« C’est entre vos mains. » (Peter Gabriel)

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«C’estentrevosmains.»(PeterGabriel)

Voici le livredesrévolutionspossibles.Ils’appuiesuruneexpérienceacquisedansprèsdecinquantepays aussi bien que sur les enseignements de Gandhi et du stratège Gene Sharp. Il prend la voixexceptionnelledeSrdjaPopovic,apôtredelaluttenonviolente,quifittomberMilosevic,futdetoutesles « révolutions fleuries » (Géorgie, Liban, Ukraine, etc.), et a été considéré comme « l’architectesecret»duprintempsarabe.PopovicnousfaitentrerdanslescoulissesdesévénementshistoriquesduXXIe siècle. Il raconte ce quimarche et comment çamarche. Il explique aussi pourquoi cela échoueparfois,commeenUkraineouenChine.Sonlivreréconcilieavecl’actionpolitiqueetmontrecombienilestcrucial,nonseulementd’allerauboutdeschoses,maisaussid’avoirunevisionclairedecequ’onferadelaliberté.

SrdjaPopovic,fondateurdumouvementOtpor!,dirigeleCentreforAppliedNonViolentActionandStrategies(Canvas)etenseignedepuis2013l’activismepolitiquenonviolentàlaNewYorkUniversity.

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SrdjaPopovicAvecMatthewMiller

Commentfairetomberundictateur

quandonestseul,toutpetit,etsansarmes

Traduitdel’anglaisparFrançoiseBouillot

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Retrouvezl’ensembledesparutionsdesÉditionsPayot&Rivagessur

www.payot-rivages.frConceptiongraphiquedelacouverture:SaraDeux;illustration:©Banski

TITREORIGINAL:BlueprintforRevolution

(ThistranslationpublishedbyarrangementwithSpiegel&GrauanimprintofRandomHouse,adivisionofRandomHouseLLC.)

©MatthewMilleretSrdjaPopovic,2015©ÉditionsPayot&Rivages,Paris,2015pourlatraductionfrançaiseet2017pourlaprésente

édition

ISBN:978-2-228-91388-1

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Celivreestdédiéàmesamis,quim’ontsoutenuetm’ontfaitconfiancedansmafollemissionauxcôtésdesagitateursdu

mondeentier;etàmonfils,Moma,pourquij’espèreégoïstementquenouspourronsvivredansunmondemeilleur.

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Avant-proposCelivreparlederévolutions.

Pasderévolutionsviolentes:ellesfinissentengénéraltrempéesdusangdesinnocents.Etpasnonplusderévolutionsprônéesparunpetitgroupedefanatiques : sivousvoulez savoir commentcelles-là se terminent, installez-vous confortablement avec une bonne biographie de Lénine. Non, ce livreparle desmouvements qui se propagent aujourd’hui un peu partout dans lemonde, de la place Tahrir au Caire jusqu’à NewYork avec le mouvementOccupyWall Street.C’est un livre sur les révolutions lancées par des gensordinaires, convaincus que s’ils se rassemblent pour réfléchir de façoncréative, ils seront capables de renverser les dictateurs et de corriger lesinjustices.

J’ai eu la chance d’être l’un de ces révolutionnaires ordinaires, et j’aiaccompli un improbable périple personnel qui m’a mené du statut deguitariste/bassistebelgradoishypercooletsansconsciencepolitiqueàceluideleaderd’Otpor!, lemouvementnonviolentqui a renversé ledictateur serbeSlobodanMilosevic.Après un bref passage auParlement serbe, je travailledésormaiscommeconsultantpourtouslesmouvements,petitsougrands,qui,partout dans le monde, souhaitent appliquer les principes de l’action nonviolentepours’opposeràl’oppressionetapporteràleurpeuplelaliberté, ladémocratieetlebonheur.Maispasdepanique:cen’estpasunlivresurmoi.C’est un livre sur tout ce que j’ai appris en travaillant avec des activistesd’Égypteoud’Ukraine,surlesgrandesidéesetlespetitestactiquesquifonttoutelaforcedecequej’aimeappeler«lepouvoirdupeuple».N’étantpasungrandintellectuel, j’aichoisidepartagermonexpériencenonpassouslaforme d’un exposé sèchement factuel, ni en vous assommant de théoriescomplexes, mais en racontant simplement l’histoire d’individus et demouvements remarquables, des défis qu’ils ont dû affronter et des leçonsqu’ilsontapprises.

