- Le Monde de Narnia - L'integrale.pdf

552

description

Narnia, version francaise, roman

Transcript of - Le Monde de Narnia - L'integrale.pdf

  • SommaireLe Neveu du magicienTraduit de langlais par Ccile Dutheil de la Rochre 7Le Lion, la Sorcire Blanche et LArmoire magiqueTraduit de l'anglais par Anne-Marte Dalmais 115Le Cheval et son cuyerTraduit de l'anglais par Philippe Morgan t 219Le Prince CaspianTraduit de l 'anglais par Anne-Marie Dalmais 347LOdysse du Passeur dAuroreTraduit de l anglais par Fhihppe Morgaut 475Le Fauteuil dargentTraduit de l'anglais par Philippe Morgaut 615La Dernire BatailleTraduit de I anglais par Philippe Morgaut

    Cest une histoire qui sest passe il y a trs longtemps, lpoque o votre grand-pre tait unpetit garon. Une histoire trs importante, car cest elle qui permet de comprendre comment leschanges entre notre monde et le pays de Narnia ont commenc.

    A cette poque, Sherlock Holmes vivait encore Baker Street. A cette poque, si vous aviez tun petit garon, vous auriez port un uniforme de collgien au col empes tous les jours, et les colestaient souvent plus strictes quaujourdhui. En revanche, les repas taient meilleurs. Quant auxbonbons, je ne vous dirai pas quel point ils taient exquis et bon march, sinon je vous mettraisleau la bouche pour rien. Onn, cette poque vivait Londres une petite fille qui sappelait PollyPlummer.

    Elle habitait dans une de ces longues ranges de maisons accoles les unes aux autres. Un matin,elle tait dehors dans le jardin arrire quand soudain un petit garon grimpa du jardin voisin etmontra son visage au-dessus du mur. Polly fut extrmement surprise car elle navait jamais vudenfants dans cette maison. Seuls y vivaient M. Ketterley et Mlle Ketterey, un vieux garon et unevieille fille, frre et sur. Pique par la curiosit, elle leva le regard. Le visage du petit garon taittrs sale, on aurait dit quil avait pleur puis sch ses larmes en se frottant avec les mains pleines deterre. Le fait est que cest plus ou moins ce quil venait de faire.

    - Bonjour, dit Polly.- Bonjour, rpondit le petit garon. Comment tappelles-tu ?Polly. Comment t'appelles-tu, toi ?- Digory.- a alors, quel drle de nom - Pas plus que Polly.Ah! si.- Non.

  • - En tout cas, moi au moins je me lave la figure, dit Polly, ce qui ne te ferait pas de mal, surtoutaprs avoir...

    Soudain elle sarrta. Elle allait dire aprs avoir pleurnich... , mais elle se ravisa car elle sedit que ce ntait pas trs courtois.

    -Oui, c'est vrai, j'ai pleur, rpondit Digory beaucoup plus fort, comme sil navait plus rien perdre quon le sache. Toi aussi, tu pleurerais, si tu avais vcu toute ta vie la campagne avec unponey et un ruisseau au bout du jardin et que brutalement on tamenait vivre ici, dans ce trou pourri.

    Ce nest pas un trou, Londres, rpondit Polly, indigne.Mais le petit garon, trop absorb par son explication pour y faire attention, continua :- Et si ton pre tait parti en Inde, si tu tais oblige de vivre avec une vieille tante et un oncle

    fou (je me demande qui aimerait), et si tout a ctait parce qu'il fallait qu'ils soccupent de ta mre,et si en plus ta mre tait malade et allait m... mourir...

    Son visage se tordit alors dune drle de faon, comme lorsque vous essayez de retenir voslarmes.

    }e ne savais pas, je suis dsole, rpondit humblement Polly.Comme elle ne savait plus trs bien quoi dire et quelle voulait changer les ides de Digory en

    abordant des sujets plus gais, elle demanda :- M. Ketterley est vraiment fou '(- Soit il est fou, soit il y a un mystre. Il a un cabinet de travail au dernier tage, dans lequel

    tante Letty ma interdit de monter, ce qui dj me parat louche. Et puis il y a autre chose. Chaque foisqu'il essaie de me parler quand nous sommes table - il ne lui parle jamais - elle lui coupe la paroleen disant : Tu vas faire de la peine notre petit neveu, Andrew , ou Je suis sre que Digory naaucune envie dentendre parler de a , ou encore Au fait, Digory, tu ne voudrais pas aller jouerdans le jardin ?

    - Et ton oncle, quel genre de choses essaie-t-il de te dire?- Je ne sais pas. II narrive jamais aligner plus de trois mots. Mais il y a encore plus grave.

    Un soir, vrai dire hier soir, je suis pass au pied des escaliers du grenier pour aller me coucher etjesuissr que jai entendu un cri.

    - Peut-tre quil y a une folle enferme l-haut.-Oui, jy ai pens.- Ou cest un faux-monnayeur.- Ou peut-tre quil a t pirate, comme le personnage au dbut de L'le au trsor, qui se cache

    depuis toujours pour fuir ses camarades de bord. Fantastique! sexclama Polly. }e ne savais pas que ta maison tait si passionnante. Tu penses peut-tre quelle est passionnante, mais tu lapprcierais beaucoup moins si tu

    devais y dormir. Par exemple, que dirais-tu si tous les soirs, allonge dans ton lit, tu devais attendreque loncle Andrew glisse le long du corridor devant ta chambre avec ce bruissement qui fait froiddans le dos? Et si tu voyais ses yeux, tellement effroyables...

    Cest ainsi que Polly et Digory firent connaissance. Comme ctait au dbut des grandes vacanceset que ni lun ni lautre nallait la mer cette anne-i, ils prirent lhabitude de se voir presque tousles jours.

    Leurs aventures commencrent tout simplement parce que ctait un des jours de lt les pluspluvieux et les plus froids depuis de nombreuses annes. Ils avaient donc choisi des activitsdintrieur dexploration intrieure pour ainsi dire. Dans une grande maison, ou dans une rangede maisons, un seul bout de chandelle suffit pour que des trsors dexploration possible souvrent

  • vous. Depuis longtemps dj, Polly avait dcouvert chez elle une certaine petite porte dans ledbarras du grenier, qui donnait sur une citerne cachant un espace trs sombre dans lequel on pouvaitse glisser en grimpant avec prcaution. Cet espace ressemblait un long tunnel limit par un mur enbrique dun ct et un toit inclin de lautre, dont les ardoises laissaient passer des rais de lumire. Iln'y avait pas de vritable plancher, il fallait enjamber les poutres une par une car elles ntaientrelies que par une mince couche de pltre. En posant le pied dessus on risquait de tomber et depercer le plafond de la pice infrieure.

    Polly utilisait ce petit bout de tunnel derrire la citerne comme un repaire de contrebandiers. Elley avait mont de vieux morceaux de caisse, des siges de chaises de cuisine casses et d'autres objetsde ce genre quelle avait installs entre les poutres de faon former une espce de plancher. Elleconservait en outre un petit coffre qui contenait diffrents trsors, dont le manuscrit d'une histoirequelle tait en train dcrire, et en gnral quelques pommes. Souvent, elle sisolait l pour boire unpeu de soda au gingembre, si bien quavec toutes les bouteilles sa cachette ressemblait encore plus un repaire de contrebandiers.

    Digory aimait beaucoup ce repaire (mme si Polly refusait toujours de lui montrer lhistoirequelle crivait) mais il avait surtout envie daller explorer les lieux alentour.

    Regarde, dit-il. jusquo va le tunnel Je veux dire, est-ce quil sarrte l o finit ta maison?

    Non, les murs ne sarrtent pas avec le toit. a continue, mais je ne sais pas jusquo. Alors nous pourrions peut-tre traverser toute la range de maisons-Peut-tre... et... oh ! mais je sais! scria Polly. Quoi: Nous pourrions entrer l'intrieur des autres maisons. C'est a, et nous faire prendre pour des cambrioleurs! Non merci, rpondit Digory. Tu vas trop loin. Je pensais simplement la maison qui se trouve au-del de la tienne. Quest-ce quelle a ? Eh bien, cest celle qui est vide. Papa dit quelle est vide depuis toujours, depuis que nous

    avons emmnag ici. Dans ce cas, nous devrions aller y jeter un il, acquiesa Digory, beaucoup plus excit que

    ne le laissait entendre le ton de sa voix.Naturellement, Digory' pensaitcomme vous, certainement, et comme Polly - toutes les raisons

    qui pouvaient expliquer que cette maison soit vide depuis si longtemps. Ni lun ni lautre nosaitprononcer le mot hant , mais tous deux savaient quune fois que lide tait lance il taitdifficile de faire marche arrire.

    Si nous allions voir tout de suite ? proposa Digory.-Daccord. Mais ny va pas si tu ny tiens pas. Si tu y vas, jy vais, dit-elle. Mais comment saurons-nous que nous sommes dans la maison situe aprs la mienne?Ils dcidrent de revenir dans le dbarras et de le traverser en faisant des pas de la largeur dun

    intervalle entre deux poutres. Cela leur donnerait une ide du nombre de poutres quil fallaitenjamber pour traverser une pice. Puis ils ajouteraient environ quatre poutres pour le passage quireliait les deux greniers de la maison de Polly, et le mme nombre pour la chambre de la servante quepour le dbarras. En parcourant deux fois la longueur totale, ils arriveraient au bout de la maison deDigory. A partir de l, la premire porte donnerait normalement sur le grenier de la maison vide.

  • En fait je ne pense pas quelle soit vraiment vide, dit Digory. Comment a? A mon avis quelquun y vit en cachette; il doit entrer et sortir la nuit avec une lanterne

    sourde. Si a se trouve, nous allons tomber sur un gang de bandits dsesprs qui nous proposerontune rcompense. Une maison ne peut pas tre vide depuis tant dannes sans quil y ait un mystre, ane tient pas debout.

    -Papa pense que cest cause de ltat de la plomberie.- Pouah ! Les adultes ont toujours, des explications dune platitude rtorqua Digory.Comme ils n'taient plus en train de discuter au fond du repaire de contrebandiers, la lueur de

    bougies, mais au milieu du grenier, la lumire du jour, la maison vide paraissait beaucoup moinsmystrieuse.

    Aprs avoir mesur la longueur du grenier, chacun dut prendre un papier et un crayon pour fairequelques additions. Dans un premier temps ils obtinrent des rsultats diffrents, puis ilssaccordrent, mais l encore ils ntaient pas entirement certains d'avoir des rsultats iiables. Ilsavaient surtout hte de partir laventure.

    -Il faut tre le plus discret possible, prvint Polly tandis quils grimpaient nouveau derrire laciterne.

    Loccasion tait si exceptionnelle quils avaient pris une bougie chacun (Polly en avait uneimportante rserve).

    Il faisait trs sombre, ils avanaient poutre aprs poutre au milieu de la poussire et des courantsdair, sans dire un mot, chuchotant de temps autre : L, nous sommes de lautre ct de ton grenier, ou Nous sommes srement mi-chemin de ta maison...

    Ni l'un ni lautre ne trbucha, aucune des bougies ne steignit, jusquau moment o ils finirentpar apercevoir une petite porte au milieu du mur en brique sur la droite. Naturellement elle navait niverrou ni poigne, car ctait une porte conue pour entrer, non pour sortir. En revanche elle avait unloquet (comme il y en a .souvent sur la face intrieure des portes de placards) qu'ils taient certainsde pouvoir tourner.

    - J'y vais ? demanda Digory.- Si tu y vas, jy vais, rpta Polly.Ils savaient que ctait risqu, mais ils n'avaient pins aucune envie de faire marche arrire.

