« L'HOMME QUI MARCHE », RODIN

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Extrait de : L’Art et la manière de le regarder Un manuel écrit par Hubert Comte S i tant de gens s’ennuient dans les musées, ce n’est pas man- que d’éducation artistique mais faute de savoir tirer plaisir et profit de tels lieux. Ce que Hubert Comte veut partager, de façon pratique, à partir d’expériences vécues, c’est l’entraîne- ment du regard et le mode d’emploi d’un musée personnel que chacun peut se construire à tout âge. Editions Volets verts

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Un matin, au musée Rodin, j’étais à regarder « l’Homme qui marche », ce grand bronze sans tête ni bras. Les deux pieds prennent appui sur le sol, dans un instant la jambe gauche va dépasser la droite, le tronc se redresser après ce début de chute en avant. Aucun détail. Ni la beauté du visage et son expression, ni la forme de la main et son geste. Cette statue vous donnait une leçon de sculpture pure. Elle appelait le regard, elle invitait à plusieurs façons de l’écouter. Par Hubert Comte.

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Extrait de :

L’Art et la manière

de le regarder

Un manuel écrit par Hubert Comte

Si tant de gens s’ennuient dans les musées, ce n’est pas man-que d’éducation artistique mais faute de savoir tirer plaisir

et profit de tels lieux. Ce que Hubert Comte veut partager, defaçon pratique, à partir d’expériences vécues, c’est l’entraîne-ment du regard et le mode d’emploi d’un musée personnel quechacun peut se construire à tout âge.

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LES LUTINS LUMINEUX

Un matin, au musée Rodin, j’étais à regarder L’Hommequi marche, ce grand bronze sans tête ni bras. Les deux piedsprennent appui sur le sol, dans un ins-tant la jambe gauche va dépasser ladroite, le tronc se redresser après cedébut de chute en avant.

Aucun détail. Ni la beauté du visageet son expression, ni la forme de lamain et son geste. Cette statue vousdonnait une leçon de sculpture pure.Elle appelait le regard, elle invitait àplusieurs façons de l’écouter.

D’abord, on pouvait la mesurer deloin, la voir sur un fond de boiseries oude portes-fenêtres du musée, se dépla-cer aussi pour l’amener à se rapprocherd’autres statues du même sculpteur.Immédiatement, le caractère monu-mental de ce bronze ressortait. Saforme en Y renversé. Son jaillissementdu sol sur deux racines jumelles se

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rejoignant pour former un seul tronc. Un arbre, par cette atta-che au sol. Mais aussi la marche, le mouvement, malgré l’im-mobilité du bronze. Et pourquoi cela ? Parce que Rodin avaittrès exactement représenté, mis en scène ce perpétuel dés-équilibre, cette chute sansarrêt retardée qu’est la mar-che. Aussi cette double assisedu corps de l’homme debout,cet effet de contrepoids, decontrebalancement : le poidsdu corps non seulement seprojette d’arrière en avant,mais encore se déplace d’uncôté à l’autre suivant le pointd’appui. La sculpture, toute-fois, n’agissait pas que surmon regard mais aussi surmon imagination. Comme sij’étais moi-même plongé àl’intérieur du bronze, je sen-tais cet effort, ce balance-ment, cette continuité de lamarche.Véritable engrenage :

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on imagine le pas suivant de l’homme et l’on en arrive même àse demander comment l’on peut s’arrêter de marcher.

En observant le marcheur de loin, j’avais vu que sasilhouette semblait parcourue de dizaines de petites vagues.Pourtant, un corps humain est lisse… Nous sommes en pré-

sence d’un corps d’athlète :tout poids superflu étant éli-miné, rien ne vient enroberles muscles qui, seuls, appa-raissent sous la peau. Ils sontle siège de la force en action,tension de ceux de la cuisseet du mollet allongés,contraction de ceux, sai-llants, de la jambe verticale,bombements multiples de lacuirasse qui s’étend desépaules au ventre, clé devoûte du mouvement. Ladécouverte est bientôt faite :on marche avec tout soncorps. Ces muscles qui s’al-longent ou se bombent,

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s’étirent ou se resserrent, luttent entre eux pour trouver leurplace sous l’enveloppe élastique de la peau. Cette illusion dubouillonnement conduisait à la vision de la vie.

