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« MAÎTRES ET ÉLÈVES DE LA RENAISSANCE AUX LUMIÈRES. » Samedi 16 juin 2012, Centre d’Étude de la Langue et de la Littérature Françaises des XVII e et XVIII e siècles (UMR 8599), Université Paris-Sorbonne Journée d’étude des jeunes chercheurs organisée par : Thibault Catel, Céline Fournial, Adrienne Petit Allocataires-moniteurs à l’université Paris-Sorbonne

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« MAÎTRES ET ÉLÈVES DE LA RENAISSANCE AUX

LUMIÈRES. » Samedi 16 juin 2012, Centre d’Étude de la Langue et de la Littérature Françaises des XVIIe et

XVIIIe siècles (UMR 8599), Université Paris-Sorbonne

Journée d’étude des jeunes chercheurs organisée par :

Thibault Catel, Céline Fournial, Adrienne Petit Allocataires-moniteurs à l’université Paris-Sorbonne

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Sommaire

Introduction ______________________________________________________________ 3 I. « Institutions » et Traités : renouvellements pédagogiques de la civilité humaniste à l’honnêteté mondaine.

Antoine Torrens (Université Paris-Sorbonne), « Deux élèves mis en scène par leur maître : le De modo legendi hæbraice dialogus de Paul Paradis (1534) » ________________________________ 7

Aurore Schoenecker (ENS Paris), « Enseigner et apprendre l’espagnol en France au XVIIe siècle : modélisation du matériau didactico-linguistique par les pratiques sociales et pédagogiques » ____ 14

Bérengère Basset (Université Toulouse II-Le Mirail), « Usages des anecdotes plutarquiennes dans les traités de pédagogie humanistes : d’Érasme à Montaigne » ____________________________ 30

Gàbor Förköli (Université Paris-Sorbonne - CELLF et Université Eötvös Loránd (ELTE) de Budapest), « L’honnêteté, “fondement de l’excellent prince” : l’éducation du souverain selon Jean de Silhon » ____________________________________________________________________ 40

II. Belles-Lettres et Docere : « pour une civilisation de la doctrine » ?

Suzanne Duval (Université Paris-Sorbonne), « L’écriture romanesque, un prolongement de la classe de rhétorique ? L’exemple de L’Astrée d’Honoré d’Urfé » _______________________________ 55

Ingrid Molard (Université Paris-Sorbonne), « Moralistique de la crise : un didactisme paradoxal (Chamfort et Rivarol) » __________________________________________________________ 64

III. Le Maître en question : émulation, parodie, subversion.

Marine Souchier (Université Paris-Sorbonne - CELLF), « Le “Maître de la Scène” et ses disciples : Pierre Corneille face à Claude Boyer et Thomas Corneille. Concurrence et hiérarchisation des auteurs » ______________________________________________________________________ 75

Stéphane Pouyaud (Université de Reims - Champagne-Ardenne), « Le Télémaque travesti de Marivaux, reprise parodique du modèle pédagogique de Fénelon » ________________________ 86

Cécile Lambert (Université Paris-Sorbonne - CELLF et Humboldt Universität zu Berlin), « Ni dieu, ni maître ? Les enjeux du discours radical élaboré contre les maîtres dans l’œuvre matérialiste de La Mettrie » ______________________________________________________________________ 97

Bibliographie ___________________________________________________________ 112

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Introduction

En l’année 1789, à la veille de bouleversements institutionnels qui modifieront

profondément la conception et la mise en œuvre de la transmission des savoirs, paraît un singulier opuscule intitulé L’Éducation d’Henri IV. Illustré de gravures de Pierre Duflos, il est vraisemblablement écrit par l’abbé du même nom. Outre sa date de parution, l’ouvrage se signale par l’utilisation de topoï directement empruntés à la culture renaissante, qui s’inscrivent en porte-à-faux avec l’entreprise de refonte complète de l’éducation menée au siècle des Lumières. En réalité, la figure d’Henri IV, écolier tardif de la Renaissance, est révélatrice de la fascination exercée par la formation humaniste sur le XVIIIe siècle. Preuve s’il en est du caractère vivace des propositions de l’humanisme, il s’agit moins pour l’auteur de faire œuvre d’historien que de pédagogue, en déguisant sous la forme du genre de la vie une véritable institution du Prince. Réédité en 1822, l’ouvrage est d’ailleurs, de manière significative, précédé d’une dédicace à la duchesse de Berry et implicitement adressé à son fils le comte d’Artois, futur Henri V. Cette relecture du legs du XVIe siècle par le XVIIIe souligne à merveille la place centrale qu’occupe la question pédagogique sous l’Ancien Régime et les nombreux débats qu’elle suscite.

Dans L’Évolution pédagogique en France, Durkheim se fait l’écho d’un tel constat : […] nous voyons brusquement éclore au XVIe siècle toute une littérature pédagogique, et c'est pour la première fois dans notre histoire scolaire. C'est Rabelais, c'est Érasme, c'est Ramus, c'est Budé, Vivès, c'est Montaigne, pour ne parler que de ceux qui intéressent plus spécialement la France. Pour retrouver une production aussi abondante, il faut descendre ensuite jusqu'au XVIIIe siècle, c'est-à-dire jusqu'à notre seconde grande révolution pédagogique.1

On sait combien l’humanisme a renouvelé les pratiques éducatives, notamment avec la redécouverte des anciens, l’idéal d’une formation complète de l’homme ou encore la dénonciation du formalisme scolastique. On connaît également l’essor du roman pédagogique au XVIIIe siècle et le foisonnement des théories éducatives – pensons, pour ne citer que deux noms, à la redéfinition de la notion d’éducation par Turgot2 et à l’émergence de la notion d’« éducation négative3 » élaborée à partir de l’œuvre d’un Rousseau. Mais quid du XVIIe siècle ? Apparaissant bien souvent comme le parent pauvre du corpus critique consacré à notre problématique, le Grand Siècle ne laisse pourtant de questionner les modalités de l’enseignement. La figure du pédant, double dégénéré du savant humaniste, traverse tout le siècle et réfléchit sur le plan littéraire le tournant épistémologique qui fait désormais prévaloir la clarté de la raison sur les dédales de l’érudition. Si Henri IV et sa cour, à rebours de la représentation que s’en fait le XVIIIe siècle, se targuent un temps de leur ignorance, l’idéal de l’honnête homme finit par triompher. Le refus de la spécialisation, qui a cours depuis le sage de la Renaissance jusqu’au philosophe des Lumières, est en effet lié à l’exigence d’une formation qui se doit d’être toujours morale, sinon sociale. L’éducation devient également un

1 Émile Durkheim, L’Évolution pédagogique en France. De la Renaissance à nos jours, vol. 2, Paris, F. Alcan, 1938, p. 8-9. 2 Pour Turgot, dans Recherches sur les causes des progrès et de la décadence des sciences et des arts (1749), l’éducation « résulte de toutes les sensations, de toutes les idées que nous avons pu acquérir dès le berceau, à laquelle tous les objets qui nous environnent contribuent, et dont les instructions de nos parents et de nos maîtres ne sont qu’une très petite partie » (cité par Jean Ehrard dans L’Idée de nature en France dans la première moitié du XVIIIe siècle, Paris, Albin Michel, 1994, p. 761). 3 Christophe Martin, « Éducations négatives ». Fictions d’expérimentation pédagogique au XVIIIe siècle, Paris, Classiques Garnier, 2010.

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terrain d’affrontement religieux et un motif de rivalité confessionnelle dans le cadre de la Réforme et de la Contre-Réforme, comme dans l’opposition des jansénistes aux jésuites. D’autre part, la conception de la pédagogie se voit bouleversée par La Grande Didactique ou l’Art universel de tout enseigner à tous (1657), le grand ouvrage Comenius, surnommé « le Galilée de l’éducation4 », dans lequel celui-ci fait de la nature le maître du genre humain et appelle de ses vœux l’instruction pour tous. De la Renaissance aux Lumières, on le voit, le rapport au savoir et, partant, la relation du maître et de l’élève, tout en se modifiant et en s’infléchissant au gré des vicissitudes du temps, conservent des problématiques communes qui génèrent des propositions aussi multiples que variées.

Comme l’affirme Françoise Waquet, la littérature critique a longtemps laissé de côté la relation entre maître et disciple au profit de l’étude des théories, des disciplines, des doctrines et des contenus5. Or cette question, par la dynamique qu’elle induit et par la représentation de figures complexes et souvent ambiguës, permet de dépasser les généralisations théoriques et de s’intéresser aux modalités de transmission du savoir. En effet, la principale aporie de l’idée d’éducation est bien celle de sa mise en pratique, de sa réussite au regard des objectifs fixés ainsi que de la méthode adoptée pour y parvenir. Vise-t-on l’acquisition d’un savoir immanent et de valeurs morales destinés à la vie sociale ou bien l’instruction constitue-t-elle un but en soi ? À quel moment l’éducation prend-elle fin : à l’entrée dans l’âge adulte, quand, à l’instar de Télémaque, l’on parvient à être son propre père et guide ; ou ne cesse-t-on d’apprendre qu’en cessant de vivre, sur le modèle de la paideia grecque ? Quel équilibre trouver entre préceptes et exemples, théorie et praxis, et comment passer de l’une à l’autre ? Autant d’interrogations qui ne cessent d’être posées, d’être partiellement résolues et d’être toujours reconduites avec plus ou moins d’acuité.

Le mot d’élève n’est enregistré en français qu’en 1653 en tant que décalque de l’italien allievo, « celui qui est élevé par un maître », avant de désigner à partir de 1690 l’enfant qui reçoit un enseignement dans un établissement scolaire6. Avec le Collège des lecteurs royaux qui marque un renouveau disciplinaire et hiérarchique (A. Torrens) ou les petites écoles de Port-Royal, une nouvelle figure est née qui se distingue de celle du disciple. Que l’on soit imprégné de la confiance humaniste qui trouve dans l’enfant les semences de vertus à faire éclore ou que l’on hérite de la pensée d’Augustin pour qui l’enfance est marquée du sceau de la corruption et du désordre, la conclusion sera la même : l’enfant doit être éduqué dans l’espoir de le voir devenir pleinement homme car, selon la célèbre formule d’Érasme : « Les hommes ne naissent pas hommes, ils le deviennent par un effort d’invention ». Mettre en avant la perfectibilité de l’être humain conduit à imaginer différentes stratégies éducatives, qu’elles passent par le recours à l’image, l’historiette ou encore l’expérience (B. Basset). Alors qu’au XVIe siècle l’enseignement est encore essentiellement oral et se fonde sur la lecture de textes commentés, le support du livre devient un outil pédagogique de plus en plus important, comme en témoigne la parution de nombreux manuels d’abord destinés à un lectorat curial (A. Schoenecker). Il faut, en outre, apparier le bon maître au bon élève : qu’il soit précepteur, pédagogue, savant ou père, il s’adresse à un public qui va en se diversifiant et s’élargissant. La formation du Prince, visant à faire de lui le père de ses futurs sujets, est particulièrement sensible, d’autant que son hérédité lui confère une supériorité naturelle (G. Forkoli). Mais ils sont encore enfants, hommes du monde et femmes à devenir les destinataires de leçons qui tentent de s’adapter à l’identité de leurs allocutaires. L’éducation

4 Jules Michelet, Nos Fils, Paris, Slatkine, 1980, p. 175. 5 Françoise Waquet, Les Enfants de Socrate. Filiation intellectuelle et transmission du savoir XVIIe-XXIe siècle, Albin Michel, Bibliothèque Histoire, 2008, p. 11. 6 Selon la définition qu’en donne l’article « Élever » du Dictionnaire historique de la langue française, Alain Rey (dir.), Paris, Dictionnaires Le Robert, 2010, p. 721-722.

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des courtisans, dont les lacunes sont longtemps stigmatisées, est en partie assurée par les genres mondains7 qui, selon l’injonction horatienne, mêlent l’utile à l’agréable. Les romans, désignés par le célèbre mot de J.-D. Huet comme des « précepteurs muets8 » poursuivent par exemple la formation des collèges – quand ils ne s’y substituent pas – et constituent une véritable école de rhétorique (S. Duval).

Fondamentalement dialectique, la relation maître-élève, qui vise à équilibrer l’asymétrie initiale voire à l’inverser, n’échappe pas aux aléas des relations interpersonnelles. Malgré l’admiration qu’il suscite d’abord, l’éminent maître – et à plus forte raison le mauvais maître – n’est pas à l’abri d’une remise en cause par l’élève qui peut y trouver à la fois un vecteur d’émancipation et une source de création. Menée à son terme, cette critique de l’autorité, chez Chamfort et Rivarol, conduit à la mise en question du genre mondain des maximes et aboutit à une « moralistique de la crise » (I. Molard). La relation pédagogique qui lie le maître et son élève est aussi celle qui s’établit entre l’auteur et le lecteur ou entre plusieurs auteurs eux-mêmes. Dans une perspective d’histoire littéraire et de filiation intertextuelle, le maître est celui que l’on imite, à l’instar de Corneille intronisé « grand maître de la scène » (M. Souchier), afin, parfois, de mieux s’en dégager dans une critique qui ne va pas sans humour chez Marivaux, par exemple (S. Pouyaud). Subvertie de toutes les manières possibles dans un refus qui rappelle le scepticisme de Montaigne, c’est la notion même d’autorité qui se doit d’être finalement interrogée et remise en cause, comme le fait magistralement La Mettrie dans son œuvre (C. Lambert).

Les neuf communications de jeunes chercheurs rassemblées dans ce recueil investissent le sujet selon des approches aussi riches que variées, en conjuguant aussi bien perspective historique, optique générique et poétique, étude stylistique, qu’investigation intertextuelle. Les liens qu’elles mettent au jour entre les réflexions de différentes époques ne font que conforter le choix théorique de notre empan chronologique. Ainsi, la question de la relation hiérarchique entre le maître et l’élève par le truchement de la forme du dialogue dans le traité de Paul Paradis (A. Torrens) fait écho aux interrogations des penseurs des Lumières sur la notion d’autorité ; tandis que l’utilisation de Plutarque dans les traités d’éducation humanistes (B. Basset) soulève le problème d’une éthique et d’une praxis de l’enseignement que l’on retrouve dans L’Institution du Prince de Silhon (G. Forkoli), comme dans la parodie du roman de Fénelon (S. Pouyaud). Trois axes, certes un peu réducteurs en regard des différents aspects abordés par chaque contributeur, se dégagent de ces études et mettent en avant le caractère transséculaire des problématiques abordées. Se concentrant sur des textes théoriques tels que des manuels ou des traités, les quatre premières communications nous proposent un aperçu des renouvellements pédagogiques qui s’opèrent entre la civilité humaniste et l’honnêteté mondaine. Les deux suivantes, dans une approche en partie générique, se penchent sur le rapport étroit qu’entretiennent, sous l’Ancien Régime, Belles-Lettres et didactisme, visée rhétorique s’il en est. Enfin, les trois dernières interrogent différentes formes possibles de la relation au maître, entre émulation, parodie et subversion.

7 Voir à ce propos Paul Magendie, La Politesse mondaine et les théories de l'honnêteté, en France au XVIIe siècle, de 1600 à 1660 [1925], Genève, Slatkine, 1993. 8 Pierre-Daniel Huet, Traité de l’origine des romans, éd. Camille Esmein-Sarrazin, Poétiques du roman. Scudéry, Huet, Du Plaisir et autres textes théoriques et critiques du XVIIe siècle sur le genre romanesque, H. Champion, Paris, 2004.

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I. « Institutions » et Traités : renouvellements pédagogiques de la civilité humaniste à

l’honnêteté mondaine.

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Deux élèves mis en scène par leur maître : le De modo legendi hæbraice dialogus de Paul Paradis (1534)

Le De modo legendi haebraice dialogus de Paul Paradis est un bref ouvrage paru en 1534 chez l’imprimeur-libraire parisien Jérôme de Gourmont et jamais réédité. Sans être vraiment rare, il a cependant été peu commenté. Cette source singulière offre pourtant un éclairage essentiel sur la transition à l’œuvre dans l’enseignement des langues orientales au début du XVIe siècle. La grande majorité des études sur l’enseignement à la Renaissance se concentrent sur les contenus : la restauration du latin classique, le renouvellement de l’exégèse biblique, le rapport ambigu à l’héritage intellectuel scolastique, etc. En revanche, la forme même de cet enseignement demeure assez mal connue. Les contenus sont en effet connus par les multiples traités qui sont parvenus jusqu’à nous, tandis que l’enseignement lui-même revêtait une forme orale qui a laissé peu de traces écrites : des mentions dans des correspondances, quelques notes de cours ou encore des manuels scolaires. C’est à ce dernier genre que l’on peut rattacher le De modo legendi haebraice dialogus : bien que sa qualité de dialogue lui procure un côté théâtral et qu’il ne soit pas exempt d’apports théoriques nouveaux, sa vocation est très nettement didactique. Comme son nom l’indique, le De modo legendi haebraice dialogus traite de la manière de lire l’écriture hébraïque. Il y aurait beaucoup à dire sur les questions que pose cet ouvrage en matière de linguistique, de phonologie et de conception des systèmes d’écriture. On se concentrera toutefois ici sur ce qui fait l’originalité de sa structure : il s’agit d’un dialogue entre deux élèves qui devisent sur l’enseignement de leur maître. En se remémorant les fondamentaux du déchiffrement de l’écriture hébraïque, ils se les enseignent mutuellement et les enseignent du même coup au lecteur de l’ouvrage. Si, à bien des égards, ce dialogue est significatif, il ne saurait pour autant être considéré comme représentatif. Car le cadre dans lequel il prend place n’a rien d’ordinaire : l’enseignement se fait à l’intérieur d’une structure singulière, extérieure à l’Université, et les trois personnages dont il est question sont tout sauf anodins. Le professeur, Paul Paradis, est un juif converti d’origine vénitienne, arrivé en France quelques années auparavant et nommé professeur royal par François Ier ; le premier élève est Martial de Gouvéa, neveu de Diégo de Gouvéa, principal du Collège Sainte-Barbe, dont l’influence intellectuelle est très grande à ce moment ; enfin, le second élève n’est autre que Matthieu Budé, fils de l’humaniste Guillaume Budé, principal initiateur du Collège royal.

Paul Paradis, maître juif sans l’être La vie de Paul Paradis nous est mal connue mais les travaux de François Secret1

permettent de formuler un certain nombre d’hypothèses. Également appelé par les documents d’archive Paul Canossa ou Paul le Canosse, Paul Paradis est très probablement le rejeton d’une riche famille juive vénitienne, les Dal Banco. Il semble qu’il se soit converti au christianisme en 1528 et c’est sans doute en accompagnant son parrain, Louis Canossa, nonce

1 Voir notamment François Secret, « Documents oubliés sur Paul Paradis, lecteur royal en hébreu », Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, Genève, Droz, 1968, p. 347-353.

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apostolique et évêque de Bayeux2, qu’il est arrivé à Paris. On a souvent dit de Paul Paradis qu’il avait été le professeur d’hébreu de Marguerite de Navarre mais, s’il est certain qu’il entretenait de bonnes relations avec elle, aucune relation de maître à élève ne semble être mentionnée par nos sources avant les biographes du milieu du XVIIIe siècle. Dans l’Europe de la fin du Moyen Âge, quiconque prétend enseigner l’hébreu appuie sa légitimité sur l’enseignement d’un maître juif : Pic de la Mirandole se réclame d’Élie del Medigo, Agazio Guidacerio se dit l’élève de Jacob Gabbai et Sebastien Münster traduit et publie les œuvres de son maître Élie Lévita. En France, cependant, les juifs ont été expulsés par Charles VI en 1394 et leur interdiction de séjour dans le royaume a été réaffirmée par Louis XII en 1501. Non seulement il est plus difficile que dans d’autres pays d’y recruter des professeurs d’hébreu mais il est vraisemblablement mal vu de s’y réclamer d’un maître juif. On se réfère alors à des juifs étrangers – allemands ou italiens – ou, éventuellement, l’on fonde l’autorité de son enseignement sur les juifs du Pape à Avignon : l’Alphabetum hebraicum publié par Robert Estienne en 1539 affirme explicitement suivre leur exemple en matière de prononciation3. Dans l’environnement politico-religieux du début du XVIe siècle, la situation de converti de Paul Paradis avait quelque chose de pratique. Bien qu’il n’en soit pas fait mention dans le De modo legendi hæbraice dialogus, c’est sans nul doute à ses origines juives vénitiennes que Paul Paradis doit sa connaissance de l’hébreu ; et pourtant, il ne pourrait enseigner en France s’il n’était pas chrétien. Les sources laissent d’ailleurs entendre que son statut de converti n’effaçait pas intégralement son origine : dans les lettres de naturalité qu’il lui accorde en 1536, François Ier précise que les mérites de Paul Paradis compensent son « odieuse origine » 4 . La langue hébraïque elle-même n’est pas exempte de soupçon : l’Université réfute l’utilité des langues anciennes pour l’interprétation des textes sacrés et toute personne qui hébraïse est facilement suspectée de judaïser. Le dialogue didactique, une forme peu habituelle en France dans les années 1530 On a souvent souligné que, si le dialogue est un genre si prisé à la Renaissance, c’est parce qu’il est particulièrement adaptée aux idéaux intellectuels de cette période. Dans une période où l’on découvre un nouveau continent et ses habitants, le dialogue transpose avec succès la rencontre et la confrontation avec l’Autre. À un moment où l’on remet en question l’héritage intellectuel de la période précédente, il paraît idéal pour mettre en scène la réflexivité et la distanciation critique. Le dialogue est d’ailleurs l’un des instruments privilégiés des débats entre les intellectuels du temps, notamment en matière linguistique. Depuis la fin du XVe siècle, il est employé par de multiples auteurs dans la grande discussion sur le rôle des langues vernaculaires et la bonne prononciation du latin. Par exemple, c’est sous la forme d’un dialogue qu’Érasme écrit son Ciceronianus5 en 1528, et c’est par un autre

2 Louis Canossa est connu pour avoir été mis en scène par Baldassare Castiglione dans son dialogue Le Courtisan. Dans son entourage à Bayeux figurait l’helléniste Jacques Toussaint, qu’il accepta de laisser passer au service de François Ier en 1529 en vue de l’institution du Collège royal. 3 Alphabetum hebraicum. De pronuntiatione literarum..., Paris, Robert Estienne, 1539 : « Nostrates Auenionensium Iudæorum pronuntiationem sequentes » (ceux de chez nous suivent la prononciation des Juifs d’Avignon). 4 Abel Lefranc, Histoire du Collège de France depuis ses origines jusqu’à la fin du premier empire, Paris, Hachette, 1893. 5 Érasme de Rotterdam, Ciceronianus sive de optimo genere dicendi..., Bâle, Johannes Froben, 1528.

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dialogue qu’Étienne Dolet lui répond dans l’Erasmianus6 en 1534. Pourtant, dans le contexte de l’hébraïsme parisien de la première moitié du XVIe siècle, le dialogue est une forme très inhabituelle. Cette contradiction apparente s’explique par un décalage chronologique : selon Eva Kuschner7 et Anne Godard8, c’est surtout à partir des années 1550 que l’on voit les dialogues se multiplier en France tandis qu’ailleurs, notamment en Italie, les humanistes usent massivement de ce genre depuis plusieurs décennies. Aussi peut-on à bon droit supposer que l’origine italienne de l’auteur n’est pas étrangère à ce choix formel ; Paul Paradis publie d’ailleurs en juillet de la même année un ouvrage au titre identique chez l’imprimeur vénitien Giovanni Antonio Nicolini da Sabbio9. Les hébraïsants restent largement à l’écart de l’engouement pour le dialogue : dans toute la production hébraïque parisienne de la première moitié du XVIe siècle, soit plus de 200 éditions10, on ne trouve pas un seul autre dialogue. Paul Paradis a cependant un modèle prestigieux, dont il reprend le titre et une partie de la structure : le De modo legendi et intelligendi Hebræum publié par Konrad Pellikan à Strasbourg en 150411.

Une forme originale : le dialogue de révision entre deux élèves Parmi les éléments qui distinguent le livre de Paradis de celui de Pellikan, la qualité des interlocuteurs n’est pas le moindre : dans le dialogue de Pellikan les deux personnages sont un maître et son élève, identifiés par les abréviations en capitales MAG (magister) et DIS (discipulus). Dans l’ouvrage de Paul Paradis, les indications désignant les interlocuteurs sont du type MATT et MART, soit les abréviations des prénoms des deux personnages, Matthieu Budé et Martial de Gouvéa. Cette différence dans la définition des acteurs du dialogue est d’une signification considérable ; elle supprime en effet tout effet de hiérarchie qui pourrait exister entre les deux interlocuteurs et crée les conditions d’une discussion d’égal à égal. À la différence des dialogues socratiques, où l’un des interlocuteurs domine significativement son adversaire, ici aucun des deux élèves ne prend le pas sur l’autre et le phénomène maïeutique est véritablement réciproque. Dans les premières pages, c’est plus Matthieu Budé qui instruit son condisciple que le contraire, mais la situation s’inverse plusieurs fois et l’on se trouve bien face à une forme de didactique sans maître. Pour autant, le fait que les seuls interlocuteurs soient les étudiants ne remet pas en question la position d’autorité théorique du maître. Matthieu Budé et Martial de Gouvéa font régulièrement allusion à leur professeur et leurs propos à son sujet sont invariablement laudatifs : l’autorité in absentia du maître profite à sa gloire. Paul Paradis se voit d’ailleurs confier le rôle d’arbitre linguistique entre ses deux collègues François Vatable et Agazio Guidacerio. Cette posture est habile, et elle l’est tellement que l’on a parfois pu considérer12 que l’auteur du livre n’était pas Paul Paradis lui-même mais son élève Jean du Frêne, qui

6 Étienne Dolet, Dialogus de imitatione ciceroniana adversus Desiderium Erasmum, Lyon, Sébastien Gryphe, 1535. 7 Eva Kuschner, Le Dialogue à la Renaissance : histoire et poétique, Genève, Droz, 2004, p. 9. 8 Anne Godard, Le Dialogue à la Renaissance, Paris, Presses universitaires de France, 2001, p. 30. 9 Paul Paradis, De modo legendi hæbraice dialogus, Venise, Giovanni Antonio Nicolini da Sabbio, juillet 1534. 10 Lyse Schwarzfuchs, Le Livre hébreu à Paris au XVIe siècle : inventaire chronologique, Paris, Bibliothèque nationale de France, 2004, p. 144. 11 Konrad Pellikan,,De modo legendi et intelligendi hebraeum, Strasbourg, 1504. 12 Claude-Pierre Goujet, Mémoire historique et littéraire sur le Collège royal de France, t. 1, Paris, Augustin-Marie Lottin, 1758, p. 237 : « Un de ses Disciples, Jean du Frêne (Johannes a Fraxino) publia, de son consentement en 1534, un Dialogue de sa composition sur la vraie manière de lire l’Hébreu ».

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signe l’avis au lecteur. Enfin, mettre en scène ces deux élèves est aussi une manière habile de flatter leurs parents : Guillaume Budé et ses nombreux partisans à la cour, Diego de Gouvea et ses relations. L’un des deux élèves aura lui-même plus tard une influence intellectuelle importante : si Matthieu Budé meurt jeune après s’être rapproché de la religion réformée, Martial de Gouvéa poursuit la voie universitaire jusqu’à enseigner à Poitiers puis à Coimbra. Le Collège royal, une anti-université ? Par son auteur, par son sujet et par les personnages qui y dialoguent, le De modo legendi haebraice s’inscrit dans le contexte de la fondation du Collège royal en 1530. L’institution de ce collège était réclamée par certains humanistes depuis une quinzaine d’années13 et elle constituait une réponse à la création, en Europe, d’une série de collèges de langues anciennes. En France, le projet de collège connaît divers rebondissements entre 1515 et 1530, avant d’aboutir à la nomination de cinq professeurs appointés par le roi : Pierre Danès et Jacques Toussaint pour le grec, Oronce Fine pour les mathématiques, Agazio Guidacerio et François Vatable pour l’hébreu. Paul Paradis s’ajoute à ces derniers entre la fin de l’année 1530 et le début de l’année 1531. Cette création royale se fait contre l’avis de l’Université de Paris : François Ier instaure un enseignement en grec et en hébreu que l’Université se refusait à assurer. La réaction de l’Université est d’ailleurs violente : en 1534, la faculté de théologie intente un procès aux quatre lecteurs royaux en langues et les accuse de dispenser un enseignement qui se rapproche de la théologie sans pourtant y être habilités. En effet, les professeurs royaux construisent leurs cours à partir des textes sacrés : un placard diffusé dans les rues de Paris et qui nous a été conservé parmi les pièces du procès indique qu’Agazio Guidacerio et François Vatable traduisent les Psaumes en cours, tandis que Paul Paradis fournit une explication des Proverbes. À l’issue du procès, le Parlement décide que les cours peuvent être maintenus mais que les professeurs royaux doivent veiller à ne pas s’éloigner des interprétations traditionnelles14.

Contrairement à ce que prévoyait le projet initial, l’institution des professeurs royaux15 ne s’accompagne pas de la construction d’un bâtiment, si bien que l’enseignement est dispensé dans les collèges habituels de l’Université. Le placard du procès de 1534 nous apprend ainsi que Paul Paradis donnait, à cette époque, certains de ses cours au Collège des Trois-Evêques, également appelé Collège de Cambrai, à l’emplacement de l’actuel Collège de France. Rien toutefois dans le De modo legendi hæbraice dialogus ne nous permet d’affirmer que la discussion de Matthieu Budé et Martial de Gouvéa se déroule dans ce cadre. Bien que les cours des professeurs royaux aient lieu dans les mêmes locaux que ceux des professeurs de l’Université, ils se différencient de l’enseignement traditionnel sur plusieurs plans. Tout d’abord, l’enseignement dispensé ne donne lieu à la délivrance d’aucun diplôme. Ce choix était vraisemblablement dicté par la prudence, le Collège royal n’entendant 13 Sur tout ce qui concerne l’institution des lecteurs royaux, la référence la plus complète demeure la somme d’Abel Lefranc, Histoire du Collège de France depuis ses origines jusqu’à la fin du premier empire, Paris, Hachette, 1893. 14 Abel Lefranc, « La fondation et les commencements du Collège de France », Le Collège de France 1530-1930 : livre jubilaire à l’occasion de son quatrième centenaire, Paris, Presses universitaires de France, 1930, p. 27-58. 15 On trouve dans les sources diverses appellations pour désigner ces professeurs, notamment regius professor (professeur royal) et regius lector (lecteur royal). Dans le De modo legendi hæbraice dialogus, Paul Paradis s’intitule regius interpres (interprète royal).

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pas faire concurrence aux diplômes délivrés par les facultés. Mais il correspond aussi à une volonté politique de séparer l’acquisition de connaissances et l’obtention des diplômes. Comme dans l’Abbaye de Thélème décrite par François Rabelais à la même époque16, il s’agit de s’instruire par goût et par intérêt intellectuel, non par obligation scolaire ou professionnelle. Quand Matthieu Budé demande à son condisciple de revenir avec lui sur le cours de leur professeur, il fait délibérément passer la beauté et le plaisir avant l’utilité : « Multa sane pulchra, atque commoda hujusce linguae studiosis protulit, quae nunc lubens tecum ad recentem memoriam revocarem » ([Notre professeur] a dévoilé à ceux qui étudient cette langue bien des choses vraiment belles ainsi qu’utiles, et c’est avec plaisir que je me les remémorerai à présent avec toi). Les élèves ne reçoivent pas de diplôme et les professeurs n’ont pas l’obligation d’en être pourvus. Lors du procès de janvier 1534, la faculté de théologie accuse justement les professeurs royaux de dispenser un enseignement par nature théologique sans être titulaires d’un doctorat ou même d’une licentia docendi. C’est pourtant la suppression de cette condition nécessaire qui permet ici de renouveler les disciplines et d’instituer un enseignement en grec et en hébreu. Et de fait, le dialogue de Paul Paradis met en évidence les changements que les caractéristiques de la nouvelle institution peuvent apporter aux relations entre les professeurs et leurs étudiants : bien que la parole du professeur fasse toujours autorité, cette autorité n’est présente que de matière médiate. L’acquisition de la connaissance se fait donc non pas dans le cadre d’une relation de hiérarchie mais à travers une relation d’égalité, la relation amicale entre les deux condisciples. Une pédagogie à construire ex nihilo Le bouleversement relatif des méthodes d’enseignement est favorisé par la structure nouvelle qu’est le Collège des lecteurs royaux, mais aussi par les disciplines enseignées. Il avait existé à maintes reprises au Moyen Âge et même au début de la Renaissance un enseignement du grec et de l’hébreu, mais jamais cet enseignement ne s’était inscrit dans le temps et jamais une véritable tradition pédagogique n’avait pu s’installer. En raison des particularités de leurs systèmes d’écriture, l’enseignement des langues orientales fait appel à une pédagogie particulière : les explications laborieuses sur les règles qui régissent le déchiffrement des écritures occupent la plus grande partie des manuels de langues orientales publiés au début du XVIe siècle. Ce n’est qu’en avançant dans le siècle, une fois l’écriture assimilée, que l’on trouvera des manuels un peu précis sur la morphologie et la syntaxe de l’hébreu. Paul Paradis fait sans nul doute partie de la première période, celle où l’essentiel de l’effort porte sur la manière d’inculquer aux étudiants le déchiffrement de l’écriture hébraïque. La question de l’écriture est indissociable de celle de la prononciation : comme il n’y a – en théorie du moins – pas de juifs dans le royaume de France, il n’existe pas de prononciation locale de l’hébreu. Les enseignants doivent donc s’inspirer de diverses traditions phonologiques venues d’Italie, d’Espagne, d’Avignon ou des pays germaniques. L’ouvrage de Paul Paradis présente sur ce sujet une lucidité que l’on trouve rarement chez les auteurs de son époque puisque Matthieu Budé et Martial de Gouvéa évoquent la diversité des prononciations chez leurs professeurs eux-mêmes17.

16 François Rabelais, Gargantua, 1534, chapitres LVII et LVIII. 17 Paul Paradis, De modo legendi hæbraice dialogus, Paris, Jérôme de Gourmont, 1534 : « [Matthieu, à propos de la lettre aïn ע] Ego semel et iterum lectionibus illius regii professoris interfui, qui hanc literam ע, adeo religiose pronunciabat. Mart. Cujusne ais ? (nam duo sunt et alii haebraicorum regii interpretes praeter

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Une autre difficulté est celle du niveau de l’enseignement. Les documents dont nous disposons ne font généralement pas état d’une différenciation des cours selon le niveau des étudiants ; par conséquent, il est difficile de savoir si les cours des professeurs royaux constituaient une initiation à l’hébreu ou s’ils s’adressaient plutôt à des étudiants disposant déjà de bases solides. Si l’on en croit le placard de 1534, les cours des lecteurs royaux étaient alors des lectures de passages de la Bible en version grecque ou hébraïque18 ; ces seuls éléments ne permettent pas de déterminer s’il s’agissait d’une initiation à la lecture de l’hébreu ou de cours avancés de traduction. Plus tard dans le siècle, certains intitulés de cours indiqueront explicitement que la connaissance de l’écriture n’est pas enseignée et doit être considérée comme un prérequis. Dans le De modo legendi hæbraice dialogus, le cours auquel il est fait référence est bien un cours d’initiation, qui revient sur tous les aspects les plus simples de l’écriture hébraïque sans toucher à la morphologie ni à la syntaxe. Mais il n’est pas interdit de penser que la vocation de l’ouvrage était justement de se substituer aux cours d’initiation et de permettre aux élèves d’apprendre par eux-mêmes les rudiments de la lecture de l’hébreu avant de pouvoir suivre les cours des lecteurs royaux.

Grammaticus et grammatica face à la recherche du savoir La question du niveau des cours rejoint celle du niveau de l’ouvrage. Comme nombre de publications savantes de cette époque, le De modo legendi hæbraice dialogus peut être regardé à la fois comme un traité et comme une grammaire. Si l’on considère que grammaticus peut se traduire soit par grammairien soit par professeur, le terme de grammatica, qui sert de titre à nombre de publications du même type, peut être rendu par « grammaire » mais aussi par « manuel ».

Ici, le dialogue rend encore plus poreuse la frontière entre l’élaboration et l’acquisition de la connaissance. Les élèves se font maîtres et en viennent à suivre à la lettre la maxime de Sénèque, « Homines dum docent discunt » (C’est en enseignant que les hommes s’instruisent).

Antoine TORRENS Université Paris-Sorbonne

praeceptorem) Agathiine, an Vatabli ? Math. Agatii sane, qui mihi in hoc Iudaeorum accuratam nimium pronuntiationem affectare videtur. » (Pour ma part, j’ai assisté à plusieurs reprises aux leçons de ce fameux professeur royal, qui prononçait scrupuleusement la lettre ע. – Mart. Duquel parles-tu ? Car il y a deux interprètes royaux en lettres hébraïques en plus de notre professeur. Agazio Guidacerio ou François Vatable ? Agazio Guidacerio, dont il me semble qu’il suivait en cela la prononciation particulièrement soignée des juifs). 18 « Paulus Paradisus regius hebraicarum litterarum interpres, die lune, hora decima, grammaticam Sanctis Pagnini a paucis abhinc diebus perlectam iterum ab ipsis elementis repetere incipiet ; eadem hora, Solomonis proverbia auspicabitur in Gymnasio Trium Episcoporum » (Lundi, à la dixième heure, Paul Paradis, interprète royal ès lettres hébraïques, commencera la reprise depuis les fondements de la grammaire de Sante Pagnini lue il y a quelques jours ; à la même heure, il entamera les Proverbes de Salomon au Collège des Trois-Évêques). Cité par Abel Lefranc, « La fondation et les commencements du Collège de France », Le Collège de France 1530-1930 : livre jubilaire à l’occasion de son quatrième centenaire, Paris, Presses universitaires de France, 1930, p. 44.

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Bibliographie

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siècles », dans Histoire Épistémologie Langage – La linguistique de l’hébreu et des langues juives, 1996, p. 87-108.

—, « L’enseignement de l’hébreu et de l’araméen à Paris (1530-1560) d’après les œuvres grammaticales des lecteurs royaux », dans Les Origines du Collège de France (1500-1560) : actes du colloque international, Paris, Collège de France / Klincksiek, 1998, p. 357-374.

KUSHNER (Éva), Le Dialogue à la Renaissance : histoire et poétique, Genève, Droz, 2004. LEFRANC (Abel), Histoire du Collège de France depuis ses origines jusqu’à la fin du premier

empire, Paris, Hachette, 1893. LEFRANC (Abel) et al., Le Collège de France (1530-1930) : livre jubilaire composé à

l’occasion de son quatrième centenaire, Paris, Presses universitaires de France, 1930. SCHWARZFUCHS (Lyse), Le Livre hébreu à Paris au XVIe siècle : inventaire chronologique,

Paris, Bibliothèque nationale de France, 2004. SECRET (François), « Documents oubliés sur Paul Paradis, lecteur royal en hébreu », Genève,

Droz, Bibliothèque d’humanisme et Renaissance – travaux et documents, 1968, p. 347-353.

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Enseigner et apprendre l’espagnol en France au XVIIe siècle : modélisation du matériau didactico-linguistique par

les pratiques sociales et pédagogiques Rappel historique

L’intérêt marqué que nourrit la France du premier dix-septième siècle pour la langue et la littérature espagnoles tire ses origines de circonstances historiques, qui contribuèrent au rapprochement des deux nations et encouragèrent la curiosité des Français à l’égard de leur voisine. Cette période d’hispanophilie n’oublia cependant jamais qu’elle succédait à des temps troublés et sut toujours faire place à une rivalité entrée dans les mœurs et justifiée par la caractérologie des nations1. Profondément marqué par l’hégémonie politique du royaume d’Espagne qui, sous les bannières de Charles Quint et Philippe II, se couvrit de gloire et assit sur la France sa suprématie, le Grand Siècle, naissant héritier d’une hispanophobie solidement enracinée, tend progressivement à sceller une fructueuse entente avec la « Monarchie catholique ». Ainsi s’ouvre avec le tournant du siècle le temps des rapprochements, emblématisé par trois unions majeures : en 1615, le célèbre échange des princesses – alors qu’une Princesse de France, Isabelle de Bourbon, devient reine d’Espagne en épousant Philippe IV ; une infante d’Espagne, Anne d’Autriche, monte sur le trône de France aux côtés de Louis XIII – et, en 1660, le mariage de Louis XIV et Marie-Thérèse d’Autriche. Peu à peu, dans un cadre diplomatique et européen qui est certes celui d’une « lutte de préséance et prééminence2 » entre la France et l’Espagne, ce qui se passe ou ce qui vient de l’autre côté des Pyrénées, objet de répulsion instinctive, devient également source d’irrésistible attraction. Suscitant rivalité et fascination, l’Espagne du Siècle d’or laisse en France, dans son sillage de feux et de sang, le courant d’une véritable hispanomanie, qui imprime sa marque dans tous les domaines de la vie quotidienne : mode vestimentaire, jeux de cartes, danses, introduction de vocables ou d’expressions d’origine espagnole dans la langue française.

Introduction À la faveur d’une « coexistence pacifique »3 favorable au développement des relations

franco-espagnoles, les conditions sont rassemblées pour créer le terreau culturel nécessaire à l’implantation en France de la littérature venue d’Espagne. L’un des facteurs majeurs de cette pénétration est la connaissance de la langue espagnole, rendue possible par l’apparition, à la charnière des seizième et dix-septième siècles, des premières tentatives sérieuses et systématiques pour introduire l’étude de l’espagnol en France. S’il existe certes à la Renaissance des vocabulaires mettant en présence l’espagnol et le français, ces polyglottes, juxtaposant parfois une dizaine de langues vulgaires, s’inscrivent dans la longue et solide

1 Les différences (et incompatibilités) des deux nations sont notamment listées et explicitées – dans le but de les résorber – par Carlos García dans son traité intitulé : Antipatía de los Franceses y Españoles [1ère éd. : 1617] et rapidement traduit en français, sous le titre Antipathie des François & des Espagnols. 2 Nous reprenons ici le titre d’un article de Dietrich Briesemeister, « La lutte de préséance et prééminence entre la France et l’Espagne », dans Pierre Civil (dir.), Siglos dorados. [Mélanges Augustin Redondo], Madrid, Castalia, 2004, vol. 1, p. 137-153. 3 L’expression est d’Aquilino Sanchez Perez dans le chap. II de son Historia de la enseñanza del español como lengua extranjera, Sociedad General Española de Librería, « Historiografía de la lingüistica española – serie Monografías », 1992.

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tradition médiévale des répertoires lexicaux multilingues – qui préexistent à l’imprimerie sous forme manuscrite – et leur rayonnement n’est pas circonscrit à une sphère nationale délimitée. En revanche, lorsqu’en 1596 paraît anonymement chez Guillemot et Breyel une grammaire espagnole intitulée Parfaicte methode pour entendre, escrire, et parler la langue espagnolle (dont l’hispaniste A. Morel-Fatio a découvert grâce à la mention manuscrite portée par un exemplaire de la Bibliothèque Nationale que Nicolas Charpentier en était l’auteur4), la destination explicite et exclusive à un public francophone met cet ouvrage au rang des premières entreprises significatives dans le domaine de l’apprentissage méthodique d’une langue étrangère. Discipline tout juste naissante au XVIIe siècle, elle implique pour chaque langue la constitution progressive des acteurs de son élaboration et de sa diffusion. Figurent naturellement en premières positions les « maîtres de langue » et leur public d’apprenants qui, entrant en relation et interagissant – directement ou par le biais des manuels – jouent un rôle majeur dans la pénétration de la langue espagnole en France. Prenant appui sur un corpus d’ouvrages didactiques né du recensement général que nous avons pratiqué au sein des collections imprimées de la Bibliothèque nationale de France, nous nous proposons de présenter quelques éléments de compréhension de ce phénomène, au demeurant déjà connus des spécialistes qui ont mis en lumière la présence de la langue espagnole en France et analysé sa diffusion au XVIIe siècle. En cernant les deux partis mis en présence (d’une part le maître de langue, souvent auteur d’un manuel, et d’autre part l’apprenant, élève d’un maître et/ou lecteur d’un manuel) et en observant les stratégies mises en œuvre pour arriver au stade de la reconnaissance mutuelle nécessaire à la création d’un espace de sociabilité propre à l’apprentissage, nous établirons en quoi les maîtres et leurs élèves, par la relation qu’ils établissent, modèlent de l’intérieur la nature et la forme du contenu didactique et de ses media. Crainte et prestige de l’étranger : les maîtres de langue espagnole, entre France et Espagne

Prétendre passer en revue l’ensemble des maîtres de langue espagnole ayant exercé au XVIIe siècle serait une entreprise vouée à l’échec car l’identité de ces professeurs nous est le plus souvent connue grâce aux manuels d’apprentissage qu’ils ont élaborés5. Dès lors, il convient de tenir la connaissance que l’on peut avoir de l’apprentissage de l’espagnol au siècle classique pour essentiellement lacunaire. Combien de professeurs ont en effet pu exercer sans laisser derrière eux le témoignage matériel d’un livre imprimé ? De plus, combien d’entre eux, dans les premières années du siècle, ont pu faire le choix d’une relative discrétion, avant que ne s’installe en France une atmosphère de progressive acceptation de ce qui avait trait à l’Espagne ? Ainsi les précautions prises en 1597 par César Oudin dans l’édition princeps de sa Grammaire montrent-elles combien la publication d’une grammaire espagnole est au seuil du XVIIe siècle tributaire d’un climat violemment hispanophobe :

Ie ne doubte point, prévient-il, que quelques uns ne se scandalisent, voyant que c'est vouloir enseigner la langue de nos ennemis, mais je les prie de croire que ie n'ay iamais pensé la faire valoir davantage par ce moyen, ains a esté mon seul but

4 Cette attribution est par ailleurs confirmée par des dires d’Ambrosio de Salazar. Voir Alfred Morel-Fatio, Ambrosio de Salazar et l’étude de l’espagnol en France sous Louis XIII, Paris / Toulouse, Alphonse Picard et fils / Édouard Privat, 1901, p. 93-94. 5 Alexandre Cioranescu a pu écrire que « la liste des professeurs d’espagnol se confond avec celle des auteurs de manuels » dans Le Masque et le Visage. Du baroque espagnol au classicisme français, Genève, Droz, 1983, p. 127.

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de faire entendre les livres qui se trouvent en icelle, afin qu'en lisant les Histoires de la conqueste des Indes, on voye les cruautés que les Espagnols y ont exercées6

Si s’intéresser à une langue n’est pas répréhensible, il n’en reste pas moins que les intérêts d’une nation ennemie comme l’est l’Espagne ne doivent pas être favorisés en France : en témoigne la mort de Nicolas Charpentier, auteur de l’une des premières grammaires espagnoles conçues pour les Français, qui fut roué vif pour avoir trempé dans un complot en faveur des Espagnols7. A contrario, les préjugés et inimitiés entre les deux pays allant s’estompant au fil du siècle, Claude Dupuis, sieur Des Roziers, n’hésite pas en 1659 à déclarer qu’il a été comme forcé de livrer un ouvrage répondant à une attente commune : « La langue Espagnole commence à deuenir si familiere, dit-il, & tant d’honnestes gens ont desiré de moy que ie leur en donnasse les principes, que i’ay esté obligé pour leur satisfaction & pour la mienne, d’en composer vne Grammaire8 ». Puisqu’en quelques décennies le statut de la langue espagnole évolue rapidement aux yeux du peuple de France, il est nécessaire de prendre ce paramètre en ligne de compte pour évaluer la présence de cet idiome sur le territoire français – phénomène inséparable de son prestige.