    Digory eut un peu de mal tirer et tourner le loquet en mme temps mais, brusquement, la portesouvrit et ils furent aveugls par la lumire du jour. Immdiatement, ils comprirent quils taienttombes sur une pice meuble peu meuble, certes. L'n silence de mert rgnait. La curiosit dePolly fut pique au vif. Elle souffla sur sa bougie pour lteindre et fit un pas lintrieur de cnetrange pice, plus discrte quune souris.

    La pice avait la forme dun grenier, mais elle tait meuble comme un salon. Les murs taienttapisss d'tagres remplies de livres. LJn ieu brlait dans l'tre (noubliez pas que ctait un jourdt exceptionnellement froid et pluvieux) et en face de la chemine, leur tournant le dos, se trouvaitun fauteuil trs haut. Entre Polly et le fauteuil, une grande table prenait

    presque toute la place, sur laquelle taient amonceles toutes sortes de chosesdes livres, descarnets, comme ceux dans lesquels on crit, des bouteilles d'encre, des stylos plume, de la cire cacheter et un microscope. La premire chose que remarqua Polly tait un plateau en bois rouge vifsur lequel taient poses plusieurs bagues. Celles-ci taient ranges par paires

    - une jaune et une verte, un espace, une autre jaune et une autre verte. Elles taient de tailleordinaire mais on ne pouvait pas ne pas les remarquer tant elles brillaient. Il tait difficile dimaginer

  • des bijoux plus ravissants. Plus petite, Polly et certainement t tente de les mettre dans sa bouche.Le silence dans la pice tait si profond que lon remarquait tout de suite le tic-tac de lhorloge.

    Pourtant, pensait Polly, ce ntait pas non plus un silence absolu. L'on percevait un lgerlger, trslgerbourdonnement. Si laspirateur avait exist cette poque, Polly aurait dit que ctait le bxuitdun Hoover que quelquun passait sur une large surface, plusieurs pices plus loin et plusieurstages plus bas. En fait, ctait un son plus agrable, qui avait quelque chose de plus musical, maistellement sourd quon pouvait peine lidentifier.

    - Cest parfait, il ny a personne, dit Polly en se retournant vers Digory.A prsent sa voix couvrait un chuchotement. Digory savana en clignantles yeux, le visage plus sale que jamais - comme Polly.- Non, a ne vaut plus le coup, dit-il, a nest pas une maison vide. Nous ferions mieux de partir

    avant que quelquun arrive.- Quesi-ce que tu penses que cest? demanda-t-elle en indiquant les bagues de couleur.-Non, sil te plat, plus vite nous...Il ne finit jamais sa phrase car un vnement survint alors... Le fauteuil en face du feu se mit

    soudain en branle et lon vit se lever - telle une marionnette diabolique surgissant dune trappe -linquitante silhouette de loncle Andrew. Ils ntaient pas dans la maison vide, ils taient chezDigory, dans le cabinet de travail interdit ! Les deux amis poussrent un Oh! de surprise encomprenant leur erreur. Ils auraient d se douter depuis le dbut quils navaient pas pu aller bienloin.

    Loncle Andrew tait grand et lanc, il avait un long visage toujours impeccablement ras, unnez trs pointu, des yeux extrmement vifs et une paisse crinire de cheveux en bataille. Digory taitabsolument sans voix car son oncle avait lair encore plus inquitant que dhabitude. Quant Polly,elle ntait pas vraiment effraye, mais cela nallait pas tarder.

    Aussitt, loncle Andrew traversa le cabinet comme une furie pour fermer la porte double tour.Puis il se retourna, darda sur les enfants son regard perant et fit un large sourire dcouvrant toutesses dents.

    Enfin ! sexclama-t-il. Cette fois-ci, ma sur, cette imbcile, ne pourra pas mettre la mainsur vous !

    Quelle drle de raction! elle navait rien dune raction d'adulte. Le cur de Polly se mit battre de plus en plus vite, et les deux amis commencrent reculer vers la petite porte par laquelleils taient entrs. Hlas, loncle Andrew tait beaucoup plus rapide. Il se glissa derrire eux, fermala seconde porte et se planta devant eux. Il se frottait les mains en faisant craquer ses articulations. Ilavait de trs longs doigts, dune blancheur clatante.

    je suis ravi de vous voir, dit-il. Deux enfants, cest exactement ce que je voulais. Je vous en prie, M. Ketterley, implora Polly, cest bientt lheure du djeuner, il faut que je

    rentre la maison. Pourriez-vous avoir la gentillesse de nous laisser rentrer, sil vousplait?-Non, pas tout de suite Je ne vais pas laisser passer une occasion pareille. Jai besoin de deux

    enfants, vous comprenez, car je suis au milieu dune exprience de la plus haute importance. Cestune exprience que jai dj faite sur un cochon d'Inde et qui a eu lair de marcher. Mais comme lescochons dInde ne parlent pas, je nai pas les moyens de leur expliquer comment revenir.

    coutez, oncle Andrew, interrompit Digory, s'il vous plat, cest lheure du djeuner, ils nevont pas tarder nous appeler. Il faut absolument que vous nous laissiez rentrer.

    -Il faut?Digory et Polly changrent un regard. Ils nosaient rien dire mais leur regard signifiait Quelle

  • horreur! en mme temps que Nous sommes obligs de nous plier sa volont. Si vous nous laissez rentrer maintenant, suggra Polly, nous pourrons revenir aprs le

    djeuner. Ah ! oui, mais qui me garantit que vous reviendrez? rpondit l'oncle Andrew avec un

    sourire malicieux. Bon, bon, se reprit-il, comme sil avait chang davis, si vous devez tout prix y aller,

    allez-y. Je comprends parfaitement que deux jeunes gens de votre ge ne trouvent pas trs drle dediscuter avec un vieux barbon comme moi, soupira-t-il. Vous ne pouvez pas savoir quel point je mesens seul parfois. Mais nen parlons plus. Allez djeuner. Seulement il faut dabord que je vous offreun cadeau. Jai rarement la chance d'avoir une petite fille dans mon vieux cabinet crasseux, surtout, sije puLS me permettre, une jeune fille aussi ravissante que mademoiselle.

    Polly commenait penser quaprs tout il ntait peut-tre pas si fou que a... Que diriez-vous dune jolie petite bague, ma chre?-Vous voulez dire une des bagues jaunes ou vertes? rpondit-elle. Ce serait un tel plaisir !Non, pas lune des vertes. Jai peur de ne pouvoir me sparer des vertes. Mais je serais ravi

    de pouvoir vous offrir lune des jaunes, en toute amiti. Vene2, approchez-vous et essayez-en une.Dominant prsent sa peur. Polly tait convaincue que le vieux monsieur n'tait pas fou. En outre,

    ces bagues avaient quelque chose dtrangement irrsistible. Elle sapprocha du plateau. a alors! jen tais sre, scria-t-elle, le bourdonnement que jentendais devient plus fort

    par ici, on dirait qu'il vient des bagues. Quest-ce que cest que ces sornettes ? sesclaffa loncle Andrew.Il eut beau clater de rire trs spontanment, Digory surprit sur son visage une expression

    dimpatience proche de lavidit. Polly! Ne fais pas lidiote! hurla-t-il. Ny touche pas1Trop tard. Au moment mme o il prononait ces mots, la main de Polly savana pour se poser

    sur lune des bagues. Aussitt, sans un bruit, sans un clair ni le moindre signal, il ny eut plus dePolly.

    Digory et son oncle taient seuls dans la pice.Chapitre 2 Digory et son oncleDigory ne put retenir un hurlement. Jamais il navait vcu dexprience aussi violente et aussi

    terrifiante, mme dans ses pires cauchemars. Soudain, il sentit la main de loncle Andrew plaquecontre sa bouche.

    -Je ten prie, siffla-t-il loreille de Digory, si tu commences faire du bruit, ta mre vat'entendre, tu sais ce quelle risque la moindre perturbation.

    Comme Digory devait lexpliquer plus tard, il fut scandalis par le chan* tage de son oncle, maisil se garda bien de pousser un second hurlement.

    Cest mieux, dit loncle Andrew. Ctait sans doute plus fort que toi. Je dois dire que cestun choc de voir quelquun disparatre. Mme moi, a ma fait un drle deffet l'autre soir quand cestarriv au cochon dInde.

    Le soir o vous avez pouss un cri ? Ah ! tu as entendu, nest-ce pas? Jespre que tu ntais pas en train de mespionner ? Non, pas du tout, rpondit Digory, indign, mais quest-il arriv Polly ? Tu pourrais me fliciter, rpondit l'oncle Andrew en se frottant les mains. Mon exprience a

    russi. Cette petite fille a disparu vanouie hors du monde. Quest-ce que vous lui avez fait ?

  • Je lai envoye... disons, dans un autre lieu.Quest-ce que vous voulez dire?Attends, je vais texpliquer, rpondit londe Andrew en sasseyant. Tu as dj entendu parler

    de la vieille Mme Lefay ? Ce ntait pas une grand-tante ou quelque chose comme a ?Pas exactement, non. Ctait ma marraine. Cest elle, l, que tu vois sur le mur.Digory leva le regard et vit une photographie aux couleurs passes qui reprsentait le visage

    d'une vieille femme en bonnet. Il se souvint quune fois il avait aperu une photographie de ce visagedans un vieux tiroir, chez lui, la campagne. Il avait demand sa mre qui ctait, mais celle-cisemblait avoir des rticences aborder le sujet. Digory gardait le souvenir dun visage peusympathique, mme si, bien sr, avec les photos anciennes, il est difficile davoir une ide juste.

    Y avait-il ou plutt n'y avait-il pas quelque chose de bizarre chez elle, oncle Andrew?

    Disons, rpondit-il avec un lger gloussement, que cela dpend de ce que tu entends par bizarre . Les gens ont lesprit tellement troit. Il est vrai qu la fin de sa vie elle est devenue assezextravagante. Elle a fait des choses trs imprudentes. Cest pour a quon la enferme.

    Vous voulez dire dans un asile ? Oh non! non, non, rpondit l'oncle Andrew, lgrement interloqu. Rien de tel. Simplement

    en prison. Non ! Quest-ce quelle avait fait ? Ah ! la pauvre femme.,. Elle avait encore manqu de prudence et elle avait commis un

    certain nombre derreurs. Mais je nai aucune raison dentrer dans les dtails, elle a toujours t trsgentille avec moi.

    -Je veux bien, mais quest-ce que tout cela a voir avec Polly ? Jaimerais bien que vous m... Attends, tu comprendras, rpondit loncle Andrew. On a laiss sortir la vieille Mme Lefay

    avant sa mort et je suis l'une des rares personnes quelle a consenti voir ce momem-l. Ellefinissait par prouver du mpris pour les gens ordinaires, ignorants... tu vois ce que je veux dire. Moiaussi, vrai dire. Nous tions tous les deux attirs par le mme type de phnomnes. Quelques joursavant sa mort, elle ma demand d'aller chez elle et de lui rapporter une petite bote qui se trouvait aufond dun tiroir secret dans un vieux bureau. Au moment mme o j'ai pris la bote, jai compris aupicotement qui ma brl les doigts que je dtenais entre les mains un secret de la plus hauteimportance. Elle ma remis la bote en me faisant promettre qu'aussitt aprs sa mort je la brleraistelle quelle, sans lavoir ouverte et aprs avoir effectu un certain rituel. Or je nai pas tenu cettepromesse.

    a, cest vraiment moche de votre part ! sexclama Digory. Moche ? reprit loncle Andrew, l'air tonn. Ah ! oui, je comprends, cest parce quon

    apprend aux enfants quil faut tenir ses promesses. Cest vrai, tu as entirement raison, je suis contentde voir que c'est ce quon ta appris. Cependant, tu comprendras, jen suis certain, que de tellesrgles ont beau tre sacres pour les petits garons de mme que pour les domestiques... lesfemmes... et au fond pour tout le monde en gnral-il est difficile de les imposer aux chercheurs lesplus srieux, aux grands savants, ou aux sages. Non, Digory, cest impossible. Ceux qui, comme moi,possdent une sagesse secrte ne sont pas tenus de suivre les rgles du commun des mortels, pas plusqu'ils ne partagent leurs plaisirs. Nous sommes promis une destine exceptionnelle et solitaire, monenfant.

