme un grand chef,

hein. Il fait des saisons, il change souvent de boulot. Il a des bons plans comme il dit.

– En somme, c’est ta mère qui t’élève ? – Ouais, on peut dire ça comme ça. Un ange passe, et on continue à monter. À un

moment on traverse un bled qui s’appelle le Mayet de Montagne. Bourgade sans goût ni grâce, un nid à ploucs, quoi. Mais notre destination est encore plus loin et plus haut. Au fur et à mesure de notre ascension, la forêt envahit le paysage. Les champs deviennent l’exception et le bois est présent partout. Il y a encore des feuillus, mais dans l’ensemble les résineux l’emportent. On voit de nombreuses parcelles couvertes d’arbres bien alignés. Ça sent la plantation à vocation économique. Je ne suis pas particulièrement écolo, mais il me semble que ce n’est pas génial pour la biodiversité. Enfin moi, ce

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que j’en dis… Finalement, on arrive en vue de l’objectif, un lieu-dit du nom de Chardonnet. C’est vraiment la pampa, le milieu de nulle part.

Bret me guide vers un chemin de terre tout juste carrossable, et on tombe sur un petit groupe de maisons.

– C’est là, me dit-il en me montrant la maison la moins en ruine.

– Et on se gare où ? – Où vous voulez, y’a personne que nous en cette

saison. Donc, je me gare derrière une Renault Kangoo vert

métallisé surélevée. La seule bagnole présente sur les lieux.

Ah, y’a pas à dire, elle paye la baraque ! Certes, le toit a été refait et les fenêtres sont récentes, mais rien n’est terminé. On a l’impression que l’entreprise qui faisait les travaux s’est barrée avant la fin du chantier.

Et faut voir le jardin autour ! D’ailleurs, c’est pas un jardin, c’est un carré de friches avec tout un bordel abandonné dessus. Un tas de sable, des parpaings, des vieux sacs de ciment vides, des jouets pour enfant, des vieux vélos… Une décharge quoi…

Il faut reconnaître que les autres maisons du hameau sont dans un état encore pire, bien qu’elles n’aient pas de décharges domestiques. Mais ce n’est qu’une demi-consolation…

Bret sort de la bagnole et se dirige vers la porte de sa maison. Aussitôt une femme apparaît et fond sur lui comme un oiseau de proie. Je ne suis qu’à quelques mètres, et j’entends le début de la conversation.

Page 20: ! Tiens, ça me rappelle une - fnac-static.com · 2013. 5. 8. · « La Putain respectueuse » en 1946, il n’était pas question d’annoncer le titre en toutes lettres. L’époque

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– Bon sang, mais tu étais passé où ? Je commençais à m’inquiéter ! Jean et Thibault m’ont dit que tu n’avais pas pris le car, et que tu avais séché les cours ce matin ! Mais qu’est-ce qui t’arrive !

– C’est rien m’man, juste une embrouille avec les flics, le monsieur va t’expliquer.

Du coup, elle tourne la tête vers moi comme si je venais d’apparaître dans son champ de vision.

– Et c’est quoi l’embrouille avec les flics ? Vous êtes policier ?

– Non, pas du tout, j’ai juste ramené Bret du commissariat.

– Du commissariat ! Mais qu’est-ce qu’il faisait là !

– Je crois qu’il a eu un problème avec un scooter emprunté à un camarade de classe.

– Un problème ? Quel genre de problème ? Je passerais bien la parole à Bret, mais il a filé

dans la maison à la vitesse d’un exocet. – Écoutez, le mieux serait de lui demander, mais si

j’ai bien compris, il a emprunté un scooter à un copain et il s’est fait arrêté par les flics qui ont constaté que le scooter était volé. Voilà, vous en savez autant que moi.

– Mais c’est une histoire de fous ! Bret n’est pas un voleur ! Et puis d’abord, vous êtes qui vous !

– Je me trouvais au commissariat en même temps que lui et votre fiston a eu l’idée lumineuse de me faire passer pour un ami de sa mère histoire de sortir plus vite. Du coup je l’ai pris en charge.

Je sens que la maman se met à bouillir sérieusement, ses yeux lancent des éclairs. Si c’était