Ce livre s’organise autour de deux axes. L’un présente une séried’exemplesillustrantcequepeutêtrel’activismenonviolentdanslemondeactuel,ainsiquelescaractéristiquesclésdesmouvementspourlechangementsocialquionteuuneissueheureuse.L’autreétudieplusieurscaspratiquesdubonusagedeces techniquesnonviolentes. J’espèrequeceshistoiresetcesexemples seront pour vous une source d’inspiration et qu’ils vous aiderontdans vos propres luttes à faire la différence. Du fait de la nature de ceshistoires — certaines des anecdotes racontées ici concernent des gens quiseraientencoreengranddangersilerôlequ’ilsyontjouéétaitconnu—j’aiveilléàchangerdesnomsetdesélémentsidentifiants.J’aiaussiprislaliberté

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de simplifier parfois des histoires complexes pour les réduire à l’essentiel,avecmesexcusesauxexpertsetauxpédants.

Les idées et les histoires de ce livre ne doivent pas simplement êtrecomprises, elles doivent aussi, et surtout, être ressenties. Comme un bonalbum de rock, elles doivent avoir pour effet de vous faire bondir sur vospiedsetdevousmettreenmouvement.Ellesvisentàvousconvaincrequesiles costards-cravates, les caïds et les brutes qui dirigent le monde vousparaissentinvincibles,ilsuffitparfois,pourlesrenverser,d’unpeud’humour.

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1Çanepeutpassepassercheznous

MabellevilledeBelgradenefaitsansdoutepaspartiedelalistedesdixendroitsqu’il fautavoirvisitésdanssavie.Certainsdenosvoisinspeuventêtre assez rudes, et nous-mêmes, les Serbes, avons la réputation d’être desfauteurs de troubles, au point d’avoir donné à une grande artère le nomdeGavrilo Princip, l’homme que l’on accuse d’avoir déclenché la PremièreGuerremondiale,etattribuéàuneruelenomdesabandederévolutionnaires.Et puis, il y a le souvenir de notre ancien dictateur SlobodanMilosevic, lemaniaque qui a introduit le « nettoyage ethnique » dans le monde, lancéquatre guerres désastreuses contre ses voisins dans les années 1990, etprovoquéunesériedebombardementsde l’OTANquiont ravagéBelgrade.Mais rien de tout cela n’avait l’air de troubler le groupe d’une quinzained’Égyptiens arrivés à Belgrade en juin 2009. Ils n’avaient pas fait tout cechemin pour s’offrir un mois de vacances dans une station balnéaire : ilsétaientvenuspréparerunerévolution.

Vuleuragendaparticulier,lepremierendroitquejetinsàleurmontrerestle dernier que j’aurais recommandé à un visiteur ordinaire : la place de laRépublique.Pouravoiruneidéedel’aspectdecettepartiesaleetbiscornuedelaville,prenezTimesSquare,réduisez-ledemoitié,etsupprimeztoussesnéons et toute son énergie en ne lui laissant que ses embouteillages et sacrasse.MaislesÉgyptienss’ensouciaientfortpeu.Ilsn’avaientqu’uneidéeen tête : renverser leur propre dictateur,HosniMoubarak.À leurs yeux, laplacede laRépubliquen’étaitpasunpiègeà touristes,mais legroundzero

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d’unmouvementnonviolentlancéparunebandedejeunesgensordinaires,etce mouvement était devenu une force politique massive qui avait réalisél’impensable en renversant Milosevic. J’étais l’un des leaders de cemouvement et mes amis égyptiens étaient venus me trouver dans l’espoird’apprendrequelquechosedenous.

Jecasaimongroupedansuncointranquille,àl’écartdescafésbruyantset de leurs serveurs éreintés, et j’entamai mon petit discours. Il y eut untemps, leur dis-je en désignant les boutiques de luxe—Armani, Burberry,MaxMara—quiparsèmentlaplace,oùl’inflationenSerbieétaitsiterribleque le prix du kilo de pommes de terre bondit de quatre mille à dix-septmilliardsdedinarsenl’espaced’unan1.Commesicelanesuffisaitpas,nousétions aussi en guerre avec la Croatie voisine. Et si vous vous risquiez àouvrirlabouchepourcritiquerlespolitiquesdésastreusesquiavaientconduitàl’effondrementdenotreéconomieetàlapertedenotresécurité,vousétiezarrêté,tabassé,etparfoispire.En1992,j’étaisétudiantenpremièreannéedebiologie.L’avenir,pourlesjeunescommemoi,seprésentaitsouslesauspiceslesplussombres.

«Ouais,rigolal’undesÉgyptiens,onconnaîtlachanson!»