    Tout en prononant ces paroles, loncle Andrew soupirait avec une expression si grave, si noble

  • et si mystrieuse que Digory fut assez impressionn. Nanmoins, il se rappela le regard terrifiantquil avait surpris sur le visage de son oncle au moment o Polly avait disparu, et aussitt il lut entreles lignes de ses propos grandiloquents: Tout ce que a veut dire, se disait-il, cest quil se croittout permis pour obtenir tout ce quil souhaite,

    Bien entendu, poursuivit loncle Andrew, je nai pas os ouvrir la bote avant un certaintemps, car je me doutais quelle contenait quelque chose de trs dangereux. Ma marraine tait unefemme absolument remarquable. Ctait une des dernires mortelles de ce pays avoir du sang defe. Elle disait quil y en avait deux autres son poque : la premire tait duchesse, la seconde taitfemme de mnage. Est-ce que tu te rends bien compte, mon cher Digory, que tu es en train de parleravec le dernier homme (autant que je sache) avoir eu une vritable fe pour marraine? Tu imagines!Jespre que tu ten souviendras encore le jour o tu seras un vieux monsieur.

    Je parie que ctait une mauvaise fe , songea Digory-, avant dajouter tout haut : Et Polly dans tout a ? Cest fou comme tu ne cesses de revenir elle. Comme si ctait ce quil y avait de plus

    important ! Ma premire tche fut donc d'examiner la boite elle-mme, Elle tait trs ancienne, maisjen connaissais dj assez lpoque pour savoir quelle ne venait ni de Grce, ni dEgypteancienne, ni de Babylone, ni de chez les Hittites, ni de Chine. Elle datait dune priode bienantrieure. Ah!... le jour o jai enfin dcouvert la vrit, ce fut un jour extraordinaire. Ctait unebote qui venait de l'le perdue de l'Atlantide et datait de cette priode. Elle avait des sicles et dessicles de plus que tous les objets de l'ge de pierre retrouvs en Europe, Dailleurs elle n'avait rien voir avec ces objets grossiers et sommaires. Ds la premire aube des temps, lAtlantide tait uneimmense cit qui comprenait des palais, des temples et des savants.

    Loncle Andrew fit une longue pause, comme sil attendait que Digory intervienne. Mais celui-ci,de plus en plus mfiant, ne dit rien.

    Cependant, poursuivit loncle Andrew, je m'instruisais aussi par dautres moyens quil neserait pas convenable dvoquer devant un enfant - sur la magie en gnral. Si bien que je finis paravoir une ide assez prcise sur le genre dobjets que devait contenir la bote. Jai fait plusieursexpriences qui m'ont permis de rduire le nombre dhypothses possibles. Mais il fallait que jerencontre quelquun qui... hum,.. qui soit dou de pouvoirs dmoniaques surnaturels, pour pouvoirmener de nouvelles expriences peu agrables. Cest de cette poque que datent mes cheveux gris.On ne devient pas magicien sans en payer le prix. Dailleurs ma sant a commenc me lcher. Maisje men suis remis et jai fini par savoir.

    Bien quil ny eut pas la moindre chance que l'on puisse les entendre, loncle Andrew se penchaen avant pour murmurer l'oreille de Digory:

    La bote de lAtlantide contenait quelque chose qui avait t ramen d'un autre monde, dunmonde datant d'une poque o le ntre tait peine naissant.

    Quoi ? demanda Digory, intress malgr lui.- De la poussire, tout simplement, rpondit loncle Andrew7. Une poussire fine et sche, qui

    navait rien dexceptionnel regarder. Tu penses sans doute que ce nest pas grand-chose pour unevie entire consacre cette recherche. Oui... mais quand je me suis pench sur celte poussire (jaifait attention, tu peux me faire confiance, de ne pas y toucher) en songeant que chacune de cesparticules avait appartenu un autre monde, pas une autre plante, tu comprends, car les plantesfont partie de notre monde et il suffirait de voyager assez loin pour les atteindre, non, vraiment, unmonde autre, une nature autre, un univers autre, un lieu que personne ne pourrait jamais atteindre,mme en voyageant travers l'espace de notre univers pendant une dure infinie, un monde auquel

  • seule la magie permettrait daccder. .. ah...A ces mots, loncle Andrew se frotta les mains et lon entendit ses articulations craquer comme

    les clats d'un feu dartifice.- Je savais quil suffisait de retrouver la formule exacte de cette poussire pour quelle vous

    transporte sur son heu d'origine. La difficult tait l: retrouver sa formule. Toutes mes expriencesjusque-l avaient chou. Je les avais menes sur des cochons d'Inde. Certains taient morts, dautresavaient explos comme de petites bombes...

    - Quelle cruaut! scria Digory qui avait eu un cochon d'Inde peu de temps auparavant.-Cesse donc de tloigner du sujet! Cest a quelles servaient ces petites btes, cest pour a

    que je les avais achetes. Bon, attends... o en tais-je?Ah! oui... Finalement jai russi fabriquer des bagues, les bagues jaunes. Mais une nouvelle

    difficult se prsentait. Jtais quasiment certain que les bagues jaunes permettraient d'envoyernimporte quel tre qui les toucherait dans cet autre monde. Mais quel tait l'intrt si je ne pouvaispas faire revenir ces tres atin qu'ils me racontent ce quils avaient vu l-bas ?

    - Et eux alors, vous ne pensiez pas eux ? interrompit Digory. Ils auraient t dans de beauxdraps sils ne pouvaient pas revenir !

    - Tu ne comprendras donc jamais les choses comme il faut, rtorqua loncle Andrew, non sansimpatience. Tu ne vois pas que ctait une exprience unique?Tout lintrt tait de dcouvrir quoiressemblait ce lieu.

    - Dans ce cas-l, pourquoi ny tes-vous pas all vous-mme?Digory navait jamais vu personne daussi surpris et offens queson oncle au moment o il posa

    cette question.- Moi ? Moi ? scria-t-il. Ce garon a perdu la tte ! Un homme arriv ce stade de la vie,

    dans mon tat de sant, risquer le choc de se voir envoy de faon aussi brutale dans un autre univers? De ma vie je nai entendu de propos plus grotesque. Tu te rends compte de ce que tu es en train dedire? Rflchisce quesignifie un monde autre-un monde o tu peux rencontrer nimporte quoi...nimporte quoi.

    - Certes, et jimagine que cest l que vous avez envoy Polly, ajouta Digory, les jouesenflammes par lacolre. Eh bien, moi, tout ce que je peux dire, cest que vous avez beau tre mononcle, vous vous tes comport comme un lche - envoyer une petite fille dans un lieu o vous nosezmme pas mettre les pieds !

    - Silence, mon petit monsieur ! rpliqua l'oncle Andrew, en claquant sa main contre la table. Jene permettrai jamais un vulgaire petit colier, au visage dgotant qui plus est, de me parler sur ceton. Tu ne comprends rien rien. Cest moi qui dirigeait, lexprience, moi, le grand savant, lemagicien. Il tait normal que j'aie besoin de cobayes. Encore un peu et tu vas me dire que jaurais ddemander aux cochons dInde la permission de les util e^r. Sache que le vrai savoir ne sobtientjamais sans sacrifice. Mais lide que jy aille moi-mme est tou t simplement ridicule. Au tantdemander un gnral dese battre comme un simple soldat. Imagine que jaie t tu, que seraitdevenu tout le travail auquel jai consacr ma vie?

    - Oh ! je vous en prie, arrtez de me sermonner, interrompit Digory. Est-ce que vous allezramener Polly ?

    - Jallais justement te dire, avant que tu ne minterrompes si abrupte-ment, que jai fini partrouver le moyen deffectuer le trajet de retour. Ce sont les bagues vertes.

    - Mais Polly na pas pris de bague verte.- Non, rpondit loncle Andrew avec un sourire cruel.

  • - Alors elle ne peut pas revenir ! scria Digory. Autant dire que vous lavez assassine.Si, elle peut revenir condition quun autre aille lachercher en portant lui-mme une bague

    jaune et en emportant deux bagues vertes, lune pour revenir, lui, lautre pour la ramener, elle.Immdiatement, Digory comprit le pige dans lequel il tait tomb. Le regard fig sur loncle

    Andrew, il ne. disait pas un mot, bouche be, les joues dune pleur impressionnante.- Jespre, ajouta bientt loncle Andrew dune voix assure, comme loncle idal qui viendrait

    vous donner une petite somme dargent de poche et quelques bons conseils, jespre, Digory, que tunes pas du genre abandonner. Je serais vraiment dsol de savoir quun membre de notre famillemanque de sens de lhonneur et de noblesse au point de renoncer aller au secours de s... sa dame endanger.

    - Oh ! taisez-vous, je vous en prie! sexclama Digory. Si vous aviez un minimum de sens delhonneur et tout le reste, vous iriez vous-mme. Mais je sais que vous ne le ferez pas. Jai compris,je sais ce quil me reste faire. Seulement sachez que vous tes un monstre. Je suppose que vousavez tout organis de faon ce quelle disparaisse sans le savoir et que je sois oblig daller larechercher.

    - Cest vident, rpondit loncle Andrew avec son effroyable sourire.Trs bien. Jirai. Mais il y a une chose que jaime autant vous dire tout desuite. Jusquici je ne croyais pas la magie, mais maintenant je vois que a existe et jimagine

    que les vieux contes de fes sont plus ou moins vrais. Dans ce cas-l, vous, vous tes un de cesinfects magiciens malfiques quon y rencontre. La seule diffrence, cest que jamais je nai lud'histoire dans laquelle ce type de personnes ne finissait pas par payer, et vous, je peux vous dire quevous paierez. Cest tout ce que vous mritez.

    Pour la premire fois depuis que Digory lui parlait, loncle Andrew fut touch. Il sursauta et sonvisage prit une telle expression dpouvante quil avait beau se comporter comme un sclrat, ilfaisait presque piti. Pourtant, une seconde plus tard, il avaii retrouv bonne contenance et rponditavec un rire lgrement forc:

    - Bien, bien, il est normal quun enfant comme toi raisonne ainsi vu que tu as t lev aumilieu de femmes. Mais ce sont des vieilles histoires de bonnes femmes, non ? Ne te fais pas desouci pour moi, Digory. Tu ferais mieux de penser aux dangers que court ta petite amie. Elle estpartie il y a dj un certain temps, et il serait quand mme dommage darriver quelques minutes troptard.

    Je vous remercie de votre bienveillance, rtorqua Digory sur un ton fier Maintenant, assez devotre baratin. Que faut-il que je fasse ?

    Tu ferais mieux d'apprendre matriser tes humeurs, mon garon, rpondit loncle Andrewtrs calmement. Sinon tu finiras par devenir comme la tante Letty. Enfin, bon, attends-moi.

