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« Mes pauvres fleurs sont toutesmortes, dit la petite Ida. Hier soirelles étaient encore si belles etmaintenant toutes leurs feuillespendent desséchées. D’où celavient-il ? » demanda-t-elle àl’étudiant qui était assis sur lecanapé et qu’elle aimait beaucoup.

Il savait raconter les histoires

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les plus jolies, et découper desimages si amusantes, des cœursavec de petites femmes quidansaient, des fleurs et de grandschâteaux dont on pouvait ouvrir laporte. Oh ! c’était un joyeuxétudiant.

« Pourquoi mes fleurs ont-ellesaujourd’hui une mine si triste ?demanda-t-elle une seconde fois enlui montrant un bouquet toutdesséché.

– Je vais te dire ce qu’elles ont,dit l’étudiant. Tes fleurs ont étécette nuit au bal, et voilà pourquoileurs têtes sont ainsi penchées.

– Cependant les fleurs ne savent

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pas danser, dit la petite Ida.– Si vraiment, répondit

l’étudiant. Lorsqu’il fait noir et quenous dormons nous autres, ellessautent et s’en donnent à cœur joie,presque toutes les nuits.

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– Et les enfants ne peuvent-ilspas aller à leur bal ?

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– Si, répondit l’étudiant ; lesenfants du jardin, les petitesmarguerites et les petits muguets.

– Où dansent-elles, les bellesfleurs ? demanda la petite Ida.

– N’es-tu jamais sortie de laville, du côté du grand château oùle roi fait sa résidence l’été, et où ily a un jardin magnifique rempli defleurs ? Tu as bien vu les cygnes quinagent vers toi, quand tu leurdonnes des miettes de pain ? Crois-moi, c’est là que se donnent lesgrands bals.

– Mais je suis allée hier avecmaman au jardin, répliqua la jeunefille ; il n’y avait plus de feuilles

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aux arbres, et pas une seule fleur.Où sont-elles donc ? J’en ai tant vupendant l’été !

– Elles sont dans l’intérieur duchâteau, dit l’étudiant. Dès que leroi et les courtisans retournent à laville, les fleurs quittentpromptement le jardin, entrent dansle château et mènent joyeuse vie.Oh ! si tu voyais cela ! Les deuxplus belles roses s’asseyent sur letrône, et elles sont roi et reine. Lescrêtes-de-coq écarlates se rangentdes deux côtés et s’inclinent : cesont les officiers de la maisonroyale. Ensuite viennent les autresfleurs, et on fait un grand bal. Les

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violettes bleues représentent lesélèves de marine ; elles dansentavec les jacinthes et les crocus,qu’elles appellent mesdemoiselles.Les tulipes et les grands lis rougessont de vieilles dames chargées deveiller à ce qu’on danseconvenablement et à ce que tout sepasse comme il faut.

– Mais, demanda la petite Ida,n’y a-t-il personne qui punisse lesfleurs pour danser dans le châteaudu roi ?

– Presque personne ne le sait,dit l’étudiant. Il est vrai quequelquefois, pendant la nuit, arrivele vieil intendant qui doit faire sa

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ronde. Il a un grand trousseau declefs sur lui, et dès que les fleurs enentendent le cliquetis, elles setiennent toutes tranquilles, secachant derrière les longs rideauxet ne montrant que la tête. « Je sensqu’il y a des fleurs ici », dit le vieilintendant ; mais il ne peut pas lesvoir.

– C’est superbe, dit la petite Idaen battant des mains. Est-ce que jene pourrais pas voir les fleursdanser, moi aussi ?

– Peut-être, dit l’étudiant.Penses-y, lorsque tu retournerasdans le jardin du roi. Regarde parla fenêtre et tu les verras. Je l’ai

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fait aujourd’hui même ; il y avait unlong lis jaune qui était étendu sur lecanapé. C’était une dame de lacour.

– Mais les fleurs du Jardin desPlantes y vont-elles aussi ?Comment peuvent-elles faire celong chemin ?

– Mais, dit l’étudiant, si ellesveulent, elles peuvent voler. N’as-tu pas vu les beaux papillonsrouges, jaunes et blancs ? est-cequ’ils ne ressemblent pas tout à faitaux fleurs ? c’est qu’ils n’ont pasd’abord été autre chose. Les fleursont quitté leur tige et se sontélevées dans les airs ; là elles ont

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agité leurs feuilles comme depetites ailes, et ont commencé àvoler. Et, parce qu’elles se sontbien conduites, elles ont obtenu lapermission de voler toute lajournée, et elles n’ont plus besoinde rester chez elles attachées à leurtige. C’est ainsi qu’à la fin lesfeuilles sont devenues de véritablesailes. Mais tu l’as vu toi-même. Dureste, il se peut que les fleurs duJardin des Plantes ne soient jamaisallées dans le jardin du roi, etmême qu’elles ignorent qu’on ymène la nuit si joyeuse vie. C’estpourquoi je veux te dire quelquechose qui fera ouvrir de grands

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yeux au professeur de botaniquenotre voisin. Lorsque tu iras dans lejardin, annonce à une fleur qu’il y agrand bal au château : celle-ci lerépétera à toutes les autres, et elless’envoleront. Vois-tu les yeux quefera le professeur, lorsqu’il iravisiter son jardin et qu’il n’y verraplus une seule fleur, sans pouvoircomprendre ce qu’elles sontdevenues ?

– Mais comment une fleurpourra-t-elle le dire aux autres ?Les fleurs ne savent pas parler.

– C’est vrai, réponditl’étudiant ; mais elles sont trèsfortes en pantomime. N’as-tu pas

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souvent vu les fleurs, lorsqu’il faitun peu de vent, s’incliner et se fairedes signes de tête ? n’as-tu pasremarqué que toutes les feuillesvertes s’agitent ? Ces mouvementssont aussi intelligibles pour ellesque les paroles pour nous.

– Mais le professeur, est-cequ’il comprend leur langage ?demanda Ida.

– Oui, assurément. Un jour qu’ilétait dans son jardin, il aperçut unegrande ortie qui avec ses feuillesfaisait des signes à un très belœillet rouge. Elle disait : “Que tues beau ! comme je t’aime !” Maisle professeur se fâcha, et il frappa

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les feuilles qui servent de doigts àl’ortie. Il s’y piqua, et, depuis cetemps, comme il se souvientcombien il lui en a cuit la premièrefois, il n’ose plus toucher à uneortie.

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– C’est drôle, dit la petite Ida,et elle se mit à rire.

– Comment peut-on mettre detelles choses dans la tête d’unenfant ? » dit un ennuyeuxconseiller qui était entré pendant laconversation pour faire une visite et

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qui s’était assis sur le canapé.L’étudiant ne lui plut pas, et il

ne cessa de murmurer, tant qu’il levit découper ses petites figuresrisibles et joyeuses. Ce fut d’abordun homme pendu à une potence ettenant à la main un cœur volé ; puisune vieille sorcière qui trottait àcheval sur un balai et portait sonmari sur son nez. Le conseiller nepouvait supporter cette plaisanterie,et il répétait sans cesse sa premièreréflexion : « Comment peut-onmettre de telles choses dans la têted’un enfant ? C’est une fantaisiestupide ! »

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Mais tout ce que l’étudiantracontait à la petite Ida avait pourelle un charme extraordinaire, etelle y réfléchissait beaucoup. Lesfleurs avaient les têtes penchées,parce qu’elles étaient fatiguéesd’avoir dansé toute la nuit. Ellesétaient sans doute malades. Alors

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elle les emporta près de ses autresjoujoux, qui se trouvaient sur unejolie petite table dont le tiroir étaitrempli de belles choses. Elle trouvasa poupée Sophie couchée etendormie ; mais la petite lui dit :« Il faut te lever, Sophie, et tecontenter pour cette nuit du tiroir.Les pauvres fleurs sont malades etont besoin de prendre ta place. Çales guérira peut-être. »

Et elle enleva la poupée. Celle-ci eut l’air tout contrarié, et ne ditpas un seul mot, tant elle étaitfâchée de ne pas pouvoir resterdans son lit !

Ida posa les fleurs dans le lit de

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Sophie, les couvrit bien avec lapetite couverture et leur dit de setenir gentiment tranquilles ; elleallait leur faire du thé pour qu’ellespussent redevenir joyeuses et selever le lendemain matin. Puis elleferma les rideaux autour du petit lit,afin que le soleil ne tombât pas surleurs yeux.

Pendant toute la soirée, elle neput s’empêcher de songer à ce quelui avait raconté l’étudiant, et, aumoment de se coucher, elle sedirigea d’abord vers les rideauxdes fenêtres, où se trouvaient lesmagnifiques fleurs de sa mère,jacinthes et tulipes, et leur dit tout

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bas : « Je sais que vous irez au balcette nuit. »

Les fleurs firent comme si ellesne comprenaient rien et neremuèrent pas une feuille ; ce quin’empêcha pas Ida de savoir cequ’elle savait.

Quand elle fut couchée, ellepensa longtemps au plaisir que cedevait être de voir danser les fleursdans le château du roi. « Mes fleursy sont-elles allées ? » Et elles’endormit. Elle se réveilla dans lanuit : elle avait rêvé des fleurs, del’étudiant et du conseiller quil’avait grondé. Tout était silencieuxdans la chambre où Ida reposait. La

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veilleuse brûlait sur la table, et lepère et la mère dormaient.

« Je voudrais bien savoir si mesfleurs sont encore dans le lit deSophie ! Oui, je voudrais lesavoir. »

Elle se leva à moitié et jeta lesyeux sur la porte entrebâillée. Elleécouta, et il lui sembla qu’elleentendait toucher du piano dans lesalon, mais si doucement et sidélicatement qu’elle n’avait jamaisentendu rien de pareil.

« Ce sont sans doute les fleursqui dansent. Ah ! mon Dieu ! que jevoudrais les voir ! »

Mais elle n’osa pas se lever

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tout à fait, de peur de réveiller sonpère et sa mère.

« Oh ! si elles voulaient entrerici ! » pensa-t-elle.

Mais les fleurs ne vinrent pas,et la musique continua de jouer biendoucement. À la fin, elle ne put ytenir ; c’était trop joli. Elle quittason petit lit et alla sur la pointe dupied à la porte pour regarder dansle salon. Oh ! que c’était superbe,ce qu’elle vit !

Il n’y avait point de veilleuse, ilest vrai ; mais pourtant il y faisaitbien clair. Les rayons de la lunetombaient par la fenêtre sur leplancher ; on y voyait presque

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comme en plein jour. Toutes lesjacinthes et les tulipes étaientdebout sur deux longues rangées ;pas une ne restait à la fenêtre ; tousles pots étaient vides. Sur leplancher, toutes les fleurs dansaientjoliment les unes au milieu desautres, faisaient toute espèce defigures, et se tenaient par leurslongues feuilles vertes pour faire lagrande ronde. Au piano était assisun grand lis jaune, avec qui la petiteIda avait fait connaissance dansl’été ; car elle se rappelait fort bienque l’étudiant avait dit : « Regardecomme ce lis ressemble à MlleCaroline. » Tout le monde s’était

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moqué de lui, et cependant la petiteIda crut alors reconnaître que lagrande fleur jaune ressemblaitd’une manière étonnante à cettedemoiselle. Elle avait en touchantdu piano absolument les mêmesmanières ; elle penchait sa longuefigure jaune, tantôt d’un côté, tantôtde l’autre et battait aussi la mesureavec la tête. Personne n’avaitremarqué la petite Ida. Elle aperçutensuite un grand crocus bleu quisautait au milieu de la table oùétaient ses joujoux et qui alla ouvrirle rideau du lit de la poupée. C’estlà qu’étaient couchées les fleursmalades ; elles se levèrent aussitôt

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et dirent aux autres par un signe detête qu’elles avaient aussi envie dedanser. Le vieux bonhomme du vaseaux parfums, qui avait perdu lalèvre inférieure, se leva et fit uncompliment aux belles fleurs. Ellesreprirent leur bonne mine, semêlèrent aux autres et se montrèrenton ne peut plus joyeuses.

Tout à coup, quelque chosetomba de la table ; Ida regarda :c’était la verge qui s’élançait àterre ; elle aussi parut vouloirprendre part à la fête des fleurs. Surelle était assise une petite poupéede cire, qui portait un grand et largechapeau absolument semblable à

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celui du conseiller. La verge sautaau milieu des fleurs, montée sur sestrois échasses rouges, et se mit àmarquer fortement la mesure endansant une mazurka ; il n’y avaitqu’elle qui en fût capable : lesautres fleurs étaient trop légères etn’auraient jamais pu faire entendrele même bruit avec leurs pieds.

Tout à coup, la poupéeaccrochée à la verge s’allongea etgrandit, se tourna vers les autresfleurs, et s’écria tout haut :« Comment peut-on mettre de telleschoses dans la tête d’un enfant ?C’est une fantaisie stupide ! »

Et la poupée de cire ressemblait

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alors extraordinairement auconseiller avec son large chapeau ;elle avait le même teint jaune et lemême air grognon. Mais seslongues jambes frêles expièrent sonexclamation : les fleurs lesfrappèrent rudement ; elle seratatina soudain, et redevint unetoute petite poupée. Comme toutcela était amusant à voir ! La petiteIda ne put s’empêcher de rire. Laverge continua de danser, et leconseiller était obligé de danseravec elle, malgré toute sarésistance, quoique tantôt il se fîtgrand et long, et tantôt reprît lesproportions de la petite poupée au

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grand chapeau noir. Mais enfin lesautres fleurs intercédèrent pour lui,surtout celles qui sortaient du lit dela poupée ; la verge se laissatoucher par leurs instances et se tinttranquille.

Puis quelqu’un frappaviolemment dans le tiroir où étaientenfermés les autres joujoux d’Ida.L’homme du vase aux parfumscourut jusqu’au bord de la table,s’étendit sur le ventre, et réussit àouvrir un peu le tiroir. Tout à coupSophie se leva et regarda toutétonnée autour d’elle. « Il y a doncbal ici ! dit-elle ; pourquoipersonne ne me l’a-t-il dit ?

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– Veux-tu danser avec moi ? ditl’homme aux parfums.

– Par exemple, en voilà undanseur ! » dit-elle, et elle luitourna le dos.

Elle s’assit ensuite sur le tiroiret pensa qu’une des fleurs allaitvenir l’inviter. Mais aucune d’ellesne se présenta : elle eut beautousser et faire hum ! hum ! aucunen’approcha. L’homme se mit àdanser tout seul, et s’en acquittaassez bien.

Comme aucune des fleurs nesemblait faire attention à Sophie,elle se laissa tomber avec un grandbruit du tiroir sur le plancher.

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Toutes les fleurs accoururent, luidemandèrent si elle s’était fait mal,et se montrèrent très aimables avecelle, surtout celles qui avaientcouché dans son lit. Elle ne s’étaitpas fait le moindre mal, et les fleursd’Ida la remercièrent de son bon lit,la conduisirent au milieu de lasalle, où brillait la lune, et semirent à danser avec elle. Toutesles autres fleurs faisaient cerclepour les voir. Sophie, joyeuse, leurdit qu’elles pouvaient désormaisgarder son lit, qu’il lui était égal decoucher dans le tiroir.

Les fleurs lui répondirent :« Nous te remercions

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cordialement ; nous ne pouvons pasvivre si longtemps. Demain nousserons mortes. Mais dis à la petiteIda qu’elle nous enterre là, dansl’endroit du jardin où est enterré lepetit oiseau des Canaries. Nousressusciterons dans l’été et nousreviendrons bien plus belles.

– Non, il ne faut pas que vousmouriez », dit Sophie ; et elle baisales fleurs.

Mais au même instant, la portedu grand salon s’ouvrit, et une foulepressée de fleurs magnifiques entraen dansant. Ida ne pouvaitcomprendre d’où elles venaient.Sans doute, c’étaient toutes les

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fleurs du jardin du roi ! À leur têtemarchaient deux roseséblouissantes qui portaient depetites couronnes d’or : c’étaient leroi et la reine. Ensuite vinrent lesplus charmantes giroflées, les plusbeaux œillets, qui saluaient de touscôtés. Ils étaient accompagnésd’une troupe de musique ; de grandspavots et des pivoines soufflaient sifort dans des cosses de pois qu’ilsen avaient la figure toute rouge ; lesjacinthes bleues et les petitesperce-neiges sonnaient comme sielles portaient de véritablessonnettes. C’était une musique bienremarquable ; toutes les autres

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fleurs se joignirent à la bandenouvelle, et on vit danser violetteset amarantes, pâquerettes etmarguerites. Elles s’embrassèrenttoutes les unes les autres. C’était unspectacle délicieux.

Ensuite, les fleurs sesouhaitèrent une bonne nuit, et lapetite Ida se glissa dans son lit, oùelle rêva à tout ce qu’elle avait vu.Le lendemain, dès qu’elle fut levée,elle courut à la petite table pourvoir si les fleurs y étaient toujours.Elle ouvrit les rideaux du petit lit ;elles s’y trouvaient toutes, maisencore bien plus desséchées que laveille. Sophie était couchée dans le

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tiroir où elle l’avait placée, et avaitl’air d’avoir grand sommeil.

« Te rappelles-tu ce que tu as àme dire ? » lui dit la petite Ida.

Mais Sophie avait une mine toutétonnée, et ne répondit pas un mot.

« Tu n’es pas bonne, dit Ida ;pourtant, elles ont toutes dansé avectoi. »

Elle prit ensuite une petite boîtede papier qui contenait des dessinsde beaux oiseaux, et elle y mit lesfleurs mortes.

« Voilà votre joli petit cercueil,dit-elle. Et plus tard, lorsque mespetits cousins viendront me voir, ilsm’aideront à vous enterrer dans le

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jardin, pour que vous ressuscitiezdans l’été et que vous reveniez plusbelles. »

Les cousins de la petite Idaétaient deux joyeux garçons ; ilss’appelaient Jonas et Adolphe. Leurpère leur avait donné deuxarbalètes, et ils les emportèrentpour les montrer à Ida. La petitefille leur raconta l’histoire despauvres fleurs qui étaient mortes etles invita à l’enterrement. Les deuxgarçons marchèrent devant avecleurs arbalètes sur l’épaule, et lapetite Ida suivit avec les fleursmortes dans le joli cercueil ; oncreusa une petite fosse dans le

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jardin ; Ida, après avoir donné undernier baiser aux fleurs, déposa lecercueil dans la terre. Adolphe etJonas tirèrent des coups d’arbalèteau-dessus de la tombe ; car ils nepossédaient ni fusil ni canon.

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Il y avait une fois un étudiant,mais un vrai : il habitait unemansarde, et ne possédait rien surla terre. Il y avait aussi un épicier,également un vrai ; il demeurait aurez-de-chaussée, mais toute la bellemaison, où l’étudiant demeuraitdans les combles, lui appartenait.

Le gnome, l’esprit familier dela maison, tenait pour le

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propriétaire et faisait peu de cas del’étudiant ; à chaque fête de Noël,l’épicier, observant l’antique usage,apprêtait pour le gnome un grandplat de riz au lait bien sucré avec ungros morceau de beurre frais aumilieu : c’est là le plus grand régaldes gnomes du nord ; si vous ne lesavez pas, apprenez-le ; mais ce quiest encore plus instructif, c’est quele gnome, tout comme l’un de nousautres hommes, se laissait séduirepar cette attention.

Un soir, l’étudiant entra dans laboutique d’épicerie pour acheterune chandelle et du fromage ;n’ayant personne à son service, il

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faisait ses commissions lui-même.On lui donna ce qu’il désirait, et ilpaya ; l’épicier lui fit un petit signede tête en guise de bonsoir ; Mmel’épicière fit de même, avec plus degrâce : du reste, elle s’entendait àautre chose encore qu’à faire dessignes de tête : elle savait parlercomme un orateur et bavardercomme une pie borgne.

L’étudiant salua à son tour deson mieux, et il s’en allait, lorsqu’ils’arrêta tout court, ayant jeté uncoup d’œil sur le papier quienveloppait son fromage. C’était unfeuillet tiré d’un livre qu’onn’aurait jamais dû déchirer, d’un

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livre rempli de la plus admirablepoésie.

« Ce papier vous plaît, ditl’épicier qui avait vu lemouvement ; il y en a là encorebeaucoup de la sorte. J’ai à peineentamé le livre d’où je l’ai pris etque j’ai acheté à une vieille pour unquart de café. Donnez-moi deuxshillings, et vous pourrez emporterle restant.

– Je n’ai pas deux shillings àdépenser pour des objets de luxe,répondit l’étudiant ; si vous voulez,je vous rendrai le fromage et jeprendrai le livre. Je peux bien unefois manger une tartine sans

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fromage. Ce serait un meurtre quede mettre en lambeaux un pareillivre. Cela vous étonne ; sachez-le,vous êtes un excellent homme, unhomme pratique, mais en fait depoésie, vous vous y entendez autantque ce tonneau là-bas. »

Il désignait un tonneau défoncéoù l’on mettait les vieux journaux etautres papiers d’emballage. Cequ’il disait n’était pas très poli,surtout à l’égard du tonneau.L’épicier, lui, ne s’en formalisa pas,il rit de bon cœur ; l’étudiant aussien rit, et Mme l’épicière plusqu’eux deux. Mais le gnome sefâcha dans son coin ; il ne

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comprenait pas comment on pouvaitdire de pareilles choses en face àun épicier qui avait le meilleurbeurre de la ville.

Lorsque la nuit fut venue et quela boutique fut fermée, tout lemonde étant couché, exceptél’étudiant, le gnome sortit de sacachette, et alla prendre, dans lachambre à coucher, le râtelier deMme l’épicière, qu’elle ôtait pourdormir, ce qui ne l’empêchait pointde parler en rêve.

Le gnome, qui se connaissait ensorcellerie comme de juste, donnaau râtelier cette vertu que l’objetauquel on l’adaptait en acquérait le

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don de la parole et s’exprimaitaussi couramment, aussiéloquemment que madamel’épicière.

Il s’en retourna à la boutique etappliqua le râtelier au tonneau, enlui disant : « Est-il vrai que vous nevous connaissiez pas en poésie ?

– Allons donc, fut la réponse.La poésie, c’est une chose qui setrouve souvent en feuilleton au basdes journaux ; parfois les âmessensibles coupent ce morceau pourle garder. Dans les gazettes que jecontiens, il reste encore plus depoésie que dans la tête de ce fatd’étudiant bien qu’il fasse

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profession de vivre dans lesnuages. »

Le gnome alors adapta lerâtelier au moulin à café qui le fitmarcher, ma foi, encore un peu plusvite que madame l’épicière, puis autonneau de beurre, à celui depruneaux, à la caisse ; tous furent dumême avis que le tonneau auxjournaux : c’était donc un verdictinfaillible.

« Je m’en vais chez l’étudiant,lui dire son fait », pensa le gnome,et, montant l’escalier, il atteignit lamansarde où demeurait le jeunehomme, qui avait encore de lalumière allumée. Le gnome regarda

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par le trou de la serrure et il vitl’étudiant enfoncé dans la lecture dulivre déchiré qu’il venait d’acheter.

Quelle splendide clarté il yavait dans la chambrette ! Elle neprovenait pas de la chandelle d’undemi-shilling. Du milieu du livres’élançait un faisceau de tigeslumineuses qui supportaient commeune couronne un arbuste dont lesbranches retombaient gracieusementsur la tête de l’étudiant ; les feuillesbrillaient de mille reflets auxcouleurs magiques, chaque fleurétait une adorable tête d’enfant oude jeune fille, l’une aux yeux bleusde saphir, profonds et

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mélancoliques, l’autre aux yeuxnoirs, pleins de malice, lançant desflammes comme des escarboucles.Les fruits étaient comme des globesde feu ; sur les branches voletaientles plus jolis oiselets du monde,leur doux et harmonieux ramageformait un délicieux concert.

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Non vraiment ! jamais dans sonimagination cependant habituée aumerveilleux, le petit gnome n’avaitrêvé de splendeur pareille. Dressésur la pointe des pieds, il resta àregarder, à admirer, jusqu’à ce que,la bougie étant entièrement brûlée,l’étudiant allât se coucher. Toutrentra dans l’obscurité ; mais lesplus ravissantes mélodiescontinuèrent à retentir ; on aurait ditun chant de berceau exécuté par desanges.

« Que c’était donc beau ! se ditle gnome. Ma foi, je demeureraivolontiers ici, maintenant que jesais qu’on y voit d’aussi

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merveilleuses apparitions. Oui, jeviendrai m’établir en ce lieu. »

Mais réfléchissant tout à coup,car tout gnome qu’il était, ilraisonnait et calculait comme unhomme, il dit en soupirant : « Oui,mais il faudrait renoncer au riz aulait et à ce bon beurre. »

Et, tout perplexe, il redescenditdans la boutique ; il était temps. Letonneau aux papiers, auquel il avaitmis le râtelier, avait déjà débité, ducommencement à la fin, tout ce querenfermaient les gazettes qu’ilcontenait et il allait le réciter ànouveau, cette fois de la fin aucommencement. Le râtelier, à force

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de marcher, était prêt à sedémantibuler ; le gnome l’enleva etalla le reporter à sa place. Letonneau ne prononça plus uneparole ; cela n’empêcha point quedepuis il passa dans la boutiquepour un puits de science et desagesse.

Tous les soirs le gnomeremontait se poster devant le troude la serrure, quand il apercevaitde la lumière dans la mansarde.Souvent l’étudiant lisait dans lelivre ; et chaque fois c’étaienttoujours des visions aussisplendides. Un soir le gnome vit unspectacle aussi beau que terrible :

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c’était comme la mer en fureur,agitée par la tempête ; le fracas desvagues et du tonnerre était sisolennel et grandiose, que le gnomese sentit remué de fond en comble,comme s’il entendait la voix de laDivinité irritée ; il éclata en pleurs ;mais à ces larmes se joignait unétrange sentiment de délicieusebéatitude. Quel paradis ce seraitdonc, se dit de nouveau le gnome,que de reposer aussi sous cet arbremerveilleux. Mais alors il eût falluabandonner les agréments de laboutique et le régal de Noël. Aussise contentait-il de regarder par letrou de la serrure, exposé au vent

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coulis et au froid ; tant que duraitl’apparition, il ne se repentait derien ; mais quand l’obscurité de lanuit revenait, alors il grelottait etclaquait des dents ; il courait vite seglisser dans son petit coin, bienabrité, pour s’y réchauffer. Ilappréciait alors le bien-être qu’il yéprouvait. Et quand revint Noël etque le petit gnome se trouva attablédevant son festin de riz sucré et debeurre exquis, il s’écria : « Vivel’épicier ! je reste chez lui ! »

Voilà qu’une nuit il est éveillépar un bruit infernal ; de la rue onfrappait avec rage contre les volets.Les veilleurs de nuit sonnaient du

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cor ; les cloches retentissaient :c’était un incendie. La rue toutéclairée de flammes était pleine defumée.

Horreur et épouvante partout.Mme l’épicière dans son effroi, nesachant plus ce qu’elle faisait,pensant à sauver ses belles bouclesd’oreilles, les détacha de sesoreilles pour les mettre dans sapoche. L’épicier, moins troublé,sauta après ses obligations surl’État ; la cuisinière attrapa sonmanteau de soie.

Chacun voulait sauver ce qu’ilavait de plus précieux ; aussi legnome, grimpant à la hâte vers la

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mansarde, s’y précipita pourempêcher le fameux livre dedevenir la proie des flammes. Il vitl’étudiant regardant tranquillementpar la fenêtre l’incendie quidévorait la maison du voisin ; nepossédant rien, le jeune hommen’éprouvait aucune des angoissesqui déchiraient les autres.

Le gnome se jeta sur le livre quiétait ouvert sur la table, et fourrantce trésor, la chose la plus précieusede la maison, dans son bonnetrouge, il le serra de ses deux mainset se hissa sur la cheminée du toitpour observer les progrès du feu etvoir s’il fallait fuir ; mais déjà

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l’incendie diminuait de force.Après d’aussi vives émotions,

le petit gnome savait maintenant àquoi s’en tenir ; au fond, son cœurétait acquis à l’étudiant, aupropriétaire du livre merveilleux, àla poésie.

Mais le danger passé et lecalme revenu dans son esprit, il sedit, un peu honteux cependantdevant lui-même : « Il y a toujoursce maudit riz, ce festin de Noël…Que faire ? Je demanderai au roides gnomes la permission de mepartager entre eux deux, l’épicier etl’étudiant. »

Et sur cette sage pensée, certes

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on aurait pu le naturaliser humain.

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Que la campagne était belle !On était au milieu de l’été ; les blésagitaient des épis d’un jaunemagnifique, l’avoine était verte, etdans les prairies le foin s’élevait enmonceaux odorants ; la cigogne sepromenait sur ses longues jambesrouges, en bavardant de l’égyptien,langue qu’elle avait apprise de

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madame sa mère. Autour deschamps et des prairies s’étendaientde grandes forêts coupées de lacsprofonds.

Oui vraiment, la campagne étaitbien belle. Les rayons du soleiléclairaient de tout leur éclat unvieux domaine entouré de largesfossés, et de grandes feuilles debardane descendaient du mur jusquedans l’eau ; elles étaient si hautesque les petits enfants pouvaient secacher dessous, et qu’au milieud’elles on pouvait trouver unesolitude aussi sauvage qu’au centrede la forêt. Dans une de cesretraites une cane avait établi son

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nid et couvait ses œufs ; il luitardait bien de voir ses petitséclore. Elle ne recevait guère devisites ; car les autres aimaientmieux nager dans les fossés que devenir jusque sous les bardanes pourbarboter avec elle.

Enfin les œufs commencèrent àcrever les uns après les autres ; onentendait « pip-pip » ; c’étaient lespetits canards qui vivaient ettendaient leur cou au-dehors.

« Rap-rap », dirent-ils ensuiteen faisant tout le bruit qu’ilspouvaient.

Ils regardaient de tous côtéssous les feuilles vertes, et la mère

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les laissa faire ; car le vert réjouitles yeux.

« Que le monde est grand !dirent les petits nouveau-nés àl’endroit même où ils se trouvèrentau sortir de leur œuf.

– Vous croyez donc que lemonde finit là ? dit la mère. Oh !non, il s’étend bien plus loin, del’autre côté du jardin, jusque dansles champs du curé ; mais je n’ysuis jamais allée. Êtes-vous touslà ? continua-t-elle en se levant.Non, le plus gros œuf n’a pasbougé : Dieu ! que cela durelongtemps ! J’en ai assez. »

Et elle se mit à couver, mais

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d’un air contrarié.« Eh bien ! comment cela va-t-

il ? dit une vieille cane qui étaitvenue lui rendre visite.

– Il n’y a plus que celui-là quej’ai toutes les peines du monde àfaire crever. Regardez un peu lesautres : ne trouvez-vous pas que cesont les plus gentils petits canardsqu’on ait jamais vus ? Ilsressemblent tous d’une manièreétonnante à leur père ; mais lecoquin ne vient pas même me voir.

– Montrez-moi un peu cet œufqui ne veut pas crever, dit lavieille. Ah ! vous pouvez me croire,c’est un œuf de dinde. Moi aussi,

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j’ai été trompée une fois commevous, et j’ai eu toute la peinepossible avec le petit ; car tous cesêtres-là ont affreusement peur del’eau. Je ne pouvais parvenir à l’yfaire entrer. J’avais beau le happeret barboter devant lui, rien n’yfaisait. Que je le regarde encore :oui, c’est bien certainement un œufde dinde. Laissez-le là, et apprenezplutôt aux autres enfants à nager.

– Non, puisque j’ai déjà perdutant de temps, je puis bien rester àcouver un jour ou deux de plus,répondit la cane.

– Comme vous voudrez »,répliqua la vieille ; et elle s’en alla.

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Enfin le gros œuf creva. « Pip-pip », fit le petit, et il sortit. Commeil était grand et vilain ! La cane leregarda et dit : « Quel énormecaneton. Il ne ressemble à aucun denous. Serait-ce vraiment undindon ? ce sera facile à voir : ilfaut qu’il aille à l’eau, quand jedevrais l’y traîner. »

Le lendemain, il faisait untemps magnifique : le soleilrayonnait sur toutes les vertesbardanes ; la mère des canards serendit avec toute sa famille aufossé. « Platsh ! » et elle sauta dansl’eau. « Rap-rap », dit-elle ensuite,et chacun des petits plongea l’un

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après l’autre ; et l’eau se refermasur les têtes. Mais bientôt ilsreparurent et nagèrent avec rapidité.Les jambes allaient toutes seules, ettous se réjouissaient dans l’eau,même le vilain grand caneton gris.

« Ce n’est pas un dindon, dit-elle. Comme il se sert habilementde ses jambes, et comme il se tientdroit ! C’est mon enfant aussi : iln’est pas si laid, lorsqu’on leregarde de près. Rap-rap ! Venezmaintenant avec moi : je vais vousfaire faire votre entrée dans lemonde et vous présenter dans lacour des canards. Seulement nevous éloignez pas de moi, pour

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qu’on ne marche pas sur vous, etprenez bien garde au chat. »

Ils entrèrent tous dans la courdes canards.

Quel bruit on y faisait ! Deuxfamilles s’y disputaient une têted’anguille, et à la fin ce fut le chatqui l’emporta.

« Vous voyez comme les chosesse passent dans le monde », dit lacane en aiguisant son bec ; car elleaussi aurait bien voulu avoir la têted’anguille. « Maintenant, remuezles jambes, continua-t-elle ; tenez-vous bien ensemble et saluez levieux canard là-bas. C’est le plusdistingué de tous ceux qui se

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trouvent ici. Il est de raceespagnole, c’est pour cela qu’il estsi gros, et remarquez bien ce rubanrouge autour de sa jambe : c’estquelque chose de magnifique, et laplus grande distinction qu’on puisseaccorder à un canard. Cela signifiequ’on ne veut pas le perdre, et qu’ildoit être remarqué par les animauxcomme les hommes. Allons, tenez-vous bien ; non, ne mettez pas lespieds en dedans : un caneton bienélevé écarte les pieds avec soin,regardez comme je les mets endehors. Inclinez-vous et dites :Rap !».

Ils obéirent, et les autres

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canards qui les entouraient lesregardaient et disaient tout haut :« Voyez un peu ; en voilà encored’autres, comme si nous n’étionsdéjà pas assez. Fi, fi donc ! Qu’est-ce que ce canet-là ? Nous n’envoulons pas. »

Et aussitôt un grand canard volade son côté, se jeta sur lui et lemordit au cou.

« Laissez-le donc, dit la mère,il ne fait de mal à personne.

– D’accord ; mais il est si grandet si drôle, dit l’agresseur, qu’il abesoin d’être battu.

– Vous avez là de beaux enfants,la mère, dit le vieux canard au

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ruban rouge. Ils sont tous gentils,excepté celui-là ; il n’est pas bienvenu : je voudrais que vouspuissiez le refaire.

– C’est impossible, dit la mèrecane. Il n’est pas beau, c’est vrai,mais il a un si bon caractère ! et ilnage dans la perfection ; oui,j’oserais même dire mieux que tousles autres. Je pense qu’il grandirajoliment et qu’avec le temps il seformera. Il est resté trop longtempsdans l’œuf, et c’est pourquoi iln’est pas très bien fait. »

Tandis qu’elle parlait ainsi, ellele tirait doucement par le cou, etlissait son plumage. « Du reste,

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c’est un canard, et la beauté ne luiimporte pas tant. Je crois qu’ildeviendra fort et qu’il fera sonchemin dans le monde. Enfin, lesautres sont gentils ; maintenant, mesenfants, faites comme si vous étiezà la maison et si vous trouvez unetête d’anguille, apportez-la-moi. »

Et ils firent comme s’ils étaientà la maison.

Mais le pauvre canet qui étaitsorti du dernier œuf fut, pour salaideur, mordu, poussé et bafoué,non seulement par les canards, maisaussi par les poulets.

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« Il est trop grand », disaient-ilstous, et le coq d’Inde qui était venuau monde avec des éperons et quise croyait empereur, se gonflacomme un bâtiment toutes voiles

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dehors, et marcha droit sur lui engrande fureur et rouge jusqu’auxyeux. Le pauvre canet ne savait s’ildevait s’arrêter ou marcher : il eutbien du chagrin d’être si laid etd’être bafoué par tous les canardsde la cour.

Voilà ce qui se passa dès lepremier jour, et les choses allèrenttoujours de pis en pis. Le pauvrecanet fut chassé de partout : sessœurs mêmes étaient méchantesavec lui et répétaientcontinuellement : « Que ce seraitbien fait si le chat t’emportait,vilaine créature ! » Et la mèredisait : « Je voudrais que tu fusses

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bien loin. » Les canards lemordaient, les poulets le battaient,et la bonne qui donnait à mangeraux bêtes le repoussait du pied.

Alors il se sauva, et prit son volpar-dessus la haie. Les petitsoiseaux dans les buissonss’envolèrent de frayeur. « Et toutcela, parce que je suis vilain »,pensa le caneton. Il ferma les yeuxet continua son chemin. Il arrivaainsi au grand marécagequ’habitaient les canards sauvages.Il s’y coucha pendant la nuit, bientriste et bien fatigué.

Le lendemain, lorsque lescanards sauvages se levèrent, ils

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aperçurent leur nouveau camarade.« Qu’est-ce que c’est que

cela ? » dirent-ils ; le canet setourna de tous côtés et salua avectoute la grâce possible.

« Tu peux te flatter d’êtreénormément laid ! dirent lescanards sauvages, mais cela nousest égal, pourvu que tu n’épousespersonne de notre famille. »

Le malheureux ! est-ce qu’ilpensait à se marier, lui qui nedemandait que la permission decoucher dans les roseaux et deboire de l’eau du marécage ?

Il passa ainsi deux journées.Alors arrivèrent dans cet endroit

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deux jars sauvages. Ils n’avaientpas encore beaucoup vécu ; aussiétaient-ils très insolents.

« Écoute, camarade, dirent cesnouveaux venus ; tu es si vilain quenous serions contents de t’avoiravec nous. Veux-tu nousaccompagner et devenir un oiseaude passage ? Ici, tout près, dansl’autre marécage, il y a des oiessauvages charmantes, presquetoutes demoiselles, et qui saventbien chanter. Qui sait si tu n’ytrouverais pas le bonheur, malgré talaideur affreuse ! »

Tout à coup on entendit « pif,paf ! » et les deux jars sauvages

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tombèrent morts dans les roseaux,et l’eau devint rouge comme dusang.

« Pif, paf ! » et des troupesd’oies sauvages s’envolèrent desroseaux. Et on entendit encore descoups de fusil. C’était une grandechasse ; les chasseurs s’étaientcouchés tout autour du marais ;quelques-uns s’étaient même postéssur des branches d’arbres quis’avançaient au-dessus des joncs.Une vapeur bleue semblable à depetits nuages sortait des arbressombres et s’étendait sur l’eau ;puis les chiens arrivèrent aumarécage : « platsh, platsh », et les

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joncs et les roseaux se courbaientde tous côtés. Quelle épouvantepour le pauvre caneton ! Il plia latête pour la cacher sous son aile ;mais en même temps il aperçutdevant lui un grand chien terrible :sa langue pendait hors de sa gueule,et ses yeux farouches étincelaientde cruauté. Le chien tourna lagueule vers le caneton, lui montrases dents pointues et, « platsh,platsh », il alla plus loin sans letoucher.

« Dieu merci ! soupira lecanard ; je suis si vilain que lechien lui-même dédaigne de memordre ! »

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Et il resta ainsi en silence,pendant que le plomb sifflait àtravers les joncs et que les coups defusil se succédaient sans relâche.

Vers la fin de la journéeseulement, le bruit cessa ; mais lepauvre petit n’osa pas encore selever. Il attendit quelques heures,regarda autour de lui, et se sauva dumarais aussi vite qu’il put. Il passaau-dessus des champs et desprairies ; une tempête furieusel’empêcha d’avancer.

Sur le soir, il arriva à unemisérable cabane de paysan, sivieille et si ruinée qu’elle ne savaitpas de quel côté tomber : aussi

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restait-elle debout. La tempêtesoufflait si fort autour du canetonqu’il fut obligé de s’arrêter et des’accrocher à la cabane : tout allaitde mal en pis.

Alors il remarqua qu’une porteavait quitté ses gonds et luipermettait, par une petite ouverture,de pénétrer dans l’intérieur : c’estce qu’il fît.

Là demeurait une vieille femmeavec son matou et avec sa poule ; etle matou, qu’elle appelait son petit-fils, savait arrondir le dos et filerson rouet : il savait même lancerdes étincelles, pourvu qu’on luifrottât convenablement le dos à

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rebrousse-poil. La poule avait desjambes fort courtes, ce qui lui avaitvalu le nom de Courte-Jambe. Ellepondait des œufs excellents, et labonne femme l’aimait comme unefille.

Le lendemain, on s’aperçut dela présence du caneton étranger. Lematou commença à gronder, et lapoule à glousser.

« Qu’y a-t-il ? » dit la femme enregardant autour d’elle. Mais,comme elle avait la vue basse, ellecrut que c’était une grosse cane quis’était égarée. « Voilà une bonneprise, dit-elle : j’aurai maintenantdes œufs de cane. Pourvu que ce ne

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soit pas un canard ! Enfin, nousverrons. »

Elle attendit pendant troissemaines ; mais les œufs ne vinrentpas. Dans cette maison, le matouétait le maître et la poule lamaîtresse ; aussi ils avaientl’habitude de dire : « Nous et lemonde » ; car ils croyaient faire àeux seuls la moitié et même lameilleure moitié du monde. Lecaneton se permit de penser quel’on pouvait avoir un autre avis ;mais cela fâcha la poule.

« Sais-tu pondre des œufs ?demanda-t-elle.

– Non.

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– Eh bien ! alors, tu auras labonté de te taire. »

Et le matou le questionna à sontour : « Sais-tu faire le gros dos ?sais-tu filer ton rouet et faire jaillirdes étincelles ?

– Non.– Alors tu n’as pas le droit

d’exprimer une opinion, quand lesgens raisonnables causentensemble. »

Et le caneton se couchatristement dans un coin, mais tout àcoup un air vif et la lumière dusoleil pénétrèrent dans la chambre,et cela lui donna une si grandeenvie de nager dans l’eau qu’il ne

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put s’empêcher d’en parler à lapoule.

« Qu’est-ce donc ? dit-elle. Tun’as rien à faire, et voilà qu’il teprend des fantaisies. Ponds desœufs ou fais ron-ron, et cescaprices te passeront.

– C’est pourtant bien joli denager sur l’eau, dit le petit canard ;quel bonheur de la sentir serefermer sur sa tête et de plongerjusqu’au fond !

– Ce doit être un grand plaisir,en effet ! répondit la poule. Je croisque tu es devenu fou. Demande unpeu à Minet, qui est l’être le plusraisonnable que je connaisse, s’il

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aime à nager ou à plonger dansl’eau. Demande même à notrevieille maîtresse : personne dans lemonde n’est plus expérimenté ;crois-tu qu’elle ait envie de nageret de sentir l’eau se refermer sur satête ?

– Vous ne comprenez pas.– Nous ne te comprenons pas ?

mais qui te comprendrait donc ? Tecroirais-tu plus instruit que Minet etnotre maîtresse ?

– Je ne veux pas parler de moi.– Ne t’en fais pas accroire,

enfant, mais remercie plutôt lecréateur de tout le bien dont il t’acomblé. Tu es arrivé dans une

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chambre bien chaude, tu as trouvéune société dont tu pourraisprofiter, et tu te mets à raisonnerjusqu’à te rendre insupportable. Cen’est vraiment pas un plaisir devivre avec toi. Crois-moi, je teveux du bien ; je te dis sans doutedes choses désagréables ; maisc’est à cela que l’on reconnaît sesvéritables amis. Suis mes conseils,et tâche de pondre des œufs ou defaire ron-ron.

– Je crois qu’il me sera plusavantageux de faire mon tour dansle monde, répondit le canard.

– Comme tu voudras », dit lepoulet.

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Et le canard s’en alla nager etse plongea dans l’eau ; mais tousles animaux le méprisèrent à causede sa laideur.

L’automne arriva, les feuilles dela forêt devinrent jaunes et brunes :le vent les saisit et les fit voltiger.En haut, dans les airs, il faisait bienfroid ; des nuages lourds pendaient,chargés de grêle et de neige. Sur lahaie, le corbeau croassait, tant ilétait gelé : rien que d’y penser, ongrelottait. Le pauvre caneton n’était,en vérité, pas à son aise.

Un soir que le soleil se couchaitglorieux, toute une foule de grandsoiseaux superbes sortit des

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buissons ; le canet n’en avait jamaisvu de semblables : ils étaient d’uneblancheur éblouissante, ils avaientle cou long et souple. C’étaient descygnes. Le son de leur voix étaittout particulier. Ils étendirent leurslongues ailes éclatantes pour allerloin de cette contrée chercher dansles pays chauds des lacs toujoursouverts. Ils montaient si haut, sihaut, que le vilain petit canard enétait étrangement affecté ; il tournadans l’eau comme une roue, ildressa le cou, le tendit en l’air versles cygnes voyageurs, et poussa uncri si perçant et si singulier qu’il sefit peur à lui-même. Il lui était

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impossible d’oublier ces oiseauxmagnifiques et heureux. Sitôt qu’ilcessa de les apercevoir, il plongeajusqu’au fond, et, lorsqu’il remontaà la surface, il était comme hors delui. Il ne savait comments’appelaient ces oiseaux, ni où ilsallaient ; mais cependant il lesaimait comme il n’avait encoreaimé personne. Il n’en était pasjaloux ; car comment aurait-il puavoir l’idée de souhaiter pour lui-même une grâce si parfaite ? Ilaurait été trop heureux, si lescanards avaient consenti à lesupporter, le pauvre être si vilain !

Et l’hiver devint bien froid,

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bien froid ; le caneton nageaittoujours à la surface de l’eau pourl’empêcher de se prendre tout àfait ; mais, chaque nuit, le trou danslequel il nageait se rétrécissaitdavantage. Il gelait si fort qu’onentendait la glace craquer ; le canetétait obligé d’agiter continuellementles jambes pour que le trou ne sefermât pas autour de lui. Mais à lafin il se sentit épuisé de fatigue ; ilne remuait plus et fut saisi par laglace.

Le lendemain matin, un paysanvint sur le bord et vit ce qui sepassait ; il s’avança, rompit laglace et emporta le canard chez lui

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pour le donner à sa femme. Là, ilrevint à la vie.

Les enfants voulurent jouer aveclui ; mais le caneton, persuadéqu’ils allaient lui faire du mal, sejeta de peur au milieu du pot au lait,si bien que le lait rejaillit dans lachambre. La femme frappa sesmains l’une contre l’autre decolère, et lui, tout effrayé, seréfugia dans la baratte, et de là dansla huche à farine, puis de là prit sonvol au-dehors.

Dieu ! quel spectacle ! Lafemme criait, courait après lui, etvoulait le battre avec les pincettes ;les enfants s’élancèrent sur le tas de

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fumier pour attraper le caneton. Ilsriaient et poussaient des cris : ce futun grand bonheur pour lui d’avoirtrouvé la porte ouverte et depouvoir ensuite se glisser entre desbranches, dans la neige ; il s’yblottit tout épuisé.

Il serait trop triste de racontertoute sa misère et toutes lessouffrances qu’il eut à supporterpendant cet hiver rigoureux.

Il était couché dans le marécageentre les joncs, lorsqu’un jour lesoleil commença à reprendre sonéclat et sa chaleur. Les alouetteschantaient. Il faisait un printempsdélicieux.

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Alors, tout à coup, le canetonput se confier à ses ailes, quibattaient l’air avec plus de vigueurqu’autrefois, assez fortes pour letransporter au loin. Et bientôt il setrouva dans un grand jardin où lespommiers étaient en pleinefloraison, où le sureau répandaitson parfum et penchait ses longuesbranches vertes jusqu’aux fossés.Comme tout était beau dans cetendroit ! Comme tout respirait leprintemps !

Et des profondeurs du boissortirent trois cygnes blancs etmagnifiques.

Ils battaient des ailes et

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nagèrent sur l’eau. Le canetconnaissait ces beaux oiseaux : ilfut saisi d’une tristesse indicible.

« Je veux aller les trouver, cesoiseaux royaux ; ils me tueront,pour avoir osé, moi, si vilain,m’approcher d’eux ; mais celam’est égal ; mieux vaut être tué pareux que d’être mordu par lescanards, battu par les poules,poussé du pied par la fille debasse-cour, et que de souffrir lesmisères de l’hiver. »

Il s’élança dans l’eau et nagea àla rencontre des cygnes. Ceux-cil’aperçurent et se précipitèrent verslui les plumes soulevées. « Tuez-

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moi », dit le pauvre animal ; et,penchant la tête vers la surface del’eau, il attendait la mort.

Mais que vit-il dans l’eautransparente ? Il vit sa propre imageau-dessous de lui : ce n’était plusun oiseau mal fait, d’un gris-noir,vilain et dégoûtant, il était lui-même un cygne !

Il n’y a pas de mal à être nédans une basse-cour lorsqu’on sortd’un œuf de cygne.