Les autres hochèrent la tête en signe d’acquiescement tandis que jepoursuivaismonhistoire.FaceàlaterreurimposéeparMilosevic,leurdis-je,laréactionnaturelle,dumoinsaudébut,futl’apathie.Aprèstout,mesamisetmoi n’étions pas du genre à imaginer lancer un jour un quelconquemouvementpolitique.Nousn’étionspasdesapprentispoliticiens.Nousétionsdejeunesétudiantsquipartageaientlespassionsdetousleurscongénères:selevertard,picolerunmaximumetdraguerlesfilles.Sivousm’aviezdemandéàl’époquecequiauraitpumefairedescendresurlaplacedelaRépublique,je n’aurais pas répondu : « Une manifestation. » J’aurais répondu : « Unconcertderock.»

De notre recoin de la place, je tentai d’expliquer pourquoi j’aimaisRimtutituki,ungroupedontlenomdescènesignifie«Jetemetsmaqueue»,enespérantque les troisouquatre femmesdugroupequiportaient lehijabn’enseraientpastropchoquées.En1992,Rimtutitukiétaitlegroupelepluscool deBelgrade : une bande de joyeux drilles armés de guitares, dont leschansons étaient connues pour leurs paroles provocatrices. Quand ilsannoncèrent un concert gratuit— un événement rare—mes potes et moiséchâmeslescourspourfilerillicoplacedelaRépubliquevoirnosidolesenpleineaction.

Cequisepassaensuitefutunchoc.Aulieudedonneruneautredeleursperformancessimarrantes,lesmembresdeRimtutitukifirentleurentréesurlaplacejuchéssurunpick-up,ayantplusl’airdegénérauxconquérantsque

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demusicienspunks.Puis,toutendécrivantdegrandscerclesavecleurpick-up, ils livrèrent un pot-pourri de leurs chansons les plus connues, dont lesparolesdisaientnotamment:«Sijetiremonarme,jen’auraipasletempsdetirer mon coup », ou « Sous le casque, pas de cerveau ». Il n’y avait pasbesoin d’être ungénie pour comprendre ce qui se passait : la guerre faisaitrage,Belgradeétaitrempliedesoldatsetdetanksenroutepourlefront,etily avait ces punks en train de se moquer de tout ce militarisme, de parlercontre la guerre, de plaider pour une vie normale et heureuse. Et tout celadans une dictature, où beugler ce genre de slogans en public pouvait vousattirerlespiresennuis.

Tandis que je courais derrière le pick-up en acclamant mes musiciensfavoris, j’eus une série de révélations. Je compris que l’activisme n’a pasbesoin d’être ennuyeux. En réalité, il peut être bien plus efficace sous laformed’unconcertpunkquesouscelled’unemanifestationtraditionnelle.Jecomprisaussiqu’ilestpossible,mêmedans lesconditionsapparemment lesmoinsfavorables,depousserlesgensàs’impliquer.Etjecomprisquelorsquesuffisamment de personnes sont prêtes à s’impliquer, le changement estimminent.Biensûr,celanem’apparutpasdans toutesaclarté—dumoinspas sur le moment. J’allais devoir réfléchir pendant plusieurs années auxsentiments que j’avais éprouvés ce jour-là place de laRépublique avant detirerdusensdemesintuitionsetdelesconvertirenactions.Maisunefoisquej’eusperçu lapossibilitéd’uneactionnonviolentesusceptibledenousfaireremporterlabataille,ilmefutimpossiblederetourneràmonétatd’apathie.Mes amis et moi avions désormais l’impression qu’il nous fallait fairequelquechosepourrenverserMilosevic.

EtMilosevic,ilfautluireconnaîtrecela,travaillaitdurànoustrouverdesraisons d’être furieux. En 1996, il refusa de reconnaître les résultats desélectionslégislatives,quiauraientcontraintnombredesessbiresàcéderleursiège au parlement à desmembres de l’opposition ; et quand les activistesdescendirent dans la rue pour manifester, ils furent accueillis à coups dematraqueparlapolice.En1998,Milosevicfitunpasdeplusversladictaturetotale en annonçant que son gouvernement contrôlerait désormaisintégralement les six universités de Serbie, tant au niveau des programmesquedel’administration.C’étaitplusquemesamisetmoin’étionsdisposésàsupporter. Nous nous sommes alors réunis dans nos petits appartementsenfumésdeBelgradeetavonsdécidédelancerunmouvement.

Nousl’avonsappeléOtpor!,«Résistance»,etnousluiavonstrouvéunlogo : un poing noir très cool, une variation de ce puissant symbole dechangement social qui avait servi à tout le monde, des partisans ayantcombattu les nazis dans laYougoslavie occupée lors de la SecondeGuerre

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mondialejusqu’auxBlackPanthersdesannées1960.Pourdessinercepoing,nousavons reprisuneesquissequemonmeilleur ami,DudaPetrovic, avaitgriffonnée sur un bout de papier pour impressionner une des filles dumouvement.Ilétaittendance,etilétaitparfait.