À ce prestige, les maîtres de langue espagnole doivent nécessairement faire une part, par-delà une absence d’homogénéité qu’il convient de souligner pour montrer comment elle est résorbée, voire absorbée, par le désir d’asseoir sa compétence aux yeux des élèves accueillis en cours particuliers et des lecteurs acheteurs d’un manuel. La disparité de leurs parcours et origines interdit aux professeurs d’espagnol de s’agréger en un corps homogène. Deux groupes notamment apparaissent très distinctement, celui des maîtres espagnols d’une part, et celui des maîtres français d’autre part, dont les différences ne tiennent pas seulement à la nationalité, mais également à leurs motivations, compétences et qualités différentes. Si nous passons rapidement en revue quelques professeurs d’origine française, nous trouvons parmi eux : Lancelot notamment, le grammairien de Port-Royal, qui publie sous le pseudonyme « de Trigny » une œuvre collective intitulée Nouvelle Méthode pour apprendre facilement et en peu de temps la langue espagnole9 ; mais avant lui Jean Doujat, avocat au Parlement de Toulouse ; César et Antoine Oudin (père et fils), tous deux secrétaires-interprètes du Roi en langues allemande, italienne et espagnole ; Jean Pallet, médecin ordinaire de Henri II, troisième prince de Condé ; ou encore Jean Saulnier, qui succède à la charge de celui-ci. Le cas des Oudin est tout à fait significatif : il s’agit de linguistes professionnels, de pédagogues et de traducteurs officiels qui rédigent des méthodes pour apprendre l’espagnol, mais aussi l’allemand ou l’italien. À côté de professionnels comme les Oudin, quelques-uns livrent une méthode à l’occasion, sans revendiquer compétence ni assiduité. Ainsi Jean Pallet, médecin personnel de Henri II de Bourbon et auteur du premier vocabulaire français/espagnol important, le Dictionnaire tres ample de la langue Espagnole et Françoise, qu’il n’a pourtant composé que pour se divertir pendant une période d’alitement. Il présente ainsi son dictionnaire à son protecteur :

6 Extrait de la dédicace à René et Bernard Potier, cité par A. Berthelot, « A vueltas con Juan de Luna (y César Oudin) », Bulletin hispanique, t. 86, n° 3-4, 1984, p. 470. 7 A. Morel-Fatio a découvert sur la page de titre d’un exemplaire de la Bibliothèque nationale une note manuscrite indiquant le nom de l’auteur. Il s’agit de l’exemplaire coté RES-X-2077 de la BnF, dont nous reproduisons ci-après la note manuscrite de la page de titre : « Par N. Charpentier, filz de Carpentarius lecteur du Roy, ennemi de Ramus. Ce Charpentier icy fut roué à Paris tout vif au mois d’avril 1597 pour une entreprise sur Rouen et autres villes maritimes par les Espagnols, a la sollicitation du deffunt evesque de Nantes, lors evesque de St Malo ; il s’y employa. » (A. Morel-Fatio, op. cit., p. 93-94). 8 La Grammaire espagnole de Des Roziers, Secretaire Interprete du Roy, Paris, chez l’auteur, 1659, « Au Lecteur », f. ã 5 r°. 9 Paris, Pierre Le Petit, 1660. Le pseudonyme n’apparaît pas au titre mais à la fin de l’épître dédicatoire à l’infante Marie-Thérèse.

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Ce Travail, Monseigneur, c’est le compte que ie rends à V. Exc. des trois annees où ma facheuse blessure m’a continuellement tenu cloüé sur vn lict comme inutile, & lequel a charmé partie de mes douleurs par la douceur de si aggreable diuertissement.10

Il prend même le soin de préciser que cette compilation personnelle n’était pas destinée à être publiée mais qu’il n’a « entrepris cette tache que pour obeir à ceux qui ont toute puissance sur [lui], et pour satisfaire à leur curiosité & à la [s]ienne sans aucun dessein de le mettre à la presse11 ». Il apparaît ici que les professeurs d’origine française ne se spécialisent pas exclusivement dans le domaine espagnol, mais sont des polyglottes ou des hommes de multiples compétences. Ils s’intéressent à l’espagnol parce qu’il existe une demande importante de la part d’un public curial que leurs fonctions les amènent à côtoyer. Si les professeurs d’origine espagnole profitent également de ce climat favorable à leur langue – ainsi Juan de Luna qui, saisissant l’opportunité du mariage de Louis XIII et Anne d’Autriche, tente de sortir de ses difficultés financières en faisant de l’interprétariat et en donnant des cours d’espagnol12 – ils ne frayent pas nécessairement dans le milieu de la haute aristocratie et ne savent pas nécessairement plusieurs langues vivantes, ce qui les distingue de la majorité de leurs homologues français. En fait, ces Espagnols, dont le nom d’un grand nombre a dû se perdre au regard des quelques-uns que l’histoire a retenus (tels Marcos Fernández, Alejandro de Luna, Juan de Luna, Lorenzo de Robles, Ambrosio de Salazar ou Jerónimo de Texeda), étaient le plus souvent des « aventuriers, soldats congédiés [ou] hétérodoxes [qui] avaient quitté l’Espagne au moment où la Cour de France pouvait leur faire bon accueil ou tout au moins tolérer leur séjour13. » Ces « grammairiens exilés14 » ne sachant parfois que très mal le français tentaient de gagner leur vie en France grâce à l’un des seuls métiers qu’ils pouvaient exercer, celui de professeur de leur propre langue. Sabina Collet-Sedola résume ainsi la différence entre professeurs espagnols et français : « À l’époque où les réfugiés, les aventuriers, les courtisans se côtoyaient, l’enseignement de la langue à la mode fut pour les uns une question d’aventure et d’audace, alors que pour les autres elle demeura attachée à une tradition culturelle humaniste15 ».

Un atout majeur et naturel des Espagnols leur permet de rivaliser avec leurs collègues

français, alors même qu’ils sont moins doctes, et peu formés dans l’étude comparée des langues : la connaissance de leur langue maternelle. À titre d’exemple, lorsqu’il fut question que Louis XIII prenne des leçons d’espagnol, César Oudin, pourtant interprète officiel du Roi, dut à son grand dam s’effacer derrière Ambrosio de Salazar, Espagnol natif de Murcie installé comme professeur de langue à Rouen. L’indignation de César Oudin fut forte, mais il ne pouvait lutter contre cet argument : nul ne peut mieux enseigner une langue étrangère qu’un natif du pays16. Lui-même, avant de déplorer la piètre qualité de la grammaire d’un concurrent

10 Dicctionario muy copioso de la lengua española y francesa. Dirigido Al Illustrissimo Principe Henrico de Borbon Principe de Condé. Por el doctor Ioan Palet medico ordinario de su Exca. Dictionnaire tres ample de la langue Espagnole et Françoise. A tres illustre Prince Monseigneur Henry de Bovrbon Prince de Condé. Par Iean Pallet Docteur en Medecine et Medecin ordinaire de son Exce, Paris, Matthieu Guillemot, 1604, f. ã 6 r° [Le frontispice tient lieu de page de titre]. 11 Ibid., « Aux lecteurs », f. ã 8 r°-ẽ 1 r°. 12 Sabina Collet-Sedola, « L’origine de la didactique de l’espagnol en France. L’apport des grammairiens espagnols exilés (1600-1650) », Histoire Épistémologie Langage, t. XV, fasc. 2, 1993 ; voir la section « Juan de Luna », p. 45-47. 13 Ibid., p. 42. 14 Pour reprendre le titre de l’article de Sabina Collet Sedola, que nous citons ci-avant. 15 Ibid., p.49. 16 Soulignons cependant que cette seule qualité ne suffit pas à Salazar pour surpasser Oudin. Pascal Morniche évoque quelques raisons possibles du retrait de Oudin, parmi lesquelles « [s]es liens […] avec la banque

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espagnol (sans doute Luna), qu’il dit « toute farcie de galimatias », doit concéder aux Espagnols leur naturelle supériorité pour enseigner leur langue :

[…] ce qui m’a […] retardé [dans la réimpression de la Grammaire], explique-t-il, a été le vent que i’ay eu, qu’vn certain personnage Espagnol professeur de sa langue, en promettoit vne biẽ plus cõpendieuse que la mienne : & croy veritablement qu’elle n’eust peu estre autrement que bonne, sortant de la plume d’vn naturel du pays […]17

Les Français, ne pouvant comme leurs concurrents étrangers prétendre aussi bien connaître l’espagnol que s’il était leur langue maternelle, doivent s’illustrer dans la connaissance de la langue et du pays. Pour ce faire, ils peuvent revendiquer en leur faveur la fréquentation directe de l’Espagne après y avoir séjourné quelque temps. Le plus célèbre de ces voyages d’Espagne est celui, de quelques semaines seulement, que fit César Oudin, et dont son fils Antoine révèle dans la préface d’une réédition qu’il fut mit en scène dans l’un des Dialogues : « [l]e Polyglote, affirme-t-il, introduit dans le huictiesme [dialogue] n’est autre que César Oudin, qui raconte succintement le voyage d’Espagne18 ». César Oudin applique donc en personne le conseil qu’il donne aux « studieux et amateurs des langues », qui consiste à « aller jusqu’à la fontaine » pour y boire « de la plus claire et pure substance qui y soit19 ». Entreprendre ce voyage, dit-il, permet de proposer un savoir très moderne intégrant les mots plus récemment entrés en usage en Espagne et de dispenser une connaissance de la langue similaire à celle que pourrait enseigner un homme originaire du pays20. De la même manière, un autre maître de langue, Huillery, se targue auprès de la Reine d’avoir passé « vingt-deux années de [s]a vie en Espagne21 » tandis que Lancelot, faute d’avoir entrepris le voyage, tire parti des avantages des Espagnols en affirmant leur avoir emprunté les éléments de sa grammaire :

c’est de ces naturels Espagnols [Nebrija, Miranda, Covarrubias], dit-il, que j’ay tiré particulierement le petit ouurage que je donne icy au public, en y mélant aussi ce que j’ay pû tirer des Estrangers qui ont trauaillé sur le mesme sujet auec plus de soin […]22.

Ce prestige du voyage, évidemment lié à la connaissance du pays, est aussi partie prenante de la conception d’un maître de langue compilateur, qui sélectionne judicieusement l’information pour le plus grand profit de ses élèves. Julliani ne tarit pas d’éloges sur ce point, et son enthousiasme est sensible quand il déclare à son protecteur : « […] que ie prendray […]

protestante, ses dédicaces de livres à la famille Fugger, son engagement auprès d’Henri IV » (Devenir prince. L’école du pouvoir en France XVIIe – XVIIIe siècles, Paris, C.N.R.S. Éditions, 2009, p. 278). 17 César Oudin, Grammaire espagnolle, recveillie, et mise en meilleur ordre qu’auparauant, auec l’explication d’icelle en François […] Cinquiesme edition, reueuë, corrigee, & augmentee par le mesme Autheur, Paris, Adrian Tiffaine, 1619, f. ã 4 v°. Selon A. Morel-Fatio, le concurrent en question serait Luna, et la grammaire son Arte breue i compendiosa publié à Londres en 1623 (voir A. Morel-Fatio, op. cit., p. 171). 18 Éd. : Paris, Antoine de Sommaville, 1650, f. ã 3 v°. 19 3ème éd. de la Grammaire : Paris, M. Orry, 1610, « Aux studieux et amateurs des langues », f. ã 4 r°-ã 4 v°. [Orthographe modernisée]. 20 Sur le voyage de Oudin, l’on pourra consulter avec profit l’article suivant de Marc Zuili : « El viaje de César Oudin a España y Portugal (1610) : entre realidad y ficción literaria », Escrituras y reescrituras del viaje. Miradas plurales a través del tiempo y de las culturas, Berlin, Peter Lang, « Leia », p. 537-549. 21 Vocabvlario para facilmente y brieuemente deprender a ler, escrebir, y hablar la lengua Castellana. Con algunas curiosidades. Compuesto por D. Francisco Huillery, de la Puerta dorada. Dirigido a la Reyna. Vocabvlaire pour apprendre aisément et briéuement à lire, escrire, & parler la langue Espagnolle. Avec quelques autres curiositez. Composé par Me François Hvillery, Sieur de la Porte dorée. Dédié à la Reyne, Paris, P. Variquet, 1661, f. ã 5 v°. 22 Novvelle methode povr apprendre facilement et en pev de temps la langve espagnole, Paris, P. Le Petit, 1660, f. ã 5 v°-ã 6 r°.

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plaisir de découurir dans les Langues Italiennes & Espagnoles, ce qu’elles ont de plus pur & de plus délicat, afin de vous l’offrir, & de vous en épargner la recherche23 ». Il est frappant de constater que cette aptitude à la compilation sert aussi de défense au travail des traducteurs sous la plume de Oudin. Dans son « Avertissement sur les traductions, aux censeurs, et pareillement à certains mauvais traducteurs24 », il prend la défense de l’activité de traduction en même temps qu’il assure que le travail de compilation et la tâche de mise en ordre sont utiles, d’autant que les méthodes d’apprentissage sont tenues pour des ouvrages « peu susceptibles d’invention25 ». Les maîtres de langue ne cherchent à livrer des méthodes ni exhaustives ni originales, mais au contraire n’hésitent pas à puiser dans le matériel didactique déjà existant et à ne retenir que l’essentiel pour fournir en peu de pages le moyen le plus simple possible de comprendre et parler la langue espagnole, en remettant à plus tard, ou à d’autres, le soin d’en brosser un tableau plus complet. Une corrélation étroite entre types d’apprenants et diffusion par l’imprimé : le triomphe de la culture élitaire

Cette opération de sélection est particulièrement en adéquation avec les attentes du public auquel s’adressent les maîtres de langue. En effet, le théâtre sur lequel évoluent ces professeurs est essentiellement la Cour, dont l’intérêt pour l’espagnol est éveillé par l’arrivée en France de courtisans étrangers à la suite des infantes. Les honnêtes hommes ne sauraient dédaigner l’apprentissage d’une langue dont les théoriciens de l’honnêteté, tels François de Grenaille, Nicolas Faret ou le sieur de la Caillère26, recommandent l’intelligence. Devenue à la mode, elle jouit désormais d’un prestige aussi grand que l’italien : à cette époque en effet,

à l’opposé des idiomes septentrionaux, négligés sinon méprisés, connus seulement d’un très petit nombre de personnes, l’espagnol apparaissait, avec l’italien, comme l’ornement obligé d’un esprit cultivé. Jusqu’à la crise de conscience européenne, où l’on vit basculer le pôle d’attraction du midi vers le nord, il convenait d’avoir peu ou prou l’intelligence des langues méridionales si l’on voulait briller en société27.

Dans ce climat d’engouement général, l’usage de l’espagnol à la Cour de France se présente davantage comme un signe de distinction sociale que comme une pratique érudite. À cet égard, M.-H. Maux-Piovano dessine au sein des hispanistes ou hispanophiles de la Cour une ligne de démarcation séparant « un groupe minoritaire, formé de lettrés ou de linguistes qui avaient un intérêt réel pour l’art et la littérature espagnole » de « la masse des courtisans qui évoluaient dans l’entourage de la reine, et qui souhaitaient pour cela maîtriser tant bien 23 Nomenclatvre dv sievr Iulliani, Qui contient les mots exacts & choisis pour apprendre les Langues Françoises, Italiennes & Espagnoles. Ensemble les Dialogues familiers, Où sont expliquez les sept Arts Liberaux, du mesme Autheur. Vtile & necessaire à ceux qui veulent parler & écrire correctement en ces Langues, Paris, Jean-Baptiste Loyson, 1659, f. ã 2 v°-ã 3 r°. 24 Voir cet avertissement dans la 2e éd. des Refranes, Paris, Orry, 1609, f. ã 6 r°- ã 8 v°. 25 Propos tenu notamment par Antoine Oudin dans une édition de la Grammaire (éd. : Paris, Antoine de Sommaville, 1659, f. ã 4 r°-ã 4 v°). 26 L’on pourra consulter les références suivantes : François de Grenaille, L’Honneste Fille, Paris, J. Paslé, 1639-1640, 3 vol., p. 216-217 ; et L’Honneste Garçon, Paris, T. Quinet, 1642, p. 234-235 ; Nicolas Faret, L’Honneste Homme, Paris, T. du Bray, 1630, p. 65 ; et Caillère (sieur de), Traicté de la fortune des gens de qualité et des gentilhommes particuliers, Paris, L. Chamhoudry, 1658, p. 278. Celles-ci sont données par Christian Péligry dans son article « César Oudin et l’enseignement de l’espagnol sous Louis XIII », dans Daniel-Henri Pageaux (dir.), Deux siècles de relations hispano-françaises. De Commynes à Madame d’Aulnoy [Actes du colloque international du Centre de Recherches et d’Études Comparatistes Ibéro-Francophones de la Sorbonne Nouvelle, juin 1984], Paris, L’Harmattan, « Récifs », 1987. 27 Ibid., p. 31.

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que mal sa langue 28 ». Les apprenants, élèves des maîtres de langue et lecteurs des méthodes d’apprentissage, sont moins des érudits soucieux d’une connaissance exhaustive de la langue que des courtisans curieux de découvrir l’idiome voisin et de n’en retenir que ce que le maître de langue jugera le meilleur. Dans cette dynamique, le premier élève est le Roi, dont on se souvient que le choix du maître de langue attitré suscita une violente rivalité entre César Oudin et Ambrosio de Salazar, finalement choisi en sa qualité d’Espagnol naturel pour assumer cette honorifique charge. Un acte notarié découvert par Abel Lefranc atteste que Salazar a bien été payé par le roi pour lui avoir donné des leçons d’espagnol à partir de l’année 161429. Louis XIII ne fit certes pas durer ces leçons de langue (et s’employa même à réduire drastiquement l’entourage espagnol de son épouse) mais le fait que la personne royale – que ce soit Louis XIII ou après lui Louis XIV – apprenne des rudiments d’espagnol pour accueillir sa future épouse exerce nécessairement une influence non négligeable sur les courtisans. Au sein de ceux-ci, les femmes et les jeunes filles sont également touchées par la mode de l’espagnol. Alexandre Cioranescu en donne un remarquable exemple quand il évoque l’une des Nouvelles françoises de Charles Sorel mettant en scène une femme se faisant donner à domicile une leçon d’espagnol par son amant30. En revanche, les enfants ne semblent pas concernés par l’apprentissage de cette langue, ce dont peut être prise pour témoin l’épître dédicatoire de César Oudin adressée dans la cinquième édition de sa Grammaire à un enfant de dix ans, « Phelippe de Flecelles, fils de messire Iean de Flecelles, Conseiller du Roy en son conseil d’Etat & Secretaire en celuy de ses finances », dont Oudin précise qu’il n’a pas encore l’âge de se servir du traité : « Plusieurs se pourroient estonner de ce que ie vous addresse ce petit traicté, prévient-il, […] veu que vous n’auez pas encore attaint l’âge de vous en pouuoir seruir […]31 ». Le souhait de Oudin, en dédicaçant son ouvrage à Philippe de Flecelles, est malgré tout d’obtenir de son père qu’il lui confie les leçons particulières de son fils lorsque celui-ci sera en âge d’apprendre l’espagnol. De même, dans sa dédicace au Prince de Joinville32, qui est sans doute François de Lorraine, né en 1612 et qui aurait donc 10 ans en 1622, il espère se voir confier par le père de celui-ci les leçons d’italien et d’espagnol du Prince, dont il dit qu’il suit déjà des cours d’allemand et de latin. L’italien et l’espagnol seraient donc des langues apprises plus tardivement. Lorsque les fils sont assez âgés, bien des pères se soucient en effet de leur inculquer quelques rudiments de ces langues étrangères utiles aux activités diplomatiques, pour les préparer à assumer les charges qui pourraient leur être confiées. Julliani, auteur d’un recueil de proverbes français, italiens et espagnols, loue ainsi la prévoyance de Monsieur Tamboneau, Conseiller du Roi, qui a souhaité « faire apprendre [à Messieurs ses Enfants] beaucoup de langues diferentes, pour leur donner le moyen d’auoir commerce auec plusieurs sortes de Nations, vers lesquelles leur naissance & leur mérite les fera sans doute enuoyer un jour33 ». Hormis quelques-uns de ces cas particuliers, l’enseignement systématique des langues vivantes à un jeune public, même dans les méthodes pédagogiques les plus novatrices comme celle de l’Académie de la ville de Richelieu, se résume à fort peu de choses : une leçon par semaine

28 Marie-Hélène Maux-Piovano, « Comment enseignait-on la prononciation de l’espagnol aux Français au XVIIe siècle », dans Marc Zuili et Susan Baddeley (dir.), Les Langues étrangères en Europe : apprentissages et pratiques (1450-1700), Paris, PUPS, 2012, p. 284. 29 Voir l’article d’Abel Lefranc, « Louis XIII a-t-il appris l’espagnol ? », dans Mélanges d’histoire littéraire générale et comparée offerts à Fernand Baldensperger, Paris, H. Champion, 1930, t. II, p. 37-44. L’acte est reproduit p. 39. 30 Alexandre Cioranescu, op. cit., p. 125. 31 5ème éd. : Paris, Tiffaine, 1619, f. ã 2 r°. 32 Dialogues… de Oudin dans l’éd. : Paris, P. Billaine, 1622, f. A 2 r°-A 4 r°. 33 Les Proverbes divertissans dv sievr Ivlliani, Pour apprendre auec plus de facilité les Langues Françoises, Italiennes, & Espagnoles. Ensemble les recreations dv mesme avthevr, Vtiles & necessaires à ceux qui veulent parler & écrire correctement en ces Langues, Paris, Jean-Baptiste Loyson, 1659, verso du 2e f. [n. pag. n.sign.].

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portant sur « l’origine des langues grecque, latine, italienne, espagnole et française, la conformité et la différence qui est entre elles34 ». Au demeurant, cette méthode expérimentale n’exista que dix années à peine, la mort de Richelieu stoppant son développement. Les courtisans, hommes et femmes jeunes ou adultes, paraissent donc être le public privilégié des professeurs d’espagnol.

Il serait pourtant légitime de penser que le public intéressé par ces manuels recoupe pour une part les utilisateurs des polyglottes du XVIe siècle, aussi divers que « voyageurs, artisans, femmes, plus en général personnes non scolarisées 35 ». Ce n’est que très partiellement vrai. Marc Zuili et Marie-Hélène Maux-Piovano s’accordent à dire que la connaissance de l’espagnol est nécessaire dans les domaines du commerce (qui implique d’avoir à parler affaires avec des étrangers) et de la diplomatie (qui implique de voyager dans des pays étrangers)36. Certains paratextes l’attestent, qui invoquent l’exemple historique de Mithridate, ayant profité de la connaissance qu’il avait des langues vivantes pour asseoir son autorité sur les peuples étrangers. Jean Saulnier ouvre ainsi l’épître dédicatoire à Messire Antoine de Nicolay, dans sa Nouvelle Grammaire espagnole et française de 1635 :

Les Histoires comme vrayes depositaires des choses paβées, nous font foy que le grand & celebre Mithridates, iadis esleu Roy sur plusieurs Provinces de la Grece, n’obtint iamais tant de loüanges pour toutes les victoires qu’il eut & gaigna contre les Romains, ny mesme pour auoir longuement & paisiblement gouuerné lesdites Prouinces, que pour auoir appris iusques au nombre de vingt-quatre langues differentes, par le moyen desquelles il pouuoit aisément & sans aide d’aucun interprete respondre à tous les Ambassadeurs qui lui estoient enuoyez de toutes parts […]37

L’exemple est classique. Ainsi, en 1604, Jean Pallet l’utilisait déjà à l’ouverture de son Dictionnaire, concluant : « Ce n’est pas la moindre partie qu’ayt le Prince de se pouuoir passer de Trucheman, lequel se rend comme compagnon du Maistre en ce, au moins qu’il participe à ses plus secrettes affaires38 ». L’argument, souvent associé à la figure de Mithridate, vaut particulièrement pour la langue espagnole qui peut, dans un cadre diplomatique, devenir un outil stratégique. L’espagnol ne tire pas peu de prestige de ses utilisations diplomatiques et politiques : instrument de pouvoir, il est d’autant à la mode auprès des courtisans, et entraîne par imitation une vague d’intérêt dans le monde bourgeois39.

34 Roger Chartier, Marie-Madeleine Compère, Dominique Julia, L’Éducation en France du XVIe au XVIIIe siècle, Paris, CDU/SEDES, 1976, p. 184. 35 Maria Colombo Timelli, « Dictionnaires pour voyageurs, dictionnaires pour marchands ou la polyglossie au quotidien aux XVIe et XVIIe siècles », Linguisticae Investigationes, XIV, 2, p. 396. 36 Marc Zuili et Marie-Hélène Maux-Piovano partagent la même analyse : l’espagnol « est à la fois nécessaire à ceux qui veulent faire du commerce, pratiquer la diplomatie, s’assurer une culture personnelle et être bien en cour » (cette citation de M.-H. Maux-Piovano est reprise par Marc Zuili dans son article : « L’enseignement du castillan en France au XVIIe siècle », dans Les Langues étrangères en Europe…, éd. cit., 2012, p. 94). 37 Jean Saulnier, Novvelle grammaire italienne et espagnole, Declarée par nostre Langue Françoise. Par le moyen de laquelle on pourra aisément & en peu de temps apprendre lesdites Langues selon leur prononciation & orthographe. Composee par M. I. Saulnier, Secretaire de Monseigneur le Prince de Condé. Faisant profession desdites Langues & Cosmographie, Paris, Jean Corrozet, 1635, f. A 2 r°-A 2 v°. 38 Jean Pallet, op. cit., f. ã 5 r°. Cette conclusion est intimement liée à l’exemple de Mithridate puisque la phrase immédiatement précédente est : « Ce grand Prince Mithridates n’a point esté plus loüé d’infinies vertus dont il estoit orné, que d’auoir sçeu vingt & deux langues, à l’ayde desquelles il parloit à vingt & deux Peuples ses subiects, à chacun selon son langage. » 39 Sabina Collet Sedola explique que les mariages espagnols, apportant à la cour un cortège de dames et gentilshommes espagnols, suscitèrent le désir d’apprendre l’espagnol chez les aristocrates puis, par imitation, chez les bourgeois et, par intérêt, chez les marchands. Voir notamment son article intitulé : « L’étude de l’espagnol à l’époque d’Anne d’Autriche », dans Charles Mazouer (dir.), L’Âge d’or de l’influence espagnole. La

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Pour autant, il est difficile de donner littéralement crédit à la célèbre phrase de Cervantès : « En Francia ni varón ni mujer deja de aprender la lengua castellana40 » car il semble bien, à y regarder de plus près, que malgré ce qu’affirment les auteurs, leurs manuels sont composés à destination d’un public essentiellement courtisan. Si l’apprentissage de la langue peut s’étendre à « des personnes plus modestes tels que des voyageurs, des bourgeois aisés, des commerçants et des lettrés issus du peuple41 », le matériel didactique n’est pas produit à l’intention de ces derniers. Les pré-requis exigés par les manuels (connaissance du latin par exemple) comme le milieu socio-culturel dans lequel ils s’inscrivaient implicitement (notamment sensible à travers les types sociaux mis en scène dans les dialogues) les rendaient en priorité utilisables par un public aristocratique et cultivé, et cantonne presque exclusivement leur utilisation à ce public précis. Les analyses de M.-H. Maux-Piovano, mettant en évidence un décalage entre les affirmations de principe des professeurs de langue (qui ont l’ambition de profiter à tout le monde) et le contenu des ouvrages (élaboré à l’intention de personnes instruites), permettent de conclure que : « Malgré les affirmations des grammairiens à la recherche d’un large public, les manuels d’espagnol à usage des Français au XVIIe siècle s’adressaient aux classes dominantes42 ». La spécificité du public ne signifie pas pour autant que l’étude de la langue fut très poussée : au contraire, servant de vernis culturel, elle resta le plus souvent très superficielle. Juan de Luna relate à ce propos une anecdote plaisante : lors de l’ambassade de Mayenne en 1612, des gentilshommes qui s’étaient préparés à leur voyage en Espagne par six mois d’apprentissage assidu voient tous leurs efforts réduits à néant lorsqu’ils sont tournés en dérision en Espagne à cause de leur prononciation ridicule43. Il n’en reste pas moins qu’à côté de cette culture livresque et élitaire, dut parallèlement se diffuser une culture informelle et populaire qui se passa peut-être des manuels d’apprentissage, et qui explique l’implantation dans la langue française de vocables venus d’Espagne et l’introduction d’un ferment espagnol jusque dans les formes les plus populaires de parler que sont les dictons ou expressions figées44. Impact de la relation pédagogique sur les outils didactiques : les effets du pacte de sociabilité

Quoi qu’il en soit, la spécificité du type d’apprenant conditionne le mode de sociabilité propre à la relation pédagogique et modèle en profondeur les modes et outils d’apprentissage. Au-delà des compétences personnelles du maître de langue, sa valeur, ou du moins son succès, se mesure pour une large part dans la plus ou moins grande proximité qu’il entretient

France et l’Espagne à l’époque d’Anne d’Autriche 1615-1666 [Actes du 20e Colloque du C.M.R.17 (Bordeaux, 25-28 janvier 1990)], Mont-de-Marsan, Éd. InterUniversitaires, 1991, p. 39. 40 « En France, personne, homme ou femme, ne manque d’apprendre le castillan. » (Miguel de Cervantes Saavedra, Les Épreuves et travaux de Persilès et Sigismunda, dans Œuvres romanesques complètes, II, publ. sous la dir. de Jean Canavaggio ; trad. de l’espagnol et annoté par Claude Allaigre, Jean Canavaggio et Jean-Marc Pelorson, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2001). 41 Marc Zuili, « L’enseignement de l’espagnol en France au XVIIe siècle : public, enseignants, ouvrages et pratiques pédagogiques », dans José Carlos Herreras (dir.), L’Enseignement de l’espagnol en France : réalité et perspectives, Valenciennes, Presses Universitaires de Valenciennes, « Recherches valenciennoises » n° 27, 2008, p. 219. 42 Marie-Hélène Maux-Piovano, « Les grammaires pratiques de l’espagnol publiées en France au XVIIe siècle : un nouveau genre didactique », dans Francine Wild (dir.), Genre et société, Nancy, Université de Nancy 2, « Groupe XVIe-XVIIIe siècles en Europe », 2000, t. I, p. 61. 43 Cette anecdote est évoquée par Christian Péligry, art. cit., p. 40. 44 Christian Péligry (ibid., p. 39) en relève quelques plaisantes dans les Curiositez françoises d’Antoine Oudin : « se chauffer à l’Espagnolle » (c’est-à-dire au soleil), « avoir l’esprit en Castille » (c’est-à-dire embrouillé), « payer à l’Espagnolle » (payer de rodomontades).

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avec le milieu curial. Les auteurs des manuels se placent régulièrement, ainsi que leur ouvrage, sous la protection d’un éminent personnage appartenant à la Cour ou à la riche aristocratie marchande : c’est pour Huillery ou pour Lancelot la Reine45 ; pour Salazar tantôt le Roi lui-même tantôt un aristocrate proche du couple royal (par exemple conseiller du Roi et Majordome de la Reine pour le Libro de flores46) ; pour Jean Pallet le Prince de Condé47 ; pour Jean Saulnier un conseiller et secrétaire du Roi48 ; pour César Oudin le Prince de Joinville ou encore les frères Fugger49, issus d’une famille aristocratique s’étant enrichie par le commerce etc. Les pièces liminaires, lieu de louange et d’offrande, sont un espace ouvert à la rencontre du maître (le professeur de langue) et de l’élève acquis ou potentiel (que l’on peut estimer représenté par le dédicataire, auprès duquel l’auteur a souvent assuré des leçons ou cherche à en obtenir) mais aussi, et tout à la fois, du mécène et de son client. Le seuil de l’ouvrage constitue en effet un lieu privilégié pour peindre ses qualités, d’autant que la représentation de soi joue un rôle non négligeable dans le succès d’un professeur auprès de ses élèves et dans le succès commercial que rencontrent ses manuels. Les professeurs français font systématiquement valoir leur position au sein de la Cour : César Oudin se présente comme « Secrétaire Interprète du Roi, ès Langues Germanique, Italienne & Espagnole, & Secrétaire ordinaire de Monseigneur le Prince », Antoine Oudin comme « Secrétaire Interprète de Sa Majesté », Jean Pallet en tant que « docteur en Médecine et Médecin ordinaire de Son Excellence [Henri de Bourbon Prince de Condé] », ou encore Jean Saulnier en qualité de « Secrétaire de Monseigneur le Prince de Condé ». Le cas des Espagnols est encore plus exemplaire car le processus de reconnaissance qui est à l’œuvre dans la proximité que cherchent à entretenir ces maîtres de langue avec les plus hautes sphères du pouvoir se combine avec la représentation de leur propre personne, en qualité de natifs du pays – ce qui constitue un gage de qualité et un fort argument de vente. Ambrosio de Salazar se montre tout particulièrement habile à mêler dans la représentation de lui-même sa double condition de sujet du roi et de professeur originaire d’Espagne. En plus d’asseoir sa compétence linguistique, le Murcien tente manifestement de conquérir sa place à la Cour de France lorsqu’il prie en ces termes le Roi d’accepter son Miroir de la grammaire en dialogues : « Recevez donc Sacrée Majesté ce travail, bien que d’un étranger, toutefois vôtre […]50 ». Les éditions successives de cet ouvrage intriquent de manière très visible cette double qualité de l’auteur en intégrant aux pièces liminaires, tantôt un portrait de Salazar, tantôt un portrait du Roi (Louis XIII ou Louis XIV selon la date de publication). Les éditions comportant un grand portrait de l’auteur (un bois gravé occupant une page entière) présentent un dispositif tout à fait unique au vu de l’ensemble des manuels : disposés en regard, le portrait et une pièce poétique en alexandrins intitulée « La vida del autor » présentent un Salazar réduit à la misère en Espagne à la suite de la mort de ses protecteurs, et s’en venant en France enseigner sa langue maternelle pour subsister. L’auteur met notablement en évidence le lien entre langue maternelle et publicité de soi-même lorsqu’il introduit les poésies encomiastiques d’escorte par cette déclaration : « J’ai trouvé bon de mettre ici ces vers suivants pour donner à entendre combien chacun est obligé en tout œuvre qu’il fasse d’enrichir et faire paraître sa

45 Voir par ex. l’éd. Paris, P. Variquet, 1661, du Vocabulario… de Huillery et l’éd. Paris, P. Le Petit, 1660, de la Nouvelle Méthode…de Lancelot. 46 Il s’agit de Georges de Monchy, Seigneur de Hauquincourt (éd. : Paris, D. Gil, 1619). Le Roi est dédicataire de toutes les éd. du Miroir de la grammaire en dialogues. 47 Voir l’éd. Paris, M. Guillemot, 1604 de son Diccionario… 48 Il s’agit de Monsieur Paulmier, dédicataire de l’Introduction en la langue espagnole de Saulnier (éd. : Paris, J. Millot, 1608). 49 Le Prince de Joinville est le dédicataire de Oudin dans l’éd. Paris, Billaine, 1622 des Dialogues… et les Fugger dans l’éd. Paris, Orry, 1606 de sa Grammaire… 50 Nous soulignons. Éd. Rouen, Louis Loudet, 1627, f. ã 3 v° [Orthographe modernisée].

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langue maternelle51. » Dans les éditions où figure un portrait du Roi, bienséance oblige, le portrait de l’Espagnol disparaît, remplacé par un bois allégorique de la grammaire. L’éditeur Ouyn trouve cependant un moyen ingénieux et respectueux des convenances d’insérer dans l’ouvrage un portrait miniature de Salazar, dans le frontispice signé J. Blanchin. L’on peut y remarquer, dans le pied d’une colonne, sous la représentation du Roi, le visage d’Ambrosio de Salazar identifiable aux initiales « A. de S. », accompagnées de la mention de son âge : « A. 48 ». Au fil des éditions successives du Miroir, représentations de soi en son naturel et figurations de soi comme sujet du Roi de France alternent ainsi pour dessiner une figure idéale de maître courtisan.

Nulle contradiction entre apologie de soi-même et déférence à l’égard du

commanditaire, jusqu’au point extrême où le maître ne se situe plus dans une position de supériorité par rapport aux clients qu’il instruit. Au sein du cercle de sociabilité curiale où se noue la relation pédagogique, l’acceptation du maître de langue implique un renversement hiérarchique de la position du professeur en faveur de l’élève. Ainsi Antoine Oudin ne prétend-t-il pas offrir un nouvel opus de la Grammaire à Mademoiselle d’Estampes de Valencey pour lui apprendre l’espagnol, langue qui lui est déjà, dit-il, « aussi familière que la Française », mais pour qu’elle « lui donn[e] une recommandation qu’il ne peut avoir de lui-même52 ». César Oudin n’hésite pas à s’en remettre au lecteur pour statuer sur la qualité de l’ouvrage et l’améliorer, en le priant de lui signaler des fautes qui lui auraient échappé afin de les corriger avant la prochaine mise sous presse53. L’affirmation de la grande compétence du dédicataire ou du lecteur témoigne du mode de sociabilité très caractéristique de la relation qui s’établit entre un maître de langue et son élève ou mécène : se mettant au service de ses élèves, qui sont avant tout des clients ayant partie liée avec les commanditaires ou mécènes, le maître accepte de soumettre la qualité de son ouvrage au jugement de ses dédicataires, « plus que capables de iuger de sa portee, par l’experiẽce & cognoissance [qu’ils ont] de plusieurs langues54 ». Cela tient au fait que l’élève, l’apprenant, le dédicataire, sont des acteurs majeurs de la production didactique, dont ils conditionnent ou permettent l’impression. Leur rôle peut être intellectuel : c’est le cas de Pallet qui affirme n’avoir publié son dictionnaire qu’après en avoir été instamment prié par un gentilhomme espagnol, le seigneur Herrera, ou de Robles qui affirme avoir publié des notes de cours à la demande de ses élèves55. Mais ce rôle est aussi pratique, car le lecteur est également acheteur, et le dédicataire souvent un client. Ainsi, la motivation première à publier un ouvrage peut être pécuniaire, ce qui transparaît parfois dans la piètre qualité du contenu didactique. Lorsque Salazar fait paraître en 1643 Trois traittez propres pour ceux qui desirent sçauoir la Langue Espagnole, il se contente de compiler des productions antérieures sous un titre nouveau56. De même, après avoir constaté la vente à la page de feuilles manuscrites réalisées sur commande et représentant les armes de tel seigneur

51 Nous modernisons l’orthographe de cette citation présente dans toutes les éditions du Miroir, hormis : Rouen, François Vaultier, 1659, qui ôte toutes les pièces liminaires à l’exception de l’épître dédicatoire au Roi (à laquelle est adjoint un portrait de Louis XIV, et non plus de Louis XIII). 52 Grammaire espagnolle et francoise, par Antoine Oudin Secretaire, Interprete du Roy ès Langues Estrangeres. Derniere Edition reueuë & corrigée, Paris, Antoine de Sommaville, 1659, f. ã 3 v°. [orthographe modernisée]. 53 Voir Refranes o proverbios castellanos traduzidos en lengua Francesa. Proverbes espagnols tradvicts en françois, par Cesar Oudin, Secretaire Interprete du Roy. Reueus, corrigez & augmentez en ceste seconde edition, par le mesme, Paris, Marc Orry, 1609, f. ã 3 v°. 54 C’est ce qu’assure Oudin des frères Fugger dans sa 3ème éd. de la Grammaire : Paris, M. Orry, 1606, f. ã 2 v°. 55 Ambrosio de Salazar, Libro de flores diversas y curiosas en tres tratados, Paris, David, 1619. 56 Tres tratados propios para los que dessean saber la Lengua Española. Trois traittez propres pour ceux qui desirent sçauoir la Langue Espagnole : Comme il se void en la seconde page. Le tout composé, augmenté, et corrigé par Ambroise de Salazar. Troisiesme edition, Paris, 1643. Sur cet ouvrage, voir A. Morel-Fatio, op. cit., p. 201-202.

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espagnol, il décide de faire imprimer un armorial, le Libro de armas57, dont la mise en couleur maladroite de certains exemplaires, pour ne pas dire hâtive, dit assez leur utilité immédiate et pratique. Mais l’enjeu essentiel d’une publication imprimée, au-delà de sa rentabilité financière, est l’établissement d’un lien, la création d’une interface entre le maître et l’élève, entre l’auteur et le mécène – à plus forte raison si l’on considère que l’auteur n’était pas toujours gratifié d’un bénéfice financier par l’imprimeur, mais pouvait obtenir contre la livraison de son manuscrit quelques exemplaires de dédicace destinés à être offerts. S’il est évident que la parution d’un ouvrage dédicacé peut être une manière de remercier un mécène ou de tenter d’obtenir des élèves58, la publication imprimée participe également en profondeur de la construction d’un ethos doctoral, qui peut aller jusqu’à la manifestation d’un désir de professionnalisation. Reconsidérons un instant le cas du Miroir de Salazar : il n’est pas indifférent que la mise en scène de lui-même auquel il se livre soit introduite par un frontispice gravé sur cuivre figurant le Roi – opération fort coûteuse que seuls le Miroir de Salazar et le Dictionnaire de Jean Pallet se permettent dans l’ensemble de la production didactique de l’époque – et soit le fait d’éditions publiées à Rouen, ville dans laquelle est installé Salazar. Le livre lui permet d’être reconnu dans la ville où il exerce, à la fois socialement, en affirmant son lien avec les autorités, et physiquement, grâce au portrait. Le manuel imprimé se présente ainsi, pour les plus professionnalisés des maîtres de langue, comme la vitrine de leur activité d’enseignement. Image de l’exercice d’une profession, de la personne parfois, d’une relation privilégiée avec le pouvoir – presque toujours59 ; le manuel joue certes un rôle pédagogique, mais aussi un rôle publicitaire, intégré à la nature même de la production didactique, terrain d’ébattement privilégié de l’homme de goût tendant naturellement vers l’apprentissage de langues étrangères, s’il est vrai, du dire de Saulnier, que « tout noble esprit s’esgaye davantage en la variété des langues qu’en la sienne propre et naturelle60 ».

S’égayer. Tel semble être le maître mot de cet apprentissage tout entier au service des

Grands de la Cour et du Monde. Lorsque la production didactique sait s’adapter aux exigences de son public, elle est l’occasion de beaux succès de librairie : la prolifique production de César Oudin et le nombre de rééditions dont ses ouvrages font l’objet en fournissent une éloquente illustration. Comme le souligne Christian Péligry, « si l’on veut bien admettre que chaque édition faisait l’objet d’un tirage oscillant entre mille deux cents et mille cinq cents exemplaires, on contestera difficilement la diffusion des manuels composés par le secrétaire-interprète du Roi61 ». Mais, pour rencontrer le succès, le maître de langue doit offrir des méthodes d’apprentissage divertissantes, faciles et rapides à un public certes très demandeur mais aussi amateur au goût délicat. Ces exigences sont des leitmotivs essentiels à la publicité du livre, témoins les pages de titre qui vantent des méthodes « pour apprendre facilement et en peu de temps la langue espagnole62 » ; des dialogues « fort 57 Quelques-uns de ces armoriaux manuscrits, parfois dédicacés de la main même de l’auteur, sont conservés à la Bibliothèque nationale de France. Ils figurent dans le catalogue dressé par A. Morel-fatio : Catalogue des manuscrits espagnols et portugais de la Bibliothèque Nationale, Paris, Impr. Nationale, 1892, p. 146. 58 L’on pense par exemple à Pallet offrant son Dictionnaire à Henri II de Bourbon Condé, ou encore à César Oudin dédicaçant la 5e édition de sa Grammaire au fils de Flecelles pour mieux obtenir la charge de son enseignement auprès de son père. 59 La plupart des manuels comportent dans leurs pièces liminaires une dédicace. Il arrive que celle-ci disparaisse au fil des rééditions, mais rares sont les premières éditions des manuels dans lesquelles ne figure pas une épître dédicatoire. 60 Voir l’épître dédicatoire à Monsieur Paulmier dans son Introduction en la langue espagnolle (Paris, Millot, 1608), f. ã 3 v°. 61 Christian Péligry, art. cit, p. 35. 62 Claude Lancelot, Nouvelle Méthode pour apprendre facilement et en peu de temps la langue espagnole, Paris, P. Le Petit, 1660.

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plaisants écrits en langue espagnole, et traduits en français. Avec des annotations és lieux nécessaires pour l’explication de quelques difficultés Espagnoles : Le tout fort utile à ceux qui désirent entendre ladite langue63 » ; ou encore des grammaires « réduites à dix chapitres. Qui contiennent sommairement et fort exactement, avec une méthode admirable, tout ce qui peut être nécessaire pour apprendre facilement et promptement la langue64 ». Le Miroir de Salazar en est un bel exemple, qui s’offre en ces termes au potentiel acheteur :

Miroir général de la grammaire en dialogues pour savoir la naturelle et parfaite prononciation de la langue Espagnole. Servira aussi de Dictionnaire pour l’apprendre avec plus de facilité. Il y a aussi aucunes Histoires gracieuses et sentences notables, le tout divisé par les sept jours de la semaine, ou en la septième journée sont contenus les phrases de ladite langue non encore vues jusqu’à maintenant65.

Lorsqu’il donne une méthode présentant l’apprentissage de l’espagnol en sept dialogues et sept jours, Salazar, s’il ne prétend pas faire apprendre toutes les subtilités de la langue en une semaine, n’en affirme pas moins dans l’épître au lecteur que l’on peut aisément apprendre « en moins de trois mois66 » une langue aussi facile que l’espagnol. L’objectif impératif de ces méthodes, comme des maîtres de langue face à leurs élèves, est de fuir absolument l’ennui d’un apprentissage fastidieux. En cela, le dix-septième siècle n’innove pas mais s’inscrit au contraire dans la continuité des pratiques pédagogiques du seizième siècle, qui mettait déjà cette préoccupation au premier rang de ses efforts. Du point de vue des mises en œuvres pratiques et pédagogiques, cela consiste à effacer autant que faire se peut l’apprentissage grammatical derrière la pratique conversationnelle, d’où l’immense succès du genre des dialogues, déjà très en vogue à la Renaissance. Toutefois, de plus près, ces dialogues dissimulent mal qu’ils ne peuvent faire l’économie de la grammaire. Deux types de pédagogie sont donc mises en œuvre, conjointement et à part inégale selon les ouvrages : la méthode grammaticale et la méthode conversationnelle. Il faut attendre la seconde moitié du siècle, avec la grammaire espagnole de Port-Royal, pour que paraisse une méthode d’apprentissage essentiellement guidée par une exigence puriste et normative ; mais celle-ci continue à faire figure d’exception.

En somme, l’apprentissage de l’espagnol n’est pas le fait d’érudits cherchant à

s’accomplir dans le maniement des langues. Il répond à une demande qui se veut au plus près du réel, à un public soucieux de pouvoir utiliser au plus vite ses compétences pour échanger quelques mots avec un Espagnol de passage à la Cour. Dans cette perspective, l’apprentissage de la langue s’accompagne naturellement d’un intérêt certain pour la culture et les mœurs du pays. Les manuels d’apprentissage, tributaires des attentes de leurs utilisateurs, ont donc une évidente visée pratique et s’inscrivent dans la vie la plus quotidienne. Les règles grammaticales sont assimilées à travers des situations concrètes et les ouvrages informent les Français de certaines coutumes en vigueur dans le pays voisin. Comme le souligne Marie-Hélène Maux-Piovano, les auteurs des manuels, plus maîtres de langue que grammairiens – César Oudin n’hésite d’ailleurs pas à distinguer fondamentalement l’apprentissage de l’espagnol des « sciences qui s’apprennent ès Université67 » – « [glissent] au cœur même des développements grammaticaux traditionnels […] des éléments non grammaticaux qui

63 César Oudin , Dialogues…, Paris, M. Orry, 1608. 64 Antoine Oudin, Nouvelle grammaire…, Paris, L Chamhoudry, 1675. 65 Cette description reste constante au fil des multiples rééditions du Miroir. 66 Cette affirmation se trouve dans la plupart des épîtres « Au Lecteur » du Miroir de Salazar. Voir par ex. l’éd. Rouen, A. Morront, 1615, f. ẽ 3 r°. 67 « Ie ne touche point [aux] sciences qui s’apprennent és Vniuersitez […] », dit-il. Voir l’éd. Paris, M. Orry, 1610 de sa Grammaire…, f. ã 3 r°.