Maintenant il se sentait heureuxde toutes ses souffrances et de tousses chagrins ; maintenant, pour lapremière fois, il goûtait tout sonbonheur en voyant la magnificence

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qui l’entourait, et les grands cygnesnageaient autour de lui et lecaressaient de leur bec.

De petits enfants vinrent aujardin et jetèrent du pain et du graindans l’eau, et le plus petit d’entreeux s’écria : « En voilà unnouveau ! » et les autres enfantspoussèrent des cris de joie : « Oui,oui ! c’est vrai ; il y en a encore unnouveau. » Et ils dansaient sur lesbords, puis battaient des mains ; etils coururent à leur père et à leurmère, et revinrent encore jeter dupain et du gâteau, et ils dirent tous :« Le nouveau est le plus beau !Qu’il est jeune ! qu’il est

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superbe ! »Et les vieux cygnes s’inclinèrent

devant lui.Alors, il se sentit honteux, et

cacha sa tête sous son aile ; il nesavait comment se tenir, car c’étaitpour lui trop de bonheur. Mais iln’était pas fier. Un bon cœur ne ledevient jamais. Il songeait à lamanière dont il avait été persécutéet insulté partout, et voilà qu’il lesentendait tous dire qu’il était le plusbeau de tous ces beaux oiseaux ! Etle sureau même inclinait sesbranches vers lui, et le soleilrépandait une lumière si chaude etsi bienfaisante ! Alors ses plumes

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se gonflèrent, son cou élancé sedressa, et il s’écria de tout soncœur : « Comment aurais-je purêver tant de bonheur, pendant queje n’étais qu’un vilain petitcanard. »

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Avez-vous jamais vu une de cesarmoires antiques, toutes noires devieillesse, à enroulements et àfeuillage ? C’était précisément unede ces armoires qui se trouvait dansla chambre : elle venait de latrisaïeule, et de haut en bas elleétait ornée de roses et de tulipessculptées. Mais ce qu’il y avait deplus bizarre, c’étaient les

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enroulements, d’où sortaient depetites têtes de cerf avec leursgrandes cornes. Au milieu del’armoire on voyait sculpté unhomme d’une singulière apparence :il ricanait toujours, car on nepouvait pas dire qu’il riait. Il avaitdes jambes de bouc, de petitescornes à la tête et une longue barbe.Les enfants l’appelaient le Grand-général-commandant-en-chef-Jambe-de-Bouc, nom qui peutparaître long et difficile, mais titredont peu de personnes ont étéhonorées jusqu’à présent. Enfin, ilétait là, les yeux toujours fixés surla console placée sous la grande

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glace, où se tenait debout unegracieuse petite bergère deporcelaine. Elle portait des souliersdorés, une robe parée d’une rosetoute fraîche, un chapeau d’or et unehoulette : elle était charmante. Toutà côté d’elle se trouvait un petitramoneur noir comme du charbon,mais pourtant de porcelaine aussi.Il était aussi gentil, aussi propreque vous et moi ; car il n’était enréalité que le portrait d’unramoneur. Le fabricant deporcelaine aurait tout aussi bien pufaire de lui un prince ; ce qui luiaurait été vraiment bien égal.

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Il tenait gracieusement sonéchelle sous son bras, et sa figureétait rouge et blanche comme celled’une petite fille ; ce qui ne laissaitpas d’être un défaut qu’on aurait puéviter en y mettant un peu de noir. Iltouchait presque la bergère : on lesavait placés où ils étaient, et, là oùon les avait posés, ils s’étaientfiancés. Aussi l’un convenait trèsbien à l’autre : c’étaient des jeunesgens faits de la même porcelaine ettous deux également faibles etfragiles.

Non loin d’eux se trouvait uneautre figure trois fois plus grande :

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c’était un vieux Chinois qui savaithocher la tête. Lui aussi était enporcelaine ; il prétendait être legrand-père de la petite bergère,mais il n’avait jamais pu leprouver. Il soutenait qu’il avait toutpouvoir sur elle, et c’est pourquoiil avait répondu par un aimablehochement de tête au Grand-général-commandant-en-chef-Jambe-de-Bouc, qui avait demandéla main de la petite bergère.

« Quel mari tu auras là ! dit levieux Chinois, quel mari ! Je croisquasi qu’il est d’acajou. Il fera detoi madame la Grande-générale-commandante-en-chef-Jambe-de-

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Bouc ; il a toute son armoireremplie d’argenterie, sans compterce qu’il a caché dans les tiroirssecrets.

– Je n’entrerai jamais dans cettesombre armoire, dit la petitebergère ; j’ai entendu dire qu’il y adedans onze femmes de porcelaine.

– Eh bien ! tu seras ladouzième, dit le Chinois. Cette nuit,dès que la vieille armoire craquera,on fera la noce, aussi vrai que jesuis un Chinois. »

Et là-dessus il hocha la tête ets’endormit.

Mais la petite bergère pleuraiten regardant son bien-aimé, le

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ramoneur.« Je t’en prie, dit-elle, aide-moi

à m’échapper dans le monde, nousne pouvons plus rester ici.

– Je veux tout ce que tu veux,dit le petit ramoneur. Sauvons-noustout de suite ; je pense bien que jesaurai te nourrir avec mon état.

– Pourvu que nous descendionsheureusement de la console, dit-elle. Je ne serai jamais tranquilletant que nous ne serons pas horsd’ici. »

Et il la rassura, et il lui montracomment elle devait poser son petitpied sur les rebords sculptés et surle feuillage doré. Il l’aida aussi

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avec son échelle, et bientôt ilsatteignirent le plancher. Mais en seretournant vers la vieille armoire,ils virent que tout y était enrévolution. Tous les cerfs sculptésallongeaient la tête, dressaient leursbois et tournaient le cou. Le Grand-général-commandant-en-chef-Jambe-de-Bouc fit un saut et cria auvieux Chinois : « Les voilà qui sesauvent ! ils se sauvent ! »

Alors ils eurent peur et seréfugièrent dans le tiroir dumarchepied de la fenêtre.

Là se trouvaient trois ou quatrejeux de cartes dépareillés etincomplets, puis un petit théâtre qui

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avait été construit tant bien que mal.On y jouait précisément unecomédie, et toutes les dames,qu’elles appartiennent à la familledes carreaux ou des piques, descœurs ou des trèfles, étaient assisesaux premiers rangs et s’éventaientavec leurs tulipes ; et derrière ellesse tenaient tous les valets, quiavaient à la fois une tête en l’air etl’autre en bas, comme sur les cartesà jouer. Il s’agissait dans la piècede deux jeunes gens qui s’aimaient,mais qui ne pouvaient arriver à semarier. La bergère pleurabeaucoup, car elle croyait quec’était sa propre histoire.

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« Ça me fait trop de mal, dit-elle. Il faut que je quitte le tiroir. »

Mais lorsqu’ils mirent denouveau le pied sur le plancher etqu’ils jetèrent les yeux sur laconsole, ils aperçurent le vieuxChinois qui s’était réveillé et qui sedémenait violemment.

« Voilà le vieux Chinois quiaccourt ! s’écria la petite bergère,et elle tomba sur ses genoux deporcelaine, tout à fait désolée.

– J’ai une idée, dit le ramoneur.Nous allons nous cacher au fond dela grande cruche qui est là dans lecoin. Nous y coucherons sur desroses et sur des lavandes, et s’il

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vient, nous lui jetterons de l’eau auxyeux.

– Non, ce serait inutile, luirépondit-elle. Je sais que le vieuxChinois et la Cruche ont été fiancés,et il reste toujours un fond d’amitiéaprès de pareilles relations, mêmelongtemps après. Non, il ne nousreste pas d’autre ressource que denous échapper dans le monde.

– Et en as-tu réellement lecourage ? dit le ramoneur. As-tusongé comme le monde est grand, etque nous ne pourrons plus jamaisrevenir ici ?

– J’ai pensé à tout », répliqua-t-elle.

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Et le ramoneur la regardafixement, et dit ensuite : « Lemeilleur chemin pour moi est par lacheminée. As-tu réellement lecourage de te glisser avec moi dansle poêle et de grimper le long destuyaux ? C’est par là seulement quenous arriverons dans la cheminée,et là je saurai bien me retourner. Ilfaudra monter aussi haut quepossible, et tout à fait au haut nousparviendrons à un trou par lequelnous entrerons dans le monde. »

Il la conduisit à la porte dupoêle : « Dieu ! qu’il y fait noir ! »s’écria-t-elle.

Cependant elle l’y suivit, et de

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là dans les tuyaux, où il faisait unenuit noire comme la suie.

« Nous voilà maintenant dans lacheminée, dit-il. Regarde, regardelà-haut la magnifique étoile quibrille. »

Il y avait en effet au ciel uneétoile qui semblait par son éclatleur montrer le chemin : ilsgrimpaient, ils grimpaient toujours.C’était une route affreuse, si haute,si haute ! mais il la soulevait, il lasoutenait, et lui montrait lesmeilleurs endroits où mettre sespetits pieds de porcelaine.

Ils arrivèrent ainsi jusqu’aurebord de la cheminée où ils

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s’assirent pour se reposer, tant ilsétaient fatigués : et ils avaient biende quoi l’être !

Le ciel avec toutes ses étoiless’étendait au-dessus d’eux, et lestoits de la ville s’inclinaient bienau-dessous. Ils promenèrent leurregard très loin tout autour d’eux,bien loin dans le monde. La petitebergère ne se l’était jamais figuré sivaste : elle appuyait sa petite têtesur le ramoneur et pleurait si fortque ses larmes tachèrent saceinture.

« C’est trop, dit-elle ; c’est plusque je n’en puis supporter. Lemonde est trop immense : oh ! que

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ne suis-je encore sur la consoleprès de la glace ! Je ne serai pasheureuse avant d’y être retournée.Je t’ai suivi dans le monde ;maintenant ramène-moi là-bas, si tum’aimes véritablement. »

Et le ramoneur lui parla raison ;il lui rappela le vieux Chinois, et leGrand-général-commandant-en-chef-Jambe-de-Bouc. Mais ellesanglotait si fort, et elle embrassa sibien son petit ramoneur, qu’il ne putfaire autrement que de lui céder,quoique ce fût insensé.

Ils se mirent à descendre avecbeaucoup de peine par la cheminée,se glissèrent dans les tuyaux, et

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arrivèrent au poêle. Ce n’était pascertes un voyage d’agrément, et ilss’arrêtèrent à la porte du poêlesombre pour écouter et apprendrece qui se passait dans la chambre.

Tout y était bien tranquille : ilsmirent la tête dehors pour voir.Hélas ! le vieux Chinois gisait aumilieu du plancher. Il était tombé enbas de la console en voulant lespoursuivre, et il s’était brisé entrois morceaux. Tout le dos s’étaitdétaché du reste du corps, et la têteavait roulé dans un coin. Le Grand-général-commandant-en-chef-Jambe-de-Bouc conservait toujoursla même position et réfléchissait.

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« C’est terrible, dit la petitebergère, le vieux grand-père s’estbrisé, et c’est nous qui en sommesla cause ! Oh ! je ne survivraijamais à ce malheur ! »

Et elle tordait ses petites mains.« On pourra encore le recoller,

dit le ramoneur ; oui, on pourra lerecoller. Allons, ne te désole pas ;si on lui recolle le dos et qu’on luimette une bonne attache à la nuque,il deviendra aussi solide que s’ilétait tout neuf, et pourra encorenous dire une foule de chosesdésagréables.

– Tu crois ? » dit-elle.Et ils remontèrent sur la console

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où ils avaient été placés de touttemps.

« Voilà où nous en sommesarrivés, dit le ramoneur ; nousaurions pu nous épargner toute cettepeine.

– Oh ! si seulement notre vieuxgrand-père était recollé ! dit labergère. Est-ce que ça coûte biencher ? »

Et le grand-père fut recollé. Onlui mit aussi une bonne attache dansle cou, et il devint comme neuf.Seulement il ne pouvait plus hocherla tête.

« Vous faites bien le fier, depuisque vous avez été cassé, lui dit le

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Grand-général-commandant-en-chef-Jambe-de-Bouc. Il me sembleque vous n’avez aucune raison devous tenir si roide ; enfin, voulez-vous me donner la main, oui ounon ? »

Le ramoneur et la petite bergèrejetèrent sur le vieux Chinois unregard attendrissant : ils redoutaientqu’il ne se mît à hocher la tête ;mais il ne le pouvait pas, et il auraiteu honte de raconter qu’il avait uneattache dans le cou.

Grâce à cette infirmité, les deuxjeunes gens de porcelaine restèrentensemble ; ils bénirent l’attache dugrand-père, et ils s’aimèrent

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jusqu’au jour fatal où ils furent eux-mêmes brisés.

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Première histoire.Qui traite du miroir et de ses

morceauxVoyons, nous commençons.

Quand nous serons au bout de notreconte, nous en saurons bien plusque maintenant, car nous avonsparmi nos personnages un vilainmerle, le plus méchant de tous, le

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Diable.Un jour, il était de bien bonne

humeur ; il venait de confectionnerun miroir qui avait unemerveilleuse propriété : le beau, lebien qui s’y réfléchissaient,disparaissaient presqueentièrement ; tout ce qui étaitmauvais ou déplaisant ressortait, aucontraire, et prenait des proportionsexcessives. Les plus admirablespaysages, par ce moyen,ressemblaient à des épinards cuits.Les hommes les meilleurs et lesplus honnêtes paraissaient desmonstres ; les plus beauxsemblaient tout contrefaits : on les

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voyait la tête en bas ; ils n’avaientpresque plus de corps, tant ilsétaient amincis ; les visages étaientcontournés, grimaçants,méconnaissables ; la plus petitetache de rousseur devenait énormeet couvrait le nez et les joues.

« Que c’est donc amusant ! »disait le Diable en contemplant sonouvrage. Lorsqu’une pensée sage oupieuse traversait l’esprit d’unhomme, le miroir se plissait ettremblait. Le Diable enchanté riaitde plus en plus de sa gentilleinvention. Les diablotins quivenaient chez lui à l’école, car ilétait professeur de diablerie,

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allèrent conter partout qu’unprogrès énorme, incalculable,s’accomplissait enfin : c’étaitseulement à partir de ce jour qu’onpouvait voir au juste ce qu’il enétait du monde et des humains. Ilscoururent par tout l’univers avec lefameux miroir, et bientôt il n’y eutplus un pays, plus un homme qui nes’y fût réfléchi avec des formes decaricature.

Ensuite, plus hardis, ils semirent à voler vers le ciel pour semoquer des anges et du bon Dieu.Plus ils montaient et s’approchaientdes demeures célestes, plus lemiroir se contournait et frémissait,

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à cause des objets divins qui s’yreflétaient ; à peine s’ils pouvaientle tenir, tant il se démenait.

Ils continuèrent de volertoujours plus haut, toujours plusprès des anges et de Dieu. Tout àcoup le miroir trembla tellementqu’il échappa aux mains desdiablotins impudents ; il retombasur la terre où il se brisa en desmilliards de billiards de morceaux.

Mais il causa alors bien plus demalheurs qu’auparavant. Ses débrisn’étaient pas plus gros que desgrains de sable. Le vent leséparpilla à travers le vaste monde.Bien des gens reçurent de cette

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funeste poussière dans les yeux.Une fois là, elle y restait, et lesgens voyaient tout en mal, tout enlaid et tout à l’envers. Ilsn’apercevaient plus que la tare dechaque créature, que lesdéfectuosités de toute chose ; carchacun des imperceptiblesfragments avait la même propriétéque le miroir entier. Bien plus, il yeut de ces morceaux quidescendirent jusqu’au cœur decertaines personnes ; alors c’étaitépouvantable, le cœur de cespersonnes devenait comme unmorceau de glace, aussi froid etaussi insensible.

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Outre ces innombrables petitsdébris, il resta du miroir quelquesfragments plus considérables,quelques-uns grands comme descarreaux de vitre : il ne faisait pasbon de considérer ses amis àtravers ceux-ci. D’autres servirentde verres de lunettes : les méchantsles mettaient sur leurs yeux pourparaître voir clair et discerner avecune exacte justice. Quand ilsavaient ces lunettes sur le nez, ilsriaient et ricanaient comme lediable regardant son miroir ; leslaideurs qu’ils découvraient partoutles flattaient et chatouillaientagréablement leur esprit pervers.

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C’était un gigantesque miroir ; levent continua d’en semer les débrisà travers les airs.

Maintenant, écoutez bien.

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Deuxième histoire.Un petit garçon et une

petite filleDans la grande ville il y a tant

de maisons, tant de familles, tant demonde, que tous ne peuvent avoirun jardin ; la plupart doivent secontenter de quelques pots defleurs. Deux enfants de pauvresgens avaient trouvé moyen d’avoirmieux qu’un pot de fleurs etpresque un jardin. Leurs parentsdemeuraient dans une étroiteruelle ; ils habitaient deuxmansardes en face l’une de l’autre.

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Les toits des deux maisons setouchaient presque : on pouvait sansdanger passer d’une gouttière àl’autre et se rendre visite.

Les enfants avaient devant leurfenêtre chacun une grande caisse debois remplie de terre, où il poussaitdes herbes potagères pour leménage, et aussi dans chaque caisseun rosier.

Les parents eurent l’idée deposer les caisses en travers de lapetite ruelle, d’une fenêtre àl’autre : ce fut un embellissementconsidérable : les pois suspendantleurs branches, les rosiers joignantleurs fleurs formaient comme un arc

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de triomphe magnifique. Les enfantsvenaient s’asseoir sur de petitsbancs entre les rosiers. Quelplaisir, quand on leur permettaitd’aller s’amuser ensemble dans ceparterre aérien ! Ils n’étaient pasfrère et sœur, mais ils s’aimaientautant.

L’hiver, leurs plaisirs étaientinterrompus. Les fenêtres étaientsouvent gelées et les carreauxcouverts d’une couche de glace. Lesenfants faisaient alors chauffer unschilling de cuivre sur le poêle, ilsl’appliquaient sur le carreau, etcela formait un petit judas tout rond,derrière lequel étincelait de chaque

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côté un petit œil doux et riant :c’étaient le petit garçon et la petitefille. Il se nommait Kay, elle senommait Gerda.

En été, ils pouvaient donc allerl’un chez l’autre d’un seul saut. Enhiver, il leur fallait descendre denombreux escaliers et en remonterautant.

On était en hiver. Au dehors laneige voltigeait par milliers deflocons.

« Ce sont les abeilles blanches,dit la grand-mère.

– Ont-elles aussi une reine ?demanda le petit garçon, car ilsavait que les abeilles en ont une.

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– Certainement, dit la grand-mère. La voilà qui vole là-bas oùelles sont en masse. Elle est la plusgrande de toutes. Jamais elle nereste en place, tant elle estvoltigeante. Est-elle sur terre, tout àcoup elle repart se cacher dans lesnuages noirs. Dans les nuits d’hiver,c’est elle qui traverse les rues desvilles et regarde à travers lesfenêtres qui gèlent alors et secouvrent de fleurs bizarres.

– Oui, oui, c’est ce que j’ai vu !dirent à la fois les deux enfants ; etmaintenant ils savaient que c’étaitbien vrai ce que disait la grand-mère.

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– La Reine des neiges peut-elleentrer ici ? demanda la petite fille.

– Qu’elle vienne donc ! » ditKay, je la mettrai sur le poêlebrûlant et elle fondra.

Mais la grand-mère se mit à luilisser les cheveux et racontad’autres histoires.

Le soir de ce jour, le petit Kayétait chez lui, à moitié déshabillé,prêt à se coucher. Il mit une chaisecontre la fenêtre et grimpa dessuspour regarder par le petit trou rondfait au moyen du shilling chauffé.Quelques flocons de neigetombaient lentement. Le plus grandvint se fixer sur le bord d’une des

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caisses de fleurs ; il grandit, ilgrandit, et finit par former une jeunefille plus grande que Gerda,habillée de gaze blanche et de tullebrodé de flocons étoilés. Elle étaitbelle et gracieuse, mais toute deglace. Elle vivait cependant ; sesyeux étincelaient comme des étoilesdans un ciel d’hiver, et étaient sanscesse en mouvement. La figure setourna vers la fenêtre et fit un signede la main. Le petit garçon eut peuret sauta à bas de la chaise. Un bruitse fit dehors, comme si un grandoiseau passait devant la fenêtre etde son aile frôlait la vitre.

Le lendemain il y eut une belle

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gelée. Puis vint le printemps ; lesoleil apparut, la verdure poussa,les hirondelles bâtirent leurs nids,les fenêtres s’ouvrirent, et les deuxenfants se retrouvèrent assis à côtél’un de l’autre dans leur petit jardinlà-haut sur le toit.

Comme les roses fleurirentsuperbement cet été ! et que lejardin se para à plaisir ! La petitefille avait appris par cœur uncantique où il était question deroses ; quand elle le disait, ellepensait à celles de son jardin. Ellele chanta devant le petit garçon, ellele lui apprit, et tous deux unirentbientôt leurs voix pour chanter :

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Les roses passent et sefanent. Mais bientôtNous reverrons la Noël etl’enfant Jésus.

Les deux petits embrassaient les

fleurs comme pour leur dire adieu.Ils regardaient la clarté du soleil, etsouhaitaient presque qu’il hâtât sacourse pour revoir plus vite l’enfantJésus. Pourtant, quelles bellesjournées se succédaient pour eux,pendant qu’ils jouaient à l’ombredes rosiers couverts de fleurs !

Un jour Kay et Gerda setrouvaient là, occupés à regarder,

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dans un livre d’images, desanimaux, des oiseaux, despapillons. L’horloge sonnajustement cinq heures à la grandeéglise. Voilà que Kay s’écrie :« Aïe, il m’est entré quelque chosedans l’œil ! Aïe, aïe, quelque chosem’a piqué au cœur ! »

La petite fille lui prit le visageentre les mains, et lui regarda dansles yeux qui clignotaient ; non, ellen’y vit absolument rien.

« Je crois que c’est parti », dit-il. Mais ce n’était pas parti. C’étaitun des morceaux de ce terriblemiroir dont nous avons parlé, de cemiroir, vous vous en souvenez bien,

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qui fait paraître petit et laid ce quiest grand et beau, qui met en reliefle côté vilain et méchant des êtreset des choses, et en fait ressortir lesdéfauts au préjudice des qualités.Le malheureux Kay a reçu dans lesyeux un de ces innombrablesdébris ; l’atome funeste a pénétréjusqu’au cœur, qui va se racornir etdevenir comme un morceau deglace. Kay ne sentait plus aucunmal, mais ce produit de l’enfer étaiten lui.

« Pourquoi pleures-tu, dit-il à lafillette que son cri de douleur avaitémue ; essuie ces larmes, elles terendent affreuse. Je n’ai plus aucun

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mal. – Fi donc ! s’écria-t-il enjetant les yeux autour de lui, cetterose est toute piquée de vers ; cetteautre est mal faite ; toutes sontcommunes et sans grâce, comme lalourde boîte où elles poussent ! » Ildonna un coup de pied dédaigneuxcontre la caisse et arracha les deuxfleurs qui lui avaient déplu.

« Kay ! que fais-tu ? » s’écria lapetite fille, comme s’il commettaitun sacrilège.

La voyant ainsi effrayée, Kayarracha encore une rose, puiss’élança dans sa mansarde sans direadieu à sa gentille et chèrecompagne. Que voulez-vous ?

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C’était l’effet du grain de verremagique.

Le lendemain, ils se mirent àregarder de nouveau dans le livred’images. Kay n’y vit que d’affreuxmagots, des êtres ridicules et malbâtis, des monstres grotesques.Quand la grand-mère racontait denouveau des histoires, il venait toutgâter avec un mais, ou bien il seplaçait derrière la bonne vieille,mettait ses lunettes et faisait desgrimaces. Il ne craignit pas decontrefaire la grand-mère, d’imiterson parler, et de faire rire tout lemonde aux dépens de l’aïeulevénérable. Ce goût de singer les

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personnes qu’il voyait, dereproduire comiquement leursridicules, s’était tout à coupdéveloppé en lui. On riait beaucoupà le voir ; on disait : « Ce petitgarçon est malin, il a de l’esprit. »Il alla jusqu’à taquiner la petiteGerda, qui lui était dévouée detoute son âme. Tout cela neprovenait que de ce fatal grain deverre qui lui était entré au cœur.

Dès lors, il ne joua plus auxmêmes jeux qu’auparavant : il jouaà des jeux raisonnables, à des jeuxde calcul. Un jour qu’il neigeait( l’hiver était revenu ), il prit uneloupe qu’on lui avait donnée, et,

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tendant le bout de sa jaquette bleueau dehors, il y laissa tomber desflocons. « Viens voir à travers leverre, Gerda », dit Kay. Les floconsà travers la loupe paraissaientbeaucoup plus gros ; ils formaientdes hexagones, des octogones etautres figures géométriques.

« Regarde ! reprit Kay, commec’est arrangé avec art et régularité ;n’est-ce pas bien plus intéressantque des fleurs ? Ici, pas un côté del’étoile qui dépasse l’autre, tout estsymétrique ; il est fâcheux que celafonde si vite. S’il en étaitautrement, il n’y aurait rien de plusbeau qu’un flocon de neige. ».

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Le lendemain, il vint avec sesgants de fourrures et son traîneausur le dos. Il cria aux oreilles deGerda comme tout joyeux de lalaisser seule : « On m’a permisd’aller sur la grand-place où jouentles autres garçons ! » Aussitôt dit, ildisparut.

Là, sur la grand-place, lesgamins hardis attachaient leurstraîneaux aux charrettes des paysanset se faisaient ainsi traîner un boutde chemin. C’était une excellentemanière de voyager. Kay et lesautres étaient en train de s’amuser,quand survint un grand traîneaupeint en blanc.

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On y voyait assis un personnagecouvert d’une épaisse fourrureblanche, coiffé de même. Letraîneau fit deux fois le tour de laplace. Kay y attacha le sien et se fitpromener ainsi.

Le grand traîneau alla plus vite,encore plus vite ; il quitta la placeet fila par la grand-rue. Lepersonnage qui le conduisait seretourna et fit à Kay un signe de têteamical, comme s’ils étaient desconnaissances. Chaque fois queKay voulait détacher son traîneau,le personnage le regardait, en luiadressant un de ses signes de tête,et Kay subjugué restait tranquille.

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Les voilà qui sortent des portesde la ville. La neige commençait àtomber à force. Le pauvre petitgarçon ne voyait plus à deux pasdevant lui ; et toujours on couraitavec plus de rapidité.

La peur le prit. Il dénoua enfinla corde qui liait son traîneau àl’autre. Mais il n’y eut rien dechangé : son petit véhicule étaitcomme rivé au grand traîneau quiallait comme le vent. Kay se mit àcrier au secours ; personne nel’entendit ; la neige tombait de plusen plus épaisse, le traîneau volaitdans une course vertigineuse ;parfois il y avait un cahot comme si

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l’on sautait par-dessus un fossé oupar-dessus une haie ; mais onn’avait pas le temps de les voir.Kay était dans l’épouvante. Ilvoulut prier, dire son Pater; il n’enput retrouver les paroles ; au lieude réciter le Pater, il récitait latable de multiplication et lemalheureux enfant se désolait. Lesflocons tombaient de plus en plusdurs ; ils devenaient de plus en plusgros ; à la fin on eut dit des poulesblanches aux plumes hérissées. Toutd’un coup le traîneau tourna de côtéet s’arrêta. La personne qui leconduisait se leva : ces épaissesfourrures qui la couvraient étaient

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toutes de neige d’une blancheuréclatante. Cette personne était unetrès grande dame : c’était la Reinedes Neiges.

« Nous avons été bon train, dit-elle. Malgré cela, je vois que tu vasgeler, mon ami Kay. Viens donc temettre sous mes fourrures de peauxd’ours. »

Elle le prit, le plaça à côtéd’elle, rabattit sur lui son manteau.Elle avait beau parler de ses peauxd’ours, Kay crut s’enfoncer dansune masse de neige.

« As-tu encore froid ? » dit-elle. Elle l’embrassa sur le front.Le baiser était plus froid que glace,

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et lui pénétra jusqu’au cœur quiétait déjà à moitié glacé. Il se sentitsur le point de rendre l’âme. Maisce ne fut que la sensation d’uninstant. Il se trouva ensuite toutréconforté et n’éprouva plus aucunfrisson.

« Mon traîneau ! dit-il ;n’oublie pas mon traîneau ! »

C’est à quoi il avait penséd’abord en revenant à lui. Une despoules blanches qui voltigeaientdans l’air fut attelée au traîneau del’enfant ; elle suivit sans peine legrand traîneau qui continua sacourse.

La Reine des Neiges donna à

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Kay un second baiser. Il n’eut plusalors le moindre souvenir pour lapetite Gerda, pour la grand-mère nipour les siens.

« Maintenant je net’embrasserai plus, dit-elle, car unnouveau baiser serait ta mort. »

Kay la regarda en face,l’éclatante souveraine ! Qu’elleétait belle ! On ne pouvait imaginerun visage plus gracieux et plusséduisant. Elle ne lui parut plusformée de glace comme la premièrefois qu’il l’avait vue devant lafenêtre de la mansarde et qu’elle luiavait fait un signe amical. Elle nelui inspirait aucune crainte. Il lui

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raconta qu’il connaissait le calculde tête et même par fractions, etqu’il savait le nombre juste deshabitants et des lieues carrées dupays.

La Reine souriait en l’écoutant.Kay se dit que ce n’était peut-êtrepas assez de ces connaissances dontil était si fier.

Il regarda dans le vaste espacedes airs, il se vit emporté avec ellevers les nuages noirs. La tempêtesifflait, hurlait : c’était une mélodiesauvage comme celle des antiqueschants de combat. Ils passèrent par-dessus les bois, les lacs, la mer etles continents. Ils entendirent au-

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dessous d’eux hurler les loups,souffler les ouragans, rouler lesavalanches. Au-dessus volaient lescorneilles aux cris discordants.Mais plus loin brillait la lune danssa splendide clarté. Kay admiraitles beautés de la longue nuitd’hiver. Le jour venu, il s’endormitaux pieds de la Reine des Neiges.

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Troisième histoire.Le jardin de la femme qui

savait faire desenchantements

Que devint la petite Gerdalorsqu’elle ne vit pas revenir soncamarade Kay ? où pouvait-il êtreresté ? Personne n’en savait rien ;personne n’avait vu par où il étaitpassé. Un gamin seulement racontaqu’il l’avait vu attacher sontraîneau à un autre, un très grand,qui était sorti de la ville. Personnedepuis ne l’avait aperçu. Bien deslarmes furent versées à cause de

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lui. La petite Gerda pleura plus quetous.

« Il est mort, disait-elle ; il sesera noyé dans la rivière qui couleprès de l’école. »

Et elle recommençait àsangloter. Oh ! que les journéesd’hiver lui semblèrent longues etsombres !

Enfin le printemps revint,ramenant le soleil et la joie ; maisGerda ne se consolait point.

« Kay est mort, disait-elleencore, il est parti pour toujours.

– Je ne crois pas, répondit lerayon de soleil.

– Il est mort : je ne le verrai

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plus ! dit-elle aux hirondelles.– Nous n’en croyons rien »,

répliquèrent celles-ci.À la fin, Gerda elle-même ne le

crut plus.« Je vais mettre mes souliers

rouges tout neufs, se dit-elle unmatin, ceux que Kay n’a jamais vus,et j’irai trouver la rivière et luidemander si elle sait ce qu’il estdevenu. »

Il était de très bonne heure. Elledonna un baiser à la vieille grand-mère qui dormait encore, et elle mitses souliers rouges. Puis elle partittoute seule, passa la porte de laville et arriva au bord de la rivière.

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« Est-il vrai, lui dit-elle, que tum’as pris mon ami Kay ? Je veuxbien te donner mes jolis souliers demaroquin rouge si tu veux me lerendre. »

Il lui parut que les vagues luirépondaient par un balancementsingulier. Elle prit ses beauxsouliers qu’elle aimait par-dessustout et les lança dans l’eau. Maiselle n’était pas bien forte, la petiteGerda ; ils tombèrent près de larive, et les petites vagues lesrepoussèrent à terre. Elle aurait puvoir par là que la rivière ne voulaitpas garder ce présent, parce qu’ellen’avait pas le petit Kay à lui rendre

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en échange.Mais Gerda crut qu’elle n’avait

pas jeté les souliers assez loin dubord ; elle s’avisa donc de montersur un bateau qui se trouvait là aumilieu des joncs. Elle alla jusqu’àl’extrême bout du bateau, et de làlança de nouveau ses souliers àl’eau.

La barque n’était pas attachéeau rivage. Par le mouvement que luiimprima Gerda, elle s’éloigna dubord. La fillette s’en aperçut etcourut pour sauter dehors ; maislorsqu’elle revint à l’autre bout, il yavait déjà la distance de trois piedsentre la terre et le bateau.

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Le bateau se mit à descendre larivière. Gerda, saisie de frayeur,commença à pleurer. Personne nel’entendit, excepté les moineaux ;mais ils ne pouvaient pas larapporter à terre.

Cependant, comme pour laconsoler, ils volaient le long de larive et criaient : « Her ere vi ! herere vi ! » ( « Si, nous voici ; si,nous voici ! » )

La nacelle suivait toujours lecours de l’eau. Gerda avait cesséde pleurer et se tenait tranquille.Elle n’avait aux pieds que ses bas.Les petits souliers rouges flottaientaussi sur la rivière, mais ils ne

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pouvaient atteindre la barque quiglissait plus vite qu’eux.

Sur les deux rives poussaient devieux arbres, de belles fleurs, dugazon touffu où paissaient desmoutons ; c’était un beau spectacle.Mais on n’apercevait pas un êtrehumain.

« Peut-être, pensa Gerda, larivière me mène-t-elle auprès dupetit Kay. » Cette pensée dissipason chagrin. Elle se leva et regardalongtemps le beau paysageverdoyant.

Elle arriva enfin devant ungrand verger tout planté decerisiers. Il y avait là une étrange

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maisonnette dont les fenêtresavaient des carreaux rouges, bleuset jaunes, et dont le toit était dechaume. Sur le seuil se tenaientdeux soldats de bois quiprésentaient les armes aux gens quipassaient.

Gerda les appela à sonsecours : elle les croyait vivants.Naturellement, ils ne bougèrent pas.Cependant la barque approchait dela terre. Gerda cria plus fort. Alorssortit de la maisonnette une vieille,vieille femme qui s’appuyait surune béquille ; elle avait sur la têteun grand chapeau de pailleenguirlandé des plus belles fleurs.

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« Pauvre petite, dit-elle,

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comment es-tu arrivée ainsi sur legrand fleuve rapide ? Comment as-tu été entraînée si loin à travers lemonde ? »

Et la bonne vieille entra dansl’eau ; avec sa béquille elleatteignit la barque, l’attira sur lebord, et enleva la petite Gerda.L’enfant, lorsqu’elle eut de nouveaules pieds sur la terre, se réjouitfort ; toutefois elle avait quelquefrayeur de l’étrange vieille femme.

« Raconte-moi, dit celle-ci, quitu es et d’où tu viens ? »

Gerda lui fit le récit de tout cequi lui était arrivé. La vieillesecouait la tête et disait : « Hum !

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hum ! ».Lorsque la fillette eut terminé

son récit, elle demanda à la vieillesi elle n’avait pas aperçu le petitKay. La vieille répondit qu’iln’avait point passé devant samaison, mais ne tarderait sans doutepas à venir. Elle exhorta Gerda à neplus se désoler, et l’engagea àgoûter ses cerises et à admirer sesfleurs.

« Elles sont plus belles, ajouta-t-elle, que toutes celles qui sontdans les livres d’images ; et, deplus, j’ai appris à chacune d’elles àraconter une histoire. »

Elle prit l’enfant par la main et

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la conduisit dans la maisonnettedont elle ferma la porte. Lesfenêtres étaient très élevées au-dessus du sol ; les carreaux de vitreétaient, avons-nous dit, rouges,bleus et jaunes. La lumière du jour,passant à travers ces carreaux,colorait tous les objets d’unebizarre façon. Sur la table setrouvaient de magnifiques cerises,et Gerda en mangea autant qu’ellevoulut, elle en avait la permission.

Pendant qu’elle mangeait lescerises, la vieille lui lissa lescheveux avec un peigne d’or et enforma de jolies boucles quientourèrent comme d’une auréole le

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gentil visage de la fillette, fraisminois tout rond et semblable à unbouton de rose.

« J’ai longtemps désiré, dit lavieille, avoir auprès de moi uneaimable enfant comme toi. Tuverras comme nous ferons bonménage ensemble. »

Pendant qu’elle peignait ainsiles cheveux de Gerda, celle-cioubliait de plus en plus son petitami Kay. C’est que la vieille étaitune magicienne, mais ce n’était pasune magicienne méchante ; elle nefaisait des enchantements que pourse distraire un peu. Elle aimait lapetite Gerda et désirait la garder

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auprès d’elle.C’est pourquoi elle alla au

jardin et toucha de sa béquille tousles rosiers ; et tous, même ceux quiétaient pleins de vie, couverts desplus belles fleurs, disparurent sousterre ; on n’en vit plus trace. Lavieille craignait que, si Gerdaapercevait des roses, elles ne luirappelassent celles qui étaient dansla caisse de la mansarde ; alorsl’enfant se souviendrait de Kay, sonami, et se sauverait à sa recherche.

Quand elle eut pris cetteprécaution, elle mena la petite dansle jardin. Ce jardin était splendide :quels parfums délicieux on y

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respirait ! Les fleurs de toutessaisons y brillaient du plus viféclat. Jamais, en effet, dans aucunlivre d’images, on n’en avait puvoir de pareilles. Gerda sautait dejoie ; elle courut à travers lesparterres, jusqu’à ce que le soleilse fût couché derrière les cerisiers.La vieille la ramena alors dans lamaisonnette ; elle la coucha dans unjoli petit lit aux coussins de soierouge brodés de violettes. Gerdas’endormit et fit des rêves aussibeaux qu’une reine le jour de sonmariage.

Le lendemain, elle retournajouer au milieu des fleurs, dans les

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chauds rayons du soleil. Ainsi sepassèrent bien des jours. Gerdaconnaissait maintenant toutes lesfleurs du jardin : il y en avait descentaines ; mais il lui semblaitparfois qu’il en manquait une sorte ;laquelle ? elle ne savait.

Voilà qu’un jour elle regarda legrand chapeau de la vieille, avec laguirlande de fleurs. Parmi elles, laplus belle était une rose. La vieilleavait oublié de l’enlever. On penserarement à tout.

« Quoi ! s’écrie aussitôt Gerda,n’y aurait-il pas de roses ici ?Cherchons. »

Elle se mit à parcourir tous les

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parterres ; elle eut beau fureterpartout, elle ne trouva rien. Elle sejeta par terre en pleurant à chaudeslarmes. Ces larmes tombèrentjustement à l’endroit où se trouvaitun des rosiers que la vieille avaitfait rentrer sous terre. Lorsque laterre eut été arrosée de ces larmes,l’arbuste en surgit tout à coup, aussimagnifiquement fleuri qu’aumoment où il avait disparu.

À cette vue, Gerda ne se contintpas de joie. Elle baisait chacunedes roses l’une après l’autre. Puiselle pensa à celles qu’elle avaitlaissées devant la fenêtre de lamansarde, et alors elle se souvint

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du petit Kay.« Dieu ! dit-elle, que de temps

on m’a fait perdre ici ! Moi, quiétais partie pour chercher Kay, moncompagnon ! Ne savez-vous pas oùil pourrait être ? demanda-t-elle auxroses. Croyez-vous qu’il soit mort ?

– Non, il ne l’est pas,répondirent-elles. Nous venons dedemeurer sous terre ; là sont tousles morts, et lui ne s’y trouvait pas.

– Merci ! grand merci ! » ditGerda. Elle courut vers les autresfleurs ; s’arrêtant auprès dechacune, prenant dans ses mainsmignonnes leur calice, elle leurdemanda : « Ne savez-vous pas ce

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qu’est devenu le petit Kay ? »Les fleurs lui répondirent.

Gerda entendit les histoiresqu’elles savaient raconter, mais,c’étaient des rêveries. Quant aupetit Kay, aucune ne le connaissait.

Que disait donc le lis rouge ?« Entends-tu le tambour ?

Boum, boum ! Toujours ces deuxsons ; toujours boum, boum !Entends-tu le chant plaintif desfemmes, les prêtres qui donnent desordres ? Revêtue de son grandmanteau rouge, la veuve de l’Indouest sur le bûcher. Les flammescommencent à s’élever autourd’elle et du corps de son mari. La

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veuve n’y fait pas attention ; ellepense à celui dont les yeux jetaientune lumière plus vive que cesflammes : à celui dont les regardsavaient allumé dans son cœur unincendie plus fort que celui qui varéduire son corps en cendres.Crois-tu que la flamme de l’âmepuisse périr dans les flammes dubûcher ?

– Comment veux-tu que je lesache ? dit la petite Gerda.

– Mon histoire est terminée »,dit le lis rouge.

Que raconta le liseron ?« Sur la pente de la montagne

est suspendu un vieux donjon : le

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lierre pousse par touffes épaissesautour des murs et grimpe jusqu’aubalcon. Là se tient debout une jeunefille : elle se penche au-dessus dela balustrade et regarde le long del’étroit sentier. Quelle fleur dansces ruines ! La rose n’est pas plusfraîche et ne prend point avec plusde grâce à sa tige : la fleur dupommier n’est pas plus légère etplus aérienne. Quel doux frou-froufont ses vêtements de soie !

« Ne vient-il donc pas ?murmure-t-elle.

– Est-ce de Kay que tu parles ?demanda la petite Gerda.

– Non, il ne figure pas dans mon

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conte », répondit le liseron.Que dit la petite perce-neige ?« Entre les branches, une

planche est suspendue par descordes, c’est une escarpolette. Deuxgentilles fillettes s’y balancent ;leurs vêtements sont blancs commela neige ; à leurs chapeaux flottentde longs rubans verts. Leur frère,qui est plus grand, fait allerl’escarpolette. Il a ses bras passésdans les cordes pour se tenir. Unepetite coupe dans une main, unchalumeau dans l’autre, il souffledes bulles de savon ; et tandis quela balançoire vole, les bulles auxcouleurs changeantes montent dans

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l’air. En voici une au bout de lapaille, elle s’agite au gré du vent.Le petit chien noir accourt et sedresse sur les pattes de derrière ; ilvoudrait aller aussi sur labalançoire, mais elle ne s’arrêtepas ; il se fâche, il aboie. Lesenfants le taquinent, et pendant cetemps les jolies bulles crèvent ets’évanouissent.

– C’est gentil ce que tu contes-là, dit Gerda à la perce-neige ; maispourquoi ton accent est-il si triste ?Et le petit Kay ? Tu ne sais rien delui non plus ? » La perce-neigereste silencieuse.

Que racontent les hyacinthes ?

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« Il y avait trois jolies sœurshabillées de gaze, l’une en rouge,l’autre en bleu, la dernière enblanc. Elles dansaient en rond à laclarté de la lune sur la rive du lac.Ce n’étaient pas des elfes, c’étaientdes enfants des hommes. L’air étaitrempli de parfums enivrants. Lesjeunes filles disparurent dans lebois. Qu’arriva-t-il ? Quel malheurles frappa ? Voyez cette barque quiglisse sur le lac : elle porte troiscercueils où les corps des jeunesfilles sont enfermés. Elles sontmortes ; la cloche du soir sonne leglas funèbre.

– Sombres hyacinthes,

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interrompit Gerda, votre histoire esttrop lugubre. Elle achève dem’attrister. Dites-moi, mon ami Kayest-il mort comme vos jeunesfilles ? Les roses disent que non ; etvous, qu’en dites-vous ?

– Kling, Klang, répondirent leshyacinthes, le glas ne sonne paspour le petit Kay. Nous ne leconnaissons pas. Nous chantonsnotre chanson, nous n’en savonspoint d’autre. »

Gerda interrogea la dent-de-lion qu’elle voyait s’épanouir dansl’herbe verte.

« Tu brilles comme un petitsoleil, lui dit-elle ; sais-tu où je

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pourrais trouver mon camarade dejeux ? »

La dent-de-lion brillait en effetsur le gazon ; elle entonna unechanson, mais il n’y était pasquestion de Kay.

« Dans une petite cour, dit-elle,un des premiers jours du printemps,le soleil du bon Dieu dardait sesdoux rayons sur les blanchesmurailles, au pied desquelles semontrait la première fleur jaune del’année, reluisante comme unepièce d’or. La vieille grand-mèreétait assise dans un fauteuil ; sapetite fille accourut et embrassa lagrand-mère : ce n’était qu’une

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pauvre petite servante ; eh bien !son baiser valait seul plus que tousles trésors du monde, parce qu’elley avait mis tout son cœur. Monhistoire est finie, je n’en ai pasappris davantage.

– Pauvre grand-mère ! soupiraGerda ; elle me cherche, elles’afflige à cause de moi, comme jele faisais pour le petit Kay ; mais jeserai bientôt de retour et je leramènerai. Laissons maintenant cesfleurs ; les égoïstes, elles ne sontoccupées que d’elles-mêmes ! »

Sur ce, elle retrousse sa petiterobe pour pouvoir marcher plusvite ; elle court jusqu’au bout du

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jardin. La porte était fermée ; maiselle pousse de toutes ses forces leverrou et le fait sortir du crampon.La porte s’ouvre et la petite seprécipite, pieds nus, à travers levaste monde.

Trois fois elle s’arrêta dans sacourse pour regarder en arrière ;personne ne la poursuivait. Quandelle fut bien fatiguée, elle s’assitsur une grosse pierre ; elle jeta lesyeux autour d’elle et s’aperçut quel’été était passé, et qu’on était à lafin de l’automne. Dans le beaujardin, elle ne s’était pas renducompte de la fuite du temps ; lesoleil y brillait toujours du même

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éclat, et toutes les saisons y étaientconfondues. « Que je me suisattardée ! se dit-elle. Comment !nous voici déjà en automne !Marchons vite, je n’ai plus le tempsde me reposer ! »

Elle se leva pour reprendre sacourse ; mais ses petits membresétaient roidis par la fatigue, et sespetits pieds meurtris. Le tempsd’ailleurs n’était pas encourageant,le paysage était dépourvu d’attraits.Le ciel était terne et froid. Lessaules avaient encore des feuilles,mais elles étaient jaunes ettombaient l’une après l’autre. Il n’yavait plus de fruits aux arbres,

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excepté les prunelles qu’on y voyaitencore ; elles étaient âpres etamères ; la bouche en y touchant secontractait. Que le vaste mondeavait un triste aspect ! Que tout ysemblait gris, morne et maussade !

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Quatrième histoire.Prince et princesse

Bientôt Gerda dut s’arrêter denouveau, elle n’avait plus la forced’avancer. Pendant qu’elle sereposait un peu, une grossecorneille perchée sur un arbre enface d’elle la considéraitcurieusement. La corneille agita latête de droite et de gauche et cria :« Crah, crah, g’tak, g’tak ! » C’est àpeu près ainsi qu’on dit bonjour ence pays, mais la brave bête avait unmauvais accent. Si elle prononçaitmal, elle n’en était pas moinsbienveillante pour la petite fille, et

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elle lui demanda où elle allait ainsitoute seule à travers le vastemonde.

Gerda ne comprit guère que lemot « toute seule », mais elle enconnaissait la valeur par expérienceet se rendit compte de la questionde la corneille. Elle lui fit le récitde ses aventures, et finit par luidemander si elle n’avait pas vu lepetit Kay.

L’oiseau, branlant la tête d’unair grave, répondit :

« Cela pourrait être, cela sepourrait.

– Comment ! tu crois l’avoirvu ! » s’écria Gerda transportée de

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joie. Elle serra dans ses brasl’oiseau, qui s’était approchéd’elle ; elle l’embrassa si fortqu’elle faillit l’étouffer.

« Un peu de raison, un peu decalme, dit la corneille. Je crois,c’est-à-dire je suppose, celapourrait être. Oui, oui, il estpossible que ce soit le petit Kay ; jene dis rien de plus. Mais en touscas il t’aura oublié, car il ne penseplus qu’à sa princesse.

– Une princesse ! reprit Gerda ;il demeure chez une princesse !

– Oui, voici la chose, dit lacorneille. Mais il m’est pénible deparler ta langue ; ne connais-tu pas

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celle des corneilles ?– Non, je ne l’ai pas apprise,

dit Gerda. Grand-mère la savait.Pourquoi ne me l’a-t-elle pasenseignée ?

– Cela ne fait rien, repartit lacorneille ; je tâcherai de faire lemoins de fautes possible. Mais ilfaudra m’excuser si, comme je lecrains, je pèche contre lagrammaire. »

Et elle se mit à conter ce quisuit :

« Dans le royaume où nous noustrouvons règne une princesse qui ade l’esprit comme un ange. C’estqu’elle a lu toutes les gazettes qui

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s’impriment dans l’univers, etsurtout qu’elle a eu la sagessed’oublier tout ce qu’elle y a lu.Dernièrement, elle était assise surson trône, et par parenthèse il paraîtqu’être assis sur un trône n’est pasaussi agréable qu’on le croitcommunément et ne suffit pas aubonheur. Pour se distraire, elle semit à chanter une chanson : lachanson était par hasard celle qui apour refrain :

Pourquoi donc ne me marierai-jepas ?