Je sentais que chaque portion de la surface, même de lataille d’une carte de visite n’était jamais plate, ou prise à uncylindre plus grand, vertical ou hori-zontal mais toujours souplement ani-mée, fuselée, pour aller rejoindre, endouceur ou en rupture, la masse avoi-sinante. Comment apercevoir toutesces variations que sur la patine bril-lante du bronze la lumière fait vire-volter et courir comme autant dereflets dans l’eau ?

À un endroit au moins, ces mouve-ments étaient saisissables : sur le pro-fil de la statue, son contour, lasilhouette du bronze sur le fond clairdu mur. Une ligne extrêmementsinueuse, belle dans sa continuité, sasouplesse identique à celle de ladécoupe d’un paysage. Mais ce profilvertical saisi d’un seul point de vue

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rendrait seulement compte d’une image analogue à cessilhouettes noires que les romantiques découpaient dans unefeuille de papier. Il y a, en fait, autant de profils que de posi-tions de mon œil. Sur chacun des 360 degrés incluant la sta-tue. Ceci tout simplement parce que seuls des volumes élé-mentaires (la sphère, le cylindre, l’obus…) n’ont qu’un seulprofil. Ils résultent de l’opération du tournage qui est juste-ment l’application d’une lame, du profil correspondant, à unemasse de métal ou de bois dont on tirera la sphère ou le cylin-dre. Une statue a beau avoir été travaillée avec autant de préci-sion qu’une pièce d’usine, aucune machine ne peut la réaliser.En effet, les profils verticaux de la silhouette – deux dimen-sions – se combinent avec ceux, horizontaux, que l’on obtien-drait en découpant la sculpture en tranches.

En tournant autour de la statue, l’examen des profils mon-tre à quel point ils sont subtils à saisir, fuyants, sans cesse entrain de se fondre les uns dans les autres. Ils ne sont pas tout :en les suivant, on a tendance à appréhender la statue commeun dessin et non pas comme un « plein ».

Comme on avait la chance de pouvoir tourner autour d’elle,j’ai minutieusement regardé la statue de face, de dos, de cha-que côté. Rodin lui-même avait dû marcher longuementautour d’elle pour la modeler, ou faire tourner la sellette, ce

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qui revient au même. On ne peut pas rajouter une boule deterre sur la rotule, devant, sans vouloir contrôler immédiate-ment si l’on n’a pas trop épaissi l’articulation… il faudraitalors ôter de la terre glaise en arrière. Un coup d’œil sur lecôté de la statue rassurera l’artiste.

Les quatre faces que je choisis, de L’Homme qui marche ren-daient parfaitement compte de la beauté de la statue. La torsiondes muscles autour de la rigidité du squelette, la lourdeur ducorps d’un homme dans la force de l’âge, la massivité despieds, la totale interdépendance des parties qui tenait le regardprisonnier. Comme un œil qui suit, au loin, le cheminement dufil d’une route dans un paysage, le regard, d’ombre en ombre,de lumière en lumière, passait de l’orteil à la cheville, s’élançaità l’assaut du genou le long du tibia, contournait la rotule pourcaresser le renflement de la cuisse… déjà il était à la hanche età l’horizontale du bassin, cette poutre transversale posée surl’arche des jambes. Là, se trouvait la fondation de la tour pen-chée du torse. Le dos, un large évasement, en voûte vers lesépaules ; le devant, un cuirassement d’écailles articulées. Unefaçade crispée, murée sur elle-même, poussant vers l’extérieurune surface tendue prête à recevoir des coups, à leur résister.La force même. L’acte dérisoire et commun de la marche meten œuvre tous les rouages de la machine du corps de l’athlète.

