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lemonde.fr « La Mouette » en trois actes, avec Thomas Ostermeier à Lausanne Nous avons suivi, au Théâtre-Vidy, à Lausanne, les répétitions du metteur en scène allemand à la méthode si particulière : il fait appel à lʼexpérience personnelle des comédiens pour exprimer ce quʼil y a de vivant dans la pièce de Tchekhov. Une mouette, un lac, un théâtre… Au bord de ce lac, une troupe joue une pièce qui met en scène des jeunes gens qui jouent une pièce au bord dʼun lac. La scène se passe à Lausanne, au Théâtre-Vidy, et la pièce cʼest évidemment La Mouette, de Tchekhov, que met en scène Thomas Ostermeier, avec une superbe distribution de comédiens français : Bénédicte Cerutti (Macha), Valérie Dréville (Arkadina), Cédric Eeckhout (Medvedenko), Jean-Pierre Gos (le seul Suisse de lʼaffaire, qui joue Sorine), François Loriquet (Trigorine), Sébastien Pouderoux (Dorn), Mélodie Richard (Nina) et Matthieu Sampeur (Treplev). Après une première période de travail en août 2015, la troupe sʼest retrouvée début janvier au Théâtre-Vidy, pour une plongée en apnée dans la pièce jusquʼau vendredi 26 février, soir de la première. Nous avons suivi trois sessions de ces répétitions, le 25 janvier et les 8 et 19 février, en compagnie du colosse aux yeux bleus du théâtre « La Mouette » en trois actes, avec Thomas Ostermeier à Lausanne about:reader?url=http://www.lemonde.fr/scenes/visuel/2016/02/26/la-mouette-en-troi... 1 sur 7 21/04/16 17:34

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« La Mouette » en trois actes, avecThomas Ostermeier à Lausanne

Nous avons suivi, au Théâtre-Vidy, à Lausanne, les répétitions dumetteur en scène allemand à la méthode si particulière : il fait appelà lʼexpérience personnelle des comédiens pour exprimer ce quʼil ya de vivant dans la pièce de Tchekhov.

Une mouette, un lac, un théâtre… Au bord de ce lac, une troupejoue une pièce qui met en scène des jeunes gens qui jouent unepièce au bord dʼun lac. La scène se passe à Lausanne, auThéâtre-Vidy, et la pièce cʼest évidemment La Mouette, deTchekhov, que met en scène Thomas Ostermeier, avec unesuperbe distribution de comédiens français : Bénédicte Cerutti(Macha), Valérie Dréville (Arkadina), Cédric Eeckhout(Medvedenko), Jean-Pierre Gos (le seul Suisse de lʼaffaire, qui joueSorine), François Loriquet (Trigorine), Sébastien Pouderoux (Dorn),Mélodie Richard (Nina) et Matthieu Sampeur (Treplev). Après unepremière période de travail en août 2015, la troupe sʼest retrouvéedébut janvier au Théâtre-Vidy, pour une plongée en apnée dans lapièce jusquʼau vendredi 26 février, soir de la première. Nous avonssuivi trois sessions de ces répétitions, le 25 janvier et les 8 et 19février, en compagnie du colosse aux yeux bleus du théâtre

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européen et de ses comédiens. Après Lausanne, où le spectaclesera joué jusquʼau 13 mars, cette Mouette volera à tire dʼailes àtravers lʼEurope et la France, où elle se posera notamment à Paris,au Théâtre de lʼOdéon, du 20 mai au 25 juin.

Lundi 25 janvier, grand beau sur le lac

Le ciel est si bleu, si calme au-dessus des montagnes, mais on nele verra pas beaucoup. Ce jour-là, Thomas Ostermeier débute larépétition à 10 heures du matin. Et il la commence de manièresurprenante, en prononçant cette phrase mystérieuse : « On vacommencer par un peu de story-telling. La situation est la suivante :vous devez confier quelque chose de très intime à quelquʼun quevous ne connaissez pas bien ». Trois comédiens se lancent dansune improvisation, sur le petit plateau de bois à lʼavant-scène, quiconstitue lʼessentiel du décor. Puis insensiblement, sans que lʼonpuisse déceler vraiment la transition, ils se mettent à jouer le débutde lʼacte III de La Mouette, qui voit Macha, la jeune fille toujoursvêtue de noir parce quʼelle « porte le deuil de sa vie », se laisseraller aux confidences avec Trigorine, lʼécrivain célèbre.