« Mais en effet, se dit la

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princesse, pourquoi ne memarierai-je pas ? » Seulement il luifallait un mari qui sût parler,causer, lui donner la réplique. Ellene voulait pas de ces individusgraves et prétentieux, ennuyeux etsolennels. Au son du tambour, elleconvoqua ses dames d’honneur etleur fit part de l’idée qui lui étaitvenue. « C’est charmant, lui dirent-elles toutes ; c’est ce que nous nousdisons tous les jours : pourquoi laprincesse ne se marie-t-elle pas ? »

« Tu peux être certaine, ajoutaici la corneille, que tout ce que jeraconte est absolument exact. Jetiens le tout de mon fiancé, qui se

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promène partout dans le palais. »Ce fiancé était naturellement

une corneille, une corneilleapprivoisée, car les corneillesn’épousent que les corneilles. Bien,reprenons notre récit :

« Donc, continua la corneille,les journaux du pays, bordés pourla circonstance d’une guirlande decœurs enflammés entremêlés duchiffre de la princesse, annoncèrentque tous les jeunes gens d’une taillebien prise et d’une jolie figurepourraient se présenter au palais etvenir deviser avec la princesse :celui d’entre eux qui causerait lemieux et montrerait l’esprit le plus

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aisé et le plus naturel, deviendraitl’époux de la princesse.

« Oui, oui, dit la corneille, tupeux me croire, c’est comme celaque les choses se passèrent ; jen’invente rien, aussi vrai que noussommes ici l’une à côté de l’autre.

« Les jeunes gens accoururentpar centaines. Mais ils se faisaientrenvoyer l’un après l’autre. Aussilongtemps qu’ils étaient dans la rue,hors du palais, ils babillaientcomme des pies. Une fois entrés parla grande porte, entre la double haiedes gardes chamarrés d’argent, ilsperdaient leur assurance. Et quanddes laquais, dont les habits étaient

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galonnés d’or, les conduisaient parl’escalier monumental dans lesvastes salons, éclairés par deslustres nombreux, les pauvresgarçons sentaient leurs idéess’embrouiller ; arrivés devant letrône où siégeait majestueusementla princesse, ils ne savaient plusrien dire, ils répétaient piteusementle dernier mot de ce que laprincesse leur disait, ilsbalbutiaient. Ce n’était pas du toutl’affaire de la princesse.

« On aurait dit que cesmalheureux jeunes gens étaient tousensorcelés et qu’un charme leurliait la langue. Une fois sortis du

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palais et de retour dans la rue, ilsrecouvraient l’usage de la parole etjasaient de plus belle.

« Ce fut ainsi le premier et lesecond jour. Plus on en éconduisait,plus il en venait ; on eût dit qu’il ensortait de terre, tant l’affluence étaitgrande. C’était une file depuis lesportes de la ville jusqu’au palais.Je l’ai vu, vu de mes yeux, répéta lacorneille.

« Ceux qui attendaient leur tourdans la rue eurent le temps d’avoirfaim et soif. Les plus avisés avaientapporté des provisions ; ils segardaient bien de les partager avecleurs voisins : que leurs langues se

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dessèchent ! pensaient-ils ; commecela ils ne pourront pas dire un motà la princesse !

– Mais Kay, le petit Kay ?demanda Gerda. Quand parut-il ?Était-il parmi la foule ?

– Attends, attends donc, repritla corneille, tu es trop impatiente.Nous arrivons justement à lui. Letroisième jour on vit s’avancer unpetit bonhomme qui marchait àpied. Beaucoup d’autres venaient àcheval ou en voiture et faisaient lesbeaux seigneurs. Il se dirigea d’unair gai vers le palais. Ses yeuxbrillaient comme les tiens. Il avaitde beaux cheveux longs. Mais ses

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habits étaient assez pauvres.– Oh ! c’était Kay, bien sûr,

s’écria Gerda. Je l’ai doncretrouvé.

– Il portait sur son dos unepetite valise…

– Oui, c’était son traîneau aveclequel il partit sur la grand-place.

– Cela peut bien être, dit lacorneille ; je ne l’ai pas vu de près.Ce que je sais par mon fiancé, quiest incapable d’altérer la vérité,c’est qu’ayant atteint la porte duchâteau, il ne fut nullement intimidépar les suisses, ni par les gardesaux uniformes brodés d’argent, nipar les laquais tous galonnés d’or.

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Lorsqu’on voulut le faire attendreau bas de l’escalier, il dit :« Merci, c’est trop ennuyeux defaire le pied de grue. »

Il monta sans plus attendre etpénétra dans les salons illuminés decentaines de lustres. Il n’en fut pasébloui. Là, il vit les ministres et lesexcellences qui, chaussés depantoufles pour ne pas faire debruit, encensaient le trône. Lesbottes du jeune intrus craquaientaffreusement. Tout le monde leregardait avec indignation. Iln’avait pas seulement l’air de s’enapercevoir.

– C’était certainement Kay, dit

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Gerda. Je sais qu’au moment où ildisparut on venait justement de luiacheter des bottes neuves. Je les aientendues craquer, le jour même oùil partit.

– Oui, elles faisaient un bruitdiabolique, poursuivit la corneille.Lui, comme si de rien était, marchabravement vers la princesse, quiétait assise sur une perle énorme,grosse comme un coussin. Elle étaitentourée de ses dames d’honneurqui avaient avec elles leurssuivantes. Les chevaliers d’honneurfaisaient cercle également : derrièreeux se tenaient leurs domestiques,accompagnés de leurs grooms.

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C’étaient ces derniers qui avaientl’air le plus imposant et le plusrébarbatif. Le jeune homme ne fitmême pas attention à eux.

– Ce devait pourtant êtreterrible que de s’avancer au milieude tout ce beau monde ! dit Gerda.Mais finalement Kay a donc épouséla princesse ?

– Ma foi, si je n’étais pas unecorneille, c’est moi qui l’auraispris pour mari. Il parla aussispirituellement que je puis le faire,que je puis le faire quand je parlela langue des corneilles. Monfiancé m’a raconté commentl’entrevue se passa. Le nouveau

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venu fut gai, aimable, gracieux. Ilétait d’autant plus à l’aise qu’iln’était pas venu dans l’intentiond’épouser la princesse, mais pourvérifier seulement si elle avaitautant d’esprit qu’on le disait. Il latrouva charmante, et elle le trouva àson goût.

– Plus de doute, dit Gerda,c’était Kay. Il savait tant de choses,même calculer de tête avec desfractions. Écoute, ne pourrais-tu pasm’introduire au palais ?

– Comme tu y vas ? reprit lacorneille. Ce que tu me demandeslà n’est pas facile. Cependant jeveux bien en aller causer avec mon

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fiancé, il trouvera peut-être unmoyen de t’introduire. Mais, je te lerépète, jamais une petite fillecomme toi, et sans souliers, n’estentrée dans les beaux appartementsdu palais.

– C’est égal, dit Gerda, quandKay saura que je suis là il accourraà l’instant me chercher.

– Eh bien ! allons, dit lacorneille, le château n’est pas loin ;tu m’attendras à la grille. »

Elle fit à l’enfant un signe detête et s’envola. Elle ne revint quele soir assez tard : « Rare, rare !dit-elle, bien des compliments pourtoi de la part de mon bon ami, il

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t’envoie le petit pain que voici, ill’a pris à l’office où il y a tant ettant de pains, parce qu’il a penséque tu dois avoir faim. Quant àentrer au palais, il n’y faut paspenser : tu n’as pas de souliers. Lesgardes chamarrés d’argent, leslaquais vêtus de brocart ne lesouffriraient pas. C’est impossible.Mais ne pleure pas, tu y entrerastout de même. Mon bon ami, qui estcapable de tout pour m’obliger,connaît un escalier dérobé par oùl’on arrive à la chambre nuptiale, etil sait où en trouver la clef. »

La corneille conduisit l’enfantdans le parc par la grande allée, et

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de même que les feuilles des arbrestombaient l’une après l’autre, demême, sur la façade du palais leslumières s’éteignirent l’une aprèsl’autre. Lorsqu’il fit tout à faitsombre, la corneille mena Gerda àune porte basse qui étaitentrebâillée.

Oh ! que le cœur de la fillettepalpitait d’angoisse et de désirimpatient ! Elle s’avançait dansl’ombre furtivement. Si on l’avaitvue, on aurait supposé qu’elle allaitcommettre quelque méfait, etcependant elle n’avait d’autreintention que de s’assurer si le petitKay était bien là. Elle n’en doutait

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presque plus ; le signalement donnépar la corneille ne lui paraissait pasapplicable à un autre. Les yeux vifset intelligents, les beaux cheveuxlongs, la langue déliée et bienpendue, comme on dit, tout luidésignait le petit Kay. Elle le voyaitdéjà devant elle ; elle se lereprésentait lui souriant commelorsqu’ils étaient assis côte à côtesous les rosiers de la mansarde.

« Comme il va se réjouir de merevoir ! pensait-elle. Comme il seracurieux d’apprendre le long cheminque j’ai fait à cause de lui ! Et qu’ilsera touché de savoir la désolationqui a régné chez lui et chez nous,

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lorsqu’on ne l’a pas vu revenir ! »Elles montèrent l’escalier. En

haut se trouvait une petite lampeallumée sur un meuble. La corneilleapprivoisée était sur le sol,sautillant et tournant coquettementla tête de côté et d’autre, Gerda,s’inclinant, lui fit une bellerévérence, comme sa grand-mèrelui avait appris à la faire.

« Ma fiancée m’a dit beaucoupde bien de vous, ma petitedemoiselle, dit la corneille. Vosmalheurs m’ont émue, et j’ai promisde vous venir en aide. Maintenant,voulez-vous prendre la lampe ? Jevous montrerai le chemin. N’ayez

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pas peur, nous ne rencontreronspersonne.

– Il me semble, dit Gerda, qu’ilvient quelqu’un derrière nous. »

On voyait, en effet, se dessinersur la muraille des ombres dechevaux en crinières flottantes, auxjambes maigres, tout un équipage dechasse, des cavaliers et des damessur les chevaux galopants.

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« Ce sont des fantômes, dit la

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corneille ; ils viennent chercher lespensées de Leurs Altesses pour lesmener à la chasse folle des rêves.Cela n’en vaut que mieux pourvous. Le prince et la princesse seréveilleront moins aisément, et vousaurez le temps de les mieuxconsidérer. Je n’ai pas besoin devous dire que, si vous arrivez auxhonneurs et aux dignités, nousespérons que vous vous montrerezreconnaissante envers nous.

– Cela s’entend de soi », dit lacorneille rustique. On voyait bienpar ces mots qu’elle n’était guèrecivilisée et n’avait pas l’expériencedes cours.

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Elles arrivèrent dans unepremière salle, dont les mursétaient tendus de satin rose brodéde fleurs. Les Rêves y passèrent,s’en revenant au galop, mais si vite,que Gerda n’eut pas le temps devoir les pensées de Leurs Altesses,qu’ils emmenaient. Puis ellesentrèrent dans une autre salle, puisdans une troisième, l’une plusmagnifique que l’autre.

Oui, certes, il y avait de quoiperdre sa présence d’esprit envoyant ce luxe prodigieux. MaisGerda y arrêtait à peine les yeux, etne pensait qu’à revoir Kay, soncompagnon.

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Les voici enfin dans la chambreà coucher. Le plafond en cristalformait une large couronne defeuilles de palmier. Au milieus’élevait une grosse tige d’ormassif, qui portait deux litssemblables à des fleurs de lis : l’unblanc, où reposait la princesse ;l’autre couleur de feu, où reposaitle prince. Gerda s’en approcha,sûre d’y trouver son ami. Ellereleva une des feuilles jaune-rouge,qu’on rabaissait le soir ; elle vit lanuque du dormeur, dont les brascachaient le visage.

Elle crut reconnaître cette nuquelégèrement brune, et elle appela

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Kay par son nom, tenant la lampe enavant pour qu’il la vît en ouvrantles yeux. Les fantômes du rêvearrivèrent au triple galop, ramenantl’esprit du jeune prince. Ils’éveilla, tourna la tête.

Ce n’était pas le petit Kay !Ils ne se ressemblaient que par

la nuque. Le prince ne laissaitpourtant pas d’être un joli garçon.Voilà que la princesse avança sagentille figure sous les feuilles delis blanches, et demanda qui étaitlà. La petite Gerda, sanglotant, restaun moment sans répondre ; ensuiteelle raconta toute son histoire etn’omit pas de dire notamment

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combien les corneilles avaient étécomplaisantes pour elle. « Pauvrepetite ! » firent le prince et laprincesse attendris. Et ilscomplimentèrent les deux bravesbêtes, les assurèrent qu’ils n’étaientpas fâchés de ce qu’elles avaientfait contre toutes les règles del’étiquette ; mais leur disantqu’elles ne devaient pasrecommencer.

Ils leur promirent même unerécompense : « Voulez-vous unvieux clocher où vous habitereztoutes seules, ou préférez-vous êtreélevées à la dignité de corneilles dela chambre, qui vous donnera droit

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sur tous les restes de la table ? »Les corneilles s’inclinèrent en

signe de reconnaissance, etdemandèrent à être attachées aupalais : « Dans notre race, dirent-elles, la vieillesse dure longtemps,et par ce moyen nous serons sûresd’avoir de quoi vivre dans nosvieux jours. »

Le prince sortit de son lit et ylaissa reposer Gerda. C’est tout cequ’il pouvait faire pour elle.L’enfant joignit ses petites mains :« Dieu ! murmura-t-elle avecgratitude, que les hommes et lesbêtes ont de la bonté pour moi ! »Puis elle ferma les yeux et

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s’endormit. Les Rêves accoururentvers elle ; ils avaient la figured’anges du bon Dieu ; ils poussaientun petit traîneau où était assis Kay,qui la regardait en souriant. Maisquand elle s’éveilla, tout avaitdisparu.

Le lendemain on l’habilla, de latête aux pieds, de velours et desoie. La princesse lui proposa derester au château, pour y passer savie au milieu des fêtes. Gerda n’eutgarde d’accepter ; elle demanda unepetite voiture avec un cheval, et unepaire de bottines, pour reprendreson voyage à travers le monde, à larecherche de Kay.

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Elle reçut de jolies bottines, etde plus un manchon. Lorsqu’elle futau moment de partir, elle trouvadans la cour un carrosse neuf, touten or, armorié aux armes du princeet de la princesse. Les coussinsétaient rembourrés de biscuits ; lacaisse était remplie de fruits et depain d’épice. Le cocher, le groom etle piqueur, car il y avait aussi unpiqueur, avaient des costumesbrodés d’or et une couronne d’orsur la tête.

Le prince et la princesseaidèrent eux-mêmes Gerda à monteren voiture et lui souhaitèrent tout lebonheur possible.

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La corneille des bois, qui avaitépousé son fiancé, l’accompagna etse plaça au fond de la voiture, carcela l’incommodait d’aller àreculons. La corneille apprivoisées’excusa de ne point faire laconduite à Gerda ; elle ne setrouvait pas bien disposée. Depuisqu’elle avait droit à toutes lesmiettes de la table, elle avaitl’estomac dérangé. Mais elle vint àla portière de la voiture et battit desailes lorsque l’équipage partit.

« Adieu, adieu, mignonne ! »dirent le prince et la princesse. Etla petite Gerda pleurait, et lacorneille pleurait.

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Bientôt on eut fait trois lieues.Alors la corneille des bois pritaussi congé. Comme elle était unesimple campagnarde, elle s’étaitvite attachée de cœur à la petite, etcela lui faisait grand-peine de laquitter. Elle vola sur un arbre, et làelle battit des ailes aussi longtempsqu’elle put apercevoir le carrosse,qui brillait comme un vrai soleil.

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Cinquième histoire.La petite fille des brigands

On arriva dans une forêtsombre ; mais on y voyait très clairà la lueur que jetait le carrosse.Cette lumière attira une bande debrigands, qui se précipitèrentcomme les mouches autour de laflamme : « Voilà de l’or, de l’orpur ! » s’écriaient-ils, et ilssaisirent les chevaux, tuèrentcocher, groom et piqueur, etenlevèrent la petite Gerda ducarrosse.

« Qu’elle est donc fraîche etgrassouillette, cette petite créature !

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on dirait qu’elle n’a jamais mangéque des noix ! »

Ainsi parlait la vieille mère duchef des brigands ; elle avait unelongue et vilaine moustache et degrands sourcils qui lui couvraientpresque entièrement les yeux. « Sachair, reprit-elle, doit être aussidélicate que celle d’un petit agneaudodu. Oh ! quel régal nous enferons ! »

En prononçant ces mots, elletirait un grand couteau affilé quiluisait à donner le frisson.

« Aïe ! aïe ! » cria tout à coupla mégère. Sa petite fille, qui étaitpendue à son dos, une créature

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sauvage et farouche, venait de lamordre à l’oreille. « Vilaingarnement ! » dit la grand-mère, etelle s’apprêtait de nouveau àégorger Gerda. « Je veux qu’ellejoue avec moi ! dit la petitebrigande. Elle va me donner sonmanchon et sa belle robe, et ellecouchera avec moi dans mon lit. »Elle mordit de nouveau sa grand-mère, qui, de douleur, sauta en l’air.Les bandits riaient en voyant lesbonds de la vieille sorcière.

« Je veux entrer dans lavoiture », dit la petite fille desbrigands ; et il fallut se prêter à soncaprice, car elle était gâtée et

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entêtée en diable. On plaça Gerda àcôté d’elle et on s’avança dans lesprofondeurs de la forêt. La petitebrigande n’était pas plus grande queGerda, mais elle était plus forte,elle était trapue ; son teint étaitbrun, ses yeux noirs : ils étaientinquiets, presque tristes. Elle saisitGerda brusquement et la tintembrassée : « Sois tranquille, dit-elle, ils ne te tueront pas tant que jene me fâcherai pas contre toi. Tu essans doute une princesse ? – Non »,répondit Gerda.

Et elle raconta toutes sesaventures à la recherche du petitKay. La fille des brigands ouvrait

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de grands yeux sombres etcontemplait avec l’attention la plussérieuse l’enfant à qui étaientarrivées des choses si étranges.Puis elle hocha la tête d’un air dedéfi. « Ils ne te tueront pas, reprit-elle, même si je me fâchais contretoi. C’est moi-même alors qui tetuerais ! » Elle essuya les larmesqui coulaient des yeux de Gerda ;puis elle fourra ses deux mains dansle beau manchon qui était si chaudet si doux.

On marchait toujours. Enfin lavoiture s’arrêta : on était dans lacour d’un vieux château à moitié enruine, qui servait de repaire aux

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bandits. À leur entrée, des vols denombreux corbeaux s’envolèrentavec de longs croassements.D’énormes bouledoguesaccoururent en bondissant ; ilsavaient l’air féroce ; chacunsemblait de taille à dévorer unhomme. Ils n’aboyaient pas, celaleur était défendu.

Dans la grande salle toutedélabrée brûlait sur les dalles ungrand feu ; la fumée s’élevait auplafond et s’échappait par où ellepouvait. Sur le feu bouillait ungrand chaudron avec la soupe ; deslièvres et des lapins rôtissaient à labroche.

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On donna à boire et à mangeraux deux petites filles.

« Tu vas venir coucher avecmoi et mes bêtes », dit la petitebrigande. Elles allèrent dans uncoin de la salle où il y avait de lapaille et des tapis. Au-dessus, plusde cent pigeons dormaient sur desbâtons et des planches. Quelques-uns sortirent la tête de dessousl’aile, lorsque les fillettesapprochèrent. « Ils sont tous àmoi ! » dit la petite brigande, et elleen saisit un par les pieds et lesecoua, le faisant battre des ailes.« Embrasse-le », fit-elle en lelançant à travers la figure de Gerda,

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et elle se mit à rire de la minepiteuse de celle-ci.

« Tous ces pigeons, reprit-elle,sont domestiques ; mais en voilàdeux autres, des ramiers, qu’il fauttenir enfermés, sinon ilss’envoleraient : il n’y a pas dedanger que je les laisse sortir dutrou que tu vois là dans la muraille.Et puis voici mon favori, mon cherBeh ! » Elle tira d’un coin où ilétait attaché un jeune renne quiavait autour du cou un collier decuivre bien poli : « Celui-là aussi ilfaut ne pas le perdre de vue, oubien il prendrait la clef des champs.Tous les soirs je m’amuse à lui

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chatouiller le cou avec mon couteauaffilé : il n’aime pas cela du tout. »

La petite cruelle prit en effet unlong couteau dans une fente de lamuraille et le promena sur le cou durenne. La pauvre bête, affolée deterreur, tirait sur sa corde, ruait, sedébattait, à la grande joie de lapetite brigande. Quand elle eut ritout son soûl, elle se coucha,attirant Gerda auprès d’elle.

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« Vas-tu garder ton couteaupendant que tu dormiras ? ditGerda, regardant avec effroi lalongue lame.

– Oui, répondit-elle, je couchetoujours avec mon couteau. On nesait pas ce qui peut arriver. Maisraconte-moi de nouveau ce que tum’as dit du petit Kay et de tesaventures depuis que tu lecherches. » Gerda recommença sonhistoire. Les ramiers se mirent àroucouler dans leur cage ; les autrespigeons dormaient paisiblement.

La petite brigande s’endormit,tenant un bras autour du cou deGerda et son couteau dans l’autre

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main. Bientôt elle ronfla. MaisGerda ne pouvait fermer l’œil ; ellese voyait toujours entre la vie et lamort. Les brigands étaient assisautour du feu ; ils buvaient etchantaient. La vieille mégèredansait et faisait des cabrioles.Quel affreux spectacle pour lapetite Gerda !

Voilà que tout à coup lesramiers se mirent à dire : « Cours,cours. Nous avons vu le petit Kay.Une poule blanche tirait sontraîneau. Lui était assis dans celuide la Reine des Neiges. Ils vinrentà passer près de la forêt où nousétions tout jeunes encore dans notre

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nid. La Reine des Neiges dirigea denotre côté son haleine glaciale ;tous les ramiers de la forêt périrent,excepté nous deux. Cours, cours !

– Que dites-vous là, mes amis ?s’écria Gerda. Où s’en allait-ellecette Reine des Neiges ? En savez-vous quelque chose ?

– Elle allait sans doute enLaponie ; là il y a toujours de laneige et de la glace. Demande-le aurenne qui est attaché là-bas.

– Oui, répondit le renne, là il ya de la glace et de la neige quec’est un plaisir. Qu’il fait bon vivreen Laponie ! Quels joyeux ébats jeprenais à travers les grandes

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plaines blanches ! C’est là que laReine des Neiges a son palaisd’été. Son vrai fort, son principalchâteau est près du pôle Nord, dansune île qui s’appelle le Spitzberg.

– Ô Kay, pauvre Kay ! où es-tu ? soupira Gerda.

– Tiens-toi tranquille, dit lafille des brigands, ou je te plongemon couteau dans le corps. »

Gerda n’ouvrit plus la bouche.Mais le lendemain matin elleraconta à la petite brigande cequ’avaient dit les ramiers.

La petite sauvage prit son airsérieux, et, hochant la tête, elle dit :« Eh bien, cela m’est égal, cela

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m’est égal. Sais-tu où est laLaponie ? demanda-t-elle au renne.

– Qui pourrait le savoir mieuxque moi ? répondit la bête, dont lesyeux brillaient au souvenir de sapatrie. C’est là que je suis né, quej’ai été élevé ; c’est là que j’aibondi si longtemps parmi leschamps de neige.

– Écoute, dit à Gerda la filledes brigands. Tu vois, tous noshommes sont partis. Il ne reste plusici que la grand-mère ; elle ne s’enira pas. Mais vers midi elle boit dece qui est dans la grande bouteille,et après avoir bu elle dort toujoursun peu. Alors je ferai quelque chose

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pour toi. »Elle sauta à bas du lit, alla

embrasser sa grand-mère en luitirant la moustache : « Bonjour,bonne vieille chèvre, dit-elle,bonjour. » La mégère lui donna uncoup de poing tel que le nez de lapetite en devint rouge et bleu ; maisc’était pure marque d’amitié.

Plus tard la vieille but en effetde la grande bouteille et ensuites’endormit. La petite brigande allaprendre le renne : « J’aurais eu duplaisir à te garder, lui dit-elle, pourte chatouiller le cou avec moncouteau, car tu fais alors de drôlesde mine ; mais tant pis, je vais te

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détacher et te laisser sortir, afin quetu retournes en Laponie. Il faudraque tu fasses vivement aller tesjambes et que tu portes cette petitefille jusqu’au palais de la Reine desNeiges, où se trouve son camarade ;tu te rappelles ce qu’elle a contécette nuit, puisque tu nousécoutais. »

Le renne bondit de joie.Lorsqu’il fut un peu calmé, la petitebrigande assit Gerda sur le dos dela bête, lui donna un coussin poursiège et l’attacha solidement, desorte qu’elle ne pût tomber.

« Tiens, dit-elle, je te rends tesbottines fourrées, car la saison est

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avancée ; mais le manchon, je legarde, il est par trop mignon. Je neveux pas cependant que tu aies tesmenottes gelées ; voici les gantsfourrés de ma grand-mère ; ils tevont jusqu’aux coudes. Allons,mets-les. Maintenant tu as d’aussiaffreuses pattes que ma vieillechèvre ! »

Gerda pleurait de joie.« Ne fais pas la grimace, reprit

l’autre, cela me déplaît. Aie l’airjoyeux et content. Tiens encore,voici deux pains et du jambon.Comme cela, tu n’auras pas faim. »

Elle attacha ces provisions surle dos du renne. Alors elle ouvrit la

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porte, appela tous les gros chiensdans la salle pour qu’ils nepoursuivissent pas les fugitifs, puiscoupa la corde avec son couteauaffilé, et dit au renne : « Coursmaintenant et fais bien attention à lapetite fille. »

Gerda tendit à la petite brigandeses mains emmitouflées dans lesgants de fourrure, et lui dit adieu.Le renne partit comme un trait,sautant par-dessus les pierres, lesfossés. Il traversa la grande forêt,puis des steppes, des marais, puisde nouveau des bois profonds. Lesloups hurlaient, les corbeauxcroassaient. Tout-à-coup apparut

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une vaste lueur comme si le ciellançait des gerbes de feu : « Voilàmes chères aurores boréales !s’écria le renne, vois comme ellesbrillent. »

Il galopa encore plus vite, jouret nuit. Les pains furent mangés et lejambon aussi. Quand il n’y eut plusrien, ils étaient arrivés en Laponie.

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Sixième histoire.La Laponne et la Finnoise

Le renne s’arrêta près d’unepetite hutte. Elle avait bien pauvreapparence, le toit touchait presque àterre, et la porte était si basse qu’ilfallait se mettre à quatre pattes pourentrer et sortir. Il n’y avait danscette hutte qu’une vieille Laponnequi faisait cuire du poisson. Unepetite lampe éclairait l’obscurréduit.

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Le renne raconta toute l’histoirede Gerda, après avoir toutefoiscommencé par la sienne propre, quilui semblait bien plus remarquable.Gerda était tellement accablée defroid qu’elle ne pouvait parler.

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« Infortunés que vous êtes, dit laLaponne, vous n’êtes pas au bout devos peines ; vous avez à faireencore un fier bout de chemin, aumoins cent lieues dans l’intérieurdu Finnmarken. C’est là quedemeure la Reine des Neiges ; c’estlà qu’elle allume tous les soirs desfeux pareils à ceux du Bengale. Jem’en vais écrire quelques mots surune morue sèche ( je n’ai pasd’autre papier ) pour vousrecommander à la Finnoise de là-bas ; elle vous renseignera mieuxque moi. »

Pendant ce temps, Gerda s’étaitréchauffée. La Laponne lui donna à

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boire et à manger ; elle écrivit salettre sur une morue sèche et laremit à Gerda, qu’elle rattacha surle renne.

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La brave bête repartit au triplegalop. Le ciel étincelait, il secolorait de rouge et de jaune ;l’aurore boréale éclairait la route.Ils finirent par arriver au

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Finnmarken, et heurtèrent à lacheminée de la Finnoise, dont lamaison était sous terre.

Elle les reçut et leur fit bonaccueil. Quelle chaleur il faisaitchez elle ! aussi n’avait-ellepresque pas de vêtements. Elle étaitnaine et fort malpropre, du resteexcellente personne. Elle dénouatout de suite les habits de Gerda, luiretira les gants et les bottines ; sanscela l’enfant aurait été étouffée dechaleur. Elle eut soin aussi demettre un morceau de glace sur latête du renne, pour le préserverd’avoir un coup de sang. Aprèsquoi elle lut ce qui était écrit sur la

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morue, elle le relut trois fois, desorte qu’elle le savait par cœur ;alors elle mit la morue dans sonpot-au-feu. Dans son pays sipauvre, la Finnoise avait appris àfaire bon usage de tout.

Le renne conta d’abord sonhistoire, puis celle de la petiteGerda. La Finnoise clignait sespetits yeux intelligents, mais nedisait rien.

« Tu es très habile, je le sais,dit le renne ; tu connais de grandssecrets. Tu peux, avec un bout defil, lier tous les vents du monde. Sion dénoue le premier nœud, on a dubon vent ; le second, le navire fend

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les vagues avec rapidité ; mais sil’on dénoue le troisième et lequatrième, alors se déchaîne unetempête qui couche les forêts parterre. Tu sais aussi composer unbreuvage qui donne la force dedouze hommes. Ne veux-tu pas enfaire boire à cette petite, afinqu’elle puisse lutter avec la Reinedes Neiges ?

– La force de douze hommes ?dit la Finnoise. Oui, peut-être, celapourrait lui servir. »

Elle tira de dessous le lit unegrande peau roulée, la déploya et semit à lire les caractères étrangesqui s’y trouvaient écrits. Il fallait

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une telle attention pour lesinterpréter, qu’elle suait à grossesgouttes. Elle faisait mine de ne pasvouloir continuer de lire, tant elleen éprouvait de fatigue. Mais le bonrenne la pria instamment de veniren aide à la petite Gerda, et de nepas l’abandonner. Celle-ci laregarda aussi avec des yeuxsuppliants, pleins de larmes. LaFinnoise cligna de l’œil et reprit salecture. Puis elle emmena le rennedans un coin, et, après lui avoirremis de la glace sur la tête, elle luidit à l’oreille :

« Ce grimoire vient dem’apprendre que le petit Kay est,

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en effet, auprès de la Reine desNeiges. Il y est très heureux, iltrouve tout à son goût ; c’est, selonlui, le plus agréable lieu du monde.Cela vient de ce qu’il a au cœur unéclat de verre, et dans l’œil ungrain de ce même verre, quidénature les sentiments et les idées.Il faut les lui retirer ; sinon il nereviendra jamais un être humaindigne de ce nom, et la Reine desNeiges conservera tout empire surlui.

– Ne peux-tu faire boire à lapetite Gerda un breuvage qui luidonne la puissance de rompre cecharme !

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– Je ne saurais la douer d’unpouvoir plus fort que celui qu’ellepossède déjà. Tu ne vois donc pasque bêtes et gens sont forcés de laservir, et que, partie nu-pieds de saville natale, elle a traverséheureusement la moitié del’univers. Ce n’est pas de nousqu’elle peut recevoir sa force ; elleréside en son cœur, et vient de cequ’elle est un enfant innocent etplein de bonté. Si elle ne peutparvenir jusqu’au palais de laReine des Neiges et enlever lesdeux débris de verre qui ont causétout le mal, il n’est pas en nous delui venir en aide. Tout ce que tu as à

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faire, c’est donc de la conduirejusqu’à l’entrée du jardin de laReine des Neiges, à deux lieuesd’ici. Tu la déposeras près d’unbouquet de broussailles aux fruitsrouges, que tu verras là au milieude la neige. Allons, cours et net’arrête pas en route à bavarderavec les rennes que turencontreras. »

Et la Finnoise plaça de nouveauGerda sur la bête, qui partit commeune flèche.

« Halte ! dit la petite, je n’aipas mes bottines ni mes gantsfourrés. » Elle s’en apercevait aufroid glacial qu’elle ressentait.

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Mais le renne n’osa pas revenir surses pas ; il galopa tout d’une traitejusqu’aux broussailles aux fruitsrouges. Là il déposa Gerda et luibaisa la bouche ; de grosses larmescoulaient des yeux de la brave bête.Il repartit rapide comme le vent.

La voilà donc toute seule, lapauvre Gerda, sans souliers et sansgants, au milieu de ce terrible paysde Finnmarken, gelé de part en part.Elle se mit à courir en avant aussivite qu’elle put. Elle vit devant elleun régiment de flocons de neige. Ilsne tombaient pas du ciel, qui étaitclair et illuminé par l’auroreboréale. Ils couraient en ligne

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droite sur le sol, et plus ilsapprochaient, plus elle remarquaitcombien ils étaient gros.

Elle se souvint des floconsqu’elle avait autrefois examinésavec la loupe, et combien ils luiavaient paru grands et formés avecsymétrie. Ceux-ci étaient bien plusénormes et terribles ; ils étaientdoués de vie. C’étaient les avant-postes de l’armée de la Reine desNeiges.

Les uns ressemblaient à desporcs-épics ; d’autres, à un nœudde serpents entrelacés, dardantleurs têtes de tous côtés ; d’autresavaient la figure de petits ours

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trapus, aux poils rebroussés. Tousétaient d’une blancheuréblouissante.

Ils avançaient en bon ordre.Alors Gerda récita avec ferveur unNotre Père. Le froid était tel qu’ellepouvait voir sa propre haleine, qui,pendant qu’elle priait, sortait de sabouche comme une bouffée devapeur. Cette vapeur devint de plusen plus épaisse, et il s’en forma depetits anges qui, une fois qu’ilsavaient touché terre, grandissaient àvue d’œil.

Tous avaient des casques sur latête ; ils étaient armés de lances etde boucliers. Lorsque l’enfant eut

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achevé le Pater, il y en avait unelégion.

Ils attaquèrent les terriblesflocons, et, avec leurs lances, lestaillèrent en pièces, les fracassèrenten mille morceaux.

La petite Gerda reprit tout soncourage et marcha en avant. Lesanges lui caressaient les pieds et

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les mains pour que le froid ne lesengourdît point. Elle approchait dupalais de la Reine des Neiges.

Mais il faut à présent que noussachions ce que faisait Kay. Il estcertain qu’il ne pensait pas àGerda, et que l’idée qu’elle fût là,tout près, était bien loin de lui.

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Septième histoire.Le palais de la reine des

neigesLes murailles du château étaient

faites de neige amassée par lesvents, qui y avaient ensuite percédes portes et des fenêtres. Il y avaitplus d’une centaine de sallesimmenses. La plus grande avait unelongueur de plusieurs milles. Ellesétaient éclairées par les feux del’aurore boréale. Tout y brillait etscintillait. Mais quel vide et quelfroid !

Jamais il ne se donnait de fêtes

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dans cette royale demeure. C’eûtété chose facile pourtant que d’yconvoquer pour un petit bal les oursblancs, qui, la tempête servantd’orchestre, auraient dansé desquadrilles dont la gravité décenteeût été en harmonie avec lasolennité du lieu. Jamais on nelaissait non plus entrer les renardsblancs du voisinage ; jamais on nepermettait à leurs demoiselles des’y réunir pour babiller et médire,comme cela se fait pourtant à lacour de bien des souverains. Non,tout était vaste et vide dans cepalais de la Reine des Neiges, et lalumière des aurores boréales qui

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augmentait, qui diminuait, quiaugmentait de nouveau, toujoursdans les mêmes proportions, étaitfroide elle-même.

Dans la plus immense dessalles, on voyait un lac entièrementgelé, dont la glace était fendue endes milliers et des milliers demorceaux ; ces morceaux étaienttous absolument semblables l’un àl’autre. Quand la Reine des Neigeshabitait le palais, elle trônait aumilieu de cette nappe de glace,qu’elle appelait le seul vrai miroirde l’intelligence.

Le petit Kay était bleu etpresque noir de froid. Il ne s’en

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apercevait pas. D’un baiser laReine des Neiges lui avait enlevé lefrisson ; et son cœur n’était-il pasd’ailleurs devenu de glace ?

Il avait dans les mainsquelques-uns de ces morceaux deglace plats et réguliers dont lasurface du lac était composée. Il lesplaçait les uns à côté des autres entous sens, comme lorsque nousjouons au jeu de patience. Il étaitabsorbé dans ces combinaisons, etcherchait à obtenir les figures lesplus singulières et les plus bizarres.Ce jeu s’appelait le grand jeu del’intelligence, bien plus difficileque le casse-tête chinois.

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Ces figures hétéroclites, qui neressemblaient à rien de réel, luiparaissaient merveilleuses ; maisc’était à cause du grain de verrequ’il avait dans l’œil.

Il composait, avec cesmorceaux de glace, des lettres etparfois des mots entiers. Ilcherchait en ce moment à composerle mot Éternité. Il s’y acharnaitdepuis longtemps déjà sans pouvoiry parvenir. La Reine des Neiges luiavait dit :

« Si tu peux former cette figure,tu seras ton propre maître ; je tedonnerai la terre toute entière et unepaire de patins neufs. »

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Il s’y prenait de toutes lesfaçons, mais sans approcher de laréussite.

« Il me faut faire un tour dansles pays chauds, dit la Reine desNeiges. Il est temps d’allersurveiller les grands chaudrons.( Elle entendait par ces mots lesvolcans l’Etna et le Vésuve. ) Laneige de leurs cimes est peut-être

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fondue. »Elle s’élança dans les airs. Kay

resta seul dans la vaste salle deplusieurs milles carrés. Il étaitpenché sur ses morceaux de glace,imaginant, combinant, ruminantcomment il pourrait les agencerpour atteindre son but. Il était là,immobile, inerte ; on l’aurait crugelé.

En ce moment, la petite Gerdaentrait par la grande porte dupalais. Des vents terribles endéfendaient l’accès. Gerda récita saprière du soir, et les vents secalmèrent et s’assoupirent. L’enfantpénétra dans la grande salle ; elle

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aperçut Kay, le reconnut, vola verslui en lui sautant au cou, le tintembrassé en s’écriant : Kay ! cherpetit Kay, enfin je t’ai retrouvé ! »

Lui ne bougea pas, ne dit rien. Ilrestait là, roide comme un piquet,les yeux fichés sur ses morceaux deglace. Alors la petite Gerda pleurade chaudes larmes ; elles tombèrentsur la poitrine de Kay, pénétrèrentjusqu’à son cœur et en fondirent laglace, de sorte que le vilain éclatde verre fut emporté avec la glacedissoute.

Il leva la tête et la regarda.Gerda chanta, comme autrefois dansleur jardinet, le refrain du

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cantique :

Les roses fleurissent et sefanent. Mais bientôtNous reverrons la Noël etl’Enfant Jésus.

Kay, à ce refrain, éclata en

sanglots ; les larmes jaillirent deses yeux et le débris de verre ensortit, de sorte qu’il reconnut Gerdaet, transporté de joie, il s’écria :« Chère petite Gerda, où es-turestée si longtemps, et moi, où doncai-je été ? » Regardant autour delui : « Dieu, qu’il fait froid ici ! dit-il, et quel vide affreux ! »

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Il se serra de toutes ses forcescontre Gerda, qui riait et pleurait deplaisir de retrouver enfin soncompagnon. Ce groupe des deuxenfants, qu’on eût pu nommerl’Amour protecteur et sauveur,offrait un si ravissant tableau, queles morceaux de glace se mirent àdanser joyeusement, et, lorsqu’ilsfurent fatigués et se reposèrent, ilsse trouvèrent figurer le motÉternité, qui devait donner à Kay laliberté, la terre entière et des patinsneufs.

Gerda lui embrassa les joues, etelles redevinrent brillantes ; ellebaisa les yeux, qui reprirent leur

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éclat, les mains et les pieds où lavie se ranima, et Kay fut denouveau un jeune garçon plein desanté et de gaieté. Ils n’attendirentpas la Reine des Neiges pour luiréclamer ce qu’elle avait promis.Ils laissèrent la figure qui attestaitque Kay avait gagné sa liberté.

Ils se prirent par la main etsortirent du palais. Ils parlaient dela grand-mère, de leur enfance etdes roses du jardinet sur les toits. Àleur approche, les ventss’apaisaient et le soleilapparaissait. Arrivés auxbroussailles chargées de fruitsrouges, ils trouvèrent le renne qui

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les attendait avec sa jeune femelle ;elle donna aux enfants de son bonlait chaud. Puis les deux bravesbêtes les conduisirent chez laFinnoise, où ils se réchauffèrentbien, puis chez la Laponne, qui leuravait cousu des vêtements neufs etavait arrangé pour eux son traîneau.

Elle les y installa et lesconduisit elle-même jusqu’à lafrontière de son pays, là où poussaitla première verdure.

Kay et Gerda prirent congé dela bonne Laponne et des deuxrennes qui les avaient amenésjusque-là. Les arbres avaient desbourgeons verts ; les oiseaux

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commençaient à gazouiller.Tout-à-coup, Gerda aperçut sur

un cheval magnifique qu’ellereconnut ( c’était celui qui étaitattelé au carrosse d’or ), une jeunefille coiffée d’un bonnet rouge.Dans les fontes de la selle étaientdes pistolets. C’était la petitebrigande. Elle en avait eu assez dela vie de la forêt. Elle était partiepour le Nord, avec le projet, si ellene s’y plaisait pas, de visiter lesautres contrées de l’univers.

Elle reconnut aussitôt Gerda,qui aussitôt la reconnut. C’est celaqui fut une joie !

« Tu es un joli vagabond, dit à

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Kay la petite brigande. Je tedemande un peu si tu mérites qu’oncourre à cause de toi jusqu’au boutde la terre. »

Gerda lui caressa les joues, et,pour détourner la conversation,demanda ce qu’étaient devenus leprince et la princesse. « Ilsvoyagent à l’étranger », répondit lafille des brigands.

« Et les corneilles ? – Celle desbois est morte : l’autre porte ledeuil et se lamente de son veuvage ;entre nous, ses plaintes ne sont quedu babillage. Mais, raconte-moidonc tes aventures et comment tu asrattrapé ce fugitif. »

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Gerda et Kay firent chacun leursrécits.

« Schnipp, schnapp, schnoure,pourre, basseloure », dit la petitebrigande ; elle leur tendit la main,leur promettant de les visiter, si ellepassait par leur ville. Elle repritensuite son grand voyage.

Kay et Gerda marchaienttoujours la main dans la main ; leprintemps se faisait magnifique,amenant la verdure et les fleurs. Unjour ils entendirent le son descloches, et ils aperçurent les hautestours de la grande ville où ilsdemeuraient. Ils y entrèrent,montèrent l’escalier pour aller chez

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la grand-mère. Dans la chambre,tout était à la même placequ’autrefois. La pendule faisaittoujours tic-tac ; mais en passant laporte, ils s’aperçurent qu’ils étaientdevenus de grandes personnes.

Les roses devant les mansardesétaient fleuries. Kay et Gerdas’assirent sur le banc, commeautrefois. Ils avaient oublié, commeun mauvais rêve, les froidessplendeurs de la Reine des Neiges.La grand-mère était assise au soleilet lisait dans la Bible : « Si vous nedevenez pas comme des enfants,lisait-elle, vous n’entrerez pas dansle royaume de Dieu. »

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Kay et Gerda se regardèrent etcomprirent le vieux refrain :

Les roses fleurissent et se fanentNous verrons bientôt l’Enfant

Jésus.

Ils restèrent longtemps assis, setenant par la main. Ils avaientgrandi, et cependant ils étaientencore enfants, enfants par le cœur.

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Il y avait une fois un jeuneprince qui n’avait qu’un tout petitroyaume à gouverner. Toutefoisc’en était assez pour lui permettrede se marier, de quoi il avait la plusgrande envie.

Croiriez-vous qu’il eut lahardiesse d’aller trouver la fille del’Empereur et de lui demander sielle voulait de lui ?

Il est vrai de dire que ce jeuneprince jouissait d’une véritablecélébrité et que des milliers de

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princesses lui auraient volontiersrépondu : Oui. Mais pour ce qui estde celle-là… Attendez un peu etvous apprendrez à la connaître !

Sur la tombe où était inhumé lepère du prince, il y avait un rosierde la plus belle venue : ce rosier nefleurissait que tous les cinq ans etencore ne donnait-il qu’une seulerose, mais quelle rose !… Leparfum qui s’en exhalait était sidoux qu’on oubliait toutes sespeines en le respirant. Le princepossédait encore un rossignol quichantait plus mélodieusement quetous les rossignols réunis. Il avaitdestiné ces deux merveilles à la

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princesse, et il les lui envoya dansune grande boîte d’argent massif,pour laquelle il avait hypothéquédeux années d’impôts de sonroyaume.

L’Empereur fit porter cescadeaux dans le grand salon où laprincesse était à jouer à colin-maillard avec ses demoisellesd’honneur ; elle battit des mains envoyant arriver ce magnifiquecoffret.

– Si c’était un petit cochond’Inde qu’il y ait dedans ! s’écria-t-elle.

Mais en ouvrant la boîte, ellen’aperçut qu’un rosier orné d’une

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seule rose, ravissante à la vérité.– Comme elle est bien imitée !

dirent à la fois toutes les dames.– C’est à s’y méprendre, ajouta

l’Empereur.Mais tout à coup la princesse se

mit à pleurer.– Oh, papa, dit-elle, c’est une

véritable rose !– Une véritable rose !

répétèrent les dames d’honneurd’une voix indignée. Fi donc ! c’estimpossible !

– Avant de nous fâcher, fitobserver judicieusementl’Empereur, il serait bon de voirs’il n’y a pas encore autre chose

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dans la boîte.Et il en tira le rossignol, qui se

mit à chanter un air de laCenerentola d’une façon siadmirable que, malgré la bonneenvie qu’on en aurait eue, toutel’assistance ne trouva rien àcritiquer.

– Bravo ! bravissimo ! Evvivail principe ! s’écrièrent les damesavec le pur accent italien de Vienneou de Munich.

– Cet oiseau me rappelle tout àfait la boîte à musique de feul’Impératrice, dit un vieuxcourtisan ; c’est le même ton et lamême méthode.

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– Hélas ! oui, réponditl’Empereur en pleurant comme unenfant.

– J’espère bien que ce n’est pasun véritable rossignol, dit laprincesse.

– J’en demande pardon à VotreAltesse, repartit celui qui l’avaitapporté ; mais l’oiseau est vivant.

– Alors qu’on le laisses’envoler, s’écria la princesse d’unair furieux, et que le prince neparaisse jamais devant moi.

Mais le prince ne s’effraya paspour si peu ; il se barbouilla lafigure avec du bouchon brûlé, mitune perruque de chiendent sur sa

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tête, et alla frapper à la porte del’Empereur.

– Bonjour, mon Empereur, dit-il, je viens pour solliciter de votrebonté un emploi au château.

– Toute la journée, réponditl’Empereur, il y a des gens quiviennent me demander des emplois.Que veux-tu que je fasse encore detoi ? Est-ce que je puis occuper etnourrir tout le monde ? Cependant,attends ; il me revient en mémoireque j’ai besoin d’un porcher ; – carje possède un nombre considérablede porcs. Es-tu capable de remplirces fonctions ?

Le prince répondit que c’était

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précisément pour cela qu’il avaitétudié. Il fut donc nommé porcherimpérial. On lui donna pourlogement une mauvaise petitecahute auprès de l’écurie. Il s’yinstalla avec un petit établi qu’ilavait apporté et auquel il travaillaità tous les moments que luilaissaient libres ses administrés.Bientôt il eut fabriqué une joliepetite marmite garnie de clochettestout autour et qui avait la propriété,chaque fois qu’on la mettait sur lefeu, de jouer comme le mieuxéduqué des merles cette vieillemélodie :

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Ah, mon cher AugustinAugustin, AugustinAh, mon cher Augustin,Tout est fini !

Ce qu’il y avait encore de plus

merveilleux, c’est que, par la vertude cette marmite, on pouvaitconnaître les mets en préparationsur tous les fourneaux de la ville. Ilsuffisait pour cela d’exposer ledoigt à la vapeur qui s’en échappaitet de le porter à son nez.Assurément cette marmite n’étaitpas moins précieuse que la rose.

Un jour la princesse, étant à sepromener avec ses dames

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d’honneur, entendit la marmitechanter : Ah, mon cher Augustin.Elle s’arrêta toute joyeuse ; car elleaussi savait jouer cet air, et celui-làseulement, avec un doigt sur lepiano.

Ce porcher a du talent, dit-elle ;qu’on aille lui demander combien ilveut me vendre son instrument.

Une des dames d’honneur mitdes galoches et se rendit dansl’écurie du prince.

– Combien veux-tu pour tamarmite ? demanda-t-elle auprétendu porcher.

– Dix baisers de la princesse.– Grand Dieu ! s’écria la dame

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d’honneur qui faillit tomber à larenverse. Tu n’y penses pas, l’ami ?

– J’y pense fort, au contraire,répliqua-t-il, et je n’en rabattrairien.