Toutesceshistoiresdelogospeuventvousparaîtreaccessoires,dis-jeauxÉgyptiens,maisl’imagedemarquecomptaitbeaucouppournous.Demêmequ’en voyant un design rouge et blanc, les gens, partout dans le monde,identifient aussitôt lamarque Coca-Cola, nous voulions donner aux Serbesuneimagevisuellequ’ilspuissentassocierànotremouvement.Enoutre,àcemoment, nous comprenions fort bien que même si nous avions supplié àgenouxnosamisetnotrefamilledenoussoutenirdanscetteentreprise,nousn’aurions guère réussi à convaincre qu’une petite trentaine de personnes devenirmanifesterànoscôtés.Enrevanche,nouspouvionsréalisertroiscentspochoirsdecepoingferméenuneseulesoirée.Unmatindenovembre,donc,leshabitantsdeBelgradedécouvrirentàleurréveillaplacedelaRépubliquecouverted’impressionsdenotrepoing.À l’époque,alorsque tout lemondeétait terrorisé parMilosevic, cela donna aux gens le sentiment que quelquechosedegrandetdebienorganisés’agitaitsouslasurface.

Etpeudetempsaprès,c’étaitdevenuuneréalité.

Envoyant lepoinget lemot« résistance»placardéunpeupartout, lesjeunesvoulurentnaturellementensavoirplussurcetrucnouveauettellementhype. Ils voulurent en faire partie. Pour éliminer les poseurs, les barjots et,surtout, les informateurspotentiels,nous leuravons faitpasserune sortedetest : afindeprouver leur sérieux, ilsdevaient aller réaliser eux-mêmesdespochoirs du poing dans des endroits déterminés. Bientôt, non seulement laville fut couvertedenotre symbole,maisnous avions aussi recrutéun petitgroupedegensrésolusetdisposésàcroirequ’ilétaitpossibledechangerlerégime.

Ilfallutensuiteprendredesdécisionscrucialessurletypedemouvementquenousvoulionsêtre.Lapremière résolutionqui s’imposaànous futquenousserionsunmouvementstrictementnonviolent.Outrequenouscroyionsfermementauxrévolutionspacifiques,vouloiruserdelaforcecontreuntypequi avait à sa botte des dizaines de milliers de policiers, des centaines demilliersdesoldatsetDieusaitcombiend’hommesdemainnoussemblaiteneffetunetrèsmauvaiseidée.NousnepourrionsjamaiséjecterMilosevicparlaforce;maisnouspourrionsessayerdeconstruireunmouvementsipuissantet si populaire qu’il n’aurait d’autre choix quede s’y soumettre, d’accepterdesélectionslibres,etdoncd’êtrerapidementbattu.

L’autregrandedécisionfutqu’Otpor!neseraitpasunmouvementcentrésurdesleaderscharismatiques.C’étaitenpartieuneconsidérationpratique:

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dèsquenousaurionsprisunpeud’ampleur, lapolicenemanqueraitpasdenous tomber dessus, et un mouvement dépourvu de leaders aisémentidentifiablesesttoujoursplusdifficileàarrêterenuneseulefois.Seloncettelogique,s’ilsarrêtaientl’unquelconqued’entrenous,ils’entrouveraitquinzeautres pour prendre sa place.Mais pour nous dissimuler en pleine lumière,nousdevionsnousmontrerfutésendéclenchantcontrelerégimeunesériedepetites confrontations créatives. Nous voulions saisir ce « momentRimtutituki »qui avait instillé à la foule ce sentiment pleind’espoir que larésistancen’étaitpasvaineetquelavictoireétaitàportéedemain.

Désignantcettefois lecôtéopposéde laplace, jepriai lesÉgyptiensderegarderlecentrecommercialtrapuetdésertédesannées1980,justederrièrelastationdetaxis.C’estlàquelesservicesdesécuritédeMilosevicm’avaientarrêté le 15décembre 1998.C’était unmatin glacial.Otpor! existait depuistrois mois et j’avais réuni assez de soutiens pour organiser une petitemanifestationaudépartdelaplacedelaRépublique.Jenesuispasalléplusloinquelaplace.Alorsquej’arrivaisaupointderencontre,despoliciersmesautèrent dessus et me traînèrent à quelques rues de là dans une celluleempestant lapisse,où ils s’amusèrentàmebattrecommeplâtrependantcequi me parut être une éternité. Heureusement, les épaisses couches desweatersquejeportaismeprotégèrentenpartiedeleurscoupsdebottes.Lapolicefinitparmerelâcher,maispasavantquel’undesflicsnem’aitmissonpistolet dans la bouche enme disant qu’il aimerait être en Irak, parce quealorsilpourraitmedescendredanslaseconde.