Tous les comédiens sont présents dans la salle, même ceux quinʼauront pas forcément de scène à répéter ce jour-là. Et tous sonten costume. Et lʼensemble des collaborateurs du spectacle sont làégalement, comme ils le sont tous les jours : Nils Ostendorf, quisʼoccupe de la partie musicale, importante, du spectacle ; lescénographe Jan Pappelbaum, assis derrière les deux maquettesqui représentent la boîte grise de son décor ; Nina Wetzel, lacostumière ; Marie-Christine Soma, qui signe les lumières ; et biensûr Elisa Leroy, lʼassistante de Thomas Ostermeier, qui veille à toutet traduit les propos du maître qui, sʼil parle fort bien français,préfère diriger en allemand. Seul manque à lʼappel lʼécrivain OlivierCadiot, qui signe la version française de la pièce, un canevas surlequel les acteurs ont aussi brodé leurs motifs au fil des répétitions.

Ainsi va la méthode Ostermeier, qui ne vise pas tant à

« monter » une pièce quʼà retrouver ce quʼil y en a en elle de plus

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vivant, et à libérer la créativité et la sincérité des comédiens.Mélodie Richard nʼest pas dépaysée, elle qui a beaucoup travaillé –et débuté, quasiment – avec le maître polonais Krystian Lupa : «Chez Ostermeier, le rythme est essentiel, observe-t-elle. Il faut quʼily ait comme une basse continue, sur laquelle vient la mélodie dessituations, des rapports et des états. Mais sur le fond, cʼest lamême chose que chez Lupa : tout part de lʼexpérience,complètement. De façon impitoyable, même, je dirais… Et après ilfaut que cela touche lʼautre : Thomas dit toujours que le drame oula tragédie ne sont pas en nous, dans lʼacteur, mais quʼils sontquelque part entre les deux acteurs, comme une balle quʼon vaattraper et renvoyer. Cʼest très ludique, car jouer, cʼest forcémentjouer avec le partenaire ».

Dʼailleurs, Thomas Ostermeier parle peu aux comédiens de leurspersonnages. Il les ramène toujours à la situation dans laquelle cespersonnages sont plongés, et quʼils doivent vivre de la manière laplus personnelle et la plus vivante possible. « Tout le travail reposesur la recherche dʼune très grande vérité, dʼune très grandeprofondeur dans le parcours émotionnel des personnages, analyseSébastien Pouderoux. Je nʼai jamais travaillé de cette manière-là :Thomas a vraiment une méthode à lui. Il est un peu voyeur, jepense [rires]. Stanislavski disait que jouer cʼest livrer quelque chosede son intimité en public, ce qui est très spécial et très paradoxal.Cʼest comme si Ostermeier prenait au premier degré cetteproposition. Il a vraiment lʼart de ramener une situationémotionnelle contenue dans le texte à son expression la plussimple, ce qui fait que lʼon peut se dire : je lʼai vécue ».

Une telle méthode a ses exigences. « Depuis Patrice Chéreau, jenʼai jamais vu une telle intensité et une telle concentration dans letravail », affirme Marie-Christine Soma. Dans lʼaprès-midi, ThomasOstermeier sʼenvole pour Berlin. Les comédiens partent faire leurcours de yoga quotidien. « On va respirer ! », sourit MélodieRichard.

Lundi 8 février : dépression au-dessus du plateau

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« Où en êtes-vous ? », demande-t-on à Thomas Ostermeier enarrivant. « En plein milieu des emmerdements », répond-il en riant.La première est dans trois semaines : le pire moment ? Un despires. Celui où tout a été vu et revu, peigné et repeigné, mais où ilfaut maintenant revenir à la vie, à lʼintensité du présent. Sur leplateau, lʼunique porte qui figurait encore dans le décor deuxsemaines avant a disparu. Au fur et à mesure, Ostermeier enlève,épure. Les comédiens reprennent la transition entre lʼacte II etlʼacte III. Sébastien Pouderoux, guitare électrique en main, fait desessais de chansons : Blue Hotel de Chris Isaak ? Le « Shiny Shiny» de Venus in Furs, du Velvet Underground ? La décision reste ensuspens. Plus tard, cʼest The End, des Doors, qui accompagnera ledestin brisé de Nina la mouette et de Treplev, qui sʼétait rêvé enjeune artiste radical.