La dame retourna vers laprincesse, à qui elle n’osatransmettre l’étrange réponse qu’entremblant et à voix basse.

– L’insolent ! dit la princesse.Et elle se remit

majestueusement en route.Mais, à quelques pas plus loin,

elle entendit de nouveau la marmitejouer avec un redoublement degrâce et de légèreté :

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Ah, mon cher AugustinAugustin, AugustinAh, mon cher Augustin,Tout est fini !

La princesse fut contrainte de

s’arrêter.– Retournez vers cet homme,

dit-elle, et demandez-lui s’il veutdix baisers d’une de mes damesd’honneur ?

Mais le porcher fut inexorable.– Dix baisers de la princesse,

ou je garde ma marmite.– Puisqu’il n’y a pas d’autre

moyen de l’attendrir, dit alors laprincesse, il faut bien que j’en

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passe par où il veut ; mais placez-vous toutes avec soin autour demoi, afin que personne ne nousvoie.

Les dames d’honneur obéirent ;le porcher reçut ses dix baisers etdonna sa marmite en retour, commec’était convenu.

La princesse ne regretta pas sonmarché ; elle faisait bouillir lamarmite toute la journée, et savaitainsi ce que mangeaient tous lesgens de la ville, depuis le premierchambellan jusqu’au derniersavetier.

Les dames d’honneur, dans leurenthousiasme, sautaient et battaient

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des mains. Elles ne se lassaientpoint d’un si charmant amusement.

– Le général mange aujourd’huiune bisque d’écrevisses, un poulet àla tartare et une carpe à la Lireux.Le perruquier de la cour aura à sondîner une soupe aux choux et unlapin sauté. La gouvernante du curéfait préparer un potage à la viergeet des bécasses en salmis debernardins !

– Ah ! c’est d’un intérêtpalpitant ! s’écria la maîtresse de lagarde-robe.

– Oui, c’est un délicieux joujou,répliqua la princesse ; mais gardez-vous de dire à personne ce qu’il

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m’a coûté. Je suis la fille del’Empereur ; ne l’oubliez pas.

– Que Votre Altesse soittranquille ; nous serons discrètes,répondirent-elles toutes d’un accentsolennel.

Le porcher – c’est-à-dire leprince – mais tout le monde letenait pour un véritable porcher –s’était remis au travail, et il eutbientôt confectionné une crécellequi, en tournant, jouait, sans aucuneespèce de livre, toutes les valses,polkas et redowas qui se sontjouées et chantées depuis lacréation du monde. Et Dieu sait s’ily en a !

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En passant auprès de l’écurie,la princesse entendit cette nouvellemusique, qui la charma encore plusque la première.

– Allez lui demander combien ilveut me vendre ce secondinstrument, dit-elle ; mais, parexemple, qu’il ne soit plus questionde baisers !

La messagère fit la commission,et revint en disant :

– Il lui faut cette fois centbaisers de Votre Altesse.

– Cet homme est décidémentfou, dit la princesse enrecommençant à marcher.

Mais, au bout d’une dizaine de

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pas, elle fit halte.– Après tout, dit-elle, il faut

bien encourager le talent. Allezfaire savoir à ce porcher… à cetartiste, veux-je dire – que je luiaccorde dix baisers, et que mesdames d’honneur donneront lesurplus.

– Comme ce sera agréable !firent toutes les dames d’honneurd’un air rechigné.

– Qu’est-ce que c’est que cesfaçons ? leur dit la princesse.Puisque moi-même, en personne,j’ai embrassé ce garçon, il mesemble que vous n’avez pas à fairela petite bouche. D’ailleurs vous

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n’êtes pas payées uniquement pourvous amuser.

Mais le porcher ne voulaitcéder sa crécelle que moyennant lescent baisers qu’il avait demandés.La princesse, voyant qu’il était bienrésolu, finit donc par accepter lemarché. Elle eut soin seulement,pour en exécuter les conditions, dese cacher au milieu de sescompagnes. Pendant que la choses’accomplissait, l’Empereur étaitassis sur son balcon, où il fumait uncigare. Tout à coup, ayant porté sesregards du côté de l’écurie, il sautasur lui-même, prit son pince-nez ets’écria : – Mille canons rayés ! Il

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me semble que les dames d’honneurmènent là-bas une drôle deconduite.

Et, quoiqu’il fût en pantoufles,il descendit l’escalier quatre àquatre, alla se glisser derrière lecercle des dames d’honneur, et là,se haussant sur la pointe des pieds,il regarda. La princesse venait dedonner au porcher son quatre-vingt-sixième baiser – car elle avait soin,comme on pense bien, de lescompter tout haut.

L’Empereur, furieux de la voircompromettre son rang d’une façonsi ridicule, lui lança à la tête une deses pantoufles.

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– Indigne créature ! s’écria-t-ild’une voix tonnante, ne reparais

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plus jamais devant mes yeux. Je terenie et je te déshérite.

Et la princesse et le porcherfurent chassés immédiatement de lacour, et mis, l’un et l’autre, au bande l’empire.

Voilà donc la princessemarchant à pied toute seule sur lagrande route. C’était la premièrefois de sa vie que pareille chose luiarrivait, et, pour lui rendrel’apprentissage encore plus rude, ilfaisait un temps affreux, de la pluieà torrents et un vent à décorner lesbœufs. À bout de forces, elle s’assitsur une pierre et se mit à pleurer età se lamenter.

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– Malheureuse que je suis !disait-elle, si j’avais épousé lejeune prince, rien de tout cela neserait arrivé.

Cependant le prince, qui l’avaitsuivie à la dérobée, s’en alladerrière un arbre ; là il se lava lafigure et remplaça par un splendidecostume sa souquenille de porcher.Après cette transformation il vint semontrer à la princesse qui se leva etlui fit une profonde révérence.

– Ne vous dérangez pas, lui dit-il, je n’ai voulu que vous exprimer,en passant, ma façon de penser survotre compte : vous avez dédaignél’amour d’un prince honnête,

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quoique peu riche ; vous avezméconnu la rose unique et lerossignol incomparable, et puis,pour quelques méchants joujoux,vous avez consenti à embrasse unignoble porcher. En vérité ! vousavez bien mérité votre sort.

Et il s’en retourna dans sesÉtats, laissant la princesse, qui,toute désolée, se mit à chanter :

Ah, mon cher AugustinAugustin, AugustinAh, mon cher Augustin,Tout est fini !

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Le cheval favori de l’empereurallait recevoir des fers, où il nedevait pas entrer de fer, mais rienque de l’or pur.

Pourquoi cela ? C’était unemagnifique bête ; il avait les jambesles plus fines, de grands yeux douxet intelligents, une belle crinière quidescendait presque à terre. Il avaitporté son maître à travers la pluie

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des balles et les nuages de lapoudre. Il avait, sans prendre peur,entendu ronfler les boulets ; aumoment où les ennemis allaientfaire l’empereur prisonnier, il avaitrué et, d’un bond prodigieux, ilavait distancé les chevaux del’ennemi et sauvé la vie de sonmaître. Cela valait bien l’or qu’onallait lui mettre aux pieds.

Le stercoraire qui avait sondomicile dans l’écurie impériales’avança : « D’abord les grands,ensuite les petits, dit-il. Ce n’estpas ce qu’il y a de plus juste ; maisenfin c’est l’usage du monde. » Etlorsqu’on eut fini avec le cheval, il

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tendit ses maigres pattes.« Que veux-tu donc ? demanda

le maréchal ferrant.– Des fers en or ! répondit-il. –

Comment ? dit le maréchal ; tu n’aspas ton bon sens, je crois ? – Desfers en or, te dis-je, répliqua lescarabée. Est-ce que je ne vaux pasce grand animal, qui a besoin d’êtreétrillé et brossé à tour de bras pourbriller, tandis que moi toutnaturellement je jette le plus beléclat ? Du reste, est-ce que je nefais pas partie comme lui desécuries de l’empereur ?

– Mais, pauvre fou, tu ne saisdonc pas pourquoi ce cheval a

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mérité l’honneur d’avoir des fers enor ? – Ce que je sais, c’est qu’onveut m’insulter. Puisqu’il en estainsi, je quitte le service del’empereur et je m’en vais courir lemonde. – Bon voyage ! dit lemaréchal. – Manant, malotru ! »s’écria le stercoraire, et, déployantses ailes, il s’envola par la fenêtre.Il s’arrêta dans un beau jardin toutrempli de parfums de roses etd’œillets.

« Quel endroit merveilleux !n’est-il pas vrai ? lui dit une petitecaterinette, qui était occupée à bienreplier ses jolies ailes rouges àpoints noirs. Quelles belles

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couleurs ont ces fleurs, et commeelles sentent bon !

– Je suis habitué à mieux, dit lestercoraire. Vous appelez cela unbel endroit, et vous n’avez mêmepas le moindre tas de fumier. »

Il s’en alla et gagna l’ombred’une grande giroflée, où seprélassait une jeune chenille. « Quele monde est donc magnifique ! dit-elle ; le soleil est chaud comme lejour où il me fit éclore ; tout a unair de fête. Mais ce n’est encorerien ; un jour je m’endormirai, et jeme réveillerai joli papillon et jem’élancerai dans les airs.

– Qu’est-ce que tu t’imagines

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là ? dit le stercoraire. Toi qui tetraînes avec peine, tu pensesdevenir papillon et pouvoir voler !Chez moi, dans l’écurie impériale,personne, pas même le chevalfavori de Sa Majesté, qui porte mesvieux souliers en or, ne se met dansla tête qu’il pourrait un jour avoirdes ailes. On en a de naissancecomme moi ; mais il ne vous enpousse pas. Allons donc ! toi, voler,jamais ! Je vais te montrer ce quec’est que voler, ce qu’il faut pourcela de grâce et d’agilité. »

Il ouvrit ses ailes et s’en futplus loin de son vol lourd etbruyant. Il alla se poser sur une

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grande pelouse ; il se blottit dans legazon, et après avoir bien pestécontre la sottise des animaux, ilfinit par s’endormir.

Un orage s’amoncela et ilcommença à tomber une pluieterrible. Le stercoraire, réveillé ensursaut, voulut se mettre à l’abri, ense réfugiant sous terre. Mais il n’yréussit pas. L’eau, tombant partorrents, l’entraîna, le roulant, tantôtsur le dos, tantôt sur le ventre.Impossible de déployer ses ailes.C’était une forte épreuve pour sonorgueil. Enfin il heurta contre uncaillou et il put s’y accrocher.

Le temps devint un peu moins

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mauvais. À force de clignoter, lescarabée fit partir une goutte d’eauqui lui couvrait les yeux. Il vitbriller quelque chose de blanc ;c’était une pièce de toile étenduesur la pelouse pour blanchir. Il allase réfugier dans un pli de la toilemouillée. On n’y était pas si bienque dans le chaud fumier del’écurie ; mais il n’y avait pas dechoix.

La pluie reprit et dura toute lanuit. Enfin elle cessa vers le matin,et le stercoraire sortit de la toile,jurant fort contre le climat du pays.

Sur la même toile se trouvaientdes grenouilles ; elles, au contraire,

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étaient toutes joyeuses ; leurs yeuxbrillaient de contentement.

« En voilà un temps superbe !dit l’une. Quelle fraîcheur ! Et cettetoile qui retient si bien l’eau ! j’enai presque à mi-corps. Quellesdélices ! – Oui, dit l’autre, jevoudrais bien savoir si l’hirondellequi vole jusqu’en des pays lointainsa trouvé dans ses nombreuxvoyages un climat plus agréable quele nôtre. Quelle douce humidité ! jeme sens aussi bien que dans unemare. Nous pouvons vraiment êtrefières de notre pays.

– Que diriez-vous donc si vousaviez été dans l’écurie de

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l’empereur ? interrompit lestercoraire. Là aussi, l’air esthumide et, de plus, il est parfumé.J’aurai beau voyager aussi loin quel’hirondelle, nulle part, je crois, jene retrouverai un pareil climat.Dites-moi donc, ne connaissez-vouspas dans ce jardin un bon tas defumier, ou une couche de melons,où des personnes de qualité commemoi puissent aller loger ? »

Les grenouilles ne le comprirentpas ou ne voulurent pas se donnerla peine de répondre. « Je nedemande jamais deux fois », dit-il,après avoir en vain répété trois foissa question. Il s’en alla un peu plus

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loin. Il rencontra un pot de fleurcassé que la négligence du jardinieravait laissé traîner à la grande joiede plusieurs familles de perce-oreilles qui y avaient établi leurdomicile. Pendant que les jeunesperce-oreilles badinaient etfrétillaient, les mères se vantaientl’une à l’autre les grâces de leurprogéniture.

« Si vous saviez, disait l’une,comme mon fils est sage, comme ilse conduit bien ; et avec cela il estsi aimable ! Il est certes destiné àarriver un jour jusqu’à l’oreilled’un évêque.

– Le mien, dit une autre, n’est

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sorti de l’œuf qu’hier ; voyezcomme il se tortille, comme il faitdes bonds ! Quel feu, quellevivacité ! N’est-ce pas, monsieur lescarabée ?

– Oui, oui, vous avez raisontoutes deux », dit-il, pour ne pasfaire de jalouses ; car, étant plus oumoins de la cour impériale, il avaitappris qu’il faut flatter les amours-propres. On le pria d’entrer.« Voyez donc aussi mes petits,s’écrièrent les autres mères. Sont-ils assez gentils, les petits lutins ?Comme ils se trémoussent ! c’est unplaisir de les regarder folâtrer. »

Et les petites perce-oreilles

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accoururent autour du scarabée etse mirent à lui chatouillerfamilièrement les antennes avecleurs pinces. « Ce sont de jolisamours, n’est-ce pas ? » dirent lesmères en se rengorgeant ! Lestercoraire trouva ces manièresinconvenantes et irrespectueuses, etil demanda s’il n’y avait pas dansle voisinage quelque tas de fumier.« Dans le voisinage, non, réponditune des perce-oreilles qui avaitbeaucoup voyagé ; mais bien loin,bien loin, à droite du fossé quevous voyez là-bas il y en a un.J’espère bien qu’aucun de mesenfants n’ira jamais jusque-là ; je

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serais trop en peine de le savoir àune telle distance. – Moi, ladistance ne m’effraye pas », dit lescarabée. Il s’en alla sans prendrecongé, non pas tant par morgue quepour se conformer aux usages de lacour copiés sur la mode française.

Près du fossé il trouva plusieursstercoraires qui lui souhaitèrent labienvenue. « C’est ici que nousdemeurons, dirent-ils. Noussommes très bien. Cela vous serait-il agréable de passer quelque tempsauprès de nous dans cette vase biengrasse ? Vous paraissez un peufatigué. – En effet, dit-il. Je puismême convenir que le voyage m’a

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harassé. J’ai été à la pluie ; ellem’a nettoyé à fond et la propreté estcontraire à ma constitution. Puissous un pot de fleur, j’ai été exposéà un courant d’air qui m’a donné unrhumatisme dans l’aile gauche.Mais rien que de me trouver aumilieu de vous, cela me remet déjà ;c’est un grand bonheur que defrayer avec ses semblables, surtoutquand on appartient à la noble racedes stercoraires.

– Est-ce que vous habitez un tasde fumier, ou une couche dechampignons ? demanda le plus âgédes scarabées. – Oh ! non, réponditl’autre. Je viens d’un endroit bien

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plus distingué, de l’écurie del’empereur. J’y suis né avec dessouliers d’or ; je ne les porte pas ence moment, parce que mon maîtrem’a envoyé en mission secrète ; neme faites pas de question sur cepoint ; je ne trahirai pas laconfiance de l’empereur. »

Il suivit la société dans la vase ;on le reçut avec de grandshonneurs ; on lui proposa de sefiancer avec une des filles de lamaison. Il accepta, mais en paroleseulement ; il ne voulait pas semésallier, et il s’esquiva la nuit.

Dans le fossé il rencontra uneflaque d’eau ; il s’embarqua sur une

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feuille de chou qui fut longtempsballottée par le vent ; enfin vers lematin elle fut poussée contre laterre ferme et le scarabée se mit àgrimper le versant du fossé etarriva dans une avenue. Il futaperçu par deux personnes, unvieux monsieur et un jeune garçon ;ce dernier le ramassa, le tourna etretourna dans sa main et se mit àparler fort savamment sur lesstercoraires et les scarabées engénéral. « Allah, dit-il, voit le noirstercoraire au fond de la plusprofonde vase. N’est-ce pas ainsique s’exprime le Coran ? » Ilprononça ensuite le nom latin de

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notre insecte et exposa toutes seshabitudes, son genre de vie. Levieux monsieur, qui était unnaturaliste, parla aussi, mais avecbien moins de pédanterie que sonjeune compagnon. « Si nousl’emportions, dit-il, pour l’étudier ànotre aise à la maison ? – Maisnous en avons déjà des exemplairestout aussi beaux », fit observerl’autre.

Le stercoraire vit là une grosseimpertinence et il s’envola aussitôtde la main du prétentieux blanc-bec, comme il appelait le jeunegarçon. Il arriva près d’une serre,où il flaira des émanations

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délicieuses de fumier ; les fenêtresétaient ouvertes, il entra et trouvaen effet une couche de fumier toutfrais. Il s’y enfonça avec volupté ;il s’endormit et rêva que le chevalfavori de l’empereur était mortaprès lui avoir légué ses fameuxfers en or pur.

Il finit par se réveiller et sortitpour se reconnaître un peu. La serreétait magnifique. De hauts palmierset d’autres arbustes rares formaientun dôme de verdure sous lequelbrillaient d’un merveilleux éclatdes touffes de fleurs rouges commele feu, jaunes comme l’ambre,blanches comme la neige.

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« L’aspect de ces lieux n’est pasdésagréable, dit le stercoraire.Mais ce sera bien plus beau, quandtoute cette végétation pourrira ;quelles délices alors de s’y rouler !Vraiment je m’établirais bien ici ;cependant je n’aimerais pas à y êtreseul de ma race. Voyons donc si jene trouve pas quelque bravescarabée, auquel je puisse faireapprécier les hautes qualités dont jesuis justement fier. »

Il se mit à se promener dedroite et de gauche. Voilà qu’il sesent tout à coup saisi et enlevé ;c’était le jeune fils du jardinier qui,étant entré dans la serre avec un

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camarade, l’avait aperçu et voulaits’en amuser comme d’un jouet. Ill’enveloppa dans une grande feuilleet le fourra dans sa poche ; lescarabée se démena et joua despattes ; mais il reçut un bon coupqui l’étourdit pour le moment. Lesdeux gamins coururent vers unétang ; ils prirent un vieux sabot quitraînait par là, y placèrent un petitbâton en guise de mât et yattachèrent le stercoraire avec unbout de laine, après quoi ilslancèrent l’embarcation à l’eau.

L’étang était assez grand ; lestercoraire crut que c’était lefameux océan Atlantique dont il

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avait parfois entendu parler ; il enfut si saisi qu’il tomba à la renversesur le dos et il eut beaucoup depeine à se remettre sur ses pattes.Le vent repoussa le sabot vers laterre ; le stercoraire sentait soneffroi se calmer. Mais les mauvaisgarnements retroussèrent leurspantalons et entrant dans l’eaurelancèrent le petit navire au large,de même qu’ils le ramenaient quandil s’avançait trop vers le milieu del’étang. Ils se réjouissaient fort desangoisses où ils supposaient bienque devait se trouver leur victime.

Voilà que tout à coup on lesrappela à la maison ; ils

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abandonnèrent le scarabée à sonmalheureux sort et rentrèrent chezeux. Le vent changea et entraîna lesabot de plus en plus vers le milieude la pièce d’eau. Le scarabéeessaya de s’envoler ; mais il étaittrop bien attaché pour pouvoir sedégager.

Une libellule vint à passer et sereposa sur le petit bâton. « Qu’ilfait beau aujourd’hui ! dit-elle ;comme vous êtes bien là,doucement balancé sur l’onde !Permettez que je vous tienne un peucompagnie. – On voit bien,mademoiselle, répliqua-t-il d’unton bourru, que vous êtes aussi

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légère et étourdie d’esprit que detenue. Il n’y a que vous au mondepour ne pas s’apercevoir que jesuis un infortuné prisonnier. –Alors, dit-elle, vous ne devez pasêtre d’une conversationrécréative », et elle s’envola.

« Enfin, pensa le stercoraire, simon voyage n’a pas été heureux,j’aurai du moins appris à connaîtrele monde. Quelle horreur ! Quellesturpitudes on y rencontre partout !Comme je m’y trouve fourvoyé ! Dequelle façon indigne l’on m’a traitéjusqu’à ce jour ! Et pendant que jeme morfonds ici, le cheval del’empereur se pavane avec ses

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souliers d’or : c’est ce qui mepique le plus. Quant aux propos decette effrontée, qui vient de menarguer tout à l’heure, il m’estfacile de les mépriser.

« Ma vie est très accidentée ;que d’aventures j’ai éprouvées !elles seraient intéressantes à mettrepar écrit, mais qui les raconterajamais ? Du reste, le monde estindigne de les connaître. Conçoit-on que des palefreniers m’aientrefusé des souliers d’or ? Si je doispérir sur cette mer, une chose meconsolera : c’est que ce mondeingrat aura perdu son plus belornement. »

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Mais il ne devait pas périr.Arriva une barque où se trouvaientplusieurs jeunes filles. L’uned’elles aperçut le sabot, une autrevit le pauvre scarabée. La barqueapprocha ; les jeunes filles prirentle sabot, et avec des ciseauxcoupèrent le fil de laine quiattachait le prisonnier. Arrivées àterre, elles posèrent le stercorairedans l’herbe en chantant :« Grimpe, grimpe ! vole, vole ! laliberté est le plus précieux desbiens ! »

Le stercoraire ne se le fit pasdire deux fois ; il s’élança dansl’air, et dans un transport de joie fit

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une course folle. Enfin, harassé, ilentra par la fenêtre d’un grandbâtiment et vint tomber épuisé surla longue, fine et douce crinière ducheval favori de l’empereur, dansl’écurie qu’il avait quittée naguère.Il resta là quelque temps avant dereprendre ses sens. Enfin ilreconnut où il était et s’écria :

« Tiens, me voilà sur le chevalfavori de l’empereur ! Je m’y tiens,ma foi, aussi fièrement que SaMajesté elle-même. Mais une idéeme vient. Pourquoi ce chevalreçoit-il des fers en or pur ? medemandait l’autre jour le maréchal.Je ne le savais pas alors ; mais

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aujourd’hui je vois bien que c’estpour qu’il puisse me faire honneurlorsque par hasard la pensée meprend de monter dessus. »

Le stercoraire se sentit remplide joyeuse satisfaction. « Voilà ceque c’est de voyager, se dit-il. On abien par-ci par-là quelquemésaventure ; mais on revient avecl’esprit plus ouvert. »

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– Quel dîner ! disait une vieillesouris à une plus jeune qui n’avaitpas été invitée au régal en question.Quel excellent dîner nous avons faithier ! Vingt convives seulement meséparaient du roi et j’en étaisjustement fière. Rien ne manquait aufestin : du pain moisi, du lard, deschandelles, des boudins, des noix

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rances et des rognons à labrochette. Après un court intervalle,les mets déjà servis ont reparu dansle même ordre, et nous avons eutous l’ineffable satisfaction d’avoirdoublement dîné. Une conversationsans étiquette s’est ensuite établie.Chacun était heureux et à l’aise.Rien ne restait sur la table, hors lesbrochettes des rognons, ce qui atout naturellement amené laconversation sur la soupe à labrochette. Tout le monde en avaitentendu parler, mais personne n’enconnaissait la préparation. Laconversation s’animant, un toast futporté à l’inventeur inconnu de ce

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mets incomparable. Une jeunesouris, d’un esprit très malicieux,regretta de ne pas le voir placé à latête des bureaux de bienfaisance. Leroi se leva à son tour : il promit quecelle qui retrouverait la soupe enquestion monterait sur le trône, etqu’il la prendrait pour compagne. Ilajouta qu’un délai d’un an et un jourétait accordé à toutes pour résoudrece problème.

– Bien, bien, dit la jeunesouris ; et comment s’y prend-onpour fabriquer cette soupe à labrochette ?

– Comment on s’y prend ?répliqua Sa Majesté ; c’est ce que

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toutes ne manqueront pas de sedemander, jeunes et vieilles,grandes et petites. Toutesvoudraient bien monter sur letrône ; mais fort peu se sentiront lecourage de s’en aller courir lemonde, de s’exposer à millefatigues, en travaillant sans relâchepour acquérir les connaissances quiconduiraient à la découverte dusecret merveilleux. On ne serésigne pas facilement à quitter safamille et ses habitudes. Loin de sapatrie, trotte-t-on souvent sur descroûtes de fromage, respire-t-on àsouhait les agréables parfums dulard ? Au lieu de cela, que de

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dangers ! Comment y échapper ?Qui sait si l’on ne mourra pas defaim ; si l’on ne sera pas dévoré parquelque chat trop bien appris ?

Ces réflexions ironiques avaientrefroidi les plus courageuses, et, endépit du prix offert, on nes’empressa point à tenterl’aventure. Cependant quatre petitessouris pauvres, mais fort gentilles,se déclarèrent prêtes à se mettre enroute, et s’y mirent en effet.Chacune d’elles emportait une desbrochettes, qui devait lui rappelerle but auquel elle aspirait, et, enmême temps, lui servir de bâton devoyage.

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C’était le premier mai qu’ellesétaient parties ; au premier maisuivant, trois d’entre elles setrouvaient de retour ; la quatrièmene paraissait point. Elle n’avaitmême pas fait donner de sesnouvelles, bien que le concours fûtclos et que le grand jour de ladécision fût arrivé.

« Il faut toujours, dit le roi,qu’une fête soit attristée parquelque malheur. C’est vraimentinsupportable ! »

Par ses ordres, toutes les sourisde plusieurs lieues à la rondeavaient été conviées pour lasolennité. La réunion avait lieu dans

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une vaste cuisine qui ne servait, ence moment, que de magasin àprovisions. Les voyageusesoccupaient les places de premierrang, et à celle où se serait mise lasouris absente, on avait planté unebrochette surmontée, en guise decrêpe, d’une peau de saucissonfumé.

Les invitées ne devaient donnerleur avis que sur l’ordre du roi etaprès que les trois concurrentesauraient parlé. À présent, veuillezredoubler d’attention ; l’historiencède la parole aux souris.

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Ce que la première petitesouris avait vu et appris

dans son voyage– Lorsque je suis partie, dit la

première petite souris, je croyais,comme tant d’autres de mon âge,que je possédais déjà toute lasagesse du monde ; mais, je lereconnais à présent, pour devenirsage, il faut des mois et peut-êtredes années d’expérience.

Je m’embarquai sur un navirequi faisait voile pour le nord.J’avais entendu dire qu’un cuisinierde vaisseau devait être des plus

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habiles, et capable avec peu dechose de satisfaire l’appétit debeaucoup de monde. Je fus bien vitedétrompée à la vue de ces amas deporc, de poisson salé et de farinequ’il avait à sa disposition. En mer,je vous le certifie, on vit fort bien,mais on n’y apprend rien qui puisseservir pour préparer la soupe à labrochette.

Après une traversée deplusieurs jours et de plusieurs nuits,le navire, sans cesse balancé parles vagues et quelquefois secouépar la tempête, arriva heureusementà sa destination, dans l’extrêmenord. Il me tardait de reprendre

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pied sur la terre ferme.Quelle chose étrange de se

trouver ainsi pour la première foisen pays étranger, à plusieurscentaines de lieues de celui où on areçu le jour ! Je vis là des forêtsimmenses, peuplées de sapins et debouleaux, qui exhalaient une odeursi forte que je ne pouvaism’empêcher d’éternuer. La vue dema brochette me faisait aussiregretter bien sincèrement lesrognons du festin donné par SaMajesté.

Je rencontrai ensuite des lacsd’une eau vive et transparente,sillonnés par des essaims de

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cygnes. De loin, on les aurait prispour l’écume même des flots ; maisquand ils s’approchèrent, je lesreconnus.

Quel que soit leur plumage, ilsn’en appartiennent pas moins à lafamille des oies ; cela se voit bien àleur façon de marcher : personne nepeut renier son origine.

Je m’étais mise en relationsavec les souris de la forêt et deschamps voisins ; maismalheureusement elles vivent dansla plus crasse ignorance de lacuisine et de tout ce qui s’yrapporte.

Lorsque je leur parlai de la

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soupe à la brochette, ellestrouvèrent cette idée siextraordinaire qu’on en fit bientôtdes gorges chaudes. Il n’y en eutpas une qui ne me regardât commeune folle, et je fus en butte à milleplaisanteries fort désagréables.J’étais loin de penser que c’étaitdans cette contrée si peu civiliséeque je devais être initiée au grandsecret. À l’extrémité de la forêt oùj’avais élu domicile, il y avait unhameau composé de trois ou quatremaisons. Les habitants avaientélevé au milieu un grand mât ornéde guirlandes et de rubans, pourfêter le retour du printemps. Les

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jeunes filles et les garçonss’amusaient à danser autour de cemât, au son de la musique. La dansejoyeuse continuait après le coucherdu soleil. Après les avoir regardésun instant à la lueur de la lune, jeme retirai dans mon trou garni demousse, pour me reposer, avec mabrochette serrée entre mes pattes.

En bonne conscience, qu’est-cequ’une souris aurait pu faire dansun bal champêtre ?

J’étais sur le bord d’une espècede place circulaire blanchie par lesrayons de la lune, et au milieu delaquelle se trouvait un arbre revêtud’une mousse si fine, qu’au toucher

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on aurait pu la prendre pour la peaud’un roi. La couleur en était verte etfaisait du bien aux yeux.

Tout à coup, je vis s’avancerune multitude de petites créaturescharmantes, si petites qu’elles nem’allaient que jusqu’au genou.Elles ressemblaient aux hommes ;mais elles étaient beaucoup mieuxproportionnées. On les appelaitElfes. Leurs vêtements étaientformés de pétales de fleurs, garnisd’ailes de mouches et demoucherons en guise de dentelles.Elles avaient l’air de chercher je nesais quoi ; et plusieurss’approchèrent tout près de moi.

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Soudain, celle qui paraissait être àleur tête désigna ma brochette endisant :

– Tenez, voilà précisément ceque nous cherchons ! Il est vraimentadmirable !

Et elle était comme en extasedevant mon bâton de voyage.

– Je veux bien vous le prêter,leur dis-je, mais il faudra me lerendre.

– Nous te le rendrons, me direnttoutes ensemble les petitescréatures, et elles emportèrent lebâton pour le planter dans laverdure au milieu de la place. Ellesaussi voulaient fêter le printemps et

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il fallait voir avec quel goût exquisma brochette fut ornée.

De petites araignées lapavoisèrent en entier de réseauxvaporeux que faisait flottergracieusement la brise du soir. Puisles Elfes prirent aux ailes despapillons leur poussière aux millecouleurs, et en parsemèrent la toileblanche et délicate qui parut alorstoute brodée de fleurs et depierreries. C’était un travailmerveilleux et d’un éclat siresplendissant que mes yeux avaientpeine à le supporter.

Je suis bien sûre qu’on n’ajamais vu, depuis que le monde est

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monde, une si magnifique brochette.Lorsque les préparatifs de la

fête furent ainsi terminés, la fouledes Elfes arriva et je fus invitée àjouir du spectacle de leursdivertissements, mais de loin ; carma taille leur inspirait une certaineappréhension.

Alors commença une musiquenon moins singulière queravissante ; on aurait dit desmilliers de petites clochettesrendant des sons variés. Le chant ducygne vint s’y marier avec celui ducoucou et du merle. Puis toute laforêt parut se joindre au concert. Onentendit la voix de cristal des

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ruisseaux, le frémissement desinsectes, les murmures desfeuillages. Jamais harmonie plusenchanteresse ne caressa desoreilles quelconques. Et dire quetous ces accents sortaient de mabrochette ! On voit bien que lecharme et la puissance d’uninstrument dépendent surtout decelui qui l’a entre les mains.

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J’étais profondément émue, siheureuse que j’en pleurais, commeune petite souris sait pleurer.

Vraiment la nuit fut trop courte ;le souffle du matin emporta lesréseaux flottants avec leursbroderies. Il ne resta plus rien del’incomparable travail sirapidement et si artistementaccompli par les araignées et parles Elfes. Six d’entre ces dernièresvinrent me rapporter ma glorieusebrochette, et me demandèrent ceque je souhaitais pour marécompense. Je les priai de medonner la recette de la soupe à labrochette.

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– Mais tu as déjà vu commenton la prépare, répondit l’uned’elles en riant ; seulement tu n’aspeut-être pas reconnu ton bâton.

– Vous voulez vous moquer demoi, répliquai-je ; mais je parlesérieusement.

– Je les mis au fait des motifsde mou voyage. – De quel profit,ajoutai-je, sera pour le roi dessouris et pour notre puissant empiretoute cette magnificence dont j’aiété témoin ? Quand bien même il yaurait eu là, ce dont je doute,quelque chose qui se rapporte à lafameuse soupe, à quoi bon, si je nepuis moi-même la faire savourer à

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notre bien-aimé monarque ?Alors l’Elfe, posant son doigt

effilé sur une fleur de violette, merépondit :

– Fais attention ; je vaisseulement toucher ton bâton : aprèscela, si tu le poses sur le cœur deton roi, il se couvrira de violettes,fût-ce même au milieu de l’hiver.

À ce don, j’en joindrai un autrequi te prouvera toute notregratitude.

Et la petite souris, avant des’expliquer sur ce dernier point,ayant approché sa brochette ducœur du roi, on en vitimmédiatement sortir un charmant

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bouquet de violettes. Le parfums’en répandit si fortement dans lacuisine, que le roi ordonna auxsouris placées près de la cheminéede mettre un peu leur queue auprèsdu foyer afin de purifier l’air parune légère odeur de roussi.

La senteur des violettes n’estpoint ce qu’il faut aux souris.

– À présent, dit Sa Majesté,qu’est-ce que cet autre don quel’Elfe a voulu te faire ? J’espèrequ’il est un peu moins ridicule quele premier.

– Je ne sais, répondit la petitesouris un peu déconcertée. C’est àvotre gracieuse Majesté qu’il

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appartient d’en juger.Là-dessus elle retourna sa

brochette. Les fleurs disparurent.Elle éleva alors le morceau de boisenchanté en l’air comme un bâton àprendre des mesures, et à l’instantmême commença une musique desplus extraordinaires, mais quin’avait rien de commun avec celleque la souris avait entendue dans laforêt. Le présent concert ne pouvaitêtre de mise autre part que dans unecuisine. Le vent sifflant par le tuyaude la cheminée, les marmitesversant leur contenu dans le feu, lapelle et les pincettes entrechoquées,tels étaient les accords qui se

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trouvaient reproduits ici, d’unefaçon à s’y méprendre.

La souris baissa son bâton et lebruit s’atténua. On n’entendait plusque la chanson de la bouillotte et lemurmure de tous les pots, grands etpetits, dont l’un semblaitcommencer à bouillir, tandis quel’autre finissait. Il était impossibled’imaginer des accents plusnaturels.

La petite souris agita son bâtonavec une vélocité fébrile. Alors lefracas reprit et s’éleva bientôt à unsi formidable diapason, qu’elle-même en laissa tomber la brochettepar terre.

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– Que d’embarras pour arriverà cette soupe ! s’écria le vieux roi ;allons, voyons, c’est assez chanté,servez-la-nous.

– Mais je vous l’ai déjà serviedit la voyageuse en s’inclinant, iln’y a pas autre chose.

– Comment ! pas autre chose ?reprit le monarque, ne sachant s’ildevait rire ou se fâcher. Eh bien !franchement, ce n’est pas assez.Allez vous asseoir, ma chère ; vousn’aurez pas ma patte. Voyons si uneautre sera plus habile et plusheureuse.

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Le récit de la seconde petitesouris

– Je suis née dans labibliothèque du château, dit ladeuxième souris. Ma famille ni moin’avons jamais eu le bonheurd’habiter le réfectoire et l’office. Jen’ai vu une cuisine que deux foisdans ma vie, le jour de mon départet aujourd’hui. Dans notre retraite,je ne le cache pas, nous avons eusouvent à souffrir de la faim ; maisen revanche nous y avons puacquérir des connaissances fortétendues. Le bruit s’étant répanduque Sa Majesté donnerait une

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couronne à celle qui aurait trouvé larecette de la soupe à la brochette,ma vieille grand-mère prit texte àce sujet d’un manuscrit fort estimé.Elle n’aurait pas su le déchiffrer,mais on en avait fait lecture devantelle, et entr’autres chosescurieuses, il renfermait cetaphorisme :

« Pour bien préparer la soupe àla brochette, il faut de toutenécessité être poète. »

Je n’étais rien moins que poète,ma grand-mère m’engagea donc à ledevenir le plus promptementpossible.

– Et comment s’y prend-t-on

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pour cela ? demandai-je ; car c’estpour moi un secret non moinsignoré que celui de la soupe elle-même.

– Il y a, à ce qu’il paraît, troischoses capitales, dont il faut sepourvoir, me répondit ma mère-grand, qui avait entendu lire unemultitude d’ouvrages : l’esprit, lafantaisie et le sentiment. Si tuparviens à acquérir ces troisqualités, tu seras infailliblementpoète, et en conséquence, tu netarderas pas à pénétrer le mystèrede la soupe à la brochette.

Munie de ce renseignement, jeme mis en route, dans la direction

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de l’ouest.Je savais que l’esprit est d’une

haute importance dans la vie, tandisque la fantaisie et le sentiment n’yoccupent qu’un rang secondaire :ainsi, il me fallait avant toutchercher l’esprit ; mais où cela ?

Heureusement, je me rappelaiqu’un certain Salomon, roi des Juifset fort avisé, dit : « Va voir lafourmi, et elle t’enseignera lasagesse ; » je m’arrêtai donc prèsd’une grande fourmilière contrelaquelle j’appliquai mon oreille.

Les fourmis sont un peuplerespectable, et, en effet, remplid’esprit. Chez elles, tout ressemble

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à un problème d’arithmétique bienposé et nettement résolu. Travailleret pondre, disent-elles, c’est leprésent et l’avenir. Aussi elles nesortent pas de là. Elles sontpartagées en fourmis de haute et debasse condition, et chacune a sonnuméro d’ordre. La reine est lenuméro un ; en conséquence, c’esttoujours son avis qui est lemeilleur. Elle est censée avoirinfuse toute la sagesse du monde.C’est ce qu’il m’importaitbeaucoup d’éclaircir ; les fourmisdisaient force choses spirituelles,mais je finis par les trouvervaniteuses et quelquefois ridicules.

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Elles croyaient, par exemple, queleur monticule était le pointculminant de l’univers. Tout à côtécependant, il y avait un arbre quiétait beaucoup plus grand :personne ne pouvait le nier ; maison ne jugeait pas à propos d’enparler. Un soir, une fourmi s’étantégarée, avait gravi le tronc de cetarbre, non pas jusqu’au bout, maiselle s’était vue plus haut que n’étaitallée encore aucune autre fourmi. Àson retour, elle raconta à haute voixdans la fourmilière, qu’il existait audehors quelque chose de bien plusélevé que leur habitation. Les autresfourmis trouvèrent cette assertion

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injurieuse pour la société, et lacoupable fut condamnée à êtremuselée et enfermée pour le restede ses jours. Quelque temps après,une autre fourmi arriva de même àl’arbre, et elle en fit un récit pareilau fond, mais rédigé d’une manièreplus réservée, et, pour dire le mot,obscure. Comme celle-ciappartenait à la première classe desfourmis, c’est-à-dire, à la classearistocratique, personne ne seformalisa de ses paroles, et,lorsqu’elle mourut, la populationentière assista à ses funérailles. Pardécret de la reine, on posa sur latombe de l’illustre voyageuse une

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coquille d’œuf, emblème de sespuissantes facultés et de sa solideérudition. Ces deux faits, où serévèle une si subtile distinction dubien et du mal, nous montrent déjàtout ce qu’il y a chez ces petitesbêtes de sagesse et d’esprit.

J’avais remarqué, continua lasouris, que les fourmis ontl’habitude de se promener avecleurs œufs sur le dos. Il arriva quel’une d’elles ayant laissé tomber lesien, ne pouvait parvenir à laremettre en place ; aussitôt deuxautres accoururent pour lui donnersecours ; mais s’apercevantqu’elles risquaient de laisser

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tomber leurs propres œufs, elless’en retournèrent, laissant leurcompagne se tirer d’embarrascomme elle pourrait. La reine àcette occasion fit l’allocutionsuivante :

– Mes sujettes montrent qu’ellesont à la fois du cœur et de l’esprit ;de l’esprit d’abord et du cœurensuite.

Elles ont bien compris leproverbe qui dit : Chacun pour soiet Dieu pour tous. Quel honneurd’être la reine d’un peupleintelligent et d’avoir encore plusd’esprit que lui !

Ce disant, elle se redressa sur

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ses deux pattes de derrière. Je fisun bond et je l’avalai.

Et voilà comment j’ai attrapél’esprit.

Après cela, je m’approchai dugrand arbre dont il a été question etqui était un chêne colossal et fortvieux. Je savais qu’il servait dedemeure à une divinité qu’onappelle une Dryade. Elle naît etmeurt avec lui. J’avais appris cetteparticularité dans la bibliothèque.En m’apercevant venir, la Dryadeeffrayée poussa un cri. Commetoutes les femmes, elle avait unepeur extrême des souris. Du reste,chez elle, cette peur était plus

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fondée que chez les femmesproprement dites, car je pouvaisronger l’arbre auquel sa vie étaitattachée et les faire périr l’une etl’autre en même temps. Pour larassurer, je lui adresse la paroleavec déférence. Elle reprendcourage et me fait monter sur sajolie petite main. Je lui apprends endeux mots le but de mon voyage, etelle me promet de me faire obtenirun des deux trésors qu’il me restaità trouver. Elle me raconte alors queson meilleur ami s’appelle Fantase,qu’il est beau comme l’amour, etque souvent il vient se reposer surles branchages touffus du vieux

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chêne. Il se plaît singulièrementdans la compagnie de la Dryade.L’arbre qu’elle habite, il l’appelleaussi le sien ; il aime, avec unevraie passion, ce tronc puissant etnoueux, dont les racines s’étendentprofondément dans le sol et dont lacime s’élève majestueusement versle ciel, tantôt se réjouissant del’éclat brillant du soleil, tantôtbravant la fougue du vent du nord,et portant la neige sans plus depeine que son feuillage. La Dryadeajouta :

– Les oiseaux qui chantent au-dessus de nos têtes nous initient auxmerveilles des contrées les plus

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lointaines. Sur la seule branchemorte la cigogne a construit son nid,et de là elle nous fait de longs récitsdu pays des palmiers et despyramides. En les écoutant, Fantaseest heureux ; jamais il ne se lassed’entendre raconter. Eloigne-toi unpeu : lorsqu’il viendra, j’arracheraiune petite plume de son aile et je tela donnerai ; ce talisman te suffira.

Fantase arriva, poursuivit lapetite souris, la plume fut arrachéeet je m’en emparai. Je la fis tremperdans l’eau jusqu’à ce qu’elle fûtbien amollie ; après quoi, jel’avalai. Elle fut d’une digestiondifficile ; mais que de choses ne

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faut-il pas digérer pour devenirpoète ?

Je possédais alors deux surtrois des choses voulues : l’esprit etla fantaisie. Grâce à leur influence,je compris que je trouverais latroisième dans la bibliothèque. Ungrand homme a dit qu’il y a desromans qui n’existent que pourdélivrer les hommes du superflu deleurs larmes et qu’ils sont devéritables éponges à sentiments. Jeme souvenais des titres de plusieursde ces livres, dont l’aspect n’étaitpas très appétissant, mais dont lesfeuilles jaunes et grassestémoignaient assez de leurs succès

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dans le monde.Je m’en revins donc dans la

bibliothèque. Là, je me misimmédiatement en devoir dedévorer un roman, c’est-à-dire sasubstance molle et essentielle ;quant à la croûte ou la reliure quin’en fait pas partie intrinsèque, je lalaissai. Après en avoir digéré unsecond, je sentis quelque chose denouveau qui s’agitait dans mesentrailles, et à peine eus-je entaméle troisième que je connus, à n’enpas douter, que j’étais poète. Toutesles souris de mon voisinagedéclarèrent que c’étaitincontestable. Je me tourmentais

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sans cesse l’esprit de la façon laplus fantasque, pour trouver leshistoires touchantes et bien sentiesqu’on pouvait faire sur unebrochette. Y a-t-il en effet un sujetplus fertile ?

Que ne peut-on pas embrocher !Des oies, des rognons, desmauviettes, des chandelles, descœurs… J’ai préparé pour tous lesjours de l’année un conte dont VotreMajesté aura les prémices.

– Voilà mon régal ! voilà masoupe, à moi !

– À la troisième ! dit le roi ;cette soupe est encore plusinsaisissable, plus creuse que la

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première, et ce n’est pas peu dire.La troisième souris allait

prendre la parole, mais en cemoment, la porte s’ouvrit, et lasouris qu’on croyait morte entradans la salle.

Elle salua le roi et l’assemblée,écarta la brochette de deuil, et pritla place qui lui avait été réservée.Elle avait trotté jour et nuit, etmême elle avait pris le chemin defer pour ne pas arriver trop enretard. Elle était crottée, fripée, malen point ; elle avait perdu sabrochette en route ; mais la languelui restait.

Elle commença immédiatement

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à s’en servir, comme si elle avaitles nouvelles les plus importanteset les plus pressées à communiquer.Son retour surprenait tellement, quepersonne ne songea à lui faireobserver qu’elle devait attendre sontour.

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Voyons si ce fut à tort ou àraison.

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Ce que racontait laquatrième petite souris quiparlait avant la troisième

– Je suis partie, sans perdre detemps, dit-elle, pour la premièregrande ville venue. Je ne mesouviens plus de son nom, j’aimauvaise mémoire. Aussitôtarrivée, je me rendis au palais dejustice dans un paquet demarchandises, confisqué àl’embarcadère du chemin de fer.J’entendis de là le geôlier quiparlait d’un homme accusé d’avoirproféré des paroles téméraires et

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calomnieuses dans le but d’exciterà la haine et au mépris dugouvernement et des lois. Cesparoles avaient eu un retentissementextraordinaire ; toute le monde lesrépétait et les discutait.

– Il a voulu faire une soupe à labrochette, disait le geôlier, et cetteidée présomptueuse lui coûterapeut-être la vie.

Ce renseignement m’inspira del’intérêt pour le prisonnier : jecherchai le moyen de pénétrerjusqu’à lui. Comme vous le pensezbien, ce ne fut pas long : il y atoujours quelque petit trou à sourisà côté des portes les mieux

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verrouillées.Le pauvre homme avait la figure

pâle, la barbe longue et les yeuxanimés.

Il s’amusait à dessiner desfigures et à écrire des vers avec unmorceau de craie sur les mursnoirs. Il accueillit ma venue avecbeaucoup de satisfaction, essayantde m’attirer vers lui avec desmiettes de pain et des parolesgracieuses. Il eut bientôt toute maconfiance, et nous devînmesd’intimes amis. II partageait avecmoi son pain et son fromage :cependant ce furent surtout ses bonsprocédés qui m’attachèrent à lui. Il

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me faisait courir sur ses bras, surson dos, sur sa barbe ; il m’appelaitsa petite amie, et j’ose dire que cetitre était mérité. Près de luij’oubliais le but de mon voyage, sibien que j’ai laissé ma brochettedans une fente du plancher de saprison, où elle doit se trouverencore. Je ne demandais pas à allerplus loin ; sans moi le pauvreprisonnier eût été tout seul, et c’estce qu’il y a de plus triste au monde.Je restai donc, mais le malheureuxpartit. La dernière fois qu’il me vit,il me parla bien tristement ; il medonna une double portion de pain etde fromage, et me caressa

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longtemps avec sa main. Onl’emmena et je ne le revis plus.Hélas ! je ne sais même pas ce qu’ilest devenu.

Le geôlier avait parlé de soupeà la brochette. Pour en apprendreplus long, je retournai près de lui ;mais j’eus tort, j’aurais dû meméfier de cet homme. Il me tenditun piège, me prit et me mit dans unecage tournante.

Quelle affreuse situation ! Oncourt toujours sans jamais avancerd’un pas ; et, loin de s’apitoyer survotre sort, tous ceux qui vous voienty trouvent matière a rire.

La petite fille du geôlier faisait

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cependant exception : c’était unecharmante enfant aux cheveuxbouclés et dorés, à l’œil vif, à labouche angéliquement souriante.

– Pauvre petite souris ! dit-elle,en ouvrant la porte de ma prison.

D’un bond je m’élançai par lafenêtre de la chambre et me sauvaidans la gouttière.

– Libre ! libre ! me dis-je, et jene pensai plus au but de monvoyage.