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apparaissent à la fois comme le complément de ceux-ci et comme le moteur de l’enseignement de la capacité à communiquer en langue étrangère68 ». Parmi ces éléments pragmatiques qui fournissent aux apprenants le minimum d’informations culturelles nécessaires au bon déroulement d’une conversation, figurent quelques notions de géographie, quelques allusions à de grandes figures historiques espagnoles, mais surtout à des situations relevant de la vie courante : quelles sont les habitudes des Espagnols à table ? quels lieux communs partage-t-on outre-Pyrénées ? etc. La forme du dialogue est alors fort utile puisqu’elle créé l’illusion d’une immersion dans une conversation vécue, mettant en présence un Français et un Espagnol. La structure du Miroir de Salazar est à cet égard significative puisque le manuel met en scène un maître espagnol, Alonso, et un élève français, Guillaume, invitant le lecteur à suivre les échanges de ces deux personnages au fil de leurs activités quotidiennes. Ainsi les sept journées de l’ouvrage sont-elles rythmées par les retrouvailles et les séparations, occasions d’apprendre à se saluer, et la prise des repas, au cours desquels les deux convives conversent de sujets très variés69. Au demeurant, le niveau de langue lui-même se veut adapté aux besoins concrets des apprenants. Ambrosio de Salazar prouve le choix d’un sociolecte défini quand il déclare : « […] i’ay […] suiuy le plus commun langage Espagnol, ie dis le plus commun à la Court70 ». Précisons à ce propos que la présence de termes argotiques dans certains manuels (notamment dans la version du Thrésor de Oudin revue par son fils Antoine, qui y ajoute un Dictionnaire de Jargon71) n’est pas à interpréter comme le désir d’inculquer des tournures familières mais plutôt comme une manière de faire apprécier aux lecteurs des romans picaresques à la mode un niveau de langage spécifique à ces œuvres. Ces manuels offrent à leur utilisateur l’occasion d’une ouverture linguistique et culturelle qui apportera d’autant plus de plaisir qu’elle causera moins de peine : à charge de preuve les propos rassurants que Salazar tient à son lecteur, lui certifiant que :

pour apprendre vne lãgue si claire & si aisee comme l’Espagnole, il n’est pas besoin de courir de lieu en autre, ny moins de faire grand despense, mais bien en sa maison sãs crainte de se moüiller les pieds aux passages & rivieres qui se rencontrent avant que paruenir aux monts Pirenées […]72

68 « Contenu linguistique et éléments pragmatiques dans les grammaires espagnoles destinées aux Français dans la première moitié du XVIIe siècle », dans Marie Roig Miranda (dir.), La Transmission du savoir dans l'Europe des XVIe et XVIIe siècles [actes du colloque, Nancy, 20-21-22 novembre 1997 organisé par le Groupe de recherche XVIe et XVIIe siècles en Europe], Paris, H. Champion, « Colloques, congrès et conférences sur la Renaissance » 19, 2000, p. 183. 69 Sur cet échange du maître et de l’élève dans le Miroir, l’on pourra consulter : Marie-Hélène Maux-Piovano, « Le rôle de l’interlocuteur dans Le Miroir de la grammaire en dialogues d’Ambrosio de Salazar (1614) », dans Anne-Marie Chabrolle-Cerretini et Véronique Zaercher (dir.), Dialogue et Intertextualité, Nancy, Université de Nancy 2, « Europe XVIe-XVIIe », 2005, p. 125-141. 70 Voir l’éd. Rouen, A. Morront, 1615, du Miroir…, f. ẽ 4 v°. 71 Voir par ex. l’éd. Paris, Veuve Orry, 1616, intitulée : Tesoro de las dos lenguas francesa y española. Thresor des deux langues françoise et espagnolle ; auquel est contenue l’explication de toutes les deux respectivement l’une par l’autre : Divisé en deux parties. Par César Oudin, secrétaire interprete du Roy és langues Germanique, Italienne et Espagnolle, et Secretaire ordinaire de Monseigneur le Prince de Condé. Reveu, corrigé, augmenté, illustré & enrichy en ceste seconde Edition d’un grand nombre de Dictions & Phrases : & d’un Vocabulaire des mots de jargon en langue Espagnolle, par le mesme Autheur. 72 Voir l’éd. Rouen, A. Ouyn, 1623, du Miroir… de Salazar, f. ã 6 v°.

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Conclusion Ce souci impératif d’agréer au public et de lui épargner les peines de l’apprentissage a-

t-il nui à la pénétration de la langue espagnole en France ? L’on ne peut manquer d’être frappé par le fort contraste qui s’établit entre le foisonnement de manuels, preuve incontestable de la présence de l’espagnol en France au XVIIe siècle, et le caractère souvent futile ou superficiel auquel est relégué l’apprentissage de la langue. L’apparition et la multiplication des manuels n’eut qu’un effet relatif sur la mise au point d’une méthode d’enseignement stable et complète de cet idiome, point commun à l’enseignement de toutes les langues vivantes à cette époque, mais particulièrement sensible pour l’espagnol en tant qu’il s’implante dans un milieu curial où la pratique de la sociabilité prime sur la qualité du savoir. La pédagogie dominante, tout au long du dix-septième siècle, privilégie une approche plaisante de l’acquisition linguistique, qui escamote autant que faire se peut les difficultés grammaticales derrière une approche vivante et très partielle de la langue, mise au service d’utilisations sociales (échanges rapides au cours des conversations mondaines) ou divertissantes (lecture de livres espagnols, le plus souvent à la mode et d’agrément). Le désir d’intégrer les connaissances dans un cadre normatif n’apparaît que lentement et ne s’impose véritablement qu’à partir de la seconde moitié du siècle. Cependant, même si la connaissance de la langue espagnole au sens strict (c’est-à-dire si l’on exclut les mots à la mode et les quelques expressions figées entrées dans la langue française) resta sans doute pour la plupart des Français terra incognita, et pour la petite part d’initiés assez superficielle, Sabina Collet-Sedola souligne l’importance fondamentale jouée par les premiers professeurs qui, « en opérant empiriquement sur [une] matière riche, vivante, en y mettant de l’ordre à la mesure de leur compétence, […] contribuèrent de manière essentielle à la systématisation de l’espagnol et à son affirmation en tant que langue étrangère73 ». Malgré tout, le dix-septième siècle, moment privilégié de l’étude de l’espagnol en France au cours duquel, entre deux périodes d’indifférence ou d’oubli, cette langue exerça une immense attractivité, fut un moment essentiel de découverte de l’Espagne – au point que Marc Zuili a pu parler de ce siècle comme celui de la « naissance de l’hispanisme français74 ». À une époque où l’intérêt pour le pays voisin est conditionné par des données socio-culturelles extrêmement fortes, où l’apprentissage d’une langue vivante est, au-delà d’une compétence linguistique, l’apprentissage d’une civilité ; à une époque enfin où les frontières entre écrit et oral ne sont pas strictement imperméables, le rapport à la langue étrangère doit se construire dans un champ fragile et instable traversé de contradictions et intégrant des données aussi fondamentales et sensibles que les volontés diplomatiques ou les préjugés hispanophobes. À la croisée de ces paramètres, le manuel didactique, tout en épargnant à son lecteur la pénibilité du voyage d’Espagne, érige l’acte de lecture en premier pas vers l’étranger et, en tant qu’il fournit l’occasion facile et plaisante d’un voyage dans un fauteuil, se constitue progressivement en vecteur pérenne de l’altérité culturelle.

Aurore SCHOENECKER École Normale Supérieure, Paris

Chercheur associé à la Bibliothèque nationale de France

73 Sabina Collet-Sedola, « La didactique de l’espagnol en France (2e partie du XVIIe siècle) », dans Jeanine Stolidi (dir.), Recherches en linguistique hispanique, Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence, 1994, p. 39. 74 Voir par exemple Marc Zuili, « L’enseignement de l’espagnol en France au XVIIe siècle : public, enseignants, ouvrages et pratiques pédagogiques », dans Les Langues étrangères en Europe…, éd. cit., p. 219.

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Bibliographie

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Usages des anecdotes plutarquiennes dans les traités de pédagogie humanistes : d’Érasme à Montaigne

Auteur d’un traité d’éducation1, placé en tête des Moralia, Plutarque est une figure de la paideia dont les humanistes se recommandent et qu’ils imitent2 : ils s’imprègnent des principes d’éducation que développe Plutarque dans ce traité, comme dans d’autres opuscules qui touchent à l’apprentissage, notamment en matière de morale3. S’ils apprécient ses idées, ils goûtent aussi sa pratique pédagogique : la dimension concrète, l’inscription dans les circonstances de l’existence que confère aux préceptes l’usage de récits, souvent brefs, « scénarisés » et simples de compréhension. À l’instar de ce que sera le roman au XVIIIe siècle, chaque opuscule de Plutarque à dimension pédagogique s’offre comme « un traité de morale réduit en exercice4 ». C’est à cet aspect que nous souhaiterions nous intéresser, à ces historiettes particulièrement adaptées à un jeune public. L’utilisation qu’en font les traités d’éducation humanistes renouvelle la pratique pédagogique et invite à repenser les relations entre maître et élève. Nous tâcherons de montrer que ces historiettes n’ont pas exactement, ou pas seulement, le statut d’exempla : elles servent moins à l’acquisition d’un savoir dont l’élève serait le récepteur passif qu’elles ne s’offrent comme des exercices à pratiquer, œuvrant à la formation d’un sujet autonome au sens étymologique, capable de se donner à lui-même ses propres règles de conduite. Nous voudrions montrer qu’elles ouvrent à un véritable « souci de soi » et à la constitution d’un « soi éthique5 ». Il s’agira de se demander comment la formation ainsi assurée s’harmonise avec la nature de l’être à éduquer, comment former sans déformer, comment inviter chacun à « devenir ce qu’il est » pour paraphraser Nietzsche.

Les historiolae plutarquiennes : des exempla ? Érasme, dans son De pueris instituendis, définit les « matériaux » dont l’enfant tirera profit

et qui s’adapteront à ses capacités intellectuelles. Dans ce « magasin », il fait figurer ce qu’il appelle des insignes historiolae, des historiettes ou des anecdotes remarquables :

Quid enim obstat quo minus eadem opera discat aut lepidam ex poetis fabellam, aut festivam sententiam, aut insignem historiolam, aut eruditum apologum, qua cantionem ineptam, plerumque et scurrilem, qua ridenda delirantium anicularum fabulamenta, qua meras muliercularum imbibunt et ediscunt nugas6 ?

1 L’attribution de ce traité à Plutarque, contestée de nos jours, ne faisait aucun doute pour les humanistes. 2 Voir Emmanuel Bury, Littérature et Politesse. L’invention de l’honnête homme 1580-1750, Paris, PUF, 1996, p. 27 : « Il est significatif que le premier traité des Moralia, selon l’ordre traditionnel que conservent les éditeurs humanistes, soit consacré à l’éducation des enfants (De pueris educandis) […] ; il constitue la source essentielle des traités humanistes, et notamment de l’un des plus célèbres, le De pueris statim ac liberaliter instituendis d’Érasme ». 3 Entre autres exemples, on pourra citer les traités Comme il faut lire les poètes, Comment il faut ouïr, Que la vertu se peut enseigner, Du trop parler, De la curiosité, De la mauvaise honte. Nous donnons les titres de la traduction d’Amyot. 4 Nous empruntons l’expression à l’abbé Prévost qui l’utilise pour qualifier son roman Manon Lescaut (voir l’« Avis au lecteur »). 5 Sur ces expressions empruntées à Michel Foucault voir : Michel Foucault, Histoire de la sexualité, Paris, Gallimard, coll. Tel (3 volumes), 1976-1984, ainsi que L’Herméneutique du sujet. Cours au collège de France 1981-1982, Paris, Seuil/Gallimard, coll. Hautes Etudes, 2001, édition établie sous la direction de F. Ewald et A. Fontana par Frédéric Gros. Voir aussi l’article de Frédéric Gros, « Le souci de soi chez Michel Foucault » dans Perrine Galland-Hallyn et Carlos Lévy (dir.), Vivre pour soi, vivre pour la cité de l’Antiquité à la Renaissance, Paris, PUPS, 2006. 6 Érasme, De pueris statim ac liberaliter instituendis, dans Opera omnia, I, 2, Amsterdam, 1971, p. 69, l. 9-13. « Qu’est ce qui l’empêche en effet d’apprendre une charmante petite fable d’un des poètes, une sentence plaisante, une historiette célèbre, un apologue instructif, sans y déployer plus d’effort que pour une chanson inepte et le plus souvent bouffonne, des contes ridicules de vieilles radoteuses ou pour apprendre et avaler de vraies billevesées de bonnes femmes ? » Nous soulignons. (Il faut donner très tôt aux enfants une éducation libérale, trad. Jean-Claude Margolin, dans Éloge de la

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Il s’agit, pour Érasme, de définir des formes littéraires qui rendent compatibles plaisir et instruction. Par cette double visée, les formes répertoriées ressortissent à l’exemplum. Distinguées des fabellae et des apologi, les historiolae semblent se caractériser par leur inscription dans le réel. Cet élément de définition, auquel s’ajoute leur caractère insigne, invite à les identifier aux « faits et dits mémorables », tels ceux collectés par Valère Maxime, tels ceux qu’offrent à foison les écrits de Plutarque.

Ces « historiettes » pourraient cependant avoir quelque parenté avec les fables et les apologues. À propos de ces dernières formes, Érasme insiste sur les vertus de l’image dans l’enseignement à prodiguer aux enfants : « Fabulas et apologos hoc discet libentius ac meminerit melius, si horum argumenta scite depicta pueri oculis subjiciantur, et quicquid oratione narratur, in tabula demonstretur7 ». S’il est question de véritables images et non des vertus picturales du verbe, Érasme souligne toutefois un procédé cognitif de l’enfance qui explique les propriétés pédagogiques des micro-récits plutarquiens. Ces derniers, imagés, s’avèrent tout particulièrement idoines à exciter la propension à l’imitation qui caractérise l’enfant.

Plutarque fournit, en effet, une catégorie d’exempla singulière qui combine dimension historique et fictive. Nombre de faits et dits mémorables s’offrent comme des apologues en acte : ils répondent à une mise en scène qui met en image une leçon générale et abstraite8. Ainsi de ce récit emprunté à la Vie de Sertorius et utilisé dans les Adages :

Caudae pilos equinae paulatim vellit, qui quod viribus atque impetu fieri nequit, id tempore atque assiduitate conficit […]. Natum e facto quodam ducis Sertorii, cujus rei meminit Plutarchus in ejus vita. Hic enim cum suis copiis ex barbara turba conflatis, rationibus persuadere non posset in re militari plus habere momenti consilium quam vires temerarias, postea quam illi parum feliciter pugnassent, duos proponit equos, alterum macilentum atque invaldum alterum vegetum, cauda pilosa. Atque invalido illi juvenem adhibet praegrandi corpore et admirandis viribus. Contra vegeto illi pusillum atque imbecillum admovet homuncionem. Hic singulos pilos paulatim vellens brevi spatio totam depilavit caudam. Juvenis e diverso caudam omnem simul manibus utrisque comprehensam vi atque impetu conatur revellere. Qui cum frustra sudaret, risui fuit circumstantibus. Sub haec adsurgens Sertorius, cujus consilio jussuque haec fuerunt acta, Videte, inquit, commilitiones, quanto plus possit ingenium quam vires9.

L’exemplum procède en deux temps : un factum d’une part, mise en scène allégorique nécessaire à la saisie du sens de l’adage ; le dit de Sertorius d’autre part, sorte de moralité ou de traduction de la métaphore qu’il a mise en scène. Ce récit est caractéristique d’une parole qui se voit plus qu’elle ne s’entend : le « videte » qui ouvre la réplique du Romain exprime une double opération, d’intellection et de perception visuelle. Ce langage par signes prend le relais d’une parole de persuasion impuissante. Le factum réussit là où le logos a échoué. Le destinataire, une « foule

folie..., Paris, Robert Laffont, 1992, p. 535, toutes les traductions du De pueris instituendis sont empruntées à cette édition). 7 Ibid., p. 67-68, l. 20-2 : « Quant aux fables et aux apologues, il les apprendra plus volontiers si on lui en présente les sujets sous les yeux habilement figurés, si tout ce que raconte l’histoire lui est montré sur l’image. » 8 C’est ce qu’Érasme appelle dans la Lingua, factis veluti mutis symbolis indicare. Il reprend les propos de Plutarque dans Du Bavardage, mais ce dernier rapprochait cette forme d’expression du parler oblique d’Apollon. 9 Érasme, Les Adages, Jean-Christophe Saladin (dir.), Paris, Les Belles Lettres, 2012, vol. 1, p. 601-602, I, VIII, 95 : « Il arrache peu à peu les poils de la queue d’une jument celui qui accomplit jusqu’à son terme patiemment et assidûment une tâche dont la force ni la violence ne saurait venir à bout […]. L’adage provient d’une action que fit un jour le général Sertorius. Plutarque la rappelle dans la vie qu’il lui a consacrée. Sertorius essayait d’avancer des arguments pour persuader ses soldats, foule barbare, que dans une guerre, la stratégie était plus efficace que la violence verbale. Mais il n’y parvint pas. Plus tard, après avoir livré bataille sans succès, il fit amener deux chevaux, l’un maigre et chétif, l’autre robuste et pourvu d’une queue épaisse. Il amena ensuite un jeune homme bien bâti et incroyablement musclé devant la haridelle et un homme tout petit et fragile devant le cheval massif. Ce dernier arracha l’un après l’autre les poils de la queue jusqu’à ce qu’elle n’en eût plus. En revanche le jeune homme vigoureux agrippa la queue entière avec ses deux mains et tenta de lui arracher les poils de vive force. Mais il lutta en vain et sous les moqueries. Sertorius, qui avait tout planifié et arrangé, se releva d’un bond et dit : "Vous voyez bien, frères d’armes, combien le jugement peut faire plus que la force" ». Nous apportons de légères modifications à la traduction.

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barbare », est sans doute en cause dans le langage utilisé. On peut penser que l’enfant a aussi besoin d’une telle figuration. C’est peut-être ce type d’exempla qu’Érasme nomme des historiolae. Il faut en effet prendre en compte le diminutif de ce néologisme : s’il indique la brièveté des récits, il peut aussi renvoyer à la ténuité des faits rapportés. Ces deux qualités définissent un « matériau » adapté à la formation des enfants, mais ont encore d’autres vertus. La concision est porteuse d’une incomplétude qui peut faire obstacle à la compréhension et nécessiter du pédagogue un commentaire pour guider l’élève. C’est la démarche qui gouverne le travail d’Érasme dans ses Apophtegmata, lesquels sont très largement une traduction en latin de Plutarque. Cette forme d’énoncé, marquée par la concision et vouée à l’éducation des enfants dans le contexte renaissant10, requiert un travail d’élucidation qui en facilite la compréhension. Mais l’incomplétude peut s’avérer féconde, invitant à l’exercice du jugement et à l’épanouissement de dispositions personnelles. C’est le mérite que Montaigne reconnaît à Plutarque :

Il y a dans Plutarque beaucoup de discours estandus, tres-dignes d’estre sceus, car à mon gré c’est le maistre ouvrier de la besongne ; mais il y en a mille qu’il n’a que touché simplement : il guigne seulement du doigt par où nous irons, s’il nous plaist, et se contente quelquefois de ne donner qu’une attainte dans le plus vif du propos. Il les faut arracher de là et mettre en place marchande. […] Cela mesme de lui voir trier une legiere action en la vie d’un homme, ou un mot, qui ne semble ne porter pas, cela c’est un discours11.

Montaigne met le doigt sur un autre aspect du « matériau » qu’offre Plutarque, la ténuité du contenu, autre interprétation possible du diminutif présent dans le néologisme historiola. Cette ténuité du contenu fait penser à la définition du bios que propose Plutarque, en le distinguant de l’histoire, à l’ouverture de la Vie d’Alexandre :

je n’ay pas pris à escire des histoires, ains des vies seulement : et les plus haults et les plus glorieux exploits ne sont pas tousjours ceulx, qui monstrent mieulx le vice ou la vertu de l’homme : ains bien souvent une legere chose, une parole ou un jeu, mettent plus clairement en evidence le naturel des personnes, que ne font pas des deffaites où il sera demouré dix mille hommes morts, ne les grosses batailles, ny les prises des villes par siege ne par assault12.

Plutarque place cette apparente insignifiance au service de l’éthopée des personnages, du projet éthique qu’il poursuit dans les Vies. Cette conception est reprise par les humanistes, mais un déplacement se produit qui donne une dimension pragmatique à cette ténuité. Chez Plutarque, les « menues choses » sont des signes de l’âme. Elles sont comme des semences – la métaphore est utilisée dans l’épître à Trajan en tête des Apophtegmes – qui donnent à lire en réduction tout un caractère. Dans la pratique humaniste, les semences deviennent celles contenues en l’âme des « sujets lecteurs », des semences que font éclore les lectures proposées. Ainsi dans l’Institution du prince de Budé, ouvrage très largement inspiré des Apophtegmes de Plutarque :

si mon effort et labeur vous vient à gré, il ne se peult faire qu’il ne excite en vostre trèsnoble couraige plain de générosité de meurs royalles et quasi heroicque, une trèshonneste et fervente émulation des choses louables et recommandables qui sont recitées dedans, en augmentant et stimulant et mectant en exercice les vertuz dont dieu et nature ont mis la semence et natyfve inclination en vous par grande largesse et bénignité13.

Montaigne opère un nouveau déplacement en ne donnant pas une orientation mimétique à cette pragmatique mais en la plaçant au service d’un exercice du jugement :

10 Voir Hélène Cazes, « Genèse et renaissance des Apophthegmes : aventures humanistes », dans Olivier Guerrier (dir.), Moralia et œuvres morales à la Renaissance, Paris, Champion, 2008, p. 15-35. 11 Montaigne, Essais, éd. Pierre Villey, Paris, PUF, 1999 [3ème édition], p. 15. Nous soulignons. 12 Plutarque, Vies des hommes illustres, trad. J. Amyot, Paris, Le club français du livre, 1953, tome 2, p. 383. 13 L’Institution du Prince de Guillaume Budé (ms Arsenal, transcription de Claude Bontems, dans Le Prince dans la France des XVIe et XVIIe siècles, Paris, 1965) f. 118 v°.

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[A] je considere aucuns hommes fort loing au-dessus de moy : noméement entre les anciens : et encores que je reconnoisse clairement mon impuissance à les suyvre de mes pas, je ne laisse pas de les suyvre à veue et diriger et juger les ressorts qui les haussent ainsin, [C] desquels je apperçoy aucunement en moy les semences : comme je fay aussi de l’extreme bassesse des esprits, qui ne me estonne et que je ne mescroy non plus. Je voy bien le tour que celles là se donnent pour se montrer ; et [A] admire leur grandeur ; et ces eslancemens que je trouve tres-beaux, je les embrasse ; et si mes forces n’y vont, au moins mon jugement s’y applique tres-volontiers14.

Les exemples du passé ne sont pas pour lui des miroirs comme ils pouvaient l’être chez Budé15, ils se prêtent à un exercice de jugement. À la relation mimétique, Montaigne substitue un retour sur soi qui conduit à une prise de conscience de nos limites, de nos capacités et de nos faiblesses :

Quant à moy, je puis desirer en general estre autre ; je puis condamner et me desplaire de ma forme universelle, et supplier Dieu pour mon entiere reformation et pour l’excuse de ma foiblesse naturelle. Mais cela, je ne le dois nommer repentir, ce me semble, non plus que le desplaisir de n’estre ny Ange ny Caton. Mes actions sont reglées et conformes à ce que je suis et à ma condition. Je ne puis faire mieux. Et le repentir ne touche pas proprement les choses qui ne sont pas en nostre force, ouy bien le regretter. J’imagine infinies natures plus hautes et plus reglées que la mienne ; je n’amande pourtant mes facultez : comme ny mon bras ny mon esprit ne deviennent plus vigoreux pour en concevoir un autre qui le soit16.

Les hommes illustres ne constituent pas un patron sur lequel se mouler, ils permettent de définir un patron intériorisé et conforme à ce que nous sommes, dans une adhésion lucide et raisonnée à soi.

La ténuité des faits prend alors un autre sens, ou plutôt revêt un autre enjeu. Elle peut être rapprochée de celle qui caractérise l’expérience personnelle que Montaigne relate dans le chapitre « De l’exercitation17 » :

Ce conte d’un evenement si legier est assez vain, n’estoit l’instruction que j’en ay tirée pour moy : car, à la verité, pour s’aprivoiser à la mort, je trouve qu’il n’y a que de s’en avoisiner. Or, comme dict Pline, chacun est à soy-mesmes une très-bonne discipline, pourveu qu’il ait la suffisance de s’espier de près. Ce n’est pas ici ma doctrine, c’est mon estude ; et ce n’est pas la leçon d’autruy, c’est la mienne18.

Nous tâcherons de voir comment les « légères actions » recueillies par Plutarque en la vie des hommes illustres peuvent s’articuler à ce souci de soi que définit Montaigne, comment elles permettent le passage de la « doctrine » à l’« estude » de soi.

Des exercices rhétoriques à l’exercice du jugement Avant d’en venir à Montaigne opérons un retour sur Érasme. Les caractéristiques des historiolae plutarquiennes que nous venons de dégager en font un matériau privilégié des exercices de rédaction que préconise Érasme. Il invite en effet les maîtres à proposer aux élèves des sujets de rédaction à partir des historiolae, des fabellae ou des apophtegmes qu’offrent les auteurs antiques.

14 Montaigne, op. cit., p. 725. Nous soulignons. 15 Budé, op. cit. : « Par lesquelles histoires on voit quasy comme ung mirouer les choses passées comme les présentes, par la considération desquelles, les hommes peuent grandement acquérir prudence et mieulx consulter les matieres qui s’adonnent et offrent es conseils des princes, ainsi que nous voyons advenir tous les jours, car il n’est riens qui tant face les hommes saiges que d’entendre l’estat du monde et la condicion de nature humaine, et préveoir les cas qui peuent escheoir, et comment on y peult pourveoir et obvier, et est ce que les historiens enseignent » (f. 25 r°-25 v°). 16 Essais, op. cit., 813 B. 17 Une chute de cheval qui l’a fait tomber en syncope et lui a permis d’approcher la mort. 18 Montaigne, Essais, op. cit., p. 377.

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Il s’agit tout à la fois d’apprendre à bien s’exprimer et de méditer une leçon morale. Les commentaires dont Érasme accompagne sa traduction des Apophtegmes ouvrent à la pratique de ces exercices, plus encore ils maintiennent une part d’indétermination du sens qui va permettre à l’élève de trouver sa propre voie et non d’en emprunter une que lui montrerait le maître. Ce dernier est un guide, non un tyran. Ce faisant, Érasme préserve une qualité reconnue à Plutarque, qu’explicite Simon Goulard :

Bref nous pouvons dire que Plutarque en ce qui nous est resté de lui, specialement de la Philosophie active, est le plus necessaire et profitable auteur Payen que nous ayons aujourd’hui. Je scay bien qu’en methode et recerche d’argumens, il cede aux Peripatetiques et Platoniciens : mais en recompense il a une facilité et doctrine merveilleusement propre et dont le lecteur ne se desgouste jamais. De quelle gracieuse vehemence refute-t-il les Stoiciens & Epicuriens ? En la deduction de ses propos il s’est contenté en declarant son intention, de la confermer par similitudes et exemples, specialement és opuscules morales, refutant d’un esprit rassis les argumens contraires, sans toutesfois s’attribuer le jugement, ains establissant le lecteur pour arbitre entre les parties. Disons donc en un mot, que les opuscules de Plutarque sont un thresor de toutes les parties de la Philosophie, & un cercle des sciences, pour un singulier soulagement & contentement des lecteurs19

Les apophtegmes d’Alexandre montrent la manière dont Érasme, par ses commentaires, offre moins des maximes morales que des exercices. En voici un premier exemple :

Xenocrati philosopho quinquaginta talenta dono misit : ea quum ille recusasset accipere, dicens sibi non esse opus, interrogavit an ne amicum quidem ullum haberet cui esset opus. Nam mihi, inquit, vix Darii opes in amicos suffecerunt. Hic utrius animum magis admirari conveniat nondum statui, regisne tam ad liberalitatem propensum, an philosophi qui tantum munus a tanto rege ultro delatum remiserit20.

La glose prend la forme d’une double interrogation, souligne la « nature » des deux personnages, un philosophe face à un roi, et invite à peser sur une même balance leurs vertus respectives. Le commentaire conduit à reconsidérer la figure du sage qui n’est pas nécessairement celui qu’on croit, à réviser aussi son idéal d’ascétisme et de détachement qui peut être égoïsme alors que ce qui semble relever de la cupidité est peut-être générosité. C’est encore une ambivalence des comportements que souligne Érasme dans le commentaire de cet autre apophtegme d’Alexandre :

Anaxarcho philosopho jusserat quaestorem dare quantumcumque ille postularet ; cumque quaestor audita postulatione turbatus Alexandro indicasset philosophum petere centum talenta, Recte inquit facit, sciens se amicum habere qui tantum dare et possit et velit. Hic dubites utrum potius admirari oporteat, regiamne liberalitatem in donando an philosophi improbitatem in postulando, nisi malumus hanc vocare fiduciam21.

À nouveau une double interrogation. La pesée porte moins sur ce qui est dignum memoria que sur ce qui est mirabile. L’hyperbate qui clôt le commentaire ouvre une autre « pesée », laquelle porterait sur l’attitude du philosophe. Elle est à considérer en termes de vice (improbitatem) ou de qualité (fiduciam). Dans son appréhension du personnage, Érasme introduit une sorte

19 Plutarque, éd. Goulard, 1595, « Aux lecteurs », f. 5 v°. 20 Érasme, Apophthgematum ex optimis utriusque linguae scriptoribus per Desiderium Erasmum Roterodamum collectorum libri octo, Bâle, Froben, 1545, p. 277 : « Il envoya cinquante talents au philosophe Xénocrate. Ce dernier les refusa en disant qu’il n’en avait pas besoin. Alexandre lui demanda alors s’il n’avait pas un ami qui en eût besoin en ajoutant : “car les richesses de Darius suffiraient à peine à mes amis”. Je n’ai pas encore établi lequel des deux personnages mérite le plus notre admiration, le roi pour son inclination à la libéralité, ou le philosophe pour avoir repoussé un présent si important spontanément offert par un très grand roi ». Nous soulignons et traduisons. 21 Ibid., p. 271 : « Il avait prescrit à son intendant de donner au philosophe Anaxarchos autant d’argent qu’il voudrait. Comme l’intendant, étonné de la demande formulée, lui avait annoncé que le philosophe demandait cent talents, Alexandre répondit : "Il fait bien car il sait qu’il a un ami capable et désireux de lui donner autant". On ne sait de quoi il faut le plus s’étonner, de la libéralité du roi dans son don ou du manque de retenue du philosophe dans sa demande, à moins qu’il ne faille parler, pour ce dernier, de confiance ». Nous soulignons et traduisons.

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d’antipéristase22 qui fait vaciller les certitudes en matière de morale. Il propose moins des modèles ou des contre-modèles qu’il n’invite à « réfléchir » sur les conduites tenues pour trouver sa propre voie.

Les historiolae plutarquiennes ne s’offrent donc pas comme des récits exemplaires : elles ne véhiculent pas une norme, n’imposent pas une règle de conduite. Elles contribueraient plutôt à une prise de distance avec les valeurs établies. On pourra alors penser que cette « crise de l’exemplarité » voue les historiolae à devenir de simples exercices de rhétorique. C’est sans doute vrai, mais on ne saurait s’en tenir là. Cette prise de distance avec les normes éthiques est invitation à l’autonomie : il ne s’agit pas de les évacuer mais plutôt de s’interroger sur la possibilité de leur établissement, exercice à la fois libérateur et fécond, invitation à penser par soi-même et à trouver sa propre voie, sans s’enfermer dans des schémas, voire des systèmes, imposés de l’extérieur. Les historiolae plutarquiennes semblent alors ouvrir à cet exercice qu’est la declamatio, exercice certes rhétorique mais que la Renaissance a su se réapproprier. Si les humanistes donnent de la declamatio une définition qui en fait, comme dans l’Antiquité, un exercice d’école, dans la pratique ils lui donnent d’autres enjeux. Comme l’a monté Jacques Chomarat à propos des declamationes d’Érasme, le procédé ouvre à une forme de zététique, refusant le dogmatisme, laissant au lecteur la possibilité de ses choix personnels dans la mesure où elle ne lui en propose aucun, ne cessant de faire varier points de vue et positions. La declamatio humaniste devient ainsi un « essai, sur une question de morale, où se déploie la fantaisie de l’auteur, et où il fait montre de sa capacité à argumenter dans des sens opposés, sans chercher à conclure de façon dogmatique23 ». Elle relève des discours « instruisables, non instruisants », « comme les enfans proposent leurs essais24 ». Nous voudrions, sans le développer parce que d’autres l’ont fait, donner un exemple de declamatio humaniste à partir d’une « semence » de Plutarque. L’exemple en question est Le Discours de la servitude volontaire25 sur l’origine duquel Montaigne fait quelques suppositions :

Il y a dans Plutarque beaucoup de discours estandus, tres-dignes d’estre sceus, car à mon gré c’est le maistre ouvrier de la besongne ; mais il y en a mille qu’il n’a que touché simplement : il guigne seulement du doigt par où nous irons, s’il nous plaist, et se contente quelquefois de ne donner qu’une attainte dans le plus vif du propos. Il les faut arracher de là et mettre en place marchande. [B] Comme ce sien mot, que les habitans d’Asie servoient à un seul, pour ne sçavoir prononcer une seule sillabe, qui est Non, donna peut estre la matiere et occasion à la Boitie de sa Servitude volontaire26.

Évoquant le texte de son ami au chapitre I, 28 des Essais, Montaigne le présente comme un « exercice d’école » : « Il l’escrivit par manière d’essay, en sa prime jeunesse, à l’honneur de la liberté contre les tyrans27 ». Que cette origine plutarquienne du Discours de la servitude volontaire soit réelle ou non, la supposition de Montaigne indique l’« usage » qu’il invite maîtres et élèves à faire de Plutarque. Au-delà de l’exercice rhétorique auquel se prêtent les « légères actions » et les « mots » qu’il nous offre, l’exemple du Discours de la servitude volontaire montre en quoi il participe à la formation du jugement, ouvre à une pensée libre et autonome.

22 Sur cette figure voir : Terence Cave, Pré-histoires. Textes troublés au sein de la modernité, Genève, Droz, 1999. 23 Jacques Chomarat, Grammaire et rhétorique chez Érasme, Paris, Les Belles Lettres, 1981, vol. 1, p. 938. 24 Montaigne, op. cit., p. 323. 25 Sur le Discours de la servitude volontaire comme declamatio, voir : Jean Lafond, « Le Discours de la servitude volontaire de La Boétie et la rhétorique de la déclamation », dans Mélanges sur la littérature de la Renaissance. À la mémoire de V. -L. Saulnier, Genève, Droz, 1984, p. 735-745. 26 Montaigne, op. cit., I, 26, p. 156. Sur cette origine possible du texte de La Boétie, voir : Olivier Guerrier, « Aux origines du Discours de la servitude volontaire : autour d’un mot de Plutarque », dans Olivier Guerrier (dir.), Moralia et œuvres morales à la Renaissance, op. cit., p. 237-251. 27 Montaigne, op. cit., p. 184.

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Ascèse et éducation Les historiolae plutarquiennes invitent dès lors à un travail sur soi. Il semble qu’il y ait là un

aspect essentiel de l’éducation humaniste. Les historiettes au lieu de se constituer en exempla renouent avec l’askêsis que pratiquaient les Anciens et qu’analyse Michel Foucault dans ses cours au Collège de France sur « L’herméneutique du sujet ». L’opposition que développe le philosophe entre cette askêsis et l’ascèse de la tradition chrétienne entre en résonance avec les pratiques pédagogiques du XVIe siècle :

Quand on parle d’ascèse, il est évident que, vue à travers une certaine tradition, d’ailleurs elle-même fort déformée, […] [nous entendons une] certaine forme de pratique, qui doit avoir, pour élément, pour phases, pour progrès successifs des renonciations de plus en plus sévères, avec, pour point de mire et passage à la limite, la renonciation à soi. […] Je crois que l’ascèse (askêsis) chez les Anciens avait un sens profondément différent. D’abord parce qu’il ne s’agissait évidemment pas d’arriver, au terme de l’ascèse comme à son point de mire, à la renonciation à soi. Il s’agissait au contraire, par l’askêsis, de la constitution de soi-même. Ou disons, plus exactement : il s’agissait de parvenir à la formation d’un certain rapport de soi à soi qui soit plein, achevé, complet, autosuffisant, et susceptible de produire cette transfiguration à soi qui est le bonheur que l’on prend de soi à soi28.

C’est sans doute avec Montaigne que cette éducation s’illustre au mieux. Le « programme » qu’il propose vise cette « formation d’un certain rapport de soi à soi », même s’il nous semble moins s’agir de « transfiguration à soi », que de « conformation à soi ». C’est en ce sens qu’il faut comprendre la lecture des Vies de Plutarque proposée par Montaigne à destination d’un enfant à éduquer :

Il practiquera, par le moyen des histoires, ces grandes ames des meilleurs siecles. C’est un vain estude, qui veut ; mais qui veut aussi, c’est une estude de fruit inestimable : [C] et le seul estude, comme dict Platon, que les Lacedemoniens eussent reservé à leur part. [A] Quel profit ne fera-t-il en cette part-là à la lecture des vies de nostre Plutarque ? Mais que mon guide se souvienne où vise sa charge ; et qu’il n’imprime pas tant à son disciple [C] la date de la ruine de Carthage que les meurs d’Hannibal et de Scipion, ny tant [A] où mourut Marcellus que pourquoy il fut indigne de son devoir qu’il mourut là. Qu’il ne luy apprenne pas tant les histoires qu’à en juger. [C] C’est à mon gré, entre toutes, la matiere à laquelle nos esprits s’appliquent de plus diverse mesure. J’ay leu en Tite-Live cent choses que tel n’y a pas leu. Plutarque en y a leu cent, outre ce que j’y ay sceu lire, et, à l’adventure, outre ce que l’autheur y avoit mis29.

« Pratiquer » les figures héroïques du temps passé indique sans doute une forme d’intimité créée avec eux, un peu à la manière de ce que décrit Plutarque dans sa préface à la Vie de Paul-Emile :

Quand je me mis à escrire ces vies, ce fut au commencement pour profiter aux autres, mais depuis que j’y ay perseveré et continué pour profiter à moymesmes, regardant en ceste histoire comme dedans un miroir, et taschant à raccoustrer aucunement ma vie, et la former au moule des vertus de ces grands personnages. Car ceste façon de rechercher leurs meurs, et escrire leurs vies, me semble proprement un hanter familierement et frequenter avec eulx, et m’est avis que je les loge tous chez moy les uns après les autres, quand je viens à contempler en leurs histoires et à considérer quelles qualitez ilz avoient, et ce qui estoit de grand en chacun d’eulx, en elisant et prenant ce qui fait principalement à noter, et qui plus est digne d’estre sceu et cogneu en leurs dicts et faicts30.

Mais, chez Montaigne, la vertu des hommes illustres ne constitue pas un « moule » sur lequel se former, ces figures héroïques, dont la connaissance intime est requise, n’invitent pas à se

28 L’Herméneutique du sujet, op. cit., p. 305. 29 Montaigne, op. cit., p. 156. 30 Plutarque, Vies des hommes illustres, op. cit., tome I, p. 515.

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transformer. Elles constituent plutôt une « matière » sur laquelle exercer son jugement, matière qui ménage une liberté à chacun, ouvre des routes que chacun pourra suivre à son gré. Cela ne veut pas dire pour autant qu’elles soient sans conséquence sur la formation de soi. L’exercice du jugement s’oppose aux exercices de pure rhétorique pour inviter à un retour sur soi qui ne saurait être une réponse à la question « qui suis-je ? », qui est moins connaissance de soi que « souci de soi »31. Laissant place à ce type d’exercice, les historiolae plutarquiennes entrent pleinement dans la pratique de l’essai. Analysant un passage du chapitre « De l’expérience », André Tournon définit ainsi « le travail caractéristique de l’essai » : « la transformation d’une attitude adoptée spontanément, mais manifestée et “essayée” par l’écriture qui l’enregistre, en un choix réfléchi et pleinement assumé32 ». C’est précisément ce travail qui s’accomplit sur un récit emprunté à Plutarque dans ce même chapitre « De l’expérience ». On pourrait en trouver d’autres exemples, mais celui-ci nous intéresse en ce que l’attitude qui est « essayée » a moins été adoptée spontanément qu’inculquée par l’éducation, plus précisément par le père :

Le bon pere que Dieu me donna (qui n’a de moy que la recognoissance de sa bonté, mais certes bien gaillarde) m’envoia dés le berceau nourrir à un pauvre village des siens, et m’y tint autant que je fus en nourrisse, et encores au-delà, me dressant à la plus basse et commune façon de vivre […]. Son humeur visoit encores à une autre fin : de me ralier avec le peuple et cette condition d’hommes qui a besoin de nostre ayde ; et estimoit que je fusse tenu de regarder plustost vers celuy qui me tend les bras que vers celuy qui me tourne le dos. Et ce fut céte raison pourquoy aussi il me donna à tenir sur les fons à des personnes de la plus abjecte fortune pour m’y obliger et attacher. Son dessein n’a pas du tout mal succedé : je m’adonne volontiers aux petits, soit pour ce qu’il y a plus de gloire, soit par naturelle complexion, qui peut infiniement en moy. Le party que je condemneray en nos guerres, je le condemneray plus asprement florissant et prospere : il sera pour me concilier aucunement à soy quand je le verray miserable et accablé. Combien volontiers je considere la belle humeur de Chelonis, fille et femme de Roys de Sparte. Pendant que Cleombrotus son mary, aux desordes de la ville, eust avantage sur Leonidas son pere, elle fit la bonne fille, se r’allia avec son pere en son exil, en sa misere, s’opposant au victorieux. La chance vint elle à tourner ? la voilà changée de vouloir avec la fortune, se rangeant courageusement à son mary, lequel elle suivit partout où sa ruine le porta, n’ayant, ce semble, autre chois que de se jetter au party où elle faisait le plus de besoin et où elle se montroit plus pitoyable. Je me laisse plus naturellement aller apres l’exemple de Flaminius, qui se prestoit à ceux qui avoient besoin de luy plus qu’à ceux qui luy pouvoient bienfaire, que je ne fais de celuy de Pyrrhus, propre s’abaisser soubs les grans et à s’enorgueillir sur les petis33.

Les figures léguées par Plutarque, celles de Chélonis, de Flaminius et de Pyrrhus, ne fournissent ni exemples ni contre-exemples. Elles font l’objet d’une appréciation qui confirme un pli donné par l’éducation : elles le mettent à distance pour mieux le comprendre et se l’approprier. La formule qui introduit le personnage de Chélonis – « Combien volontiers je considere » – fait écho à celle qui décrit l’attitude « naturelle » de Montaigne, « je m’adonne volontiers ». À travers Chélonis, ce pli se trouve ressaisi par l’exercice du jugement dont témoigne le verbe « considérer ». L’adverbe « volontiers » prend alors tout son sens : il s’agit de faire de ce pli une disposition volontaire, non plus subie de l’extérieur mais acceptée et assumée. Le développement de l’exemple peut s’expliquer par ce besoin de ressaisir une attitude, de l’essayer pour la faire plus pleinement sienne. Le parallèle établi entre Flaminius et Pyrrhus confirme cette lecture des figures plutarquiennes : si Flaminius est un « exemple » pour Montaigne, ce n’est nullement au sens d’exemplum, de figure exemplaire et modélisante. C’est plutôt un « cas » à l’égal de celui de Pyrrhus. Il n’oppose pas un modèle et un contre-modèle, mais bien deux figures pour lesquelles il

31 Sur ces distinctions, voir Michel Foucault, L’Herméneutique du sujet, op. cit., ainsi que les analyses de Frédéric Gros, « La souci de soi chez Michel Foucault », art. cit. 32 André Tournon et Vân Dung Le Flanchec, « Essais » de Montaigne Livre III, Paris, Atlande, coll. « Clefs Concours », p. 154. 33 Essais, op. cit., p. 1100 B.

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montre adhésion ou écart dans une attitude qui est à la fois spontanée et réfléchie, double dimension qui nous semble contenue dans la formule « je me laisse plus naturellement aller ». On pourrait dire que c’est dans cet exercice auquel donne lieu la lecture de Plutarque que se concrétise la reconnaissance envers le père dont parle Montaigne au début du passage, reconnaissance qui peut alors s’entendre au double sens du terme. Il semble s’opérer une reconfiguration des relations entre l’expérience et les témoignages historiques. Ces derniers, c’est le cas chez Amyot mais aussi chez Érasme et chez bien d’autres encore tant l’argument est rebattu, sont conçus comme des substituts de l’expérience. Il en va autrement chez Montaigne. Les récits historiques sont comme des lieux d’expérience où le sujet essaie ses dispositions, naturelles ou acquises. Ici encore, on rejoint les analyses d’André Tournon à propos de la notion d’« expérience » et de sa mise en œuvre dans le chapitre des Essais qui la prend pour thème :

l’objet du chapitre n’est pas de distinguer deux modes de connaissance empirique34, mais d’opposer deux modes de régulation de l’existence – l’un par soumission à des normes communes, présumées aptes à résoudre toute espèce de cas, l’autre par "jugement" réflexif du sujet attentif à ses propres comportements, et capable d’en régler le jeu35.

L’exemple pour Montaigne n’est pas récit pourvoyeur de normes, il participe de ce « jugement réflexif ». L’attention à soi se conjugue avec ces récits qui mettent en scène les autres, c’est dans le jeu qui s’établit entre la « mise en rolle » des expériences personnelles et les récits recueillis que se constitue la régulation autonome de l’existence.

Notre fil directeur aura été cette notion d’historiola empruntée à Érasme et qui nous semble

adaptée au matériau fourni par Plutarque pour servir à l’éducation des enfants. Elle nous paraît se distinguer de l’exemplum, revêtir des qualités qui la rapprochent de l’apologue ou de la fable sans pour autant se confondre avec eux, constituer une catégorie au confluent d’autres formes, catégorie qui mériterait qu’on lui prête une plus grande attention. Mais ces historiolae, rapportant une « légère action » ou « un mot qui semble ne porter pas » offrent de véritables exercices qui de la rhétorique font passer à la formation de soi. Et il ne s’agit pas de donner, à travers elles, des consignes d’exercice à pratiquer, mais bien de pratiquer cet exercice par leur lecture et leur réécriture. Elles rappellent ainsi que l’éducation ne se limite pas à l’enfance, que c’est un processus continué, à poursuivre tout au long de l’existence.

Bérengère BASSET

Université Toulouse II-Le Mirail

34 André Tournon étudie le statut apparemment contradictoire de l’expérience dans le chapitre, « le clivage entre la critique initiale des savoirs empiriques et l’approbation des acquis de l’expérience de soi » (op. cit., p. 157). 35 Ibid.

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L’honnêteté, « fondement de l’excellent prince » : l’éducation du souverain selon Jean de Silhon

Jean de Silhon (1594 ?-1667), secrétaire au service de Richelieu, puis de Mazarin, est un apologète de la politique absolutiste des ministres cardinaux1. Penseur moraliste et politique, il consacre son ouvrage majeur intitulé Le Ministre d’Estat à l’élaboration d’une vision de l’homme d’État idéal qui s’incarne à ses yeux en Richelieu et Mazarin. En tirant des préceptes de leur activité politique, il ne manque pas de présenter quelques réflexions considérées comme nécessaires pour l’apprentissage politique de tous ceux qui aspirent à s’engager dans les affaires d’État2. La connaissance de la morale, de l’histoire et de l’éloquence est inséparable chez lui du savoir-faire politique. Silhon s’exprime une seule fois seulement sur les méthodes à suivre dans l’éducation d’une personne vouée aux affaires d’État. Ce n’est rien de moins que l’instruction d’un jeune prince qu’il présente dans la troisième partie de son Ministre d’Estat, connue sous le titre De la certitude des connaissances humaines. L’ouvrage paru en 1661 traite dans plusieurs chapitres de l’éducation réservée à un futur souverain, tout en mettant en valeur l’honnêteté, qualité fondamentale qui permet au jeune prince de devenir un monarque vertueux. Dans l’« Avertissement » aux lecteurs, ainsi que dans la dédicace destinée à Louis XIV, Silhon affirme qu’il caresse depuis vingt-cinq ans l’idée d’aborder ce sujet3. Par conséquent la réflexion pédagogique de Silhon commencerait aux alentours de l’enfance de Louis-Dieudonné alors que De la certitude des connaissances humaines paraît l’année de la naissance du Grand Dauphin. L’actualité de l’éducation princière est donc évidente, et l’ouvrage de Silhon s’inscrit dans l’ensemble des nombreux traités composés en vue de l’éducation, soit du futur Louis XIV, soit de Monseigneur. C’est pourquoi, dans un premier temps, on retracera la genèse des réflexions pédagogiques de Silhon pour revenir ensuite sur l’analyse d’un passage remarquable où Silhon démontre la nécessité d’une méthode spécifique à l’éducation des princes en raison de la singulière et immense différence sociale qui caractérise cette relation maître-élève. On montrera que les pensées pédagogiques de Silhon peuvent être interprétées à la lumière d’un discours, récurrent au Grand Siècle, sur la grandeur en tant que qualité acquise par la naissance. Tout d’abord, il faut remarquer que l’enfance de Louis XIV et celle du Grand Dauphin aboutissent à une véritable floraison d’ouvrages composés soit pour théoriser l’éducation 1 Sur sa vie, voir René Kerviler, Jean de Silhon. L’un des quarante fondateurs de l’Académie, Paris, Dumoulin, « La Guienne et la Gascogne à l’Académie Française », 1876 ; Gilbert Picot, Jean de Silhon (1594 ?-1667) ou la Recherche des certitudes en religion et en politique, Nancy, Marc et fils, 1995. 2 Voir les chapitres intitulés « Que l’art de gouverner est douteux & difficile, & qu’il reçoit un grand secours de l’estude » ; « Que la cognoissance de la Morale est une preparation necessaire pour le Politique » ; « Qu’il importe qu’un Ministre soit sçavant » ; « Qu’il importe qu’un Ministre soit eloquent ». (Jean de Silhon, Le Ministre d’Estat avec le veritable usage de la Politique moderne, Amsterdam, Antoine Michiels, 1661 [première édition : Paris, Toussaint Du Bray, 1631], p. 11-23 ; p. 94-106). 3 Jean de Silhon, De la certitude des connaissances humaines, texte revu par Christian Nadeau, Paris, Fayard, « Corpus des Œuvres de Philosophie en Langue Française », 2002, p. 16 : « Il y a plus de vingt et cinq ans qu’il me prist fantaisie de former un Prince, et de l’assortir de toutes les qualitez qui le pouvoient rendre parfait. Je crûs alors qu’il falloit premierement le faire honneste-homme, pour faire apres un excellent Prince de cét honneste-homme, comme de sa veritable matiere. Je dressay pour cela quelques reigles lesquelles s’estant trouvées en assez bon ordre, et assez ajustées pour le langage ; mes amis ont jugé que je les devois inserer icy, comme en un lieu où elles se pourroient mieux conserver en la compagnie des autres choses que j’y traite. » Le sujet de l’honnête homme, ainsi que l’éducation du prince, est évoqué de même dans l’épître dédicatoire « Au Roy » : « J’y mets des preceptes et des considerations, pour former les mœurs d’un jeune Prince, et pour en faire un honneste-homme ; ayant toûjours jugé, que le fort honneste homme estoit le fondement de l’Excellent Prince, et que celuy-ci devoit estre eslevé sur l’autre, comme sur sa veritable base. » (Ibid., p. 9).