    Il se leva, enfila une paire de gants et se dirigea vers le plateau o taient poses les bagues. Les bagues ne fonctionnent que si elles sont en contact direct avec la peau. Avec des gants,

    je peux les prendre... comme a... et il ne se passe rien. Si tu en avais une dans la poche, ilnarriverait rien non plus, condition bien entendu de veiller ne pas y mettre la main pour ne pas latoucher par inadvertance. Car linstant o tu la touches, tu disparais hors de ce monde. Et une foisque tu es dans lautre monde - videmment a na pas encore t prouv, mais cest ce que jimagine-, au moment o tu touches une bague verte tu disparais de cet autre monde et-du moins je suppose -turapparais dans celui-ci. Voil. Je prends ces deux bagues vertes et je les dpose dans ta pochedroite. Surtout rappelle-toi bien dans quelle poche elles se trouvent. Verte-Droite, la terminaison estpresque la mme, par opposition au , comme Jaune-Gauche. Tu comprends: Une pour toi et une

  • pour ton amie. A prsent, toi de choisir lune des bagues jaunes. Si j'tais toi je la mettrais a... audoigt. Tu risqueras moins de la faire tomber.

    Digory tait sur le point de prendre la bague jaune quand soudain il se ravisa. Attendez, dit-il. Et maman : Si jamais elle demande o je suis? Plus tt tu partiras, plus tt tu reviendras, rpondit loncle Andrew avec entrain. Peut-tre, mais vous ntes mme pas certain que je puisse revenir.Loncle Andrew hauwales paules, alla jusqu la porte, la dverrouilla etlouvrit violemment en lanant : Bon, trs bien, comme tu voudras. Descends djeuner. Laisse tomber ta petite amie ; elle

    risque dtre dvore par des animaux sauvages, de se noyer, de mourir de faim ou de se perdredfinitivement, mais puisque cest ce que tu prfres... Personnellement, a mest gal. En revanche,il faudra peut-tre que tu ailles chez Mme Plummer avant lheure du th pour lui expliquer quelle nereverra plus sa fille... parce que tu nas pas os mettre une bague.

    Nom dun chien ! scria Digory, si seulement jtais assez grand pour vous crabouiller latte !

    Il boutonna son manteau, prit une profonde respiration et saisit la bague. Car il savait-et il nerevint jamais l-dessusqu'il ne pouvait dcemment pas faire autrement.

    Chapitre 3 Le Bois-dentre-les-MondesLoncle Andrew et son cabinet disparurent instantanment et tout, autour de Digory, se brouilla.

    Peu aprs, il vit apparatre au-dessus de lui une douce lumire verte et, sous ses pieds, les tnbres.II avait limpression de ntre debout sur rien, ni assis, ni allong. Rien ne semblait le toucher. [esuis srement dans leau, se dit-il, ou sous leau. Cette pense le fit frmir, mais immdiatement ilsentit quil tait prcipit vers le haut. Soudain sa tte mergea dans lair et il se retrouva en train dese dgager dune mare pour rejoindre an terrain recouvert dun gazon moelleux.

    Il se redressa sur ses pieds mais, curieusement, il ntait ni tremp ni bout de souffle. Sesvtements taient parfaitement secs. Il tait debout au bord dune petite mare- peine trois mtres delongueur-, au milieu d'un bois dont les arbres taient si rapprochs et le feuillage si dense quil taitimpossible dapercevoir le moindre clat de ciel. Seule perait cette lumire verte. Plus haut, lesoleil devait tre trs fort car ctait une lumire trs intense, une lumire chaude.

    Le bois tait dun calme inimaginable. Lon pouvait presque sentir les arbres pousser. La maredont Digory venait dmerger ntait pas la seule : il y en avait des dizaines - une tous les cinq ou sixmtres, perte de vue. Et lon pouvait presque sentir les arbres boire leau de la terre travers leursracines. Ctait un bois qui dgageait une impression de vie. Plus tard, quand il tentait de le dcrire,Digory disait toujours : Ctait un endroit compact, aussi compact que du plum-cake.

    Plus trange encore, Digory avait plus ou moins oubli comment il tait arriv l. Il ne pensaitplus du tout ni Polly ni loncle Andrew, ni mme

    sa mre. Il nprouvait aucune peur, aucune excitation, aucune curiosit. Si quelqu'un lui avaitdemand: Do viens-tu? , il aurait sans doute rpondu : Jai toujours t ici. Tel tait sonsentiment, comme sil avait toujours t dans ce lieu sans jamais sennuyer, alors quil ne staitjamais rien pass. Longtemps aprs, il disait encore : Ce ntait pas le genre de lieu o il se passedes choses. Seuls les arbres continuaient de pousser, cest tout.

    Aprs avoir observ le bois pendant un certain temps, il remarqua une petite fille allonge sur ledos au pied dun arbre, quelques mtres de lui. Elle avait les yeux ferms, ou plus ou moins ferms,comme si elle tait entre La veille et le sommeil. Il lobserva longtemps sans rien dire. Puis elle finitpar ouvrir les yeux et le fixa un long moment sans rien dire non plus. Elle se mit alors parler d'une

  • voix rveuse, mais pleine. Il me semble que je vous ai dj vu, dit-elle. Il me semble galement que je vous ai dj vue. tes-vous ici depuis longtemps ? Oh ! depuis toujours. Enfin... je ne sais plus... depuis trs longtemps.Moi aussi. Non, vous, non. Je viens de vous voir sortir de cette mare. Oui, cest vrai... sans doute, rpondit Digory dun ton perplexe. Javais oubli.Un long moment pas'sa, pendant lequel ni lun ni lautre ne dit rien. Attendez, intervint bientt la fillette, je me demande si nous ne nous serions jamais

    rencontrs avant? Jai limpression floue, ou comme une image dans la tte, dun petit garon et dunepetite fille comme nous, qui vivraient dans un heu compltement diffrent et feraient toutes sortes dechoses ensemble. Enfin... ce ntait peut-tre quun rve.

    J'ai fait le mme rve, du moins je crois. Il y avait un petit garon et une petite fille quihabitaient cte cte, et il tait question dun passage entre des poutres. Je me souviens que la filletteavait le visage barbouill.

    -Vous tes sr que vous ne vous trompez pas ? Dans mon rve, ctait le garon qui avait levisage barbouill.

    -Je ne me souviens pas de son visage lui, reprit Digory, avant dajouter: Tiens ! mais quest-ceque c'est?

    Comment a? cest un cochon d'nde, rpondit la fillette.En effet, ctait un gros cochon dInde, qui flairait lherbe autour de lui. Il portait au milieu du

    dos un morceau de ruban et, noue au ruban, une bague jaune brillante. Regardez ! scria Digory. La bague ! Regardez, vous en avez une au doigt, vous aussi. Moi

    aussi!La petite fille se redressa pour sasseoir, plus intrigue que jamais. Et tous deux recommencrent

    se dvisager en essayant de creuser dans leur mmoire.Brusquement, pile linstant o elle cria : M. Ketterley ! , il cria : Loncle Andrew! Ils

    avaient enfin compris qui ils taient et se mirent dvider tout le fil de leur histoire. Ce fut unediscussion extrmement vive, mais elle leur permit enfin de remettre les choses en ordre. Digoryraconta notamment quel point loncle Andrew avait t ignoble avec lui.

    -Et maintenant, que faut-il faire? demanda Polly. Prendre le cochon d'Inde et rentrer? Il ny a aucune urgence..., rpondit Digory en bayant aux corneilles. Si, au contraire, dit-elle. Cet endroit est trop calme, trop... trop irrel. On se sent dans un

    demi-sommeil. Si nous commenons nous laisser aller, il ne nous reste plus qu nous allonger etdormir jusqu la fin des temps.

    Mais lendroit est trs agrable, objecta Digory. Justement, trop agrable. Non, il faut rentrer, dit-elle en se levant et en commenant se

    diriger doucement vers le cochon dInde avant de changer brutalement davis : Non, nous ferionsmieux de laisser le cochon dInde ici. Il est parfaitement heureux, tandis que si nous le ramenons lamaison ton oncle va encore lui faire toutes sortes de misres.

    Je parie, oui, rpondit Digory. Regarde la faon dont il nous a traits, nous. Au fait, commentest-ce quon fait pour rentrer ?

    En retournant dans la mare, jimagine.Ils avancrent ensemble jusquau bord de la mare : la surface lisse de leau miroitant sous le

    reflet des branches aux feuillages verts donnait une impression de relle profondeur.

  • Nous navons pas de maillots de bain, remarqua Polly. Nous nen avons pas besoin, bcasse. Il sufft dentrer tout habills. Tu ne te souviens pas

    que tu ntais pas mouille en sortant ?Tu sais nager? Plus ou moins. Et toi ? lieu... pas vraiment, rpondit Polly. Je ne pense pas que nous aurons besoin de nager. II suffit de sauter, non?Ni lun ni lautre ntait trs rassur lide de sauter dans cette mare, mais aucun nosait

    lavouer. lisse prirent la main, comptrent jusqu trois LTn... Deux... Trois... Sautez! - et sautrent. Une immense claboussure jaillit et tous deux

    fermrent les yeux. Mais lorsquils les rouvrirent ils se tenaient toujours main dans la main au milieudu bois vert, et leau leur arrivait peine la cheville. La mare navait gure que quelquescentimtres de profondeur ! Ils retournrent alors sur la terre sche.

    - Pourquoi a na pas march? scria Polly, effraye - vrai dire pas si effraye que cela, caril tait difficile de se sentir rellement effray dans ce bois. Ctait un lien trop paisible.

    Ah ! je sais! sexclama Digory. Mais je parie que a ne va pas marcher. Nous avons toujoursles bagues jaunes, qui servent au voyage daller, tu sais. Les vertes, elles, permettent de revenir. Hfaut changer de bagues. Tu as des poches? Bon... Alors, mets la bague jaune dans la poche gauche.Moi, jai deux bagues vertes. Tiens, en voil une pour toi.

    Tous deux retournrent au bord de la mare. Mais avant mme d'essayer de sauter une secondefois, Digory poussa un long : O-o-o-h ! t>

    - Quest-ce quil se passe ? demanda Polly.-Je viens davoir une ide gniale. A ton avis, cest quoi, toutes ces mares? Comment a ?- Rflchis, si nous pouvons revenir dans notre monde en sautant dans cette mare-l, nous

    pouvons peut-tre accder un autre monde en sautant dans une autre mare ? En supposant quil y aitun monde diffrent au fond de chaque mare...

    Je croyais que nous tions dj dans lautre monde ou lautre lieu dont parlait ton oncle, peuimporte comment il lappelait. Tu viens de dire que..

    - Ecoute, laisse tomber loncle Andrew. A mon avis il nen sait rien du tout. Il n'a jamais eu lecran de venir ici lui-mme. H pensait un seul autre monde, mais imagine quil y en ait des dizaines.

    Tu veux dire que ce bois serait l'un de ces mondes? Non, je nai pas l'impression que ce bois soit un monde. Je pense que cest une espce de

    lieu entre-deux.Polly avait lair trs perplexe.Tu ne vois pas ? demanda Digory. Attends, coute. Rappelle-toi le tunnel chez nous, sous le

    toit. Il nappartient pas vraiment lune des maisons. Dune certaine faon, il nappartient mme aucune des maisons. Pourtant, une fois que tu es lintrieur, tu peux le longer et ressortir dansnimporte laquelle des maisons de la range. Si ctait la mme chose avec le bois? un lieu qui neserait aucun de ces mondes mais qui, une fois quon laurait trouv, permettrait daccder tous lesautres mondes.

    - Daccord, mais mme si tu peux..., objecta Polly, tandis que Digory poursuivait, comme silne lavait pas entendue :

    Ce qui bien sr explique tout. Cest pour a que cet endroit est si calme et parat endormi. Ilne sy passe jamais rien. Comme chez nous. Dans les maisons, les gens parlent, soccupent, prennent

  • leurs repas. Dans lesendroits entre-deux-entre les murs, au-dessus des plafonds et sous le plancher, ou dans notre

    tunnel nous , il ne se passe rien. Seulement quand tu quittes ce tunnel tu peux tomber dansnimporte quelle maison. A mon avis, nous pouvons quitter ce bois pour aller absolument nimporteo! Nous navons pas besoin de sauter dans la mme mare que celle qui nous a permis darriver ici.En tout cas pas tout de suite.