Il faisait presque nuit, j’allai memettre à l’abri dans une vieille tour,habitée seulement par un vieuxgardien et une vieille chouette.L’une et l’.autre ne m’inspirèrent

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qu’une médiocre confiance, lachouette surtout. Cet animalressemble au chat, et il a de mêmela détestable habitude de mangerles souris. Toutefois il n’y a riend’absolu ; j’en eus là une preuve.La vieille chouette dont je vousparle était une personne fortrespectable et fort instruite. Elle ensavait beaucoup plus long que legardien, et presque aussi long quemoi. Elle me prit sous saprotection, et me promit qu’elle nesouffrirait jamais qu’on me fît lemoindre mal, préférant me dévorerelle-même, si pendant l’hiver lemanque de vivres la réduisait à

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cette fâcheuse extrémité.La conversation de cette

excellente chouette était vraimentfort intéressante.

– Le gardien, me disait-elle unjour, ne possède d’autre science aumonde que celle de jouer quelquesfanfares avec le cor qu’il portesuspendu à son cou. Eh bien, il estsi fier de ce beau talent qu’ils’imagine être la chouette de latour. Enfin, que voulez-vous ?Aujourd’hui tout le monde a laprétention de faire la soupe à labrochette.

– La soupe à la brochette !m’écriai-je. Voudriez-vous bien

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m’en donner la recette ?– Enfant, me répondit-elle, cette

soupe n’est qu’une façon de parler,que l’on applique à millecirconstances différentes. Chacuncroit naturellement que sa manièrede l’employer est la meilleure ;mais en réalité la soupe à labrochette n’est rien du tout.

– Rien du tout ! m’écriai-je d’unair peiné. Ce peut être vrai, maisc’est bien triste.

– La vérité n’est pas toujoursréjouissante, répliqua la vieillechouette, mais elle n’en est pasmoins ce qu’il y a de plus sublimeau monde.

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Cette conclusion me fitréfléchir. Je pris le parti de m’enretourner vers Votre Majesté enrapportant avec moi ce qu’il y a deplus sublime : la vérité ! Cela vautmieux, à coup sûr, que la soupe à labrochette. Les souris sont un peuplejudicieux et éclairé. Son roi est leplus sage des rois ; il me fera reinepour l’amour de cette vérité que jelui…

– Ta vérité n’est qu’un impudentmensonge, dit la souris qui n’avaitpas encore parlé. Moi, je saispréparer la soupe à la brochette, etje suis prête à en donner la preuve.

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La vraie et merveilleuserecette pour préparer la

soupe à la brochette.– Pour moi, dit cette quatrième

souris, qui aurait dû être latroisième, je n’ai point voyagé ; jesuis restée tranquillement dans monpays natal, persuadée qu’on peuts’y instruire tout aussi bienqu’ailleurs. Je n’ai pas, comme mesrivales, eu affaire à des êtressurnaturels ; je n’ai ni avalé desfourmis, ni philosophé avec deschouettes. C’est de moi seule et demes propres méditations que je

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tiens la formule dont il est besoin.La voici dans toute sa magnifiquesimplicité : vous allez, s’il vousplaît, en exécuter à mesure lesprescriptions : Prenez un vase etremplissez-le d’eau claire. – C’estcela. – Faites bon feu dessous. –Bien ! – Laissez s’établirl’ébullition de l’eau. – Très bien ! –Jetez-y maintenant ma brochette. –Parfait ! – Et, pour terminer, que leroi daigne plonger sa queue dans leliquide bouillant.

– Hé quoi ! la queue du roi !– De lui-même, dit la souris.

Plus la queue du roi se trémousseradans le liquide et l’agitera, plus la

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décoction sera parfaite, et vousaurez ainsi la vraie soupe à labrochette. Comme vous le voyez,c’est simple et peu coûteux.

Le roi se grattait l’oreille ; ildemanda d’un air contrit si quelqueautre queue ne pourrait passuppléer la sienne en cette affaire.

– Nullement, répondit la souris,il n’y a que la queue de VotreMajesté qui possède la forcevoulue pour que l’opérations’accomplisse.

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L’eau bouillait à gros bouillons.Il fallait se décider. Le rois’approcha mélancoliquement duvase, en tenant sa queue entre lesjambes à la façon d’une souris quiflaire un piège sous le morceau delard dont le fumet la fascine. Mais,arrivé près du foyer, il fit un bond

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en arrière et s’écria en montrant lasouris :

– Peuple, voilà votre reine !Livrez-vous à la joie : c’est moi quivous régale. Quant à la soupe, onvous la servira une autre fois,quand nous célébrerons lacinquantaine.

La noce eut lieu immédiatement.En s’en retournant chez elles

après le festin, plusieurs sourisfirent cette judicieuse observation :

– On a tort d’appeler cela lasoupe à la brochette ; soupe à laqueue de souris serait le vrai nom.La chose, du reste, ne manque pasd’un certain piquant. Mais qu’est-ce

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que cela prouve, ou qu’est-ce quecela veut prouver ? Que pourréussir dans ce monde, chez lessouris comme chez les hommes,l’aplomb, l’effronterie, la rouerievalent mieux, beaucoup mieux quele travail, l’imagination et lasincérité ?… C’est une vérité quin’est pas bien neuve, ni peut-êtretrès morale : car enfin on ne peutnier que l’illusion n’ait du bon,dans une certaine mesure, et que,par conséquent, il y ait lieu, à cequ’il nous semble… etc., etc.

C’est peut-être la critique quiparle ainsi, et non pas les souris, –il est permis de s’y tromper.

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– La critique a beaucoupd’esprit… après les autres, parexemple.

Nous soumettrons donchumblement cette question à sonexamen :

Était-ce un succès si enviablede devenir la reine de ce roi dessouris, vieux – nous l’avons dit, –un peu poltron – on l’a vu, – et qui,certainement, n’avait pas inventé lasoupe à la brochette ?

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Il y avait une fois vingt-cinqsoldats de plomb, tous frères, carils étaient nés d’une vieille cuillerde plomb. L’arme au bras, l’œilfixe, l’uniforme rouge et bleu,quelle fière mine ils avaient tous !La première chose qu’ilsentendirent en ce monde, quand futenlevé le couvercle de la boîte quiles renfermait, ce fut ce cri : « Dessoldats de plomb ! » que poussait

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un petit garçon en battant des mains.On les lui avait donnés en cadeaupour sa fête, et il s’amusait à lesranger sur la table. Tous les soldatsse ressemblaient parfaitement, àl’exception d’un seul, qui n’avaitqu’une jambe : on l’avait jeté dansle moule le dernier, et il ne restaitpas assez de plomb. Cependant il setenait aussi ferme sur cette jambeque les autres sur deux, et c’est luiprécisément qu’il nous importe deconnaître.

Sur la table où étaient rangésnos soldats, il se trouvait beaucoupd’autres joujoux ; mais ce qu’il yavait de plus curieux, c’était un

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charmant château de papier. Àtravers les petites fenêtres, onpouvait voir jusque dans les salons.Au dehors se dressaient de petitsarbres autour d’un petit miroirimitant un petit lac ; des cygnes encire y nageaient et s’y reflétaient.Tout cela était bien gentil ; mais cequ’il y avait de bien plus gentilencore, c’était une petitedemoiselle debout à la porteouverte du château. Elle aussi étaitde papier ; mais elle portait unjupon de linon transparent et trèsléger, et au-dessus de l’épaule, enguise d’écharpe, un petit rubanbleu, étroit, au milieu duquel

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étincelait une paillette aussi grandeque sa figure. La petite demoiselletenait ses deux bras étendus, carc’était une danseuse, et elle levaitune jambe si haut dans l’air, que lepetit soldat de plomb ne put ladécouvrir, et s’imagina que lademoiselle n’avait comme luiqu’une jambe.

« Voilà une femme qui meconviendrait, pensa-t-il, mais elleest trop grande dame. Elle habite unchâteau, moi une boîte, encompagnie de vingt-quatrecamarades, et je n’y trouverais pasmême une place pour elle.Cependant il faut que je fasse sa

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connaissance. »Et, ce disant, il s’étendit

derrière une tabatière. Là, ilpouvait à son aise regarderl’élégante petite dame, qui toujoursse tenait sur une jambe, sans perdrel’équilibre.

Le soir, tous les autres soldatsfurent remis dans leur boîte, et lesgens de la maison allèrent secoucher. Aussitôt les joujouxcommencèrent à s’amuser toutseuls : d’abord ils jouèrent à colin-maillard, puis ils se firent la guerre,enfin ils donnèrent un bal. Lessoldats de plomb s’agitaient dansleur boîte, car ils auraient bien

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voulu en être ; mais commentsoulever le couvercle ? Le casse-noisette fit des culbutes, et lecrayon traça mille folies sur sonardoise. Le bruit devint si fort quele serin se réveilla et se mit àchanter. Les seuls qui nebougeassent pas étaient le soldat deplomb et la petite danseuse. Elle setenait toujours sur la pointe du pied,les bras étendus ; lui intrépidementsur son unique jambe, et sans cesserde l’épier.

Minuit sonna, et crac ! voilà lecouvercle de la tabatière qui saute ;mais, au lieu de tabac, il y avait unpetit sorcier noir. C’était un jouet à

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surprise.

« Soldat de plomb, dit lesorcier, tâche de porter ailleurs tesregards ! »

Mais le soldat fit semblant de

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ne pas entendre.« Attends jusqu’à demain, et tu

verras ! » reprit le sorcier.Le lendemain, lorsque les

enfants furent levés, ils placèrent lesoldat de plomb sur la fenêtre ;mais tout à coup, enlevé par lesorcier ou par le vent, il s’envoladu troisième étage, et tomba la têtela première sur le pavé. Quelleterrible chute ! Il se trouva la jambeen l’air, tout son corps portant surson shako, et la baïonnette enfoncéeentre deux pavés.

La servante et le petit garçondescendirent pour le chercher, maisils faillirent l’écraser sans le voir.

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Si le soldat eût crié : « Prenezgarde ! » ils l’auraient bien trouvé ;mais il jugea que ce seraitdéshonorer l’uniforme.

La pluie commença à tomber,les gouttes se suivirent bientôt sansintervalle ; ce fut alors un vraidéluge. Après l’orage, deux gaminsvinrent à passer :

« Ohé ! dit l’un, par ici ! Voilàun soldat de plomb, faisons-lenaviguer. »

Ils construisirent un bateau avecun vieux journal, mirent dedans lesoldat de plomb, et lui firentdescendre le ruisseau. Les deuxgamins couraient à côté et battaient

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des mains. Quels flots, grand Dieu !dans ce ruisseau ! que le courant yétait fort ! Mais aussi il avait plu àverse. Le bateau de papier étaitétrangement balloté, mais, malgrétout ce fracas, le soldat de plombrestait impassible, le regard fixe etl’arme au bras.

Tout à coup le bateau fut poussédans un petit canal où il faisaitaussi noir que dans la boîte auxsoldats.

« Où vais-je maintenant ?pensa-t-il. Oui, oui, c’est le sorcierqui me fait tout ce mal. Cependantsi la petite demoiselle était dans lebateau avec moi, l’obscurité fût-

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elle deux fois plus profonde, celane me ferait rien. »

Bientôt un gros rat d’eau seprésenta ; c’était un habitant ducanal :

« Voyons ton passe-port, tonpasse-port ! »

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Mais le soldat de plomb gardale silence et serra son fusil. Labarque continua sa route, et le rat lapoursuivit. Ouf ! il grinçait desdents, et criait aux pailles et auxpetits bâtons : « Arrêtez-le, arrêtez-

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le ! il n’a pas payé son droit depassage, il n’a pas montré sonpasse-port. »

Mais le courant devenait plusfort, toujours plus fort ; déjà lesoldat apercevait le jour, mais ilentendait en même temps unmurmure capable d’effrayerl’homme le plus intrépide. Il y avaitau bout du canal une chute d’eau,aussi dangereuse pour lui que l’estpour nous une cataracte. Il en étaitdéjà si près qu’il ne pouvait pluss’arrêter. La barque s’y lança : lepauvre soldat s’y tenait aussi roideque possible, et personne n’eût osédire qu’il clignait seulement des

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yeux. La barque, après avoirtournoyé plusieurs fois sur elle-même, s’était remplie d’eau ; elleallait s’engloutir. L’eau montaitjusqu’au cou du soldat, la barques’enfonçait de plus en plus. Lepapier se déplia, et l’eau se refermatout à coup sur la tête de notrehomme. Alors il pensa à la gentillepetite danseuse qu’il ne reverraitjamais, et crut entendre une voix quichantait :

Soldat, le péril est grand ;Voici la mort qui t’attend !

Le papier se déchira, et le

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soldat passa au travers. Au mêmeinstant il fut dévoré par un grandpoisson.

C’est alors qu’il faisait noirpour le malheureux ! C’était pisencore que dans le canal. Et puiscomme il y était serré ! Maistoujours intrépide, le soldat deplomb s’étendit de tout son long,l’arme au bras.

Le poisson s’agitait en tous senset faisait d’affreux mouvements ;enfin il s’arrêta, et un éclair parut letranspercer. Le jour se laissa voir,et quelqu’un s’écria : « Un soldatde plomb ! » Le poisson avait étépris, exposé au marché, vendu,

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porté dans la cuisine, et lacuisinière l’avait ouvert avec ungrand couteau. Elle prit avec deuxdoigts le soldat de plomb par lemilieu du corps, et l’apporta dansla chambre, où tout le monde voulutcontempler cet homme remarquablequi avait voyagé dans le ventre d’unpoisson. Cependant le soldat n’enétait pas fier. On le plaça sur latable, et là – comme il arriveparfois des choses bizarres dans lemonde ! – il se trouva dans la mêmechambre d’où il était tombé par lafenêtre. Il reconnut les enfants et lesjouets qui étaient sur la table, lecharmant château avec la gentille

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petite danseuse ; elle tenait toujoursune jambe en l’air, elle aussi étaitintrépide. Le soldat de plomb futtellement touché qu’il aurait voulupleurer du plomb, mais cela n’étaitpas convenable. Il la regarda, ellele regarda aussi, mais ils ne sedirent pas un mot.

Tout à coup un petit garçon leprit, et le jeta au feu sans lamoindre raison ; c’était sans doutele sorcier de la tabatière qui enétait la cause.

Le soldat de plomb était làdebout, éclairé d’une vive lumière,éprouvant une chaleur horrible.Toutes ses couleurs avaient

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disparu ; personne ne pouvait diresi c’étaient les suites du voyage oule chagrin. Il regardait toujours lapetite demoiselle, et elle aussi leregardait. Il se sentait fondre ; mais,toujours intrépide, il tenait l’armeau bras. Soudain s’ouvrit une porte,le vent enleva la danseuse, et,pareille à une sylphide, elle volasur le feu près du soldat, et disparuten flammes. Le soldat de plombétait devenu une petite masse.

Le lendemain, lorsque laservante vint enlever les cendres,elle trouva un objet qui avait laforme d’un petit cœur de plomb ;tout ce qui était resté de la

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danseuse, c’était une paillette, quele feu avait rendue toute noire.

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Il n’y a personne au monde quisache raconter autant d’histoiresque Ferme-l’Œil. En voilà un quiraconte bien ! Vers le soir, lorsqueles enfants sont assis tranquillementà la table ou sur leur petit banc,arrive Ferme-l’Œil. On l’entend àpeine monter l’escalier, parce qu’ila des pantoufles : il ouvre tout

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doucement la porte, et psitt ! illance du lait dans les yeux desenfants avec une merveilleusedélicatesse, et cependant toujoursen assez grande quantité pour qu’ilsne puissent pas tenir leurs yeuxouverts et, par conséquent,l’apercevoir. Il se glisse derrièreeux, leur souffle dans le cou, ce quileur rend la tête lourde… oui, maiscela ne leur fait pas de mal, car lepetit Ferme-l’Œil a de bonnesintentions pour les enfants : il veutseulement qu’ils soient tranquilles,et d’ordinaire ils ne le sont quequand ils dorment.

Il veut qu’ils soient bien

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tranquilles pour qu’il puisse leurraconter ses petites histoires.

Dès que les enfants sontendormis, Ferme-l’Œil s’assied surleur lit. C’est qu’il est jolimentvêtu : il porte un habit de soie, maisd’une couleur qu’il est impossiblede dire. Il a des reflets verts, rougeset bleus, suivant le côté où il setourne. Sous chaque bras il tient unparapluie : il en ouvre un, qui estorné de belles images, au-dessusdes enfants aimables, et alors ilsrêvent toute la nuit les pluscharmantes histoires. L’autreparapluie, qui est tout uni, il ledéploie sur la tête des enfants

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méchants, qui dorment alors d’unemanière stupide ; et le lendemain,quand ils se réveillent, ils n’ontrêvé de rien du tout.

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Nous allons entendre maintenantcomment Ferme-l’Œil vint tous les

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soirs, pendant toute une semaine,visiter un petit garçon quis’appelait Hialmar : voici les septhistoires qu’il lui conta, puisqu’il ya sept jours dans la semaine.

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Lundi

« Écoute un peu, dit Ferme-l’Œil le soir, après avoir faitcoucher Hialmar ; je vais faire mabesogne. »

Et alors toutes les fleurs dansleurs pots devinrent de grandsarbres qui étendaient leurs longues

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branches jusque sur le tapis et lelong des murs, si bien que toute lachambre avait l’air d’un magnifiquebosquet ; et toutes les branchesétaient couvertes de fleurs, etchaque fleur était plus belle qu’unerose. Elles exhalaient un parfumdélicieux, et, si on avait voulu lesmanger, on leur aurait trouvé ungoût plus exquis que celui desconfitures. Les fruits brillaientcomme de l’or, et il y avait aussisur les branches des gâteaux toutremplis de raisins. C’était d’unebeauté incomparable ; mais enmême temps des plaintes affreusessortirent du tiroir qui renfermait les

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livres de Hialmar.« Qu’est-ce donc ? » dit Ferme-

l’Œil ; et il courut à la table etouvrit le tiroir. Quelque choses’agitait et se remuait d’unemanière terrible sur l’ardoise.C’était un chiffre faux qui setrouvait dans l’opération, en sortequ’elle avait l’air de vouloir sedisloquer.

Le crayon sauta avec la ficellequi le retenait, comme s’il eût étéun petit chien et qu’il eût voulurajuster l’opération ; mais il ne lepouvait pas.

En même temps des crislamentables se firent entendre dans

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le cahier d’écriture de Hialmar.Oh ! comme c’était affreux ! Dehaut en bas, sur chaque page, degrandes lettres se montraient,chacune avec une petite à son côté :elles avaient servi comme modèles,et auprès d’elles étaient d’autrespetites lettres qui croyaient avoirune mine aussi présentable, et quiavaient été tracées par Hialmar ;mais elles étaient couchées commesi on les avait fait tomber sur laligne où elles devaient se tenirdebout.

« Voyons, tenez-vous ainsi, ditle modèle, ainsi obliquement, etprenez-moi un mouvement

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vigoureux.– Nous le voudrions bien, dirent

les lettres de Hialmar ; mais nousne le pouvons pas, tant noussommes malades !

– En ce cas, on vousadministrera un remède.

– Oh non ! » s’écrièrent-elles ense redressant si vivement quec’était charmant à voir.

« Pour le moment, je n’ai pas letemps de raconter des histoires, ditFerme-l’Œil : il faut que j’exerceces gaillardes-là. Une, deux ! une,deux ! »

Et il exerçait ainsi les lettres,qui finirent par prendre une position

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aussi droite et aussi gracieuse quecelles du modèle même.

Ferme-l’Œil partit ; maislorsque Hialmar les examina lelendemain, elles étaient aussimalades qu’auparavant.

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Mardi

Dès que Hialmar fut dans sonlit, Ferme-l’Œil toucha de sa petiteseringue enchantée tous les meublesde la chambre, et tous aussitôt semirent à babiller, et chacun parla delui-même. Le crachoir seul restait

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là stupidement, et furieux de ce queles autres avaient assez de vanitépour ne parler que d’eux-mêmes,pour ne penser qu’à eux-mêmes,sans faire la moindre attention à lui,qui se tenait modestement dans uncoin pour recueillir les crachats.

Au-dessus de la commode étaitsuspendu un grand tableau dans uncadre doré, qui représentait unpaysage. On y voyait de vieuxarbres énormes, des fleurs dansl’herbe, et une large rivière qui,tournant autour de la forêt, passaitdevant plusieurs châteaux et ensuiteallait se perdre dans la mer irritée.

Ferme-l’Œil toucha de sa

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seringue le tableau, et tout à couples oiseaux commencèrent àchanter, les branches à s’agiter, etles nuages continuèrent leurcourse : on pouvait même voir leurombre s’avancer et couvrir lepaysage.

Alors Ferme-l’Œil éleva lepetit Hialmar jusqu’au cadre : ilposa les pieds de l’enfant sur letableau, au milieu de l’herbe haute,et l’enfant resta là.

Le soleil jetait sur lui sesrayons à travers les branches desarbres. Il courut à l’eau et s’assitdans un petit bateau qui s’ybalançait, et qui était peint en rouge

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mêlé de blanc. Les voiles brillaientcomme de l’argent ; et une demi-douzaine de cygnes, portant descouronnes d’or autour de leur cou etune étoile bleue étincelante sur leurtête, tirèrent le bateau etl’amenèrent devant la verte forêt,où les arbres racontaient deshistoires de brigands et de sorciers,et les fleurs, des aventures decharmants petits elfes et les bellesparoles que leur avaient murmuréesles papillons.

Des poissons magnifiques,couverts d’écailles d’or et d’argent,suivaient le bateau : de temps entemps ils sautaient, et l’eau

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rejaillissait avec bruit, et derrièreeux volaient deux troupeauxd’oiseaux, rouges et bleus, grandset petits. Les cousins dansaient, leshannetons bourdonnaient, tousvoulaient accompagner Hialmar, ettous avaient des histoires àraconter.

En voilà une partie de plaisir !Tantôt les forêts étaient touffues etsombres, tantôt elles ressemblaientà un jardin superbe rempli de fleurset éclairé par le soleil. Çà et là semontraient de grands châteaux deverre et de marbre ; les princessesse penchaient aux balcons, et toutesétaient des petites filles de la

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connaissance de Hialmar, aveclesquelles il avait joué biensouvent.

Chacune étendait la main etprésentait au voyageur un petitgâteau fait en cœur, et d’un sucre siraffiné que jamais marchande n’enavait vendu de pareil. Hialmarsaisit le côté d’un cœur en passant ;mais la princesse serrait les doigtssi bien qu’ils eurent chacun pourleur part un morceau, elle le pluspetit, lui le plus gros.

À la porte de chaque châteaules princes montaient la garde ; ilsle saluèrent de leur sabre d’or et luijetèrent des raisins et des soldats de

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plomb.On voyait bien par là qu’ils

étaient de véritables princes.Ainsi naviguait Hialmar, tantôt

à travers des forêts, tantôt à traversde grands salons, tantôt au milieud’une ville. Il se trouva qu’il passapar celle où demeurait la bonne quil’avait toujours tant aimée ; elle lesalua et lui fit des signes de tête etchanta ces jolis vers qu’elle avaitfaits elle-même et qu’elle avaitenvoyés à Hialmar.

Le long du jour je pense àtoi souvent,La nuit aussi, mon cher petit

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enfant.Que de baisers, Hialmar,j’ai donnés à ta bouche.À tes yeux, à tes bras,endormi sur ta couche !Tu bégayas pour moi tapremière parole !Un jour, il a fallu pourtant tedire adieu…Va donc ! Que le seigneur tebénisse en tout lieu,Petit ange lutin, dont je suistoujours folle.

Et tous les oiseaux

l’accompagnaient ; les fleursdansaient sur leurs tiges, et les

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vieux arbres inclinaient la tête,absolument comme si le petit elfeFerme-l’Œil leur racontait aussides histoires.

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Mercredi

Comme la pluie tombait àverse ! Hialmar l’entendit endormant, et lorsque Ferme-l’Œilouvrit une fenêtre, l’eau étaitmontée jusqu’à l’appui. Au dehorstout n’était qu’un grand lac ; près dela maison se tenait amarré un naviresuperbe.

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« Veux-tu venir avec moi, petitHialmar ? dit Ferme-l’Œil ; tupourras cette nuit arriver dans despays étrangers, et être de retour icidemain. »

Tout à coup Hialmar, avec sagrande tenue du dimanche, se trouvaau milieu du navire ; aussitôt letemps devint beau et ils traversèrentles rues, tournèrent l’église etavancèrent dans un grand lac. Ilsmarchèrent longtemps, jusqu’à cequ’ils eussent perdu la terre de vue,et ils aperçurent une troupe decigognes qui quittaient aussi leurdomicile pour aller dans les payschauds.

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Elles volaient toujours l’unederrière l’autre, et elles avaientdéjà fait bien du chemin. Il y enavait une si fatiguée que ses ailesne pouvaient plus la porter : c’étaitla dernière de la bande, et bientôtelle resta à une grande distance enarrière. À la fin elle descendit lesailes étendues, et son vol baissaitde plus en plus ; elle fit encorequelques efforts, mais inutilement.Ses pieds touchèrent bientôt lescordages du navire ; elle glissa enbas des voiles, et boum ! se trouvasur le pont.

Le mousse la prit et la mit dansle poulailler, parmi les poulets, les

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canards et les dindons. La pauvrecigogne était tout interdite de setrouver au milieu d’eux.

« En voilà une gaillarde ! »dirent les poulets.

Et le coq d’Inde se gonfla autantqu’il put et demanda qui elle était.Et les canards marchaient enreculant et en se gourmant.« Qu’est-ce que c’est que ça ?qu’est-ce que c’est que ça ? »

Et la cigogne leur parla del’Afrique brûlante, des pyramides,de l’autruche qui, semblable à uncheval sauvage, parcourt le désert.Mais les canards ne comprirentpoint et se gourmèrent de plus

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belle. « Nous sommesprobablement tous d’accord ; c’est-à-dire qu’elle est stupide !

– Sans doute, elle estextraordinairement stupide ! » dit lecoq d’Inde ; et il se mit à serengorger, en criant : « Glou-ou-ou ! » Alors la cigogne se tut etpensa à son Afrique.

« Vous avez là de magnifiquesjambes minces ! dit le dindon.Combien les avez-vous payéesl’aune ?

– Khouan, khouan-scrak, firentles canards en ricanant ; mais lacigogne avait l’air de n’y pas faireattention.

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– Pourquoi ne ris-tu pas avecnous ? dit le dindon. Est-ce que maquestion ne te semble passpirituelle ? Peut-être elle est au-dessus de ton intelligence. Hélas !quel esprit borné ! Allons, laissons-la, et soyons intéressants pour nous-mêmes seulement. » Là-dessus il fitglou-glou-ou, et les canards firentkhouan, khouan.

C’était effrayant comme ilss’amusaient ! Hialmar alla aupoulailler, ouvrit la porte et appelala cigogne, qui sauta vers lui sur lepont. Elle s’était reposée malgrétout, et elle eut l’air de faire dessignes à Hialmar pour le remercier.

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Puis elle déploya ses ailes ets’envola vers les pays chauds.

Les poules gloussèrent, et lescanards babillèrent en leur langage,et la crête du coq d’Inde devintrouge comme du feu.

« Demain nous ferons une bonnesoupe avec vous autres ! » ditHialmar ; et il se réveilla toutétonné de se trouver dans son petitlit. Quel étrange voyage le petit elfeFerme-l’Œil lui avait fait faire cettenuit-là !

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Jeudi

« Écoute un peu, dit Ferme-l’Œil, et n’aie pas peur ; je vais temontrer une petite souris » ; et alorsil lui montra une gracieuse petitebête qu’il tenait dans sa main.« Elle est venue pour t’inviter à lanoce ; deux petites souris vont se

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marier cette nuit ; elles demeurentsous la marche de la fenêtre de lasalle à manger, et elles ont là unetrès belle habitation.

– Mais comment pourrai-je yentrer par un si petit trou ?

– Laisse moi faire, dit Ferme-l’Œil, je te rendrai assez mincepour passer. »

Et il toucha Hialmar de saseringue enchantée ; et alors sataille commença à diminuer, etcontinua si bien à s’amoindrir qu’iln’était pas à la fin aussi haut qu’undoigt.

« Emprunte maintenant leshabits d’un de tes soldats de plomb.

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Tu en trouveras bien qui t’iront :c’est très joli de porter un uniformequand on est en société.

– Certainement, dit Hialmar ; etbientôt il fut habillé comme un jolipetit soldat de plomb.

– Voulez-vous avoir la bonté devous asseoir dans le dé de votremère, dit la petite souris, et j’aurail’honneur de vous traîner ?

– Comment, mademoiselle,vous vous donnerez cette peine ? »

Et ils arrivèrent ainsi à la nocedes souris.

Ils traversèrent d’abord sous lamarche une longue allée qui étaitjuste assez haute pour les laisser

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passer. Toute cette allée étaitilluminée avec du bois pourri quibrillait comme du phosphore.

« Ne trouvez-vous pas que celasent bon ici ? dit la souris qui letraînait. Toute l’allée vient d’êtrefrottée avec du lard. Oh ! que toutcela est beau ! »

Puis ils entrèrent dans le salon.À droite se tenaient toutes lesdames souris ; elles murmuraient etchuchotaient comme si chacune semoquait de sa voisine ; à gaucheétaient les messieurs, qui secaressaient la moustache avec leurpatte. Au milieu du salon setrouvaient les futurs époux : ils

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étaient debout dans une croûte defromage creusée, et ilss’embrassaient d’une manièreeffrayante devant tout le monde ;mais enfin ils étaient fiancés, et lemoment définitif approchait.

Il arrivait toujours de nouveauxinvités : la foule était si grandequ’une souris risquait d’écraserl’autre ; les fiancés s’étaient placésau milieu de la porte, de façon qu’ilétait tout aussi impossible d’entrerque de sortir. La chambre, aussibien que l’allée, avait été frottée delard, et cette agréable odeur tenaitlieu de rafraîchissements. En guisede dessert, on montrait un pois vert

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dans lequel une souris avaitdécoupé avec ses dents les initialesdes futurs époux. On n’avait jamaisrien vu de si magnifique.

Toutes les souris déclaraientque cette noce était une des plusbelles qu’on pût voir, et que laconversation s’était fait remarquerpar son bon ton, sa variété et sadélicatesse.

Hialmar retourna chez lui dansl’équipage qui l’avait amené. Ilétait heureux d’avoir été dans unesociété si distinguée ; mais aussi ilavait été obligé de se réduire à saplus simple expression, des’amincir extraordinairement et de

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revêtir l’uniforme d’un de sessoldats de plomb.

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Vendredi

« C’est incroyable comme il y ades gens âgés qui voudraient bienme recevoir souvent ! dit Ferme-l’Œil. Ce sont surtout ceux qui ontfait quelque chose de mal. “Petitchéri”, me disent-ils quand ils ne

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peuvent dormir, “nous ne pouvonsfermer les paupières, et nouspassons toute la nuit en ayant devantnous nos mauvaises actions qui,sous la forme de vilains petitssorciers, sont assis sur le lit et nouslancent de l’eau brûlante. Si tuvoulais venir pour les chasser etnous procurer un bon sommeil !disent-ils en soupirantprofondément, nous te le paierionsbien. Bonsoir, Ferme-l’Œil,l’argent est tout compté, près de lafenêtre.” Mais je ne fais rien pourde l’argent, ajouta le petit elfe.

– Qu’allons-nous faire cettenuit ? demanda Hialmar.

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– Si tu en as envie, nous irons àune autre noce, bien différente decelle d’hier. Le grand joujou de tasœur, qui ressemble à un homme etqu’on appelle Hermann, va semarier avec la poupée Berthe ; enoutre, c’est la fête de la poupée, etils vont recevoir de bien heureuxcadeaux.

– Ah ! je connais cela, ditHialmar. Toutes les fois que lespoupées ont besoin d’habits neufs,ma sœur dit que c’est leur fête ouqu’elles vont se marier. C’est bienla centième fois que cela se fait.

– Eh bien ! ce sera la cent etunième noce ce soir, et après, il n’y

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aura plus rien. Aussi sera-t-elleextraordinairement belle. Regardeun peu. »

Et Hialmar dirigea ses yeuxvers la table. La petite maison decarton était tout illuminée, et endehors les soldats de plombprésentaient les armes. Les fiancésétaient assis tout pensifs – et ilsavaient leurs raisons pour cela –sur le plancher, et s’appuyaient surle pied de la table. Ferme-l’Œil,vêtu de la robe noire de la grand-mère, les maria. Lorsque le mariagefut fini, tous les meubles de lachambre entonnèrent une joliechanson, composée par un crayon,

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sur l’air de la retraite.Puis les fiancés reçurent leurs

cadeaux ; seulement ils refusèrenttoute espèce de comestibles, carleur amour leur suffisait.

« Allons-nous choisir unehabitation d’été ou allons-nousvoyager ? » demanda l’époux.

On consulta là-dessusl’hirondelle, cette vieillevoyageuse, et la vieille poule, quiavait cinq fois déjà amené à bienses œufs. L’hirondelle parla despays chauds et magnifiques, où lesraisins sont énormes, où l’air est sidoux, où les montagnes sont detoutes les couleurs, comme on n’en

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voit jamais ici.« Pourtant, dans ce pays-là, il

n’y a pas de choux rouges commeici, dit la poule. J’ai habité lacampagne avec mes petits pendanttout un été. Là il y avait unesablière où nous nous promenionset où nous pouvions gratter tout ànotre aise : nous étions admis dansun jardin renfermant beaucoup dechoux rouges. Comme tout cela étaitmagnifique ! Je ne puis rien mefigurer de plus beau !

– Cependant tous les jours seressemblent, dit l’hirondelle, et ilfait ici bien mauvais temps.

– On y est habitué, répliqua la

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poule.– Mais le plus souvent il fait

très froid et il gèle.– Cela fait du bien aux choux,

reprit la poule. Du reste il a faitchaud ici. N’avons-nous pas eu, il ya quatre ans, un été qui a duré cinqsemaines ? Il faisait tellement chaudqu’on ne pouvait plus respirer.Ensuite, ici nous n’avons pas tousles animaux venimeux qui sont dansles autres pays. Nous y entendonsrarement parler de brigands. Celuiqui ne trouve pas que notre pays estle plus beau est un scélérat qui nemérite pas de l’habiter. » Ellecontinua en pleurant : « Moi aussi

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j’ai voyagé, j’ai passé une collinequi avait plus de douze lieues ;mais il n’y a certes pas de plaisir àvoyager.

– Oui, la poule est une femmeraisonnable, dit la poupée Berthe.Je n’y tiens pas du tout, à voir lesmontagnes : cela ne sert qu’àmonter et à descendre. Non, nousirons plutôt nous établir dans lasablière, en dehors des portes de laville, et nous nous promèneronsdans le jardin aux choux. »

Il en fut ainsi.

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Samedi« Allez-vous me raconter des

histoires ? dit le petit Hialmar dèsque le petit Ferme-l’Œil l’eutendormi.

– Nous n’aurons pas le temps cesoir, répondit le petit elfe endépliant au-dessus de lui sonmagnifique parapluie. Regarde unpeu ces Chinois. »

Tout le parapluie ressemblait àune grande coupe chinoise couverted’arbres bleus et de ponts pointus,fourmillant de petits Chinois quihochaient la tête.

« Il faut que nous arrangions

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tout bien gentiment pour demain,car c’est dimanche. Je vais merendre dans les tours de l’église,pour voir si les petits farfadetspolissent les cloches pour leurdonner un son agréable ; ensuite jevais aller dans les champs, pourvoir si le vent enlève la poussièrede l’herbe et des feuilles. Enfin, cequi est le plus difficile, je vais allerchercher toutes les étoiles pour lesfaire briller. Je les pose dans montablier ; mais il faut d’abord quechacune d’elles soit numérotée etque les trous où elles sont fixéessoient aussi numérotés. Sans cela,je pourrais me tromper de place et

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mal les attacher. Nous aurions alorstrop d’étoiles filantes ; car ellesfileraient l’une après l’autre.

– Écoutez un peu, monsieurFerme-l’Œil, dit un vieux portraitsuspendu au mur qui touchait le litde Hialmar, je suis le bisaïeul deHialmar ; je vous remercie deraconter des histoires à mon garçon,mais n’allez pas lui tourner la tête.Comment voulez-vous descendreles étoiles pour les polir ? Lesétoiles sont des globes comme notreterre, et c’est là précisément cequ’elles ont de bon.

– Je te remercie, vieux bisaïeul,dit Ferme-l’Œil. Tu es le chef de la

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famille, c’est possible ; mais moi,je suis plus vieux que toi : je suisun vieux païen. Les Romains et lesGrecs m’appelaient le dieu dessonges. J’ai toujours été reçu dansles meilleures maisons, et j’y vaisencore. Je sais très bien m’yprendre avec les petits comme avecles grands. Du reste, racontemaintenant toi-même. »

Et Ferme-l’Œil prit sonparapluie et s’en alla.

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« Voyez donc ! voyez donc !

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maintenant il n’est plus permis dedire son opinion », dit en grognantle vieux portrait.

Hialmar se réveilla.

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Dimanche

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« Bonsoir ! » dit Ferme-l’Œil.Hialmar le salua, puis il courut

au mur et tourna le portrait de sonbisaïeul, pour qu’il ne se mêlâtpoint comme la veille à laconversation.

« Tu peux maintenant racontertes histoires. Raconte-moi les cinq

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petits pois qui habitaient une cosse,et la grosse aiguille qui se croyaitaussi fine qu’une aiguille à broder.

– Non, il ne faut pas abuser : lebien même peut fatiguer, dit Ferme-l’Œil. Tu sais bien que j’aimebeaucoup à te montrer du nouveau :ce soir je vais te montrer mon frère.Il s’appelle comme moi Ferme-l’Œil ; mais il ne rend jamaisqu’une seule visite à une personne.Il emmène sur son cheval celuiqu’il a visité et lui raconte deshistoires. Il n’en connaît que deux :l’une est si admirablement jolie quepersonne au monde ne peut s’enfaire une idée. L’autre est si vilaine

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et si terrible que c’est incroyable. »Et alors Ferme-l’Œil leva le

petit Hialmar jusqu’à la fenêtre etdit : « Là, tu verras mon frère,l’autre Ferme-l’Œil ; on l’appelleaussi la Mort. Vois-tu ? Il n’est pasaussi laid qu’on le représente dansles livres d’images où il n’est qu’unsquelette. Non, il a des broderiesd’argent sur son habit, il porte unbel uniforme de hussard, unmanteau de velours noir flottederrière lui sur son cheval. Regardecomme il avance au grand galop. »

Hialmar vit comment le frère deFerme-l’Œil s’avançait en faisantmonter sur son cheval une quantité

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de personnes jeunes et vieilles ; ilen plaça quelques-unes devant lui,d’autres derrière ; mais ilcommençait toujours par leur dire ;« Voyons votre cahier ! vos notes,quelles sont-elles ?

– Très bonnes, répondirenttoutes les personnes.

– Je veux voir moi-même », dit-il.

Et alors elles furent obligées delui montrer leurs notes. Et tous ceuxqui avaient bien ou très bien furentplacés sur le devant du cheval, etils entendirent les histoires les plusadmirables. Mais ceux qui avaientpassable ou mal montèrent sur le

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derrière et furent forcés d’écouterles histoires les plus horribles. Ilstremblaient et pleuraient, etvoulaient sauter en bas du cheval ;mais ils ne pouvaient pas, car ils yétaient comme attachés.

« Cependant, Ferme-l’Œil, tonfrère la Mort me paraît magnifique ;je n’ai pas peur de lui.

– Et tu as bien raison, dit lepetit elfe : seulement tâche d’avoirtoujours de bonnes notes sur toncahier.

– Voilà qui est instructif !murmura le portrait du bisaïeul. Ilest donc quelquefois utile de direfranchement son opinion. » Et il

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parut satisfait.Telle est l’histoire du petit elfe

Ferme-l’Œil, cher petit lecteur ; s’ilrevient ce soir, il t’en raconteradavantage.

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Un soldat marchait sur la grand-route : une, deux ! une, deux ! Ilavait le sac sur le dos et le sabre aucôté ; il avait fait la guerre, etmaintenant il revenait chez lui.Chemin faisant, il rencontra unevieille sorcière ; elle était bienvilaine, sa lèvre inférieure tombaitsur sa poitrine.

« Bonsoir, soldat ! dit-elle ; queton sabre est beau ! que ton sac estgrand ! Tu m’as l’air d’un vraisoldat ; aussi je vais te donner

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autant d’argent que tu voudras.– Merci, vieille sorcière,

répondit le soldat.– Vois-tu ce grand arbre ?

continua la sorcière en désignant unarbre tout voisin ; il est entièrementcreux ; monte au sommet, tu verrasun grand trou ; laisse-toi glisser parce trou jusqu’au fond de l’arbre. Jevais te passer une corde autour ducorps pour pouvoir te hisser quandtu m’appelleras.

– Que ferai-je dans l’arbre ?demanda le soldat.

– Tu chercheras de l’argent.Une fois au fond de l’arbre, tu tetrouveras dans un grand corridor

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bien éclairé, car il y brûle plus decent lampes. Tu verras trois portes ;tu pourras les ouvrir, les clefs sontaux serrures. Si tu entres dans lapremière chambre, tu apercevras,au milieu du plancher, une grossecaisse avec un chien dessus. Lesyeux de ce chien sont grands commedes tasses à thé, mais n’y fais pasattention. Je te donnerai mon tablierà carreaux bleus, tu l’étendras surle plancher ; marche alorscourageusement sur le chien, saisis-le, dépose-le sur mon tablier, ouvrela caisse et prends-y autant de sousque tu voudras. Tous sont decuivre ; si tu aimes mieux l’argent,

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entre dans la seconde chambre. Làest assis un chien dont les yeux sontaussi grands que la roue d’unmoulin : n’y fais pas attention,mets-le sur mon tablier, et prendsde l’argent à ta guise. Si c’est del’or que tu préfères, tu en aurasaussi autant que tu voudras ; pourcela, il te suffit d’entrer dans latroisième chambre. Mais le chienqui est assis sur la caisse a desyeux aussi grands que la grosse tourronde. Crois-moi, c’est un fierchien ! Toutefois n’y fais pasattention : dépose-le sur montablier ; il ne te fera aucun mal, etprends alors dans la caisse autant

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d’or que tu voudras.– Voilà qui me convient, dit le

soldat ; mais que veux-tu que je tedonne, vieille sorcière ? Il te faut tapart aussi, je pense.

– Non, je ne veux pas un sou : tum’apporteras seulement le vieuxbriquet que ma grand-mère a laissélà lors de sa dernière visite.

– Bien ! passe-moi la cordeautour du corps.

– La voici ; et voici de mêmemon tablier à carreaux bleus. »

Le soldat monta sur l’arbre, selaissa glisser par le trou, et setrouva, comme avait dit la sorcière,dans un grand corridor éclairé de

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cent lampes.Il ouvrit la première porte :

ouf ! le chien était assis, et il fixasur lui ses yeux grands comme destasses à thé.

« Tu es un beau garçon », dit lesoldat en le saisissant ; il le déposasur le tablier de la sorcière et pritautant de sous de cuivre qu’enpouvaient contenir ses poches. Puisil ferma la caisse, replaça le chiendessus, et s’en alla vers l’autrechambre.

Eh ! le chien était assis, celuiqui avait les yeux grands commeune meule de moulin. « Prendsgarde de me regarder trop fixement,

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dit le soldat, tu pourrais gagner malaux yeux. »

Puis il plaça le chien sur letablier de la sorcière. Mais, envoyant la grande quantité demonnaie d’argent que contenait lacaisse, il jeta tous ses sous decuivre, et bourra d’argent sespoches et son sac.

Puis il entra dans la troisièmechambre. Oh ! c’était horrible ! lechien avait en effet des yeux aussigrands que la tour ronde ; ilstournaient dans sa tête comme desroues.

« Bonsoir », dit le soldat enfaisant le salut militaire, car de sa

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vie il n’avait vu un pareil chien.Mais après l’avoir un peu regardé :« Suffit ! » pensa-t-il : il ledescendit à terre et ouvrit la caisse.Grand Dieu ! que d’or il y avait ! Ily avait de quoi acheter toute la villede Copenhague, tous les porcs ensucre des marchands de gâteaux,tous les soldats de plomb, tous lesjouets, tous les dadas du monde ;oui, il y en avait, de l’or.

Le soldat jeta toute la monnaied’argent dont il avait rempli sespoches et son sac, et il la remplaçapar de l’or. Il chargea tellement sespoches, son sac, sa casquette et sesbottes, qu’il pouvait à peine

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marcher. Était-il riche ! Il remit lechien sur la caisse, ferma la porte,et cria par le trou de l’arbre :

« Maintenant, hissez-moi,vieille sorcière !

– As-tu le briquet ? demanda-t-elle.

– Diable ! je l’avais tout à faitoublié. »

Il retourna pour le chercher.Puis, la sorcière le hissant, il setrouva de nouveau sur la grand-route, les poches, le sac, les botteset la casquette pleins d’or.

« Que vas-tu faire de ce briquet,demanda le soldat.

– Cela ne te regarde pas. Tu as

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eu ton argent ; donne-moi le briquet.– Pas tant de sornettes ! dis-moi

tout de suite ce que tu vas en faire,ou je tire mon sabre et je tedécapite.

– Non ! » répondit la sorcière.

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Le soldat lui coupa la tête. Lavoilà étendue ; lui, il noua son

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argent dans le tablier, le chargea surson dos, mit le briquet dans sapoche, et se rendit à la ville.

C’était une bien belle ville. Ilentra dans la meilleure auberge,demanda la meilleure chambre etses mets de prédilection : il était siriche !

Le domestique qui devait cirerses bottes trouva étonnant qu’unseigneur aussi riche eût de vieillesbottes si ridicules. Le soldat n’avaitpas encore eu le temps de lesremplacer ; ce ne fut que lelendemain qu’il se procura debelles bottes et des vêtements tout àfait élégants. Voilà donc le soldat

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devenu grand seigneur. On lui fitl’énumération de tout ce qu’il yavait de beau dans la ville ; on luiparla du roi et de la charmanteprincesse, sa fille.

« Comment faire pour la voir ?demanda le soldat.

– C’est bien difficile ! luirépondit-on. Elle demeure dans ungrand château de cuivre, entouré demurailles et de tours. Personne,excepté le roi, ne peut entrer chezelle ; car on a prédit qu’elle seraitun jour mariée à un simple soldat,et le roi en est furieux.

– Je voudrais pourtant bien lavoir, pensa le soldat ; mais

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comment obtenir cettepermission ? »

En attendant, il menait joyeusevie, allait au spectacle, sepromenait en voiture dans le jardindu roi et faisait beaucoupd’aumônes, ce qui était très beau. Ilsavait par expérience combien il estdur de n’avoir pas le sou.Maintenant il était riche, il avait debeaux habits, et avec cela des amisqui répétaient en chœur : « Vousêtes aimable, vous êtes un parfaitcavalier. » Cela flattait les oreillesdu soldat. Mais, comme tous lesjours il dépensait de l’argent sansjamais en recevoir, un beau matin,

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il ne lui resta que deux sous. Labelle chambre qu’il habitait, ilfallut la quitter et prendre à la placeun petit trou sous les toits. Là ilétait obligé de cirer lui-même sesbottes, de les raccommoder avecune grosse aiguille, et aucun de sesamis ne venait le voir : il y avaittrop d’escaliers à monter.

Un soir bien sombre, il n’avaitpas eu de quoi s’acheter unechandelle : il se rappela soudainqu’il s’en trouvait un petit bout dansle briquet de l’arbre creux. Il saisitdonc le briquet et le bout dechandelle ; mais, au moment mêmeoù les étincelles jaillirent du

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caillou, la porte s’ouvrit tout àcoup, et le chien qui avait les yeuxaussi grands que des tasses à thé setrouva debout devant lui et dit :« Monseigneur, qu’ordonnez-vous ?

– Qu’est-ce que cela ? s’écriale soldat. Voilà un drôle de briquet !J’aurai donc de cette manière toutce que je voudrai ? Vite ! apporte-moi de l’argent. »

Houp ! l’animal est parti.Houp ! le voilà de retour, tenantdans sa gueule un grand sac remplide sous.

Le soldat savait maintenant quelprécieux briquet il possédait. S’ilbattait une fois, c’était le chien de

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la caisse aux sous qui paraissait ;battait-il deux fois, c’était le chiende la caisse d’argent ; trois fois,celui qui gardait l’or.

Il retourna dans sa bellechambre, reprit ses beaux habits ; etses amis de revenir en hâte : ilsl’aimaient tant !

Un jour, le soldat pensa :« C’est pourtant une chose biensingulière qu’on ne puisse parvenirà voir cette princesse ! Tout lemonde est d’accord sur sa parfaitebeauté ; mais à quoi sert la beautédans une prison de cuivre ? N’yaurait-il pas un moyen pour moi dela voir ? Où est mon briquet ? » Il

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fit feu. Houp ! voilà le chien avecles yeux comme des tasses à thé quiest déjà présent.

« Pardon ! il est bien tard, dit lesoldat, mais je voudrais voir laprincesse, ne fût-ce qu’un instant. »

Et voilà le chien parti. Le soldatn’avait pas eu le temps de seretourner qu’il était revenu avec laprincesse. Elle était assise sur sondos, si belle qu’en la voyant ondevinait une princesse. Le soldat neput s’empêcher de l’embrasser, carc’était un vrai soldat.