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princière, soit directement à l’usage du dauphin. Grâce à Georges Lacour-Gayet, on connaît un nombre important d’ouvrages créés en vue de l’éducation de Louis XIV4. On ne mentionnera ici que les ouvrages écrits par ses deux précepteurs : Institutio principis ad Ludovicum XIV (1648)5 de Hardouin de Beaumont de Péréfixe, chargé du préceptorat de 1644 à 16526 ; et les manuels de François de La Mothe Le Vayer (sur l’économie, la politique, la logique et la physique7). Quant au Grand Dauphin, force est de constater que son éducation inspire l’idée de l’une des entreprises philologiques les plus importantes du siècle : les éditions Ad usum delphini, conçues par le duc de Montausier et Pierre-Daniel Huet8. Il ne faut pas oublier qu’une bonne partie de l’œuvre de Bossuet, précepteur du Dauphin est consacrée à ce sujet prépondérant. Son Discours sur l’histoire universelle et sa Politique tirée des propres paroles de l'Écriture sainte canonisent l’étude de l’histoire en tant que pédagogie princière par excellence9. Bossuet contribue aussi à nos connaissances sur le déroulement de cette pédagogie en détaillant le programme d’éducation du dauphin dans une lettre à Innocent XI, écrite en 167910. Cette abondance d’opuscules relatifs aux études du jeune roi ou du dauphin reflète une réalité où l’éducation royale était considérée comme affaire publique. Le choix du gouverneur et du précepteur est par conséquent un sujet très politique. Il l’est aussi parce que la nomination au préceptorat est une question de prestige qui suscite de la rivalité parmi les candidats11. De plus, n’oublions pas qu’un bon choix de gouverneur ou de précepteur peut solidement légitimer le fonctionnement des appareils d’État12. Quand La Mothe Le Vayer publie un ouvrage sous le titre De l’instruction de Monseigneur le Dauphin en 164013, la présentation luxueuse de l’ouvrage montre que le livre, loin d’être un outil pédagogique, vise à convaincre le lecteur de la culture classique que l’auteur maîtrise, qui, sans doute, se veut un candidat pour le préceptorat royal. Mais ce livre n’est pas seulement une publicité pour la candidature de son auteur, mais aussi un ouvrage de propagande représentant l’État de Richelieu qui assure la continuation heureuse de la royauté, fondant son savoir politique sur l’érudition.

4 Georges Lacour-Gayet, L’Éducation politique de Louis XIV, Paris, Librairie Hachette, 1898, p. 22-93. 5 Paul Philippe Hardouin de Beaumont de Péréfixe, Institutio principis ad Ludovicum XIV. Franciæ et Navarræ Regem Christianissimum, Paris, Antoine Vitré, 1648. 6 Ibid., p. 14-19. 7 François de La Mothe Le Vayer, L’Œconomique du prince, Paris, Augustin Courbé, 1653 (La Politique du prince est précédée par un faux titre à la page 21.) ; La Logique du prince, Paris, Augustin Courbé, 1658 ; La Physique du prince, Paris, Augustin Courbé, 1658. 8 Catherine Volpilhac-Auger (dir.), La Collection Ad usum Delphini : l’Antiquité au miroir du Grand Siècle, Grenoble, ELLUG Université Stendhal, 2000, p. 17-27 ; Denis Lopez, « Huet pédagogue », dans Suzanne Guellouz (dir.), Pierre-Daniel Huet (1630-1721), Actes du Colloque de Caen (12 -13 novembre 1993), Biblio 17 (83), « Papers on French Seventeenth Century Literature », Paris – Seattle – Tübingen, 1994, p. 211-238. 9 Annie Bruter, L’Histoire enseignée au Grand Siècle : naissance d’une pédagogie, Paris, Belin, « Histoire de l’éducation », 1997, p. 179-185 ; Denis Lopez, « Discours pour le prince : Bossuet et l’histoire », Littératures Classiques, « L’Histoire au XVIIe siècle », no 30, printemps 1997, p. 173-186. 10 Jacques Bénigne Bossuet, Lettres sur l’éducation du dauphin suivies de lettres au maréchal de Bellefonds et au roi, introduction et notes de E. Levesque, Paris, Editions Bossard, « Collection des chefs-d’œuvre méconnus », 1920. 11 François Lebrun, Marc Venard, Jean Quéniart (dir.), Histoire générale de l’enseignement et de l’éducation en France, Paris, Perrin, « Tempus », 2003 [première édition : Paris, Labat, 1981], t. II, p. 488-492. 12 Yvan Loskoutoff, spécialiste de la propagande de Mazarin, explique combien son rôle de tuteur et de conseiller auprès du jeune roi était profitable pour l’image publique du cardinal Mazarin, gouverneur de Louis XIV, nommé le 15 mars 1646 surintendant de l’éducation royale : Yvan Loskoutoff, Rome des césars, Rome des papes : la propagande du cardinal Mazarin, Paris, Champion, « Bibliothèque d’histoire moderne et contemporaine 21 », 2007, p. 42-48. 13 François de La Mothe Le Vayer, De l’instruction de Monseigneur le Dauphin, à Monseigneur l’eminentissime Cardinal duc de Richelieu, Paris, Sébastien Cramoisy, 1640.

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Quand on lit une institution du prince, il convient toujours, à cause du prestige politique de ce sujet, d’interroger l’ambition de l’auteur. Revenons maintenant au cas de Silhon. Déjà dans ses lettres, Silhon revient à plusieurs reprises sur son projet d’écrire un ouvrage sur un sujet autant religieux que politique. Ce plan se réalisera dans le livre De la certitude des connaissances humaines14. Autour de la publication de la première partie du Ministre d’Estat en 1631, on peut déjà détecter chez Silhon un intérêt pour l’éducation morale des grands. Grâce à Henri II de Mesmes (1585-1650), président au Parlement de Paris, compilateur de plusieurs volumes manuscrits contenant des extraits puisés dans des ouvrages de sujet historique, politique et moral, on connaît le contenu d’une lettre de Silhon, dans laquelle notre auteur évoque un lieu commun provenant d’Aristote pour caractériser l’éducation morale des jeunes personnes15. À de Mesmes, Silhon dédiera en 1632 une épître dédicatoire qui précède les Histoires remarquables tirées de la seconde partie du Ministre d’Estat, opuscule de Silhon, où l’auteur a regroupé quelques exemples de style dudit ouvrage afin de présenter son dessein de rédiger l’histoire de France depuis la mort d’Henri IV16. Dans la dédicace, l’auteur affirme que l’histoire a pour but de travailler « à l’instruction des Princes & de leurs Ministres, & pour cela elle monte iusques à la source & aux motifs de leurs actions, elle penetre dans leurs conseils, elle iuge de leur conduite, elle remarque leurs fautes17 ». Dans cette perspective-là, l’auteur partage l’idée suivant laquelle l’histoire est un apprentissage parfait pour ceux qui ont une vocation politique. Durant la Fronde, une nouvelle préoccupation apparaît dans la correspondance du secrétaire : le défaut d’argent. Le 6 février 1651, son maître Mazarin quitte Paris dans un climat peu agréable. Tandis que le cardinal exilé séjourne à Brühl sous la protection de l’archevêque-électeur de Cologne18, Silhon n’a pas touché depuis trois ans ses appointements. Qui plus est, lui qui ose publier en pleine Fronde un ouvrage favorable à Mazarin19, a payé cher sa fidélité à son employeur : sa maison fut pillée par les Parisiens. C’est de ses affaires

14 La plus connue des lettres annonçant ce travail fut publiée en 1627 dans le Recueil de lettres nouvelles, dirigé par Nicolas Faret. (Recueil de lettres nouvelles, Dedié à Monseigneur le Cardinal de Richelieu, Paris, Toussaint Du Bray, 1627, p. 450-508. Dans l’édition moderne : Recueil de lettres nouvelles dit « Recueil de Faret », Éric Méchoulan (dir.), édition critique du Groupe de recherche sur les discours de la morale, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, « Textes rares », 2008, p. 234-248). Des analyses profondes sur cette lettre se trouvent dans les articles suivants : Christian Nadeau, « Lettre de Jean de Silhon à Philippe Cospean, évêque de Nantes dans le Recueil de lettres nouvelles, édité par Nicolas Faret, Paris, 1627 », Corpus, no 42, 2002, p. 109-125 ; Christian Jouhaud, « Le Pouvoir incarné : Représentations et apparitions », dans Mathilde Bombart et Éric Méchoulan (dir.), Politiques de l’épistolaire au XVIIe siècle. Autour du Recueil Faret, Paris, Classique Garnier, « Lire le XVIIe siècle 6 », 2011, p. 153-170, surtout p. 165-170. 15 Extraits de divers auteurs, T. IV, BnF ms. français 486, p. 567-568 : « Aristote a exclus les ieunes gens qui ne uin[r]ent que par appetit de l’estude de la Morale qu’il a assigné a un aage plus auancé, ou les passions soient en repos et la raison en liberté. Mais il y apporte une distinction et dict qu’il y a des gens qui sont ieunes toute leur vie, cest adire qui la passent toute a la mercy des passions, et a la crainte des uices, et qu’il y en a d’autres qui arriuent promptement a la maturité de l’aage des sages et qui sortent de bonne heure du ioug de la partie sensitiue. » 16 Jean de Silhon, Histoires remarquables tirées de la seconde partie du Ministre d’Estat. Auec vn discours des conditions de l’Histoire, Paris, Pierre Rocolet, 1632. La dédicace est reproduite dans la seconde édition du recueil Faret : Recueil de lettres nouvelles. Dedié à Monseigneur de Mesleraye, Paris, Toussainct Quinet, 1634, t. II, p. 612-620. 17 Recueil de lettres nouvelles, op. cit., p. 618. 18 Michel Pernot, La Fronde, Paris, Editions de Fallois, 1994, p. 251. Notons que les Mémoires du cardinal de Retz attribuent au grand Condé des paroles suivant lesquelles Silhon, pendant l’exil du cardinal, aurait fait avant le 2 août 1651 des voyages pour assurer le contact entre Paris et Brühl. (Jean-François Paul de Gondi, cardinal de Retz, Mémoires précédés de La Conjuration du comte de Fiesque, Paris, Classiques Garnier, 1998, p. 839.) Le ton indigné et le contenu des lettres présentées ici indiquent plutôt l’éloignement et le manque de toute rencontre personnelle. 19 Jean de Silhon, Esclaircissement de quelques difficultez touchant l’administration du cardinal Mazarin, Premiere partie, Paris, Imprimerie Royale, 1650. (La deuxième partie de cet ouvrage n’a jamais été réalisée).

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dont il se plaint dans les lettres adressées à son maître absent, gardées aujourd’hui aux Archives des Affaires Étrangères. Dans une lettre du 26 mai et dans une autre du 16 juin 1651, Silhon demande le paiement des arrérages en affirmant qu’il sera prêt à adresser ses plaintes à l’opinion publique20. C’est dans cette atmosphère tendue que le secrétaire écrit en septembre 1651 une lettre où il reproche de nouveau à Mazarin de l’avoir envoyé « à sa vigne pour y trauailler sans luy donner dequoy viure21 », et il l’invite à éviter la réputation de maître ingrat. En dehors de ses malheurs, il rend compte de ses projets littéraires22 :

J’ay la troisiesme partie du Ministre d’Estat toute preste à imprimer, & que je feray imprimer cet hiver Dieu aydant, si autre chose ne l’Empesche. Cela pour le moins justifiera les choix que V. E. fît de moy, me demandant au feu Roy, & fera voir que je n’estois pas venu auprés d’Elle nouices dans les Affaires d’Estat, ni en l’art d’escrire. J’ay encore toute la matiere preste, bien que toute ne soit pas polie, de l’institution d’vn Prince : non pas d’vn prince Imaginaire & chimerique, comme on en voit chés plusieurs Autheurs : mais tel qu’vn prince doit estre, pour bien faire les fonctions de sa charge, & tel que nous en auons eü quelques vns en France, & que l’Espagne en a aussy eü quelques vns. Cela justifiera encore la pensée qu’on auoit donnée à la Reyne au commencement de la Regence, de me mettre auprés du Roy, en la place que Mr de Rhodez y occupe maintenant, ce qu’apparement elle auroit fait, si V. E. n’eût voulu se seruir de moy au trauail des Despesches23.

L’objectif primitif de cette institution du prince, tel que Silhon nous le révèle, est tout à fait frappant : il est de prouver que Silhon aurait pu être considéré comme digne du préceptorat auprès du jeune Louis XIV « en la place [de] Mr de Rhodez », (c’est-à-dire Péréfixe, alors évêque de Rodez), si seulement Mazarin n’avait pas insisté pour le garder auprès de lui en tant que secrétaire. Il se peut que Silhon ait méconnu ses chances d’être élu précepteur royal, mais il n’aurait pas risqué sans doute une pareille déclaration, si elle n’avait contenu une parcelle de vérité. Silhon était donc plus intéressé par l’éducation royale qu’on ne pensait. Le contenu de cet apprentissage d’ordre surtout moral est développé dans le livre second du traité De la certitude des connaissances humaines. La plupart des chapitres de ce livre présentent la matière de cette éducation qui doit inculquer au prince une éthique bien développée. Le jeune prince de Silhon doit apprendre que le fondement moral de la relation qu’un souverain entretient avec ses sujets repose sur une déontologie mutuelle : tandis que, de la part des particuliers, l’obéissance et la reconnaissance sont dues au monarque, ce dernier doit exercer trois vertus, à savoir la générosité, l’humilité et la gratitude pour ne pas abuser de sa situation exceptionnellement avantageuse. La clef du comportement digne d’un souverain consiste en l’honnêteté. Par là, Silhon rejoint un courant du XVIIe siècle qui considérait l’honnêteté comme une qualité dont chacun a besoin pour se faire valoir dans le monde. Il importe de souligner qu’elle s’introduit également dans la pensée pédagogique de l’époque, et que dès l’âge précoce d’un enfant, l’honnêteté offre un équivalent des notions d’urbanité, de civilité,

20 Archives des Affaires Étrangères (AAÉ), Mémoires et Documents, France, 875, f. 93 r°-95 r°; f. 206 r°–207 v° : « Que si je ne reçois point cette satisfaction, je ne luy [à Votre Eminence] respons pas de moy-mesme, & si je suis forcé de me plaindre, ce qui ne sera qu’à l’extremité, mes plaintes qui n’auront que trop de justice, s’entendront fort loin, & dureront long-temps, & je sçauray bien informer le public des seruices que j’ay rendus, qui auront esté si mal recompensez. » 21 AAÉ, Mémoires et Documents, France, 876, f. 346 r°–352 v° ; passage cité f. 347 v°. (La lettre est datée « Septembre 1651 » d’une autre main que celle de Silhon). 22 Son monographiste résume cette lettre, mais le détail qui nous intéresse ici échappe à son attention : Jean de Silhon (1594 ?-1667) ou la Recherche des certitudes en religion et en politique, op. cit., p. 76. 23 AAÉ, Mémoires et Documents, France, 876, f. 350 r°–351 r°.

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de politesse24. Si Silhon a recours au concept d’honnêteté dans le contexte de l’éducation d’un prince, sa pensée reflète un changement d’attitude, dont les travaux de Denis Lopez portent un témoignage important. En faisant le bilan de l’éducation des Bourbons, du futur Henri IV au Grand Dauphin, Lopez constate que l’honnête homme, idéal qui s’impose à chacun, devient aussi bien un idéal humain dont le souverain doit s’approcher. En outre comme les conditions matérielles de l’éducation princière surpassent celles de l’éducation d’un particulier, le dauphin, comparé aux enfants des particuliers, ne bénéficie lors de ses études d’aucune dispense que ce soit25. Silhon marque un jalon intéressant de cette évolution. D’une part, il réserve une méthode spécifique aux études des princes, d’autre part, il fonde l’importance de l’éducation des souverains sur une identité anthropologique qui attache les princes aux particuliers. Dans le chapitre IX (« Quelques avis concernant la maniere d’enseigner la Morale aux Princes »), en soulignant la relation étroite et quasi naturelle des connaissances à la pratique, Silhon met en relief la distance entre l’éducation de l’honnêteté, fondée sur l’action, et la méthode scolastique et pédantesque, fondée sur le raisonnement verbal 26 . L’efficacité de cette pédagogie qui vise à intérioriser les qualités morales par le biais des « Connoissances Pratiques » est assurée par la permanence du travail de l’élève et son maître. Toutes les expériences vécues peuvent servir d’occasion au précepteur pour en tirer une conclusion édifiante au profit de son élève. On voit ici Silhon rejoindre une tradition humaniste que représentent Érasme et Montaigne27. Cette méthode tire son effet bénéfique non seulement de

24 L’importance pédagogique de l’honnêteté se révèle aussi par l’évidence des titres que portent les ouvrages suivants : François de Grenaille, L'Honneste Fille, Paris, Toussaint Quinet et Antoine Sommaville, 1639-1640, t. I-III ; du même auteur, L’Honneste Garçon, ou l'Art de bien élever la noblesse à la vertu, aux sciences et à tous les exercices convenables à sa condition, Paris, Toussaint Quinet, 1642 ; Jacques du Bosc, L’Honneste Femme, Paris, Augustin Courbé, 1636. Pour un aperçu général de ses ouvrages et de cette problématique, voir Jean de Viguerie, L’Institution des enfants : l’éducation en France XVIe-XVIIIe siècle, Paris, Calmann-Lévy, 1978, p. 253-272 ; Emmanuel Bury, « De la paideia à l’honnêteté : Quelques archétypes antiques de la civilité au XVIIe siècle », dans Alain Montandon (dir.), Convivialité et Politesse : du gigot, des mots et autres savoir-vivre, Clermont-Ferrand, Association des Publications de la Faculté des lettres de l'Université Blaise-Pascal, « Faculté des Lettres et Sciences humaines de l’Université Blaise-Pascal, Nouvelle Série, Fascicule 39 », 1993, p. 27-47 ; Emanuel Bury, Littérature et Politesse : l’invention de l’honnête homme (1580-1750), Paris, Presses Universitaires de France, 1996, p. 54-66 ; p. 75-80. 25 Denis Lopez, « L’éducation du prince au XVIIe siècle : regards sur l’enfance », dans Anne Defrance, Denis Lopez et François-Joseph Ruggiu (dir.), Regards sur l’enfance au XVIIe siècle, Actes du colloque du Centre de recherches sur le XVIIe siècle européen (1600-1700), Université Michel de Montaigne – Bordeaux III, 24-25 novembre 2005, Tübingen, Gunter Narr Verlag, « Biblio 17, vol. 172 », 2007, p. 61-113. Pour un aperçu général sur l’éducation princière des XVIe et XVIIe siècles voir encore : Joël Cornette, « Le savoir des enfants du roi sous la monarchie absolue », dans Ran Halévi (dir.), Le Savoir du prince du Moyen Âge aux Lumières, Fayard, « L’Esprit de la Cité », 2002, p. 111-145. 26 Silhon, De la certitude des connaissances humaines, op. cit., p. 104 : « [...] pour les Princes qui ont autre chose à faire qu’à disputer, et de la vie desquels l’action ne doit pas estre moins inseparable, que le mouvement l’est des Corps celestes ; leurs Directeurs doivent separer les superfluitez des choses qu’il est necessaire qu’ils sçachent, et ne donner à leur Esprit que le bon suc et la substance propre à engendrer la vertu, c’est à dire les Connoissances Pratiques. » 27 Chez Érasme, l’éducation princière vise à enraciner le message moral en imposant un exercice perpétuel à tous les organes des sens : « Et il ne suffit pas de prendre des mesures qui interdisent de faire une chose malhonnête ou qui invitent à choisir l’honnête, mais il faut les graver, il faut les imprimer, il faut les inculquer avec des exercices de mémoire toujours différents ; tantôt à l’aide d’une sentence, tantôt avec une petite fable, tantôt avec une comparaison, tantôt avec un exemple, avec un apophtegme ou avec un proverbe, en les gravant sur une bague, en les peignant sur un tableau ou en les inscrivant sur un arbre généalogique et sur toutes les autres choses qui sont agréables pour les enfants de cet âge, cela pour qu’elles soient sous ses yeux partout, même s’il fait autre chose. » (Desierius Erasmus, Institutio principis christiani, dans Ausgewählte Schriften, éd. Werner Welzig, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1990, t. V, p. 122-124 : « Neque satis est, hujusmodi decreta tradere, quae vel a turpibus avocent, vel invitent ad honesta, infigenda sunt, infulcienda sunt, inculcanda sunt, et alia atque alia forma renovanda memoriae, nunc sententia, nunc fabella, nunc simili, nunc exemplo, nunc

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l’attention permanente, mais aussi du peu d’effort qu’elle exige de la part de l’élève, car celui-ci apprend sans s’apercevoir qu’il travaille28. Cet apprentissage qui se fait de lui-même, de manière inaperçue, est proposé ici moins en tant que condition sine qua non d’une éducation fructueuse pour tout le monde que la condition spécifique des études princières. Silhon affirme que les jeunes hommes de haute naissance ont un dégoût quasi naturel pour les contraintes. Par conséquent, la méthode de l’éducation princière vise à cacher les contraintes aux princes :

Sur tout ils ont peine de se voir des Maistres des mœurs pour le dire ainsi, et des Directeurs de leurs actions ; Et bien qu’ils consentent assez facilement qu’on leur montre la Geographie et les fortifications, à monter à cheval, à faire des armes, et semblables exercices où il ne leur est pas honteux d’estre inferieurs à d’autres ; Le genie neantmoins de la Souveraineté avec lequel ils viennent au monde : ces Esprits fiers et orgueilleux qu’elle inspire d’ordinaire, et cette haute opinion de soy-mesme qu’elle communique ; ne permettent pas que les Princes souffrent volontiers d’estre instruits en la sagesse, ny qu’ils ayent des Superieurs en un Art, où le droit des gens veut qu’ils excellent29.

L’auteur introduit une distinction entre les sciences et l’habileté corporelle d’une part, considérées comme extérieures à l’essence de la « souveraineté », et la sagesse d’autre part qui lui appartient en propre. L’origine de cette distinction est développée de façon intéressante dans le passage cité. Même si Silhon parle d’abord d’un génie avec lequel les souverains « viennent au monde », il introduit ensuite la notion de « droit des gens », notion qui signifie un pacte conventionnel fondant l’existence d’un pouvoir. Le caractère contractuel de ce concept implique que le mépris que les souverains ressentent à l’égard des conseils donnés en matière de sagesse n’est ni naturel ni inné. Néanmoins, l’éducation du prince nécessite une attention particulière de la part du précepteur, cela non seulement pour l’avenir de l’État, mais aussi à cause des penchants spécifiques des grands qui refusent souvent l’aide d’un inférieur. Dans le travail du précepteur, l’observation des passions est donc indispensable, car elle lui permet d’adapter ses méthodes aux inclinations de son élève30. Comme la plupart des pédagogues de l’époque, Silhon favorise une psychologie des passions, qui s’appuie sur la

apophthegmate, nunc proverbio, insculpenda annulis, appingenda tabulis, adscribenda stemmatis, et si quid aliud est, quo aetas ea delectatur, ut undique sint obvia, etiam aliud agenti. », nous traduisons). Montaigne, quant à lui, affirme dans « De l’Institution des Enfans » que l’éducation ne doit être séparée ni dans l’espace, ni dans le temps des loisirs et des autres activités de l’élève et de son maître : « [...] comme les pas que nous employons à nous promener dans une galerie, quoy qu'il y en ait trois fois autant, ne nous lassent pas comme ceux que nous mettons à quelque chemin desseigné, aussi nostre leçon, se passant comme par rencontre, sans obligation de temps et de lieu, et se meslant à toutes nos actions, se coulera sans se faire sentir. » (Montaigne, Essais, I, 26, éd. Verdun L. Saulnier, Paris, PUF, 1965, p. 165). 28 Silhon, De la certitude des connaissances humaines, op. cit., p. 104 : « La seconde pensée, qu’il n’y a point de temps prefixé n’y d’heure determinée pour cette communication : qu’elle se fasse en tout temps et à toute heure : qu’elle naisse de toute sorte de sujets et à toute sorte de rencontres. Par ce moyen elle ne sera pas importune aux Princes : Leur Esprit ne s’en rebutera point, et ils auront moins de peine à apprendre la discipline des mœurs et la Science qui fait les honnestes gens, que leurs fortifications et leurs Cartes ; Et comme ceux qui marchent au Soleil se colorent sans qu’ils y pensent, ils seront instruits et dressez à bien vivre, sans qu’ils ayent pris garde qu’on ait eu dessein de les dresser et de les instruire. » 29 Ibid., p. 105. 30 Cette remarque permet d’affiner l’opinion de Christian Nadeau qui constate que notre auteur insiste peu sur les observations anthropologiques pour éviter les réflexions vagues, faites sur la diversité des passions humaines. En effet cette démarche est considérée comme une tactique suspecte de libertinage et de scepticisme, à quoi Silhon oppose une philosophie politique fondée sur la certitude de la raison, qui exclut toute diversité au nom d’une doctrine universelle. (Christian Nadeau, « Nature, certitude et intérêt dans la politique de Jean de Silhon », dans Jean-Jacques Wunenburger et Pierre-François Moreau (dir.), Nature et Morale, Dijon, Editions Universitaires de Dijon, « Annales Doctorales N° 2 », 1999, p. 21-43 ; voir encore Christian Nadeau, « Obéissance et intérêt dans la politique de Jean de Silhon », Corpus, 42, 2002, p. 21-60).

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pathologie des humeurs31. Éduquer consiste à imiter les médecins qui ne peuvent prescrire leurs remèdes qu’en connaissant bien les besoins personnels de leurs malades32. Si, du côté du précepteur, la prise de conscience du statut social de son élève est indispensable, c’est le contraire que Silhon propose au jeune prince qui doit prendre conscience de partager au fond le même sort que tous les mortels. Dans un chapitre intitulé « Considerations pour destourner les Souverains et les autres Grands, du mespris de leur prochain », Silhon fonde cette identité anthropologique sur une identité corporelle : le corps des grands est aussi bien exposé à la dégradation que celui des particuliers. Les princes doivent par conséquent considérer :

Que les Corps des Souverains n’estant pas tirez d’une autre Masse, ny composez d’autres humeurs que les corps de leurs sujets, sont par consequent ouverts et exposez aux mesmes injures que les leurs, et il n’y a que cette difference, que la complexion des premiers, qui est d’ordinaire plus delicate et plus molle que celle des seconds, est plus susceptible que la leur des mauvaises impressions qui regnent, et que l’accoustumance qu’ils ont faite d’estre à leur aise, affine davantage les aiguillions de la douleur, et releve les sentimens des souffrances quand elles arrivent33.

En dehors de leurs dispositions corporelles, les princes sont, semblablement à leurs sujets, assujettis à des faiblesses qui viennent des passions de l’âme et de leur caractère. C’est pourquoi il leur est permis parfois de tomber pourvu que « les fautes qu’ils feront, soient plustost des mouvemens qui surprennent, et des saillies d’une passion esmeuë, que des effets d’une volonté froide, et d’une determination fixe et constante 34 . » Pour soulager les souverains des fardeaux que les attentes morales leur imposent, Silhon affirme très chrétiennement que les grands sont faillibles comme les autres hommes. La réflexion que Silhon propose sur la condition des grands, certes, n’est pas unique à cette époque. Cependant il faut la considérer dans l’optique d’un contre-discours omniprésent qui veut que les vertus des nobles, telles la vaillance et la magnanimité, soient héréditairement transmissibles, et que les nobles bénéficient naturellement d’une supériorité sur les roturiers. Les avatars de ce discours sont analysés dans les travaux d’Arlette Jouanna qui examine sur un corpus du XVIe siècle l’idée de « race », c’est-à-dire l’ensemble des avantages que l’idéologie nobiliaire attribuait au lignage. Même si cette idéologie ne nie pas forcément l’importance de l’éducation, l’idée de « race » est souvent affirmée à cette époque qui pense la hiérarchie sociale plutôt comme naturelle qu’artificielle35. Les composantes de cette hérédité sont par exemple la transmission des dispositions corporelles favorables par le sang et l’exemple des ancêtres qui incitent les descendants à des actions éclatantes. Dans son Honneste-homme (1630), Nicolas Faret admet que ceux qui ne sont pas nés gentilshommes peuvent, eux aussi, avoir des succès dans le monde, mais il ajoute que les chances des nobles sont incontestablement meilleures que celles des hommes de

31 Silhon, De la certitude des connaissances humaines, op. cit., p. 106. 32 Ibid., p. 107 : « [...] les inclinations des Princes bien reconnuës, on procedera selon le conseil d’Aristote, contre les mauvaises et les obliques, comme on fait pour redresser un bois courbe, que l’on plie de l’autre costé. On fera comme font les Médecins, quand ils rencontrent en un corps une partie mal affectée ; les remedes qu’ils ordonnent, et le regime qu’ils prescrivent, ont principalement pour fin le soulagement de cette partie. » 33 Ibid., p. 96-97. 34 Ibid., p. 108. 35 Voir la thèse d’Arlette Jouanna, L’Idée de race en France au XVIème siècle et au début du XVIIème siècle (1498-1614) : Thèse présentée devant l’Université de Paris IV le 7 juin 1975, Lille, Atelier de reproduction des thèses, 1976, t. I-III ; une version condensée de ces travaux se trouve dans Arlette Jouanna, Ordre social : mythes et Hiérarchies dans la France du XVIe siècle, Paris, Hachette, « Le temps des hommes », 1977.

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« basse naissance36 ». Vers 1639, Silhon lui-même, dans sa longue préface du traité De l’intérêt des princes et des États de la chrétienté du duc de Rohan, fait l’éloge de l’auteur, chef de guerre huguenot illustre sous Louis XIII, tout en affirmant, avec quelques restrictions, l’hérédité des vertus nobles :

Ie ne sçay si ie dois parler icy de la noblesse du sang, puis que ce n’est pas vn Principe necessaire de vertu, & de la grandeur de la naissance, puisqu’elle n’est pas tousiours vne source de grandes actions, ny vn astre de genereuses influences. Toutefois puis que les Ancestres transmettent souuent auec leur sang, le germe de leurs mœurs à leurs descendans : puisque la grandeur en laquelle on naist, éleue d’ordinaire l’ame, & l’accoustume aux pensées hautes & aux desirs magnanimes, puisque l’image de la vie des predecesseurs, & la splendeur de la gloire qu’ils ont meritée, doiuent exciter les neueux à les imiter, & suiure les traces qu’ils leur ont marquées : Il ne faut pas laisser de dire que cette faueur de fortune, & ces auantages d’origine, n’ont pas manqué à la personne dont ie parle [...]37

Toutefois l’idéologie du lignage se restreint chez Silhon à la partie encomiastique du discours, et on peut constater que la philosophie politique de notre auteur se fonde sur la pensée du droit naturel. En déconseillant aux princes le mépris de leur prochain, il adopte une vision selon laquelle le pouvoir royal tire son origine d’un pacte où les gens renoncent à l’égalité naturelle entre les hommes et à leur liberté « en faveur de l’excellente vertu38 », c’est-à-dire la vertu d’un premier souverain qui, au moment de la naissance d’un État, fut considéré comme capable de gouverner. Ce pacte que Silhon nomme le « droit des gens39 » invite les princes à la modestie tout en réconfortant les particuliers. Si ce droit investit le souverain d’un pouvoir sur les sujets qui perdent par conséquent leur liberté, il laisse en même temps intactes les différences naturelles entre les hommes, telles que la vertu et la santé40. Cependant, Silhon affirme qu’une fois ce pacte conclu, il ne doit être rompu que lors de circonstances exceptionnelles41. Cette obéissance que Silhon politique prescrit au peuple est conçue d’un point de vue bien différent de ce que Silhon pédagogue recommande à l’attention du jeune prince :

[...] les Princes quels qu’ils soient, doivent tascher de faire toûjours revivre et refleurir en eux-mesmes, les causes de leur Institution, et faire en sorte que le Rang qu’ils tiennent de la naissance, c’est à dire en quelque façon du hazard, devienne l’effet d’une Election raisonnable, par l’applaudissement que leurs sujets donneront à leur vertu, et par la satisfaction qu’ils recevront de leur conduite42.

36 Nicolas Faret, L’Honneste-homme ou l’Art de plaire à la court, Paris, Toussaint du Bray, 1630, p. 8-9 : « il faut auoüer que ceux qui sont de bon lieu ont d’ordinaire les bonnes inclinations, que les autres n’ont que rarement, & semble qu’elles arriuent à ceux-cy naturellement, & ne se rencontrent aux autres que par hazard. » 37 Jean de Silhon, « Preface à Monsieur le Cardinal Duc de Richelieu », dans Henri de Rohan, Le Parfait capitaine, autrement l’abregé des guerres des Commentaires de Cesar, Augmenté d’vn Traicté, De l’interest des princes, & Estats de la Chrestienté, Auec la Preface à Monsieur le Cardinal Duc de Richelieu, Paris, Chez Nicolas Le Gras, 1648. La première édition qui contient la préface de Silhon est la suivante : Henri de Rohan, De l'intérest des princes et estats de la chrestienté, Paris, s.n., 1639. Bien que cette préface soit placée avant ce traité, son contenu se rapporte clairement au Parfait capitaine. 38 Silhon, De la certitude des connaissances humaines, op. cit., p. 101. 39 Ibid., p. 100. 40 Ibid., p. 101 : Le droit des gens « n’a touché qu’aux Externes, et à ceux qui ne sont que d’opinion, n’a point laissé aux uns pour leur part la santé et la vertu, comme il leur a attribué le Commandement et la Souveraineté : ny aux autres les maladies et les vices, comme il leur a imposé la sujetion et la dependance. » 41 Il consacre les livres troisième et quatrième entièrement à l’obéissance inconditionnelle que les sujets doivent à leur seigneur. Voir le titre du chapitre III du livre quatrième : « D’autres preuves pour montrer, Que les Sujets n’ont jamais droit de degrader leurs Souverains, ny de se soustraire de leur obeyssance ». Ibid., p. 199. 42 Ibid., p. 101. Nous soulignons.

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La pensée de Silhon est très osée finalement : l’élection du roi serait préférable à l’hérédité du trône, mais au défaut de cette élection, le souverain doit au moins s’appliquer à justifier le choix du hasard, qui est tombé sur lui. Il doit donc restaurer virtuellement le moment initial de l’État, dans lequel les gens ont confié le pouvoir au tout premier souverain en ayant égard au mérite personnel. Notons que le caractère héréditaire de la grandeur est audacieusement ramené ici non pas à la Providence divine, mais au hasard. Certes, ce dernier peut être, selon le discours de l’époque, un aspect de la Providence inscrutable pour les humains43. Mais le choix du mot corrobore l’idée que les vertus nécessaires pour le gouvernement ne sont pas héréditairement transmissibles. Pour confirmer notre hypothèse on présentera ici des raisonnements semblables chez Nicole et Pascal, tout en reprenant certaines idées de ces deux auteurs de Port-Royal afin d’avoir quelques points de repère qui permettront de situer Silhon dans le discours des années 1660 et 167044. En 1670, Pierre Nicole publie, sous le titre De l’éducation d’un prince, un ouvrage qui contient de fait plusieurs traités divisés en aphorismes. Dans l’essai éponyme du livre, Nicole livre ses pensées relatives à l’éducation d’un jeune souverain. Dans ce texte, il critique vigoureusement les grands qui oublient le fondement anthropologique qui est commun à chaque être humain45. Dans un autre traité du même livre, qui porte le titre De la grandeur, l’auteur parle tant des devoirs des particuliers envers leurs supérieurs que des inconvénients et des devoirs de la grandeur, tout en insistant sur la distinction entre la nature de l’être humain et les qualités qui lui sont attachées, tels que rangs, fonctions, dignité :

Il est donc necessaire que les Grands considerent leur condition comme un ministere & une fonction, & non pas comme une qualité attachée à leur estre. Il est necessaire qu’ils en soient détachez interieurement ; qu’ils la regardent comme une chose étrangere qui ne les rend ny plus parfaits en eux-mesmes, ny plus agreables à Dieu, & qui leur donne seulement un moyen de faire beaucoup de bien ou de mal, selon la maniere dont ils s’en acquitteront46.

Le « détachement intérieur » à l’égard de leur condition exceptionnelle exige qu’un grand regarde sa fonction de points de vue différents en sachant comment les inférieurs perçoivent sa grandeur et ce qu’elle signifie sous un angle divin. D’après l’aphorisme XXIX de la seconde partie du traité, la grandeur se définit selon trois ordres : dans l’ordre extérieur, les supérieurs sont plus grands que les autres ; dans l’ordre naturel, ils leur sont égaux ; et dans l’ordre intérieur, il faut qu’ils se mettent au-dessous des autres47. Cette multiplication des points de vue est une méthode pascalienne qu’on retrouve dans les trois « Discours sur la condition des grands », prononcés devant le jeune duc de Chevreuse, mis par écrit par Nicole qui les publie dans son propre livre De l’éducation d’un prince. Dans le deuxième discours, l’auteur distingue deux sortes de respect qu’un particulier

43 Voir l’excellente analyse du concept de fortune dans Florence Buttay-Jutier, Fortuna : usages politiques d’une allégorie morale à la Renaissance, préf. Denis Crouzet, Paris, PUPS, 2008. 44 De nombreuses similitudes entre certaines pensées de Silhon et celles de Pascal ont été signalées par Ernest Jovy. (Ernest Jovy, Un Excitateur de la pensée pascalienne : Pascal et Silhon, Paris, J. Vrin, « Etudes pascaliennes II », 1927). Mais pour parler d’un rapport philologique entre De la certitude des connaissances humaines et les œuvres de Pascal, il faut supposer que ce dernier, qui meurt en 1662, s’est inspiré du contenu d’un ouvrage publié en 1661. Revenir sur la thèse de Jovy excèderait cependant le cadre du présent travail. 45 Pierre Nicole, « De l’Éducation d’un prince », XXIV, dans De l’éducation d’un prince, Paris, la veuve Charles Savreux, 1670, p. 17 : « Il faut l’instruire [le jeune prince] & des devoirs generaux des hommes, & des devoirs particuliers des Princes, & de l’alliance de ces devoirs, & sur tout il faut essayer de prevenir cét oubly où les Grands tombent insensiblement de ce qui leur est commun avec tous les autres hommes, en n’attachant leur imagination qu’à ce qui les en distingue. » 46 Pierre Nicole, « De la Grandeur », partie deuxième, VII, ibid., p. 220-221. 47 Pierre Nicole, « De la Grandeur », partie deuxième, XXIX, ibid., p. 247.

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peut ressentir à l’égard d’un noble. L’un est dû à chaque grand en tout état de cause : c’est le respect extérieur ou « respect d’établissement ». L’autre est dû à un grand dans le cas où ce dernier est un honnête homme : c’est l’estime intérieure. Si la révolte ouverte n’est pas autorisée contre un supérieur, rien n’empêche les particuliers de mépriser intérieurement un grand auquel la vertu fait défaut. Cependant, ce mépris intérieur doit et peut être dissimulé par certaines cérémonies extérieures 48 . La disposition d’esprit souhaitable à un grand est caractérisée, elle aussi, par une double pensée. Le premier discours propose une expérience fictionnelle : à la suite d’une tempête, un naufragé se trouve sur une île, dont les habitants le prennent pour leur roi perdu parce qu’il lui ressemble à s’y méprendre. Celui-ci accepte d’être traité en roi :

Mais comme il ne pouvait oublier sa condition naturelle, il songeait en même temps qu’il recevait ces respects, qu’il n’était pas ce roi que ce peuple cherchait, et que ce royaume ne lui appartenait pas. Ainsi il avait une double pensée, l’une par laquelle il agissait en roi, l’autre par laquelle il reconnaissait son état véritable, et que ce n’était que le hasard qui l’avait mis en place où il était : il cachait cette dernière pensée, et il découvrait l’autre. C’était par la première qu’il traitait avec le peuple, et par la dernière qu’il traitait avec soi-même49.

Pascal conseille aux grands de suivre l’exemple de son naufragé : qu’ils fassent toutes les cérémonies et tous les devoirs que leur position sociale exige de leur part tout en se disant que rien ne justifie leur condition supérieure. Prendre conscience du caractère aléatoire de la naissance haute est, comme on l’a vu auparavant chez Jean de Silhon, indispensable pour qu’un prince puisse accomplir ses tâches avec humilité50. Il reste à savoir comment nos auteurs accordent cette « double pensée », si nécessaire et souhaitable au bon gouvernement des affaires et de soi-même, à la doctrine de l’origine divine du pouvoir royal, car cette dernière s’impose incontestablement dans les légitimations de la monarchie – n’oublions pas que Silhon est l’un des apologistes les plus engagés de l’absolutisme. Dans le chapitre II du livre troisième, où il interroge l’origine du système monarchique sous le titre « D’où a procedé l’Institution des Souverains », il prétend accorder l’opinion d’Aristote à l’avis des Pères de l’Église. Aristote ramène la source du pouvoir au consentement des peuples, tandis que les Pères affirment que l’autorité royale vient directement du ciel51. Le peuple élit le roi, et Dieu le fait roi, pourrait-on dire pour résumer cette opinion52. Une fois l’État établi par le peuple, l’ordre socio-politique est consacré par

48 Blaise Pascal, « Discours sur la condition des grands », dans Pensées, opuscules et lettres, Philippe Sellier et Laurence Plazenet (éd.), Paris, Editions Classiques Garnier, « Bibliothèque du XVIIe siècle 2 », 2010, p. 751 : « Il n’est pas nécessaire, parce que vous êtes duc, que je vous estime ; mais il est nécessaire que je vous salue. Si vous êtes duc et honnête homme, je rendrai ce que je dois à l’une et à l’autre de ces qualités. Je ne vous refuserai point les cérémonies que mérite votre qualité de duc, ni l’estime que mérite celle d’honnête homme. Mais si vous étiez duc sans être honnête homme, je vous ferais encore justice ; car en vous rendant les devoirs extérieurs que l’ordre des hommes a attachés à votre naissance, je ne manquerais pas d’avoir pour vous le mépris intérieur que mériterait la bassesse de votre esprit. » 49 Ibid., p. 747. Nous soulignons. 50 Selon une étude fort intéressante, analysant des traités pédagogiques jansénistes, cette distinction entre la personne et la fonction remonte à la théorie médiévale des deux corps du roi : Guillaume de Thieulloy, « Le prince dans les traités d’éducation jansénistes », dans Ran Halévi (dir.), Le Savoir du prince du Moyen Âge aux Lumières, Paris, Fayard, « L’Esprit de la Cité », 2002, p. 261-293, surtout p. 278-287. 51 Silhon, De la certitude..., op. cit., p. 133-135. 52 La dualité du pouvoir royal à la fois divin et conventionnel peut être observée également dans le traité De la grandeur de Nicole : « C’est par cette doctrine qu’il est facile de comprendre, qu’encore que la royauté & les autres formes de gouvernement viennent ordinairement du choix & du consentement des peuples ; neantmoins l’autorité des Roix ne vient point du peuple, mais de Dieu seul. » (Nicole, « De la Grandeur », première partie, XIV, dans De l’éducation d’un prince, op. cit., p. 185.)

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Dieu, et il devient en tant que tel inviolable. Mais en quoi peut-on déduire que cet ordre conventionnel et humain est voulu et béni par Dieu ? D’après Silhon, aussi bien que pour les jansénistes, le projet divin qui aboutira à un ordre sacré se réalise par l’intermédiaire de la nature humaine. Pour définir celle-ci dans l’optique de la sphère politique, Silhon et les jansénistes donnent des réponses différentes qui font l’objet de nombreuses études qu’il convient de récapituler ici en guise de conclusion53. Dans De la certitude des connaissances humaines, l’anthropologie de Silhon se fonde sur la justification de l’intérêt, ou autrement dit, de l’amour-propre. D’après Silhon, l’amour-propre, condamné pendant longtemps par une tradition chrétienne et surtout augustinienne, constitue, dans une forme bien réglée et apprivoisée, le ciment de la société. L’être humain, qui reconnaît justement son propre intérêt, découvrira que ses besoins dépendent des autres ; l’amour-propre est donc le fondement de la sociabilité d’un individu. S’il y a une différence entre la conception de Silhon et celle des jansénistes, c’est que ces derniers accordent beaucoup d’importance au péché originel. D’un point de vue augustinien, l’amour-propre ou la concupiscence est la conséquence du péché et ne dérive pas d’une volonté première de Dieu. Mais Dieu permet à l’amour-propre de servir de bonnes causes : là où la vraie charité fait défaut, la concupiscence peut servir de substitut au renoncement chrétien, comme par exemple l’ambition ou le désir de la gloire peuvent inciter quelqu’un à faire du bien à un prochain. Dans un ordre social bien réglé, la concupiscence est canalisée de sorte qu’elle puisse être la source des actions nobles. Le réseau des amours-propres individuels permet de concevoir un univers où la Providence ne cesse pas d’agir pour le maintien de la vie humaine, mais elle le fait en se servant de la nature humaine qu’elle a créée elle-même. C’est cette vision providentielle qui consacre chez Silhon l’ordre étatique au point que la désobéissance n’est permise à l’encontre du souverain sous aucun prétexte54. Dans les États où le souverain est imposé de façon héréditaire et où la royauté est donc immuable, le salut du royaume repose sur les bons conseillers, si les qualités exigées par le gouvernement font défaut au prince. Cette dernière pensée est développée dans la première partie du Ministre d’Estat, écrite pour l’éloge d’un grand conseiller : Richelieu55. Dans la troisième partie de cet ouvrage, paru après le décès de Mazarin, l’accent sera mis sur le rôle de l’éducation princière, faute d’un grand patron qui corresponde à cet idéal de conseiller.