Ostermeier serre les boulons sur tout lʼacte III. « Il faut que ce soit àla fois plus drôle et plus tragique », demande-t-il. « On doit vraimentse sentir confronté à la vie nue ». « Essayez toujours de parlercomme si vous ne saviez pas ce que vous allez dire après, ce quiva se passer ensuite ». « Avec lui, on est vraiment dans lʼici etmaintenant du théâtre, remarque Valérie Dréville, qui ne voit passans une certaine autodérision le fait quʼelle joue Arkadina, lʼactriceinstallée, diva et insupportable, alors quʼil y a vingt ans elle jouaitNina dans La Mouette mise en scène par Alain Françon. Il ne nousbombarde pas de discours sur la pièce, il se garde de nous donnertrop de clés ou de secrets avant que lʼon soit rentrés dans leconcret du plateau. Cʼest cela, une répétition : le corps quicomprend la situation. On découvre sa vision de la pièce dans uneconversation très vivante à partir du travail lui-même ». « Ce quilʼintéresse, cʼest ce que lʼon révèle de nous-mêmes à travers lapièce, renchérit François Loriquet. Il a plusieurs trains dʼavance surnous, il connaît la pièce comme si elle était une partition musicale,et il nous laisse jouer comme si on était chacun un instrument avecune sonorité particulière, et en même temps on est maintenus dansquelque chose de très sûr ».

Lʼaprès-midi avance, séquence après séquence. On sort à 22heures : Thomas Ostermeier demande à tout le monde de quitter lasalle, pour travailler lʼacte IV en toute intimité avec Mélodie Richardet Matthieu Sampeur. Dehors, il neige. Comme il neigeait sur la

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scène, quelques instants auparavant, une neige de théâtre,soufflée au ventilateur. Fondu enchaîné.

Vendredi 19 février : ciel gris, dernière ligne droite, une Mouette filedans la nuit

La première est dans une semaine. La veille au soir, les comédiensont joué le premier « filage » – la répétition de la pièce enintégralité, sans interruption. Thomas Ostermeier nʼest pas content.« Ils ont été rattrapés par la peur, constate-t-il. Alors ils ontconvoqué leur savoir-faire, leurs trucs dʼacteurs ». Il commence larépétition par un exercice de « training » quʼil affectionne : action-réaction. Deux par deux, les acteurs se font face, sʼobservent, puislʼun lance à lʼautre ce quʼil ressent de son état mental : « tu es encolère, tu es hypocrite, etc ». Lʼautre lui répond, et ainsi de suite.

« Mon vrai souci, cʼest de créer les conditions pour que les acteursjouent ensemble, explique le metteur en scène. Il faut quʼils viventla pièce sur scène. Jʼutilise donc ces exercices inventés par lepédagogue américain Sanford Meisner, qui développe la relationcomme assise du jeu ».

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Le « story-telling », lui, joue un autre rôle. Thomas Ostermeier ainventé cette méthode il y a quelques années, au moment desrépétitions dʼUn ennemi du peuple, dʼIbsen. « Je rencontre souventdes gens qui ne vont pas au théâtre, et quand je leur demandepourquoi, ils me répondent invariablement quʼils nʼaiment pas lethéâtre parce que les acteurs crient, quʼils parlent dʼune façonartificielle, bizarre, ce qui nʼest pas le cas au cinéma. Il fallait donctraiter le problème, dʼautant plus que moi-même je déteste lesclichés au théâtre. Il me fallait une méthode où les acteurs nerépètent pas ce quʼils ont dans la tête concernant leur personnage,mais qui leur permette de faire lʼexpérience des situations dʼunepièce à partir de leur propre vie. Alors jʼai eu cette idée des story-

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tellings, qui consiste à faire improviser les acteurs, sur une situationdonnée, à partir dʼévénements quʼils ont vraiment vécus. Depuisque je lʼutilise, je trouve cette méthode fabuleuse, tant elle pousseles acteurs à étudier en profondeur les comportements humains ».

Le comportement humain, Ostermeier le remet sans cesse sur lemétier, au fil de cette après-midi quʼil passe à démonter tout ce quilui a semblé relever du cliché dans la représentation de la veille.Puis vient le soir, et le deuxième filage en intégrale de la pièce, quisʼouvre par cette citation de Tchekhov : « Qui est allé en enfer voitle monde et les hommes avec un autre regard » – une phrase-clédans la lecture que le metteur en scène fait de La Mouette.

Un filage magnifique, quasiment miraculeux. Euphorie, fatigue.

« On ne fera jamais aussi bien », lance Ostermeier avec sonhumour toujours un peu grinçant. Pour la peine, il sʼallume unecigarette. Il lʼa bien méritée. Dehors, les mouettes du lac Léman ontdisparu dans la nuit.

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