Puis le chien s’en retourna avecla princesse. Mais le lendemain,tout en prenant le thé avec le roi et

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la reine, elle leur raconta un rêvebizarre qu’elle avait eu la nuit d’unchien et d’un soldat. Elle étaitmontée à cheval sur un chien, et lesoldat l’avait embrassée.

« C’est une histoire très jolie »,dit la reine.

Cependant, la nuit suivante, onfit veiller une des vieilles damesd’honneur auprès de la princesse,pour voir si c’était un véritablerêve.

Le soldat mourait d’envie derevoir la belle princesse ; le chienrevint la nuit, et l’emporta au grandgalop. Mais la vieille damed’honneur mit une paire de bottes à

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l’épreuve de l’eau et courut bienvite après lui. Lorsqu’elle eut vu lamaison où il était entré : « Je saismaintenant l’adresse », pensa-t-elle ; et, avec un morceau de craie,elle fit une grande croix sur laporte. Ensuite elle retourna secoucher, et, peu de temps après, lechien revint aussi avec la princesse.Mais s’étant aperçu qu’il y avaitune croix blanche sur la porte dusoldat, il prit un morceau de craie,et fit des croix sur toutes les portesde la ville. Assurément c’était trèsspirituel ; car, maintenant, commentla dame d’honneur pourrait-elleretrouver la porte ?

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Le lendemain matin, de bonneheure, le roi, la reine, la vieilledame d’honneur et tous les officiersallaient pour voir où s’était renduela princesse.

« C’est là ! dit le roi enapercevant la première portemarquée d’une croix.

– Non, c’est là, mon cher mari,répliqua la reine en voyant laseconde porte également marquéed’une croix.

– En voilà une ! en voilà une ! »dirent-ils tous, car ils virent descroix sur toutes les portes. Alors ilscomprirent qu’il était inutile dechercher.

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Mais la reine était une femmed’esprit, qui savait faire autre chosequ’aller en carrosse. Elle prit sesgrands ciseaux d’or, coupa unmorceau de soie, et cousit une joliepetite poche. Elle la remplit degrains de sarrasin, l’attacha au dosde la princesse et y fit un petit trou.Ainsi les grains devaient tombertout le long de la route que suivraitla princesse.

Dans la nuit, le chien revint, pritla princesse sur son dos et la portachez le soldat. Celui-ci l’aimait sifort qu’il aurait bien voulu êtreprince pour en faire sa femme.

Les grains de sarrasin tombaient

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toujours depuis le château jusqu’àla porte du soldat ; le chien ne s’enapercevait pas. Le lendemain, le roiet la reine apprirent aisément oùleur fille avait été. Le soldat fut priset mis au cachot.

Le voilà donc enfermé. Quellenuit ! quelle tristesse ! Et puis onvint lui dire : « Demain, tu seraspendu ! » Ce n’était pas une bonnenouvelle, et il avait oublié, lemalheureux, son briquet dansl’auberge. Le jour suivant, il vit, àtravers les barreaux de sa fenêtre,le peuple qui sortait en foule de laville, afin de le voir pendre. Tout lemonde courait ; un garçon

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cordonnier, avec son tablier et despantoufles, courait même si fort,qu’une de ses pantoufles s’échappade son pied et vint frapperjustement le mur derrière lequelétait assis le soldat regardant àtravers les barreaux.

« Eh ! cordonnier, ne te pressepas tant, lui cria le soldat, sans moirien ne se fera. Mais si tu veuxcourir jusqu’à l’auberge où j’aidemeuré, et chercher mon briquet,je te donnerai quatre sous.Seulement ne laisse pas traîner tesjambes ! »

Le garçon cordonnier, quivoulait bien gagner quatre sous,

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vola comme un trait chercher lebriquet, le remit au soldat, et –maintenant vous allez entendre !

En dehors de la ville on avaitdressé une grande potence, entouréede soldats et de plus de cent millepersonnes. Le roi et la reine étaientassis sur un trône magnifique ; enface, le juge et tout le conseil.

Déjà le soldat était au haut del’échelle, on allait lui passer lacorde autour du cou ; il demanda lapermission de formuler un derniersouhait. C’était l’habitude, observa-t-il, d’accorder cette grâce aupécheur qui va mourir. Il avaitgrande envie de fumer une pipe, ce

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serait la dernière.Le roi ne put lui refuser cela.

Donc le soldat prit son briquet et fitfeu : un, deux, trois ! Voici les troischiens qui apparaissent tout àcoup : celui dont les yeux étaientaussi grands que des tasses à thé,celui qui les avait aussi larges quedes roues de carrosse, et celui quiles portait aussi gros que la tourronde.

« Venez à mon secours, car onva me pendre ! » s’écria le soldat.

Alors les chiens seprécipitèrent sur les juges et sur leconseil, prirent l’un par les jambes,l’autre par le nez, et les lancèrent si

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haut dans l’air qu’ils retombèrenten mille morceaux.

« Je ne veux pas… » dit le roi ;mais le plus gros des chiens le pritavec la reine, et les lança commeles autres. Les soldats s’effrayèrent,et le peuple de s’écrier : « Petitsoldat, tu seras notre roi, et tuépouseras la belle princesse ! »

Et le soldat fut placé dans lecarrosse du roi ; les trois chiensdansaient devant et criaient :« Hourra ! » Les gamins sifflaientdans leurs doigts, et les soldatsprésentaient les armes. La princessesortit du château de cuivre et devintreine, ce dont elle ne fut pas

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médiocrement flattée.La noce dura huit jours ; les

trois chiens y étaient invités, et àtable surtout ils ouvrirent des yeuxénormes.

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Une femme désirait beaucoupavoir un petit enfant ; mais, nesachant comment y parvenir, ellealla trouver une vieille sorcière etlui dit : « Je voudrais avoir un petitenfant ; dis-moi ce qu’il faut fairepour cela.

– Ce n’est pas bien difficile,répondit la sorcière ; voici un graind’orge qui n’est pas de la nature decelle qui croît dans les champs dupaysan ou que mangent les poules.Mets-le dans un pot de fleurs, et tu

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verras.– Merci », dit la femme, en

donnant douze sous à la sorcière.Puis elle rentra chez elle et plantale grain d’orge.

Bientôt elle vit sortir de la terreune grande belle fleur ressemblant àune tulipe, mais encore en bouton.

« Quelle jolie fleur ! » dit lafemme en déposant un baiser surces feuilles rouges et jaunes ; et aumême instant la fleur s’ouvrit avecun grand bruit. On voyait maintenantque c’était une vraie tulipe ; maisdans l’intérieur, sur le fond vert,était assise une toute petite fille,fine et charmante, haute d’un pouce

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tout au plus. Aussi on l’appela lapetite Poucette.

Elle reçut pour berceau unecoque de noix bien vernie ; pourmatelas des feuilles de violette ; etpour couverture une feuille de rose.Elle y dormait pendant la nuit ; maisle jour elle jouait sur la table, où lafemme plaçait une assiette remplied’eau entourée d’une guirlande defleurs. Dans cette assiette nageaitune grande feuille de tulipe surlaquelle la petite Poucette pouvaits’asseoir et voguer d’un bord àl’autre, à l’aide de deux crinsblancs de cheval qui lui servaientde rames. Elle offrait ainsi un

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spectacle charmant ; et puis ellesavait chanter d’une voix si douceet si mélodieuse, qu’on n’en avaitjamais entendu de semblable.

Une nuit, pendant qu’elledormait, un vilain crapaud entradans la chambre par un carreaubrisé. Cet affreux animal, énorme ettout humide, sauta sur la table oùdormait Poucette, recouverte de safeuille de rose.

« Quelle jolie femme pour monfils ! » dit le crapaud.

Il prit la coque de noix et,sortant par le même carreau, ilemporta la petite dans le jardin.

Là coulait un large ruisseau

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dont l’un des bords touchait à unmarais. C’était dans ce maraisqu’habitait le crapaud avec son fils.Sale et hideux, ce dernierressemblait tout à fait à son père.« Coac ! coac ! brekke-ke-kex !s’écria-t-il en apercevant lacharmante petite fille dans la coquede noix.

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– Ne parle pas si haut ! tu laréveillerais, dit le vieux crapaud.Elle pourrait encore nous échapper,car elle est légère comme le duvetdu cygne. Nous allons la placer surune large feuille de bardane aumilieu du ruisseau. Elle sera là

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comme dans une île, et ne pourraplus se sauver. Pendant ce temps,nous préparerons, au fond dumarais, la grande chambre qui vousservira de demeure. »

Puis le crapaud sauta dans l’eaupour choisir une grande feuille debardane, retenue au bord par la tige,et il y plaça la coque de noix oùdormait la petite Poucette.

Lorsque la pauvre petite, ens’éveillant le lendemain matin, vitoù elle était, elle se mit à pleureramèrement ; car l’eau l’entourait detous côtés, et elle ne pouvait plusretourner à terre.

Le vieux crapaud, après avoir

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orné la chambre au fond du maraisavec des roseaux et de petites fleursjaunes, nagea en compagnie de sonfils vers la petite feuille où setrouvait Poucette, pour prendre legentil petit lit et le transporter dansla chambre. Il s’inclinaprofondément dans l’eau devantelle en disant : « Je te présente monfils, ton futur époux. Je vousprépare une demeure magnifique aufond du marais.

– Coac ! coac ! brekke-ke-kex ! » ajouta le fils.

Ensuite ils prirent le lit ets’éloignèrent, pendant que la petitePoucette, seule sur la feuille verte,

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pleurait de chagrin en pensant auvilain crapaud, et au mariage dontelle était menacée avec son hideuxfils.

Les petits poissons avaiententendu ce que disait le crapaud, etcela leur donna envie de voir lapetite fille. Au premier coup d’œil,ils la trouvèrent si gentille, qu’ilsl’estimèrent bien malheureused’épouser le vilain crapaud. Cemariage ne devait jamais avoirlieu ! Ils se rassemblèrent autour dela tige qui retenait la feuille, lacoupèrent avec leurs dents, et lafeuille emporta alors la petite siloin sur la rivière, que les crapauds

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ne purent plus l’atteindre.Poucette passa devant bien des

endroits, et les oiseaux desbuissons chantaient en la voyant :« Quelle charmante petitedemoiselle ! » La feuille, flottanttoujours plus loin, plus loin, lui fitfaire un véritable voyage.

Chemin faisant, un joli papillonblanc se mit à voltiger autour d’elleet finit par se poser sur la feuille,ne pouvant admirer assez la jeunefille.

Poucette, bien contente d’avoiréchappé au vilain crapaud, seréjouissait de toute la magnificencede la nature et de l’aspect de l’eau,

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que le soleil faisait briller commede l’or. Elle prit sa ceinture, et,après en avoir attaché un bout aupapillon, l’autre à la feuille, elleavança plus rapidement encore.

Tout à coup un grand hannetonvint à passer, et, l’ayant aperçue, ilentoura son corps délicat de sespattes et s’envola avec elle dans unarbre. Quant à la feuille verte, ellecontinua à descendre la rivièreavec le papillon, qui ne pouvaits’en détacher.

Dieu sait quelle fut la frayeur dela pauvre petite Poucette quand lehanneton l’emporta dans l’arbre !Cependant elle plaignait surtout le

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beau papillon blanc qu’elle avaitattaché à la feuille, et qui mourraitde faim, s’il ne parvenait pas à s’endéfaire. Mais le hanneton ne sesouciait pas de tout cela ; il la fitasseoir sur la plus grande feuille del’arbre, la régala du suc des fleurs,et quoiqu’elle ne ressemblâtnullement à un hanneton, il lui fitmille compliments de sa beauté.

Bientôt tous les autreshannetons habitant le même arbrevinrent lui rendre visite. Lesdemoiselles hannetons, en lavoyant, remuèrent leurs antennes etdirent :

« Quelle misère ! elle n’a que

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deux jambes.– Et pas d’antennes, ajouta une

d’elles ; elle est maigre, svelte, elleressemble à un homme. Oh ! quelleest laide ! »

Cependant la petite Poucetteétait charmante ; mais, quoique lehanneton qui l’avait enlevée latrouvât belle, en entendant lesautres, il finit par la croire laide etne voulut plus d’elle. On la fit doncdescendre de l’arbre, et on la posasur une pâquerette en lui rendant saliberté.

La petite se mit à pleurer de ceque les hannetons l’avaientrenvoyée à cause de sa laideur ;

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cependant elle était on ne peut plusravissante.

La petite Poucette passa ainsil’été toute seule dans la grandeforêt. Elle tressa un lit de paillequ’elle suspendit au-dessous d’unefeuille de bardane pour se garantirde la pluie. Elle se nourrissait dusuc des fleurs et buvait la rosée quitombait le matin sur les feuilles.

Ainsi se passèrent l’été etl’automne ; mais voici l’hiver, lelong hiver si rude qui arrive. Tousles oiseaux qui l’avaient amuséepar leur chant s’éloignèrent, lesarbres furent dépouillés, les fleursse flétrirent, et la grande feuille de

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bardane sous laquelle elledemeurait se roula sur elle-même,ne formant plus qu’une tige sèche etjaune.

La pauvre petite fille souffritd’autant plus du froid, que seshabits commençaient à tomber enlambeaux. Bientôt arrivèrent lesneiges, et chaque flocon qui tombaitsur elle lui produisait le même effetque nous en produirait à nous touteune pelletée. Bien qu’elles’enveloppât d’une feuille sèche,elle ne pouvait parvenir à seréchauffer ; elle allait mourir defroid.

Près de la forêt se trouvait un

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grand champ de blé, mais on n’yvoyait que le chaume hérissant laterre gelée. Ce fut pour la pauvrepetite comme une nouvelle forêt àparcourir. Toute grelottante, ellearriva à la demeure d’une sourisdes champs. On y entrait par unpetit trou, sous les pailles ; lasouris était bien logée, possédaitune pièce pleine de grains, unebelle cuisine et une salle à manger.La petite Poucette se présenta à laporte comme mendiante et demandaun grain d’orge, car elle n’avaitrien mangé depuis deux jours.

« Pauvre petite ! répondit lavieille souris des champs, qui, au

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fond, avait bon cœur, viens mangeravec moi dans ma chambre ; il y faitchaud. »

Puis elle se prit d’affectionpour Poucette, et ajouta :

« Je te permets de passerl’hiver ici ; mais à condition que tutiennes ma chambre bien propre, etque tu me racontes quelques jolieshistoires ; je les adore. »

La petite fille accepta cetteoffre et n’eut pas à s’en plaindre.

« Nous allons recevoir unevisite, dit un jour la vieille souris ;mon voisin a l’habitude de venir mevoir une fois par semaine. Il estencore bien plus à son aise que

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moi ; il a de grands salons et porteune magnifique pelisse de velours.S’il voulait t’épouser, tu serais bienheureuse, car il n’y voit goutte.Raconte-lui tes plus belleshistoires. »

Mais Poucette n’avait pas tropenvie d’épouser le voisin ; cen’était qu’une taupe. Couverte de sapelisse de velours noir, elle netarda pas à rendre sa visite. Laconversation roula sur ses richesseset sur son instruction ; mais la taupeparlait mal des fleurs et du soleil,car elle ne les avait jamais vus. Lapetite Poucette lui chanta plusieurschansons, entre autres : « Hanneton,

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vole, vole, vole ! » et : « Quand lemoine vient aux champs. » La taupe,enchantée de sa belle voix, désiraaussitôt une union qui lui promettaittant d’agréments ; mais elle n’en ditpas un mot, car c’était une personneréfléchie.

Pour faire plaisir à sesvoisines, elle leur permit de sepromener à leur gré dans unegrande allée souterraine qu’ellevenait de creuser entre les deuxhabitations ; mais elle les pria de nepas s’effrayer d’un oiseau mort quise trouvait sur le passage, et qu’ony avait enterré au commencement del’hiver.

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La première fois que sesvoisines profitèrent de cetteaimable offre, la taupe les précédadans ce long et sombre corridor,tenant entre ses dents un morceau devieux bois, brillant de phosphore,pour les éclairer. Arrivée àl’endroit où gisait l’oiseau mort,elle enleva de son large museau unepartie de la terre du plafond, et fitainsi un trou par lequel la lumièrepénétra. Au milieu du corridors’étendait par terre le corps d’unehirondelle, sans doute morte defaim, dont les ailes étaient serréesaux côtés, la tête et les pieds cachéssous les plumes. Ce spectacle fit

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bien mal à la petite Poucette ; elleaimait tant les petits oiseaux qui,pendant tout l’été, l’avaient égayéede leurs chants ! Mais la taupepoussa l’hirondelle de ses pattes etdit : « Elle ne sifflera plus ! quelmalheur que de naître oiseau ! Dieumerci, aucun de mes enfants nesubira un sort aussi malheureux.Une telle créature n’a pour toutefortune que son : Quivit ! quivit ! etl’hiver elle meurt de faim.

– Vous parlez sagement !répondit la vieille souris ; lequivit ! ne rapporte rien ; c’est justece qu’il faut pour périr dans lamisère : cependant il y en a qui se

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pavanent d’orgueil de savoirchanter. »

Poucette ne dit rien ; mais,lorsque les deux autres eurenttourné le dos à l’oiseau, elle sepencha vers lui, et, écartant lesplumes qui couvraient sa tête, elledéposa un baiser sur ses yeuxfermés.

« C’est peut-être le même quichantait si gentiment pour moi cetété, pensa-t-elle ; pauvre petitoiseau, que je te plains ! »

La taupe, après avoir bouché letrou, reconduisit les dames chezelle. Ne pouvant dormir de toute lanuit, la petite Poucette se leva et

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tressa un joli tapis de foin qu’elleporta dans l’allée et étendit surl’oiseau mort. Puis elle lui mit dechaque côté un tas de coton qu’elleavait trouvé chez la souris, commesi elle craignait que la fraîcheur dela terre ne fît mal à ce corpsinanimé.

« Adieu, bel oiseau ! dit-elle,adieu ! Merci de ta belle chansonqui me réjouissait tant pendant ladouce saison de l’été, où je pouvaisadmirer la verdure et me réchaufferau soleil. »

À ces mots, elle appuya sa têtesur la poitrine de l’hirondelle ;mais aussitôt elle se leva tout

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effrayée, elle avait entendu un légerbattement : il provenait du cœur del’oiseau, qui n’était pas mort, maisseulement engourdi. La chaleurl’avait rendu à la vie.

En automne, les hirondellesretournent aux pays chauds, et siune d’elles s’attarde en route, lefroid la fait bientôt tomber à terrecomme morte, et la neige s’étendsur elle.

Poucette tremblait encore defrayeur ; comparée à elle, dont lataille n’excédait pas un pouce,l’hirondelle paraissait un géant.Cependant elle prit courage, serrabien le coton autour du pauvre

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oiseau, alla chercher une feuille dementhe qui lui servait decouverture, et la lui posa sur la tête.

La nuit suivante, se rendantencore auprès du malade, elle letrouva vivant, mais si faible que sesyeux s’ouvrirent à peine un instantpour regarder la petite fille, quitenait à la main, pour toute lumière,un morceau de vieux bois luisant.

« Je te remercie, charmantepetite enfant, dit l’oiseau souffrant ;tu m’as bien réchauffé. Dans peu, jereprendrai toutes mes forces et jem’envolerai dans l’air, aux rayonsdu soleil.

– Hélas ! répondit Poucette, il

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fait froid dehors, il neige, il gèle ;reste dans ton lit. J’aurai soin detoi. »

Ensuite, elle lui apporta del’eau dans une feuille de fleur.L’oiseau but et lui raconta comment,ayant déchiré une de ses ailes à unbuisson d’épines, il n’avait pusuivre les autres aux pays chauds. Ilavait fini par tomber à terre, et, dece moment, il ne se rappelait plusrien de ce qui lui était arrivé.

Pendant tout l’hiver, à l’insu dela souris et de la taupe, la petitePoucette soigna ainsi l’hirondelleavec la plus grande affection. Àl’arrivée du printemps, lorsque le

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soleil commença à réchauffer laterre, l’oiseau fit ses adieux à lapetite fille, qui rouvrit le troupratiqué autrefois par la taupe.L’hirondelle pria sa bienfaitrice del’accompagner dans la forêt verte,assise sur son dos. Mais Poucettesavait que son départ causerait duchagrin à la vieille souris deschamps.

« Non, dit-elle, je ne le puis.– Adieu donc, adieu, charmante

petite enfant ! » réponditl’hirondelle en s’envolant au soleil.Poucette la regarda partir, leslarmes aux yeux ; elle aimait tant lagentille hirondelle ! «Quivit !

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quivit !» fit encore une foisl’oiseau, puis il disparut.

Le chagrin de Poucette futd’autant plus grand, qu’elle ne putplus sortir et se réchauffer au soleil.Le blé poussait sur la maison de lasouris des champs, formant déjàpour la pauvre petite fille, hauted’un pouce, une véritable forêt.

« Cet été, tu travailleras à tontrousseau, lui dit la souris, carl’ennuyeuse taupe à la pelisse noireavait demandé la main de Poucette.Pour épouser la taupe, il faut que tusois convenablement pourvue devêtements et de linge. »

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La petite fut obligée de prendrela quenouille, et la souris deschamps employa en outre à lajournée quatre araignées qui filaientsans relâche. Tous les soirs, lataupe leur rendait visite et leurparlait des ennuis de l’été, qui rendla terre brûlante et insupportable.Aussi la noce ne se ferait qu’à la finde la saison. En attendant, la petite

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Poucette allait tous les jours, aulever et au coucher du soleil, à laporte, où elle regardait, à traversles épis agités par le vent, l’azur duciel, en admirant la beauté de lanature et en pensant à l’hirondellechérie ; mais l’hirondelle était loin,et ne reviendrait peut-être jamais.

L’automne arriva et Poucetteavait achevé son trousseau.

« Dans quatre semaines lanoce ! » lui dit la souris. Et lapauvre enfant pleura ; elle nevoulait pas épouser l’ennuyeusetaupe.

« Quelle bêtise ! s’écria lasouris ; ne sois pas entêtée, ou je te

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mordrai de ma dent blanche. Tudevrais t’estimer bien heureused’épouser un aussi bel homme, quiporte une pelisse de velours noirdont la reine elle-même n’a pas lapareille. Tu devrais remercier lebon Dieu de trouver une cuisine etune cave si bien garnies. »

Le jour de la noce arriva.La taupe se présenta pour

emmener la petite Poucette sous laterre, où elle ne verrait plus jamaisle brillant soleil, attendu que sonmari ne pouvait pas le supporter.Chez la souris des champs, il luiétait au moins permis d’aller leregarder à la porte.

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« Adieu, beau soleil ! dit-elled’un air affligé, en élevant ses bras.Adieu donc ! puisque je suiscondamnée à vivre désormais dansces tristes lieux où l’on ne jouit pasde tes rayons. »

Puis elle fit quelques pas audehors de la maison ; car on avaitmoissonné le blé, il n’en restait quele chaume.

« Adieu, adieu ! dit-elle enembrassant une petite fleur rouge ;si jamais tu vois l’hirondelle, tu lasalueras de ma part.

– Quivit ! quivit !» entendit-ellecrier au même instant.

Elle leva la tête ; c’était

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l’hirondelle qui passait. L’oiseaumanifesta la plus grande joie enapercevant la petite Poucette ; ildescendit rapidement en répétantses joyeux quivit ! et vint s’asseoirauprès de sa petite bienfaitrice.Celle-ci lui raconta comment onvoulait lui faire épouser la vilainetaupe qui restait sous la terre, où lesoleil ne pénétrait jamais. Enfaisant ce récit, elle versa un torrentde larmes.

« L’hiver arrive, ditl’hirondelle, je retourne aux payschauds ; veux-tu me suivre ? Tumonteras sur mon dos, et tu t’yattacheras par ta ceinture. Nous

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fuirons loin de ta vilaine taupe et desa demeure obscure, bien loin au-delà des montagnes, où le soleilbrille encore plus beau qu’ici, oùl’été et les fleurs sont éternels.Viens donc avec moi, chère petitefille, toi qui m’as sauvé la vielorsque je gisais dans le sombrecorridor, à moitié morte de froid.

– Oui, je te suivrai ! » ditPoucette. Et elle s’assit sur le dosde l’oiseau et attacha sa ceinture àune des plumes les plus solides ;puis elle fut emportée par-dessus laforêt et la mer et les hautesmontagnes couvertes de neige.

Poucette eut froid ; mais elle se

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fourra sous les plumes chaudes del’oiseau, ne laissant passer que sapetite tête pour admirer les beautésqui se déroulaient au-dessousd’elle.

C’est ainsi qu’ils arrivèrent auxpays chauds, où la vigne avec sesfruits rouges et bleus pousse danstous les fossés, où l’on voit desforêts entières de citronniers etd’orangers, où mille plantesmerveilleuses exhalent leursparfums. Sur les routes, les enfantsjouaient avec de gros papillonsbigarrés.

Un peu plus loin, l’hirondelles’arrêta près d’un lac azuré au bord

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duquel s’élevait un antique châteaude marbre, entouré de colonnes quisupportaient des treilles. Ausommet se trouvaient une quantitéde nids.

L’un de ces nids servait dedemeure à l’hirondelle qui amenaitPoucette.

« Voici ma demeure, ditl’oiseau ; mais il ne sera pasconvenable que tu habites avecmoi ; d’ailleurs je ne suis paspréparé pour te recevoir. Choisistoi-même une des plus bellesfleurs ; je t’y déposerai, et je feraitout mon possible pour te rendre ceséjour agréable.

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– Quel bonheur ! » réponditPoucette en battant de ses petitesmains.

De grandes belles fleursblanches poussaient entre lesfragments d’une colonne renversée ;c’est là que l’hirondelle déposa lapetite fille sur une des plus largesfeuilles.

Poucette, au comble de la joie,était ravie de toutes lesmagnificences qui l’entouraientdans ces lieux enchanteurs.

Mais quel ne fut pas sonétonnement ! un petit homme blancet transparent comme du verre setenait assis dans la fleur, haute d’un

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pouce à peine. Il portait sur la têteune couronne d’or, et sur lesépaules des ailes brillantes.

C’était le génie de la fleur ;chaque fleur servait de palais à unpetit homme et à une petite femme,et il régnait sur tout ce peuple.

« Dieu, qu’il est beau ! » dittout bas Poucette à l’hirondelle.

En apercevant l’oiseaugigantesque, le petit prince si fin etsi délicat s’effraya d’abord ; mais ilse remit à la vue de la petitePoucette, qui lui semblait la plusbelle fille du monde. Il lui posa sacouronne d’or sur la tête, luidemanda quel était son nom, et si

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elle voulait bien devenir sa femme.Quel mari en comparaison du

jeune crapaud et de la taupe aumanteau noir ! En l’acceptant, elledeviendrait la reine des fleurs !

Elle l’accepta donc, et bientôtelle reçut la visite d’un monsieur etd’une belle dame qui sortaient dechaque fleur pour lui offrir desprésents.

Rien ne lui fit autant de plaisirqu’une paire d’ailes transparentesqui avaient appartenu à une grossemouche blanche. Attachées à sesépaules, elles permirent à Poucettede voler d’une fleur à l’autre.

Pendant ce temps l’hirondelle,

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dans son nid, faisait entendre sesplus belles chansons ; mais, au fondde son cœur, elle se sentait bienaffligée d’être séparée de sabienfaitrice.

« Tu ne t’appelleras plusPoucette, lui dit le génie de la fleur,ce nom est vilain, et toi tu es belle,belle comme doit l’être la reine desfleurs. Désormais noust’appellerons Maïa.

– Adieu, adieu ! » dit la petitehirondelle en s’envolant vers leDanemark.

Lorsqu’elle y fut arrivée, elleregagna son nid, au-dessus de lafenêtre où l’auteur de ces contes

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attendait son retour.

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«Quivit ! quivit !» lui dit-elle,et c’est ainsi qu’il a appris cetteaventure.

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Il y avait une fois un prince quivoulait épouser une princesse, maisune princesse véritable. Il fit doncle tour du monde pour en trouverune, et, à la vérité, les princesses nemanquaient pas ; mais il ne pouvaitjamais s’assurer si c’étaient devéritables princesses ; toujoursquelque chose en elles lui

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paraissait suspect. En conséquence,il revint bien affligé de n’avoir pastrouvé ce qu’il désirait.

Un soir, il faisait un tempshorrible, les éclairs se croisaient,le tonnerre grondait, la pluietombait à torrent ; c’étaitépouvantable ! Quelqu’un frappa àla porte du château, et le vieux rois’empressa d’ouvrir.

C’était une princesse. Maisgrand Dieu ! comme la pluie etl’orage l’avaient arrangée ! L’eauruisselait de ses cheveux et de sesvêtements, entrait par le nez dansses souliers, et sortait par le talon.Néanmoins, elle se donna pour une

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véritable princesse.« C’est ce que nous saurons

bientôt ! » pensa la vieille reine.Puis, sans rien dire, elle entra dansla chambre à coucher, ôta toute laliterie, et mit un pois au fond du lit.Ensuite elle prit vingt matelas,qu’elle étendit sur le pois, et encorevingt édredons qu’elle entassa par-dessus les matelas.

C’était la couche destinée à laprincesse ; le lendemain matin, onlui demanda comment elle avaitpassé la nuit.

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« Bien mal ! répondit-elle ; àpeine si j’ai fermé les yeux de toutela nuit ! Dieu sait ce qu’il y avaitdans le lit ; c’était quelque chose dedur qui m’a rendu la peau touteviolette. Quel supplice ! »

À cette réponse, on reconnutque c’était une véritable princesse,

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puisqu’elle avait senti un pois àtravers vingt matelas et vingtédredons. Quelle femme, sinon uneprincesse, pouvait avoir la peauaussi délicate ?

Le prince, bien convaincu quec’était une véritable princesse, laprit pour femme, et le pois fut placédans le musée, où il doit se trouverencore, à moins qu’un amateur nel’ait enlevé.

Voilà une histoire aussivéritable que la princesse !

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Je vais te raconter une histoireque j’ai entendue lorsque j’étaisencore petit garçon. Chaque foisque je me la rappelai par la suite,elle me parut plus jolie, et, en effet,il en est des contes comme deshommes : il en est qui embellissentavec l’âge.

Tu n’es pas sans avoir été à lacampagne ; tu y as vu çà et là unevieille, très vieille maison de

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paysan, avec le toit de chaume oùcroissent les herbes et la mousse ;sur le faîte se trouve l’inévitablenid de cigogne. Les murs sontinclinés de droite et de gauche ; iln’y a que deux ou trois fenêtresbasses ; une seule même peuts’ouvrir. Le four sort de la muraillecomme un ventre proéminent. Unsureau dépasse la haie, et sous sesbranches est une mare où descanards se baignent. Un chien àl’attache aboie après tout le monde.

Dans une de ces demeuresrustiques habitait un couple devieux, un paysan et une paysanne.Ils ne possédaient presque rien au

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monde, et pourtant ils avaient unechose qui leur était superflue : uncheval qui se nourrissait de l’herbedes fossés de la route. Quand lepaysan allait à la ville, il montait labête ; souvent les voisins la luiempruntaient, et en retour ilsrendaient au brave homme quelquesservices. Toutefois il était d’avisque le plus sage serait de s’endéfaire, de le vendre ou de letroquer pour un objet plus utile.Mais quoi par exemple ?

« C’est ce que tu apprécierastoi-même mieux que personne, luidit la bonne femme. Aujourd’hui estjour de foire à la ville. Vas-y avec

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le cheval, tu en retireras un prixquelconque ou tu feras un échange.Tout ce que tu feras me conviendra :donc en route ! »

Elle lui attacha autour du cou unbeau foulard, qu’elle savaitarranger mieux que lui, et elle y fitun double nœud très coquet. Ellelissa son chapeau avec la paume dela main, et lui donna un gros baiser.Puis il monta sur le cheval pouraller le vendre ou le troquer :« Oui, le vieux s’y entend, se dit-elle, il fera l’affaire on ne peutmieux. »

Le soleil était brûlant ; il n’yavait pas un nuage au ciel. Le vent

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soulevait la poussière sur la routeoù se pressaient toutes sortes degens qui allaient à la ville, envoiture, à cheval ou à pied. Ilsavaient tous bien chaud. Nulle parton n’apercevait d’auberge.

Parmi ce monde cheminait unhomme qui conduisait une vache aumarché. Elle était aussi belle quevache puisse être.

« Quel bon lait elle doitdonner ! se dit le paysan. Voilà quiserait un fameux échange, cettesuperbe vache contre mon cheval !– Hé là-bas ! l’homme à la vache !sais-tu ce que je veux te proposer ?Un cheval, je le sais, coûte plus

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cher qu’une vache ; mais cela m’estégal : une vache me fera plus deprofit qu’un cheval. As-tu envie detroquer ta vache contre moncheval ?

– Je crois bien ! » réponditl’homme, et ils échangèrent leursbêtes.

Voilà qui était fait, et le vieuxpaysan aurait fort bien pu s’enretourner chez lui, puisqu’il avaitterminé l’affaire pour laquelle ils’était mis en chemin. Mais commeil s’était fait une fête de voir lafoire, il résolut d’y aller quandmême, et il s’achemina avec savache vers la ville. Comme il

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marchait bon pas, il ne tarda pas àrejoindre un individu qui conduisaitun mouton, un mouton comme on envoit peu, avec une épaisse toison delaine.

« Voilà une belle bête que jevoudrais bien avoir ! se dit le vieuxpaysan. Un mouton trouverait toutce qu’il lui faut d’herbe le long denotre haie ; on n’aurait pas besoinde lui chercher de la nourriture bienloin. Pendant l’hiver, nous legarderions dans la chambre ; ceserait une distraction pour mavieille compagne. Un mouton nousconviendrait mieux qu’une vache. –Ça, l’ami, dit-il au maître du

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mouton, voulez-vous troquer ? »L’autre ne le se fit pas dire deux

fois. Il s’empressa d’emmener lavache et laissa le mouton. Le vieuxpaysan continua son chemin avec lemouton. Il aperçut un hommedébouchant d’un sentier, qui portaitsous le bras une oie vivante, uneoie grasse, une oie comme on n’envoit guère. Elle fit l’admiration duvieux paysan.

« Tu as là une charge, dit-il ausurvenant ; cette bête estextraordinaire, quelle graisse ! etquel plumage ! » Et il songea à partlui : « Si nous l’avions chez nous,je gage que ma bonne vieille

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trouverait encore moyen de la fairegrossir. On lui donnerait tous lesrestes ; de quelle taille deviendrait-elle ! Je me souviens que ma femmem’a dit bien souvent : Ah ! si nousavions une oie, cela ferait jolimentbien parmi nos canards ! Voici qu’ily a peut-être moyen d’en avoir une,et une qui en vaut deux ! Essayons.

– Dis donc, camarade, reprit-iltout haut, veux-tu changer avecmoi ? prendre mon mouton et medonner ton oie ? Moi, je nedemande pas mieux, et je te devraiun grand merci par-dessus lemarché. »

L’autre ne se le fit pas dire deux

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fois, et le vieux paysan se trouvapossesseur de l’oie. Il était alorstout près de la ville. La fouleaugmentait ; hommes et animaux sepressaient sur la route ; il y avaitmême des gens dans les fossés, lelong des haies. À la barrière, c’étaitune bousculade.

Le percepteur de l’octroi avaitune poule qu’il élevait. En voyanttant de monde, il attacha la poulepar une ficelle, afin qu’elle ne pûts’effarer et s’échapper. Elle étaitperchée sur la barrière, elle remuaitsa queue écourtée ; elle clignait del’œil comme une bête malicieuse, etdisait « glouck, glouck ». Pensait-

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elle quelque chose ? je n’en saisrien ; mais le paysan, dès qu’ill’aperçut, se prit à rire : « C’estbien la plus belle poule que j’aiejamais vue, se dit-il ; elle est plusbelle même que la couveuse dupasteur. Et qu’elle a l’air plaisant !On ne saurait la regarder sanspouffer de rire. Dieu ! que jevoudrais l’avoir. Une poule estl’animal le plus commode à élever ;on n’a pas à s’en occuper ; elle senourrit elle-même des graines etdes miettes qu’elle ramasse. Jecrois que si je pouvais changercette oie pour elle, je ferais uneaffaire excellente. – Si nous

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troquions ? dit-il au percepteur enlui montrant l’oie.

– Troquer ! répondit celui-ci ;mais cela me va tout à fait ! »

Le percepteur prit l’oie, levieux paysan emporta la poule. Ilavait fait bien de la besognependant le chemin, il était échaufféet fatigué. Il lui fallait une goutte etune croûte. Il entra à l’auberge. Legarçon en sortait justement, portantun sac tout rempli.

« Qu’est-ce que tu portes là ?lui demanda le paysan.

– Un sac de pommes rabougriesque je vais donner aux cochons.

– Comment ! des pommes

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rabougries aux cochons ! mais c’estune prodigalité insensée ! Ma chèrefemme fait grand cas de pommesrabougries. Comme elle seréjouirait d’avoir toutes cespommes ! L’an dernier, notre vieuxpommier près de l’écurie ne donnaqu’une seule pomme ; on la plaçasur l’armoire et on la conservajusqu’à ce qu’elle fût pourrie.« Cela prouve toujours qu’on est àson aise », disait ma femme. Quedirait-elle si elle en avait plein cesac ? Je voudrais bien lui procurercette joie.

– Eh bien ! que donneriez-vouspour ce sac ? dit le garçon.

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– Ce que je donnerais ! maiscette poule donc ! n’est-ce passuffisant ? »

Ils troquèrent à l’instant et lepaysan pénétra dans la salle del’auberge avec son sac qu’il plaçaavec soin contre le poêle. Puis ilalla à la buvette. Le poêle étaitchauffé, le bonhomme n’y prit pasgarde.

Il y avait là beaucoup demonde, des maquignons, desbouviers et aussi deux voyageursanglais. Ces Anglais étaient siriches que leurs poches étaientcomme bondés de pièces d’or. Etcomme ils aimaient à faire des

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paris ! tu vas en juger.« Ss ss. » Quel bruit fait donc le

poêle ? C’étaient les pommes quicommençaient à cuire.

« Qu’est-ce que cela ? demandaun des Anglais.

– Ah ! mes pommes ! » dit lepaysan, et il raconta à l’Anglaisl’histoire du cheval qu’il avaitéchangé contre une vache, et ainside suite jusqu’aux pommes.

« Eh bien, elle va joliment terecevoir, ta vieille, quand turentreras, dirent les Anglais. Quellebourrade elle te va donner !

– Quoi, bourrade ? dit lepaysan. Elle m’embrassera tout de

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bon et elle dira : ce que fait levieux est toujours bien fait.

– Parions-nous que non ? direntles Anglais. Nous parions tout l’orque tu veux, cent livres pesant, ouun quintal.

– Un boisseau est assez,répondit le paysan. Je ne puisengager contre vous que monboisseau de pommes, et moi et mavieille par-dessus le marché. Jepense que c’est bonne mesure ;qu’en dites-vous, milords ?

– Allons, tope, accepté ! » Et lepari fut fait.

On fit avancer la voiture del’aubergiste. Les milords y

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montèrent et le paysan y monta aveceux. « Hop ! en avant ! » Et bientôtils s’arrêtèrent devant lamaisonnette rustique.

« Bonsoir, chère vieille. –Bonsoir, cher vieux. – L’échange estfait. – Ah ! tu t’entends auxaffaires », dit la bonne femme, etelle l’embrassa sans faire attentionau sac non plus qu’aux étrangers.

« J’ai troqué le cheval contreune vache, reprit le paysan.

– Dieu soit loué ! Le bon laitque nous allons avoir, et le beurreet le fromage ! C’est un fameuxéchange.

– Oui, mais j’ai ensuite troqué

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la vache contre une brebis.– Cela vaut mieux, en effet.

Nous avons juste assez d’herbepour nourrir une brebis, et elle nousdonnera du lait tout de même. Jeraffole du fromage de brebis. Etpar-dessus le marché, j’aurai de lalaine, dont je tricoterai des bas etde bonnes jaquettes bien chaudes.Oh ! nous n’aurions pas eu celaavec une vache. Comme tu réfléchisà tout !

– Ce n’est pas fini, ma bonne ;ce mouton, je l’ai échangé contreune oie.

– Nous aurons donc cette annéeà Noël une belle oie rôtie ! Tu

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songes toujours, mon cher vieux, àce qui peut me causer le plus deplaisir. À la bonne heure ! D’ici àNoël, nous aurons le temps de labien engraisser.

– Je n’ai plus cette oie ; j’aipris une poule en échange.

– Une poule a son prix, dit lafemme. Une poule pond des œufs,elle les couve, il en sort des pouletsqui grandissent et qui formentbientôt une basse-cour. Une basse-cour, c’est le rêve de ma vie.

– Ce n’est plus cela, chèrevieille. J’ai troqué la poule contreun sac de pommes rabougries.

– Quoi ! est-il vrai ? C’est

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maintenant que je vais t’embrasser,cher homme ! Veux-tu que je teconte ce qui m’est arrivé ? À peineétais-tu parti ce matin, que je mesuis mise à penser quel bon fricot jepourrais te faire pour ce soir quandtu rentrerais. Des œufs au lard avecde la civette, voilà ce que j’aiimaginé de mieux. Les œufs, je lesavais ; le lard aussi ; mais point decivette. Je vais alors en face chez lemaître d’école, qui en cultive, et jem’adresse à sa femme ; tu saiscomme elle est avare, quoiqu’elleait un air doucereux. Je la prie deme prêter une poignée de civette :« Prêter ! reprit-elle ; mais nous

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n’avons rien dans notre jardin, pasde civette, pas même de pommerabougrie. – Vraiment, j’en suisdésolée, ma voisine ; » et je m’ensuis allée : demain j’irai, moi, luioffrir des pommes rabougries,puisqu’elle n’en a pas ; je luioffrirai tout le sac, si elle veut. Labonne riposte ! Comme elle serahonteuse ! Je m’en réjouisd’avance.

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Elle jeta ses bras au cou de sonmari, et lui donna des baisersretentissants comme des baisers denourrice.

« Très bien, voilà qui me plaît,dirent à la fois les deux Anglais. Ladégringolade n’a pas altéré uninstant sa bonne humeur. Ma foi,cela vaut une forte somme ! »

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Ils donnèrent un quintal d’or aupaysan que sa femme avait bienaccueilli après de pareils marchés,et le bonhomme se trouva plus richeque s’il avait vendu son cheval dixfois, trente fois sa valeur.

Voilà l’histoire que j’ai entenduraconter quand j’étais enfant, et quim’a paru pleine de sens. Maintenanttu la sais aussi, et ne l’oubliejamais : « Ce que fait le vieux esttoujours bien fait ! »

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Bien loin dans la mer, l’eau estbleue comme les feuilles des bluets,pure comme le verre le plustransparent, mais si profonde qu’ilserait inutile d’y jeter l’ancre, etqu’il faudrait y entasser unequantité infinie de tours d’églisesles unes sur les autres pour mesurerla distance du fond à la surface.

C’est là que demeure le peuple

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de la mer. Mais n’allez pas croireque ce fond se compose seulementde sable blanc ; non, il y croît desplantes et des arbres bizarres, et sisouples, que le moindre mouvementde l’eau les fait s’agiter commes’ils étaient vivants. Tous lespoissons, grands et petits, vont etviennent entre les branches commeles oiseaux dans l’air. À l’endroitle plus profond se trouve le châteaudu roi de la mer, dont les murs sontde corail, les fenêtres de bel ambrejaune, et le toit de coquillages quis’ouvrent et se ferment pourrecevoir l’eau ou pour la rejeter.Chacun de ces coquillages renferme

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des perles brillantes dont lamoindre ferait honneur à lacouronne d’une reine.

Depuis plusieurs années le roide la mer était veuf, et sa vieillemère dirigeait sa maison. C’étaitune femme spirituelle, mais si fièrede son rang, qu’elle portait douzehuîtres à sa queue, tandis que lesautres grands personnages n’enportaient que six. Elle méritait deséloges pour les soins qu’elleprodiguait à ses six petites filles,toutes princesses charmantes.Cependant la plus jeune était plusbelle encore que les autres ; elleavait la peau douce et diaphane

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comme une feuille de rose, les yeuxbleus comme un lac profond ; maiselle n’avait pas de pieds : ainsi queses sœurs, son corps se terminaitpar une queue de poisson.

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Toute la journée, les enfants

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jouaient dans les grandes salles duchâteau, où des fleurs vivantespoussaient sur les murs. Lorsqu’onouvrait les fenêtres d’ambre jaune,les poissons y entraient comme cheznous les hirondelles, et ilsmangeaient dans la main des petitessirènes qui les caressaient. Devantle château était un grand jardin avecdes arbres d’un bleu sombre oud’un rouge de feu. Les fruitsbrillaient comme de l’or, et lesfleurs, agitant sans cesse leurs tigeset leurs feuilles, ressemblaient à depetites flammes. Le sol secomposait de sable blanc et fin, etune lueur bleue merveilleuse, qui se

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répandait partout, aurait fait croirequ’on était dans l’air, au milieu del’azur du ciel, plutôt que sous lamer. Les jours de calme, on pouvaitapercevoir le soleil, semblable àune petite fleur de pourpre versantla lumière de son calice.

Chacune des princesses avaitdans le jardin son petit terrain,qu’elle pouvait cultiver selon sonbon plaisir. L’une lui donnait laforme d’une baleine, l’autre celled’une sirène ; mais la plus jeune fitle sien rond comme le soleil, et n’yplanta que des fleurs rouges commelui. C’était une enfant bizarre,silencieuse et réfléchie. Lorsque

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ses sœurs jouaient avec différentsobjets provenant des bâtimentsnaufragés, elle s’amusait à parerune jolie statuette de marbre blanc,représentant un charmant petitgarçon, placée sous un saulepleureur magnifique, couleur derose, qui la couvrait d’une ombreviolette. Son plus grand plaisirconsistait à écouter des récits sur lemonde où vivent les hommes.Toujours elle priait sa vieillegrand-mère de lui parler desvaisseaux, des villes, des hommeset des animaux. Elle s’étonnaitsurtout que sur la terre les fleursexhalassent un parfum qu’elles

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n’ont pas sous les eaux de la mer, etque les forêts y fussent vertes. Ellene pouvait pas s’imaginer commentles poissons chantaient etsautillaient sur les arbres. La grand-mère appelait les petits oiseaux despoissons ; sans quoi elle ne seserait pas fait comprendre.

« Lorsque vous aurez quinzeans, dit la grand-mère, je vousdonnerai la permission de monter àla surface de la mer et de vousasseoir au clair de la lune sur desrochers, pour voir passer les grandsvaisseaux et faire connaissanceavec les forêts et les villes. »

L’année suivante, l’aînée des

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sœurs allait atteindre sa quinzièmeannée, et comme il n’y avait qu’uneannée de différence entre chaquesœur, la plus jeune devait encoreattendre cinq ans pour sortir dufond de la mer. Mais l’unepromettait toujours à l’autre de luifaire le récit des merveilles qu’elleaurait vues à sa première sortie ;car leur grand-mère ne parlaitjamais assez, et il y avait tant dechoses qu’elles brûlaient desavoir !

La plus curieuse, c’était certesla plus jeune ; souvent, la nuit, ellese tenait auprès de la fenêtreouverte, cherchant à percer de ses

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regards l’épaisseur de l’eau bleueque les poissons battaient de leursnageoires et de leur queue. Elleaperçut en effet la lune et lesétoiles, mais elles lui paraissaienttoutes pâles et considérablementgrossies par l’eau.

Lorsque quelque nuage noir lesvoilait, elle savait que c’était unebaleine ou un navire chargéd’hommes qui nageait au-dessusd’elle. Certes, ces hommes nepensaient pas qu’une charmantepetite sirène étendait au-dessousd’eux ses mains blanches vers lacarène.

Le jour vint où la princesse

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aînée atteignit sa quinzième année,et elle monta à la surface de la mer.

À son retour, elle avait millechoses à raconter. « Oh ! disait-elle, c’est délicieux de voir,étendue au clair de la lune sur unbanc de sable, au milieu de la mercalme, les rivages de la grandeville où les lumières brillentcomme des centaines d’étoiles ;d’entendre la musique harmonieuse,le son des cloches des églises, ettout ce bruit d’hommes et devoitures ! »

Oh ! comme sa petite sœurl’écoutait attentivement ! Tous lessoirs, debout à la fenêtre ouverte,

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regardant à travers l’énorme massed’eau, elle rêvait à la grande ville,à son bruit et à ses lumières, etcroyait entendre sonner les clochestout près d’elle.

L’année suivante, la secondedes sœurs reçut la permission demonter. Elle sortit sa tête de l’eauau moment où le soleil touchait àl’horizon, et la magnificence de cespectacle la ravit au dernier point.