53 Lionel A. McKenzie prétend éclairer l’anthropologie politique de Silhon en ayant recours à une lecture hobbesienne : Lionel A. McKenzie, « Le droit naturel et l’émergence de l’idée d’intérêt dans la pensée politique au début de l’époque moderne : François Guichardin et Jean de Silhon », trad. par Christian Lazzeri, dans Christian Lazzeri et Dominique Reynié (dir.), Politiques de l’intérêt, Besançon, Presses Universitaires Franc-comtoises, Annales littéraires de l’Université de Franche-Comté, 679, 1998, p. 119-144. Christian Nadeau remet en question l’inspiration hobbesienne dans le cas de Silhon, tout en affirmant la cohérence de l’œuvre silhonienne. Néanmoins, Nadeau souligne lui aussi le rôle clef de la notion d’intérêt dans la philosophie politique de Silhon. (Christian Nadeau, « Obéissance et intérêt dans la politique de Jean de Silhon », op. cit. ; Christian Nadeau, « Nature, certitude et intérêt dans la politique de Jean de Silhon », op. cit.). Pour la philosophie politique de Port-Royal, voir Gérard Ferreyrolles, Pascal et la Raison du politique, Paris, Presses Universitaires de France, « Epiméthée », 1984. Une analyse comparative de la notion d’amour-propre et d’intérêt se trouve dans Jean Rohou, « Pour un ordre social fondé sur l’intérêt : Pascal, Silhon, Nicole et Domat à l’aube de l’ère libérale », dans Gérard Ferreyrolles (dir.), Justice et Force : politiques au temps de Pascal, Actes du colloque « Droit et pensée politique autour de Pascal », Clermond-Ferrand, 20-23 septembre 1990, Paris, Klincksieck, 1996, p. 207-222. 54 Ajoutons que Silhon partage l’opinion selon laquelle le tyran peut être l’outil du châtiment divin, tandis que le bon roi peut incarner la clémence de Dieu. Silhon, De la certitude..., op. cit., p. 214-217. 55 Silhon, Le Ministre d’Estat avec le veritable usage de la Politique moderne, op. cit., p. 25 : « Que si ces grandes qualitez ne se rencontrent point en leurs personnes [des princes], ils ont la naissance mal-heureuse, & si la matiere dont ils sont bastis, ne peut recevoir ces divines formes ; elles doivent au moins estre en ceux qui composent leur conseil, & qui s’occupent avec eux à conduire les affaires. »

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Or, cette éducation se fait sur le principe de l’honnêteté. Cela signifie qu’un prince doit s’instruire en matière de morale aussi bien, sinon mieux qu’un sujet quelconque. Sa naissance ne garantit aucune capacité préalable dans le domaine éthique et politique où, une fois sacré, il devra s’exercer. Si Silhon suppose tout de même une différence entre l’éducation royale et celle des particuliers, c’est que le danger de méconnaître le droit naturel est plus important dans le cas des grands que dans celui des particuliers. C’est ainsi que le précepteur du prince doit lui faire accepter l’égalité naturelle des êtres humains, mais d’une façon honnête : de manière inaperçue, sans blesser son amour-propre. Quand Silhon invite les souverains à l’humilité, il s’inscrit dans la lignée de ses contemporains plus estimés des lettres françaises. Certes, Silhon a parfois recours à un vocabulaire plus proche d’une idéologie nobiliaire. Mais la présence de l’idée de l’honnête homme dans son ouvrage peut, par le biais d’une lecture attentive, être distinguée des éléments uniquement encomiastique ; et cette lecture attentive permettra peut-être de reconnaître derrière le secrétaire, qui veille à donner à César ce qui est dû à César, un penseur original.

Gábor FÖRKÖLI Université Paris-Sorbonne – Eötvös Loránd Tudományegyetem, Budapest

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II. Belles-Lettres et Docere : « pour une civilisation de la doctrine » ?

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L’écriture romanesque, un prolongement de la classe de rhétorique ? L’exemple de L’Astrée d’Honoré d’Urfé

L’esthétique du roman baroque1 ne semble à première vue pas avoir grand rapport

avec les préceptes rhétoriques enseignés dans les collèges jésuites. En classe de rhétorique en effet, les pères portaient une attention scrupuleuse aux modèles d’écriture proposés à leurs élèves, qui excluait d’emblée la possibilité pour le genre romanesque, considéré alors comme licencieux et fort éloigné de l’idéal stylistique cicéronien prôné par la Ratio Studiorum, d’être intégré aux textes au programme2. Aussi aucun auteur de roman grec ou latin n’était-il retenu pour les exercices de commentaire ou de rédaction, et la lecture de romans de langue française, même à titre de passe-temps, était formellement interdite.

On serait dès lors tenté de penser que la prose romanesque, exclue qu’elle était du cursus scolaire, correspondait à une pratique d’écriture alternative aux méthodes de composition enseignées dans les collèges. Or une telle perspective, en opposant trop strictement le travail obéissant de l’élève, soumis à une pédagogie austère, à la licence du romancier, ne tiendrait pas suffisamment compte du potentiel récréatif des « Règles du professeur de rhétorique ». Voici en effet comment ces dernières définissent les objectifs de la classe de rhétorique :

Elle forme, en effet, à l’éloquence parfaite, qui comprend deux matières essentielles, l’écriture en prose et l’écriture poétique (mais entre elles deux, on donnera toujours la première place à la prose) ; […] l’éloquence ne sert pas seulement l’utilité, mais se complait aussi dans l’élégance (ornatui)3.

« L’éloquence parfaite » se caractérise ici par un juste équilibre entre « utilité » et « élégance » : la notion d’ornatus témoigne de l’attention portée à la dimension éthique de l’écriture, c’est-à-dire au charme, au pouvoir fictionnel et poétique de celle-ci. L’enseignement de la rhétorique devait en ce sens former la langue de cet honnête homme, habile dans les affaires aussi bien que dans le commerce des hommes, dont Castiglione avait fait le portrait et que Marc Fumaroli résume en ces termes : « idéal de diplomate autant que de courtisan, qui servira en France, mieux encore qu’en Italie, de terrain de rencontre et de conciliation entre l’humanisme docte et le service du Prince4 ».

Les méthodes pédagogiques grâce auxquelles les élèves apprenaient à polir leur style remontent aux traités de rhétorique antiques, où sont évoquées certaines pratiques de réécriture qui seront formalisées à partir du XVIIe siècle sous la forme d’exercices de rédaction5. Jean Lecointe a montré comment ceux-ci, pratiqués encore à la Renaissance puis au XVIIe siècle, s’organisaient autour d’une trame double, celle de l’amplificatio et de l’abbreviatio d’un texte proposé aux élèves6. L’amplificatio7 consistait à reformuler en

1 Nous entendons par « roman baroque » le genre narratif qui prend son essor en France entre 1580 et 1660. Il est caractérisé par un traitement idéalisé du sentiment amoureux, lequel se caractérise par un style extrêmement orné. Voir à ce sujet Henri Coulet, Le Roman jusqu’à la Révolution, Paris, Armand Colin, 1968, p. 124. 2 Voir à ce sujet François de Dainville, L’Éducation des Jésuites (XVI-XVIIIe siècles), Paris, Éd. de Minuit, 1971, p. 170. 3 Ratio Studiorum. Plan raisonné et institution des études dans la Compagnie de Jésus, éd. Adrien Demoustier et Dominique Julia, Paris, Belin, 1997, p. 165. 4 Marc Fumaroli, L’Âge de l’éloquence, Genève, Droz, 1980, rééd. 2002, p. 89. 5 Voir à ce sujet Henri-Irénée Marrou, Histoire de l’éducation dans l’antiquité, Paris, Editions du Seuil, 1981, Edmond Faral, Les Arts poétiques du XIIe et du XIIIe siècle, Paris, Champion, 1924, et Terence Cave, The Cornucopian Text : Problems in Writing in the French Renaissance, Oxford, Clarendon Press, 1985. 6 Jean Lecointe, L’Idéal et la Différence, Genève, Droz, 1993, p. 577.

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l’allongeant un énoncé bref qui pouvait être un simple sujet, une chrie ou encore une sentence. L’élève pouvait notamment recourir à des lieux communs tels que la description, les circonstances, ou encore à des figures telles que l’allégorie ou le dialogisme. Quintilien dans l’Institution oratoire, dont la Ratio studiorum s’inspire de très près8, recommandait déjà d’avoir recours à de telles pratiques :

Et ce n’est pas seulement à paraphraser les œuvres d’autrui que nous trouverons du profit, mais à tourner de plusieurs façons ce que nous aurons écrit nous-même : par exemple nous choisirons à dessein certaines idées et nous les retournerons sous toutes les formes possibles, tout comme l’on peut tirer de la cire des figures toujours diverses9.

Exercice symétrique, l’abbreviatio consistait en la reformulation cette fois brève et sentencieuse d’un énoncé plus long, souvent au moyen d’un style coupé et asyndétique, et par le recours à des figures frappantes, telles que la pointe, l’image ou encore l’antithèse.

Un tel entraînement, fondé sur une technique de la variation, visait donc une parfaite maîtrise de l’emphase 10 . En ce sens l’élève ne se préoccupait pas tant du contenu propositionnel de l’énoncé qu’il récrivait (on prenait en général des sujets caractérisés par leur simplicité), mais s’appliquait à donner à celui-ci un tour élégant et gracieux. Or une telle méthode de composition n’est pas étrangère à la progression narrative des romans baroques : on a souvent montré en effet combien la poétique de ces derniers reposait bien moins sur l’invention d’une intrigue bien ourdie que sur l’insertion systématique de « beaux endroits11 ». Jean-Pierre Camus propose ainsi de transformer une nouvelle en roman « en allongeant le parchemin avec une grande multitude de dialogismes, de lettres, de vers, et de semblables fanfares12 ». L’emploi du verbe « allonger » montre bien qu’ici l’écriture du roman est placée sous le signe de l’amplification, rendue possible par les différents ornements rhétoriques que sont les « dialogismes », les « lettres » et « les vers ». La plasticité générique et le caractère polyphonique 13 du roman baroque impliquent en effet une dynamique textuelle particulièrement encline à la récriture : l’insertion de poèmes et de lettres dans la trame du récit, de même que les interventions discursives fréquentes du narrateur, font qu’un même événement peut être traité plusieurs fois selon des modalités d’énonciation et de registre variées. Tout se passe donc comme si en l’absence d’une rhétorique spécifique au genre romanesque, le romancier s’en tenait à une rhétorique d’école14, à une mise en série virtuose d’exercices de rhétorique. Un passage de la préface de La Carithée de Gomberville nous confirme dans cette hypothèse :

J’advoue que je me suis grandement pleu à perdre le temps en ces inutiles labeurs, et particulierement depuy que j’ay remarqué qu’il n’y avoit sorte de sujets au

7Jean Lecointe précise que le terme d’« amplificatio » est ici employé au sens nouveau que lui a donné le Moyen Âge, époque où il devient « synonyme de dilatatio » et non au sens d’ « agrandissement oratoire des choses et des effets » que lui donnaient les rhétoriciens antiques, op. cit., p. 577. 8 Voir à ce sujet François de Dainville, op. cit., p. 170. 9 Quintilien, Institution oratoire, X, 5, 9-11, cité dans Jean Lecointe, op. cit., p. 578. 10 Nous prenons à dessein ce concept rhétorique dans son double sens d’art de la brièveté ou de l’amplification. Voir à ce sujet Mathilde Levesque et Olivier Pédeflous (dir.), L'Emphase : copia ou brevitas ? XVIe-XVIIe siècle, Paris, PUPS, 2010. 11 Voir à ce sujet Delphine Denis, « Le roman, genre polygraphique ? », dans Littératures classiques, 49, aut. 2003, p. 339-370, et Camille Esmein, L’Essor du roman. Discours théorique et constitution d’un genre littéraire au XVIIe siècle, Paris, Champion, 2008, p. 382. 12 Jean-Pierre Camus, Les Décades historiques (1632), Rouen, 1642, p. I-VII. 13 Par « polyphonique » nous entendons ici le fait, caractéristique du roman baroque, de donner la parole à plusieurs personnages. 14 Selon la formule célèbre de Marc Fumaroli dans « Rhétorique d'école et rhétorique adulte : remarques sur la réception européenne du traité "Du Sublime" au XVIe et au XVIIe siècle », RHLF, janvier-février 1986, p. 33-51.

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monde qui ne fut plus capable que celle cy de former le stile d’un enfant qui veut commencer à marcher tout seul15.

Dès lors, si la trame narrative du roman baroque ne sert que de pré-texte à des jeux de variations rhétoriques, on peut s’interroger sur la nature de la cohérence de ce genre narratif, et par conséquent sur le mode de lecture que celui-ci programme. Le parcours proposé au lecteur de roman consiste-t-il essentiellement à recueillir les fleurs de rhétorique dont l’écrivain parsème son texte pour faire valoir son habileté oratoire ?

Nous nous proposons d’étudier cette question à partir de l’analyse d’une séquence

narrative de L’Astrée d’Honoré d’Urfé16 pour laquelle nous emprunterons à Michel Charles le concept de « régime de texte », défini par lui comme « se caractérisant soit par une configuration lexicale (sémantique), soit par l’adoption d’une certaine disposition (syntagmatique), soit le plus souvent par les deux. Les différents régimes interviennent sur le fond d’une dynamique du texte17 ». Distinguer les différents régimes d’un même texte permet selon lui de « mettre en question l’idée d’une cohérence stylistique et sémantique18 », au profit d’une conception du texte comme « ensemble de textes appartenant à un même réseau19 ». En suivant notre hypothèse de départ, selon laquelle l’écriture du roman baroque est fondée sur une pratique de la réécriture en série, nous distinguerons deux régimes de texte : le premier, proprement narratif, est caractérisé par la mise en œuvre d’une syntaxe des actions et d’un style simple ; le second, emphatique, se définit par une économie particulièrement dense de l’ornement, et vient doubler la trame narrative de variations rhétoriques qui reformulent en l’amplifiant ou en l’abrégeant un événement de l’action. Nous analyserons l’articulation de ces deux modalités du texte, en posant l’hypothèse que le régime emphatique ne s’intègre pas seulement à la marche du récit à la manière d’une modulation ornementale : bien souvent plutôt il perturbe le cours de la narration, et détourne celle-ci des chemins que le lecteur croyait prendre.

L’extrait proposé à l’analyse s’inscrit dans l’« histoire de Silvie », récit pris en charge par Léonide, nymphe du Palais d’Isoure, et adressé à Céladon, après que celui-ci a été retrouvé presque mort par la Princesse Galathée et ses amies sur les rives du Lignon. Silvie, elle aussi nymphe du Palais d’Isoure, est décrite par son amie comme une belle inhumaine, caractérisée par sa cruauté et son insensibilité en matière d’amour. Elle est courtisée, dans le passage qui nous intéresse, par trois chevaliers, sans qu’aucun n’ait su trouver le chemin de son cœur :

Et voyla Silvie bien servie : car Guyemants n’oublioit chose que son affection luy commandast, et Clidaman à l’envy s’estudioit de paroistre encore plus soigneux. Mais sur tout Ligdamon la servoit avec tant de discretion, et de respect, que le plus souvent il ne l’osoit aborder, pour ne donner connaissance aux autres de son affection : et à mon gré son service estoit bien autant aimable que de nul des autres […]20.

L’économie narrative de ces quelques lignes est claire et pourrait être analysée en

15 Marin de Gomberville, La Carithée, Paris, Jacques Quesnel, 1621. 16 Précisons qu’Urfé a fait ses études au collège Jésuite de Tournon où il a suivi les enseignements dont nous venons de parler. Voir à ce sujet Maxime Gaume, Les Inspirations et les sources de l’œuvre d’Honoré d’Urfé, Centre d’études foréziennes, 1977, p. 68. 17 Voir Michel Charles, « Trois hypothèses pour l’analyse avec un exemple », Poétique, 164, nov. 2010, p. 396. 18 Ibid., p. 389. 19 Id. 20 Honoré D’Urfé, L’Astrée. Première Partie (1612), éd. Delphine Denis, Paris, Champion, 2011, III, p. 234-235.

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termes structuralistes : le narrateur pose ici une situation initiale caractérisée par sa stabilité21. En effet l’aspect itératif des trois imparfaits « n’oublioit », « s’estudioit » et « servoit » dénote trois procès répétitifs, tandis que les coordinations « car », « et », « mais » marquent la symétrie de ces derniers. Léonide donne implicitement une explication à cette stabilité surprenante (le lecteur en effet serait en droit de se demander comment trois rivaux peuvent se maintenir si patiemment dans une situation de compétition), en caractérisant les trois acteurs par une isotopie du zèle, marquée par l’hyperbole « n’oublioit chose que », le sémantisme de « soigneux » et l’éloge du « service » de Ligdamon : « tant de discretion », « aimable ». Mais cette belle harmonie est mise à mal par l’incident perturbateur :

Mais certes une fois il faillit de perdre patience. Il advint qu’Amasis se trouva entre les mains une éguille faicte en façon d’épée, dont Silvie avoit accoustumé de se relever, et accommoder le poil, et voyant Clidaman assez près d’elle, elle la lui donna pour la porter à sa maîtresse : mais il la garda tout le jour, afin de mettre Guyemantz en peine. Il ne se doutoit point de Ligdamon […]22.

L’harmonieuse symétrie du zèle des trois prétendants est brisée par la ruse de Clidaman. Léonide prend alors à partie le destinataire de son récit en une courte phrase : « et voyez comment bien souvent on blesse l’un pour l’autre […]23 ». Cette intervention discursive du narrateur offre une première occurrence de formule sentencieuse : elle succède au régime narratif qui précède, sans s’y intégrer, comme le montre l’évidement actanciel opéré par la portée généralisante des pronoms « on », « l’un » et « l’autre », ainsi que l’emploi du présent gnomique. La métaphore topique de la blessure d’amour, « on blesse », produit un effet de pointe spirituelle car elle renvoie ironiquement à l’arme fatale de Silvie, qui n’est autre que l’« éguille faicte en façon d’épée ». L’impératif « voyez » donne au contenu propositionnel de l’énoncé une valeur de prolepse : il fonctionne en effet comme une annonce de la suite des événements dont il délivre la portée morale à la manière d’un épiphonème24. Cette phrase peut donc être considérée comme l’abréviation sentencieuse de l’épisode qui va suivre, mais aussi bien elle désamorce le potentiel dramatique de celui-ci, en le traitant sur le mode de l’apologue. L’événement corrélatif à l’incident perturbateur du vol de la broche pourra dans cette perspective être lu comme une amplification circonstanciée et particularisante sur le thème de cette sentence :

car le poison qui fut préparé pour Guyemantz toucha tant au cœur à Ligdamon, que ne pouvant le dissimuler, afin de n’en donner connaissance, il se retira en son logis, où après avoir quelques temps envenimé son mal par ses pensers, il prit la plume et m’escrivit tels vers […]25.

On observe ici une formule mixte entre régime emphatique et narratif : la désignation des personnages par leur nom propre se substitue aux pronoms généralisants de la sentence précédente, apportant de nouveaux éléments à la progression de l’intrigue. Mais l’emploi d’une métaphore filée de l’empoisonnement, « le poison », « envenimé », en modulant le trait sémantique de la douleur contenu dans le verbe « blesser », fonctionne comme une amplification du syntagme verbal « on blesse ».

Une seconde amplification se greffe ensuite sur le même thème, sous la forme d’un madrigal inséré envoyé par Ligdamon à Léonide : 21 Tzvetan Todorov définit la situation initiale comme une « situation stable » caractérisée par son « équilibre ». Voir Qu’est-ce que le structuralisme ?, Paris, Seuil, 1968, p. 82. 22 Honoré D’Urfé, op. cit., p. 235. 23 Ibid. Nous soulignons. 24 L’épiphonème est une « formule synthétique, parfois au début, le plus souvent à la fin d’un ensemble, qui se présente souvent comme une “réflexion courte et vive” (Fontanier), de forme sentencieuse, et donc amovible », dans Catherine Fromilhague, Les Figures de style, Paris, Armand Colin, 2005, rééd. 2007, p. 101. 25 Honoré D’Urfé, op.cit., p. 235.

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Amour en trahison, D’une meurtrière espée,

Mais non pas sans raison ; De mon bonheur l’espérance a coupé,

Car ne pouvant payer, Ma grande servitude, Par un digne loyer,

Qui l’exusast de son ingratitude, Il veut me traiter finement,

Plustost en soldat qu’en amant26.

La réaction de Ligdamon est réinterprétée ici sur un mode lyrique, marqué par la substitution d’un système allégorique au personnel du récit, et par le recours au pathos de la première personne du singulier : Clidaman et Silvie sont remplacés par le Dieu « Amour », la broche de Silvie devient la « meurtrière épée » dont celui-ci est armé, et Ligdamon, « je » lyrique de ce scénario, apparaît comme le support et la victime d’une série de passions douloureuses. Les quelques lignes qui suivent, écrites par Ligdamon au bas de son poème, viennent clore cette série de réécritures en offrant cette fois une formulation abrégée et sarcastique de la situation initiale de l’épisode :

Il faut advouer, belle Léonide, que Silvie fait comme le soleil, qui jette indifféremment ses rayons sur les choses plus viles, aussi bien que sur les plus nobles27.

Cette formule imagée fonctionne comme une pointe ironique, fondée sur une inversion argumentative28. Le comparant stéréotypé du soleil, placé à la suite de l’épanchement lyrique du madrigal, s’inscrit implicitement dans un argumentaire traditionnellement élogieux. Or c’est bien au contraire un blâme de l’indifférence de Silvie et de son incapacité à distinguer la valeur de ses prétendants qui est finalement prononcé : in cauda venenum. L’ensemble emphatique de ce billet met ainsi en place une variation de registres, qui contribue à nuancer l’éthopée de Ligdamon, à élargir le spectre des passions qui l’animent, du désespoir au dépit. En ce sens l’insertion de cette lettre ne retarde pas tant l’avancée du récit qu’elle ne l’enrichit d’une analyse morale plus fine où sont évoqués par un langage imagé les différents aspects de la blessure d’amour infligée au parfait amant. Enfin le madrigal comme la sentence, s’ils se contentent de gloser les événements précédents sans en rapporter de nouveaux, constituent néanmoins en tant qu’actes de communication une nouvelle étape du récit. C’est en effet la réception du billet par Léonide qui permet de relancer l’action :

Luy-mesme m’apporta ce papier, et ne peus, quoy que je m’y estudiasse, y rien entendre, ny tirer de luy autre chose, sinon que Silvie lui avoit donné un grand coup d’épée : et me laissant s’en alla le plus perdu homme de la terre29.

Le récit reprend, mais l’obscurité du billet de Ligdamon en ralentit la marche : l’action de Léonide se réduit en effet à une tentative manquée de déchiffrer les métaphores de Ligdamon : « ne peus, quoy que je m’y estudiasse, y rien entendre ». La reformulation du madrigal au discours indirect en offre une nouvelle version, parodique cette fois, par le recours à un mélange comique du personnel romanesque et allégorique : « Silvie lui avoit 26 H. D’Urfé, op. cit., p. 235-236. 27 H. D’Urfé, ibid., p. 236. 28Alain Berrendonner définit le phénomène d’inversion argumentative propre à l’ironie de la manière suivante : il « réside spécifiquement non dans l’affirmation d’un état de choses et de son contraire, mais dans le fait qu’en avançant un argument, on avance du même coup l’argument inverse ». Il y a donc ironie lorsque « à un moment donné, l’intersection entre deux classes d’arguments […], qui sont par ailleurs réputées distinctes, cesse cependant d’être vide », dans Éléments de pragmatique linguistique, Paris, Éd. de Minuit, 1981, p. 185. 29 Honoré d’Urfé, op. cit., p. 236.

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donné un grand coup d’épée ». Tout se passe donc comme si le régime narratif, contaminé par la logique de la réécriture, se mettait à son tour à redoubler le régime emphatique du texte, sur un mode ironique. De ce dialogue entre les deux régimes textuels résulte un blocage de la situation, résumé par le parallélisme grammatical et sémantique « me laissant s’en alla ».

Intervient alors une nouvelle formule sentencieuse à valeur de prolepse : « Voyez comme Amour est artificieux blesseur, qui avec de si petites armes fait de si grands coups30 ». On peut considérer celle-ci comme une réécriture abrégée et sentencieuse, voire une glose du madrigal de Ligdamon, dont elle reprend le scénario allégorique, mais sur un mode ironique : « de si petites armes » tourne en effet en dérision la métaphore hyperbolique de la « meurtrière épée », tandis que « de si grands coups » reprend en mention l’énoncé « un grand coup d’épée » assumé par Ligdamon. Elle fait de plus écho, par sa structure, à la première sentence « et voyez comment bien souvent on blesse l’un pour l’autre […]31 », qui, rappelons-le, était déjà ironique. En même temps qu’il ralentit la trame narrative, on voit donc comment le régime emphatique tisse un réseau d’images à travers lequel s’énonce un message implicite et auto-dérisionnel sur le caractère excessif et obscur du langage amoureux, hypothèse confirmée par la manière dont Silvie hâte finalement le dénouement :

j’allay trouver Silvie : mais elle me jura qu’elle ne sçavoit ce que ce pouvoit estre : enfin ayant demeuré quelque temps à relire ces vers, tout à coup elle porta la main à ses cheveux, et n’y trouvant son poinçon elle se mit à sourire, et dit que son poinçon estoit perdu, que quelqu’un l’avoit trouvé, et qu’il falloit que Ligdamon le luy eust recogneu32.

La désambiguïsation du message de Ligdamon est en effet opérée par la substitution du geste à la parole, « elle porta la main à ses cheveux », et du terme propre au langage figuré : l’épée d’Amour redevient simple « poinçon», nouvelle manière pour le narrateur d’ironiser sur la vacuité du langage amoureux au regard de l’efficacité de l’action. La supercherie de Clidaman, privée de ses oripeaux allégoriques, est enfin révélée. Le régime narratif peut dès lors reprendre, comme en témoigne l’accumulation des actions énoncées au passé simple :

A peine m’avoit-elle dit cela que Clidaman entra dans la sale avec ceste meurtriere espée en la main. Je la suppliay de ne la lui laisser plus. Je verray, dit-elle, sa discretion, puis j’useray du pouvoir que je dois avoyr sur luy33.

L’emploi par Silvie du futur de l’indicatif, de même que les modalités du « pouvoir » et de la nécessité inscrite dans le verbe « je dois », programment une conversation caractérisée par l’inégalité hiérarchique des deux interlocuteurs. Le lecteur peut donc s’attendre à un échange bref entre la nymphe et Clidaman, qui aboutirait sans surprise à la reddition de la broche, et serait en toute logique rapporté de manière brève, par exemple au moyen d’un discours narrativisé. Or bien au contraire, cet échange fait l’objet d’une figure de dialogisme34 :

Voila une espée qui est à moy. Il respondit. Aussi est bien celuy qui la porte. Je la veux avoir dit-elle. Je voudrais, répondit-il, que vous voulussiez de mesme tout ce qui est à vous. Ne me la voulez-vous pas rendre ? dit la Nymphe. Comment,

30 Id. 31 Ibid., p. 235. 32 Ibid., p. 236. 33 Id. Nous soulignons. 34 Le dialogue est considéré pour l’époque qui nous intéresse comme une authentique figure emphatique en tant que le narrateur y imite, à la manière d’un acteur de théâtre, la parole de ses personnages. Dans la Rhétorique française, le « dialogisme » (équivalent de notre dialogue) est en effet considéré comme une sous-catégorie de la prosopopée, soit « une feinte collocution de certains personnages ensemble ». Voir Traités de poétique et de rhétorique de la Renaissance, éd. F. Goyet, Paris, Librairie générale française, 1990, p. 383.

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repliquat-il, pourrois-je vouloir quelque chose puisque je n’ay point de volonté ? Et, luy dit-elle, qu’avez-vous fait de celle que vous aviez ? Vous me l’avez ravie, dit-il, à cette heure elle est ravie en la vostre. Puis donc, continua-t-elle, que vostre volonté n’est que la mienne, vous me rendrez ce poinçon, parce que je le veux. Puis, dit-il, que je veux cela mesme que vous voulez, et que vous voulez avoir ce poinçon, il faut par nécessité que je le vueille avoir aussi. Silvie sousrit un peu : mais en fin dit-elle, je veux que vous me le donniez35.

Le dialogue des deux protagonistes, loin d’accélérer le dénouement de l’intrigue, le retarde, grâce à l’esprit de l’habile Clidaman, qui engage une discussion sur le lieu commun du libre arbitre : celui-ci nie en effet pouvoir rendre la broche, car son amour pour Silvie l’a privé de sa volonté. Le débat se construit stylistiquement sur un jeu de variations lexicales, et notamment sur l’épuisement du champ dérivationnel du verbe « vouloir » : « voulez, vouloir, volonté, veux etc. ». Une fois de plus, la progression de l’intrigue cède le pas au plaisir de l’amplification, mais sur un mode galant et non plus pathétique ou mordant. Et, encore une fois, seul un geste de Silvie peut mettre fin à cette variation infinie et rétablir un régime narratif : « alors la nymphe estendit la main et le prit36 ». Mais, sorte de triomphe du plaisir presque poétique des mots sur la prose de l’action, c’est malgré tout une hyperbate heureuse de Clidaman qui met fin au dialogue : « Je ne vous refuseray jamais, dit-il, quoy que vous vueillez m’oster, et fust-ce le cœur encores une fois37 ».

Le narrateur confirme enfin le rétablissement définitif de l’équilibre initial en mentionnant la guérison de Ligdamon : « Ainsi Ligdamon fut guery, non pas de la mesme main : mais du mesme fer qui l’avoit blessé38 ». Une telle période, construite sur le parallélisme « mesme main/mesme fer », permet de clore le récit tout en s’inscrivant dans la métaphore de l’arme d’Amour, filée tout au long du texte : elle offre donc une conclusion à la fois lyrique et narrative à l’ensemble de l’épisode, qui peut dès lors être rétroactivement lu aussi bien comme un malentendu à propos d’une broche que comme une variation tout à la fois lyrique et auto-dérisionnelle, pathétique et galante, sur le thème des multiples blessures de l’amour.

Le régime emphatique que nous avons analysé, tout en enrichissant la trame du récit d’un ornement superfétatoire, contribue à inventer le genre romanesque comme forme essentiellement dialogique39. Il ouvre en effet l’action à la variation des points de vue et des modalités énonciatives du personnel romanesque. Ce jeu de formulations sérielles aboutit sur le plan de l’elocutio à l’invention d’un style mixte, qui récapitule à lui seul les séductions des trois styles de la rhétorique traditionnelle : l’efficacité narrative du style simple, les grâces et les plaisanteries du style moyen, mais aussi le pathos du style élevé. En ce sens, l’application de l’exercice de la réécriture au genre romanesque permet d’élargir le spectre des émotions du lecteur, réalisant ainsi l’ambition totalisante qui était celle de la poésie à la Renaissance, bien exprimée dans ce passage célèbre de la Deffence et illustration de la langue françoyse :

[…] saiches, Lecteur, que celuy sera veritablement le poëte que je cherche en nostre Langue, qui me fera indigner, apayser, ejouyr, douloir, aymer, hayr, admirer, etonner, bref, qui tiendra la bride de mes affections, me tournant ça et la à son

35 H. D’Urfé, op. cit., p. 236-237. Nous soulignons. 36 Ibid., p.337. 37 Id. Nous soulignons. 38 Id. 39 Au sens où l’entend Mikhaïl Bakhtine : « Le roman pris comme un tout, c’est un phénomène pluristylistique, plurilingual, plurivocal. L’analyste y rencontre certaines unités stylistiques hétérogènes, se trouvant parfois sur des plans linguistiques différents et soumises à diverses règles stylistiques » (Esthétique et Théorie du roman, Paris, Gallimard, 1975, rééd. 2004, p. 87).

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plaisir40. Mais cette dynamique de variation invite simultanément le lecteur à prendre

conscience, dans un mouvement pour ainsi dire critique, des modulations plurielles du discours fictionnel, à appréhender le texte romanesque comme la combinaison de plusieurs parcours possibles41, et non comme un chemin linéaire. Prenant donc en ce sens la suite du maître de rhétorique, le roman baroque démultiplie les potentiels créatifs de la rhétorique scolaire : car il apprend à écrire et à lire la littérature comme un jeu.

Suzanne DUVAL

Université Paris-Sorbonne

40Joachim Du Bellay, Deffence et illustration de la langue française, éd. Henri Chamard, Paris, Société des textes français modernes, 1948, rééd. 1997, p. 179. 41En ce sens le roman baroque est une école de ce que Michel Charles définit comme la « bonne lecture », comprise comme « une construction de textes possibles », art. cit., p. 390.

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Moralistique de la crise : un didactisme paradoxal (Chamfort et Rivarol1)

La mutation profonde du genre moraliste qui s’opère à la fin du XVIIIe siècle repose sur la mise en cause du modèle didactique que constituait le traditionnel recueil de maximes. Ce qui est en question, c’est moins la posture réelle du moraliste classique (beaucoup moins moralisateur qu’éveilleur de conscience) que sa perception à l’âge des Lumières. Les philosophes du XVIIIe siècle voient dans le fragment moraliste la leçon de morale d’un misanthrope, leçon théologiquement orientée et assénée entre deux blancs typographiques sans aucun souci pédagogique. On lit, dans l’Encyclopédie :

Moraliste. Auteur sur la morale. […] La plupart des […] moralistes ressemblent à un maître d’écriture qui donnerait de beaux modèles sans enseigner à tenir et à conduire la plume pour tracer les lettres. […] C’est que les écrivains de ce caractère veulent être gens d’esprit et songent moins à éclairer qu’à éblouir. Vain amour d’une futile gloire qui fait perdre à un auteur l’unique but qu’il devrait se proposer, celui d’être utile. Mais il vaut mieux bien exercer le métier de manœuvre que de mal jouer le rôle d’architecte2.

Le passage du pluriel (la plupart des) au singulier (un maître) nie la variété des projets d’écriture ; l’analogie avec le maître pointe le ton professoral et péremptoire du moraliste ; le contenu de la relative dénonce les méthodes anti-pédagogiques de celui-ci. Pourtant, à l’extrême fin du siècle, Chamfort et Rivarol produisent des recueils de fragments présentant avec les modèles du Grand Siècle une réelle parenté. Il est tentant de voir dans ce phénomène le symptôme de la crise des Lumières, notion plutôt réservée à l’histoire des idées allemande pour désigner le premier romantisme et les brèches creusées dans les Auklärungen kantiennes par Novalis et les Schlegel. Or le cercle d’Iéna a toujours revendiqué l’héritage de Chamfort. Il n’est donc pas illégitime d’appliquer ce concept à la moralistique du dernier XVIIIe siècle et en particulier à l’écriture de Chamfort, mais aussi de Rivarol, puisque dans son cas, c’est S. Menant, spécialiste de cet auteur, qui voit en lui la cristallisation de « la crise des Lumières3 ».

La tradition didactique du genre moraliste En définissant le moraliste comme un « spectateur4 », L. Van Delft rejoint J. Lafond :

« le moraliste est l’homme d’une morale d’abord et avant tout descriptive5 ». Le sens commun, fortement empreint de la confusion entre moraliste et moralisateur, associe le discours moraliste à la modalité déontique et à des tournures implicitement ou explicitement prescriptives en réalité quasi absentes du propos des maximaires. Mais l’affaiblissement des marqueurs d’autorité ne signifie nullement que le tableau dressé soit neutre et dénué

1 Éditions de références : Jean Dagen (éd.), Chamfort, Produits de la civilisation perfectionnée, Maximes et pensées, caractères et anecdotes, Garnier-Flammarion, 1968 ; Sylvain Menant (éd.), Rivarol, Pensées diverses, Paris, Desjonquères, 1998. 2 Cité par Cyril Le Meur, Les Moralistes français et la Politique à la fin du XVIIIe siècle. Le prince de Ligne, Sénac de Meilhan, Chamfort, Rivarol, Joubert, Hérault-Séchelles devant la mort d’un genre et la naissance d’un monde, Paris, Champion, 2002, p. 40. Nous soulignons. 3 Sylvain Menant, « L’œuvre inachevée de Rivarol ou la crise des Lumières », dans L’Œuvre inachevée, CEDIC, 1999, p. 217-225. 4 Louis Van Delft, Les Spectateurs de la vie, généalogie du regard moraliste, Québec, PUL, 2005. 5 Jean Lafond, Moralistes du XVIIe siècle, de Pibrac à Dufresny, Paris, Robert Laffont, 1992, p. I.

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d’orientation didactique. Chez Chamfort et Rivarol, comme déjà chez La Rochefoucauld et ses épigones, le but premier que se fixe le moraliste est de lever les masques, de dévoiler les hypocrisies, ce qui explique que l’on trouve des maximes très larochefoucaldiennes sous la plume de Rivarol : « Il s’en faut bien qu’on emploie à dominer sur soi les mêmes soins et la même constance qu’on emploie à dominer sur les autres » (p. 39). L’idée que l’on a une plus grande indulgence envers soi-même qu’envers les autres est un topos de la littérature morale. On trouve chez Rivarol des éléments de théorisation du statut du moraliste, « grand esprit » privilégié par la nature : « Un grand esprit voit les principes dans les conséquences, les conséquences dans les principes ; il les exprime de la manière qu’il les voit et les fait entendre comme il les exprime » (p. 35). Rivarol assume dans son écriture une pédagogie du regard critique, qui ne se contente pas de pointer les apparences, mais les perce et fait jaillir ce qu’elles cachent. Chez Chamfort se manifeste la même ambition de révéler les illusions et les mensonges de la société, démarche d’autant plus indispensable qu’« il y a des hommes à qui les illusions sur les choses qui les intéressent sont aussi nécessaires que la vie » (296). Ainsi cette dénonciation de l’hypocrisie du bienfaiteur modeste : « La plupart des bienfaiteurs qui prétendent être cachés après vous avoir fait du bien, s’enfuient comme la Galatée de Virgile : Et se cupit ante videri » (300). Sa pédagogie du regard se manifeste par l’omniprésence du sème de la vue, souvent associé à la P1 (j’ai vu/observé que…). L’insistance sur la valeur de l’expérience personnelle tend à montrer que c’est bien en spectateur de la comédie du monde qu’il s’exprime.

L’autre aspect pédagogique de l’écriture moraliste telle qu’en héritent Chamfort et Rivarol est une posture professorale de rectification des erreurs communes, parfois nettement exhibée, notamment dans la pratique de la définition paradoxale. Ainsi, sous la plume de Chamfort : « L’amour, tel qu’il existe dans la société, n’est que l’échange de deux fantaisies, et le contact de deux épidermes » (359). La définition articulée par la négation restrictive ne…que semble reléguer l’amour au rang des chimères, mais la précision introduite par la subordonnée renverse cette interprétation : c’est la société qui dénature l’amour par les pratiques qu’elle met sous ce mot. L’existence d’un amour authentique n’est pas exclue ; cette mise en tension est une constante de l’écriture moraliste. Toutefois, il faut ajouter une nuance supplémentaire : chez La Rochefoucauld, ce que la société a dénaturé, l’âme peut le retrouver dans sa vérité en se tournant vers Dieu. Chez Chamfort, le seul mode d’existence de l’homme, pour son malheur, est l’état social. Dieu n’existe pas. Par conséquent, ce que la société a dénaturé, il est quasi impossible de le connaître dans sa pureté naturelle. Chez Rivarol, cette posture de rectification prend encore plus nettement pour objet le rapport à la langue, faussé par les habitudes de la conversation courante autant que par l’hypocrisie des comportements que l’on met sous les mots. Il n’est que de penser à cette réflexion qui, en dévoilant l’illusion dont est porteuse une expression idiomatique, met au jour un mécanisme psychologique de déni face à la finitude de notre condition : « La plus grande illusion de l’homme est de croire que le temps passe. Le temps est le rivage ; nous passons et il a l’air de marcher » (p. 92). Le verbe croire, en modalisant la valeur de vérité du contenu de la complétive, rejette dans l’erreur une opinion commune et fausse. L’analogie rétablit la vérité dans toute sa force à travers une image frappante, celle du bateau longeant le rivage. Pourtant, ces apparentes similitudes de postures entre nos auteurs et les moralistes qui les ont précédés recouvrent des motivations totalement différentes. Si les moralistes traditionnels assument une relation de maître à élève avec leur lecteur, ce n’est pas du tout le cas de Chamfort et de Rivarol.

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Des dispositions anti-didactiques On sait le soin qu’a mis La Rochefoucauld à préparer la publication de ses Maximes et

leurs cinq éditions successives, consultant en permanence un panel de lecteurs privilégiés. Pourquoi toutes ces précautions si ce n’est que, comme l’a montré J. Lafond, La Rochefoucauld travaille pour la cause janséniste6 et qu’il veut s’assurer que ses maximes porteront leurs fruits ? Rien de tel chez Chamfort et Rivarol. Alors que tout enseignement suppose une confiance (l’espoir d’influer sur l’ordre des choses) fondée en l’homme ou en Dieu, l’écriture fragmentaire de ces deux auteurs est une écriture de la déception, de la confiance perdue. Loin d’eux l’idée d’enseigner quoi que ce soit au public. En ne leur accordant pas l’admiration dont ils s’estiment dignes, celui-ci les a trop déçus. Chamfort et Rivarol se désignent tous deux comme des hommes « de la retraite7 ». Pourtant, si la plupart des fragments de Chamfort datent effectivement d’une période d’environ deux ans de véritable prise de distance avec la société, Rivarol, lui, n’a jamais cessé de fréquenter le monde, en dépit du mépris dans lequel il le tenait, et d’y briller comme « le dieu de la conversation8 ». En fait, la retraite est une attitude à l’égard du monde, la déception transformée en mépris. L’impression de devoir être perpétuellement incompris par un public ignare se retrouve chez Rivarol : « Je vise, dans ce que j’écris, à une perfection qui fait que je n’influe pas sur mon siècle » (p. 61), aussi bien que chez Chamfort : « Ce qui fait le succès de quantité d’ouvrages est le rapport qui se trouve entre la médiocrité des idées de l’auteur et la médiocrité des idées du public » (437). Poursuivant l’opposition à La Rochefoucauld, on pourrait dire que si le duc consulte son public, Chamfort et Rivarol l’insultent ; que si La Rochefoucauld donne des leçons au monde, Chamfort et Rivarol tirent les leçons du leur. Ils écrivent même volontiers pour critiquer le fait même d’écrire, particulièrement Rivarol, qui parle de la « fatigue malsaine que cause l’écriture, opposée à la fatigue très saine du laboureur ou du bûcheron » (p. 63). Chamfort se moque d’un monsieur qui lorsqu’il « a passé une journée sans écrire, […] répète le mot de Titus : “ J’ai perdu un jour.” » (1086). Mais ici, une distinction doit être opérée entre les deux auteurs. Ce qui gêne Chamfort dans l’écriture, c’est l’ouverture implicite à l’altérité. Si Ginguené dit avoir trouvé la structure prévisionnelle du livre sur un petit papier de la main de l’auteur9, prouvant que celui-ci écrivait bien l’ouvrage en vue de sa publication, la manière dont Chamfort, au moment de se retirer du monde, annonce sa production (son absence de production) à venir laisse penser que sa première intention n’était pas de publier ses fragments :

L’impression ! […] J’en ai une si grande aversion, que je n’ai de repos que depuis le moment où j’ai imaginé un moyen sûr de lui échapper, et de faire en sorte que ce que j’écris existe, sans qu’il soit possible d’en faire usage, même en me dérobant tous mes papiers. […] Je n’ai qu’à me taire et ce que j’aurai écrit sera mort avec moi. (Lettre à M. l’abbé Roman, Paris, 4 avril 178410)

Quand Chamfort dit craindre que l’on fasse « usage » de ce qu’il écrit, il pense au plagiat mais avec le « moyen » qu’il a trouvé de préserver les œuvres de son esprit, il interdit également à tout lecteur d’en faire bon usage, d’en tirer des leçons. Ce que nous avons à lire, ce sont les fragments du silence, des cris de rage contre le monde jetés sur des petits bouts de papier dans la noirceur de la solitude et ces petits papiers jetés en vrac dans des boîtes en 6 Jean Lafond, La Rochefoucauld. Augustinisme et littérature, Paris, Klincksieck, 1977. 7 Pour Rivarol, voir la présentation de Sylvain Menant, p. 20 et surtout son analyse de la datation des carnets dans « Rivarol au travail », Langue, littérature du XVIIe et du XVIIIe siècle, Paris, SEDES, 1990, p. 575-587. Pour Chamfort, voir éd. Dagen, p. 371-373. 8 Chênedollé, L’Esprit de Rivarol (1808), cité dans Laurent Loty, « Forme brève et pessimisme. Le cas de Chamfort », La Licorne, « Brièveté et Écriture », Colloque international de Poitiers, 1991, p. 232. 9 Éd. Dagen, p. 15. 10 Éd. Dagen, p. 379-380.

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carton. Chamfort écrit avant tout pour lui-même, pour « donner libre cours aux imprécations qu’il avait naguère fulminées dans son cœur11 ».

Rivarol non plus n’a pas eu l’intention de publier ses carnets mais le contenu en est plus hétéroclite : parmi des réflexions profondes dont E. Jünger dira qu’elles prouvent la supériorité de Rivarol sur un marquis de Bièvre ou un prince de Ligne12, on trouve nombre de bons mots dont la valeur didactique est, il faut le dire, nulle ou considérablement désamorcée par la mise en scène du discours moraliste. L’ouverture à l’altérité intervient bien dans le projet de Rivarol, dans la mesure où ses mots d’esprit ont vocation à l’oralisation. L’auteur se donne à entendre comme porteur d’une réplique dont il est manifestement fier et qu’il a voulu consigner afin de la redonner à goûter à son auditoire : « À un mauvais écrivain qui, en partant de Paris, me donnait ses ouvrages : “Je ne gagne rien à votre absence” » (p. 67). Parfois, il est clair que ce qui compte est bien plus l’effet de répartie susceptible de faire rire et de lui attirer des compliments que la leçon moraliste qui constitue la répartie elle-même et que l’on eût pu attendre brute, sans scénographie énonciative. Ainsi, là où l’on eût pu lire que l’ignorance ne sauve pas plus du vice que le vice ne sauve de l’ignorance, l’on trouve une anecdote qui ridiculise nommément une actrice lesbienne (p. 76-77). Et il est évident, dans l’« anecdote sur Voltaire », que si le fragment ne se limite pas à la leçon contenue dans la réplique de Rivarol, c’est parce que celui-ci est trop fier de rappeler que c’est précisément à Voltaire qu’il a bravement répondu (p. 72). D’autres fois, il s’agit sans doute plus de bons mots préparés à l’avance, en vue d’être recasés dans la conversation ; ce qui s’appelle préparer ses effets… :

- Que pensez-vous de mon ouvrage ? - Je fais comme vous, je ne pense pas. (p. 76)

Les critiques qui ont consulté le manuscrit ont relevé en marge des notes de la main de Rivarol signalant que tel ou tel passage avait été utilisé ! Le seul but de telles anecdotes est de nourrir la conversation (et la réputation de leur auteur), pour amuser la galerie13. Et c’est ici que Rivarol rejoint Chamfort, avec cette différence que le premier assume le projet de faire rire, quand le second ressemble déjà beaucoup plus au surhomme de Nietzsche, qui rit du monde depuis les hauteurs de sa solitude. Cette manière qu’a Chamfort de « transcender l’amertume et le dégoût » que lui inspirent les vanités humaines en « regard[ant] les choses du côté plaisant14 » le rend sympathique au lecteur moderne mais elle ne doit pas nous faire oublier qu’elle émane d’une absence totale de charité chrétienne, si l’on parle par comparaison avec des écrivains comme Pascal et La Rochefoucauld ; eux se désolent du sort des hommes selon une pratique spécifique qui est celle de la correction fraternelle, où chacun se sent au moins aussi pécheur que les autres, et se soucie du salut de l’âme de ses semblables… Mais est-ce à dire qu’il n’y ait aucun enseignement à tirer des recueils de Chamfort et de Rivarol ?

11 John Renwick, « La retraite selon Chamfort », dans Les Loisirs et l’Héritage de la culture classique, Bruxelles, Latomus, 1996, p. 642. 12 Ernst Jünger, Rivarol et autres essais, trad. Jeanne Naujac et Louis Eze, Paris, Grasset, 1974, p. 17-18. 13 Cyril Le Meur fait le lien entre cette pratique du recueil comme réserve de bons mots et celle, très académique, des cahiers de citations telle qu’elle avait cours dans les collèges (op. cit., p. 289). 14 David McCallam, « Chamfort et l’optique moraliste », dans L’Optique des moralistes de Montaigne à Chamfort, Paris, Champion, 2005, p. 348.