    - Le Bois-dentre-les-Mondes, dit Polly dune voix rveuse. a ma lair plutt sympathique.- Allez, viens, lencouragea Digory. Quelle mare choisissons-nous?- Ecoute, je nessaie pas de nouvelle mare tant que nous ne sommes pas certains de pouvoir

    revenir travers la premire. Nous ne sommes mme pas encore srs que celle-l marche.- Cest a, et se faire coincer par loncle Andrew qui nous reprendra les bagues avant mme

    que nous ayons pu en profiter un peu. Non merci.- Et si nous rentrions par cette mare jusqu mi-chemin seulement, juste pour voir si cela

    marche ? Si cest le cas, nous changerons de bagues et remonterons avant dtre vraiment revenusdans le bureau de M. Ketterley.

    - Qui dit que nous pouvons nous arrter mi-chemin ?-Parce que... nous avons mis un certain temps arriver. Donc j'imagine que nous mettrons un

    certain temps revenir.Digory discuta enCore un moment avant de se laisser convaincre, mais il finit par se ranger

    lavis de Polly car elle refusait catgoriquement de continuer toute exploration de nouveaux mondesavant dtre sre de pouvoir revenir dans le sien. Elle, qui dhabitude tait au moins aussi courageuseque Digory (face aux gupes, par exemple), ne partageait pas son got pour la dcouverte dephnomnes dont personne navait jamais entendu parler. Digory, lui, tait le genre vouloir toutdcouvrir : plus tard, il devint le fameux professeur Kirke que l'on retrouve dans dautres livres.

    Les deux amis se disputrent encore un moment avant de tomber daccord pour mettre les baguesvertes, se prendre la main et sauter. Voici ce quils avaient dcid : sils avaient limpression derevenir dans le bureau de loncle Andrew, ou mme dans leur monde, Polly devait crier : Change! et ils changeraient la bague verte contre !a jaune. Digory aurait voulu tre celui qui criait : Change! mais Pollv navait pas cd.

    Us enfilrent les bagues vertes, se prirent par la main et crirent: Un... Deux... Trois... Sautez! Cette fois-ci fut la bonne.

    Il est trs difficile de dcrire leffet quils ressentirent parce que tout se passa extrmement vite.Au dbut, ils virent des lumires scintiller et filer dans un ciel noir. (Aujourdhui encore, Digorypense que ctaient des toiles, il jure mme quil est pass assez prs de Jupiter pour voir un de sessatellites.) Immdiatement aprs, ils dcouvrirent autour deux d'innombrables ranges de toits et detuyaux de chemines, et reconnurent la cathdrale Saint-Paul : ils taient Londres. Us arrivaient voir travers les murs des maisons et aperurent bientt loncle Andrew sous forme dune silhouettefloue, puis de plus en plus nette, comme s'ils faisaient le point sur limage. A ce moment-l, justeavant que londe Andrew ne devienne tout fait rel, Polly hurla: * Change! , et ils changrent:notre monde svanouit comme un rve, la lumire verte venant du hautse fit de plus en plus intense etleurs ttes mergrent hors de la mare. Ils taient au milieu du Bois, toujours aussi vert, lumineux etpaisible. Le tout navait pas pris une minute.

    Parfait! scria Digory. Maintenant, en route pour la grande aventure. Nimporte quelle marefera l'affaire. Allez, on essaie celle-l.

    Attends! dit Polly. Tu ne crois pas qu'il faudrait marquer la premire mare ?

  • Quand ils comprirent ce quils avaient failli oublier, ils changrent un long regard, ples commela mort. Il y avait dans le LV>is un nombre infini de mares, qui, comme les arbres, se ressemblaienttoutes. C'est pourquoi, sils avaient oubli de marquer la mare du retour, ils nauraient eu quasimentaucune chance de la retrouver.

    La main de Digory tremblait encore lorsquil ouvrit son canif et dcoupa un long ruban de gazonau bord de la mare. Le sol, parfum, tait dun rouge-brun profond qui se distinguait nettement contrele vert du gazon.

    -Heureusement que lun de nous a un minimum de bon sens, fit remarquer Polly.-Bon, ce nest pas la peine dinsister. Allez, viens, jai envie de voir ce qu'il y a au fond dune

    des autres mares.Polly lui rpondit de faon trs cassante et rpondit quelque chose d'encore plus brusque. Leur

    dispute dura quelques minutes mais il serait trop ennuyeux de la rapporter par crit. Passons toutdesuite au moment o, le cur battant et l'air assez angoiss, ils se tenaient main dans la main au bordde la mare inconnue, la bague jaune au doigt, avant de scrier nouveau : Un... Deux... Trois...Sautez !

    Plouf! Une fois de plus, c'tait rat. La mare devait encore tre une simple flaque. Loin dedcouvrir un nouveau monde, ils avaient les pieds et les jambes tremps pour la seconde fois de lamatine supposer qu ce ft le matin dans ce Bois-dentre-les-Mondes, o le temps semblaitarrt.

    Mince alors! la barbe! scria Digory. Quest-ce qui ne va p^> encore? Nous avons mis lesbagues jaunes comme il faut. Il ma dit les jaunes pour laller.

    En vrit londe Andrew, qui ignorait tout du Bois-dentre-Ies-Mondes, se trompait compltementsur les bagues. Les bagues jaunes ntaient pas des bagues aller , pas plus que les vertes ntaientdes bagues * retour , du moins pas dans le sens o il lentendait. Les bagues avaient t fabriquesdans une matire qui provenait du Bois, mais la matire des jaunes avait le pouvoir dattirer dans leBois, comme si elle cherchait retrouver son lieu dorigine. Au contraire, ta matire des baguesvertes, qui semblait vouloir fuir son heu d'origine, pouvait vous emporter hors du Bois dans un autremonde. L'oncle Andrew, voyez-vous, travaillait partir dlments que lui-mme ne dominait pasentirement, comme la plupart des magiciens. Digory non plus ne matrisait pas compltement lephnomne -il lui fallut mme un certain temps avant de le comprendre. Mais aprs en avoir reparlavec Polly, ils dcidrent de ressayer la mare en mettant les bagues vertes, simplement pour voir cequi se passerait.

    - Si tu y vas, jy vais, dit Polly.En son for intrieu r, elle tait persuade que ni lune ni lautre des bagues n'aurait deffet; la

    seule chose quil fallait craindre tait de nouvelles claboussures. Quant Digory, je ne suis pascertain quil ne partageait pas entirement son sentiment. Lorsquils furent revenus au bord de l'eauavec la bague verte, ils taient beaucoup plus dtendus et moins solennels que la premire fois.

    -Un... Deux... Trois... Sautez! lana Digory.Et ils sautrent.Chapitre 4 La cloche et le marteauCette fois-ci, plus de doute, la magie avait opr. Les deux amis furent prcipits de plus en plus

    bas, dabord travers l'obscurit puis travers une masse de formes floues et tourbillonnantesimpossibles identifier. Latmosphre se lit plus lgre, jusqu' ce quils sentent sous leurs pieds unesurface solide. Tout devint plus net et ils purent regarder autour deux.

    - Drle dendroit ! scria Digory.

  • - Je naime pas trop, rpondit Polly, parcourue par une sorte de frisson.La premire chose quils remarqurent fut la lumire. Ce ntait ni lalumire du soleil, ni la lumire lectrique, ni celle de lampes, ni celle de bougies, ni aucune

    lumire qui leur ft familire. Ctait une lumire teinte, plutt rouge, qui navait rien de souriant,une lumire constante, qui ne vacillait pas. Ils taient debout sur unesurface plane, pave, entoure dehauts difices. Au-dessus deux, pas de toit, ils taient dans une sorte de cour intrieure. Le ciel taitextraordinairement sombre, bleut, presque noir: le voir on se demandait comment il pouvait yavoir la moindre luminosit.

    - Il fait un drle de temps, remarqua Digory. Je me demande si nous ne sommes pas tombsjuste avant une tempte ou une clipse.

    - Je naime pas trop, rpta Polly.Sans vraiment savoir pourquoi, ils parlaient voix basse et, bien quil ny et plus aucune raison

    pour, ils ne se lchaient pas la main.La cour tait entoure de trs hauts murs percs de nombreuses fentres sans vitres qui ne

    laissaient entrevoir quune profonde obscurit. Plus loin se dressaient dimmenses arches quiformaient des troues noires bantes, semblables des bouches de tunnel de chemin de fer. Il faisaitfroid.

    Tous les difices semblaient btis dans la mme pierre, une pierre trs ancienne, rouge, quoiquela couleur ne ft peut-tre que leffet de cette curieuse lumire. De nombreuses dalles dont la courtait pave taient largement fendues. Aucune ntait parfaitement ajuste et leurs coins taientmousss. Lun des porches tait encombr de gravats.

    Les deux enfants firent plusieurs fois le tour de la cour tout en tournant sur eux-mmes. Ils avaientpeur que quelquun ou quelque chose ne les guette de lune des fentres pendant qu'ils avaientle dos tourn.

    -Tu crois quil y a des gens qui vivent ici ? finit par demander Digory, toujours en chuchotant. Non, tout est en ruine. Nous n'avons pas entendu le moindre bruit. Ne bougeons plus et coutons...Ils tendirent loreille, immobiles: seuls rsonnaient les battements de leurs coeurs. Un silence

    absolu rgnait, comme dans le Bois-d'entre-les-Mondes. Mais ce ntait pas la mme qualit desilence. Le silence du Bois tait plein, chaud, vivant (on entendait presque les arbres pousser) ; celui-ci tait un silence mort, froid, vide. Il tait impossible dimaginer que quelque chose pt y pousser.

    Rentrons, dit Pollv. Mais nous navons encore rien vu, objecta Digory. Maintenant que nous sommes ici, ce

    serait trop bte de ne pas aller explorer les lieux. Je suis sre quil ny a rien voir. Je ne vois pas l'intrt davoir une bague magique qui te permet d'entrer dans de nouveaux

    mondes si tu as peur de les explorer une fois que tu y es. Qui te dit que jai peur ? rtorqua Polly en lchant la main de Digory. Ne te vexe pas, je croyais simplement que tu avais moins envie de partir la dcouverte.Jirai partout o tu iras.-Nous pouvons repartir quand nous voulons. Pour l'instant, enlevons la bague verte et mettons-la

    dans la poche droite, fl suffit de se rappeler que la jaune se trouve dans la poche gauche. Tu peuxlaisser ta main effleurer ta poche aussi prs que tu le veux du moment que tu ne la mets pas l'intrieur, sinon tu risques de toucher la bague jaune et de disparatre.

  • Cest ce quils firent, avant de se diriger doucement vers un des immenses porches. Arrivs sur leseuil, ils virent que lintrieur ntait pas aussi noir quils le pensaient. Le porche conduisait unevaste entre sombre qui pa raissait vide. Au fond, une range de piliers tait relie par des archessous lesquelles pntraient toujours les rayons de cette trange lumire teinte.

    Ils traversrent la pice en prenant soin de ne pas tomber dans un trou ni d-: trbucher sur quoique ce soit, et la traverse leur parut interminable.. Arrivs de lautre ct, ils ressortirent en passantsous des arches et tom brent dans une nouvelle cour, plus grande.

    Je ne me sens pas trs rassure, dit Polly en indiquant un endroit o le mur formait unesaillie, prt scrouler dans La cour.

    Il manquait un pilier entre deux arches, qui ntaient plus relies que par un morceau de pierrependant dans le vide. a devait tre un lieu abandonn depuis des centaines, voire des milliersdannes.