« Tout le ciel, disait-elle à sonretour, ressemblait à de l’or, et labeauté des nuages était au-dessusde tout ce qu’on peut imaginer. Ilspassaient devant moi, rouges etviolets, et au milieu d’eux volait

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vers le soleil, comme un long voileblanc, une bande de cygnessauvages. Moi aussi, j’ai voulunager vers le grand astre rouge ;mais tout à coup il a disparu, et lalueur rose qui teignait la surface dela mer ainsi que les nuagess’évanouit bientôt. »

Puis vint le tour de la troisièmesœur. C’était la plus hardie, aussielle remonta le cours d’un largefleuve. Elle vit d’admirablescollines plantées de vignes, dechâteaux et de fermes situés aumilieu de forêts superbes. Elleentendit le chant des oiseaux, et lachaleur du soleil la força à se

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plonger plusieurs fois dans l’eaupour rafraîchir sa figure. Dans unebaie, elle rencontra une foule depetits êtres humains qui jouaient ense baignant. Elle voulut jouer aveceux, mais ils se sauvèrent touteffrayés, et un animal noir – c’étaitun chien – se mit à aboyer siterriblement qu’elle fut prise depeur et regagna promptement lapleine mer. Mais jamais elle ne putoublier les superbes forêts, lescollines vertes et les gentils enfantsqui savaient nager, quoiqu’ilsn’eussent point de queue depoisson.

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La quatrième sœur, qui étaitmoins hardie, aima mieux rester aumilieu de la mer sauvage, où la vues’étendait à plusieurs lieues, et oùle ciel s’arrondissait au-dessus del’eau comme une grande cloche deverre. Elle apercevait de loin lesnavires, pas plus grands que desmouettes ; les dauphins joyeuxfaisaient des culbutes, et lesbaleines colossales lançaient desjets d’eau de leurs narines.

Le tour de la cinquième arriva ;son jour tomba précisément enhiver : aussi vit-elle ce que lesautres n’avaient pas encore pu voir.La mer avait une teinte verdâtre, et

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partout nageaient, avec des formesbizarres, et brillantes comme desdiamants, des montagnes de glace.« Chacune d’elles, disait lavoyageuse, ressemble à une perleplus grosse que les tours d’égliseque bâtissent les hommes. » Elles’était assise sur une des plusgrandes, et tous les navigateurs sesauvaient de cet endroit où elleabandonnait sa longue chevelure augré des vents. Le soir, un oragecouvrit le ciel de nuées ; les éclairsbrillèrent, le tonnerre gronda, tandisque la mer, noire et agitée, élevantles grands monceaux de glace, lesfaisait briller de l’éclat rouge des

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éclairs. Toutes les voiles furentserrées, la terreur se répanditpartout ; mais elle, tranquillementassise sur sa montagne de glace, vitla foudre tomber en zigzag sur l’eauluisante.

La première fois qu’une dessœurs sortait de l’eau, elle étaittoujours enchantée de toutes lesnouvelles choses qu’elleapercevait ; mais, une fois grandie,lorsqu’elle pouvait monter à loisir,le charme disparaissait, et elledisait au bout d’un mois qu’en bastout était bien plus gentil, et querien ne valait son chez-soi.

Souvent, le soir, les cinq sœurs,

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se tenant par le bras, montaientainsi à la surface de l’eau. Ellesavaient des voix enchanteressescomme nulle créature humaine, et,si par hasard quelque orage leurfaisait croire qu’un navire allaitsombrer, elles nageaient devant luiet entonnaient des chantsmagnifiques sur la beauté du fondde la mer, invitant les marins à leurrendre visite. Mais ceux-ci nepouvaient comprendre les parolesdes sirènes, et ils ne virent jamaisles magnificences qu’ellescélébraient ; car, aussitôt le navireenglouti, les hommes se noyaient, etleurs cadavres seuls arrivaient au

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château du roi de la mer.Pendant l’absence de ses cinq

sœurs, la plus jeune, restée seuleauprès de la fenêtre, les suivait duregard et avait envie de pleurer.Mais une sirène n’a point delarmes, et son cœur en souffredavantage.

« Oh ! si j’avais quinze ans !disait-elle, je sens déjà combienj’aimerais le monde d’en haut et leshommes qui l’habitent. »

Le jour vint où elle eut quinzeans.

« Tu vas partir, lui dit sa grand-mère, la vieille reine douairière :viens que je fasse ta toilette comme

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à tes sœurs. »Et elle posa sur ses cheveux une

couronne de lis blancs dont chaquefeuille était la moitié d’une perle ;puis elle fit attacher à la queue dela princesse huit grandes huîtrespour désigner son rang élevé.

« Comme elles me font mal ! ditla petite sirène.

– Si l’on veut être bien habillée,il faut souffrir un peu », répliqua lavieille reine.

Cependant la jeune fille auraitvolontiers rejeté tout ce luxe et lalourde couronne qui pesait sur satête. Les fleurs rouges de son jardinlui allaient beaucoup mieux ; mais

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elle n’osa pas faire d’observations.« Adieu ! » dit-elle ; et, légère

comme une bulle de savon, elletraversa l’eau.

Lorsque sa tête apparut à lasurface de la mer, le soleil venaitde se coucher ; mais les nuagesbrillaient encore comme des roseset de l’or, et l’étoile du soirétincelait au milieu du ciel. L’airétait doux et frais, la mer paisible.Près de la petite sirène se trouvaitun navire à trois mâts ; il n’avaitqu’une voile dehors, à cause ducalme, et les matelots étaient assissur les vergues et sur les cordages.La musique et les chants y

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résonnaient sans cesse, et àl’approche de la nuit on alluma centlanternes de diverses couleurssuspendues aux cordages : on auraitcru voir les pavillons de toutes lesnations. La petite sirène nageajusqu’à la fenêtre de la grandechambre, et, chaque fois que l’eaula soulevait, elle apercevait àtravers les vitres transparentes unequantité d’hommes magnifiquementhabillés. Le plus beau d’entre euxétait un jeune prince aux grandscheveux noirs, âgé d’environ seizeans, et c’était pour célébrer sa fêteque tous ces préparatifs avaientlieu.

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Les matelots dansaient sur lepont, et lorsque le jeune prince s’ymontra, cent fusées s’élevèrent dansles airs, répandant une lumièrecomme celle du jour. La petitesirène eut peur et s’enfonça dansl’eau ; mais bientôt elle reparut, etalors toutes les étoiles du cielsemblèrent pleuvoir sur elle.Jamais elle n’avait vu un pareil feud’artifice ; de grands soleilstournaient, des poissons de feufendaient l’air, et toute la mer, pureet calme, brillait. Sur le navire onpouvait voir chaque petit cordage,et encore mieux les hommes. Oh !que le jeune prince était beau ! Il

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serrait la main à tout le monde,parlait et souriait à chacun tandisque la musique envoyait dans la nuitses sons harmonieux.

Il était tard, mais la petitesirène ne put se lasser d’admirer levaisseau et le beau prince. Leslanternes ne brillaient plus et lescoups de canon avaient cessé ;toutes les voiles furentsuccessivement déployées et levaisseau s’avança rapidement surl’eau. La princesse le suivit, sansdétourner un instant ses regards dela fenêtre. Mais bientôt la mercommença à s’agiter ; les vaguesgrossissaient, et de grands nuages

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noirs s’amoncelaient dans le ciel.Dans le lointain brillaient leséclairs, un orage terrible sepréparait. Le vaisseau se balançaitsur la mer impétueuse, dans unemarche rapide. Les vagues, sedressant comme de hautesmontagnes, tantôt le faisaient roulerentre elles comme un cygne, tantôtl’élevaient sur leur cime. La petitesirène se plut d’abord à ce voyageaccidenté ; mais, lorsque levaisseau, subissant de violentessecousses, commença à craquer,lorsque tout à coup le mât se brisacomme un jonc, et que le vaisseause pencha d’un côté tandis que l’eau

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pénétrait dans la cale, alors ellecomprit le danger, et elle dutprendre garde elle-même auxpoutres et aux débris qui sedétachaient du bâtiment.

Par moments il se faisait unetelle obscurité, qu’elle nedistinguait absolument rien ;d’autres fois, les éclairs luirendaient visibles les moindresdétails de cette scène. L’agitationétait à son comble sur le navire ;encore une secousse ! il se fendittout à fait, et elle vit le jeune princes’engloutir dans la mer profonde.Transportée de joie, elle crut qu’ilallait descendre dans sa demeure ;

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mais elle se rappela que leshommes ne peuvent vivre dansl’eau, et que par conséquent ilarriverait mort au château de sonpère. Alors, pour le sauver, elletraversa à la nage les poutres et lesplanches éparses sur la mer, aurisque de se faire écraser, plongeaprofondément sous l’eau à plusieursreprises, et ainsi elle arrivajusqu’au jeune prince, au momentoù ses forces commençaient àl’abandonner et où il fermait déjàles yeux, près de mourir. La petitesirène le saisit, soutint sa tête au-dessus de l’eau, puis s’abandonnaavec lui au caprice des vagues.

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Le lendemain matin, le beautemps était revenu, mais il ne restaitplus rien du vaisseau. Un soleilrouge, aux rayons pénétrants,semblait rappeler la vie sur lesjoues du prince ; mais ses yeuxrestaient toujours fermés. La sirènedéposa un baiser sur son front etreleva ses cheveux mouillés. Ellelui trouva une ressemblance avec lastatue de marbre de son petit jardin,et fit des vœux pour son salut. Ellepassa devant la terre ferme,couverte de hautes montagnesbleues à la cime desquelles brillaitla neige blanche. Au pied de lacôte, au milieu d’une superbe forêt

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verte, s’étendait un village avec uneéglise ou un couvent. En dehors desportes s’élevaient de grandspalmiers, et dans les jardinscroissaient des orangers et descitronniers ; non loin de cet endroit,la mer formait un petit golfe,s’allongeant jusqu’à un rochercouvert d’un sable fin et blanc.C’est là que la sirène déposa leprince, ayant soin de lui tenir la têtehaute et de la présenter aux rayonsdu soleil.

Bientôt les cloches de l’églisecommencèrent à sonner, et unequantité de jeunes filles apparurentdans un des jardins. La petite sirène

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s’éloigna en nageant, et se cachaderrière quelques grosses pierrespour observer ce qui arriverait aupauvre prince.

Quelques moments après, unedes jeunes filles vint à passerdevant lui ; d’abord, elle paruts’effrayer, mais, se remettantaussitôt, elle courut chercherd’autres personnes qui prodiguèrentau prince toute espèce de soins. Lasirène le vit reprendre ses sens etsourire à tous ceux quil’entouraient ; à elle seule il nesourit pas, ignorant qui l’avaitsauvé. Aussi, lorsqu’elle le vitconduire dans une grande maison,

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elle plongea tristement et retournaau château de son père.

Elle avait toujours étésilencieuse et réfléchie ; à partir dece jour, elle le devint encoredavantage. Ses sœurs laquestionnèrent sur ce qu’elle avaitvu là-haut, mais elle ne racontarien.

Plus d’une fois, le soir et lematin, elle retourna à l’endroit oùelle avait laissé le prince. Elle vitmûrir les fruits du jardin, elle vitfondre la neige sur les hautesmontagnes, mais elle ne vit pas leprince ; et elle retournait toujoursplus triste au fond de la mer. Là, sa

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seule consolation était de s’asseoirdans son petit jardin et d’entourerde ses bras la jolie statuette demarbre qui ressemblait au prince,tandis que ses fleurs négligées,oubliées, s’allongeaient dans lesallées comme dans un lieu sauvage,entrelaçaient leurs longues tigesdans les branches des arbres, etformaient ainsi des voûtes épaissesqui obstruaient la lumière.

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Enfin cette existence lui devintinsupportable ; elle confia tout àune de ses sœurs, qui le racontaaussitôt aux autres, mais à ellesseules et à quelques autres sirènesqui ne le répétèrent qu’à leursamies intimes. Il se trouva qu’unede ces dernières, ayant vu aussi lafête célébrée sur le vaisseau,connaissait le prince et savaitl’endroit où était situé son royaume.

« Viens, petite sœur », direntles autres princesses ; et,s’entrelaçant les bras sur lesépaules, elles s’élevèrent en file surla mer devant le château du prince.

Ce château était construit de

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pierres jaunes et luisantes ; degrands escaliers de marbreconduisaient à l’intérieur et aujardin ; plusieurs dômes dorésbrillaient sur le toit, et entre lescolonnes des galeries se trouvaientdes statues de marbre quiparaissaient vivantes. Les salles,magnifiques, étaient ornées derideaux et de tapis incomparables,et les murs couverts de grandespeintures. Dans le grand salon, lesoleil réchauffait, à travers unplafond de cristal, les plantes lesplus rares, qui poussaient dans ungrand bassin au-dessous deplusieurs jets d’eau.

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Dès lors, la petite sirène revintsouvent à cet endroit, la nuit commele jour ; elle s’approchait de lacôte, et osait même s’asseoir sousle grand balcon de marbre quiprojetait son ombre bien avant surles eaux. De là, elle voyait au clairde la lune le jeune prince, qui secroyait seul ; souvent, au son de lamusique, il passa devant elle dansun riche bateau pavoisé, et ceux quiapercevaient son voile blanc dansles roseaux verts la prenaient pourun cygne ouvrant ses ailes.

Elle entendait aussi lespêcheurs dire beaucoup de bien dujeune prince, et alors elle se

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réjouissait de lui avoir sauvé la vie,quoiqu’il l’ignorât complètement.Son affection pour les hommescroissait de jour en jour, de jour enjour aussi elle désirait davantages’élever jusqu’à eux. Leur mondelui semblait bien plus vaste que lesien ; ils savaient franchir la meravec des navires, grimper sur leshautes montagnes au-delà des nues ;ils jouissaient d’immenses forêts etde champs verdoyants. Ses sœursne pouvant satisfaire toute sacuriosité, elle questionna sa vieillegrand-mère, qui connaissait bien lemonde plus élevé, celui qu’elleappelait à juste titre les pays au-

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dessus de la mer.« Si les hommes ne se noient

pas, demanda la jeune princesse,est-ce qu’ils vivent éternellement ?Ne meurent-ils pas comme nous ?

– Sans doute, répondit lavieille, ils meurent, et leurexistence est même plus courte quela nôtre. Nous autres, nous vivonsquelquefois trois cents ans ; puis,cessant d’exister, nous noustransformons en écume, car au fondde la mer ne se trouvent point detombes pour recevoir les corpsinanimés. Notre âme n’est pasimmortelle ; avec la mort tout estfini. Nous sommes comme les

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roseaux verts : une fois coupés, ilsne verdissent plus jamais ! Leshommes, au contraire, possèdentune âme qui vit éternellement, quivit après que leur corps s’estchangé en poussière ; cette âmemonte à travers la subtilité de l’airjusqu’aux étoiles qui brillent, et, demême que nous nous élevons dufond des eaux pour voir le pays deshommes, ainsi eux s’élèvent à dedélicieux endroits, immenses,inaccessibles aux peuples de lamer.

– Mais pourquoi n’avons-nouspas aussi une âme immortelle ? ditla petite sirène affligée ; je

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donnerais volontiers les centainesd’années qui me restent à vivrepour être homme, ne fût-ce qu’unjour, et participer ensuite au mondecéleste.

– Ne pense pas à de pareillessottises, répliqua la vieille ; noussommes bien plus heureux ici enbas que les hommes là-haut.

– Il faut donc un jour que jemeure ; je ne serai plus qu’un peud’écume ; pour moi plus demurmure des vagues, plus de fleurs,plus de soleil ! N’est-il donc aucunmoyen pour moi d’acquérir une âmeimmortelle ?

– Un seul, mais à peu près

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impossible. Il faudrait qu’un hommeconçût pour toi un amour infini, quetu lui devinsses plus chère que sonpère et sa mère. Alors, attaché à toide toute son âme et de tout soncœur, s’il faisait unir par un prêtresa main droite à la tienne enpromettant une fidélité éternelle,son âme se communiquerait à toncorps, et tu serais admise aubonheur des hommes. Mais jamaisune telle chose ne pourra se faire !Ce qui passe ici dans la mer pour laplus grande beauté, ta queue depoisson, ils la trouvent détestablesur la terre. Pauvres hommes ! Pourêtre beaux, ils s’imaginent qu’il

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leur faut deux supports grossiers,qu’ils appellent jambes ! »

La petite sirène soupiratristement en regardant sa queue depoisson.

« Soyons gaies ! dit la vieille,sautons et amusons-nous le pluspossible pendant les trois centsannées de notre existence ; c’est,ma foi, un laps de temps assezgentil, nous nous reposeronsd’autant mieux après. Ce soir il y abal à la cour. »

On ne peut se faire une idée surla terre d’une pareillemagnificence. La grande salle dedanse tout entière n’était que de

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cristal ; des milliers de coquillagesénormes, rangés de chaque côté,éclairaient la salle d’une lumièrebleuâtre, qui, à travers les murstransparents, illuminait aussi la merau dehors. On y voyait nagerd’innombrables poissons, grands etpetits, couverts d’écailles luisantescomme de la pourpre, de l’or et del’argent.

Au milieu de la salle coulaitune large rivière sur laquelledansaient les dauphins et lessirènes, au son de leur propre voix,qui était superbe. La petite sirènefut celle qui chanta le mieux, et onl’applaudit si fort, que pendant un

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instant la satisfaction lui fit oublierles merveilles de la terre. Maisbientôt elle reprit ses ancienschagrins, pensant au beau prince età son âme immortelle. Elle quitta lechant et les rires, sortit toutdoucement du château, et s’assitdans son petit jardin. Là, elleentendit le son des cors quipénétrait l’eau.

« Le voilà qui passe, celui quej’aime de tout mon cœur et de toutemon âme, celui qui occupe toutesmes pensées, à qui je voudraisconfier le bonheur de ma vie ! Jerisquerais tout pour lui et pourgagner une âme immortelle. Pendant

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que mes sœurs dansent dans lechâteau de mon père, je vais allertrouver la sorcière de la mer, quej’ai tant eue en horreur jusqu’à cejour. Elle pourra peut-être medonner des conseils et me venir enaide. »

Et la petite sirène, sortant deson jardin, se dirigea vers lestourbillons mugissants derrièrelesquels demeurait la sorcière.Jamais elle n’avait suivi ce chemin.Pas une fleur ni un brin d’herbe n’ypoussait. Le fond, de sable gris etnu, s’étendait jusqu’à l’endroit oùl’eau, comme des meules demoulin, tournait rapidement sur

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elle-même, engloutissant tout cequ’elle pouvait attraper. Laprincesse se vit obligée detraverser ces terribles tourbillonspour arriver aux domaines de lasorcière, dont la maison s’élevaitau milieu d’une forêt étrange. Tousles arbres et tous les buissonsn’étaient que des polypes, moitiéanimaux, moitié plantes, pareils àdes serpents à cent têtes sortant deterre. Les branches étaient des braslongs et gluants, terminés par desdoigts en forme de vers, et quiremuaient continuellement. Ces brass’enlaçaient sur tout ce qu’ilspouvaient saisir, et ne le lâchaient

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plus.La petite sirène, prise de

frayeur, aurait voulu s’en retourner ;mais en pensant au prince et à l’âmede l’homme, elle s’arma de tout soncourage. Elle attacha autour de satête sa longue chevelure flottante,pour que les polypes ne pussent lasaisir, croisa ses bras sur sapoitrine, et nagea ainsi, rapidecomme un poisson, parmi cesvilaines créatures dont chacuneserrait comme avec des liens de ferquelque chose entre ses bras, soitdes squelettes blancs de naufragés,soit des rames, soit des caisses oudes carcasses d’animaux. Pour

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comble d’effroi, la princesse en vitune qui enlaçait une petite sirèneétouffée.

Enfin elle arriva à une grandeplace dans la forêt, où de grosserpents de mer se roulaient enmontrant leur hideux ventrejaunâtre. Au milieu de cette placese trouvait la maison de la sorcière,construite avec les os desnaufragés, et où la sorcière, assisesur une grosse pierre, donnait àmanger à un crapaud dans sa main,comme les hommes font manger dusucre aux petits canaris. Elleappelait les affreux serpents sespetits poulets, et se plaisait à les

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faire rouler sur sa grosse poitrinespongieuse.

« Je sais ce que tu veux,s’écria-t-elle en apercevant laprincesse ; tes désirs sont stupides ;néanmoins je m’y prêterai, car jesais qu’ils te porteront malheur. Tuveux te débarrasser de ta queue depoisson, et la remplacer par deuxde ces pièces avec lesquellesmarchent les hommes, afin que leprince s’amourache de toi, t’épouseet te donne une âme immortelle. »

À ces mots elle éclata d’un rireépouvantable, qui fit tomber à terrele crapaud et les serpents.

« Enfin tu as bien fait de venir ;

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demain, au lever du soleil, c’eût ététrop tard, et il t’aurait fallu attendreencore une année. Je vais tepréparer un élixir que tu emporterasà terre avant le point du jour.Assieds-toi sur la côte, et bois-le.Aussitôt ta queue se rétrécira et separtagera en ce que les hommesappellent deux belles jambes. Maisje te préviens que cela te ferasouffrir comme si l’on te coupaitavec une épée tranchante. Tout lemonde admirera ta beauté, tuconserveras ta marche légère etgracieuse, mais chacun de tes pas tecausera autant de douleur que si tumarchais sur des pointes d’épingle,

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et fera couler ton sang. Si tu veuxendurer toutes ces souffrances, jeconsens à t’aider.

– Je les supporterai ! dit lasirène d’une voix tremblante, enpensant au prince et à l’âmeimmortelle.

– Mais souviens-toi, continua lasorcière, qu’une fois changée enêtre humain, jamais tu ne pourrasredevenir sirène ! Jamais tu nereverras le château de ton père ; etsi le prince, oubliant son père et samère, ne s’attache pas à toi de toutson cœur et de toute son âme, ous’il ne veut pas faire bénir votreunion par un prêtre, tu n’auras

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jamais une âme immortelle. Le jouroù il épousera une autre femme, toncœur se brisera, et tu ne seras plusqu’un peu d’écume sur la cime desvagues.

– J’y consens, dit la princesse,pâle comme la mort.

– En ce cas, poursuivit lasorcière, il faut aussi que tu mepayes ; et je ne demande pas peu dechose. Ta voix est la plus belleparmi celles du fond de la mer, tupenses avec elle enchanter leprince, mais c’est précisément tavoix que j’exige en paiement. Jeveux ce que tu as de plus beau enéchange de mon précieux élixir ;

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car, pour le rendre bien efficace, jedois y verser mon propre sang.

– Mais si tu prends ma voix,demanda la petite sirène, que merestera-t-il ?

– Ta charmante figure, réponditla sorcière, ta marche légère etgracieuse, et tes yeux expressifs :cela suffit pour entortiller le cœurd’un homme. Allons ! du courage !Tire ta langue, que je la coupe, puisje te donnerai l’élixir.

– Soit ! » répondit la princesse,et la sorcière lui coupa la langue.La pauvre enfant resta muette.

Là-dessus, la sorcière mit sonchaudron sur le feu pour faire

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bouillir la boisson magique.« La propreté est une bonne

chose », dit-elle en prenant unpaquet de vipères pour nettoyer lechaudron. Puis, se faisant uneentaille dans la poitrine, elle laissacouler son sang noir dans lechaudron.

Une vapeur épaisse en sortit,formant des figures bizarres,affreuses. À chaque instant, lavieille ajoutait un nouvelingrédient, et, lorsque le mélangebouillit à gros bouillons, il renditun son pareil aux gémissements ducrocodile. L’élixir, une foispréparé, ressemblait à de l’eau

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claire.« Le voici, dit la sorcière, après

l’avoir versé dans une fiole. Si lespolypes voulaient te saisir, quand tut’en retourneras par ma forêt, tun’as qu’à leur jeter une goutte decette boisson, et ils éclateront enmille morceaux. »

Ce conseil était inutile ; car lespolypes, en apercevant l’élixir quiluisait dans la main de la princessecomme une étoile, reculèrenteffrayés devant elle. Ainsi elletraversa la forêt et les tourbillonsmugissants.

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Quand elle arriva au château deson père, les lumières de la grandesalle de danse étaient éteintes ; toutle monde dormait sans doute, maiselle n’osa pas entrer. Elle nepouvait plus leur parler, et bientôt

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elle allait les quitter pour jamais. Illui semblait que son cœur se brisaitde chagrin. Elle se glissa ensuitedans le jardin, cueillit une fleur dechaque parterre de ses sœurs,envoya du bout des doigts millebaisers au château, et monta à lasurface de la mer.

Le soleil ne s’était pas encorelevé lorsqu’elle vit le château duprince. Elle s’assit sur la côte et butl’élixir ; ce fut comme si une épéeaffilée lui traversait le corps ; elles’évanouit et resta comme morte. Lesoleil brillait déjà sur la merlorsqu’elle se réveilla, éprouvantune douleur cuisante. Mais en face

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d’elle était le beau prince, quiattachait sur elle ses yeux noirs. Lapetite sirène baissa les siens, etalors elle vit que sa queue depoisson avait disparu, et que deuxjambes blanches et gracieuses laremplaçaient.

Le prince lui demanda qui elleétait et d’où elle venait ; elle leregarda d’un air doux et affligé,sans pouvoir dire un mot. Puis lejeune homme la prit par la main etla conduisit au château. Chaque pas,comme avait dit la sorcière, luicausait des douleurs atroces ;cependant, au bras du prince, ellemonta l’escalier de marbre, légère

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comme une bulle de savon, et toutle monde admira sa marchegracieuse. On la revêtit de soie etde mousseline, sans pouvoir assezadmirer sa beauté ; mais elle restaittoujours muette. Des esclaves,habillées de soie et d’or, chantaientdevant le prince les exploits de sesancêtres ; elles chantaient bien, et leprince les applaudissait en souriantà la jeune fille.

« S’il savait, pensa-t-elle, quepour lui j’ai sacrifié une voix plusbelle encore ! »

Après le chant, les esclavesexécutèrent une danse gracieuse auson d’une musique charmante. Mais

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lorsque la petite sirène se mit àdanser, élevant ses bras blancs et setenant sur la pointe des pieds, sanstoucher presque le plancher, tandisque ses yeux parlaient au cœurmieux que le chant des esclaves,tous furent ravis en extase ; leprince s’écria qu’elle ne lequitterait jamais, et lui permit dedormir à sa porte sur un coussin develours. Tout le monde ignorait lessouffrances qu’elle avait enduréesen dansant.

Le lendemain, le prince luidonna un costume d’amazone pourqu’elle le suivît à cheval. Ilstraversèrent ainsi les forêts

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parfumées et gravirent les hautesmontagnes ; la princesse, tout enriant, sentait saigner ses pieds.

La nuit, lorsque les autresdormaient, elle descenditsecrètement l’escalier de marbre etse rendit à la côte pour rafraîchirses pieds brûlants dans l’eau froidede la mer, et le souvenir de sapatrie revint à son esprit.

Une nuit, elle aperçut ses sœursse tenant par la main ; elleschantaient si tristement en nageant,que la petite sirène ne puts’empêcher de leur faire signe.L’ayant reconnue, elles luiracontèrent combien elle leur avait

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causé de chagrin. Toutes les nuitselles revinrent, et une fois ellesamenèrent aussi la vieille grand-mère, qui depuis nombre d’annéesn’avait pas mis la tête hors del’eau, et le roi de la mer avec sacouronne de corail. Tous les deuxétendirent leurs mains vers leurfille ; mais ils n’osèrent pas,comme ses sœurs, s’approcher dela côte.

Tous les jours le prince l’aimaitde plus en plus, mais il l’aimaitcomme on aime une enfant bonne etgentille, sans avoir l’idée d’en fairesa femme. Cependant, pour qu’elleeût une âme immortelle et qu’elle

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ne devînt pas un jour un peud’écume, il fallait que le princeépousât la sirène.

« Ne m’aimes-tu pas mieux quetoutes les autres ? voilà ce quesemblaient dire les yeux de lapauvre petite lorsque, la prenantdans ses bras, il déposait un baisersur son beau front.

– Certainement, répondit leprince, car tu as meilleur cœur quetoutes les autres ; tu m’es plusdévouée, et tu ressembles à unejeune fille que j’ai vue un jour, maisque sans doute je ne reverraijamais. Me trouvant sur un navire,qui fit naufrage, je fus poussé à

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terre par les vagues, près d’uncouvent habité par plusieurs jeunesfilles. La plus jeune d’entre ellesme trouva sur la côte et me sauva lavie, mais je ne la vis que deux fois.Jamais, dans le monde, je nepourrai aimer une autre qu’elle ; ehbien ! tu lui ressembles, quelquefoismême tu remplaces son image dansmon âme.

– Hélas ! pensa la petite sirène,il ignore que c’est moi qui l’aiporté à travers les flots jusqu’aucouvent pour le sauver. Il en aimeune autre ! Cependant cette jeunefille est enfermée dans un couvent,elle ne sort jamais ; peut-être

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l’oubliera-t-il pour moi, pour moiqui l’aimerai et lui serai dévouéetoute ma vie. »

« Le prince va épouser lacharmante fille du roi voisin, dit-onun jour ; il équipe un superbe naviresous prétexte de rendre seulementvisite au roi, mais la vérité est qu’ilva épouser sa fille. »

Cela fit sourire la sirène, quisavait mieux que personne lespensées du prince, car il lui avaitdit : « Puisque mes parentsl’exigent, j’irai voir la belleprincesse, mais jamais ils ne meforceront à la ramener pour en fairema femme. Je ne puis l’aimer ; elle

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ne ressemble pas, comme toi, à lajeune fille du couvent, et jepréférerais t’épouser, toi, pauvreenfant trouvée, aux yeux siexpressifs, malgré ton éternelsilence. »

Le prince partit.En parlant ainsi, il avait déposé

un baiser sur sa longue chevelure.« J’espère que tu ne crains pas

la mer, mon enfant », lui dit-il sur lenavire qui les emportait.

Puis il lui parla des tempêtes etde la mer en fureur, des étrangespoissons et de tout ce que lesplongeurs trouvent au fond deseaux. Ces discours la faisaient

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sourire, car elle connaissait le fondde la mer mieux que personneassurément.

Au clair de la lune, lorsque lesautres dormaient, assise sur le borddu vaisseau, elle plongeait sesregards dans la transparence del’eau, et croyait apercevoir lechâteau de son père, et sa vieillegrand-mère les yeux fixés sur lacarène. Une nuit, ses sœurs luiapparurent ; elles la regardaienttristement et se tordaient les mains.La petite les appela par des signes,et s’efforça de leur faire entendreque tout allait bien ; mais au mêmeinstant le mousse s’approcha, et

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elles disparurent en laissant croireau petit marin qu’il n’avait vu quel’écume de la mer.

Le lendemain, le navire entradans le port de la ville où résidaitle roi voisin. Toutes les clochessonnèrent, la musique retentit duhaut des tours, et les soldats serangèrent sous leurs drapeauxflottants. Tous les jours ce n’étaientque fêtes, bals, soirées ; mais laprincesse n’était pas encore arrivéedu couvent, où elle avait reçu unebrillante éducation.

La petite sirène était biencurieuse de voir sa beauté ; elle eutenfin cette satisfaction. Elle dut

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reconnaître que jamais elle n’avaitvu une si belle figure, une peau siblanche et de grands yeux noirs siséduisants.

« C’est toi ! s’écria le prince enl’apercevant, c’est toi qui m’assauvé la vie sur la côte ! » Et ilserra dans ses bras sa fiancéerougissante. « C’est trop debonheur ! continua-t-il en setournant vers la petite sirène. Mesvœux les plus ardents sontaccomplis ! Tu partageras mafélicité, car tu m’aimes mieux quetous les autres. »

L’enfant de la mer baisa la maindu prince, bien qu’elle se sentît le

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cœur brisé.Le jour de la noce de celui

qu’elle aimait, elle devait mourir etse changer en écume.

La joie régnait partout ; deshérauts annoncèrent les fiançaillesdans toutes les rues au son destrompettes. Dans la grande église,une huile parfumée brûlait dans deslampes d’argent, les prêtresagitaient les encensoirs ; les deuxfiancés se donnèrent la main etreçurent la bénédiction de l’évêque.Habillée de soie et d’or, la petitesirène assistait à la cérémonie ;mais elle ne pensait qu’à sa mortprochaine et à tout ce qu’elle avait

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perdu dans ce monde.Le même soir, les deux jeunes

époux s’embarquèrent au bruit dessalves d’artillerie. Tous lespavillons flottaient, au milieu duvaisseau se dressait une tenteroyale d’or et de pourpre, où l’onavait préparé un magnifique lit derepos. Les voiles s’enflèrent, et levaisseau glissa légèrement sur lamer limpide.

À l’approche de la nuit, onalluma des lampes de diversescouleurs, et les marins se mirent àdanser joyeusement sur le pont. Lapetite sirène se rappela alors lasoirée où, pour la première fois,

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elle avait vu le monde des hommes.Elle se mêla à la danse, légèrecomme une hirondelle, et elle se fitadmirer comme un être surhumain.Mais il est impossible d’exprimerce qui se passait dans son cœur ; aumilieu de la danse elle pensait àcelui pour qui elle avait quitté safamille et sa patrie, sacrifié sa voixmerveilleuse et subi des tourmentsinouïs. Cette nuit était la dernièreoù elle respirait le même air quelui, où elle pouvait regarder la merprofonde et le ciel étoilé. Une nuitéternelle, une nuit sans rêvel’attendait, puisqu’elle n’avait pasune âme immortelle. Jusqu’à minuit

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la joie et la gaieté régnèrent autourd’elle ; elle-même riait et dansait,la mort dans le cœur.

Enfin le prince et la princessese retirèrent dans leur tente : toutdevint silencieux, et le pilote restaseul debout devant le gouvernail.La petite sirène, appuyée sur sesbras blancs au bord du navire,regardait vers l’orient, du côté del’aurore ; elle savait que le premierrayon du soleil allait la tuer.

Soudain ses sœurs sortirent dela mer, aussi pâles qu’elle-même ;leur longue chevelure ne flottaitplus au vent, on l’avait coupée.

« Nous l’avons donnée à la

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sorcière, dirent-elles, pour qu’ellete vienne en aide et te sauve de lamort. Elle nous a donné un couteaubien affilé que voici. Avant le leverdu soleil, il faut que tu l’enfoncesdans le cœur du prince, et, lorsqueson sang encore chaud tombera surtes pieds, ils se joindront et sechangeront en une queue depoisson. Tu redeviendras sirène ; tupourras redescendre dans l’eauprès de nous, et ce n’est qu’à l’âgede trois cents ans que tudisparaîtras en écume. Maisdépêche-toi ! car avant le lever dusoleil, il faut que l’un de vous deuxmeure. Tue-le, et reviens ! Vois-tu

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cette raie rouge à l’horizon ? Dansquelques minutes le soleil paraîtra,et tout sera fini pour toi ! »

Puis, poussant un profondsoupir, elles s’enfoncèrent dans lesvagues.

La petite sirène écarta le rideaude la tente, et elle vit la jeunefemme endormie, la tête appuyéesur la poitrine du prince. Elles’approcha d’eux, s’inclina, etdéposa un baiser sur le front decelui qu’elle avait tant aimé.Ensuite elle tourna ses regards versl’aurore, qui luisait de plus en plus,regarda alternativement le couteautranchant et le prince qui prononçait

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en rêvant le nom de son épouse,leva l’arme d’une main tremblante,et… la lança loin dans les vagues.Là où tomba le couteau, des gouttesde sang semblèrent rejaillir del’eau. La sirène jeta encore unregard sur le prince, et se précipitadans la mer, où elle sentit son corpsse dissoudre en écume.

En ce moment, le soleil sortitdes flots ; ses rayons doux etbienfaisants tombaient sur l’écumefroide, et la petite sirène ne sesentait pas morte ; elle vit le soleilbrillant, les nuages de pourpre, etau-dessus d’elle flottaient millecréatures transparentes et célestes.

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Leurs voix formaient une mélodieravissante, mais si subtile, quenulle oreille humaine ne pouvaitl’entendre, comme nul œil humainne pouvait voir ces créatures.L’enfant de la mer s’aperçut qu’elleavait un corps semblable aux leurs,et qui se dégageait peu à peu del’écume.

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« Où suis-je ? demanda-t-elle

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avec une voix dont aucune musiquene peut donner l’idée.

– Chez les filles de l’air,répondirent les autres. La sirène n’apoint d’âme immortelle, et elle nepeut en acquérir une que parl’amour d’un homme ; sa vieéternelle dépend d’un pouvoirétranger. Comme la sirène, les fillesde l’air n’ont pas une âmeimmortelle, mais elles peuvent engagner une par leurs bonnes actions.Nous volons dans les pays chauds,où l’air pestilentiel tue les hommes,pour y ramener la fraîcheur ; nousrépandons dans l’atmosphère leparfum des fleurs ; partout où nous

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passons, nous apportons dessecours et nous ramenons la santé.Lorsque nous avons fait le bienpendant trois cents ans, nousrecevons une âme immortelle, afinde participer à l’éternelle félicitédes hommes. Pauvre petite sirène,tu as fait de tout ton cœur lesmêmes efforts que nous ; commenous tu as souffert, et, sortievictorieuse de tes épreuves, tu t’esélevée jusqu’au monde des espritsde l’air, où il ne dépend que de toide gagner une âme immortelle partes bonnes actions. »

Et la petite sirène, élevant sesbras vers le ciel, versa des larmes

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pour la première fois. Les accentsde la gaieté se firent entendre denouveau sur le navire ; mais elle vitle prince et sa belle épouseregarder fixement avec mélancoliel’écume bouillonnante, comme s’ilssavaient qu’elle s’était précipitéedans les flots. Invisible, elleembrassa la femme du prince, jetaun sourire à l’époux, puis montaavec les autres enfants de l’air surun nuage rose qui s’éleva dans leciel.

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Le pauvre Jean était bienaffligé : son père était malade et nepouvait plus vivre. Il n’y avaitqu’eux deux dans la petitechambre ; la lampe se mourait surla table, et la nuit avançait.

« Tu as été un bon fils, Jean, ditle père malade ; le bon Dieut’aidera à faire ton chemin dans le

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monde. »Il le regarda de ses yeux graves,

mais doux, respira profondément etmourut ; il avait l’air de dormir.Jean pleurait : il n’avait pluspersonne au monde, ni père ni mère,ni frère ni sœur. Pauvre Jean !Agenouillé devant le lit, il baisa lamain de son père mort et versa deslarmes amères ; mais ses yeux sefermèrent enfin, et il s’endormit, latête appuyée contre le bois dur dulit.

Alors il eut un rêve bizarre. Ilvit le soleil et la lune s’inclinerdevant lui ; il vit son père enparfaite santé, qui riait comme

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autrefois dans les jours de bonnehumeur. Une charmante fillette,avec une couronne d’or sur salongue et belle chevelure, tendit lamain à Jean, et son père lui dit :« Regarde ta fiancée, c’est la plusbelle du monde. »

Puis Jean se réveilla, la bellevision s’était évanouie. Son pèreétait étendu froid et mort dans lelit ; personne auprès d’eux. PauvreJean !

Le lendemain, on enterra lemort. Jean marcha derrière lecercueil ; il ne devait plus voir cebon père qu’il avait tant aimé ! Ilentendit tomber la terre sur le

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cercueil ; il contempla le bout quiparaissait encore, mais la terretombait toujours, et bientôt lecercueil fut tout à fait couvert.Alors il sentit son cœur se briser :son affliction était si grande ! Toutautour du tombeau, on chantait unpsaume dont l’harmonie arracha deslarmes à Jean ; ces larmes lui firentdu bien. Le soleil éclairaitgracieusement les arbres verts,comme s’il voulait dire :« Console-toi, Jean, regarde commele ciel est bel et bleu ! Là-haut estton père, et il prie le bon Dieu pourque tu sois toujours heureux.

– Je serai toujours bon, dit Jean,

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car je veux rejoindre mon père dansle ciel, et là nous aurons une grandejoie de nous revoir ! Que j’aurai dechoses à lui raconter ! et lui, il memontrera et m’expliquera lesmerveilles du ciel, comme ilm’instruisait autrefois sur la terre.Oh ! quelle joie pour nous ! »

Jean se figurait si clairementtout cela, qu’il souriait à travers seslarmes. Là-haut, dans lesmarronniers, les petits oiseauxgazouillaient gaiement : «Quivit,quivit !» Et pourtant eux aussiavaient été de l’enterrement : ilssavaient que le mort était dans leciel, qu’il avait des ailes plus

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grandes et plus belles que les leurs,qu’il était à jamais heureux, car ilavait fait le bien sur la terre ; etvoilà ce qui les rendait si contents.

Jean vit comme ils s’envolaientdes grands arbres dans le monde, etl’envie le prit de voyager avec eux.Mais il coupa d’abord une grandecroix de bois qu’il voulait mettresur la tombe de son père, et le soir,quand il l’y porta, la tombe étaitornée de sable et de fleurs. C’étaitl’œuvre de quelques braves gensqui avaient aimé ce bon père.

Le lendemain, de bonne heure,Jean fit son petit paquet, serra danssa ceinture sa part d’héritage ( il y

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avait cinquante écus et quelquespetites pièces d’argent ), et seprépara à parcourir le monde. Maisavant, il se rendit au cimetière, à latombe de son père, où il dit lePater noster, et s’écria : « Adieu,bon père ! Moi aussi je tâcheraid’être toujours bon, pour que tupries le bon Dieu pour moi. »

Dans les champs où Jeanmarchait, toutes les fleurs étaient sifraîches, si gracieuses sous lachaleur du soleil ! Elless’inclinaient au vent et semblaientdire : « Sois le bienvenu dans laverdure ; n’est-ce pas qu’elle estbelle ? »

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Mais Jean se retourna unedernière fois pour regarder lavieille église où tout petit on l’avaitbaptisé, où tous les dimanches ilavait été avec son vieux père pouradorer le Tout-Puissant ; il aperçutdans un trou, tout au haut de la tour,le petit génie de l’église avec sonbonnet rouge et pointu, qui cachaitderrière son bras sa figure ausoleil. Jean lui fit un signe d’adieu,et le petit génie agita son bonnetrouge, mit la main sur son cœur, etlui envoya des baisers au bout deses doigts, pour lui montrer tout lebien qu’il lui voulait et lui souhaiterbon voyage. Jean pensait maintenant

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à toutes les belles choses qu’ilallait voir dans l’immensité dumonde ; il alla loin, bien loin, plusloin qu’il n’avait jamais été. Il neconnaissait ni les villes qu’iltraversait ni les hommes qu’ilrencontrait. Tout était nouveau pourlui.

La première nuit, il fut obligéde coucher dans les champs, sur untas de foin ; il n’avait pas d’autrelit. Mais cela lui parut charmant ; leroi ne pouvait être mieux. Le champtout entier, avec l’étang, avec lefoin, ayant le ciel bleu pour plafondformait une chambre à couchervraiment délicieuse. L’herbe verte

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avec ses petites fleurs rouges etblanches, en était le tapis ; lesbuissons de tilleuls et les haies deroses sauvages l’ornaient debouquets ; avec son eau limpide etfraîche, l’étang servait de fontaine ;les roseaux, en s’inclinant, ydisaient bonjour et bonne nuit ; lalune était comme une grande lampesuspendue au plafond bleu, et cettelampe ne risquait pas d’incendierles rideaux. Jean pouvait dormirtout à son aise, et c’est ce qu’il fit.Il ne se réveilla qu’après le leverdu soleil, quand les petits oiseauxchantèrent autour de lui : « Bonjour,bonjour ! Tu n’es donc pas encore

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levé ? »Les cloches appelaient à

l’église, c’était un dimanche ; lepeuple s’y portait pour entendre lesermon. Jean suivit la foule, chantaun psaume, et entendit la parole deDieu, comme s’il eût été dans lamême église où tout petit on l’avaitbaptisé, où si souvent avec son pèreil avait célébré le Tout-Puissant.

Il y avait beaucoup de tombeauxdans le cimetière et sur plusieurspoussaient de grandes herbes. Jeanpensa qu’il en était peut-être ainsidu tombeau de son père, privé dessoins qu’il ne pouvait plus luidonner. Il s’assit sur la terre,

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arracha l’herbe, releva les croixtombées, et remit à leur place lescouronnes que le vent avaitenlevées des tombeaux. Il se disait :« Peut-être en ce moment quelqu’una le même soin du tombeau de monpère ; moi, je ne le puis. »

À la porte du cimetière était unvieux mendiant appuyé sur sabéquille ; Jean lui donna ses petitespièces d’argent, et contentpoursuivit son chemin dans lemonde.

Vers le soir, le temps devintaffreux ; Jean se hâtait pour trouverun abri, mais bientôt survint la nuitnoire. Enfin il arriva à une petite

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église solitaire sur le haut d’unecolline ; la porte était ouverte, ilentra pour attendre que l’orage fûtpassé.

« Je vais m’asseoir ici dans uncoin, dit-il ; je suis fatigué, j’aibesoin de repos. »

Il s’assit donc, joignit lesmains, fit sa prière du soir, ets’endormit sans y penser. Tandisque grondait le tonnerre et brillaientles éclairs, il rêvait paisiblement.

Il ne se réveilla qu’au milieu dela nuit ; le mauvais temps étaitpassé, et à travers la fenêtre la lunejetait sa lueur jusqu’à lui. Au milieude l’église était un cercueil ouvert

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avec un homme mort qu’on n’avaitpas encore pu enterrer. Jean n’eutpas peur, car il avait une bonneconscience, et il savait que lesmorts ne peuvent rien faire ; il n’y aque les hommes vivants et méchantsqui font du mal. Près du mort étaientdebout deux de ces méchantsvivants ; ils voulaient l’enlever ducercueil et le jeter à la porte.

« Pourquoi voulez-vous fairecela ? demanda Jean ; c’est vilain etméchant. Laissez-le dormir, au nomde Jésus.

– Quelle bêtise ! répondirent lesdeux mauvais hommes. Il nous atrompés, il nous doit de l’argent, et

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il s’est dépêché de mourir pour nepas nous payer ; aussi nous allonsnous venger et le jeter à la porte,comme un chien.

– Je ne possède que cinquanteécus, dit Jean ; c’est tout monhéritage ; mais je vous les donneraivolontiers si vous voulez mepromettre de laisser le pauvre morttranquille. J’espère que je feraimon chemin sans cet argent ; je suisfort et bien portant, et le bon Dieum’aidera.

– Oui, répondirent les vilainshommes ; si tu veux payer sa dette,nous ne lui ferons rien, tu peuxcompter là-dessus. »

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Et ils prirent l’argent que Jeanleur donnait, rirent tout haut de sabonté, et s’en allèrent. Jeanarrangea le cadavre dans lecercueil, lui joignit les mains et, luidisant adieu, se dirigea vers lagrande forêt.

Partout où la lune perçait lefeuillage, il vit les gracieux petitsgénies de la forêt qui jouaientgaiement. Ceux-ci ne se dérangèrentpas, car ils savaient l’innocence deJean, et il n’y a que les méchantsauxquels ils restent invisibles.Quelques-uns d’entre eux n’étaientpas plus grands qu’un doigt ; leurslongs cheveux blonds étaient

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relevés avec un peigne d’or. Deuxpar deux ils se balançaient sur lesgrosses gouttes que forme la roséesur les feuilles et sur les herbes.Quelquefois la goutte roulait enbas ; alors ils tombaient entre leslongues pailles, et c’étaient parmiles autres petits êtres de grandséclats de rire. Que tout cela étaitamusant ! Ils chantèrent, et Jeanreconnut distinctement toutes leschansons qu’il avait apprises étantpetit garçon. De grandes araignéesbigarrées, avec des couronnesd’argent sur la tête, filaient d’unehaie à l’autre des ponts suspenduset des palais qui, couverts de rosée,

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illuminés par la lune, semblaientêtre de verre. Cela dura jusqu’aulever du soleil ; alors les petitsgénies entrèrent dans les boutonsdes fleurs, et le vent dispersa leursponts et leurs châteaux.

Jean sortait de la forêt,lorsqu’une forte voix d’homme criaderrière lui : « Holà ! camarade, oùallons-nous ?

– À travers le monde, réponditJean. Je n’ai ni père ni mère, je suisun pauvre garçon, mais le bon Dieum’aidera.

– Moi aussi je vais à travers lemonde, reprit l’étranger ; si tu veux,nous ferons route ensemble.

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– Je le veux bien. »Et ils continuèrent ensemble.Bientôt ils commencèrent à

s’aimer, car ils étaient bons tous lesdeux. Mais Jean remarqua quel’étranger était bien plus savant quelui ; il avait déjà beaucoup voyagé,et savait parler sur tout.

Le soleil était déjà haut dans leciel, quand ils s’assirent sous ungrand arbre pour déjeuner. Unevieille femme vint à passer. Elleétait si vieille qu’elle marchaittoute courbée, s’appuyant sur unebéquille, et elle portait sur son dosun fagot qu’elle avait ramassé dansle bois. Son tablier était relevé, et

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Jean vit trois verges d’osier qui ensortaient. Arrivée auprès d’eux, sonpied glissa ; elle tomba en jetant dehauts cris, car elle s’était cassé lajambe, la pauvre femme ! Jeanvoulut tout de suite la porter chezelle ; mais l’étranger ouvrit savalise, y prit un petit pot, et ditqu’il avait un baume qui remettraitimmédiatement sa jambe ; ellepourrait alors s’en aller toute seule,comme si cette jambe n’avaitjamais été cassée. Seulement ilexigea en retour les trois vergesqu’elle portait dans son tablier.