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Un enseignement minimaliste L’opposition radicale et permanente de Chamfort aux moralistes est bien connue. Chez

lui, le fragment moraliste est miné par sa propre contestation. La première « maxime générale » exclut totalement la possibilité d’un rapport d’ordre pédagogique entre le moraliste au fait du monde et son lecteur ignorant : il y a, dans l’anthropologie chamfortienne (dont Nietzsche n’aura plus qu’à extrapoler les non-dits), d’une part les « hommes supérieurs » et d’autre part les « esprits médiocres ». Entre les deux catégories se situe le maximaire, inférieur aux premiers s’il n’en fait pas partie, mal compris des seconds et en définitive, complètement inutile. Il est significatif que l’on trouve la même idée chez Rivarol : « Il ne faut pas des sots aux gens d’esprit, comme il faut des dupes aux fripons » (p. 43). On se souvient que la figure du stultus a cristallisé la révolution philosophique, pédagogique et morale que représente l’irruption de la pensée chrétienne dans le monde antique : alors que le sot servait de faire-valoir à la supériorité du sage, qui prenait conscience de sa propre valeur dans la confrontation avec son exact inverse, les auteurs chrétiens renversent la vision des choses en donnant au sage une responsabilité dans le salut du sot : il doit le conduire vers la Vérité en commençant par reconnaître en lui son égal. Chamfort et Rivarol opèrent, pour ainsi dire, un retour à la situation pré-chrétienne : les esprits supérieurs ne sont pas du tout tenus de sortir les sots de leur sottise, sots qui représentent la plus grande partie de l’humanité, toutes classes sociales confondues ; au contraire, les « hommes de génie » doivent jouir gaiement de ce savoir15 qui les rend certes misanthropes, jusqu’à ce qu’ils comprennent que leur bonheur est dans la solitude :

Est-il bien sûr qu’un homme qui aurait une raison parfaitement droite, un sens moral parfaitement exquis, pût vivre avec quelqu’un ? Par vivre, je n’entends pas se trouver ensemble sans se battre ; j’entends se plaire ensemble, s’aimer, commercer avec plaisir. (276)

La réponse à cette fausse question, Chamfort la résume dans un double oxymore : « La meilleure philosophie, relativement au monde, est d’allier, à son égard, le sarcasme de la gaieté avec l’indulgence du mépris » (31). Le moraliste classique visait l’éradication de la sottise qui perpétue la croyance irraisonnée dans toutes les vanités humaines. Chamfort et Rivarol ont besoin qu’elle persiste pour la fustiger ; ils n’existent que par rapport à elle. Dès lors, le lecteur n’est pas un disciple ; il ne peut que partager le sarcasme, s’il le comprend, ou en subir les banderilles s’il n’est pas apte à saisir la fulgurance d’une vérité qui lui échappe. En ce sens, on peut dire que Chamfort et Rivarol ne se font aucune illusion sur ce que la psychopédagogie appellera l’« éducabilité » des hommes. Le refus de la posture traditionnelle des moralistes se lie avec le rejet de leur présupposé théorique : le problème de la finitude humaine et plus exactement l’impossibilité où se trouve l’homme du monde d’envisager sereinement sa propre mort. Pour Chamfort et Rivarol, c’est abusivement que l’on a fait de la mort un problème ; c’est même « le grand inconvénient » du théâtre tragique que de « mettre trop d’importance à la vie et à la mort » (79). Ce postulat implicite de l’absolue contingence de l’existence humaine (qui explique pourquoi Camus aussi se retrouvera en Chamfort16) est poussé jusqu’à un retournement de perspective, dans lequel c’est la vie qui devient un problème, et la mort une solution. Chez Chamfort : « Vivre est une maladie dont le sommeil nous soulage toutes les seize heures. C’est un palliatif. La mort est le remède » (113) ; comme chez Rivarol :

- Quelle raison a-t-il eu (sic) de se tuer ? 15 C’est dans Le Gai savoir que Nietzsche dit son admiration pour Chamfort, en même temps que son regret que le moraliste ne se soit pas tenu à l’écart de la « foule » en prenant part à la Révolution (G-F, p. 142-143). 16 Il préface l’édition Gallimard de 1965, fasciné par cet homme qui « essayait de donner une forme inégalable à sa révolte » (p. 13).

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- Il faut de si fortes raisons pour vivre qu’il n’en faut pas pour mourir. (p. 78)

Chamfort et Rivarol, de « moralistes impurs17 » qu’ils sont assurément, deviennent donc non seulement des anti-moralistes mais même ce qu’on pourrait appeler, reprenant un néologisme de Gide, des immoralistes, puisqu’ils vont jusqu’à nier des valeurs qui faisaient consensus, qu’on leur donnât un fondement théologique ou seulement humaniste. Ainsi, Chamfort, certes, ne fait pas l’éloge du vice, mais il n’incite pas à aimer le bien et relègue la vertu au statut de critère de reconnaissance des êtres supérieurs, ce qui explique que ceux-ci ne trouvent le bonheur que dans la solitude, ou dans les amitiés avec d’autres hommes de génie. Quant à Rivarol, à vouloir mettre au jour ce que Pascal appelait la raison des effets, il distille un relativisme troublant : en affirmant « ce qu’il faut éviter au monde, c’est de placer la vertu dans des actes indifférents, comme de garder sa virginité » (p. 89), il dissocie la virginité des notions traditionnelles d’abnégation et de respect du corps comme temple de l’âme qui en fondent la valeur ; en remarquant, dans un chiasme bien balancé, « on corrompt la fille innocente avec des propos libres, et l’amour délicat séduit les femmes galantes : fruit nouveau pour l’une et pour l’autre » (p. 79), il balaie implicitement toutes les interprétations morales : aussi bien celles qui postulent l’illumination de la vertu dans une âme corrompue que celles, à l’inverse, qui mettent en garde contre la puissance sournoise du vice, s’introduisant sous le carcan de la vertu par le biais insidieux et faussement naïf d’une conversation. Mais ces annotations ponctuelles trouvent leur cohérence dans la théorisation explicite d’un enseignement qui est une mise en garde contre tous les enseignements, et c’est sans doute là que l’on touche au plus près à la crise des Lumières.

On l’a dit, Chamfort et Rivarol tirent dans leurs fragments les leçons de leur propre

expérience. Ils en font d’ailleurs une doctrine éducative que l’on trouve à l’état embryonnaire chez l’un comme chez l’autre. Chamfort renie avec violence son passé de labeur livresque : « Ce que j’ai appris, je ne le sais plus. Le peu que je sais encore, je l’ai deviné » (336). Pourtant, il semble rejoindre Helvétius, lorsqu’il considère que les réformes du système éducatif ne pourront être entreprises qu’après les réformes politiques indispensables à la propagation d’une nouvelle mentalité (4) ; mais il ne se fait aucune illusion sur la capacité des hommes à améliorer leur sort et, s’il pensera s’être montré trop pessimiste lorsque se déclenchera le mouvement révolutionnaire, il déchantera vite et constatera combien il avait raison de douter ; l’on sait notamment ce que sera l’action, ou plutôt l’inaction, des régimes révolutionnaires en matière d’éducation. Rivarol parle de l’homme comme d’un être qui « préfère les sensations aux idées » (p. 49), ce qui le rapprocherait du sensualisme de Condillac si notre moraliste n’affichait un rapport ambigu au savoir. Retrouvant Socrate par-delà les siècles, Rivarol dit d’abord que savoir, c’est savoir qu’on ignore ; et de développer l’idée rousseauiste, que les sciences et les techniques sont nées, non pas d’une supériorité de l’homme mais au contraire de son état de faiblesse et d’impuissance (fragment18 « Science et ignorance », p. 38). Mais après avoir rejoint Rousseau, Rivarol s’en éloigne, sans pour autant adhérer à l’enthousiasme des encyclopédistes : plus loin dans le carnet, la science n’est pas glorifiée autrement que comme une « demi-ignorance » (p. 54). Et dans une comparaison alimentaire surprenante, il semble même aller jusqu’au renversement des valeurs, jusqu’à l’éloge de l’ignorance : « On tue l’ignorance comme l’appétit. On mange, on étudie, et c’est ainsi qu’on avance vers un état qui rend la mort si nécessaire » (p. 76). Le savoir fait partie des paramètres qui rendent la mort inévitable, voire désirable (l’adjectif nécessaire est ambigu).

17 Cyril Le Meur, « Rivarol moraliste impur », Cahiers de l’Association Internationale des Études Françaises, Paris, 59, mai 2007, p. 237-249. 18 Désormais fr.

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Rivarol et Chamfort reprennent la position des Lumières, telle que nous l’avons observée dans l’article « moraliste » de l’Encyclopédie, avec cette idée que tout enseignement doit être utile. Mais ils en déduisent que chacun ne peut le tirer que de sa propre expérience. Et il en va ainsi dans tous les domaines, aussi bien intellectuels que moraux. Aussi proposent-ils, l’un comme l’autre, une leçon de morale minimaliste : « Jouis et fais jouir, sans faire de mal ni à toi ni à personne, voilà, je crois, toute la morale » (Chamfort, 319) ; « Il faut faire ce qu’on peut, ce qu’on doit et ce qui convient » (Rivarol, p. 37). Paradoxalement, ces leçons de morale apparaissent bien vagues et inutiles. Mais il faut les remettre dans la perspective qui est celle des derniers représentants de la moralistique, dont C. Le Meur dit qu’ils « ne prétendent pas faire progresser l’esprit humain » et qu’en ce sens, ils « demeurent des marginaux des Lumières19 ». Marginaux, c’est peu dire : ils ne partagent pas la foi des Lumières, la plus irrationnelle mais la plus tenace, cette foi dans le progrès (dont rendent compte les débats autour de la perfectibilité). Le titre que donne Chamfort à ses fragments, Produits de la civilisation perfectionnée, est évidemment ironique, ce que confirme l’un d’eux, où il conclut : « que penser de l’humanité, et qu’attendre d’elle à l’avenir ? » (472). Et c’est bien là que l’on atteint le cœur de la « crise des Lumières » que S. Menant, à travers le cas de Rivarol, analyse ainsi :

Le scepticisme de Rivarol est nourri par l’esprit critique des philosophes des Lumières mais il va plus loin en remettant en question aussi l’entreprise de la philosophie des Lumières. Nulle idéologie, nul système, nul ensemble de connaissances utiles ne paraît plus mériter d’être diffusé. […] Rivarol […] ne veut ou ne peut plus rien dire d’utile aux hommes. Il se trouve au nœud de la crise des Lumières, ce moment où l’esprit critique fait la critique de sa critique et tombe dans l’aporie20.

Affirmant leur singularité aussi bien face à la tradition moraliste fortement teintée de doctrine chrétienne que face à la philosophie de Lumières, Chamfort et Rivarol revendiquent une liberté absolue. Mais si l’on a pu parler à propos de Rivarol d’un « apprentissage de la liberté21 », c’est bien Rivarol qui le fait et non qui le propose, précisément parce que cet apprentissage tient tout entier dans l’idée que la liberté ne s’apprend pas. Chez l’un comme chez l’autre, on trouve une définition de la liberté qui tranche très nettement avec la doxa des Lumières, puisqu’elle est conçue strictement sur le mode négatif, comme refus de la contrainte :

Presque tous les hommes sont esclaves, par la raison que les Spartiates donnaient de la servitude des Perses, faute de savoir prononcer la syllabe non. Savoir prononcer ce mot et savoir vivre seul sont les deux seuls moyens de conserver sa liberté et son caractère. (Chamfort, 289)

Celui-là est toujours libre, qui fait, quoi que soit la chose dont il a besoin, comme le valet fait pour vivre ; mais celui-là est esclave qui est contraint de faire ce dont il n’a aucun besoin. (Rivarol, p. 73)

Cette négativité se comprend quand on sait, comme nous l’avons montré, que l’altérité est fondamentalement perçue par eux comme potentiellement malveillante, la solitude de la retraite (ou l’indépendance dans le sens d’autarcie la plus complète) étant présentée comme un idéal. Chamfort paraît certes se soucier de libérer les masses en les instruisant de leurs droits et devoirs, quand il écrit le fr. 533, l’un des plus longs. On y observe, certes, un fort infléchissement du scepticisme anti-didactique, mais ne nous y trompons pas : alors qu’il croit 19 Cyril Le Meur, op. cit., p. 41. 20 Sylvain Menant, art. cit., p. 224. 21 Émile Callot, « Rivarol ou l’apprentissage de la liberté », Six philosophes français du XVIIIe siècle, Annecy, 1963, p. 153-214.

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possible de voir advenir une « société raisonnable », il réduit finalement les devoirs de chacun à celui seul de défendre ses droits, lesquels ne sont, en outre, pas définis. L’instruction rêvée de Chamfort ressemble donc à un catéchisme anarcho-individualiste doctrinaire et sans morale, uniquement capable de former des êtres solitaires et inquiets, perpétuellement revendicatifs et sans cesse sur la défensive. Quelle différence avec la définition de la liberté kantienne ! « Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement » : c’est, selon le philosophe allemand, la « devise des Lumières » 22 . La liberté est conçue positivement, comme une aptitude à exercer son propre jugement, qui doit être développée par le biais de cette solidarité humaine fondamentale qu’est la relation pédagogique : le même Kant n’est-il pas l’auteur d’un Traité de pédagogie dont l’idée centrale est que l’homme privé d’éducation ne sait pas se servir de sa liberté ? Chamfort et Rivarol, à l’inverse, conçoivent une liberté sans propédeutique, liberté dont seuls jouissent les « hommes d’esprit » chez Rivarol, les « hommes supérieurs » chez Chamfort, lesquels se peuvent trouver dans tous les échelons de la société et sont doués par nature, « sans éducation », d’un « instinct moral » (Chamfort, fr. 146).

Si l’on veut puiser dans leurs recueils un enseignement qui donne sa cohérence à

toutes les provocations lancées aussi bien contre la morale chrétienne que contre la morale laïque, c’est donc celui, paradoxal, du caractère vain de tout enseignement, dès lors que le statut d’homme libre ne s’acquiert pas, car la liberté ne s’enseigne pas.

Ingrid MOLARD-RIOCREUX Université Paris-Sorbonne

22 Emmanuel Kant, Qu’est-ce que les Lumières ?, trad. J.-M. Muglioni, Hatier, 2005, p. 4.

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III. Le maître en question : émulation, parodie,

subversion

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Le « Maître de la Scène » et ses disciples : Pierre Corneille face à Claude Boyer et Thomas Corneille.

Concurrence et hiérarchisation des auteurs Dans la seconde moitié de sa carrière, des années 1650 aux années 1670, Pierre Corneille fait face à deux dramaturges montants : Claude Boyer et son propre frère, Thomas Corneille. Déclinaison particulière du rapport de maître à élève, la relation de concurrence et d’émulation qui s’établit entre ces jeunes écrivains et leur prédécesseur confronte un grand dramaturge – Pierre Corneille – à des auteurs que leurs contemporains eux-mêmes estiment être de second rang. La différence de statut entre auteur majeur et auteur mineur1 vient alors se greffer sur la distinction maître / élève. L’interaction de ces deux hiérarchies – entre le maître et l’élève d’une part, entre le grand auteur et l’auteur mineur d’autre part – mérite que l’on s’y attarde. Elles ne sont pas de même nature : si l’une est transitoire, l’autre est a priori définitive. La première est appelée à évoluer, l’élève devant à terme rejoindre son enseignant. Il n’en est pas de même pour la seconde : la classification majeur / mineur sépare les auteurs entre deux catégories distinctes qui ne sont pas destinées à s’intervertir. Aux deux hiérarchies se mêle un troisième mode de relation entre les dramaturges : la concurrence. Elle pourrait remettre en cause la rigidité de la seconde classification : à force de succès, un petit auteur peut parvenir à détrôner ses supérieurs. Cependant, pour Pierre Corneille, Thomas Corneille et Claude Boyer, il n’en est rien. Loin de modifier la hiérarchie, la rivalité la renforce. L’histoire littéraire, qui naît au XVIIe siècle, procède à un classement des auteurs ; elle s’appuie alors sur ces différents processus de hiérarchisation. Nous tenterons de montrer en quoi la relation de concurrence entre celui que l’on a appelé le « Maître de la Scène2 » et deux de ses disciples a contribué à instaurer la hiérarchie des auteurs que l’histoire littéraire nous a transmise. Cette réflexion s’articulera en deux temps. Nous verrons pourquoi, dans le cas de nos trois auteurs, la hiérarchie entre le maître et l’élève ne peut s’inverser. Puis nous étudierons l’influence de la relation de concurrence entre Corneille et ses disciples sur la construction de l’histoire littéraire.

Claude Boyer et Thomas Corneille face à Pierre Corneille : une hiérarchie maître-élève figée et indépassable Le prédécesseur et ses disciples : la jeune génération face au dramaturge aguerri À la fin des années 1640, Pierre Corneille se trouvait seul sur la scène théâtrale : Mairet, Rotrou, Scudéry et Du Ryer, les grands dramaturges de sa génération qui le concurrençaient depuis les années 1630, étaient morts ou avaient cessé d’écrire pour le théâtre. Cette solitude fut brisée par l’ascension de Claude Boyer et Thomas Corneille. Le premier était né en 1618, le second en 1625. Né en 1606, Pierre Corneille était donc leur aîné d’une quinzaine d’années. Le même intervalle séparait le début de leurs carrières théâtrales. Celle de Corneille commença dès le début des années 1630, avec Mélite, pour se terminer en 1675 avec Suréna. Celle de Boyer s’étendit de 1645, date de la création de sa première pièce, La Porcie romaine,

1 Le XVIIe siècle parle d’auteurs de « second ordre » ou de « second rang ». Nous emploierons ici l’adjectif « mineur » et son corrélatif « majeur », deux termes anachroniques, mais qui mettent en valeur le processus dynamique et réciproque de hiérarchisation des auteurs, où la majoration de l’un entraîne la minoration des autres. Sur ce sujet, voir les n° 31 et 51 de Littératures classiques, consacrés respectivement aux minores et aux pratiques du mineur. 2 François Hédelin d’Aubignac, La Pratique du théâtre, Paris, Honoré Champion, Champion classiques, 2011, III, 1, p. 248.

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à 1697, avec Méduse3. Thomas Corneille, enfin, écrivit pour le théâtre entre 1649, avec Les Engagements du hasard, et 1695, année de la création de Bradamante4. Entre ces deux générations d’auteurs, une relation de maître à disciple se mit rapidement en place. Pour les débutants, Corneille, qui s’était imposé sur la scène théâtrale française dès ses premières comédies, et qui, en 1645, avait déjà donné au public une quinzaine de pièces, était une référence incontournable, un modèle à prendre en compte. Choix des sujets, structure des pièces, style et facture des vers…, son influence esthétique sur Boyer et Thomas Corneille a fait l’objet de nombreux travaux et l’on pourrait citer bien des exemples de cette filiation entre les textes ; nous ne nous y attarderons pas5. Entre Boyer et Thomas Corneille, les modalités de la relation maître-élève différaient. À notre connaissance, Boyer ne revendiqua pas cette relation de filiation dont son œuvre témoigne, mais Pierre Corneille, lui, semble l’avoir reconnue. Dans une lettre à l’abbé de Pure datée du 25 avril 1662, il s’inquiète du sort du théâtre du Marais, alors en train de péricliter, et cite trois noms d’auteurs susceptibles de lui venir en aide en lui donnant de bonnes pièces : Boyer, Quinault et lui-même6. Corneille aurait alors considéré Boyer comme un grand dramaturge, digne d’être cité à ses côtés. C’est peut-être également à Boyer que Corneille fait allusion dans son Examen d’Héraclius lorsqu’il rappelle que sa pièce a été « un heureux original dont il s’est fait beaucoup de belles copies sitôt qu’il a paru7 ». Boyer avait en effet donné, l’année même de la création d’Héraclius, un Tyridate qui devait beaucoup à la tragédie de Corneille. Dans le cas des frères Corneille, le rapport maître-disciple fut évidemment plus explicite et cette fois revendiqué de part et d’autre. Rappelons-le, Thomas n’avait que 14 ans à la mort de leur père. Son frère, dramaturge déjà renommé, devint son tuteur légal et fit de lui son élève, lui enseignant notamment l’espagnol. Ce fut tout naturellement sur les traces de son frère que Thomas fit le choix d’une carrière théâtrale. Ce fut tout aussi naturellement qu’en 1685, après la mort de Pierre, Thomas fut choisi pour occuper son fauteuil à l’Académie française et confirma dans son discours de réception le rôle de maître que son frère avait eu pour lui8 .

3 Nous retenons ici la datation des pièces proposée par Sylvie Benzekri dans Claude Boyer dramaturge : une traversée du XVIIe siècle (1618-1698), thèse de doctorat soutenue sous la direction de Georges Forestier, Université Paris-Sorbonne, 2008. 4 Nous retenons ici la datation des pièces proposée par David A. Collins dans Thomas Corneille : Protean Dramatist, London, The Hague, Paris, Mouton & CO., 1966. 5 L’influence de Pierre Corneille sur Boyer a été étudiée par Sylvie Benzekri (op. cit.) et Stella Spriet (« Un Céladon dans un univers cornélien. Galanterie et politique dans les tragédies de Boyer », dans William Brooks et Rainer Zaiser (dir.), Theatre, Fiction and Poetry in the French Long Seventeenth-Century, Bern, Peter Lang, 2007, p. 287-300). Son influence sur Thomas Corneille a été étudiée par David A. Collins (op. cit.), Richard E. Goodkin (« “Born to rebel” revisited. Corneille’s Rodogune and Thomas Corneille’s Persée et Démétrius », dans Claire Carlin (éd.), La Rochefoucauld, Mithridate, Frères et sœurs, Les Muses sœurs. Actes du 29e congrès annuel de la North American Society for Seventeenth-Century French Literature, Tübingen, Gunter Narr Verlag, 1998, p. 241-255) et Éliane Herz-Fischler (La Dramaturgie de Thomas Corneille, thèse de doctorat soutenue à l’Université Paris-III, 1977). 6 « Ainsi si ces M[essieu]rs [Boyer et Quinault] ne le secourent ainsi que moi il n’y a pas d’apparence que le Marais se rétablisse, et quand la machine [comprendre : le théâtre à machines] qui est aux abois sera tout à fait défunte, je trouve que ce théâtre ne sera pas en trop bonne posture » (Pierre Corneille, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1987, t. III, p. 10). 7 Dans Pierre Corneille, Œuvres complètes, Paris, Seuil, L’intégrale, 1998, p. 440, cité par Sylvie Benzekri, op. cit., p. 67. C’est à Sylvie Benzekri que nous empruntons l’hypothèse d’une allusion à Boyer. 8 On lit notamment au début de son discours : « j’ai sans doute à rougir d’avoir si mal profité de leçons que j’ai reçues de sa propre bouche par cette pratique continuelle que me donnait avec lui la plus parfaite union qu’on ait jamais vue entre deux frères […] ». (« Discours prononcé le 2 Janvier 1685 par Monsieur de Corneille lorsqu’il fut reçu à la place de Monsieur Corneille son frère », dans Recueil des Harangues prononcées par Messieurs de l’Académie française, dans leurs réceptions, et en d’autres occasions, depuis l’établissement de l’Académie jusqu’à présent, Paris, Jean-Baptiste Coignard, 1714, t. II, p. 140).

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Ce maître, Boyer et Thomas Corneille parvinrent tous deux à le concurrencer, même si du côté de Thomas, la concurrence prit la forme de l’émulation plutôt que d’une véritable rivalité, en raison des liens qui l’unissaient à son frère. L’un comme l’autre furent très appréciés du public à la création de leur première pièce ; ils alternèrent ensuite réussites et échecs, mais devinrent peu à peu des auteurs d’importance, extrêmement populaires. Certaines de leurs pièces furent même capables de contrebalancer la gloire de Corneille. Ainsi du Timocrate 9 de Thomas Corneille, qui, avec près de quatre-vingts représentations consécutives, fut le plus grand succès théâtral du siècle – supérieur aux plus grands triomphes de Corneille, Racine et Molière. Cette relation de concurrence n’entraîna néanmoins à aucun moment un renversement de la hiérarchie entre le maître et l’élève. L’écart entre Pierre Corneille et ses successeurs n’était pas seulement lié à la différence d’expérience, habituelle au début de la relation maître-disciple : cette hiérarchie perdura alors même que Claude Boyer et Thomas Corneille progressaient dans leur carrière. Le « Maître de la Scène » et ses émules : une position de second indépassable face au grand auteur Pour Thomas Corneille et Claude Boyer, Pierre Corneille n’était pas un simple maître parmi d’autres, comme aurait pu l’être tout autre prédécesseur de la nouvelle génération : il était le maître. Dès le début des années 1640, en effet, divers témoins de la vie littéraire avaient commencé à considérer que si Corneille connaissait un tel succès, c’était que son œuvre surpassait celle de tous ses contemporains. Une supériorité reconnue par toutes les instances de la vie littéraire – tant le public que les auteurs et les doctes. Ainsi l’Abbé de Pure fit-il dire un long éloge de Corneille à Eulalie, l’un des personnages de sa Précieuse :

J’avoue […] que par-dessus tout et hors de pair, je mets Corneille. Je ne puis parler de cet homme sans respect, sans vénération […]. Le Théâtre n’a jamais rien vu ni montré de si beau que ses ouvrages : l’esprit, la conduite, le travail, les vers, et surtout les sentiments honnêtes et les mouvements de la droite raison y brillent avec tant d’éclat et de douceur tout ensemble, que cela me paraît au-delà de tous les exemples, et au-dessus de toute imitation. […] Corneille, au dire même des grands hommes, a une chose qui lui appartient à lui seul, qui lui est propre, et dont personne n’a pu encore approcher10.

Ce passage est tout à fait représentatif des jugements que le public galant portait alors sur Corneille, considéré comme inégalé et inégalable. En 1659, Jean Loret, le chroniqueur mondain de la Muse historique, l’appela « le divin Corneille11 » ; puis, dans les années 1660, l’expression « le grand Corneille12 » ne cessa de revenir sous sa plume, relayée par de nombreux autres acteurs de la République des Lettres. Si le public l’adulait, ses confrères reconnaissaient également sa supériorité. Ainsi d’un dénommé Le Vert, qui dans l’« Avis au Lecteur » de son Arricie13, appela Corneille « le grand maître de l’art ». Plus significatif encore est l’hommage implicite rendu par Jean Rotrou dans son Saint Genest : le comédien Genest y désigne Corneille comme « un grand homme », dont les pièces sont « l’âme et

9 Créé en 1656. 10 La Précieuse ou le Mystère des ruelles (1656), Paris, Droz, 1938, t. I, p. 133, cité par Georges Mongrédien dans son Recueil des textes et des documents du XVIIe siècle relatifs à Corneille, Paris, CNRS, 1972, p. 145-6. 11 La Muse historique, ou Recueil des lettres en vers contenant les nouvelles du temps (1650-1665), Paris, P. Jannet, 1857, t. III, p. 12, cité par Georges Mongrédien, op. cit., p. 160. 12 Loret emploie cette expression en 1661 à propos de La Conquête de la Toison d’or, en 1662 pour la création de Sertorius, ou encore en 1663 au sujet de Sophonisbe (La Muse historique, éd. cit., t. III, p. 323 et 476, t. IV, p. 11, cité par Georges Mongrédien, op. cit., p. 170, 176 et 183). 13 Arricie ou le Mariage de Tite, Paris, Quinet, 1646, cité par Georges Mongrédien, op. cit., p. 117.

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l’amour du théâtre14 ». Ce jugement venait cette fois d’un dramaturge renommé, de la génération de Corneille, un pair donc, et qui plus est un concurrent, ce qui lui conférait d’autant plus de poids. Ce statut exceptionnel fut confirmé par le troisième acteur de la vie littéraire : les doctes. Dès 1643, dans une lettre à Corneille, Guez de Balzac, « la plus haute autorité littéraire du temps 15 », le félicita de s’être élevé au-dessus des Anciens et affirma : « vous serez Aristophane quand il vous plaira, comme vous êtes déjà Sophocle16 ». Par ces mots, Balzac invitait Corneille à égaler le modèle antique de la comédie, comme il avait déjà égalé celui de la tragédie. L’éloge était considérable et le censeur d’une grande renommée. On pourrait multiplier à loisir les exemples de ce type. Citons encore l’abbé d’Aubignac, qui, dans la première édition de sa Pratique du théâtre, parue en 1657, plaça Corneille au sommet de la hiérarchie des auteurs du siècle et le présenta comme un modèle à suivre pour tous les dramaturges. C’est dans ce contexte qu’il l’appela « le Maître de la Scène17 », autrement dit le plus grand dramaturge français. Considéré comme un auteur à part, doué d’un talent hors norme et connaissant un succès exceptionnel, Corneille était le maître incontesté du théâtre18. Lorsque Claude Boyer et Thomas Corneille entamèrent leur carrière, le statut de grand auteur de Corneille ne pouvait plus être remis en cause. Impossible de prétendre au premier rang : le grand Corneille y était solidement installé. Dans ces conditions, l’élève ne pouvait dépasser le maître ; il ne lui était pas même permis d’espérer l’égaler. En somme, la hiérarchie maître-élève ne pouvait s’inverser et demeurait indépassable car figée par la place particulière que Corneille occupait dans le champ littéraire de l’époque. Les jugements des contemporains témoignent de cette inaltérable hiérarchie. Dans L’Europe vivante, parue à la fin des années 1660, le dramaturge Samuel Chappuzeau place Thomas Corneille juste après son frère : « M. Thomas Corneille […] ne le doit céder qu’à son aîné M. Pierre Corneille19 ». Quant à Boyer, c’est lui que Jean Chapelain, dans sa « Liste » d’auteurs soumise à Colbert en 1662 pour l’établissement des premières gratifications royales, place juste après Corneille. On lit en effet à l’article « Boyer » : « poète qui ne le cède qu’au seul Corneille de cette profession20 ». Mais pour les deux jeunes dramaturges, il y avait loin de la première à la deuxième place et ce n’était pas un simple degré qui les séparait de leur prédécesseur. La liste des pensions payées établie par Colbert en 1663 en témoigne. Si elle indique à l’entrée « Boyer » : « excellent poète français », pour Pierre Corneille, on lit : « premier poète dramatique du monde21 ». Impossible de soutenir la comparaison. Trente ans plus tard, le 14 Le Véritable Saint Genest, Paris, Garnier Flammarion, 1999, I, 5, p. 49. La pièce fut créée en 1645 ou 1646. 15 Georges Forestier, Essai de génétique théâtrale. Corneille à l’œuvre, Genève, Droz, 2004, p. 253, n. 76. 16 Jean-Louis Guez de Balzac, Lettre du 10 février 1643, citée par Jean-Marc Civardi dans La Querelle du Cid (1637-1638), Paris, Honoré Champion, Sources classiques, 2004, p. 1081. 17 « […] ces Prologues qui contiennent l’Argument d’une Pièce de Théâtre, sont défectueux, inutiles, et entièrement séparés du Poème. Aussi ne voyons-nous point que M. de Corneille que je propose toujours pour le Maître de la Scène, ni aucun autre de nos Modernes, aient jamais employé ce mauvais artifice […]. » (La Pratique du théâtre, éd. cit., p. 248). 18 Nous sommes ici amenée à convoquer trois acceptions, proches mais distinctes, du mot « maître », tel que le définit le Dictionnaire de l’Académie française. Corneille est d’abord, aux yeux de ses successeurs, celui « qui enseigne quelque Art ou quelque Science » – qu’il s’agisse d’un enseignement prodigué personnellement, dans le cas de son frère, ou d’un enseignement indirect, véhiculé par ses œuvres, dans le cas de Boyer. Mais il est aussi maître en théâtre, soit « savant, expert » dans cet art – et c’est d’ailleurs en raison de cette qualité qu’il fait office d’enseignant et de modèle. Il nous semble enfin que l’expression de l’abbé d’Aubignac renvoie métaphoriquement à la définition du maître comme un « supérieur qui commande » : Corneille n’est pas seulement un expert en théâtre, il est le roi de la scène, c’est-à-dire à la fois le premier dramaturge et celui qui peut édicter les règles de l’art – on rejoint ici l’idée première d’enseignement et de modèle. (Dictionnaire de l’Académie française, Paris, Petit, 1687). 19 Cité par Éliane Herz-Fischler, op. cit., p. 23, n. 1. 20 « Liste de quelques gens de lettres français vivants en 1662 », dans Opuscules critiques, Paris, Droz, 1936, p. 343. 21 Jules Griffey, Comptes des bâtiments du Roi sous le règne de Louis XIV (1664-1680), Paris, Imprimerie nationale, t. I, p. 56, cité par Sylvie Benzekri, op. cit., p. 39. Nous soulignons. Les notes de Colbert indiquent en

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Dictionnaire de Furetière illustra l’entrée « Parnasse » par l’exemple suivant : « Corneille est le Roi du Parnasse, le meilleur Poète22 ». De même qu’il n’y avait pas de commune mesure entre un souverain et le meilleur de ses sujets, il y avait, nous semble-t-il, une différence de nature entre Pierre Corneille et ses concurrents. Si Boyer et Thomas Corneille étaient, aux yeux des contemporains, de grands auteurs, leur prédécesseur, lui, était le grand auteur. La hiérarchie figée entre le « maître de la Scène » et ses disciples, cantonnés au second rang, conduisit dès la fin du siècle à la mise en place d’une hiérarchisation des auteurs, inscrite dans le processus d’élaboration de l’histoire littéraire.

Auteurs majeurs, auteurs mineurs : concurrence et construction de l’histoire littéraire La majoration de Pierre Corneille, fondement de l’élaboration de l’histoire littéraire Au cours des années 1640-1650, un champ littéraire commença à se constituer et la littérature s’institutionnalisa progressivement, grâce notamment à la naissance de l’Académie française. Parallèlement, l’écrivain acquit peu à peu un statut à part entière23. C’est dans la continuité de ces évolutions qu’on vit apparaître, dès les années 1670-80, les prémisses d’une histoire littéraire. Les discours qui commencèrent à la construire tendaient, de manière rétrospective, à dégager un ordre dans la production du siècle. Ils étaient en effet orientés par une vision téléologique de la littérature, selon laquelle les lettres françaises avaient progressé, sortant du désordre et de l’immoralité hérités du XVIe siècle pour atteindre leur quintessence à la fin du XVIIe. Pour incarner ce progrès, les premiers historiens de la littérature avaient besoin de dégager de grandes figures d’auteurs. Ils choisirent pour cela les écrivains qui avaient déjà un statut de grand auteur ; pour le théâtre, Corneille, aux côtés de Racine et Molière, était un candidat idéal. Ils procédèrent à la majoration des dramaturges ainsi sélectionnés, renforçant leur position de grand écrivain jusqu’à bâtir autour d’eux un véritable mythe. Dans le cas de Corneille, l’élaboration de ce mythe est visible dans les textes qui parurent à l’occasion de sa mort, et notamment dans les discours qui furent prononcés lors de la réception de Thomas Corneille à l’Académie française, en 1685, par Thomas lui-même puis par Racine. Ce dernier donne dans son allocution une vision rétrospective de l’histoire du théâtre français au cours du siècle, en indiquant le rôle que Corneille y a joué :

vous savez les obligations que lui a notre Poésie, vous savez en quel état se trouvait la Scène Française, lorsqu’il commença à travailler. [Suit un tableau de la poésie dramatique du début du siècle, présentée comme irrégulière et chaotique.] Dans cette enfance, ou pour mieux dire, dans ce chaos du poème dramatique parmi nous, votre illustre frère, après avoir quelque temps cherché le bon chemin, et lutté, si j’ose ainsi dire, contre le mauvais goût de son siècle, enfin inspiré d’un génie extraordinaire, et aidé de la lecture des Anciens, fit voir sur la Scène la Raison, mais la Raison accompagnée de toute la pompe, de tous les ornements dont notre langue est capable […]. Personnage véritablement né pour la gloire de son pays […]24.

outre que la gratification à verser à Boyer est de 800 livres, tandis que celle de Corneille s’élève à 2000 livres. L’énorme différence de salaire confirme le fossé qui sépare les deux auteurs. 22 Antoine Furetière, Dictionnaire universel contenant généralement tous les mots français tant vieux que modernes et les termes de toutes les sciences et les arts (1690), Paris, Champion électronique, 2003. 23 Nous nous appuyons ici sur Alain Viala, Naissance de l’écrivain : sociologie de la littérature à l'âge classique, Paris, Éditions de Minuit, 1985. 24 « Réponse de Monsieur Racine aux Discours prononcés par Monsieur de Corneille, et par Monsieur Bergeret le jour de leur réception », dans Recueil des Harangues prononcées par Messieurs de l’Académie française…, éd. cit., t. II, p. 158-160. Nous soulignons.

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À en croire Racine, Corneille, dont le statut exceptionnel est souligné, est l’artisan du progrès du théâtre, et son parcours s’identifie à celui des lettres. On a bien affaire à une reconstruction de l’histoire du siècle, fondée et centrée sur le personnage de Corneille, qui en incarne les évolutions. On pourrait multiplier les exemples de textes mythifiant le rôle de Corneille dans l’histoire littéraire de la période ; notons encore le cas de Perrault, qui, dans ses Hommes illustres, publiés à partir de 1696, le pose en fondateur véritable de la scène française. Dans l’article qu’il lui consacre, il cite en effet trois de ses prédécesseurs, Garnier et Hardy, rejetés dans l’archaïsme du XVIe siècle, puis Mairet, présenté comme novateur mais encore imparfait. Sous la plume de Perrault, ces trois dramaturges personnifient les balbutiements du théâtre et mettent en valeur l’ampleur de la tâche à accomplir pour faire briller la scène française. Enfin Corneille vint : « autant que la Sylvie [de Mairet] avait éclaté par la comparaison qu’on en avait faite avec les Pièces de Théâtre précédentes, autant les premières Pièces de Corneille firent-elles de bruit lorsqu’elles parurent, par le degré d’excellence qu’elles avaient au-dessus de cette pastorale25 ». Perrault faisait de Corneille le père de la modernité théâtrale, tout comme Boileau avait fait de Malherbe le père de la modernité poétique. Conséquence de la majoration de Corneille : la minoration de ses disciples-concurrents Parce qu’elle cherchait à dégager un sens et une cohérence de l’ensemble de la production du siècle, l’histoire littéraire en cours d’élaboration classa et hiérarchisa œuvres et auteurs, aboutissant à une représentation nécessairement schématique. Elle ne laissait en effet pas de place aux auteurs de second rang : elle ne retint que l’excellence et laissa l’ensemble des autres écrivains dans l’anonymat. La réponse de Racine au discours de réception de Thomas Corneille à l’Académie en témoigne :

[Corneille] laissa loin derrière lui tout ce qu’il avait de rivaux, dont la plupart désespérant de l’atteindre, et n’osant plus entreprendre de lui disputer le prix, se bornèrent à combattre la voix publique déclarée pour lui, et essayèrent par leurs discours et par leurs frivoles critiques, de rabaisser un mérite qu’ils ne pouvaient égaler26.

L’ensemble des concurrents de Corneille est ici confondu dans une foule anonyme et inférieure : « tout ce qu’il avait de rivaux ». Autre indice de cette schématisation à l’œuvre dans l’élaboration de l’histoire littéraire, textes et auteurs furent hiérarchisés selon qu’ils répondaient ou non à certains principes théoriques. L’écriture de l’histoire des lettres s’accompagnait en effet de l’élaboration d’une esthétique censée représenter la perfection à laquelle était arrivée la littérature française. Cette esthétique correspond à ce qu’on appela plus tard le « classicisme » et dont Boileau avait déjà énoncé les règles en 1674 dans son Art poétique. On en trouve des éléments sous la plume de Racine, dans son allocution à l’Académie : « aidé de la lecture des Anciens, [Corneille] fit voir sur la scène la Raison ». Outre la déférence envers les auteurs antiques et le poids accordé à la raison, parmi les critères constitutifs de cette doctrine en cours de théorisation, citons la hiérarchie des genres. Selon la classification héritée d’Aristote, la tragédie était supérieure aux autres genres dramatiques. Quant aux genres modernes comme la tragi-comédie, n’ayant évidemment pas leur place dans les canons antiques, leur légitimité était particulièrement contestée. Or, la relation de concurrence avec leur prédécesseur avait induit Boyer et Thomas Corneille à choisir d’autres genres que la tragédie, car Corneille, qui s’y était taillé une grande réputation, en avait fait sa spécialité dès la fin des années 1640. Afin de

25 Charles Perrault, Les Hommes illustres qui ont paru en France pendant ce siècle (1696-1700), La Haye, Matthieu Roguet, 1720, t. I, p. 214. 26 Op. cit., p. 159. Nous soulignons.

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ne pas avoir à concurrencer le maître sur son propre terrain, ils donnèrent beaucoup de comédies, de pastorales ou de tragi-comédies, dans ce qui pourrait être assimilé à une stratégie d’évitement. Se démarquer du grand auteur permettait de se faire une place à ses côtés – ou plus exactement : juste en dessous de lui – sur la scène dramatique. Mais ce choix de genres considérés comme mineurs desservit les deux dramaturges lorsqu’on se mit à classer les auteurs. Le succès ou l’insuccès des pièces en leur temps comptaient moins que les critères théoriques de ce type. La destinée du Timocrate de Thomas Corneille en est un bon exemple : la pièce connut un succès éclatant, nous l’avons dit, mais son esthétique la rapprochait plus de la tragi-comédie que de la tragédie. C’est en partie pour cette raison que son intérêt fut totalement minoré durant les siècles suivants. Autre exemple d’élément discriminant : le traitement de l’amour. Aux yeux des Anciens, principaux fondateurs de l’esthétique dite classique, la place accordée dans la tragédie à la galanterie, alors très en vogue, était sujette à caution. Étrangère à la poétique de Corneille, cette veine fut largement exploitée par ses concurrents, qui avaient tout intérêt à suivre les attentes du public – là encore, en partie, pour se démarquer du maître. Appréciés des Modernes, sujets et style galants furent jugés par les Anciens inférieurs à la noblesse tragique telle que Corneille semblait l’incarner, et finalement écartés des valeurs « classiques »27. Les stratégies d’évitement qui les conduisaient à élaborer une esthétique différente de celle de Corneille se retournaient donc à nouveau contre ses concurrents28. À l’aune du « classicisme » naissant, Boyer et Corneille le jeune ne furent pas retenus comme de grands auteurs. En somme, dans le processus d’élaboration de l’histoire littéraire, Claude Boyer et Thomas Corneille furent victimes du statut de grand auteur de Corneille, en premier lieu parce que la majoration de leur prédécesseur s’accompagnait de leur minoration. En outre, parce qu’ils avaient été ses concurrents, c’est-à-dire, étymologiquement, qu’ils avaient fait carrière en même temps que lui et dans le même domaine, leur œuvre fut jugée par rapport à celle de Corneille, selon un système de valeurs qui avait été élaboré notamment à partir de ses pièces, ou du moins à partir de l’image que l’on s’en faisait à la fin du siècle29. Les deux dramaturges passèrent ainsi du statut d’auteurs majeurs de leur génération, qu’ils avaient de leur vivant, à un statut d’auteurs mineurs dans l’histoire de la littérature française.

27 La question complexe et subtile de la galanterie dans le théâtre du XVIIe siècle, que nous abordons ici très sommairement, est notamment étudiée par Carine Barbafieri (Atrée et Céladon : la galanterie dans le théâtre tragique de la France classique, 1637-1702, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2006), Stella Spriet (art. cit.) et Alain Viala (« “Qui t’a fait minor ?” Galanterie et Classicisme », dans Philippe Hourcade (dir.), Littératures classiques n° 31, Les « minores », Paris, Klincksieck, automne 1997, p. 115-134). 28 Les valeurs « classiques » étaient souvent choisies comme éléments discriminants non seulement parce qu’elles étaient héritées d’une tradition, comme dans le cas de la hiérarchie des genres, ou celui des unités, mais aussi parce qu’elles semblaient correspondre à l’œuvre de celui qui avait été érigé en modèle : Corneille, que la Pratique du théâtre ne cessait de prendre en exemple de respect des règles. Il nous semble que l’on peut observer ici un raisonnement en boucle : si l’on en croit d’Aubignac, Corneille est un excellent exemple de respect des règles. Or, Corneille est un grand auteur. Les règles qu’il a respectées doivent donc être posées en modèles. En d’autres termes, les œuvres de Corneille sont bonnes parce qu’elles respectent les règles, et les règles sont bonnes parce que Corneille les a respectées. Le même type de raisonnement peut être suivi pour le rapport à la galanterie : aux yeux des tenants du futur classicisme, les tragédies de Corneille sont réussies parce que ses héros ne sont pas galants, et le vrai héros tragique ne doit pas être galant, puisque celui de Corneille ne l’est pas. Corneille est à la fois le point de départ et l’illustration d’un système esthétique construit en partie autour de lui. 29 Perrault, dans ses Hommes illustres, ne cite que douze des trente-deux pièces de Corneille, essentiellement des tragédies, de préférence à sujet romain. Il donne ainsi du dramaturge l’image d’un auteur de tragédies romaines, par ailleurs régulières. Une représentation qui n’est pas fausse, mais qui ne rend compte que de l’une des nombreuses facettes de Corneille. C’est cette facette, la plus susceptible de correspondre à l’esthétique « classique », que Perrault transmet à la postérité.

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La postérité reprit et renforça la hiérarchisation des écrivains. Les auteurs du XVIIIe siècle relayèrent les jugements de Boileau, Racine, Perrault, d’Aubignac et parachevèrent la théorisation de l’esthétique dite classique, appliquée rétrospectivement aux œuvres du XVIIe. Ce fut le cas de Voltaire, qui construisit la légende du « Grand Siècle » dans son Siècle de Louis XIV, en s’appuyant sur le mythe des grands auteurs, qui avait été développé à partir des années 1670. Il fut secondé de théoriciens comme Jean-François de La Harpe, avec son Lycée, ou les frères Parfaict, auteurs d’une Histoire du théâtre Français30. Au XIXe siècle, vint Gustave Lanson et sa vision de l’histoire littéraire, centrée elle aussi sur les « grands auteurs ». Ces relais entérinèrent la classification des écrivains entamée à la fin du XVIIe siècle. Avec la distance temporelle, ce qui était déjà de l’ordre du mythe dans les années 1680-1690 devint sacré dès le siècle suivant et aux yeux des critiques, la sacralisation des grands auteurs assimila toute tentative de concurrence à un crime de lèse-majesté, ce qui acheva de discréditer des écrivains comme Boyer et Thomas Corneille. Dans ce processus de sacralisation, un cercle vicieux se mit en place dès la fin du XVIIIe siècle. Le raisonnement qui s’installa à cette époque est, nous semble-t-il, le suivant : on constate que des dramaturges comme Boyer et Thomas Corneille se voient accorder une place mineure dans les ouvrages d’histoire littéraire. On en déduit donc que, si on leur a accordé une place mineure, c’est sans doute que leur œuvre était elle-même mineure. On considère alors qu’il ne faut pas leur accorder une place importante dans l’histoire littéraire. La boucle de la minoration est bouclée. Ce raisonnement justifia et conforta la classification des auteurs par cette classification elle-même, à son tour sacralisée, ce qui explique la pérennité de cette hiérarchisation des auteurs, dont nous sommes encore très largement héritiers.

Marine SOUCHIER Université Paris-Sorbonne

30 Voltaire, Le Siècle de Louis XIV, Berlin, C. F. Henning, 1751 ; Jean-François de La Harpe, Lycée ou Cours de littérature ancienne et moderne (1798-1805), Paris, Depelafol, 1825 ; Claude et François Parfaict, Histoire du théâtre français depuis ses origines jusqu’à présent, Paris, A. Morin, 1734-1749.

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Le Télémaque travesti de Marivaux, reprise parodique du modèle pédagogique de Fénelon

Publiées en 1699, Les Aventures de Télémaque n’ont pas été conçues en vue d’une

publication, puisqu’elles sont réservées à un usage privé et à un destinataire précis, le duc de Bourgogne, dont Fénelon était le précepteur et qui, s’il n’était pas mort prématurément, aurait été roi. Fénelon a pour désir d’éduquer un bon roi chrétien, vertueux, pacifiste et cultivé. C’est dans ce dessein qu’il rédige Les Aventures de Télémaque, qui s’insèrent dans un creux de l’Odyssée pour raconter la suite des pérégrinations du jeune fils d’Ulysse parti à la recherche de son père. Ce périple est l’occasion pour Télémaque – et aussi, par ricochet, pour le lecteur de ses aventures, le duc de Bourgogne – à la fois de se confronter aux tentations de l’existence et de voir défiler des exemples de souverains qui doivent lui permettre d’élaborer un portrait de roi parfait auquel se conformer. La conception de Fénelon de la pédagogie1 – loin de négliger le plaisir, elle doit en faire le moteur de la connaissance2 – explique son choix d’un roman3 pédagogique fondé sur un cadre et des références antiques.

Or, cette œuvre est rédigée à une période où gronde la Querelle des Anciens et des Modernes. Après une première phase déclenchée en 1687 par la lecture par Perrault de son poème « Le siècle de Louis le Grand », la querelle se rallume en 1714-1715 au sujet de la traduction d’Homère. Dans la Querelle, les camps ennemis cherchent un arbitre qu’ils croient trouver en Fénelon, lui qui, dans sa « Lettre à l’Académie », admire les Anciens tout en ménageant les Modernes. Mais si la position de Fénelon se veut médiane, s’il refuse de s’engager d’un côté ou de l’autre, chacun des camps le revendique pour lui. Seul Marivaux, Moderne, se charge d’affecter Fénelon au camp adverse en rédigeant, en 1715, Le Télémaque travesti. Sa publication différée, quelque trente ans plus tard, n’enlève en rien à cet ouvrage son caractère vivement polémique dans ce contexte de rédaction.