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Trouver quatre « vues » rendant compte de L’Homme aussiparfaitement que possible, c’était, en somme, faire œuvre dephotographe. Les photographies sont à plat parmi les pagesdes livres. J’étais devant une sculpture pleine, envahissante,bombant en tous sens ses formes pour occuper l’espace videdu monde. Seul, le cinéma aurait rendu compte du souvenirque je voulais emporter de ma visite à L’Homme qui marche.À moins que… Je venais moi-même de changer de pied, deme déplacer insensiblement. Quelque chose avait couru sur lapatine de la statue.Verticales, horizontales, transversales, cour-bes, spatulées, effilées, dansantes, cent flammèches avaientchangé de place, voyageant le long de la forme, la soulignant.Ces saillants, ces creux qui auraient parlé à mes mains commeils avaient été dociles à celles du sculpteur, ils étaient parfaite-ment traduits, en termes de lumières courantes, d’ombresfuyantes. Encore un pas, les lumières étaient toujours là, ellesruisselaient autrement. La sculpture, c’était cela. Désormais,face aux statues et à leur mystère, je prendrais pour guides lesmouvants lutins de la lumière.

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RÉCITSEmbarqué,Editions du Gerfaut

Occasions,PierronLa Cavalerie éduenne,Phénix

La Force de la colère, récits de Dachau,StockAux éditions Volets verts :

S’il faisait beau,nous passions par les quaisEnfance.La Ville ancienne

Yucatán

ESSAISLe Microscope,Casterman

Le Tour de l’olivier,Régine ValléeLe Paroir, la compagnie des outils,Desforges

Des outils et des hommes,Jean-Cyrille GodefroyCent marins de légende,

La Renaissance du LivreObjets de la vie bourguignonne,Minerva

Le Cabinet de curiosité,CirconflexeOutils du Monde,La MartinièreLe livre des «comme »,Pierron

La Martinière Jeunesse :La Terre vue du ciel racontée aux enfants

Les Chats racontés aux enfantsAux éditions Volets verts :

l’HuîtreLexique français-turc simplifié…

Le Tour du livre

TRADUCTIONSChants Peaux-Rouges,E.F.R.L’épopée de Gilgamesh,E.F.R.

J.M. Synge : Les Îles d’Aran,EMOMLe Capitaine Cook,Braun

Juifs du Passé,Alta

PORTFOLIO DE CARTES POSTALESÉgypte,Réunion des musées nationaux

CRITIQUE D’ART

À la découverte de l’Art,(Prix de la Fondation de France, 1981),

HachetteTrésors d’Art en Europe,Éditions de l’Épargne

La Vie silencieuse, les natures mortes,La Renaissance du Livre

Grünewald,Le Retable d’Issenheim,PierronL‘aventure de l’Art,Nathan

Louvre Junior,NathanL‘animal dans l’art.Bestiaire.

La Renaissance du Livre

LIVRES-JEUX

L’Enfance de l’Art,CirconflexeAnimaux d’artistes, Circonflexe

Art et Nature,CirconflexeL’Art et ses histoires,Pierron

EN COLLABORATION

Le Grand Livre de la France,LarousseMarine nationale Au-delà des océans,Addim

ANTHOLOGIES

Florilège marin de Victor Hugo,EMOMÉcrits sur la peinture,Volets verts

DU MÊME AUTEUR

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JEAN CHANRION

Lettres du Cuisinierdu Commandant

de la Jeanne d’Arc à ses Parents(1959-1961)

Récit

HUBERT COMTE

l’HuîtreEssai

La pesanteur et le vent, le tissu dans l’ArtEssai

Le Tour du livreUn manuel

Ecrits sur la peintureAnthologie

Enfance.La Ville ancienneRécits

S’il faisait beau,nous passions par les quaisRécits

YucatánRécits

ROGER FARELLE

Je suis un rescapé des bagnes du NeckarRécit

Texte lu en allemand disponiblesur CD

JEAN-FRANÇOIS LAZENNECTraces de voyageurs

AnthologieUn musée personnel

Essai

ROBERTO PICCIOTTOConnaissances de Vénus

pour ceux qui commencentPoésie française-espagnole (Argentine)

JACQUELINE RÉGNIERLes CouleursAnthologie

JACQUES FONTERAYCostumes pour le cinéma

Carnet de dessins

JEAN-MARIE PINÇONLe champagne

Essai

RAYMOND ROUSSELLa Vue

Poésies illustrées par Maja

SAINT-AMANTTable pour six

Poésie

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