LesÉgyptiens se ragaillardirent.Cette histoire de coups de bottes et deflingues leur rappelait lamaison et les forces de sécurité deMoubarak.Aumoins, nous étions passés par les mêmes épreuves qu’eux. L’un de mesétudiantsétaitunintellectuel,untypeminceportantdeslunettescercléesdefer. La police secrète de Moubarak témoignait envers les étudiants d’uneanimositéparticulière,etsaréactionm’indiquaitqu’ilavaitdûavoirlemêmegenre d’aimable entretien avec les flics. M’adressant directement à lui, jepoursuivis l’histoire de la montée d’Otpor! en lui parlant d’un phénomèneinattenduquinefitques’amplifieràmesurequenotrepopularitécroissait :pluslapolices’efforçaitpartouslesmoyensdenouschasserdelaplacedelaRépublique,plusnousyrevenions.

Avec la montée en puissance d’Otpor!, nos petites manifestationsdevinrent les fêtes lespluscouruesde laville : sivousn’enétiezpas,vouspouviezdireadieuàvotreviesociale.Etiln’yavaitpaspluscool,biensûr,qued’arriveràsefairesoi-mêmearrêter :être traînéenprisonpar lapolicevoulait dire que vous étiez audacieux et déterminé, et donc que vous étiezsexy.Enquelquessemaines,mêmelesgaminslesplusringardsdelaville,du

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genreàarborerunsagealignementdestylosàleurpochedepoitrineetàselapéter avec les calculatrices électroniques qu’ils apportaient en cours, sefaisaientbalancer lesoirdans lescarsde lapoliceetavaientdesrancarts lelendemainaveclesplusjoliesfillesdeleurclasse.

Àcepointdel’histoire, jeperçuslescepticismesilencieuxdemesamiségyptiens. Jem’interrompis et demandai àmon intellectuel à lunettes si lamêmedynamique était vraie chez eux.Non, répondit-il sansunehésitation.AuCaire,martela-t-ilavecautorité,personnenevoudrait jamaisaffronterlapolice secrète deMoubarak.C’était à considérer :même le plus brutal dessbiresdeMilosevic secomportait commeunegentillenounoucomparéauxgardiens des geôles de Moubarak. Mais il y avait un principe universel àl’œuvreplacedelaRépubliquequejevoulaispartageravecmesvisiteursetquin’avaitrienàvoiravecledegrédenuisancedelapolicesecrète.Cequejetenais à leur faire comprendre était beaucoup plus simple et radical : jevoulaisqu’ilssepénètrentdusensdelacomédie.

En général, quand on veut lancer un mouvement non violent, on citeGandhi ou Martin Luther King comme ses inspirateurs. Mais ces deuxhommes,quellesqu’aientétéleursvertusparailleurs,n’avaientriendedrôle.Or,sivousespérezlancertrèsrapidementunmouvementdemasseàl’époqued’Internetetdelasociétédesloisirs, l’humourestunestratégieclé.ToutenarpentantlentementlaplacedelaRépublique,j’expliquaidoncauxÉgyptiensqu’Otpor!s’étaitbeaucoupservidu théâtrede rue.Nousne faisions riendetroppolitique,parceque lapolitiqueestennuyeuse ;nousvoulionsquenosinterventionssoientdistrayanteset,surtout,qu’ellessuscitentlerire.Danslesdébutsd’Otpor!,lerirefutnotremeilleurearmecontrelerégime.Aprèstout,ladictaturedeMilosevicsenourrissaitdelapeur:lapeurdenosvoisins,lapeurde lasurveillance, lapeurde lapolice, lapeurde tout.Maisdurantcetempsdeterreur,nousavionsapprisquec’estpar lerirequel’oncombatlemieux la peur. Si vous ne me croyez pas, pensez à la meilleure façon derassurerunamiquis’apprêteàsubirunelourdeopérationchirurgicale.Prenezun air grave et inquiet, vous ne ferez qu’accroître son anxiété. Lâchez uneblague,ilvaaussitôtsedétendre,etpeut-êtremêmesefendred’unsourire.Ceprincipes’appliqueauxmouvementsd’activistes.