    Si tout a tenu jusquici, a devrait encore tenir un moment, la rassura Digory. Mais il fautfaire trs attention, parfois il suffit d'un bruit infime pour que tout s'croulecomme les avalanchesdans les Alpes.

    Ils continurent marcher, hors de la cour, sous un nouveau porche, montrent une grande voledescalier, puis traversrent une enfilade dimmenses pices dont le seul volume donnait le vertige.De temps autre ils avaient limpression quils allaient enfin se retrouver lair libre et dcouvrir letype de campagne qui entourait cet impressionnant palais. Mais chaque fois ils retombaient sur unenouvelle cour. Lensemble devait tre exceptionnel lpoque o des gens y vivaient.

    Dans lune des cours se trouvait le vestige dune fontaine. Un norme monstre en pierre sedressait, les ailes dployes et la gueule grande ouverte, au fond de laquelle on apercevait encore unmorceau de tuyau noir. Sous la statue se trouvait une large vasque en pierre, entirement sec.Ailleurs subsistaient les tiges dessches de plantes grimpantes mortes qui devaient senrouler autourdes piliers et dont le poids avait d en renverser certains. Pas de fourmis, ni daraignes, ni aucun deces tres vivants qui peuplent les ruines. Entre les dalles ne poussait ni herbe ni mousse.

    Tout tait si lugubre et si monotone que mme Digory se dit qu'ils feraient mieux de mettre leurbague jaune pour retourner dans le Bois-dentre-les-Mondes, si chaleureux, si vert, si vivant... quandsoudain ils se heurtrent deux immenses portes dun mtal qui ressemblait de lor. Lune dellestait entrouverte. Ils entrrent. Immdiatement ils sursautrent, stupfaits : ils venaient enfin de voirquelque chose qui en valait la peine.

    Un instant ils crurent que la pice tait pleine de gens, de centaines de personnes, toutes assises etparfaitement immobiles. Jusqu'au moment o ils comprirent que ce ntaient pas des vraies personnes: pas le moindre mouvement ni le moindre souffle ne troublait cette assemble qui semblait former leplus bel ensemble de statues de cire que lon pt imaginer.

    Cette fois-ci Polly prit les devants, car il y avait quelque chose dans cette salle qui l'intressaitparticulirement : les somptueux vtements que portaient les personnages. Ils taient couronns etdraps de longues robes couvertes de diffrents motifs, de dessins de fleurs et dtranges animauxbrods la main, aux couleurs cramoisies, gris argent, pourpre profond ou vert vif. Des pierresprcieuses de grande taille et dun clat blouissant ornaient les couronnes, formaient des pendentifset saillaient et l, partout o les personnages portaient des bijoux.

    Pour qui sintressait aux vtements, il tait difficile de rsister lenvie daller les admirer deplus prs. La beaut des couleurs donnait au lieu un air, non pas de gaiet, mais de faste et demajest, qui tranchait avec la poussire et le vide des pices prcdentes. Et la salle, qui avait plusde fentres, tait beaucoup plus lumineuse.

  • - Comment se fait-il que ces vtements naient pas t dtruits par le temps? demanda Polly. La Magie, murmura Digory, tu ne la sens pas? Je parie que la salle entire a t fige sur

    place par des sortilges. Je lai senti linstant mme o nous sommes entrs.- La moindre de ces robes doit coter une fortune.Digory, lui, tait plus intrigu par les visages des personnages qui, assis sur des fauteuils en

    pierre des deux cts de la salle, formaient un ensemble impressionnant. Ctaient srement des gens bien, fit remarquer Digory en avanant dans lalle centrale et

    observant les visages de chaque ct, tandis que Polly acquiesait.Les hommes et les femmes de cette extraordinaire assemble dgageaient une expression de bont

    et de sagesse, et tous semblaient descendre dune ligne de gens particulirement beaux. Un peu plusloin pourtant, les enfants dcouvrirent des visages dont lexpression tait lgrement diffrente. Desvisages solennels, qui, sils avaient t vivants, auraient certainement signifi quil valait mieuxtourner sept fois sa langue dans sa bouche avant de sadresser eux. Ils firent encore quelques pas et,cette fois-ci, furent cerns de visages quils n'aimaient plus du toutctait peu prs au milieu de lasalle. Ils avaient lair forts, fiers, heureux, mais cruels. Plus loin, ils avaient lair encore un peu pluscruels. Et plus loin encore, toujours plus cruels, mais ils navaient plus lair heureux. Ces visagesdonnaient une impression de dsespoir, comme si les personnes auxquelles ils appartenaient avaientcommis et subi des actes effroyables.

    Le dernier personnage de la range tait particulirement remarquable: ctait une femme dont lesatours taient encore plus somptueux ; elle tait grande (mais tous les personnages dans cette salletaient plus grands que dans notre monde) et avait une expression farouche et arrogante absolumentsaisissante. Elle tait trs belle. Des annes plus tard, Digory avoua que jamais dans sa vie il navaitrencontr de femme aussi belle. En revanche, il faut prciser que Polly dit toujours quelle ne voyaitpas ce quelle avait de particulirement beau...

    Cette femme, je disais donc, tait la dernire de la range, mais il y avait aprs elle de nombreuxfauteuils vides, comme si la salle avait t conue pour une srie de personnages beaucoup plusnombreuse.

    Si seulement nous pouvions savoir ce que tout cela cache, murmura Digory. Revenons surnos pas et allons regarder lespce de table au milieu.

    En effet ce ntait pas exactement une table. Ctait une colonne carre dun mtre cinquanteenviron de hauteur, sur laquelle slevait un petit arceau dor o tait suspendue une petite clochedore. A ct tait pos un petit marteau dor pour frapper sur la cloche.

    -Je me demande... je me demande... rflchissait Digory.Jai limpression quil y a quelque chose dcrit en dessous, dit Polly en se penchant pour

    regarder sur ie ct du pilier. Oui ! il y a quelque chose dcrit ! Mais je suis sr quon ne pourra rien dchiffrer.-Tu penses ? Je nen suis pas si sre.Tous deux examinrent linscription avec la plus grande attention mais, bien entendu, les lettres

    graves dans la pierre leur taient trangres. Un phnomne extraordinaire se produisit alurs: tandisquils observaient ces tranges lettres dont la forme ne saltrait pas, ils dcouvrirent quilspouvaient en comprendre le sens. Digory avait raison, ctait une salle enchante, mais il lavaitoubli, sinon il aurait compris que le sortilge commenait faire son effet. Il tait trop emport parson dsir de comprendre ce qui tait crit pour y penser.

    Linscription disait peu prs ceci - du moins en est-ce le sens car la posie du style taitbeaucoup plus frappante quand vous tiez sur place :

  • Choisis, intrpide tranger Frappe la cloche et brave le danger,Ou imagine jusqu ' en devenir fou Ce qu il serait advenu si tu avais frapp un coup.Jamais de la vie ! sexclama Polly. Nous ne voulons braver aucun danger. Non, mais tu ne comprends pas le pige ? Nous ne pouvons plus y chapper. Nous nous

    demanderons toujours ce quil serait arriv si nousavions frapp la cloche. Je nai aucune envie de rentrer et de devenir fou force dy penser.

    Jamais de la vie !- Ne sois pas bte ! Pourquoi sen faire ? Qu'importe ce qui aurait pu arriver ?- Parce que quiconque est arriv ce point est condamn sinterroger jusqu en perdre la

    raison. Cest le pouvoir de la magie, tu comprends. Je sens quil commence agir sur moi.-Pas sur moi en tout cas. dit Polly dun ton vex. Sur toi non plus, je ne te crois pas. Tu fais

    semblant.- Cest tout ce que tu trouves dire ? Cest parce que tu es une fille. Et tout ce que les filles

    savent faire, cest dbiner et mpriser les gens qui ont le got du risque.- Tu ne peux pas savoir quel point tu ressembles ton oncle quand tu parles comme a.-Tu pourrais viter de changer de sujet ? Nous tions en train de discuter de...- Ah! tu parles exactement comme un homme! scria Polly avec une voix dadulte, avant

    dajouter immdiatement de sa vraie voix : Et ne me dis pas que cest typiquement fminin, espce decopieur.

    - Rassure-toi, jamais je ne dirais dune gamine comme toi quelle a un comportementtypiquement fminin, rpliqua Digory dun ton hautain.

    -Ah ! oui, cest a, moi, une gamine; rpondit Polly, hors delle. Puisque cest comme a, netinquite pas, tu nauras plus te faire de souci pour la gamine en question... je pars. Jen ai assez decet endroit. Et jen ai assez de toi, espce de gros porc born et coinc!

    - Cest a ! rpondit-il avec une voix encore plus mauvaise quil n'en avait lintention, car ilvenait de voir la main de Polly glisser vers sa poche gauche pour prendre la bague jaune.

    Ce qu'il fit alors n'est excusable que si lon prcise quil le regretta profondment par la suite (ilne fut dailleurs pas le seul). Il saisit violemment le poignet de Polly et se plaqua contre elle, le doscontre sa poitrine. Aprs avoir neutralis son autre bras avec son coude, il se pencha, ramassa lemarteau et donna un coup sec sur la petite cloche dore. Puis il la relcha et tous deux tombrent enchangeant un regard perplexe, hors dhaleine. Polly tait su r le point dclater en sanglots, non pasde peur, ni mme parce que Digory lui avait meurtri le poignet, mais parce quelle tait dans unecolre noire. Heureusement, deux secondes aprs leur attention fut dtourne par un nouveauphnomne.

    La clochette mit une longue note, trs douce, comme en sourdine, qui, au heu de svanouir, semaintenait, se maintenait et amplifiait. Une minute

    peine plus tard, elle tait dj deux fois plus forte qu'au dbut, puis tellement forte que si lesenfants avaient essay de parler ( vrai dire ils ne songeaient plus parler, ils taient ttaniss) ilsauraient t incapables' de sentendre. Bientt, la note tait si puissante quelle aurait couvert deshurlements. Le volume augmentait toujours, mais ctait la mme note, douce et continue, dont ladouceur mme contenait quelque chose de terrifiant, jusquau moment o toute latmosphre de lapice se mit frmir, et les deux enfants sentirent le sol trembler sous leurs pieds. A cette notecommena se mler un autre son, plus vague, inquitant, qui ressemblait au roulement lointain duntrain pour finir en un craquement d'arbre qui tombe. On aurait dit dnormes poids qui scroulaient.Enfin, au milieu d'un clat de tonnerre fracassant et dune secousse qui faillit les renverser, prs dun

  • quart du toit scroula, d'immenses blocs de maonnerie s'effondrrent et les murs se mirent trembler. Le son de la cloche sarrta. Les nuages de poussire se dissiprent. Tout redevint calme.

    Lon ne sut jamais si la chute du toit tait due la Magie ou si le volume de la note mise par lacloche avait atteint une puissance telle quelle avait abattu les murs dj chancelants.

    Voil! Jespre que tu es content maintenant, soutfla Polly. De toute faon tout est fini.Tous deux pensaient en effet que c etajt fini. Jamais ils ne staient autant trompsChapitre 5 Le Mot DplorablePolly et Digory taient face face de part et dautre de la colonne o tait suspendue la cloche

    qui nmettait plus aucun son. Us tremblaient encore quand ils entendirent un lger bruissement duct de la salle rest intact. Us se retournrent : lun des personnages draps, cette femme assise lextrmit de la range, que Digory trouvait si belle, tait en train de se lever de son fauteuil.Debout, elle tait encore plus grande que ce quils avaient imagin, et tout chez elle, non seulement sarobe et sa couronne, mais lclat de son regard et la courbe de ses lvres, disait que c'tait unegrande reine. Elle jeta un regard autour de la salle, elle vit les dgts, elle vit les enfants, mais riendans son expression ne permettait de savoir ce quelle en pensait, ni si elle tait surprise. Ellesavana dun long pas, ample et souple, et demanda :

    Qui ma rveille? Qui donc a brisle sortilge?Je crois que cest moi, rpondit Digory. Toi ! scria la reine en posant sa main sur son paule - une main blanche, magnifique, dont

    Digory sentit la poigne, aussi ferme quune paire de tenaUes en acier. Toi? Mais tu nes quunenfant, un vulgaire enfant. Un seul regard suffit pour voir que tu nas pas la moindre goutte de sangroyal ni de sang noble. Comment as-tu os pntrer dans ce palais ?