« C’est bien payé », dit lavieille. Et elle fit un signe bizarre

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de la tête. On voyait qu’elle nerenonçait pas volontiers à sesverges ; mais, d’un autre côté, ilétait bien désagréable de resterainsi étendue, la jambe cassée. Elleles lui donna donc, et, dès qu’il eutfrotté la jambe avec son baume, lavieille mère se leva et marchamieux qu’auparavant. Quel baume !mais aussi on ne pouvait en acheterchez le pharmacien.

« Que veux-tu faire des troisverges ? demanda Jean à soncompagnon de voyage.

– Ce sont trois gentils petitsbalais ; il me plaît de les avoir ; jesuis un garçon si drôle ! »

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Ils firent encore un bon bout dechemin.

« Regarde l’orage qui seprépare, dit Jean ; que ces nuagessont noirs et terribles !

– Non, observa le compagnonde voyage ; ce ne sont pas desnuages, ce sont des montagnes. Onarrive par ces montagnes au-dessusdes nuages, au sein des airs. Crois-moi, c’est magnifique ; demain nousserons déjà loin dans le monde. »

Mais il fallait marcher toute lajournée pour arriver à cesmontagnes dont les sombres forêtstouchaient au ciel, et où il y avaitdes pierres aussi grosses qu’une

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ville entière. Quelle marche pourtraverser tout cela ! C’est pourquoiJean et son compagnon de voyageentrèrent dans une auberge : ilfallait se reposer et recueillir desforces pour le lendemain.

Dans la grande salle del’auberge se trouvait une foule demonde : on regardait un homme quifaisait jouer des marionnettes. Ilvenait précisément de dresser sonpetit théâtre ; on s’était rangé encercle autour de lui, et la meilleureplace, au premier rang, étaitoccupée par un vieux gros boucherqui avait avec lui son bouledogue.Ouf ! l’animal féroce ! il regardait

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comme tout le monde avec sesgrands yeux.

La comédie commença. C’étaitune belle pièce ; un roi et une reineétaient assis sur un trône superbe,avec des couronnes d’or et delongues robes à queue : leursmoyens leur permettaient ce luxe ;de gentilles marionnettes avec desyeux de verre et de grandesmoustaches étaient debout à toutesles portes, qu’elles ouvraient etfermaient continuellement pourrafraîchir l’air dans la salle. Oui,c’était une bien belle pièce, et pastriste du tout. Mais tout à coup lareine se leva et fit quelques pas.

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Dieu sait ce que pensait le grosbouledogue : profitant de ce que leboucher ne le retenait pas, il fit unbond jusque sur le théâtre, et saisitla reine par sa mince taille. Cnic,cnac ! C’était horrible à voir.

Le pauvre homme qui faisaitvoir la comédie fut pris d’angoisseet d’affliction à cause de sa reine,la plus belle de ses poupées, à quile bouledogue avait mangé la tête.

Mais quand le monde fut parti,l’étranger qui était venu avec Jeandit qu’il allait la remettre en bonétat. Il prit son petit pot et frotta lapoupée avec le baume qui avaitdéjà guéri la pauvre vieille.

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Aussitôt la poupée se trouvareconstruite ; elle savait mêmeremuer tous ses membres sansqu’on eût besoin de tirer la ficelle :il ne lui manquait que la parole.Son maître était enchanté de la voirdanser toute seule ; nulle autre deses poupées ne pouvait en faireautant.

Dans la nuit, quand les gens del’auberge étaient déjà couchés,quelqu’un soupira si profondémentet à tant de reprises, que tous serelevèrent pour voir ce que c’était.L’homme des marionnettes courut àson théâtre ; car c’était là qu’onavait soupiré. Toutes les poupées

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étaient couchées pêle-mêle, le roiau milieu de ses gardes du corps.C’étaient eux qui soupiraient silamentablement, car ils mouraientd’envie d’être frottés comme lareine, afin de pouvoir se remuertout seuls. La reine s’agenouilla etprésenta sa petite couronne d’or endisant : « Prenez-la, mais frottezmon époux et les gens de ma cour. »

Alors le pauvre directeur ne puts’empêcher de pleurer, et il promitau compagnon de voyage toutl’argent qu’il avait gagné avec sacomédie, si celui-ci voulaitseulement frotter quatre ou cinq deses plus belles poupées. Mais le

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compagnon répondit qu’il nevoulait que le grand sabre que ledirecteur portait au côté. L’autre yconsentit avec plaisir, et sixmarionnettes furent aussitôt frottées.Elles se mirent à danser, et sigentiment que toutes les filles, lesfilles vivantes qui les regardaient,se mirent à danser aussi. Le cocherdansait avec la cuisinière, ledomestique avec la femme dechambre ; tout ce qui était làdansait, même la pelle et lespincettes, mais elles tombèrent àterre en essayant le premier saut.Quelle nuit joyeuse !

Le lendemain, Jean partit avec

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son compagnon de voyage, et ilsarrivèrent aux hautes montagnes,aux grandes forêts de sapins. Ilsmontèrent si haut que les tours deséglises paraissaient au-dessousd’eux comme de petits fruits rougesau milieu de la verdure, et ilsavaient devant eux une immenseperspective. Jean n’avait jamais vuune si grande partie du monde ; lalueur du soleil descendait d’un cielfrais et bleu ; les chasseursdonnaient du cor dans lesmontagnes ; tout était si beau et sibéni qu’il lui vint des larmes dejoie, et il ne put s’empêcher dedire : « Bon Dieu, je voudrais

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pouvoir t’embrasser, tu es si bonenvers nous tous ! Et cettemagnificence, c’est à toi que nousla devons. »

Le compagnon de voyage étaitdebout et joignait aussi les mains àla lueur du soleil. Il promenait sesregards sur les forêts et sur lesvilles. Tout à coup un son bizarre sefit entendre au-dessus d’eux ; ilslevèrent la tête : un grand cygneblanc fendait l’air ; il étaitmerveilleux, et chantait commejamais ils n’avaient entendu chanterd’oiseau. Mais sa voixs’affaiblissait de plus en plus, ilinclina sa tête et tomba lentement à

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leurs pieds. Il était mort.« Ces deux ailes si blanches, si

grandes, valent de l’argent, dit lecompagnon de voyage, je vais lesemporter. Tu vois que j’ai bien faitde demander le sabre. »

D’un coup il coupa les ailes ducygne mort, et les emporta.

Les voyageurs firent bien deslieues au-dessus des nuages,jusqu’au moment où ils aperçurentune grande ville avec cent tours quibrillaient au soleil comme del’argent. Au milieu de la villes’élevait un château de marbre,couvert d’or rouge ; là demeurait leroi.

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Jean et son compagnon devoyage ne voulurent pas entrerimmédiatement dans la ville ; ilss’arrêtèrent dans une auberge pourfaire leur toilette, car ils voulaientêtre beaux pour passer dans lesrues. L’hôte leur raconta que le roiétait un brave homme, n’ayantjamais fait à personne ni bien nimal, mais sa fille… « Dieu nous engarde ! C’est une bien méchanteprincesse. Elle a de la beauté, on nepeut plus ; mais à quoi cela sert-il ?C’est une affreuse sorcière qui acausé la mort d’une foule de beauxprinces. »

Cette princesse avait permis à

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tous de demander sa main, auprince comme au mendiant,n’importe ; mais il fallait devinertrois énigmes qu’elle proposait.Celui qui pourrait deviner, épousaitla princesse et, après la mort de sonpère, montait sur le trône. Quant àceux qui ne devinaient pas, elle lesfaisait pendre ou décapiter : tant labelle princesse était méchante ! Sonpère, le vieux roi, en était bienaffligé ; mais il ne put le luidéfendre, car il avait déclaré unefois pour toutes qu’il ne se mêleraitpas du choix d’un gendre : sa filleétait tout à fait libre à cet égard.Chaque fois qu’un prince avait

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essayé de deviner les énigmes pourépouser la princesse, il n’avait puen venir à bout, et il avait été penduou décapité. Du reste on l’avaitprévenu, pourquoi s’était-il entêté ?Le vieux roi était tellement affectéde cette conduite, que lui et sessoldats passaient tous les ans unejournée à genoux, faisant desprières pour que la princesse devîntbonne. Mais rien n’y faisait. Lesvieilles femmes qui buvaient del’eau-de-vie teignirent en noir leurbreuvage pour manifester leurchagrin. Que pouvaient-elles fairede plus ?

« La vilaine princesse ! dit

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Jean, elle mériterait d’être fouettée,cela lui ferait du bien. Si j’étais levieux roi, comme je lui en feraisvoir ! »

Au même instant les deuxcompagnons entendirent le peuplecrier hourra ! C’était la princessequi passait ; elle était en effet sibelle que tout le monde, en lavoyant, oubliait sa méchanceté.C’est pourquoi l’on criait hourra !Douze jolies demoiselles en robesde soie blanche, une tulipe d’or à lamain, montées sur des chevauxnoirs comme du charbon, luiservaient de cortège. La princesseelle-même avait un cheval blanc

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comme la neige, orné de diamantset de rubis ; elle portait un costumed’or pur, et le fouet qu’elle tenait àla main ressemblait à un rayon desoleil. La couronne d’or de sa têteparaissait composée des étoiles duciel, et sa robe était fabriquée desailes admirables de mille papillons.Cependant elle était plus belleencore que ses habits.

Lorsque Jean l’aperçut, ildevint rouge comme du sang et neput proférer un mot. La princesseressemblait exactement à la visionqu’il avait eue auprès du lit de sonpère mort. Il la trouva bien belle etne put s’empêcher de l’aimer. « Il

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est impossible, se dit-il, qu’ellesoit une méchante sorcière qui faitpendre et décapiter ceux qui nedevinent pas ses énigmes. Chacunest libre de demander sa main,même le dernier des mendiants ;j’irai donc au château, il le faut, jele veux. »

Tout le monde lui dit qu’il avaittort, qu’il subirait le sort des autres.Son compagnon de voyage aussil’en détourna tant qu’il le put ; maisJean pensa que tout irait bien. Ilbrossa son habit et ses souliersavec soin, se lava minutieusementles mains et la figure, arrangea sesbeaux cheveux blonds, et entra seul

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dans la ville pour se rendre auchâteau.

« Entrez », dit le vieux roilorsque Jean frappa à la porte. Jeanentra, et le vieux roi, en robe dechambre, en pantoufles brodées,vint au-devant de lui. Il avait lacouronne d’or sur sa tête, le sceptredans une main et la pomme d’ordans l’autre. « Attendez », dit-il enmettant la pomme sous son braspour offrir sa main à Jean ; mais,dès qu’il apprit que c’était unprétendant, il se mit à pleurer si fortque le sceptre et la pommetombèrent à terre, et il fut obligé des’essuyer les yeux avec sa robe de

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chambre. Pauvre vieux roi ! « N’ysonge pas ! s’écria-t-il ; tu finirasmal, comme les autres ; viensvoir. »

Il conduisit Jean dans le jardinde la princesse. Quelle horreur ! ausommet de chaque arbre étaientpendus trois ou quatre fils de roisqui avaient demandé la main de laprincesse et qui n’avaient pudeviner ses énigmes. Le vent,chaque fois qu’il soufflait, faisaitrésonner leurs squelettes, et lespetits oiseaux s’enfuyaient pour neplus revenir. Toutes les plantess’attachaient à des ossements, et il yavait des têtes de morts qui riaient

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dans les pots de fleurs et quigrinçaient des dents. Quel jardinpour une princesse !

« Tu vois, dit le vieux roi ; tun’auras pas un meilleur sort queceux qui sont ici. Renonce plutôt àton entreprise, tu me rendraismalheureux : je souffre tant de ces

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horreurs ! »Jean baisa la main du bon vieux

roi, et dit que tout irait bien, tant ilaimait la princesse.

En ce moment, elle entrait avecses dames dans la cour du château,et ils allèrent tous les deux luisouhaiter le bonjour. Avec unegrâce infinie, elle tendit sa main àJean, qui l’aima plus que jamais, etprétendit qu’on était dans l’erreuren l’accusant d’être une mauvaisesorcière. Ensuite, ils montèrentdans le grand salon, où de petitspages leur présentèrent de laconfiture et des macarons ; mais levieux roi était si affligé qu’il ne put

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rien manger : d’ailleurs lesmacarons étaient trop durs pour lui.Il fut décidé que Jean reviendrait lelendemain au château, et qu’enprésence des juges et de tout leconseil, il essaierait de deviner lapremière énigme. S’il s’enacquittait bien, il reviendrait encoredeux fois. Mais, jusqu’à ce jour,personne n’avait deviné même lapremière énigme ; tous avaient dûmourir.

Jean n’était pas le moins dumonde inquiet de son sort ; aucontraire, il se réjouissait et nepensait qu’à la belle princesse. Ilétait fermement convaincu que le

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bon Dieu l’aiderait ; maiscomment ? Il l’ignorait et ne voulaitpas trop y réfléchir. En retournant àl’auberge, où son compagnonl’attendait, il dansa le long de lagrande route.

Jean ne put assez racontercombien la princesse avait étéaimable avec lui, et combien elleétait belle. Il brûlait d’être aulendemain pour entrer au château etpour tenter la chance. Mais lecompagnon de voyage secouait latête d’un air triste. « Je t’aime bien,dit-il, nous aurions pu resterlongtemps encore ensemble ; faut-ilque je te perde déjà ! Pauvre Jean !

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j’ai envie de pleurer, mais je neveux pas troubler ta joie, le derniersoir peut-être que nous passeronsensemble. Allons, soyons gais, biengais ; je pleurerai demain, quand tuseras parti. »

Dans la ville, tout le mondesavait qu’un nouveau prétendants’était offert ; aussi l’affliction étaitgénérale. Les théâtres étaientfermés, les marchands de gâteauxavaient enveloppé de crêpes leursporcs de sucre, le roi et les prêtresétaient à genoux dans l’église, etgrande était la douleur : Jeanréussirait-il mieux que les autres ?

Dans la soirée, le compagnon

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de voyage prépara un grand bol depunch, et dit à Jean qu’ils allaients’amuser, qu’ils allaient boire à lasanté de la princesse. Mais, lorsqueJean eut bu deux verres, sa têtes’alourdit malgré lui, ses yeux sefermèrent, il s’endormit. Lecompagnon de voyage le soulevadoucement de sa chaise et le portadans son lit. Puis, quand la nuit sefut épaissie, il prit les grandes ailesdu cygne et se les attacha auxépaules. Il mit dans sa poche la plusgrande des verges que la vieillefemme lui avait données, ouvrit lafenêtre, et s’envola, par-dessus laville, jusqu’au château de marbre.

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Là, il s’assit dans un coin, sous lafenêtre de la chambre à coucher dela princesse.

Un profond silence régnait surla ville. À minuit moins un quart, lafenêtre s’ouvrit, et la princesse,avec de longues ailes noires,enveloppée d’un large manteaublanc, s’envola par-dessus la villejusqu’à une grande montagne. Lecompagnon de voyage se renditinvisible, et suivit la princesse enla frappant de sa verge jusqu’ausang. Ouf ! quel voyage à traversles airs ! Le vent saisit son manteauet le déploya comme une voile denavire : la lune brillait au travers.

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« Comme il grêle, comme ilgrêle ! » disait la princesse àchaque coup de verge.

Ces coups de verge, elle lesavait bien gagnés. Enfin, elle arrivaà la montagne et frappa. Un bruitsemblable à un tonnerre se fitentendre ; la montagne s’ouvrit, etla princesse entra suivie ducompagnon de voyage qui toujoursrestait invisible.

Ils traversèrent une longue alléedont les murs étincelaient d’unefaçon bizarre : c’étaient millearaignées enflammées qui montaientet descendaient rapidement. Ilsarrivèrent ensuite dans une grande

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salle construite d’or et d’argent ;des fleurs larges comme dessoleils, rouges et bleues, luisaientsur les murs ; mais personne nepouvait les cueillir, car leurs tigesn’étaient que de vilains serpentsvenimeux, et les fleurs elles-mêmesn’étaient que le feu exhalé de leursgueules. Tout le plafond étaitparsemé de vers luisants, et deschauves-souris couleur bleu de ciely battaient des ailes. Que tout celaétait étrange ! Au milieu duplancher s’élevait un trône portépar quatre squelettes de chevauxdont les harnais se composaient deces araignées étincelantes. Le trône

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lui-même était de verre blanccomme du lait, et les coussinsn’étaient que de petites sourisnoires qui se mordaient la queue.Au-dessus était un toit formé d’unetoile d’araignée rouge, garnie decharmantes petites mouches vertesqui brillaient comme des diamants.Au milieu du trône était assis unvieux sorcier avec une couronne sursa vilaine tête et un sceptre à lamain. Il baisa la princesse au front,l’invita à s’asseoir à côté de lui surle précieux trône, et la musiquecommença. De grandes sauterellesnoires jouaient… et le hibou, fautede tambour, se battait le ventre. En

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vérité, c’était un bizarre concert.De petits fantômes noirs, avec unfeu follet sur leur bonnet, dansaienten rond dans la salle. Personne neput voir le compagnon de voyage ;il s’était placé derrière le trône,d’où il écoutait et voyait tout ce quise passait. Bientôt entrèrent lescourtisans ; ils étaient richementvêtus et prenaient de grands airs ;mais qui aurait vu tant soit peu clairles eût vite appréciés à leur justevaleur. Ce n’étaient que desmanches à balais, avec des têtes dechoux au bout, auxquels le sorcieravait insufflé la vie et donné deshabits brodés. Il n’en fallait pas

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plus pour parader comme ilsfaisaient.

Les danses terminées, laprincesse raconta au sorcier qu’ils’était présenté un nouveauprétendant, et elle lui demandaconseil sur la première énigme àproposer.

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« Si tu veux suivre mon avis, ditle sorcier, pense à quelque chose desi simple qu’il ne puisse même s’endouter. Pense à un de tes souliers :certes, il ne devinera pas. Faisalors couper sa tête ; mais surtoutn’oublie pas en revenant demaindans la nuit de m’apporter ses yeux,que je croquerai avec plaisir. »

La princesse fit une inclinationprofonde et promit d’apporter lesyeux. Puis le sorcier ouvrit lamontagne, et elle s’envola, toujourssuivie du compagnon de voyage quila frappait toujours, et si fort, sifort, qu’elle se plaignait amèrement

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de la grêle. Lorsqu’elle fut entréepar la fenêtre dans sa chambre àcoucher, le compagnon de voyages’envola vers l’auberge où Jeandormait encore, détacha ses ailes,et se mit lui-même au lit : il avaitassurément de quoi être fatigué.

Jean se réveilla de bonne heurele lendemain matin ; le compagnonaussi se leva et raconta qu’il avaitfait la nuit un rêve très bizarred’une princesse et de son soulier.Aussi conseilla-t-il à Jean dedemander à la princesse si ellen’avait pas pensé à son soulier.

« J’aime autant demander celaqu’autre chose, dit Jean ; peut-être

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as-tu rêvé juste, car je suis toujoursconvaincu que le bon Dieum’aidera. Cependant je vais te fairemes adieux ; car, si je me trompe, jene te reverrai plus. »

Là-dessus, ils s’embrassèrent ;Jean retourna dans la ville et serendit au château. La grande salleétait remplie de monde ; les jugessiégeaient sur leurs fauteuils, avecdes édredons sous la tête, car ilsavaient beaucoup à méditer. Levieux roi se leva et s’essuya lesyeux avec un mouchoir blanc. Enfinla princesse entra plus belle que laveille, salua d’un air gracieux, etdonnant sa main à Jean : « Bonjour,

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mon cher », lui dit-elle.Jean devait donc deviner à

quelle chose elle avait pensé. Ellele regardait amicalement, mais aumot de soulier, son visage devintblanc comme la craie, et tout soncorps trembla. N’importe ; il avaitdeviné juste.

Pour le coup, qui fut content ?ce fut le vieux roi ! Il fit une culbutede première force, et tout le mondebattit des mains, pour lui commepour Jean.

Le compagnon de voyage futbien heureux aussi, quand il appritce premier succès. Jean joignit lesmains et remercia le bon Dieu, qui

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certainement l’aiderait encore auxdeux autres épreuves. Lelendemain, il devait deviner laseconde énigme.

Ce soir-là se passa commecelui de la veille. Lorsque Jean sefut endormi, le compagnon devoyage suivit la princesse dans lamontagne et la battit plus fortencore que la veille, car il avaitpris deux verges. Personne ne levit, et lui entendit tout : la princessedevait penser à son gant ; il racontacela à Jean comme s’il l’avait rêvé.Rien n’était donc plus facile à Jeanque de deviner juste une secondefois, et ce fut au château une

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indicible joie. Toute la cour fit desculbutes à l’imitation de son roi ;mais la princesse s’étendit sur unsofa et ne voulut pas proférer uneseule parole.

Tout dépendait maintenant de latroisième épreuve. Encore cesuccès, Jean épousait la princesse,et à la mort du roi il héritait dutrône. Dans le cas contraire, ilperdait la vie, et le sorciermangeait ses beaux yeux bleus.

La veille au soir, Jean secoucha de bonne heure, fit sa prièreet s’endormit tranquillement. Maisson compagnon reprit les ailes ducygne, s’attacha le sabre au côté, et

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s’envola vers le château, emportantles trois verges.

La nuit était terrible, la tempêtearrachait les ardoises des toits, etles arbres du jardin, où pendaientles squelettes, pliaient comme desroseaux à chaque coup de vent. Leséclairs se succédaient sans relâche,et pendant toute la nuit ce ne futqu’un coup de tonnerre. La fenêtres’ouvrit, et la princesse s’envola.Elle était pâle comme la mort, maiselle se riait du mauvais temps,qu’elle trouvait encore trop doux.Son manteau blanc, pareil à unevoile de navire, tourbillonnait dansl’air. Le compagnon de voyage la

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frappait si rudement de ses troisverges, que des gouttes de sangtombaient à terre, et qu’à la fin elleput à peine continuer son vol.Cependant elle arriva à lamontagne.

« Il grêle, et le vent est furieux,dit-elle ; jamais je ne suis sortie parun temps comme celui-là.

– Quelquefois on se fatiguemême du bien », répondit le sorcier.

Elle lui raconta que Jean avaitdeviné juste la seconde fois. S’ilréussissait encore le lendemain,c’en était fait ; elle ne pourrait plusretourner à la montagne ni pratiquerses sortilèges. Elle en était bien

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affligée.« Cette fois, il ne devinera pas,

dit le sorcier, ou il faudrait qu’il fûtplus grand sorcier que moi. Enattendant, amusons-nous. »

Il prit la princesse par les deuxmains, et ils dansèrent en rond avecles deux fantômes et les feux folletsqui étaient dans la salle. Lesaraignées rouges sautaientjoyeusement sur le mur, les fleursde feu étincelaient ; le hibou battaitdu tambour, le cri-cri chantait, lessauterelles noires jouaient de laguimbarde. En vérité, le bal étaitfort animé !

Lorsqu’ils eurent assez dansé,

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la princesse dut s’en retourner, pourqu’on ne s’aperçût pas de sonabsence au château. Le sorcieroffrit de l’accompagner.

Ils s’envolèrent par le mauvaistemps, et le compagnon de voyageusa ses trois verges sur leurs épinesdorsales. Jamais le sorcier nes’était promené sous une grêlesemblable. Près du château, il fitses adieux à la princesse, en luidisant tout bas : « Pense à ma tête. »

Mais le compagnon de voyagel’avait entendu. Au moment mêmeoù la princesse se glissa par safenêtre dans sa chambre à coucher,il saisit le sorcier par sa longue

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barbe noire, et lui coupa sa vilainetête au ras des épaules. Cela futsitôt fait, que vraiment le sorcier neput se reconnaître. Le corps fut jetéaux poissons du lac ; quant à la tête,après l’avoir plongée dans l’eau, lecompagnon l’enveloppa dans sonfoulard, l’emporta dans le cabaret,et regagna son lit.

Le lendemain, il donna lefoulard à Jean, et lui recommandade ne pas le dénouer jusqu’aumoment où la princesse luiadresserait sa troisième question.

Il y avait tant de monde dans lagrande salle du château, que lafoule était serrée comme une botte

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de radis. Le conseil siégeait avecses édredons, le vieux roi s’étaitfait habiller de neuf ; la couronned’or et le sceptre avaient été polis ;mais la princesse était d’uneextrême pâleur. Elle portait unerobe noire, comme si elle se fûtapprêtée à suivre un enterrement.

« À quoi ai-je pensé ? »demanda-t-elle à Jean.

Celui-ci dénoua le foulard, etresta stupéfait lui-même àl’effroyable aspect de la tête dusorcier. Il y eut un frisson général ;quant à la princesse, elle avait l’aird’une statue. Enfin elle se leva,tendit la main à Jean, car il avait

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bien deviné, et, sans regarderpersonne, elle soupiraprofondément.

« Maintenant, tu es monseigneur ; ce soir, nous célébreronsla noce.

– À la bonne heure ! à la bonneheure ! » exclama le vieux roi.

Tout le monde cria hourra ! lamusique militaire retentit dans lesrues, les cloches sonnèrent, lesmarchands de gâteaux ôtèrent lecrêpe noir à leurs porcs de sucre ;tout était joie ! Trois bœufs rôtistout entiers, farcis de canards et depoulets, furent servis au milieu dumarché, et chacun eut le droit d’en

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couper un morceau. Les vins lesplus délicieux jaillirent desfontaines ; quiconque achetait unpain d’un sou au boulanger reçut sixgrosses brioches en sus. Et quellesbrioches !

Le soir, toute la ville étaitilluminée ; les soldats tiraient lecanon, les gamins lançaient despétards. Dans le château, onmangeait, on buvait, on trinquait, onsautait ; tous les seigneurs et toutesles belles demoiselles se mêlaient àla danse. De loin on les entendaitchanter :

Tant de belles demoiselles

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Dansent au son du tambour !Jeune fille, c’est ton tour,Ton tour d’user tessemelles.

Cependant la princesse était

toujours sorcière ; elle n’aimait pasJean. Le compagnon de voyage nel’avait pas oublié : c’est pourquoiil donna à Jean trois plumes desailes du cygne et une petite fiolecontenant quelques gouttes. Il luiconseilla de mettre auprès du litnuptial un grand baquet remplid’eau, d’y jeter les plumes et lesgouttes, et d’y plonger trois fois laprincesse. C’était le moyen de la

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désenchanter et de lui faire aimerJean.

Jean suivit toutes lesprescriptions de son compagnon. Laprincesse poussa de grands crislorsqu’il la plongea dans l’eau ;elle se débattit entre ses mains, etprit la forme d’un cygne noir avecdes yeux étincelants. À la secondeimmersion, le cygne devint blanc,sauf un anneau noir qui lui restaitautour du cou. Jean fît une prière aubon Dieu, et, quand l’oiseau revintpour la troisième fois sur l’eau,c’était une princesse admirablementbelle. Plus que jamais elle étaitadorable, et, les larmes aux yeux,

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elle remercia Jean d’avoir mis fin àson enchantement.

Le lendemain, le vieux roi vintla voir accompagné de toute sacour : la journée se passa enfélicitations. Le compagnon devoyage arriva le dernier, le bâton àla main et le sac sur le dos. Jeanl’embrassa bien des fois : il nevoulait pas laisser partir l’auteur deson bonheur ; mais le compagnon devoyage secoua la tête, et dit avec unair doux et amical : « Non, montemps est fini ; je n’ai fait que payerma dette. Te rappelles-tu le mortauquel deux méchants hommesvoulaient faire du mal ? Tu donnas

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tout ce que tu avais pour lui assurerla paix de la tombe. C’est moi quisuis ce mort. »

Au même instant, il avaitdisparu.

La noce dura tout un mois. Jeanet la princesse s’aimèrenttendrement ; le vieux roi passaencore bien d’heureuses journéesen faisant monter ses petits-enfantsà cheval sur ses genoux, leurabandonnant son sceptre pourjoujou.

Après sa mort, Jean lui succédasur le trône.

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Il y avait autrefois un grand-ducqui aimait tant les habits neufs,qu’il dépensait tout son argent à satoilette. Lorsqu’il passait sessoldats en revue, lorsqu’il allait auspectacle ou à la promenade, iln’avait d’autre but que de montrerses habits neufs. À chaque heure dela journée, il changeait de

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vêtements, et comme on dit d’unroi : « Il est au conseil », on disaitde lui : « Le grand-duc est à sagarde-robe. » La capitale était uneville bien gaie, grâce à la quantitéd’étrangers qui passaient ; mais unjour il y vint aussi deux fripons quise donnèrent pour des tisserands etdéclarèrent savoir tisser la plusmagnifique étoffe du monde. Nonseulement les couleurs et le dessinétaient extraordinairement beaux,mais les vêtements confectionnésavec cette étoffe possédaient unequalité merveilleuse : ilsdevenaient invisibles pour toutepersonne qui ne savait pas bien

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exercer son emploi ou qui avaitl’esprit trop borné.

« Ce sont des habitsimpayables, pensa le grand-duc ;grâce à eux, je pourrai connaître leshommes incapables de mongouvernement : je saurai distinguerles habiles des niais. Oui, cetteétoffe m’est indispensable. »

Puis il avança aux deux friponsune forte somme afin qu’ils pussentcommencer immédiatement leurtravail.

Ils dressèrent en effet deuxmétiers, et firent semblant detravailler, quoiqu’il n’y eûtabsolument rien sur les bobines.

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Sans cesse ils demandaient de lasoie fine et de l’or magnifique ;mais ils mettaient tout cela dansleur sac, travaillant jusqu’au milieude la nuit. avec des métiers vides.

« Il faut cependant que je sacheoù ils en sont », se dit le grand-duc.

Mais il se sentait le cœur serréen pensant que les personnesniaises ou incapables de remplirleurs fonctions ne pourraient voirl’étoffe. Ce n’était pas qu’il doutâtde lui-même ; toutefois il jugea àpropos d’envoyer quelqu’un pourexaminer le travail avant lui. Tousles habitants de la villeconnaissaient la qualité

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merveilleuse de l’étoffe, et tousbrûlaient d’impatience de savoircombien leur voisin était borné ouincapable.

« Je vais envoyer aux tisserandsmon bon vieux ministre, pensa legrand-duc, c’est lui qui peut lemieux juger l’étoffe ; il se distingueautant par son esprit que par sescapacités. »

L’honnête vieux ministre entradans la salle où les deux imposteurstravaillaient avec les métiers vides.

« Bon Dieu ! pensa-t-il enouvrant de grands yeux, je ne voisrien. » Mais il n’en dit mot.

Les deux tisserands l’invitèrent

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à s’approcher, et lui demandèrentcomment il trouvait le dessin et lescouleurs. En même temps ilsmontrèrent leurs métiers, et le vieuxministre y fixa ses regards ; mais ilne vit rien, par la raison biensimple qu’il n’y avait rien.

« Bon Dieu ! pensa-t-il, serais-je vraiment borné ? Il faut quepersonne ne s’en doute. Serais-jevraiment incapable ? Je n’oseavouer que l’étoffe est invisiblepour moi.

– Eh bien ! qu’en dites-vous ?dit l’un des tisserands.

– C’est charmant, c’est tout àfait charmant ! répondit le ministre

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en mettant ses lunettes. Ce dessin etces couleurs… oui, je dirai augrand-duc que j’en suis très content.

– C’est heureux pour nous »,dirent les deux tisserands ; et ils semirent à lui montrer des couleurs etdes dessins imaginaires en leurdonnant des noms. Le vieuxministre prêta la plus grandeattention, pour répéter au grand-ductoutes leurs explications.

Les fripons demandaienttoujours de l’argent, de la soie et del’or ; il en fallait énormément pource tissu. Bien entendu qu’ilsempochèrent le tout ; le métierrestait vide et ils travaillaient

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toujours.Quelque temps après, le grand-

duc envoya un autre fonctionnairehonnête pour examiner l’étoffe etvoir si elle s’achevait. Il arriva à cenouveau député la même chosequ’au ministre ; il regardait etregardait toujours, mais ne voyaitrien.

« N’est-ce pas que le tissu estadmirable ? demandèrent les deuximposteurs en montrant etexpliquant le superbe dessin et lesbelles couleurs qui n’existaient pas.

– Cependant je ne suis pasniais ! pensait l’homme. C’est doncque je ne suis pas capable de

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remplir ma place ? C’est assezdrôle, mais je prendrai bien gardede la perdre. »

Puis il fit l’éloge de l’étoffe, ettémoigna toute son admiration pourle choix des couleurs et le dessin.

« C’est d’une magnificenceincomparable », dit-il au grand-duc,et toute la ville parla de cette étoffeextraordinaire.

Enfin, le grand-duc lui-mêmevoulut la voir pendant qu’elle étaitencore sur le métier. Accompagnéd’une foule d’hommes choisis,parmi lesquels se trouvaient lesdeux honnêtes fonctionnaires, il serendit auprès des adroits filous qui

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tissaient toujours, mais sans fil desoie ni d’or, ni aucune espèce defil.

« N’est-ce pas que c’estmagnifique ! dirent les deuxhonnêtes fonctionnaires. Le dessinet les couleurs sont dignes de VotreAltesse. »

Et ils montrèrent du doigt lemétier vide, comme si les autresavaient pu y voir quelque chose.

« Qu’est-ce donc ? pensa legrand-duc, je ne vois rien. C’estterrible. Est-ce que je ne seraisqu’un niais ? Est-ce que je seraisincapable de gouverner ? Jamaisrien ne pouvait m’arriver de plus

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malheureux. » Puis tout à coup ils’écria : « C’est magnifique ! J’entémoigne ici toute ma satisfaction. »

Il hocha la tête d’un air content,et regarda le métier sans oser direla vérité. Tous les gens de sa suiteregardèrent de même, les uns aprèsles autres, mais sans rien voir, et ilsrépétaient comme le grand-duc :« C’est magnifique ! » Ils luiconseillèrent même de revêtir cettenouvelle étoffe à la premièregrande procession. « C’estmagnifique ! c’est charmant ! c’estadmirable ! » exclamaient toutes lesbouches, et la satisfaction étaitgénérale.

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Les deux imposteurs furentdécorés, et reçurent le titre degentilshommes tisserands.

Toute la nuit qui précéda le jourde la procession, ils veillèrent ettravaillèrent à la clarté de seizebougies. La peine qu’ils sedonnaient était visible à tout lemonde. Enfin, ils firent semblantd’ôter l’étoffe du métier, coupèrentdans l’air avec de grands ciseaux,cousirent avec une aiguille sans fil,après quoi ils déclarèrent que levêtement était achevé.

Le grand-duc, suivi de ses aidesde camp, alla l’examiner, et lesfilous, levant un bras en l’air

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comme s’ils tenaient quelque chose,dirent :

« Voici le pantalon, voicil’habit, voici le manteau. C’estléger comme de la toile d’araignée.Il n’y a pas de danger que cela vouspèse sur le corps, et voilà surtout enquoi consiste la vertu de cetteétoffe.

– Certainement, répondirent lesaides de camp ; mais ils ne voyaientrien, puisqu’il n’y avait rien.

– Si Votre Altesse daigne sedéshabiller, dirent les fripons, nouslui essayerons les habits devant lagrande glace. »

Le grand-duc se déshabilla, et

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les fripons firent semblant de luiprésenter une pièce après l’autre.Ils lui prirent le corps comme pourlui attacher quelque chose. Il setourna et se retourna devant laglace.

« Grand Dieu ! que cela vabien ! quelle coupe élégante !s’écrièrent tous les courtisans. Queldessin ! quelles couleurs ! quelprécieux costume ! »

Le grand maître des cérémoniesentra.

« Le dais sous lequel VotreAltesse doit assister à la processionest à la porte, dit-il.

– Bien ! je suis prêt, répondit le

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grand-duc. Je crois que je ne suispas mal ainsi. »

Et il se tourna encore une foisdevant la glace pour bien regarderl’effet de sa splendeur.

Les chambellans qui devaientporter la queue firent semblant deramasser quelque chose par terre ;puis ils élevèrent les mains, nevoulant pas convenir qu’ils nevoyaient rien du tout.

Tandis que le grand-duccheminait fièrement à la processionsous son dais magnifique, tous leshommes, dans la rue et aux fenêtres,s’écriaient : « Quel superbecostume ! Comme la queue en est

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gracieuse ? Comme la coupe en estparfaite ! » Nul ne voulait laisservoir qu’il ne voyait rien ; il auraitété déclaré niais ou incapable deremplir un emploi. Jamais leshabits du grand-duc n’avaient excitéune telle admiration.

« Mais il me semble qu’il n’apas du tout d’habit, observa un petitenfant.

– Seigneur Dieu, entendez lavoix de l’innocence ! » dit le père.

Et bientôt on chuchota dans lafoule en répétant les paroles del’enfant.

« Il y a un petit enfant qui ditque le grand-duc n’a pas d’habit du

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tout !– Il n’a pas du tout d’habit ! »

s’écria enfin tout le peuple.

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Le grand-duc en futextrêmement mortifié, car il luisemblait qu’ils avaient raison.Cependant il se raisonna et prit sarésolution :

« Quoi qu’il en soit, il faut queje reste jusqu’à la fin ! »

Puis, il se redressa plusfièrement encore, et leschambellans continuèrent à porteravec respect la queue qui n’existaitpas.

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« Quel froid délicieux il faitdonc aujourd’hui, dit l’homme deneige ; tout mon corps en craqued’aise. Et ce vent du nord ! je m’ensens agréablement transi…

« Il n’y a que cette grosse boulebrillante qui m’ennuie, ajouta-t-il,désignant ainsi le soleil qui secouchait. Elle est toujours à meregarder ; mais elle ne me fera pasbaisser les yeux. »

Et en effet les deux morceaux decharbon en forme de triangle qu’il

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avait des deux côtés du nez nebougèrent pas ; il continua àmontrer les dents ; comme bouche ilavait les restes d’un vieux râteau.Lorsqu’il était venu au monde, ilavait été salué par les cris de joiede toute une bande d’écoliers, enmême temps que retentissaient lesgrelots des chevaux qui tiraient lestraîneaux et les coups de fouet desjeunes fous qui les faisaientgaloper.

Le soleil se coucha ; la pleinelune parut ; belle et claire elleresplendissait au milieu dufirmament bleu.

« Voilà de nouveau la grosse

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boule, dit l’homme de neige ; elle apassé par derrière. Je lui ai apprisà ne plus me regarder siobstinément. Maintenant elle ne megêne plus, au contraire ; sa lueurfait valoir tous mes avantages. Unechose cependant me chiffonne.Cette boule stupide sait se mouvoirdans l’espace, et moi je ne puischanger de place. Et cependant quej’irais volontiers m’ébattre sur laglace et m’amuser à des glissades,comme les gamins faisaient tantôt !

– Ouais, ouais ! aboya le vieuxchien qui était à l’attache ( il avaitpris de l’enrouement depuis qu’ilétait relégué dans la cour et il ne

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pouvait plus dire : Ouah, ouah ! )Ouais ! le soleil t’apprendra bienassez tôt à marcher et même àcourir. Tous les ans jusqu’ici j’ai vufiler tes prédécesseurs : Ouais,ouais ! tous ils sont partis.

– Je ne te comprends pas,camarade, dit l’homme de neige. Ceserait cette boule là-haut quim’enseignerait à me mouvoir, tandisque c’est moi au contraire qui l’aifait filer doux tantôt, lorsqu’elle mefixait avec impudence ; elle a rouléun peu vite, et c’est en tapinoisqu’elle est revenue par derrière.

– Comme on voit bien que tun’es né que d’hier, répondit le

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chien, bien que tu aies une grossepipe dans la bouche, comme unvieux. Sache donc que la boule quiest là suspendue au ciel, c’est lalune ; celle de tantôt, c’était lesoleil. Il reviendra demain, et jet’en réponds, il finira par te fairedévaler dans le fossé. Tiens, cesera peut-être pour bientôt ; carnous allons avoir quelquechangement de temps, je le sens àma jambe gauche de derrière ; celame lance, cela me démange ! Ouais,ouais ! »

Et le chien se tourna trois foisdans sa paille, et se mit en rondpour dormir.

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« Je ne saisis pas bien ce qu’ilm’annonce, se dit l’homme deneige, mais c’est quelque chose dedésagréable. Dans tous les cas, jevois que je ne m’étais pas trompé

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en traitant en ennemie la grosseboule de tantôt. »

Le temps en effet changea. Versle matin toute la contrée étaitcouverte d’un épais brouillardhumide ; puis survint un ventglacial ; la gelée redoubla. Lorsquele soleil se leva, quelle splendeur !Arbres et bosquets étaientrecouverts de givre. D’une part onaurait dit une immense toiled’araignée, d’autre part on voyaitcomme un banc de corail, auxbranches curieusementenchevêtrées ; puis venait commeun parterre de fleurs, d’uneblancheur plus pure que celle du

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lis, aux filaments plus fins que de ladentelle. Ce qui était encoreravissant, c’était de voir lesbouleaux aux branches tombantestoutes enduites de givre se balancerdoucement au gré du vent ; celafaisait les reflets les plus jolis etles plus changeants. Tout étincelaitet reluisait à la lumière du soleil ;on aurait dit que la terre étaitrecouverte de poudre de diamant ;puis on voyait comme des saphirs,des gros rubis ; plus loin une nappede neige qui brillait comme desmillions de bougies.

« Quel magnifique spectacle !s’écria une jeune fille qui se

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promenait dans le jardin avec unjeune homme. Vraiment en été on nevoit pas de merveilles pareilles.

– Et de plus, dit le jeune hommeen désignant l’homme de neige,alors on ne peut pas se réjouir à lavue d’un gaillard comme celui-ci. Ilest vraiment parfait dans son genre.Il ne lui manque qu’une chose, c’estque sa pipe soit allumée. »

La jeune fille lança une fusée derires joyeux, fit un gracieux signede tête à l’homme de neige, puis unsalut en règle ; ensuite elle pirouettagentiment, et l’aimable couplecontinua sa promenade ; la neigedurcie craquait sous leurs pas

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comme de l’amidon qu’on écrase.« Qui sont donc ces deux

personnages ? dit l’homme de neigeau chien de garde. Ils n’ont pas l’airméchant, mais je ne les trouve pastrop respectueux. Les connais-tu, toiqui es ici depuis si longtemps à ceque tu dis ?

– Si je les connais ! répondit lechien. Elle me caresse souvent, etlui il m’a plus d’une fois jeté debons os succulents. Pas de dangerque je les morde. C’est lademoiselle de la maison et sonfiancé. On construit là-bas la hutteoù ils iront demeurer ensemble.

– Là-bas, là-bas, je ne vois rien

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qui ressemble à une hutte, réponditl’homme de neige ; c’est sans doutederrière moi, et je ne puis tourner latête. Mais, dis-moi, sont-ce desgens, comme toi et moi ?

– Mon bon ami, répliqual’animal, quelles sottes questions tufais ! Comme on s’aperçoit que tun’es né que d’hier ! Ils sont de lafamille des maîtres, te dis-je. Maisencore une fois, on ne connaît guèrele monde quand on est si jeune. Moij’ai de l’âge et de l’expérience et jesais bien tout ce qui se passe dansla maison. Il y avait un temps où jen’étais pas dans la cour au froid,attaché à la chaîne. Ouais, ouais !

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– Quant au froid, dit l’hommede neige, n’en dis pas de mal ; c’estce qu’il y a de plus délicieux aumonde. La chaîne, je ne dis pas,elle ne doit pas être agréable ; rienque le bruit m’en est antipathique.Mais raconte-moi donc un peu tavie et tes aventures.

– Ouais, ouais ! reprit le chien.Lorsque j’étais tout petit, ils metrouvaient tous gentil et mignon. Jerestais là-haut avec les maîtres,dans les plus beaux appartements ;souvent je reposais sur un fauteuildoré, garni de velours ; et madameet les demoiselles m’embrassaientsur mon museau rose, et elles

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m’époussetaient mes pattes avecdes mouchoirs brodés, enm’appelant : « Ami, ami, mon douxami, ami chéri.

« Voilà qu’un beau jour ondéclara que je devenais trop gros,trop pataud, et on me donna encadeau à la femme de charge. Jevins demeurer dans le sous-sol ;tiens, de là où tu es tu peux voir àtravers la fenêtre la chambre où j’aiété à mon tour le maître ; oui, labrave femme de charge m’aimait etme gâtait. Ce n’était pas aussiluxueux qu’au salon ; mais je m’ytrouvais bien mieux ; les enfants nevenaient pas sans cesse, comme là-

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haut, me tirailler, jouer avec moi,me mettre un bonnet de nuit, et fairemille farces déplacées. Monmanger aussi était meilleur. J’avaismon coussin à moi, et il y avait làun poêle, sous lequel je pouvais meglisser ; c’est là que j’ai passé lesheures les plus douces de monexistence. Souvent encore, je rêvede ce poêle. Ouais, ouais !

– Est-ce donc quelque chose desi beau, qu’un poêle ? interrompitl’homme de neige. Cela a-t-ilquelque ressemblance avec moi ?

– C’est juste le contraire. Unpoêle est noir comme un corbeau, etil a un long cou avec un cercle en

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cuivre. Et il mange du bois, il enmange tant que le feu lui en sort parla bouche. Mais du reste, tu n’asqu’à bien regarder, tu l’apercevras,ce cher poêle de mes rêves. »

L’homme de neige en effetdistingua dans le sous-sol un objetpoli, reluisant ; une vive lueursortait de sa bouche. L’homme deneige à cette vue se sentit toutdrôle, moitié peur, moitié attraction.

« Et pourquoi la quittas-tu ? »dit-il. Il pensait qu’un être qu’onregrettait ainsi, et qui avait uneapparence si propre, si apprêtée,devait être du sexe féminin.

« Il me fallut bien m’en séparer,

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répondit le chien. Un jour le plusjeune fils de la maison, un mauvaispolisson, voulut m’enlever un osque je venais seulement d’entamer ;ma foi, je le mordis jusqu’au sang.Il beugla tant qu’on me mit enpénitence à l’attache dans la cour,et ma protectrice, la femme decharge, étant peu de jours aprèsvenue à mourir, on m’y laissadepuis. C’est ici, au milieu desintempéries, que j’ai perdu mabelle voix ; je ne peux plus aboyerque : « Ouais, ouais ! » Je suisvieux et enroué ; mais malgré tout jene changerais pas mon sort contrele tien. »

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Mais l’homme de neige nel’écoutait plus depuis un bonmoment ; il ne cessait de considérerle poêle qui, campé sur ses quatrepieds, était de la même hauteur quelui.

« Que je voudrais bien pénétrerdans ce sous-sol, dit-il, et faire plusintime connaissance avec ce poêle !Tout mon corps en craque d’envie ;que je voudrais donc m’appuyercontre lui !

– Jamais tu n’entreras là, dit lechien, et c’est pour ton plus grandbien ; car si tu approchaisseulement du poêle, ce serait fait detoi. Ouais, ouais ! Mais, voilà,

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quand on est jeune, on a toujoursdes désirs insensés. »

L’homme de neige ne se laissapas persuader. Toute la journée ilne fit que contempler le poêle, etlorsque vint le soir, il en trouva lalueur douce et délicieuse ; iljubilait, quand la flamme sortait parla petite porte, et lorsqu’on ouvritun instant la fenêtre et que le feu serefléta en rouge sur la blanchepoitrine de l’homme de neige, ils’écria : « Non, c’est trop debonheur, je ne me sens plus, je vaismourir. »

La nuit fut longue ; mais elle neparut pas telle à l’homme de neige ;

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il était absorbé dans ses pensersd’avenir. Le lendemain matin lafenêtre du sous-sol était gelée etcouverte des plus jolies fleurs etarabesques ; mais l’homme de neigeétait de méchante humeur ; lesbeaux dessins lui cachaient son cherpoêle.

« C’est mauvais signe pour toi,lui dit le chien, si tu songes sanscesse à ce que tu pourraisrencontrer de pire. Ouais ! voilàencore le temps qui change ; c’estma patte de droite maintenant, où jesens des élancements ! »

Le lendemain, en effet, le dégelarriva. Le froid diminua, et

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l’homme de neige aussi ; ildéclinait ; sa belle prestance sechangea en maigreur ; il ne seplaignait pas cependant, et c’était làun fâcheux symptôme. Un matin ils’affaissa sur lui-même. Que vit-onapparaître ? un manche à balai,surmonté d’un vieux tisonnier,autour duquel des gamins avaientamoncelé la neige.

« Je comprends maintenant, ditle chien, pourquoi il avait tant detendresse pour le poêle ; c’est cefourgon. Enfin sa destinée s’estaccomplie ! Ouais, ouais ! »

Et l’on vit les mêmes enfantsqui, en folâtrant, avaient fabriqué

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l’homme de neige, sauter et danseren chantant : « Ohé, ohé, l’hiver afui, vive le printemps ! – Oui, vite !oui, vite ! » dit l’alouette. Lecoucou chantait dans les bois :« Vive le printemps, vive le soleil !– Oui, vite ! oui, vite ! »

Aucun d’eux ne pensait plus àl’homme de neige.