Comment,donc,rendreamusanteunechoseaussipéniblequelaviesouslabotted’undespote?C’estlemomentleplusgratifiantquandonlanceunmouvement. Comme lesMonty Python, qui étaient nos héros,mes amis etmoi avons entrepris demettre nos idées en commun pour trouver de bonssketchs qui auraient l’effet désiré. Ainsi, lors d’une manifestation contreMilosevic dans la petite ville deKragujevac, les activistes d’Otpor! prirentdes fleurs blanches — symbole de l’épouse détestée du dictateur qui en

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portait quotidiennement une dans les cheveux— et en ornèrent la tête dedindes, un oiseau dont le nom en serbe, comme en français, est desmoinsflatteurspourunefemme.LesdindesainsiattiféesfurentensuitelâchéesdanslesruesdeKragujevac,etlepubliceutdroitàungrandmomentdecomique:lesférocespoliciersdeMilosevicentraindecourirpartoutensebousculant,tandis que les bestioles se dispersaient en gloussant dans tous les coins.Leplus beau de l’affaire est que les flics n’avaient pas vraiment le choix, carlaisser courir les dindes en liberté aurait indiqué à Otpor! que soninsubordinationétait tolérée.Seulement, une foisquevous avezvuungrosfliccostaudcouriraprèsunedindecommedansunvieuxdessinanimé,peut-ilencorevousfairepeur?C’étaitunexempledepenséecréativeridiculisantlesforces de l’ordre devant des gens en route pour leur travail, et devant unebandedejournalisteshilaresarrivésàtempssurlascènepourl’immortaliser.Et tout ça avec une simple visite au poulailler du coin et un brind’imagination.

Mais à mesure que la journée s’avançait et que je faisais part auxÉgyptiensd’autresexpériencesd’Otpor!,leursdoutess’affichaientclairementsurleursvisages.Lesplusreligieuxdugroupecontinuaientd’égrenerlalistede tout ce qu’ils voyaient à Belgrade qui ne marcherait pas chez eux.AuCaire,parexemple,uncaféestunendroitoùleshommesboiventduthéen fumant des hookahs, pas un lieu où des filles en mini-tops et en shortviennentboiredesbièresenpublicavecleurspetitscopains.Àleursyeux,laplace de la République sortait d’une autre planète. Tout ce que je leurracontais sur les groupes de punk rock, les dindes en folie et les gens quis’amusaientàtitillerlapoliceressemblaitpoureuxàunrêveimpossible.

En avançant sur la grande rue adjacente à la place, nous longions demagnifiques rangées de bâtiments du XIXe siècle, datant de l’époque del’Empireaustro-hongrois.Chaquecoupole,chaquecolonne,chaquebalconenferforgéquevoyaientmesinvitéssemblaitleurmartelerlemêmemessage:nousétionsenEurope,etriendecequisepassaiticinemarcheraitjamaislà-bas,surlesrivesduNil.Jen’étaisnullementsurprisdelesvoiraussirongésparledoute.J’avaisconnulemêmescénarioavecd’autresactivistesvenusenSerbie demander des conseils, ayant parcouru de longues distances pourrencontrer les anciens d’Otpor! et ne s’entendre donner à l’arrivée que desleçons sur l’art de monter des canulars. Et les Égyptiens, me semblait-il,commençaient à se demander s’ils n’étaient pas eux-mêmes les premiersdindonsdelafarce.

Pourtant,ilsdurentêtreinspirésparcertainesdeshistoiresqu’ilsavaiententenduesàproposdesmanifestationssurlaplacedelaRépublique.Peut-êtreétait-ce pur désespoir de leur part, mais soudain, sans aucun préavis, l’un

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d’eux semit à scanderdes sloganspolitiques aumilieude la foule attabléeauxterrassesdescafés.

«Libérezl’Égypte!ÀbasMoubarak!»

Ilétait rougebrique,criantde toutsoncœur,etdeuxsecondesplus tardtout legroupedesÉgyptiens reprenait ces slogansenchœur.Aumoins,medis-je, ils étaient pleins d’énergie ; ils profitaient de la liberté, encoreimpossibleauCaire,des’exprimerdansunmeetingimpromptu.Notregroupebruyant fit lever quelques sourcils, et une escouade de flics s’arrêta pours’informerpolimentsitoutallaitbien;ilsétaientaussiperplexesdevantmesamisqueceux-cil’étaientdevantnous.

Maisc’étaitletoutpremierjourdesÉgyptiensenSerbie,etjeveillaiànepasme laisser décontenancer par leur frustration.Outre qu’il leur fallait dutemps pour s’acclimater, le type d’agitateur estampillé Otpor! était aussiéloigné qu’on peut l’être de l’image classique du révolutionnaire. Nous nevitupérionspascommeLénineetnousétionsrésolumentopposésàtouteslessolutions sanglantes prêchées par Mao et Arafat. C’était un territoireentièrement neuf pour les Égyptiens, et il fallait simplement leur laisser letemps de s’y accoutumer. Pour le reste de la semaine de formation, nousavions réservé des chambres d’hôtel au bord du lac Palic, un paysageenchanteur, version serbede laSuisse,parsemédemaisons enpaind’épicepeintesdansdesteintespastel.