    Nous venons dun autre monde, nous sommes arrivs ici grce la Magie, rpondit Polly,convaincue quil tait grand temps que la reine la remarque elle aussi.

    Est-ce bien vrai? demanda la reine, le regard toujours fix sur Digory, sans accorder mmeun coup dil Polly.

    Oui, cest vrai, dit-il.La reine avana son autre main prs du visage de Digory et souleva son menton pour l'examiner.

    Digory essaya de soutenir son regard mais il fut contraint de baisser les yeux: quelque chose en ellele subjuguait. Aprs lavoir dvisag attentivement, la reine lcha son menton en disant :

    -Tu nas rien dun magicien. Tu ne portes pas la Marque. Jimagine que tu es au service dunmagicien dont la magie ta permis d'arriver jusquici.

    Oui, mon oncle Andrew.A cet instant, non pas lintrieur de la salle mais lextrieur, tout prs, lon entendit un

    grondement, un dchirement, puis le violent fracas dune chute de pierres, et le sol se mit trembler.- Nous sommes en danger, dit la reine, tout le palais est en train de seffondrer. Nous avons

    quelques minutes pour nous enfuir avant dtre ensevelis sous les dcombres.Son ton tait aussi pos que si elle indiquait lheure.Venez, ajouta-t-elle en proposant sa main chacun des enfants.Polly, qui prouvait une profonde aversion pour cette reine et se sentait dhumeur plutt

    boudeuse, n'aurait jamais accept si elle avait pu. Mais la reine, en dpit de ce ton pos, avait desgestes imprieux et vifs comme lclair. Instantanment, Polly sentit sa main gauche saisie par unemain norme, avec une poigne irrsistible.

    Elle est redoutable, pensait Polly, d'une telle force quelle pourrait me casser le bras en un seul

  • tour de main. Elle ma pris la main gauche, je ne peux plus atteindre ma bague jaune. Je pourraistendre la main droite jusqu la poche gauche mais elle risque de le voir et de me demander ce queje suis en train de faire. Or quoi quil advienne, il ne faut absolument pas qu'elle soit au courant pourles bagues. Pourvu que Digory ait lintelligence de se taire. Si seulement je pouvais lui dire un mot entte tte...

    La reine les conduisit hors de la salle des personnages dans un long couloir, puis travers unlabyrinthe de pices, descaliers et de cours. Rgulirement, ils entendaient des morceaux de palaisscrouler. Ils faillirent mme tre crass par une immense arche qui seffondra juste aprs leurpassage. La reine marchait vite, les enfants taient obligs de trotter derrire elle pour suivre lerythme. Elle ne trahissait pas le moindre signe de crainte. Quel courage exceptionnel ! Et quelleforce! pensait Digory Cest vraiment ce que jappelle une reine! Jespre quelle nous raconteralhistoire de ce heu.

    De fait, elle leur raconta quelques bribes de cette histoire tout en avanant. Ceci est la porte qui mne aux donjons s>, disait-elle, ou : Ce passage conduit aux principales

    chambres de torture , ou encore: Ceci est lancienne salle de banquet dans laquelle mon arrire-grand-pre convia

    un festin sept cents nobles quil fit assassiner avant mme quils aient pu boire tout leur content.Ils taient coupables dides de rbellion.

    Enfin, ils arrivrent dans une salle plus large et plus leve que toutes celles quils avaienttraverses. Daprs les proportions et la prsence de portes immenses, Digory en dduisit quilsdevaient avoir atteint lentre principale. En un sens, il avait raison.

    Les portes, noires comme du jais, devaient tre en bne ou en mtal, un mtal noir, inconnu dansnotre monde. Elles taient fermes par de larges barres transversales qui avaient lair beaucoup trophautes atteindre et trop lourdes soulever. Digory se demandait comment ils allaient sortir quand lareine lui lcha la main et leva le bras. Elle se redressa, se raidit, et du haut de sa stature prononadincomprhensibles paroles (qui avaient un accent terrifiant) en frappant violemment dans le vide. Acet instant, les portes se mirent trembler comme du papier de soie et s'effondrrent brutalement, nelaissant quune trace de poussire sur le seuil.

    Ouah ! scria Digory. Ton matre magicien, ton oncle, a-t-il autant de pouvoir que moi? demanda la reine en

    reprenant fermement sa main. Enfin, jaurai certainement loccasion de le savoir. Entre-temps,rappelle-toi ce que tu viens de voir. Cest ce qui arrive aux objets et aux gens qui sopposent moi.

    Une lumire beaucoup plus forte inonda la grande entre vide, et ils ne furent nullement surpris dese retrouver au grand air. Un vent froid, qui avait quelque chose de rance, soufflait contre leursvisages. Ils taient sur une terrasse qui surplombait un vaste paysage se dployant perte de vue.

    Au fond, au-dessus de la ligne dhorizon, tait suspendu un grand soleil rouge, beaucoup plusgrand que le ntre. Digory sentit tout de suite quil tait aussi beaucoup plus ancien : ctait un soleilqui devait approcher de la fin de sa vie car il semblait puis davoir se pencher sur ce monde. Agauche, nettement plus haut, brillait une toile solitaire, immense. Seuls apparaissaient ces deuxlments qui, au milieu dun ciel sombre, formaient un tableau lugubre. Sur la terre, dans toutes lesdirections, stendait une vaste cit o lon ne distinguait pas le moindre tre vivant. Les temples, lestours, les palais, les pyramides, les ponts, tous projetaient de longues ombres inquitantes sous lalumire de ce soleil us. LTn large sillon couvert dun dpt gristre indiquait la prsence dunfleuve qui devait irriguer la cit.

    Admirez ce paysage que nul ne reverra jamais, dit la reine. Telle tait Charn, la grande cit,

  • la cit du Roi des Rois, merveille du monde et de tous les mondes. Ton oncle rgne-t-il sur une citde cette envergure, mon garon ?

    - Non, rpondit Digory qui sapprtait expliquer que son oncle ne rgnait sur aucune ville,avant dtre interrompu par la reine.

    - Aujourdhui tout est silencieux. Mais jai rgn ici une poque o latmosphre tout entirevibrait de la rumeur et de lactivit de la cit: les pas rsonnaient, les roues crissaient, les fouetsclaquaient, les esclaves gmissaient, les chariots grondaient et les tambours sacrificiels battaientdans les temples. Jaj rgn, Charn mais ctait la fin une poque o retentissait legrondement de batailles qui noyaient le fleuve dans le sang.

    Elle fit une pause avant d'ajouter :En un instant, une seule femme a tout effac.- Qui ? demanda timidement Digory, qui en fait avait devin.- Moi, rpondit la reine. Moi, Jadis, ultime reine, mais reine du monde.Les deux enfants, muets, tremblaient dans le vent glacial.- Ctait la faute de ma sur, poursuivit la reine. Cest elle qui my a pousse. Que la

    maldiction suprme demeure sur elle jamais. Jtais prte faire la paix, oui, prte pargner savie, si seulement elle mavait cd le trne. Mais elle refusait. Et son orgueil a dtruit le mondeentier. Au dbut de la guerre, lengagement de ne pas recourir la Magie tait encore respect. Maisle jour o elle a rompu cet engagement, que pouvais-je faire? Quelle imbcile ! Comme si elle nesavait pas que javais plus de pouvoir qu'elle. Elle savait mme que je dtenais le secret du MotDplorable. Comment pouvait-elle croire, elle qui fut toujours si faible, que je nuserais pas de monpouvoir ?

    De quel pouvoir ? demanda Digory.- Le secret des secrets. Les grands rois de notre race savaient depuis toujours quil existait un

    mot qui, sil tait prononc au cours de crmonies choisies, dtruirait tout tre vivant, except celuiqui lavait prononc. Hlas, ces anciens rois taient faibles, ils avaient le cur tendre, ils staientdonc engags entre eux et au nom de tous leurs descendants et successeurs, suivant des jugementssolennels, ne jamais chercher connatre ce mot. Mais moi, jai dcouvert ce mot dans un lieusecret, un prix terrible. Je ne lavais jamais utilis, jusqu'au jour o ma sur ma contrainte lefaire. Je me suis battue pour la vaincre par tous les autres moyens. Le sang de mes armes a coulcomme l'eau...

    - Quel monstre! murmura Polly.- La dernire grande bataille a dur plus de trois jours, dans lenceinte de Charn. Trois jours

    pendant lesquels j'ai suivi les oprations du haut de cette mme terrasse. Mais quand jai vu ledernier de mes soldats scrouler et que j ai entendu cette femme m au dite, ma s ur, la tte de sessu jets rebelles mi-chemin dans le grand escalier qui monte ici, j'ai attendu que nous

    soyons face face pour user de mon pouvoir. Elle a dard sur moi son regard malfique ens'criant: Victoire! Oui, ai-je rpondu, victoire, mais victoire moi. Cest alors que jaiprononc le Mot Dplorable. Un clair et jtais le seul tre vivant sous le soleil.

    Et les gens? demanda Digory, bouche be. Comment cela, les gens ? Les gens normaux, dit Polly, ceux qui ne vous avaient fait aucun mal. Et les femmes, les

    enfants, les animaux ?-Vous ne comprenez donc pas? demanda la reine en sadressant Digory. Ctait moi la reine.

    Ces genstaient mon peuple. Leur seule raison dtre tait daccomplir ma volont.

  • - En tout cas, ils nont vraiment pas eu de chance, dit-il. Ah ! oui, c'est vrai! Javais oubli que tu n'es quun vulgaire enfant. Comment pourrais-tu

    comprendre lide de raison dEtat? Il faudrait que tu apprennes, mon cher, que ce qui ferait du tort toi ou quiconque parmi le vulgumpecusnt fait pas de tort une reine comme moi. Le poids du monderepose sur nos paules. Nous devons nous affranchir de toutes les rgles. Nous sommes promis unedestine exceptionnelle et solitaire.

    Digory se rappela soudain que son oncle Andrew avait utilis exactement les mmes termes.Mais dans la bouche de la reine Jadis, ces paroles prenaient une dimension beaucoup plusimpressionnante, car l'oncle Andrew ne mesurait pas plus de deux mtres et navait pas cette beautstupfiante.

    Alors quavez-vous fait ? demanda-t-il.Javais dj jet de puissants sortilges dans la salle o sigent les figures de mes anctres,

    des sortilges si puissants que jtais moi-mme condamne sommeiller parmi eux, sans avoirbesoin de nourriture ni de feu, cela dt-il durer plus de mille ans, jusquau jour o quelquunviendrait frapper la cloche et me rveillerait.