Le point de départ est le suivant : Brideron père est parti pour la guerre de Hongrie et son fils Brideron attend impatiemment son retour, en compagnie de son oncle, Phocion.

Ce bon homme lisait dans ce temps Télémaque ; la conformité de la situation de son neveu à celle de ce prince le frappait ; il admirait de quelle manière le hasard ramenait encore une ressemblance si parfaite dans leur destinée ; une mère persécutée par ses amants ; un héritage en proie à d’avides ravisseurs ; un mari perdu, et plus que tout cela, un Mentor (car il se regardait de même) capable de

1 Sur la pédagogie de Fénelon, voir son traité de 1687 De l’éducation des filles, dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, tome I. Voir aussi Emmanuel Bury, « Fénelon pédagogue », XVIIe siècle, 2000, n° 206, p. 47-56 ; Pauline Chaduc, « Les Aventures de Télémaque : de la pédagogie à la direction spirituelle », dans Isabelle Trivisani-Moreau (dir.) et Jean Garapon (coll.), Lectures de Fénelon : Les Aventures de Télémaque, Rennes, PUR, coll. Didact Français, 2009, p. 41-50. 2 « Il faut que le plaisir fasse tout », « Les enfants aiment avec passion les contes ridicules ; on les voit tous les jours transportés de joie, ou versant des larmes au récit des aventures qu’on leur raconte ; ne manquez pas de profiter de ce penchant quand vous les voyez disposés à vous entendre, racontez-leur quelque fable, courte et jolie, […] donnez-les pour ce qu’elles sont ; montrez-en le but sérieux. » (Fénelon, op. cit., p. 118-119.) 3 Par commodité, et malgré les problèmes que cela soulève, nous parlerons du Télémaque comme d’un « roman », de manière d’autant plus décomplexée que la parodie qu’en fait Marivaux est un roman qui attaque les aspects proprement romanesques de l’œuvre de Fénelon. Sur la question du genre des Aventures de Télémaque, voir Giorgetto Giorgi, « Les remarques de Fénelon sur le roman et le Télémaque », dans François-Xavier Cuche et Jacques Le Brun (dirs.), Fénelon mystique et politique. 1699-1999 (Actes du colloque du tricentenaire), Paris, Champion, 2004, p. 243-254 ; « Télémaque épopée ou roman ? », dans Retours au mythe. 20 études pour Maurice Delcroix, Amsterdam/Atlanta, Rodopi, 1996, p. 69-79.

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diriger la conduite de son neveu. De la trempe de son esprit à la démence, il n’y avait qu’un point ; ce point disparut à la lecture du livre4.

L’oncle et le neveu s’engagent alors dans toute l’Auvergne à la recherche de Brideron père, le Télémaque à la main, cherchant dans chaque épisode de leur épopée sa conformité avec les aventures du jeune prince, quitte à forcer la réalité, à la magnifier, et se heurtant sans cesse au réel rétif et furieusement concret. La composition suit celle de Fénelon, « on trouvera dans cette histoire même liaison et même suite d’aventures que dans le vrai Télémaque5 », mais selon une dégradation systématique. Cette dégradation proprement burlesque a pour objet d’abord de moquer Les Aventures de Télémaque et notamment de remettre en question leur fonctionnement inspiré d’Homère ; ensuite, de mettre au jour la vanité du prélat qui entend, par son œuvre et malgré son décalage, offrir des leçons au lecteur. Il y a donc deux cibles dans Le Télémaque travesti, la dévotion au modèle homérique et la pédagogie fénelonienne. Les deux se rejoignent dans une critique commune de l’autorité du maître, que ce soit le pédagogue, ou le modèle imposé par la tradition.

On voit donc comment l’œuvre met en place la problématique du maître et de l’élève : en représentant d’abord un maître et un élève dégradés, Brideron et Phocion, reproduisant le couple maître-élève Télémaque-Mentor, suivant les conseils du maître Fénelon qui enseigne à son disciple le duc de Bourgogne, tout cela sous l’égide du maître absolu qu’est Homère et qui, de surcroît, a lui aussi représenté le rapport maître-élève de Mentor et Télémaque. Dans cette imbrication de figures d’autorité, se superposent ainsi en permanence, et de manière inextricable, la question de la pédagogie et celle du modèle littéraire. De toute évidence, Marivaux subordonne ces deux questions l’une à l’autre et voit aussi bien dans le maître d’école que dans le maître littéraire des menaces pour l’autonomie de l’individu.

On verra comment la reprise parodique du modèle pédagogique fénelonien permet à Marivaux d’interroger le bien-fondé de la relation maître-élève, grâce à une réflexion double, sur la pédagogie et sur la notion de modèle. Pour lui, il importe de substituer à la soif pédagogique de Fénelon, d’une part, et à sa dévotion pour la notion d’imitation, d’autre part, une pédagogie de l’expérience du réel et de la littérature éminemment personnelle, qui se passe de tout autre maître que soi-même.

Après avoir défini comment la parodie du modèle pédagogique fénelonien permet de transcrire le rapport littéraire entre maître et élève, on observera comment Marivaux opère la dégradation du modèle fénelonien, de manière à proposer de nouveaux maîtres.

Le Télémaque travesti, en représentant d’une part une relation pédagogique (Phocion-Brideron) et d’autre part un auteur en train d’en imiter un autre (Fénelon-Homère), met en perspective le rapport maître-élève en attribuant à chacun des auteurs auxquels il se réfère un rôle dans cette relation. Ainsi, Homère apparaît comme un maître contesté, Fénelon sous la double figure de l’élève aveuglé et du maître contestable, tandis que se profile un nouveau maître possible, Cervantès et son Quichotte.

C’est autour de la figure du père de l’épopée qu’est construit l’avant-propos du Télémaque travesti qui tend à démystifier Homère et à remettre en question son statut de maître. Marivaux commence par fustiger ceux qui ont une admiration sans borne pour le « divin Homère », les « adorateurs d’Homère », appellations ironiques typiquement modernes. Outre leur vocabulaire, il emprunte aussi aux Modernes leur argumentation : comme eux, ce n’est pas envers Homère lui-même que Marivaux est critique ; il est même

4 Marivaux, Le Télémaque travesti, dans Œuvres de jeunesse, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1972, p. 724. 5 Ibid., p. 722.

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prêt à lui décerner des éloges. C’est bien plutôt la dévotion de ceux qui érigent Homère en maître qui est l’objet de ses railleries et qui suscite son incompréhension :

Je ne dirai rien d’Homère ni de l’énorme opinion qu’on en a conçue. Son esprit et ses connaissances avaient si peu de proportion avec ce que l’on était capable de savoir et d’imaginer de son temps, que je ne suis point surpris de l’estime prodigieuse qu’on en a fait alors. Quelques siècles suivants sont encore excusables de l’avoir comme adoré. […] Mais à présent qu’on a presque épuisé tous les trésors de l’esprit et de l’imagination, serait-il seulement raisonnable, je ne dis pas de mépriser, mais de comparer nos richesses, au petit gain de celles que firent le temps d’Homère6 ?

Marivaux ne conteste ainsi pas une certaine forme de supériorité d’Homère, mais il s’applique à la relativiser : si Homère était exceptionnel à son époque, l’aduler en 1715 relève d’un refus passéiste de voir que les temps ont changé. Ce que les Modernes reprochent aux Anciens, c’est essentiellement de ne pas voir que leur époque a connu un progrès tel que les valeurs des épopées homériques y sont archaïques. C’est notamment le statut d’Homère comme maître de morale qui offusque les Modernes. La modernisation de l’Iliade opérée par La Motte montre bien combien les préoccupations morales et les valeurs homériques n’ont rien à voir avec celles du XVIIIe siècle. Marivaux accuse même les héros homériques de vanité, et ne voit dans leur vertu que des vices dissimulés. Les « idéologies » des deux époques s’opposent et sont irréconciliables : le héros homérique n’ayant rien à voir avec l’honnête homme classique, ni avec l’homme des Lumières naissantes, l’imiter est purement anachronique. Ainsi, toutes ces critiques ne visent pas Homère lui-même, mais la manière dont on l’érige en modèle, en maître et donc, par là, ceux qui participent de cette institutionnalisation en se plaçant comme ses disciples. Parmi eux, évidemment, Fénelon.

Le reproche qu’adresse Marivaux à Fénelon est double. D’abord, en tant qu’élève, il a pour tort de désigner Homère comme son maître et de l’admirer sans nuance, au point, en l’imitant, d’espérer devenir maître à son tour. En tant que maître, ensuite, il est coupable de prétendre imposer une pédagogie qui se démarque du réel. Il n’y a là que vanité, vice contre lequel Marivaux se dresse dans son avant-propos. Pour autant, il est clair que ce n’est pas vraiment Fénelon l’adversaire de Marivaux dans Le Télémaque travesti. Son adversaire, ce sont les Anciens ; or, Fénelon n’est pas vraiment un Ancien. La position médiane de Fénelon dans la Querelle, voire sa volonté de s’ériger en médiateur, est même renforcée par sa rédaction des Aventures de Télémaque que l’on peut interpréter comme une entreprise pacificatrice : en rédigeant un roman – genre moderne – fondé sur le modèle homérique, il « modernise » d’une certaine manière Homère ; mais, dans le même temps, il glorifie le genre romanesque qui, à être construit sur le modèle épique issu de la glorieuse antiquité, gagne en noblesse et en prestige ; ce double mouvement relève d’une entreprise dans le même temps ancienne et moderne. Par ailleurs, et nous y reviendrons, certains points communs entre Marivaux et Fénelon, soit la leçon politique des deux œuvres et leur conception de la pédagogie, ne vont pas dans le sens d’une critique de Fénelon. Mais si tous ces éléments rendent l’idée d’une hostilité directement dirigée contre Fénelon sujette à caution, Marivaux lui reproche malgré tout d’être le symbole d’une certaine esthétique qui se croit fondée à agir comme directrice morale et spirituelle de l’homme, cette volonté de s’ériger en maître se manifestant aussi bien dans la façon dont Fénelon offre Homère comme modèle et se propose comme imitateur modèle lui aussi, que dans celle qu’il a de prétendre offrir un guide au lecteur. Dans ce rapport ambigu à Fénelon, Marivaux rajoute un autre intermédiaire qui vient compliquer cette relation : le Quichotte de Cervantès.

6 Ibid., « Avant-propos », p. 718-719.

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Si Marivaux conteste le modèle antique, il ne se prive pas de se fonder sur une œuvre maîtresse que l’on a pu considérer comme le lieu de naissance de la modernité : le Quichotte de Cervantès. Il emprunte d’abord à Cervantès son intrigue et le fond de son écriture, soit le thème de la folie livresque. Comme don Quichotte, Phocion a eu l’esprit tourné par ses lectures :

Le parent avait autrefois été à Paris ; il y avait admiré, suivant le caractère de son esprit, tout ce qu’il y avait vu de noble et de grand ; les tragédies surtout l’avait enchanté ; et de tout cela, il s’était formé dans son imagination un amour de noblesse, dont il fit dans les suites un faux usage7.

Lorsqu’il prend conscience du parallèle que l’on peut faire entre Télémaque et Brideron, il saute sur l’occasion de quichottiser :

Hélas ! mon fils, lui dit-il, voici un livre où sont écrites les aventures d’un prince dont la situation était pareille à la vôtre ; il me semble que la conformité vous prescrive mêmes actions et mêmes entreprises. Lisez son histoire, mon cher fils, lisez-la, et s’il se peut, concevez l’envie de l’imiter : […] ce fut […] à [l]a recherche [de son père] qu’il dut la sagesse et la réputation qu’il acquit8.

On n’est pas loin d’un don Quichotte désireux de copier les actions prestigieuses des Amadis et autres héros des romans de chevalerie. Or, cette mobilisation du Quichotte invite à se poser une question capitale concernant le rapport de Marivaux à l’idée même de maître, celle de savoir si Marivaux propose de substituer au modèle homérique le modèle cervantin. Il semble que l’idée de Marivaux est moins de proposer Cervantès en modèle que de suggérer qu’une œuvre de qualité peut ressortir d’une inspiration et d’un maître modernes. Il affirme ainsi, dans le sillage du Sorel du Berger Extravagant, la possibilité d’un nouveau modèle d’écriture, qui imite la modernité. Pour autant, il ne faut pas prendre cette revendication d’un modèle cervantin comme un manifeste en faveur de l’imitation ou un aveu de l’impossibilité de créer sans imitation – problématiques anachroniques. L’audace et la provocation de Marivaux tiennent dans son choix d’un maître moderne, manière de remettre en question le dogme de l’imitation tel qu’il domine le camp des Anciens. Finalement, c’est moins l’imitation en soi qui dérange Marivaux que le choix du modèle homérique. En choisissant Cervantès pour maître, Marivaux refuse l’autorité, opte pour l’humour, la lutte contre l’esprit de sérieux et la représentation du réel. Il revient surtout aux sources mêmes de la parodie en opérant la dégradation du modèle pédagogique fénelonien. La dégradation, indice premier de l’entreprise parodique, passe d’abord par l’abaissement du personnel romanesque : Phocion et Brideron ne sont rien d’autre que des Mentor et Télémaque « l’étage au-dessous 9 ». Cette dégradation en action du modèle pédagogique fénelonien rend évident et signe l’échec de l’éducation livresque. Brideron n’est plus un « jeune prince » comme Télémaque, mais « certain jeune bourgeois de campagne, dont le père était absent, [qui] vivait et grandissait sous les soins d’un parent entre deux âges, et d’une mère déjà vieille10 ». L’indétermination contenue dans l’indéfini « certain » ôte d’emblée à Brideron tout caractère exceptionnel ; il est en plus « jeune », c’est-à-dire qu’il n’est pas entré dans la vie, et qu’il est donc dénué de titre de gloire ; « bourgeois », soit non aristocrate et issu, en plus, de la « campagne », dénué de civilité, rustre. Ses parents, désignés par leur seul âge, ne sont pas investis de plus de noblesse. Bien plus, le truchement parodique fait que, loin d’ennoblir Brideron, la 7 Ibid., p. 722-723. 8 Ibid., p. 724. 9 Gérard Genette, Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, Seuil, coll. Points, 1982, p. 194. 10 Le Télémaque travesti, op. cit., p. 722.

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comparaison avec Télémaque accentue au contraire leur écart : « Je ressemble à Télémaque, disait-il, mais comme une pucelle ressemble à une autre qui ne l’est pas11. » Phocion, quant à lui, n’est pas beaucoup mieux traité. Signalé d’abord par son goût dérangé pour la noblesse, c’est sous l’angle du lecteur fou qu’il est considéré. Chaque fois qu’il prend la parole, son intervention se solde par l’incompréhension de ses interlocuteurs qui ne sont pas à même de comprendre son langage. Par exemple lorsqu’il prédit un dangereux assaut de Barbares :

Le maître de la métairie fut grandement surpris de ces paroles ; que diantre veut-il dire avec ces Barbares ? s’écriait-il. Sommes-nous parmi les Ostrogoths ? Oh ! continua-t-il, je vous garde encore trois jours, pendant lequel temps, qu’on leur donne dans leur nourriture force sel, pour qu’ils soient tout salés quand on voudra, comme ils disent, les pendre au plancher12.

Cette dégradation du maître et de l’élève ne se limite pas à leur personne propre, elle affecte également leur relation13. Si la direction de Mentor était subtile, faite d’un savant mélange de douceur et de fermeté, de réserve et d’autorité, Phocion, quant à lui, est un maître brutal qui frappe et rudoie son élève. Tandis que Mentor, pour rappeler à l’ordre son élève, lui fait un signe discret, Phocion, lui, marche sur le pied de Brideron ou lui donne un coup de poing. Il ne se prive pas non plus d’injures ou de jurons. Et Brideron le lui rend bien, en s’emportant fréquemment contre lui. Loin de l’entente affectueuse préconisée par Fénelon, la relation pédagogique est ainsi largement marquée par les disputes et les querelles. Les seules marques d’affection sont frappées par le ridicule, comme Brideron qui appelle Phocion « mon second papa » et Phocion qui lui répond « bonsoir, poupon ». Comme le fait remarquer Robert Granderoute, dans son dessein dévalorisant, Marivaux a sans cesse recours à des effets de puérilité ; ce procédé qui fait partie de l’arsenal traditionnel de la pratique parodique est particulièrement plaisant dans un roman pédagogique et souligne l’échec constant d’une entreprise qui a précisément pour vocation de faire grandir son élève. Cette infantilisation du rapport maître-élève va dans le sens général d’une déconstruction en action du modèle pédagogique fénelonien.

Comme l’explique Jean-Paul Sermain14, la reprise du modèle quichottesque offre une vraie réflexion en abyme sur l’imitation. Le choix de personnages calqués sur le modèle cervantin permet à Marivaux d’assimiler le roman de Fénelon aux romans de chevalerie que lit don Quichotte et de dénoncer son incapacité à donner des leçons. Tout se passe comme si Marivaux prenait acte de l’entreprise de Fénelon : il propose un roman pédagogique et invite à suivre son modèle ? soit, répond Marivaux qui, prenant à la lettre cette invitation à l’imitation, offre des personnages qui décident d’imiter les personnages de Fénelon et de lui obéir en tout, et dont l’imitation tourne à l’échec. De cette manière il suggère que, comme ses personnages, Fénelon est lui-même un imitateur servile qui se laisse séduire par le monde homérique sans se rendre compte que vouloir l’imiter est se condamner à l’anachronisme et à l’échec. Fénelon comme Phocion ne sont que deux avatars différents de don Quichotte, aveuglés par leur admiration sans faille. En effet, Brideron et Phocion imitant Fénelon, c’est Fénelon imitant Homère : même asservissement au texte, même vénération ridicule, même admiration archaïque et inadaptée au temps. Ce parti pris permet de remettre en question l’idéologie même de l’imitation qui demande au roman de décrire des comportements

11 Ibid., p. 830. 12 Ibid., p. 744. 13 Voir sur ce point Robert Granderoute, Le Roman pédagogique de Fénelon à Rousseau, Genève-Paris, Slatkine, 1965, p. 128-130, auquel j’emprunte les analyses suivantes. 14 Jean-Paul Sermain, Le Singe de Don Quichotte : Marivaux, Cervantès et le roman postcritique, Oxford, Voltaire Foundation, Studies on Voltaire and the XVIIIth century, n° CCCLXVIII, 1999. Les analyses qui suivent s’inspirent largement du chapitre 3 de cet ouvrage, « De l’imitation : Le Télémaque travesti ».

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exemplaires que le lecteur aura envie de reproduire. Le Télémaque travesti montre non seulement que de tels lecteurs sont fous et donc que ceux qui espèrent inspirer des bonnes actions à leurs lecteurs sont victimes de l’illusion quichottesque, mais aussi que l’imitation est vouée à l’échec en raison du décalage temporel : si Télémaque combat un lion, Brideron se contente de donner des coups de perche à un chien enragé ; quand Phocion et Brideron cherchent chez Mélicerte des peaux de lion ils n’y trouvent que des couvertures. La société a changé, les modèles doivent aussi changer. Le procédé du lecteur fou et l’adoption du modèle quichottesque sont là pour démasquer la vanité, mais aussi l’impossibilité du projet du prélat, signant ainsi l’échec de l’éducation livresque.

Dans cette ambiance de dégradation généralisée, l’épopée de Brideron et de Phocion est marquée par une série d’échecs dus à l’inadaptation à la vie des personnages qui signale l’échec de l’autorité comme présomption à offrir des modèles. Brideron représente la soumission au maître et illustre la difficulté qu’il y a à suivre son autorité et le modèle livresque qu’il lui impose :

Franchement, le pauvre garçon sentait bien que le Télémaque du livre qu’il avait lu était plus courageux que lui, mais il est plus aisé d’être roc dans une feuille imprimée, d’être tranquille relié en veau, qu’en chair et en os et plein de santé15.

Cette chape de plomb livresque, censée dicter les faits et gestes des personnages les condamne à une imitation servile qui les prive de tout naturel, et aussi de toute émotion. Il n’y a qu’à voir la scène de retrouvailles entre Brideron et son père, vers laquelle tout l’ouvrage est pourtant censé être tourné ; la scène de reconnaissance n’a lieu que parce que Brideron y reconnaît l’adéquation avec le modèle : « Eh ! marguienne, dit Brideron, laissons la faribole et prenez votre livre, vous verrez que cet homme-là doit être mon papa, ou peu s’en faut16. » Phocion renforce encore cet échec et ôte décidément en plus à la scène tout caractère pathétique en reprochant à Brideron d’être à contretemps. Les personnages sont devenus de simples marionnettes conformées au modèle fénelonien mais sans même parvenir à l’honorer, comme le montre cette tirade de remontrances de Phocion, calquée sur un discours de Mentor :

Ô jeune Brideron ! car le Ô ! entrait de moitié dans l’imitation du langage, songez-vous à ce que vous allez faire ? Pourquoi courir sans savoir où, pour chercher un père qui reviendra sans doute de lui-même ? Vous seriez bien attrapé si votre mère allait se remarier. Que vous allez souffrir, cher étourdi, si vous n’en croyez pas mes conseils ! / Cette remontrance n’est pas tout à fait aussi noblement exprimée qu’elle devait l’être, mais ce Mentor de nouvelle fabrique comptait cinquante années pour le moins d’usage dans un tour d’expression campagnard, et n’était métamorphosé en Mentor que depuis quelques heures. Il avait pris son pli : l’enthousiasme le redressait souvent, mais l’habitude le courbait aussi fréquemment du côté naturel. Ce discours ne produisit que ce dont ils étaient convenus ; il n’était dicté que par un sévère amour de la forme17.

Les personnages sont obsédés par leur volonté d’imitation, mais leur « sévère amour de la forme » ne fait que les rendre plus ridicules encore. L’échec des personnages dans leur entreprise qui consiste à vivre par imitation est une métaphore de l’échec de l’imitation tout court. Ce qu’à travers sa parodie Marivaux laisse entrevoir est une injonction à vivre par soi-même, ou du moins selon de nouveaux maîtres qui respectent l’autonomie de l’individu.

15 Le Télémaque travesti, op. cit., p. 803. 16 Ibid., p. 950. 17 Ibid., p. 725.

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Loin de se contenter de les déconstruire, la parodie marivaudienne propose en effet des modèles de substitution à ceux qu’elle anéantit. Ainsi, une nouvelle forme de pédagogie, celle du Télémaque travesti, paraît prendre la place de celle de Fénelon, une pédagogie qui enseigne de se référer au seul précepteur valable qui soit : la vie. Et ce choix a des implications littéraires, sensibles dans l’œuvre elle-même puisqu’elle semble suggérer un nouveau maître littéraire, qui offrirait l’ébauche d’un pas vers plus de réalisme. La reprise parodique qu’opère Marivaux du modèle pédagogique de Fénelon a ceci d’original que, tout en attaquant un roman pédagogique, elle n’en refuse pas pour autant en soi la vocation pédagogique. Sans pour autant dire que Le Télémaque travesti est, à son tour un roman pédagogique18, on peut toutefois avancer que, dans une certaine mesure, Marivaux prolonge le propos pédagogique de Fénelon, voire partage certaines de ses conceptions sur ce point. D’abord, Marivaux souscrit à la vision politique de Fénelon et, comme lui, produit une œuvre qui est le support d’une critique de la politique de Louis XIV19. Pour proposer l’équivalent de la guerre d’Idoménée contre les Manduriens, l’auteur imagine de mettre en scène les démêlés d’un lieutenant du roi avec les huguenots de son district pendant une période de persécutions. Les agissements de ceux qui exécutaient les ordres de la cour sont ouvertement désapprouvés, ce qui est assez osé pour l’époque. Le Télémaque travesti propose ainsi un tableau violemment satirique de la situation française en ce règne finissant. Lorsque Marivaux s’oppose à la violence des conversions forcées, il rejoint l’horreur de la guerre et de la contrainte qui émaille le roman de Fénelon et qui fait partie de ce que le prélat veut transmettre à son élève. Ce faisant, Le Télémaque travesti reprend aux Aventures de Télémaque le lien qui unit indéfectiblement pédagogie et politique au XVIIIe siècle :

Par-delà la moquerie d’une transposition qui souligne la référence ironique au titre prestigieux, [Le Télémaque travesti prolonge] le sérieux de la critique fénelonienne. Au sein de l’exercice parodique se maintient et se confirme ce rapport de la pédagogie et de la politique qu’a tissé le Télémaque20.

Marivaux et Fénelon ont aussi en commun une certaine vision de la pédagogie : ils s’accordent sur le fait que la seule pédagogie qui soit est celle de l’expérience. C’est pourquoi Fénelon choisit de confronter le duc de Bourgogne aux réalités de la vie via l’expérience directe d’un personnage, celle de Télémaque. Comme lui, Marivaux estime que l’apprentissage se fait par la confrontation au réel et c’est ce que ses personnages illustrent. Dans le même temps, Marivaux à la fois accepte le dessein fondateur de Fénelon – une éducation directe –, et refuse ses moyens – la transposition. Ce n’est pas un hasard s’il choisit d’imiter un roman pédagogique en gardant sa vocation pédagogique mais qu’il le déplace dans le temps, dans l’espace et dans la société : en abaissant les données romanesques, il fait le choix de son époque. Mais il est essentiel de voir que cette inscription dans le présent ne va pas pour autant à l’encontre des principes de Fénelon qui, s’il produit une œuvre inscrite dans l’antiquité, conçoit néanmoins une œuvre de circonstance pour un prince donné, dans un conjoncture donnée, qu’il représente symboliquement certes, mais qu’il choisit quand même de représenter. Marivaux reprend donc le principe de l’actualité fénelonienne mais il invite à la pousser à son terme, en proposant une œuvre qui, pour ne pas être de circonstance, n’en est pas moins ancrée dans son époque, et dont les mœurs, en plus, sont celles de son temps. La pédagogie ne peut fonctionner que si elle s’inscrit dans le temps du lecteur. Et, dans ces conditions, elle n’est plus réellement livresque, elle ne l’est que dans la mesure où la littérature met en scène la vie, nouveau précepteur préconisé par Marivaux pour le lecteur.

18 Hypothèse défendue par exemple par Robert Granderoute dans op. cit. 19 Voir sur ce point Robert Granderoute, op.cit., p. 141-150. 20 Ibid., p. 109.

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Ce que Marivaux critique dans l’entreprise pédagogique de Fénelon, est qu’elle se fasse par l’anoblissement perpétuel de son écriture, et s’éloigne de l’hic et nunc de son époque, dépeignant ainsi des épreuves de la vie qui ne sont pas celles que le lecteur peut connaître. Fénelon a les mêmes torts que Phocion : comme lui, il s’appuie sur un texte, l’Odyssée et ses quatre premiers livres, selon lui fondateur, pour enseigner à son élève des préceptes de vertu et de sagesse. Comme lui, il utilise un langage qui invalide par avance toutes les leçons qu’il entend donner ; ainsi de cette exclamation contre un Brideron séduit par l’or de ses vêtements :

Qu’est-ce que je vois, dit-il à Brideron, en mettant les deux poings sur les côtés ? Vous faites le glorieux parce que votre habit est brodé ? Regardez-le, le beau garçon ! Il a son habit des Dimanches ; il se carre ; il est aussi fier dans sa peau qu’un coq sur un fumier21.

Cette exclamation qui reprend une tirade glorieuse de Mentor en est une imitation grotesque, une parodie que Phocion formule sans le savoir. Son imitation est ridicule parce qu’il utilise un propos moral et des remontrances qui ne sont adaptés ni à la gravité de la situation ni à sa condition. Phocion est coupable de chercher à être quelqu’un qu’il n’est pas, de tenter de vivre dans une condition qui n’est pas la sienne et de parler un langage qu’il ne maîtrise pas. Il est une image dégradée de Fénelon qui utilise un cadre antique lointain et des personnages irréels pour véhiculer une leçon morale qui concerne tout au plus le dauphin. Le roman de Fénelon ne peut rien apprendre à un bourgeois de campagne. D’ailleurs, plusieurs personnages soulignent d’eux-mêmes la vertu pédagogique de leur odyssée. Brideron est mis à l’école de la vie et s’exclame ainsi : « Ah que l’homme est sot, et moi aussi si dorénavant tout ce que je vois ne m’apprend mieux à vivre que vingt maîtres d’école22. » Le maître qui apprend n’est plus le maître scolaire, plus le précepteur qu’était Fénelon, mais la vie elle-même, le parcours de la France et du quotidien auxquels sont soumis les personnages. Même Phocion souscrit à l’évidence de l’enseignement direct lorsque, après les aventures amoureuses que Brideron a entretenues avec Charis, il lui dit : « C’est un enseignement qui vaut mieux pour vous que tous les rudiments que je vous ai achetés23. » Le personnage de Simon résume en une phrase la conception de la pédagogie de Marivaux lorsqu’en parlant à sa besace et à sa cognée, il dit : « Ce sont les meilleurs livres du monde24. » Pour Marivaux, l’instruction théorique est insuffisante et il faut passer par l’épreuve de la vie. Ni les maîtres d’école, ni les maîtres livresques ne peuvent prendre la place de l’expérience directe de l’existence. Dans cette recherche de la vie, Le Télémaque travesti ne se propose pas comme un bréviaire, ni ne prétend imposer sa philosophie, mais il contribue du moins à cette promotion de la vie, d’un point de vue littéraire, en ébauchant une esthétique du réalisme. La dévaluation liée à la pratique parodique invite en effet Marivaux à en revenir à un monde trivial. Loin d’être seulement au service d’un objectif héroï-comique, elle lui permet aussi de confronter ses personnages à la vraie France :

Ce « roman comique » fournit plus de renseignements précis qu’on ne pourrait croire sur l’Auvergne de la fin du règne de Louis XIV : les sabotiers, les tisserands et les cordiers ; les bals de village ; les transports de charbon jusqu’à Paris ; la vie quotidienne à l’hôpital général de Riom ; Riom et ses juges25.

21 Le Télémaque travesti, op. cit., p. 735-736. 22 Ibid., p. 806. 23 Ibid., p. 910. 24 Ibid., p. 880. 25 Michel Gilot, « Le malicieux génie de Brideron, ou la naissance d’une œuvre », dans Approches des Lumières, Mélanges offerts à J. Fabre, Paris, Klinksieck, 1974.

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Les personnages mêmes reprennent corps. On peut ainsi comparer la description de Calypso chez Fénelon et celle de Mélicerte chez Marivaux :

Télémaque suivait la déesse environnée d’une foule de jeunes nymphes, au-dessus desquelles elle s’élevait de toute la tête, comme un grand chêne dans une forêt élève ses branches épaisses au-dessus de tous les arbres qui l’environnent. Il admirait l’éclat de sa beauté, la riche pourpre de sa robe longue et flottante, ses cheveux noués par derrière négligemment mais avec grâce, le feu qui sortait de ses yeux et la douceur qui tempérait cette vivacité26.

On a ici une description largement laudative, qui exalte la majesté et la beauté de Calypso, selon des notations topiques. Comparaison, effets de contraste, métaphore, tout cela ancre la description dans l’abstraction, sans s’embarrasser d’aucun détail précis, et en se contentant de notations vagues. Voici ce que cette description abstraite devient chez Marivaux :

Brideron suivit Mélicerte, qu’escortaient quatre jeunes filles, sur lesquelles elle l’emportait autant par la grosseur et la rondeur de la taille que Calyspo l’emportait sur ses nymphes par la hauteur de la sienne. Brideron fixait ses regards sur elle, il admirait l’air libre et aisé avec lequel elle soutenait le poids massif de cette taille ; l’agilité de son pied, qu’enfermait cependant un épais et large soulier, et qu’un cotillon très court découvrait presque jusqu’à demi-jambe ; ses bras ronds et gras d’une couleur de chair vive ; il admirait enfin sa beauté, à l’aspect de laquelle on remarquait d’abord les combats qu’elle soutenait, chaque jour, contre le soleil, le grand air et la poussière et qui, malgré tant d’assauts, paraissait toujours triomphante27.

Cette description n’a pas pour seul objectif de proposer un contraste burlesque ; elle est aussi et avant tout empreinte de sensualité et de suggestivité. À la beauté éthérée et abstraite de Calypso, Marivaux substitue la vie de Mélicerte et la réalité du corps féminin, grâce à une description concrète qui ne craint pas d’aborder la chair. Le dessein parodique entraîne ainsi un pas vers la description de la réalité. Marivaux, en ramenant ses héros dans la France du XVIIIe siècle, répond davantage aux attentes du lectorat que l’abstraction fénelonienne, qu’il ne se prive pas de critiquer : « Un sabotier […] m’avait donné quelque ouvrage facile à faire, moyennant cinq sols que je gagnais (car il est permis de gagner sa vie quand on ne l’a pas ; et ce siècle est plus dur que celui de Télémaque)28. » Dans cette réplique de Brideron, on perçoit deux niveaux de critique : le premier se moque des romans héroïques et invraisemblables où la vie concrète n’a aucune part ; le deuxième revendique une adaptation de l’écriture aux préoccupations quotidiennes du lectorat. Dès lors, le choix de récuser le temps du mythe et d’inscrire son roman dans un environnement familier au lecteur ne dépend pas seulement de la volonté de contester l’idéalisme de Fénelon, mais il constitue aussi une affirmation positive à valeur littéraire : le roman a tout intérêt à s’inspirer du réel et à le refléter. Son esthétique doit être celle du corps, celle de la vie et il doit avoir pour intention de représenter le réel sans fard, sans le masque de l’idéalisation.

Le rapport de Marivaux à Fénelon est donc ambigu. Son refus du roman pédagogique de Fénelon n’est pas refus de la pédagogie mais refus de la pédagogie telle qu’elle est pratiquée par Fénelon ; son refus de la dévotion de Fénelon à Homère n’est pas refus d’Homère ou d’un modèle, mais refus de sa manière d’honorer son modèle. Si Marivaux choisit d’abîmer le modèle du maître et du disciple par la médiation du couple du maître et du 26 Fénelon, Les Aventures de Télémaque, in Œuvres, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1983, tome II, p. 121-122. 27 Le Télémaque travesti, op. cit., p. 733. 28 Ibid., p. 763.

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serviteur inspiré de Don Quichotte, c’est pour mieux imposer, en somme, sa propre conception de la pédagogie qui ne peut certainement pas être livresque puisqu’elle doit se heurter à la pesanteur du réel. Le livre ne peut, dans ces conditions, être là que pour se faire le support et le reflet de ce réel ; il ne véhicule plus directement une leçon, mais il a pour charge de représenter la réalité qui est le seul maître que peut se choisir le lecteur. Pour Marivaux, la seule autorité qui compte est celle de la vie, et le seul maître qui puisse être légitime n’est autre que soi-même, dans la confrontation de l’être à l’expérience de la vie.

Stéphane POUYAUD

Université de Reims Champagne-Ardenne

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Ni dieu, ni maître ? Les enjeux du discours radical élaboré contre les maîtres dans

l’œuvre matérialiste de La Mettrie

Dans le Discours préliminaire1 qui préface ses Œuvres philosophiques et qui constitue une véritable « profession de foi matérialiste », Julien Offray de La Mettrie déclare : « Quoi qu’il en soit, aussi tranquille sur le sort de mes ouvrages, que sur le mien propre, j’attesterai du moins que j’ai regardé la plupart de mes contemporains, comme des préjugés ambulants ; que je n’ai pas plus brigué leur suffrage, que craint leur blâme, ou leur censure […]2 ». Le médecin-philosophe congédie tous les maîtres, divins et humains, présents et futurs, et affirme avec force son parcours d’auteur indépendant et sa position de « mauvais élève » dans la République des Lettres : c’est l’un des derniers défis3 qu’il adresse à la postérité avant de mourir4, dans un geste qui reste ambigu, mêlant le triomphe au dépit. En un peu plus de quinze années de carrière (1735-1751), La Mettrie dérange ou scandalise la majorité écrasante des penseurs contemporains, toutes orientations confondues, des philosophes aux antiphilosophes 5 . Ce rejet spectaculaire tient bien sûr aux contenus proprement philosophiques de l’œuvre, dont l’Histoire naturelle de l’âme (1745), L’Homme machine (1748) et le Traité de la vie heureuse ou Anti-Sénèque (1748) sont les jalons les plus décriés. Au-delà de ces contenus, qui pour partie circulaient déjà dans les manuscrits clandestins antérieurs6, c’est aussi l’attitude radicalement irrévérencieuse de l’auteur vis-à-vis de l’autorité qui choque et qui constitue peut-être une posture plus rare encore. Il paraît naturel que le matérialisme, en tant que philosophie radicale et marginalisée, entraîne un discours subversif à l’encontre de certaines autorités et de certains maîtres identifiés comme 1 Le Discours préliminaire de La Mettrie paraît très peu de temps avant le beaucoup plus célèbre Discours préliminaire de l’Encyclopédie en 1751. Cette coïncidence prend une résonance particulière dès que l’on confronte les contenus des deux textes : ils témoignent de la complexité des rapports entretenus entre le matérialisme de La Mettrie et les autres courants des Lumières. 2 Julien Offray de La Mettrie, Discours préliminaire, dans Œuvres Philosophiques (désormais abrégées : OP), Paris, Fayard, 1987, t. I, p. 47. 3 La Mettrie joue continuellement avec la République des Lettres : il ne cesse de la défier tout en y revendiquant sa place. Dans l’Épître à Melle A.C.P., un persiflage en forme de lettre, il se présente ainsi successivement comme celui qui « ravagea machinalement dans la république des lettres » et comme celui qui fut « un héros enfin, qui prend généralement toutes les sciences sérieuses pour des bagatelles et pédanteries, [et qui est] à la vérité l’Hercule et l’arc-boutant de la république des lettres. » (OP, t. II, pp. 217 et 219). 4 La Mettrie meurt le 11 novembre 1751 à Berlin. Il passe les quatre dernières années de sa vie à la cour de Frédéric le Grand, après avoir été banni successivement de France puis de Hollande. Pour une biographie de La Mettrie, voir J. E. Poritzky, Julien Offray de Lamettrie, sein Leben und seine Werke, Berlin, F. Dümmler, 1900. 5 La Mettrie devient de son vivant et reste bien après sa mort un « label scandaleux » dangereux à manipuler : il constitue une cible naturelle et privilégiée pour les antiphilosophes (voir Charles Palissot de Montenoy, Les Philosophes, Paris, Duchesne, 1760) mais il est également condamné par les philosophes, en particulier Voltaire (voir Voltaire et Theodore Besterman, Voltaire’s correspondence, Genève, Institut et musée Voltaire, Les Délices, 1956 (années 1751-1753 notamment) ; Mémoires pour servir à la vie de Voltaire, écrits par lui-même, Berlin, 1784 ; Dictionnaire philosophique, éd. de Kehl, art. « Philosophe », section III), le marquis d’Argens (voir Ocellus Lucanus, Utrecht, aux dépends des libraires associés, 1762, p. 201 et suivantes), Diderot (voir Essai sur les règnes de Claude et de Néron, et sur les mœurs et les écrits de Sénèque, pour servir d’introduction à la lecture de ce philosophe, dans Œuvres complètes, éd. Roger Lewinter, t. XIII, pp. 462-463) et le baron D’Holbach (voir Système de la Nature, dans Œuvres philosophiques complètes, éd. Alive, 1999, t. II, p. 603). 6 Les récentes études portant sur la littérature clandestine ont mis en évidence la hardiesse des textes du premier tiers du XVIIIe siècle qui nourrissent les écrits des penseurs radicaux ultérieurs. Voir Miguel Benitez, La Face cachée des Lumières : recherches sur les manuscrits philosophiques clandestins de l’âge classique, Paris : Universitas ; Oxford : Voltaire foundation, 1996 ; Anthony McKenna et Alain Mothu, La Philosophie clandestine à l’Âge classique. Actes du colloque de l’Université Jean Monnet, Saint-Etienne, du 29 septembre au 2 octobre 1993, recueillis et publ. par Paris : Universitas ; Oxford : Voltaire foundation, 1997.

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des adversaires. Le rejet du maître ou de l’autorité se présente alors comme un corollaire presque mécanique du rejet de Dieu, dans un espace où autorités théologiques et savantes sont d’ailleurs encore souvent confondues. Ce discours est déjà présent chez Gassendi et chez les libertins du XVIIe siècle, tout comme il se retrouve plus tard chez Diderot, Helvétius ou D’Holbach. La Mettrie s’inscrit dans cette tradition, mais présente des traits bien particuliers : les cibles sont chez lui beaucoup plus étendues, le propos est plus direct et plus violent en s’affichant très souvent sans masques ou presque7, et en s’appuyant surtout sur une réflexion qui préexiste au matérialisme. La Mettrie se lance au départ dans une carrière médicale moderne mais orthodoxe, qui évolue très vite vers une prise de distance polémique vis-à-vis des autorités. De cette expérience fondatrice, La Mettrie retire des acquis importants qui viennent nourrir son matérialisme : il approfondit alors son discours en lui donnant une véritable assise philosophique. Le discours original que La Mettrie construit progressivement contre les autorités et les maîtres de tous bords vient finalement se heurter de manière décalée aux débats qui ont alors lieu sur l’éducation et sur la valeur du savoir et qui sont porteurs d’enjeux idéologiques cruciaux pour le XVIIIe siècle. C’est donc un nœud profond de l’œuvre, qui va de l’orthodoxie déclarée à l’hétérodoxie absolue, et c’est ce chemin que nous allons suivre. Au-delà, il s’agit de montrer comment cette particularité active de l’œuvre de La Mettrie, dont l’analyse se révèle essentielle pour la compréhension du matérialisme particulier qui est le sien, peut expliquer certains aspects de sa réception difficile auprès des philosophes ultérieurs, qu’ils soient déistes ou matérialistes. Comment peut-on être auteur en 1735-1745 ? De la controverse au scandale : le fonctionnement de l’espace savant Revenons d’abord sur la genèse d’une posture qui apparaît dès les premières œuvres du médecin-philosophe. Si elle semble constitutive de sa pratique d’auteur, elle est aussi fortement liée au contexte de son entrée en littérature, en tant que jeune auteur inconnu cherchant à se faire accepter et surtout reconnaître dans un espace savant bien précis, celui de la médecine française du milieu du XVIIIe siècle. La Mettrie entre en effet en médecine avant d’entrer en philosophie – si tant est que ces deux carrières puissent être séparées8 – par le biais d’une publication orthodoxe : c’est le Système de M. Herman Boerhaave sur les maladies vénériennes, traduit en français par M. de La Mettrie, docteur en médecine, avec des notes et une dissertation du traducteur9. La Mettrie s’y définit comme un savant, disciple d’un célèbre maître étranger qui est l’un des grands noms de la médecine moderne de l’époque et qu’il se propose de faire connaître en France. La Mettrie a été son élève en Hollande et a choisi dans

7 Le développement du radicalisme depuis le XVIIe siècle s’accompagne d’un débat permanent sur les choix de publications et sur le degré de clandestinité que doivent adopter les auteurs. Le baron d’Holbach y revient dans l’« Avertissement » des Lettres à Eugénie où il note qu’« il n’y aura jamais un homme de lettres assez imprudent, disons tout, assez insensé, pour publier de son vivant, un livre où il foulera aux pieds les temples » (Alain Sandrier, Le Style philosophique du baron d’Holbach : conditions et contraintes du prosélytisme athée en France dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, Paris, H. Champion, 2004, p. 58). Quelques décennies plus tôt, La Mettrie est pourtant allé assez largement contre cette règle à travers une nouvelle posture offensive qui reste un geste isolé et une folie au regard des conditions de l’époque. 8 Le titre de « médecin-philosophe » que l’on attribue à La Mettrie montre bien ce phénomène de fusion des deux carrières. Elles sont développées en synergie et non l’une à la suite de l’autre : simplement, la première carrière présente une assise médicale plus importante, qui laisse progressivement place à la dimension philosophique. 9 Voir Roger Eliot Stoddard, Julien Offray de La Mettrie 1709-1751 : a bibliographical inventory, Cologne, Dinter, 2000, p. 13. L’œuvre n’est pas strictement la première de La Mettrie, certaines bibliographies évoquant un Traité du feu publié en 1734, mais c’est en revanche celle qui le fait connaître.

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son sillage une question médicale qui est alors centrale. Il adopte ici la posture modeste du traducteur-commentateur mais fait déjà preuve d’une certaine originalité, en choisissant une traduction en français et non en latin, qui reste la langue médicale par excellence au XVIIIe siècle. L’ouvrage est donc orthodoxe, mais témoigne d’une ambition particulière et moderne.

Un échange classique se met en place avec les autres maîtres de la discipline qui ne manquent pas de remarquer l’ouvrage, peut-être plus à cause du nom de Boerhaave que de celui de La Mettrie. Jean Astruc, fameux médecin de Montpellier, engage une première controverse : il émet des critiques méthodologiques et scientifiques, qui concernent surtout des points qu’il a lui-même présentés différemment dans ses propres traités sur la question10. Il sera suivi par Albrecht von Haller, grand médecin de Göttingen, qui produit des recensions d’abord positives sur le travail de La Mettrie concernant Boerhaave mais l’accuse rapidement de plagier ses propres commentaires de Boerhaave et de ne pas suffisamment citer cette source11. Astruc et Haller défendent avant tout leur propre statut : ils rappellent avec insistance leurs propres ouvrages et leur rang dans le monde scientifique, en soulignant la hiérarchie à respecter pour les nouveaux arrivants qui sont mis en position de disciples soumis aux maîtres. Ces réactions illustrent le fonctionnement normal de l’espace médical savant et plus largement de la République des Lettres : l’organisation en réseaux et le développement de la presse favorisent les phénomènes de mises en concurrence et de hiérarchie entre les différents acteurs du monde lettré et donnent de l’importance à la question de la réputation des maîtres. Les réactions d’Astruc et de Haller n’ont donc rien pour surprendre : la controverse et la polémique font naturellement partie du jeu savant. La Mettrie commence d’ailleurs par jouer ce jeu. Il répond à Astruc sous la forme conventionnelle de la lettre, en discutant et en réfutant chacune de ses critiques, tout en gardant une posture apparemment respectueuse vis-à-vis du maître. Mais il insinue déjà qu’Astruc n’a pas sa place parmi les grands médecins :

Enfin, Monsieur, vous prétendez qu’on peut guérir la vérole sans la salivation. C’est un fait, dites-vous, d’expérience souvent réitérée. Mais par malheur combien de célèbres praticiens, tels que Sydenham, Freind, Boerhaave12, etc. disent le contraire ! « Les médecins de Montpellier13, dit Monsieur Freind, ont beau vanter leurs onguents […] nous n’avons jamais eu lieu d’en être satisfaits. » Rien ne fait plus de tort à la médecine que cette contradiction des plus grands médecins […] 14

La critique de La Mettrie est d’abord prudente, sous couvert d’un discours faussement naïf déplorant les contradictions du champ médical. Elle est déléguée à d’autres maîtres, dont Boerhaave, ce qui montre que La Mettrie a pleinement conscience des hiérarchies véritables

10 Jean Astruc, De morbis venereis, Paris, Cavelier, 1736. 11 Florence Catherine, La Pratique et les réseaux savants d’Albrecht von Haller (1708-1777) vecteurs du transfert culturel entre les espaces français et germaniques au XVIIIe siècle, thèse pour le doctorat d’histoire, Nancy, 2009, pp. 48 et 221. L’accusation de Haller est fondée, mais constitue aussi une déclaration stratégique : l’Allemagne entretient un échange profond mais complexe avec la France, qui mêle l’intérêt et l’admiration à la prise de distance, au défi et à la rivalité. La médecine allemande est effectivement plus brillante que la française à l’époque et Haller saisit l’occasion de rappeler cette hiérarchie. Ajoutons toutefois que le plagiat n’est pas strictement défini au XVIIIe siècle, et que les deux pays ont des habitudes différentes, ce qui diminue la portée de l’argument de Haller. Voir Ann Thomson, « La Mettrie, lecteur et traducteur de Boerhaave », Dix-huitième siècle, n° 23, 1991, p. 23-29 et Ursula Pia Jauch, « La Mettrie, die “Suisses” und die Toleranz. Oder : Aufklärung mit gezogener Bremse », dans Martin Fontius et Helmut Holzhey (dir.), Schweizer im Berlin des 18. Jahrhunderts : internationale Fachtagung 25. bis 28. Mai 1994, Berlin, Akademie Verlag, 1996, p. 249-259. 12 Thomas Sydenham (1624-1689) et John Freind (1675-1728) sont deux médecins anglais. Boerhaave citait souvent Sydenham dans ses cours, que La Mettrie assure avoir suivis à Leyde de 1733 à 1734. On peut aussi noter que si Boerhaave a une réputation célèbre et établie, Sydenham fut en butte de son vivant à l’hostilité générale de ses confrères qui le jugeaient trop progressiste et novateur, et que Freind fit de la prison à cause de son caractère contestataire. Le fait que La Mettrie se place dans leur filiation n’est donc pas anodin. 13 C’est bien évidemment Astruc qui est ici visé. 14 Julien Offray de La Mettrie, Lettre à Monsieur Astruc suivant son Traité du Vertige, dans OP, t. II, p. 80-81.