Le lendemain, nous avons commencé notre atelier dans la salle deconférencesd’unpetit hôtel qui n’avait riendebien remarquable,mais peuimportait : nous n’étions pas là pour acheter le fonds. Auparavant, nousavions partagé un solide petit déjeuner serbe à base de cheesecake et deyaourt,puis lesquinzeÉgyptiensétaient sortis liquiderquelquespaquetsdecigarettes. Jesouris :à l’époqued’Otpor!, j’étaismoiaussiungros fumeur,descendantunebonnecinquantainedeclopesparjourpourtenirlecoupfaceau stress que nous imposait la lutte contre le régime.Quand les Égyptienssont revenus de leur pause-cigarette, nous avons tiré les épais rideaux et lasessionadébuté.Dehors,desgensbarbotaientdanslapiscine,bavardaientsurlaterrassedel’hôtelous’achetaientdesglaces.Maisàl’intérieur,onparlaitderévolution.

Aprèsavoirfaitasseoirmesétudiantsendemi-cercledevantmoi,jeleurdemandai si leur visite à la place de la République et les histoires qu’ilsavaiententenduessur la révolutionserbe leuravaient inspirédes réflexions.Je voulais savoir ce qu’ils pensaient réellement du type de résistance nonviolentedontnous avionsusé contreMilosevic et quenous leur suggérionsd’utiliserenÉgypte.Etjevoulaisqu’ilssoienthonnêtes.

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Unemainselevapresqueaussitôt.C’étaitMohammedAdel,ungrosoursgentil, leaderdumouvementdu6Avril, lemieuxorganisédesgroupesnonviolents du Caire. Aucun de nous ne connaissant l’arabe, nous avionsembauchéun traducteur,maisnousn’avonspaseubesoinde sonaidepourcomprendrecequeMohammeds’apprêtaitàdire.Enfait,dèsqu’ilouvritlabouche,jevismacollègueSandra,assisequelquessiègesplusloin,esquisserunsourireentendu.ElleavaitpassélajournéeàBelgradeaveclesÉgyptiensetfaisaitcetravaildepuisassezlongtempspourdevinerlasuite.

«Srdja,ditMohammedtoutàtrac,noussommestoustrèsimpressionnésparcequis’estpasséenSerbie.Maisl’Égypteesttrèsdifférente.Çanepeutpassepasserlà-bas.»

Son pessimisme ne nous surprit pas. « Ça ne peut pas se passer cheznous » est la réaction la plus courante de nos étudiants. J’ai expliqué àMohammedque jecomprenaissesdoutes.LesactivistesdeGéorgieavaienteulamêmeréflexionquandunebandedejeunesSerbeslesavaitrencontrésàTbilissien2003,justeavantqu’ilsnerenversentleurpropredictatureàl’aidedes méthodes d’Otpor! lors de la Révolution rose. Et j’avais entendu lesmêmes objections enUkraine avant queLeonidKoutchma ne soit renverséparlaRévolutionorangede2004;auLibanunanplustard,àlaveilledelarévolutionduCèdre;etauxMaldivestroisansplustard,quandlesactivistespro-démocratieavaientfinipardéposerl’hommefortdeleurpays.Toutescesrévolutionsavaientétédegrandssuccès,ettoutesavaientcommencégrâceàdes leaders persuadés que ce qui s’était passé en Serbie ne pourrait jamaisarriverdansleurproprepays.

«Avectoutlerespectquejevousdois,interrompitunejeunefemmedontl’attitudeindiquaitqu’ellenecroyaitpasunmotdecequenousdisions,vousparlez de concerts et demanifestations.Mais si nous faisons ça,Moubaraknousferatoutsimplementdisparaître.EnÉgypte,nousn’avonspasledroitdeformerdesgroupesdeplusdetroispersonnes.Vosméthodesnepeuventpasmarchercheznous.Çan’arienàvoir.»