    - Est-ce le Mot Dplorable qui a mis le soleil dans cet tat? demanda Digory.- Dans quel tat ?- Aussi large, aussi rouge, et aussi froid. Non, il a toujours l ainsi. Depuis des centaines de milliers dannes tout au moins. Avez-

    vous un soleil dune espce diffrente dans votre monde ?- Oui, il est plus modeste et plus jaune. Et il dgage beaucoup plus de chaleur.La reine mit un long A-a-ah ! s> trs appuy et Digory surprit sur son visage ce mme regard

    assoiff et avide quil avait aperu sur le visage de l'oncle Andrew.-Si je comprends bien, vous venez donc dun monde plus jeune, dit-elle.Elle ht une pause et jeta un nouveau regard sur la cit dserte. Regrettait-elle tout le mal quelle

    avait fait ? En tout cas, elle nen laissait rien paratre. A prsent, allons-y, dit-elle. Il finit par faire froid au bout dune si longue succession de

    sicles. O allons-nous? demandrent les deux enfants.-O ? rpta Jadis, surprise. Dans votre monde, bien sr.Polly et Digory changrent un regard, interloqus. Polly se mfiait de la reine depuis le dbut;

    quant Digory, aprs lavoir entendue raconter son histoire, il estimait qu'il lavait bien assez vue. Ilfaut dire que ce ntait pas le genre de personne que lon a envie de ramener chez soi. Dailleurs nosdeux amis ne savaient absolument pas comment ils auraient fait. Ils ne souhaitaient quune chose,repartir sans elle, mais Polly ne pouvait pas atteindre sa bague et Digory ne pouvait pas repartir sansPolly.

    Euh... euh..., rpondit-il soudain en rougissant, notre monde. J... je ne savais pas que voussouhaitiez vous y rendre.

    Pourquoi pensez-vous que vous avez t envoys ici, si ce nest pour venir me chercher? Je suis sr que vous naimere2 pas, dit-il. Ce nest pas du tout votre genre, nest-ce pas,

    Polly ? Cest un monde trs ennuyeux. Non, vraiment, a ne vaut pas la peine. Cela en vaudra bientt la peine lorsque je laurai ordonn, rtorqua la reine. Cest impossible, insista Digory. a ne marche pas comme a. On ne vous laisserait pas

    entrer, vous savez. Nombre de grands rois ont cru quils pouvaient sopposer la maison de Charn. Hlas, ils

  • ont tous chou et mme leur nom a sombr dans loubli. Quel petit sot tu tais ! Sache que moi, avecma beaut et ma Magie, j aurai tout ton monde mes pieds en moins dun an, Prpare tes formulesincantatoires et emmne-moi immdiatement.

    Cest pouvantable, murmura Digory loreille de Polly. Tu te fais peut-tre du souci pour ton oncle, reprit la reine. Naie crainte, sil me rend

    honneur comme il se doit, il conservera sa vie et son trne. Je nai pas linrention de me battre contrelui. Sil a russi trouver le moyen de vous envoyer jusquici, je suppose que c'est un grandmagicien. Est-ce qu'il rgne sur tout votre monde ou sur une partie seulement?

    -Il ne rgne sur rien. Tu mens, scria Jadis. La Magie est une affaire de sang royal. A-t-on jamais vu des

    personnes ordinaires magiciennes ? Fais attention, car je peux voir en toi si tu dis la vrit ou nonlorsque tu parles. Je sais que ton oncle est

    le grand Enchanteur et le grand Roi de ton monde. Son art lui a permis de voir l'ombre de monvisagese reflter dans un miroir magique ou dans une mare enchante ; ainsi, subjugu par ma beaut,il a cr un sortilge assez puissant pour renverser votre monde jusque dans ses fondations et vousenvoyer au-del du golfe qui spare les mondes afin que je lui fasse grce de ma venue. Rpondez-moi : nest-ce pas ainsi que tout sest pass ?

    -Pas exactement, non, rpondit Digory.Pasexactement, rpta Polly plus fort. De toute faon, votre histoire ne tient absolument pas

    debout ! Petits vauriens ! hurla la reine en se retournant, furieuse, vers Polly dont elle attrapa les

    cheveux au sommet du crne, juste l o cest le plus douloureux. Hlas, en faisant ce geste elle lchala main des deux enfants.

    - Vite ! hurla Digory.-Filons! reprit Polly.Tous deux plongrent la main gauche dans la poche. A linstant mme, cet univers moribond

    disparut de leur vue et ils se sentirent prcipits vers le haut tandis quune douce lumire verte venaitles envelopper.

    Chapitre 6 LE DBUT DES MSAVENTURES

    de loncle AndrewChapitre 12 Le voyage de FraiseChapitre 3 Edmund et larmoireChapitre io Lenchantement COMMENCE A SE ROMPRE

    - Ma sur, observa la reine Lucy, mon royal frreChapitre 6 Shasta au milieu des tombesChapitre 12 Shasta Narnia

    chambre au trsor, larc tait en parfait tat deChapitre 7 Lancien Narnia ent danger- Honorable docteur, articula une voix fluette etChapitre i Un TABLEAU SUR LE MURChapitre 5 La TEMPTE ET SES CONSQUENCESChapitre 9 Lle des VoixChapitre 13 Les trois dormeurs

  • de loncle Andrew Lche-moi, lche-moi ! hurlait Polly.Mais je ne te touche pas ! rpondit Digory.Soudain leurs ttes mergrent hors de la mare, et ils se sentirent envelopps par la luminosit

    apaisante du Bois-dentre-Ies-Mondes, plus intense, plus chaleureuse et plus rassurante que jamaisaprs le monde de dcrpitude et de ruines auquel ils venaient d'chapper. Je pense mme que, silsavaient pu, ils auraient prfr oublier qui ils taient et do ils venaient pour sallonger dans lherbeet couter les arbres pousser, moiti endormis.

    Hlas, une surprise inattendue les maintint en veil : peine avaient-ils pos le pied sur lherbequils dcouvrirent quils n'taient pas seuls. La reine, ou la sorcire peu importe le nom que vousprfrez lui donner stait transporte avec eux en saccrochant aux cheveux de Polly. Cestpourquoi Polly avait hurl : Lche-moi ! *

    Ce qui prouvait autre chose propos des bagues, que loncle Andrew ignorait lui-mme: poursauter dun monde lautre il ntait pas ncessaire den porter ni den toucher une soi-mme, ilsuffisait de toucher quelquun qui en touchait une. Les bagues agissaient comme un aimant, et tout lemonde sait que, si lon attrape une aiguille avec un aimant, toute autre aiguille en contact avec lapremire sera galement attire.

    Nanmoins, au milieu du Bois, la reine Jadis avait un tout autre aspect. Elle tait beaucoup plusple, si ple quelle avait perdu toute trace de beaut. Elle tait vote et avait du mal respirer,comme si l'atmosphre l'touffait. Les enfants navaient plus la moindre peur d'elle.

    - Lchez-moi ! Lchez-moi les cheveux ! hurla Polly. Quest-ce que vous me voulez? Oui ! Lchez-lui les cheveux immdiatement! scria Digory.Tous deux se retournrent pour se dbattre et se dgagrent en quelques secondes. La sorcire

    chancela, essouffle, une expression de profonde terreur dans le regard.Vite, Digory ! cria Polly. Changeons de bague et sautons dans la mare du retour.- Au secours ! Au secours ! Ayez piti de moi ! gmissait la sorcire dune voix affaiblie en

    titubant derrire eux. Emmenez-moi avec vous. Vous ne pouvez pas mabandonner dans cetpouvantable endroit. Je suis en train de mourir.

    Raison dEtat, rpondit Polly avec morgue. Comme lorsque vous avez tu votre peuple.Allez, dpche-toi, Digory.

    - Attends ! Que faut-il faire ? rpondit Digory qui ne pouvait sempcher davoir piti de lareine, alors quils avaient dj mis la bague verte.

    Oh ! je ten prie, ne sois pas si bte. Je parie qu'elle fait semblant. Allez, viens.Et les deux enfants bondirent dans la mare du retour. Heureusement que nous avons fait cette

    marque au sol , songea Polly.Ils taient en train de sauter quand Digory sentit son oreille pince par deux gros doigts glacs, un

    pouce et un index. Ils continuaient plonger, les formes indfinies de notre monde commenaient apparatre, mais il sentait les deux doigts se resserrer de plus en plus violemment. Il avait beau sedbattre et donner des coups de pied, cela ny faisait rien.

    Quelques instants plus tard, ils atterrissaient dans ltude de loncle Andrew qui se tenait face eux en personne, les yeux carquills devant la merveilleuse crature que Digory avait ramene delau-del.

    Il y avait en effet toutes les raisons dtre abasourdi. Remise de son moment de faiblesse etentoure par les objets ordinaires de notre monde, la sorcire formait un spectacle saisissant. ACharn, elle tait dj assez inquitante, Londres, elle tait terrifiante. Digory ne stait jamais rendu

  • compte quel point elle tait grande. A peine humaine , songeait-il en l'observant - il avait raisoncar certains rapportent que du sang de gant coule dans les veines de la famille royale de Charn. Etencore, sa taille ntait rien ct de sa beaut et de son expression farouche et indomptable. Elleavait lair dix fois plus vivante que les gens que lon croise tous les jours Londres.

    Face elle, loncle Andrew ressemblait une pauvre petite crevette qui sinclinait et se frottaitles mains, lair paralys. En mme temps, comme Polly lexpliqua plus tard, il y avai: une certaineressemblance entre eux, quelque chose qui manait de lexpression du visage. Ctait lexpressionquont tous les magiciens malfiques, cette Marque que Jadis narrivait pas distinguer sur levisage de Digory. Heureusement, il y avait un avantage les voir ensemble : a ct de la sorcire,loncle Andrew ne vous faisait pas plus peur quun ver de terre ct dun serpent sonnettes ou unevache ctdun taureau fou.

    Pouah ! pensait Digory. Lui, magicien! Tu parles! Elle, au moins, cest une vraie !Loncle Andrew ne cessait de se frotter les mains en s'inclinant. Il essayait de dire quelque chose

    de poli mais il avait la bouche tellement sche qu'il ne pouvait prononcer le moindre mot. Son exprience avec les bagues, comme il disait, tait un succs qui dpassait tous ses espoirs. Car ilavait beau traficoter avec ta Magie depuis de nombreuses annes, il avait toujours laiss les autresprendre les risques (dans la mesure du possible), et lui-mme navait jamais vcu d'exprienceexceptionnelle.

    Enfin Jadis se mit parler, non pas trs fort, mais avec une inflexion dans la voix qui fit tremblertoute la pice.

    O se trouve le magicien qui m'a fait venir dans ce monde ? Euh... euh... chre madame, bgayait loncle Andrew, je suis extrmement honor...

    hautement reconnaissant... un plaisir que je nattendais pas... si seulement javais pu prparer.. je...je...

    O est le magicien, idiot ? Je... je... madame, jespre, que vous voudrez bien mexcuser... euh... les liberts que ces

    enfants mal levs ont sans doute os prendre. Sovez-en certaine, je navais nullement lintentionde...

    Vous ? sexclama la reine avec un accent plus terrifiant encore.Elle traversa ia pice duneseule enjambe, saisit une norme poigne des cheveux gris de

    loncle Andrew et releva violemment sa tte afin de scruter son visage, les yeux dans les yeux. Ellelexamina comme elle avait examin Digory dans le palais de Charn. Loncle Andrew ne cessait decligner des yeux et de se passer la langue sur les lvres nerveusement. Enfin elle le lcha et ilchancela brutalement contre le mur.

    Je vois, conclut-elle avec mpris, vous tes magicien... en quelque sorte. Relevez-vous,chien, et ne vous talez pas comme si vous tiez face des gaux. Comment se fait-il que vousconnaissiez lart de la Magie c Vous n'avez pas une goutte de sang royal, je le jurerais.

    Eh bien.., disons... peut-tre pas au sens strict, madame, balbutiait loncle Andrew. Pasexactement royal, mais les Ketterlev sont une trs vieille famille, une vieille famille du Dorsetshire,madame.

    La paix ! ordonna la sorcire. Jai compris, vous faites partie de cesmagiciens la petite semaine qui travaillent base de li