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et des enjeux en présence : à travers lui-même, c’est son maître que l’on vise. Mais on observe plus loin un glissement vers une forme de discours que La Mettrie assume cette fois directement et qui fait intervenir l’irrévérence à côté de la critique méthodologique :

Je suis cependant fâché que malgré l’envie que vous aviez de ne vous dissimuler aucun des arguments qu’on peut faire contre notre opinion [celle d’une apparition récente de la vérole], vous ayez oublié ceux qu’on tire ordinairement du XV. Chapitre du Lévitique, et n’ayez pas réfuté plus au long le système plausible du savant P. Calmet. […] Il eût été d’ailleurs assez plaisant de voir une foule de théologiens mettre tout en œuvre pour prouver que Job avait la vérole, pendant que Bayle et des médecins tels que Bartolin [sic]15 et vous prétendent que ce serait faire injure à ce Saint Homme que de lui donner une incommodité aussi honteuse […] 16

La Mettrie retourne la critique du maître contre elle-même en pointant les contradictions de son discours. Derrière la critique méthodologique apparaît alors l’attaque irrévérencieuse : La Mettrie puise ses armes dans le discours philosophique libertin, qui apparaît avec le trait sur la Bible et l’ironie du paradoxe final. Astruc est frappé de ridicule : s’il se dit moderne, il est en réalité encore plus réactionnaire que les théologiens. À mesure que la controverse vire à la polémique et au scandale – car Astruc n’en reste pas là – le discours de La Mettrie se radicalise, en basculant des genres établis de la controverse scientifique vers des genres nouveaux, littéraires et philosophiques : pamphlets et comédies remplacent traités et lettres de réfutation, et aboutissent à une peinture violemment satirique que La Mettrie produit non seulement contre Astruc, mais progressivement contre toute la Faculté de Médecine française. La Mettrie se présente dès lors comme un nouveau Molière17, en particulier dans La Faculté vengée, comédie satirique en trois actes qui met en scène un procès bouffon entre lui-même (sous le pseudonyme de Chat-Huant) et la Faculté. Le procès est placé sous l’arbitrage de Pluton qui est le patron des médecins, puisque ceux-ci sont des marchands de mort incapables et ignorants. Astruc y apparaît sous le pseudonyme éloquent de « Savantasse » et y est continuellement tourné en ridicule, comme dans cet éloge malheureux et involontairement ironique prononcé par son confrère « Bavaroise » :

Mais vous, Célèbre Savantasse ! Athlète plus fort que Milon le Crotoniate, colosse épais, fardeau terrible, […] pour ne rien dire du poids, non moins redoutable, de votre massive érudition ; vous nouveau Burman18 de la médecine, aussi infatigable que fatigant écrivain, souffrirez-vous le chef d’œuvre d’un homme, qui a eu l’audace de ne pas vouloir rester inconnu19 ?

Les réactions de « Savantasse » déclenchent alors un pugilat général entre les médecins de la Faculté : chacun se prévaut de son statut et de ses privilèges de maître. Le vieux « Boudinau » s’exclame « Je suis de l’académie […]20 » tandis que « Savantasse » lui rétorque « Je démontrerai votre ignorance dans un in-folio21! ». La caricature et l’ironie de la satire écornent l’image des maîtres et dévoilent ce qui constitue leur réalité profonde selon La Mettrie : derrière l’érudition affichée, on ne trouve que l’ignorance et le vide de la pensée, derrière la renommée, l’esprit mesquin, étriqué et vaniteux :

15 Thomas Bartholin (1616-1680) est un médecin danois. 16 Ibid., p. 81-82. 17 Julien Offray de La Mettrie [Mr. *** docteur régent de la faculté de Paris], La Faculté vengée, Paris, Quillau, 1747, p. 134. 18 Il s’agit probablement de Johannes Burman (1707-1780), botaniste néerlandais et fils du théologien Frans Burman. Il fut également élève de Boerhaave, et La Mettrie ne semble pas l’avoir beaucoup apprécié. 19 Ibid., p. 65. 20 Ibid., p. 67. 21 Ibid., p. 68.

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SAVANTASSE : Je sais que l’amour propre des Auteurs maltraités s’accommode fort de ces réflexions-là : mais un Savant, tel que moi, ne se réfute point par un mauvais bon mot, je sais la valeur de tout, et quoique je n’aie jamais vu de cerveau, le mien n’en est pas moins la balance du mérite22

La Mettrie dénonce non seulement les abus d’un statut qui ne constitue qu’une forme d’autorité fausse et usurpée, mais aussi l’organisation entière de la médecine française, en tant qu’espace figé, incapable de percevoir les évolutions nouvelles. Le discours contre les maîtres va de pair avec une vision radicale et progressiste de la discipline. Deux conceptions de la science – et partant, de la figure du maître – s’opposent : une science qui repose sur l’érudition, la méthode et la position établies et qui est jugée lourde, ennuyeuse et stérile ; une science hardie qui fait fi des règles et des hiérarchies en place et qui se veut porteuse d’une ambition nouvelle. La Mettrie se présente donc comme un « élément déviant » de la structure savante de l’époque, qui entraîne les disciples à se confronter aux maîtres par le biais de la controverse mais qui peut dégénérer vers le scandale. Dans cette entreprise, un basculement vers les outils stylistiques de sa future philosophie radicale apparaît déjà23 : La Mettrie puise dans les codes de la littérature athée et libertine pour constituer un corpus de dénonciation des médecins en place, Saint Cosme vengé puis Politique du médecin de Machiavel, ou le Chemin de la fortune ouvert aux médecins. Ouvrage réduit en forme de conseils, par le Docteur Fum-Ho-Ham, et traduit sur l’original chinois par un nouveau maître ès Arts de St Cosme et enfin Ouvrage de Pénélope, ou Machiavel en médecine. Par Aletheius Demetrius. À ce cadre polémique initial viennent alors s’ajouter les échos de la Querelle des Anciens et des Modernes qui approfondissent l’opposition avec les maîtres. La Querelle comme source d’émancipation intellectuelle

La Querelle des Anciens et des Modernes marque abondamment la première œuvre de La Mettrie24, ce qui souligne sa présence et sa forte actualité jusqu’au milieu du XVIIIe siècle. L’opposition avec les maîtres contemporains conduit naturellement La Mettrie à réutiliser les acquis de la Querelle, qui fournit une matrice facilement transposable, ainsi que des outils et un vocabulaire qui ont déjà fait leurs preuves : c’est un véritable nécessaire de combat « clé en main ». Chez La Mettrie, on retrouve surtout le système général d’opposition entre Anciens et Modernes, les deux termes étant utilisés de manière polémique :

Allez à la source, lisez Hyppocrate [sic], Arétée, Galien, Duret, Prosper Alpin25, etc. noms à jamais recommandables dans le grand art de la médecine […]. Je suis surpris que Rivière26 et plusieurs autres célèbres praticiens modernes […] aient omis des distinctions aussi essentielles. […]27

Le partage est très net : les autorités anciennes de l’Antiquité, de la Renaissance ou de l’époque classique sont scientifiquement valorisées ; les auteurs modernes sont dépréciés. La Mettrie semble donc se présenter comme un partisan des Anciens, qu’il utilise contre les Modernes. Ce fait est surprenant, car il cadre mal avec la revendication de modernité que La

22 Ibid., p. 73-74. 23 « Ubi tres medici, duo athei » suivant le proverbe de la Renaissance. La médecine devient dès la fin du XVIIe siècle l’un des domaines les plus actifs de la science moderne en Europe. Or, les médecins sont aussi des acteurs importants (en tant que lecteurs et auteurs) de la diffusion des manuscrits clandestins radicaux. 24 La Digression sur les Anciens et les Modernes de Fontenelle est notamment citée par La Mettrie dans le Traité de l’âme, dans OP, t. I, p. 193. 25 Les « Anciens » cités ici sont trois grands noms de la médecine grecque antique et deux praticiens de la Renaissance et du début du XVIIe siècle, Duret en France et Prosper Alpin en Italie. 26 Guillaume Rivière (1706-1734) est par ailleurs un médecin montpelliérain collègue d’Astruc. 27 Julien Offray de La Mettrie, Traité du vertige, dans OP, t. II, p. 28.

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Mettrie ne cesse d’afficher par ailleurs, en soulignant l’importance à accorder aux sciences et aux méthodes nouvelles : anatomie, empirisme, sensualisme. La Mettrie se range lui-même explicitement parmi les Modernes à de nombreuses reprises : par exemple lorsqu’il honore Boerhaave, comme « celui qu’on regardait à Paris comme l’oracle de la Médecine Moderne », et comme l’auteur de « cette théorie qui a répandu sur la médecine une clarté que deux mille ans d’études et d’expériences n’avaient pu lui procurer 28 ». Comment expliquer cette apparente contradiction ? Pourquoi ériger ainsi les Anciens en modèles lorsqu’on se définit soi-même comme un Moderne ? C’est que La Mettrie retravaille les deux concepts en fonction de son conflit particulier avec les maîtres du temps. L’opposition élaborée à partir de la Querelle sert en réalité un processus d’émancipation intellectuelle et scientifique face aux maîtres contemporains, qui sont présentés comme de faux Modernes. La Mettrie se sert de l’aura des Anciens, qui reste forte en dépit des divers épisodes de la Querelle, pour aboutir à des conclusions originales : les vrais Modernes, tels Boerhaave ou lui-même, sont en réalité… des Anciens, ou du moins des disciples des Anciens, et les faux Modernes, tels Astruc, sont des usurpateurs, qui mettent les Anciens à distance pour cacher leur ignorance. Le gain de la manœuvre est particulièrement intéressant puisqu’il permet de s’inscrire soi-même comme disciple Moderne des Anciens, c’est-à-dire en réalité comme disciple autonome et sans maître29. La référence aux Anciens procure un cadre d’action confortable : seule leur autorité livresque est prise en compte, et cela uniquement après examen libre et autonome de leurs positions. Cette autorité pèse suffisamment pour lutter contre les maîtres de chair et d’os, mais elle est aussi suffisamment lointaine pour être peu contraignante : La Mettrie pioche ainsi dans l’Histoire selon ses objectifs et ses besoins ponctuels, et l’interprétation plus ou moins forcée qu’il fait de la position des Anciens vise surtout à disqualifier certaines approches Modernes. Les deux termes, symboliques, sont donc utilisés stratégiquement.

Au-delà de ce but immédiat et pragmatique, La Mettrie témoigne aussi d’une autre volonté : il s’agit de renouveler les concepts d’« Ancien » et de « Moderne », en les débarrassant des différentes interprétations qu’ils véhiculent depuis plus d’un demi-siècle et en faisant fi de l’esprit du temps issu des Fontenelle et des La Motte, pour retrouver un accès plus « objectif », c’est-à-dire libéré et libérateur, aux autorités littéraires. Sa position est originale, cherchant à renverser et à dépasser les clivages et les préjugés élaborés par la Querelle, pour en finir avec ce qu’il considère comme une doxa arbitraire et réductrice. La Mettrie s’efforce d’effacer les séquelles des différents jugements qui ont été portés sur les figures d’autorités lors des épisodes successifs de la Querelle. Il critique à cette occasion le dogmatisme et l’illusion des Modernes, qui croient qu’une fois débarrassés des Anciens, ils progresseront automatiquement dans les sciences et qui s’enferment pour cela dans des approches mécaniques, stériles et ignorantes qui ne sont que préjugés :

[…] et telle a été encore la façon de penser des Anciens, dont la philosophie pleine de vues et de pénétration méritait d’être élevée sur les débris de celle des Modernes. Ces derniers ont beau dédaigner des sources trop éloignées d’eux : l’ancienne philosophie [en note : métaphysique] prévaudra toujours devant ceux qui sont dignes de la juger 30.

Dans une certaine mesure, La Mettrie retrouve l’esprit sceptique, critique et libre dans son rapport aux autorités qui fut celui d’un Montaigne à la Renaissance et que son époque a perdu en lui préférant l’académisme ou le savoir sans références, deux extrêmes qui sont ici dénoncés31. La Mettrie ne se contente pas d’être l’écho passif de la Querelle. S’il en réutilise 28 Ibid., p. 11. 29 Rappelons qu’Herman Boerhaave est mort en 1738. 30 Julien Offray de La Mettrie, Traité de l’âme, dans OP, t. I, p. 141. 31 On pense par exemple au jugement que Jean-Jacques Rousseau porte sur Montaigne dans l’Émile et qui pourrait assez s’appliquer à La Mettrie : « Mais que servent au sceptique Montaigne les tourments qu’il se donne

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les termes et les distinctions, il le fait dans une perspective nouvelle : les Anciens deviennent des génies libres, modestes et tolérants qui sont les alliés des nouveaux penseurs hardis et radicaux, les Modernes ne sont plus que des ignorants et des pédants qui stérilisent le champ scientifique et littéraire. Les Essais sur l’esprit et les beaux-esprits, qui regroupent une série de courts textes de théorie et de critique littéraire, l’illustrent bien. La Mettrie y passe en revue les auteurs du temps : là encore, les Modernes apparaissent assez pâles, comme Fontenelle ou La Motte, car « […] leur faiblesse les garantit des écarts des grands génies ; esclaves nés des règles, ils sont faits pour les suivre et s’y asservir32 ». La Mettrie ramène ironiquement les prétendus Modernes qui se targuent de leur émancipation et de leur liberté vis-à-vis des Anciens à des esprits médiocres et sans imagination, stricts observateurs des règles obtuses auxquelles ils se soumettent en réalité. La seule opposition qui tienne, par-delà Anciens et Modernes, est l’opposition entre génie hardi et maître laborieux, et c’est en ce sens que les Anciens sont des exemples. La Mettrie propose alors une série de portraits des auteurs du temps, tous très critiques. Elle se termine par celui de Voltaire, qui se démarque des autres et se présente sous la forme d’une longue appréciation au statut complexe, mélange étrange de louanges outrées et de critiques rédhibitoires :

Mr. de V***, cet homme célèbre par quantité de beaux ouvrages, qui a reçu tant d’éloges, et qui a été en butte à tant de critiques, est un esprit bien différent de tous ceux dont je viens de parler. Inspiré dès sa jeunesse par le génie même de la Poésie, il s’est placé à l’âge de dix-huit ans, à côté des Corneilles et des Racines […] Il a peu d’invention, son imagination est bornée à des lambeaux, mais ils sont d’une si grande beauté qu’ils l’ont fait appeler le Poète des détails. […] 33.

Le début élogieux confère à Voltaire un statut privilégié aux côtés des génies et donc des Anciens. Mais de graves correctifs apparaissent rapidement : si Voltaire est un génie, c’est un génie moins grand ou moins hardi que les Anciens. Ce qui apparaît alors comme responsable de cette faiblesse, c’est une certaine attitude de maître trop sûr de lui. Voltaire serait grand, « si plus docile aux avis des gens sévères, il les eût écoutés avec fruit, si comme Racine et Boileau, il se fut choisi un Patru, je veux dire un Juge clairvoyant [...] avec beaucoup moins d’amour propre, en s’estimant moins, et en faisant plus de cas du Public34 ». La figure honnie du maître réapparaît à travers l’image de l’auteur vaniteux qui, se croyant arrivé, nuit à son propre génie. Sans cela, Voltaire « eût été, non Philosophe (car il lui est impossible de jamais le devenir) mais le plus grand des hommes. […] Qui peut lui être comparé en ce genre parmi les anciens et les modernes? Il les a tous surpassés dans ses pièces légères35. » Le bilan final, on le voit, est dur pour l’intéressé : les pièces légères de Voltaire sont sans égales, mais il pèche dans les genres sérieux et se révèle inapte à la philosophie. Ce jugement de La Mettrie constitue une déclaration pour le moins fracassante. Il révèle chez lui une volonté d’émancipation intellectuelle qui passe par la critique et l’affaiblissement des hiérarchies en place et qui cible essentiellement les autorités contemporaines ou récentes qui sont agissantes dans l’espace savant. Il dénonce aussi au-delà des maîtres un certain esprit académique et figé qui est perçu comme un travers structurel du système savant, ce qui le place relativement à contre-courant de son époque. Cependant, l’ambiguïté demeure lors de

pour déterrer en un coin du monde une coutume opposée aux notions de la justice ? Que lui sert de donner aux plus suspects voyageurs l’autorité qu’il refuse aux écrivains les plus célèbres ? » (Émile ou De l’éducation, Paris, Larousse, 1914, p. 170). 32 Julien Offray de La Mettrie, Essais sur l’esprit et les beaux-esprits, Amsterdam, chez les frères Bernard, [1746], chap. 2, p. 7. 33 Ibid., p. 27 à 30. 34 Id. 35 Id.

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cette première carrière : le discours contre les maîtres constitue-t-il une critique fondée ou n’est-il qu’une stratégie plus bassement opportuniste d’entrée en littérature qui aurait dérapé ?

Les ambitions d’un jeune auteur Les premiers textes de La Mettrie gardent un aspect « artisanal » dans la critique qu’ils

font de l’autorité : ils ne sont pas exempts de corrections ni de contradictions, ils portent la marque des circonstances et du contexte immédiat, ils sont essentiellement dirigés ad hominem. La Mettrie ne fait en outre pas mystère de ses très hautes ambitions et l’on peut penser qu’il cherche d’abord à se faire une place, même si les moyens choisis se révèlent finalement paradoxaux et inefficaces. La Mettrie en convient d’ailleurs, en mentionnant toujours ironiquement cette dimension pragmatique et opportuniste de son geste36. L’ambition personnelle, l’insatisfaction et la soif d’émancipation face à des règles qui sont perçues comme autant d’obstacles, de dangers ou d’aberrations, sont des composantes importantes dans l’attitude de La Mettrie. Elles éclairent le contexte particulier qui est celui du milieu du XVIIIe siècle et qui correspond effectivement à une période de renforcement de l’autorité et à un système d’organisation du savoir relativement figé, résistant aux méthodes nouvelles et à la poussée d’auteurs nouveaux qui revendiquent une plus grande autonomie et réaménagent pour cela la référence aux autorités, en se dressant contre les maîtres en place. L’approche contextuelle explique le positionnement précoce et original de La Mettrie et pèse assez pour être retenue par Frédéric II des années plus tard dans son Éloge de M. de La Mettrie :

En 1733, il fut étudier à Leyde sous le fameux Boerhaave. Le maître était digne de l’écolier, et l’écolier se rendit bientôt digne du maître. […] Les vieux médecins s’élevèrent en France contre un écolier qui leur faisait l’affront d’en savoir autant qu’eux. [...] Par un malheureux effet de l’imperfection humaine, une certaine basse jalousie est devenue un des attributs des gens de lettres ; elle irrite l’esprit de ceux qui sont en possession des réputations, contre les progrès des naissants génies [...]37

Le texte, écrit par le roi-philosophe dans des circonstances très particulières, n’est bien évidemment pas neutre38. Il n’en souligne pas moins le poids bien réel et les « effets pervers » des hiérarchies savantes de l’époque : l’œuvre de La Mettrie en est révélatrice. La nouvelle philosophie, en particulier la philosophie radicale, ne naît pas de rien, mais se développe au contraire en relation avec un champ déjà structuré, dans lequel elle doit – et veut d’ailleurs au départ – s’insérer. Cette dimension contextuelle du radicalisme apparaît suffisamment importante pour être analysée et théorisée dès le XVIIIe siècle à travers des approches que l’on peut qualifier de « pré-sociologiques » et que l’on retrouve en particulier chez Lessing, qui présente notamment le matérialisme comme une réponse philosophique possible face à un processus de rejet social préexistant39. Quelle que soit la valeur de ces théories, souvent réductrices par ailleurs, il est certain que l’insatisfaction et la soif d’indépendance ou d’émancipation face aux conditions de leur époque sont des marqueurs communs pour les

36 Il écrit par exemple dans Saint Cosme vengé, Strasbourg, Doulseker & Pockle, 1744, p. 35-37 : « Mais revenons à de La M.... [Mettrie] L’éloge qu’en fait A. [Astruc] vient d’une origine assez plaisante. Le jeune Ecrivain a beaucoup loué le vieux Pédant, pour en être loué à son tour, à ce qu’on croit (car un tel honneur public immortalise, et par conséquent vaut bien la peine d’être acheté aux dépens d’une mauvaise petite honte particulière, et qui passe vite) […] ». 37 Frédéric II, Éloge de M. de La Mettrie dans Œuvres de Frédéric le Grand, éd. Preuss, Berlin, Decker, 1846-1856, p. 27. 38 La rédaction du texte, lu devant l’Académie de Berlin lors de la séance publique du 19 janvier 1752, tient aussi à la stratégie globale du roi de Prusse vis-à-vis de la France et des milieux philosophiques, ainsi qu’au contexte berlinois et prussien des années 1750. 39 Voir la comédie intitulée Der Freigeist (L’esprit fort) qui fut publiée en 1750 à la suite du voyage de Lessing à Berlin, où il a pu être confronté plus ou moins directement à La Mettrie et à ses « semblables ».

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différentes générations de penseurs radicaux du XVIIIe siècle et notamment pour les philosophes qui formeront les Lumières radicales. La Mettrie choisit toutefois une voie originale et une position de rupture franche : il opte d’emblée pour une opposition affichée avec les maîtres ; il radicalise et réoriente les courants sceptiques et libertins antérieurs, ceux de la première Renaissance, de Montaigne ou de Gassendi ; il s’appuie de manière inattendue sur un concept d’Ancien revisité pour affaiblir une école moderne quant à elle assimilée aux maîtres régnants. Le matérialisme qu’il développe ensuite intègre ces germes de réflexion dans une approche plus globale, radicale et inédite au sujet du savoir et de ses représentants. L’entrée en matérialisme : une radicalisation de la première posture Un discours emblématique de la nouvelle philosophie ?

Le matérialisme est au milieu du XVIIIe siècle une philosophie marginale, rejetée de l’espace savant et de la tradition littéraire, qui restent dominés par des maîtres essentiellement défavorables à son émergence : le matérialisme se heurte naturellement à ces maîtres établis qui sont sa première cible. Une forte continuité apparaît alors entre la carrière médicale et la carrière philosophique de La Mettrie : on retrouve la dénonciation des maîtres et des Écoles en place, qui sont « faiseur[s] oisif[s] de systèmes frivoles » ou « auteur[s] laborieux de stériles découvertes40 » et qui se voient récusés en tant qu’autorités. Les maîtres visés sont au premier chef les penseurs religieux au sens large – théologiens ou métaphysiciens chrétiens – dont La Mettrie récuse la méthode et les aspirations jugées parascientifiques :

Mais, dit-on, lisez tous les ouvrages des Fénelons, des Nieuwentits, des Abadies, des Derhams, des Raïs [sic]41, etc. Eh bien ! Que m’apprendront-ils ? Ou plutôt que m’ont-ils appris ? […] La structure seule d’un doigt, d’une oreille, d’un œil, une observation de Malpighi, prouve tout, et sans doute beaucoup mieux que Descartes et Malebranche42.

La critique vise un large spectre de penseurs, allant de Fénelon à Descartes : le point commun de nombre d’entre eux est l’usage du rationalisme dans une perspective chrétienne. La Mettrie souscrit parallèlement au combat mené contre une éloquence et une rhétorique creuses qui n’ont qu’une valeur fausse43, derrière laquelle la métaphysique idéaliste et spiritualiste cache son vide. Il condamne « tous ces abus, tout cet harmonieux clinquant de périodes arrondies, d’expressions artistement arrangées, tout ce vide de mots qui périssent pompeusement dans l’air, ce laiton pris pour de l’or, cette fraude d’éloquence enfin […]44 ». Derrière ces dénonciations souvent combinées, c’est la liberté de penser qui est revendiquée et dont l’émancipation vis-à-vis des maîtres traditionnels apparaît comme une condition nécessaire. Le vocabulaire utilisé nous renvoie au programme des Lumières, et il semble donc que La Mettrie ne désacralise les anciens maîtres que pour en introduire de nouveaux, plus

40 Julien Offray de La Mettrie, L’Homme-machine, dans OP, t. I, p. 77. 41 À côté de Fénelon, La Mettrie cite une série de penseurs chrétiens et qui se sont signalés par des ouvrages exposant les preuves rationnelles et physiques de l’existence de Dieu : Bernard Nieuwentit (1654-1718) compose Le Véritable Usage de la contemplation de l’univers pour la conviction des athées et des incrédules ; William Derham (1657-1735) Physico-Theology et Astro-Theology ; John Ray (1627-1705) The Wisdom of God Manifested in the Works of the Creation. 42 Ibid., p. 94. 43 La mise en cause de la rhétorique est un phénomène marquant qui illustre plus largement le rapport complexe entretenu par les philosophes avec l’héritage classique, un débat qui traverse tout le XVIIIe siècle et le début du XIXe siècle. Voir Michel Delon, L’Idée d’énergie au tournant des Lumières (1770-1820), PUF, 1988, chap. IV, p. 131-156. 44 Julien Offray de La Mettrie, Discours préliminaire, dans OP, t. I, p. 36-37.

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conformes au programme d’émancipation de la nouvelle philosophie éclairée qu’il rejoindrait. Il se rapproche des revendications du déisme, de l’athéisme et plus généralement de toutes les formes de pensée dites « nouvelles » (sensualisme, empirisme) :

L’expérience et l’observation doivent donc seules nous guider ici. Elles se trouvent sans nombre dans les Fastes des médecins, qui ont été philosophes, et non dans les philosophes, qui n’ont pas été médecins. [...] Encore une fois, voilà les seuls physiciens qui aient droit de parler ici. Que nous diraient les autres, et surtout les théologiens45 ?

Mais rien n’est moins sûr, car l’attaque va d’emblée très loin en disqualifiant souvent les philosophes eux-mêmes. Cette radicalité absolue se manifeste tout particulièrement lorsque La Mettrie aborde des thèmes qui seront chers aux autres philosophes, comme l’éducation :

Je n’ai ni craintes, ni espérances. Nulle empreinte de ma première éducation : cette foule de préjugés, sucés, pour ainsi dire, avec le lait, a heureusement disparu de bonne heure à la divine clarté de la philosophie. Cette substance molle et tendre, sur laquelle le cachet de l’erreur s’était si bien imprimé, rase aujourd’hui, n’a conservé aucuns vestiges, ni de mes collèges, ni de mes pédants. J’ai eu le courage d’oublier ce que j’avais eu la faiblesse d’apprendre ; tout est rayé, (quel bonheur !) tout est effacé, tout est extirpé jusqu’à la racine : et c’est le grand ouvrage de la réflexion et de la philosophie ; elles seules pouvaient arracher l’ivraie, et semer le bon grain dans les sillons que la mauvaise herbe occupait46.

C’est un bilan sans appel que dresse La Mettrie à propos de sa relation à l’éducation et aux maîtres de sa jeunesse. Mais si le propos reprend des thèmes classiques des Lumières, il frappe par la véhémence du ton et par le caractère absolu du rejet concernant l’éducation et les maîtres, puisque la « philosophie » semble totalement inconciliable avec l’idée d’une « éducation » sous la plume de La Mettrie : il n’est pas certain que l’on aboutisse à la création d’une seconde éducation qui viendrait remplacer la première, et il ne s’agit pas de se trouver de nouveaux maîtres. Le discours contre les maîtres est donc un discours de fond, directement lié au matérialisme et dirigé contre la notion même de « maître » ou d’« autorité ».

Ni dieu, ni maître : du matérialisme à l’« anarchisme intellectuel » Examinons de plus près le discours sur l’éducation élaboré par La Mettrie, qui

demeure relativement peu étudié par la critique. Le thème n’est pas traité de manière autonome, mais apparaît toujours en lien avec des notions centrales de son matérialisme. La Mettrie se montre très conscient des enjeux et du poids de la notion. Il ne cesse de souligner deux dimensions de l’éducation, en apparence contradictoires. Il insiste d’une part sur sa subordination claire et sans appel à ce qu’il nomme l’ « organisation47 », c’est-à-dire la manière dont chaque être humain est organiquement constitué, un concept qui débouche sur la célèbre métaphore de l’« Homme-machine48». C’est un concept essentiel chez La Mettrie :

45 Julien Offray de La Mettrie, L’Homme-machine, dans OP, t. I, p. 66. 46 Julien Offray de La Mettrie, Système d’Épicure, dans OP, t. I, p. 375. 47 La notion d’« organisation » est présentée pour l’essentiel dans L’Homme-machine, dans OP, t. I, p. 66 et suivantes. 48 La notion d’« Homme-machine » est élaborée à partir de la notion cartésienne d’« animaux-machines ». La Mettrie lui fait subir une transformation et une réorientation radicales en l’appliquant directement à l’Homme, non pas comme une simple métaphore du fonctionnement du corps humain, mais comme une définition complète de l’Homme qui constitue aussi un véritable programme scientifique : à travers la notion de machine, il s’agit d’encourager l’approche physique, physiologique et chimique de l’Homme envisagé d’abord comme une créature mécanique et plus largement biologique, en évacuant la notion d’âme.

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l’Homme est uniquement défini par sa qualité de corps physique et chimique complexe dont la vie intellectuelle, au même titre que ce que l’on nomme l’âme, n’est qu’une composante fonctionnelle et donc seconde :

Si l’organisation est un mérite, et le premier mérite, et la source de tous les autres, l’instruction est le second. [...] Mais aussi quel serait le fruit de la plus excellente école, sans une matrice parfaitement ouverte à l’entrée ou à la conception des idées49 ?

Mais La Mettrie souligne d’autre part l’influence primordiale et souvent fatale de l’éducation dans la vie et les comportements humains :

il [l’Homme] se cache, comme s’il était honteux d’avoir du plaisir et d’être fait pour être heureux, tandis que les animaux se font gloire d’être cyniques. Sans éducation, ils sont sans préjugés50.

L’éducation est donc à la fois secondaire et primordiale, mais cette contradiction n’est qu’apparente : elle tient à la double approche que met en place La Mettrie concernant l’éducation, l’une strictement physiologique, l’autre plutôt comportementaliste. L’éducation est perçue comme un développement naturel mais secondaire qui vient se superposer aux composantes biologiques initiales de l’Homme, de manière plus ou moins harmonieuse (c’est le plan d’analyse physiologique), mais qui devient ensuite grâce à la pratique et à l’habitude indissociable du plan biologique en pouvant aller jusqu’à le contredire, l’étouffer, voire le détruire (c’est le plan d’analyse comportementaliste). La difficulté réside dans le lien complexe qui s’élabore au sein de chaque Homme entre le plan biologique et le plan psychique, le second étant une émanation naturelle du premier mais pouvant se révéler nuisible s’il est perverti. Dans cette optique particulière, on voit bien comment le maître constitue une figure éminemment problématique : il détient le pouvoir d’orienter ce passage entre plan biologique et psychique dans un sens ou dans l’autre. Or, le maître symbolise essentiellement pour La Mettrie le représentant d’une institution secondaire et artificielle qui s’est greffée abusivement sur l’envie humaine de connaissance – qui reste quant à elle une volonté naturelle et libre de l’Homme – mais qui est ensuite devenue incontournable en instaurant un rapport faussé au savoir et en pervertissant son accès. La Mettrie ne propose donc pas de véritable éducation éclairée, il reste méfiant face aux notions d’« éducation » et de « maître », dénonçant surtout leur artificialité et leurs abus, en rappelant que le plan biologique doit rester le point de départ si l’on veut développer une approche correcte des comportements humains. On voit ici qu’il se démarque totalement d’Helvétius ou même de Rousseau, puisqu’il n’accorde de légitimité ni à l’esprit ni au sentiment pour modifier ou amender profondément la nature humaine. Il y a certes un progrès possible, mais c’est un progrès de l’espèce plutôt que de l’Homme, et il n’est de toute façon que biologique, se manifestant sur le long terme à travers une évolution non maîtrisable par l’intelligence. Le terme de progrès lui-même est donc entièrement vidé de son sens positif et de son orientation rationnelle : il s’entend plutôt dans son ancien sens étymologique et physique de « progression », ce qui le ramène à une simple idée d’ « évolution » ou de « mouvement ». Matérialisme et scepticisme se combinent ici pour constituer une mise en question radicale de l’organisation du savoir telle qu’elle se présente au XVIIIe siècle.

Ce discours sur l’éducation entraîne une réflexion radicale autour de la figure du maître. Les figures de l’homme de savoir ou même du philosophe sont sujettes à caution : selon La Mettrie, ces représentations peuvent conduire à privilégier le rôle de l’esprit dans l’élaboration de la connaissance de manière abusive et fausse, en coupant l’esprit de ses

49 Julien Offray de La Mettrie, L’Homme-machine, dans OP, t. I, p. 83. 50 Ibid., p. 86-87.

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origines biologiques et en le transformant en une chimère idéaliste. Le matérialisme de La Mettrie est très proche des enseignements de Locke tout en proposant une relecture sensualiste du philosophe anglais qui est sensiblement plus radicale que celle de Condillac dans ces mêmes années51. C’est le rationalisme qui est en réalité visé : pour La Mettrie, il y a un risque élevé de dérives dogmatiques ou fanatiques dès lors que l’on spiritualise la notion de raison en la coupant totalement du corps : de manière extrêmement intéressante, le vocabulaire de La Mettrie assimile alors le maître au prêtre, l’éducation à la religion, et l’on voit comment les différentes dimensions de son matérialisme se mêlent : conception physiologique de l’Homme, athéisme et discours contre les autorités. Il ne s’agit donc pas seulement de disqualifier certaines autorités, mais d’interroger radicalement la manière même dont l’autorité s’établit et fonctionne. Éducation et autorité doivent être radicalement transformées, peut-être jusqu’à disparaître sous leur forme classique, si l’on veut rompre avec une approche idéaliste et spiritualiste de l’Homme. S’il ne s’agit que de remplacer l’âme par l’esprit, le gain est nul selon La Mettrie. En bref, l’éducation ne doit pas devenir la nouvelle religion, dont le maître, le savant ou le philosophe seraient les nouveaux prêtres. La Mettrie utilise des images délibérément concrètes et choquantes pour amener les maîtres à considérer l’Homme avant tout comme un corps biologique :

Car c’est elle, c’est cette forte analogie [l’analogie de Descartes entre les animaux et les machines], qui force tous les savants et les vrais juges d’avouer que ces êtres fiers et vains, plus distingués par leur orgueil, que par le nom d’hommes, quelque envie qu’ils aient de s’élever, ne sont au fond que des animaux, et des machines perpendiculairement rampantes. Elles ont toutes ce merveilleux instinct, dont l’éducation fait de l’esprit, et qui a toujours son siège dans le cerveau52.

En niant leur humanité, qui s’apparente pour La Mettrie à leur animalité ou à leur naturalité, les hommes développent des comportements aberrants qui se présentent comme des excroissances artificielles produites par l’esprit ou par l’éducation, qui deviennent des fonctions dangereuses dès lors qu’elles étouffent d’autres facultés naturelles présentées comme plus essentielles pour le bonheur humain :

Nous n’avons pas originairement été faits pour être savants ; c’est peut-être par une espèce d’abus de nos facultés organiques, que nous le sommes devenus ; et cela à la charge de l’Etat, qui nourrit une multitude de fainéants, que la vanité a décorés du nom de philosophes53.

Les termes sont délibérément crus et choquants. Le maître est une émanation artificielle qui menace l’Homme. On voit comment ce discours touche à des fondamentaux qui sont au cœur des Lumières et qui constituent pour La Mettrie leurs propres préjugés : la notion de progrès liée à celle d’éducation, mais aussi l’effort de constitution d’un espace et d’un statut savant fondé sur le rationalisme. La Mettrie attaque dans le même ordre d’idées certains concepts des Lumières tels que les notions de raison, de loi ou de droit naturels, qui mènent d’après lui à une approche dogmatique et fausse de la nature, où l’on cherche uniquement à l’appréhender à travers des principes idéalistes qui sont au fond hérités du religieux, ou qui peuvent s’y ramener : on retrouve ici la dénonciation d’un risque de récupération du rationalisme, qui peut être utilisé dans des perspectives chrétiennes54. Il

51 Comme Friedrich Albert Lange le rappelle à juste titre dans l’Histoire du matérialisme, La Mettrie développe une réflexion concomitante et non pas postérieure à celle de Condillac pour ce qui concerne la relecture française de Locke. Le premier ouvrage de Condillac, l’Essai sur l’origine des connaissances humaines, date de 1746. La Mettrie a publié L’Histoire naturelle de l’âme en 1745 et publiera L’Homme-machine en 1748. 52 Julien Offray de La Mettrie, L’Homme-machine, dans OP, t. I, p. 111. 53 Ibid., p. 92. 54 Voir supra.

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stigmatise « l’esprit systématique, le plus dangereux des esprits55» et dénonce la place abusive accordée à un savoir qui se mue en dogme dès lors qu’on le sépare de ses assises naturelles. Il rappelle ainsi que « ce savoir dont le vent enfle le ballon du cerveau de nos pédants orgueilleux n’est donc qu’un vaste amas de mots et de figures, qui forment dans la tête toutes les traces, par lesquelles nous distinguons et nous nous rappelons les objets56 ». La métaphore du vent et de l’enflure revient souvent. Elle est utilisée pour réviser la portée des activités de l’esprit en les ramenant vers leur base réelle, qui est définie comme matérielle. Il s’agit de réguler la vanité et l’orgueil qui menacent de transformer le savant en pédant. La Mettrie mobilise une approche biologique de l’Homme essentiellement sceptique et relativiste en ce qui concerne l’esprit et les activités de l’esprit : il s’agit de prévenir le danger de dérive dogmatique qui est lié à l’adoption d’une posture uniquement rationaliste. Face à la poussée rationaliste et à ses possibles effets pervers, une autre conception originale du savoir, de son développement et de sa transmission est donc développée par La Mettrie. Il souligne ainsi le lien essentiel entre l’esprit et les sens, en construisant une analogie permanente entre le plaisir de l’étude scientifique et la volupté du plaisir sexuel, comme dans la dédicace de L’Homme-machine adressée ironiquement à Albrecht von Haller :

[…] plus on s’approche de la Vérité, plus on la trouve charmante. Non seulement sa jouissance augmente les désirs ; mais on jouit ici, dès qu’on cherche à jouir. On jouit longtemps, et cependant plus vite que l’éclair ne parcourt. Faut-il s’étonner si la Volupté de l’Esprit est aussi supérieure à celle des sens, que l’Esprit est au-dessus du Corps ? L’Esprit n’est-il pas le premier des Sens, et comme le rendez-vous de toutes les sensations57 ?

La métaphore sexuelle est d’abord provocatrice dans le contexte de la dédicace à Haller, qui est un savant, professeur et académicien influent et protestant58, mais elle vise aussi à redéfinir l’esprit comme une composante d’abord biologique de l’Homme. La Mettrie va très loin dans le rééquilibrage entre la raison et les sens. Il y a chez lui une certaine forme d’anti-scientisme : c’est un philosophe qui attaque le rationalisme, un scientifique qui dénonce la science lorsqu’elle se présente comme une pratique institutionnalisée et érigée en dogme absolu. Il se prononce, à contre-courant de son siècle, pour un savoir en liberté, pour l’intelligence sans l’intelligentsia, et pour une autorité uniquement relative de l’esprit. Il propose de refonder la relation maître et disciple, en jouant l’égalité et la reconnaissance mutuelle par élection contre la hiérarchie inégalitaire ; la notion d’amitié remplace celle de hiérarchie ou de transmission, notamment dans les dédicaces, où La Mettrie s’écrie : « O vous, moins mon maître, que mon ami59 ». On trouve ici trace d’un idéal ancien – et utopique – d’organisation égalitaire du savoir par affinité et élection. Que reste-t-il des maîtres ? Le « cas Descartes »

Sur la base de cette approche globale, quel est finalement le traitement réservé aux maîtres et aux autorités dans l’œuvre matérialiste ? Les maîtres sont toujours abondamment cités, ce qui peut d’abord surprendre. Mais les nombreuses occurrences forment un discours varié, chaotique et contradictoire qui interpelle le lecteur : les mêmes maîtres peuvent être ponctuellement loués, pour être ensuite pris à partie et attaqués. Ils sont très souvent inscrits

55 Julien Offray de La Mettrie, Traité de l’âme, dans OP, t. I, p. 170. 56 Julien Offray de La Mettrie, L’Homme-machine, dans OP, t. I, p. 81. 57 Ibid., p. 58. 58 On retrouve ici le nom de Haller, auquel La Mettrie avait déjà été confronté lors de sa carrière médicale (voir supra). Pour un résumé complet de la très grave et longue querelle qui oppose les deux hommes et qui ne peut être développée ici, voir Florence Catherine, op. cit., p. 122 et suivantes. 59 Ibid., p. 60.

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dans des dispositifs de références polémiques, ironiques ou satiriques. Le discours semble n’avoir aucune règle, aucune méthode, ce qui nourrit d’ailleurs l’argument principal des adversaires de La Mettrie, celui de la folie de ses écrits. Prenons l’exemple de Descartes, qui tient une place particulière chez La Mettrie et constitue un cas d’étude exemplaire de son rapport aux maîtres. Descartes est une source importante pour l’élaboration du matérialisme radical, qui est fondé en partie sur une approche mécaniste du monde vivant issue des développements du cartésianisme. Mais son évocation est toujours ambivalente. La figure du paradoxe domine, soulignant à la fois le génie et la bêtise de Descartes :

Je veux, et je l’ai insinué moi-même, que les égarements mêmes de Descartes soient ceux d’un grand homme ; je veux que sans lui nous n’eussions point eu les Huygens, les Boyle, les Mariotte, les Newton, les Musschenbroeck, les s’Gravesande, les Boerhaave, etc. qui ont enrichi la physique d’une prodigieuse multitude d’expériences [...] Mais, n’en déplaise à M. Privat de Molière, grand partisan des systèmes, et en particulier de l’hypothèse cartésienne, qu’est-ce-que cela prouve en faveur des conjectures frivoles de Descartes60 ?

Ce discours favorise une approche provocatrice de la figure, qui renverse l’histoire littéraire et philosophique : Descartes est uniquement intéressant pour ses apports mathématiques ou physiques, car sa philosophie ne vaut rien ; les seuls apports philosophiques utiles de Descartes sont contenus dans l’implicite et l’envers de son discours ; ils résident dans ses erreurs et dans le dépassement qui en a été fait par ses successeurs. Cette critique n’est pourtant pas une attitude d’irrévérence totale, elle permet au contraire la réhabilitation de Descartes contre des philosophes modernes pourtant plus proches a priori du radicalisme de La Mettrie :

Mais il n’est pas moins juste que je fasse ici une authentique réparation à ce grand homme, pour tous ces petits philosophes, mauvais plaisants, et mauvais singes de Locke, qui au lieu de rire impudemment au nez de Descartes, feraient mieux de sentir que sans lui, le champ de la philosophie, comme celui du bon esprit sans Newton, serait peut-être encore en friche61.

La Mettrie se livre à un déplacement de la figure du maître, en déconstruisant les représentations figées de l’Histoire et en proposant de nouveaux critères d’appréciation. Cette attitude sert deux buts : le succès du projet matérialiste qui passe par l’affaiblissement et la récupération de la philosophie de Descartes, mais aussi l’élaboration d’une nouvelle relation aux autorités, sous la forme d’une évaluation critique plus complexe, qui donne une liberté d’appréciation au disciple, entre désacralisation et reconnaissance libre du maître. Ces discours prennent tout leur sens dans le cadre de la dénonciation de fond à laquelle se livre La Mettrie : le dogmatisme de l’esprit disparaît, laissant la place à une redéfinition relativiste et sceptique du maître. L’entreprise de La Mettrie demande donc une place pour le matérialisme mais aussi une refonte de l’espace savant et une liberté absolue dans l’usage de la référence et dans la relation aux autres62. La figure de Descartes rejoint celles d’Astruc ou de Voltaire dans cette radicale entreprise de « déboulonnage » des icônes du savoir. Le matérialisme ne crée pas de nouveaux maîtres, il transforme au contraire la notion de maître elle-même en objet à interroger, à déconstruire et à subvertir. Cette position révèle là encore, au sein des Lumières en train de se former, les traces d’un scepticisme philosophique qui rappelle certains 60 Julien Offray de La Mettrie, Traité de l’âme, dans OP, t. I, p. 200-201. 61 Julien Offray de La Mettrie, L’Homme-machine, dans OP, t. I, p. 111. 62 Cette dimension est essentielle pour analyser la relation de La Mettrie à Descartes : la question a notamment été soulevée par Aram Vartanian et Ann Thomson, qui défendent respectivement l’idée d’un cartésianisme authentique de La Mettrie et celle d’un rapport essentiellement problématique et non exclusif au cartésianisme. Ce débat peut trouver de nouvelles pistes de résolution en prenant en compte les paradoxes du rapport au maître qui est celui de La Mettrie.

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courants de la Renaissance et notamment Montaigne. Dans ce domaine précis, La Mettrie est autant sinon plus un héritier de ces courants qu’un précurseur des nouveaux philosophes, en prônant par exemple le rôle paradoxalement bénéfique de l’erreur dans l’avancée de la raison et la nécessité d’une pensée autoréflexive, propre à se remettre en cause et à se corriger, car « tant de pédants, après un demi-siècle de veilles et de travaux, plus courbés sous le faix des préjugés, que sous celui du temps, semblent avoir tout appris, excepté à penser. Science rare à la vérité, surtout dans les savants63 ».

La Mettrie « voulait être un phénix64 » selon Antoine-Claude Briasson. Ses aspirations

d’auteur, alliées à un dépit précoce et à une révolte violente face aux conditions de son temps, le mettent d’emblée au ban de la communauté savante. Le passage au matérialisme sceptique et athée ouvre alors une réflexion nouvelle, radicale et philosophique, qui vise à abandonner les notions de maîtres et d’autorité, pour refonder entièrement les idées d’éducation et de progrès et la place à accorder à la raison. Au-delà de la notion de maître, c’est le système général du savoir qui est remis en question. La position de La Mettrie demeure impossible pour son temps : raison, éducation et progrès restent les maîtres mots de la République des Lettres et particulièrement des philosophes, et La Mettrie l’a sans doute perçu. Une image frappante, récurrente dans son œuvre, remplace peu à peu celle du « phénix » et dit bien cette posture intenable qu’il fait sienne et qu’il maintiendra tel un défi. Il « compare les athées à ces géants qui voulurent escalader les cieux : ils auront toujours le même sort65». La référence au passé et à l’Antiquité constitue une échappée et une arme critique face aux conditions de son époque. Les Anciens deviennent les gardiens de la liberté face à un rationalisme qui se dit moderne tout en restant selon La Mettrie conquérant et despotique. Mais le passé renvoie aussi chez La Mettrie à un idéal en partie fantasmé et utopique de la science pure, du penseur libre et indépendant du monde, en puisant dans le scepticisme et le relativisme de l’Antiquité, de la Renaissance, de la littérature libertine et clandestine du XVIIe siècle. Vers 1751, à l’aube du projet encyclopédique, ces courants radicaux anciens et refondus dans un matérialisme offensif construisent un discours dérangeant pour les Lumières, qui se sont efforcées de contenir ce danger : La Mettrie représente un défi essentiel, même s’il a été ensuite classé comme un épiphénomène des Lumières par l’histoire littéraire. Il est porteur d’une voix impossible à faire taire, d’un message en forme d’avertissement pour les nouveaux philosophes qui seraient tentés d’avoir droit de cité et d’être de nouveaux maîtres. En ce sens il représente bien une forme d’anarchisme, non pas politique, mais littéraire ou philosophique.

Cécile LAMBERT

Université Paris-Sorbonne et Humboldt-Universität zu Berlin

63 Julien Offray de La Mettrie, L’Homme-machine, dans OP, t. I, p. 62. 64 Martin Fontius, Correspondance passive de Formey : lettres adressées à Jean-Henri-Samuel Formey (1739-1770) Antoine-Claude Briasson et Nicolas-Charles-Joseph Trublet, Paris, Champion, 1996, Lettre 34 de Briasson à Formey, Paris, 29/12/1751, p. 70. Briasson a édité les premières œuvres médicales de La Mettrie. 65 J. O. de La Mettrie, L’Homme-machine, dans OP, t. I, p. 56.

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