Oui,répondis-je,lapolicesecrètedeMoubarak—laMukhabarat—estunedespiresaumonde.MaislesChiliensquivivaientsousPinochetdanslesannées1970 étaient enlevés enpleine rue et jetés dansdes prisons secrètestout comme en Égypte. Du coup, au lieu de descendre dans la rue, ils ontcommencépar encourager les chauffeursde taxi à conduire très lentement2.Imaginez,dis-jeàlajeunefemme,quevousvousréveillezàSantiago.Voussortezpour aller à l’épicerie acheter des empañadas, et soudainvousvoyeztous les taxisen trainde se traînercommedesescargots.Ensuite, imaginezque ce phénomène se répand — chaque voiture, chaque autobus, chaquecamionsemetàsontouràavanceràvingtàl’heure,affichantclairementle

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mécontentementdesconducteursàl’égarddurégime.Etquelquesjoursplustard,vousvoyezlespiétonsavanceràleurtouràunealluredetortuesurlestrottoirs. La ville est quasiment paralysée. Avant, les gens avaient peurd’exprimerouvertementleurméprispourPinochet;ducoup,sivoushaïssiezledictateur,vouspouviezpenserquevousétiezleseul.Maisenvoyanttousces conducteurs et ces piétons au ralenti, et en comprenant qu’il s’agissaitd’une subtile protestation contre le régime, vous aviez soudain la certitudeque tout le monde détestait le tyran. Des tactiques de ce type, disaient lesChiliens, font comprendre auxgensque«noussommes la foule et ilssontunepoignée».Et le plus beau de l’affaire, c’est qu’il n’y a aucun risque :mêmeenCoréeduNord,iln’estpasillégaldeconduirelentement.

La jeune femme se mit à rire. Elle dit que manifester en réduisant lavitesse ne serait pas une solution au Caire, qui n’est qu’un immenseembouteillage permanent. Mais elle reconnut qu’il était possible de fairequelquechosedecomparableenÉgypte.

Lesgens, repris-je, ont toujours enmagasinune listedebonnes raisonsexpliquant pourquoi leur cas est unique et tout mouvement voué à l’échecchez eux. C’est humain. En Serbie, par exemple, on me disait qu’il étaitimpossibledeseconfronteràMilosevic,parcequ’ilavaitàsabottel’armée,la police et les médias. En Birmanie, on m’avait dit que la culture del’obéissancegarantissaitune tranquillitéabsolueà la junte.Etquand jevaisauxÉtats-Unis,lesgensnecessentdeseplaindrequetoutcequiintéresselesAméricains, c’est remplir leurs chariots au supermarché et tondre leurpelouse.Maisenréalité,MartinLutherKingétaitunAméricain,desmoinesétaiententêtedesmanifestationsdanslesruesdeRangoon,etaujourd’huilaSerbieestunedémocratie.

Le premier pas pour construire un mouvement qui gagne, dis-je auxÉgyptiens,consisteàsedébarrasserdel’idéequetoutcequiarriveailleursnepourra jamais être repris chez soi. Cette idée repose sur deux présupposés—l’unjusteetl’autrefaux.Lepremier,quiestjuste,estquechaqueendroitdumondeestdifférentetque lemouvementnonviolentdupaysAnepeutpas faire l’objet d’un simple copier-coller pour le pays B.Même dans lesmeilleurs moments, devais-je reconnaître, je n’aurais pas pu convaincre neserait-ce qu’une centaine deSerbes de défiler auCaire avecMohammed etson mouvement du 6 Avril pour la démocratie. De même, je ne pourraisjamais convaincre une femme saoudienne de reprendre les techniques desFemenenUkraineetdemontrersesseinslorsd’unmeetingpourl’égalitédessexesàRiyad.

Aupassage,lesÉgyptiensreligieuxsaluèrentcelle-làd’unpetitsourire,etjereprismadémonstration.

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Silepremierprésupposéimplicitedansle«çanepeutpassepassercheznous»estvalable,poursuivis-je, lesecond—l’idéequ’iln’yaabsolumentaucunmoyenpourqu’unmouvementnonviolentréussissedansvotrepays—est rigoureusement faux.Lesprincipesquiprésidentà toutes lescampagnesnonviolentes,qu’ils’agissedecelledeGandhioudelarévolutionserbe,sontuniversels. Ilspeuventfonctionnerdans tous lespays,dans toutes lesvilles,danstouteslescommunautésetdanstouteslesuniversités.

Laclé,dis-jeauxÉgyptiens,estdecommencerparunobjectif restreint,pertinent mais accessible, quelque chose qui ne va pas vous faire tuer nimêmevousfairetabassertropdurement.Jeleurrappelaiquenotrepremièreinitiative avec Otpor! avait été d’adopter le poing fermé comme symbole.Quand lesmembres d’Otpor! rendaient visite à leurs amis, ils collaient desstickers dans les ascenseurs. C’était là une tactique que les Égyptienspouvaientcopierfacilement.

UnÉgyptiencostaudm’interrompit :«JenevoistoujourspascommentdesstickerssontcensésfairetomberMoubarak.»

Jesentais,àlafaçondontilsmeregardaient,qu’ilssedisaienttousàpeuprèslamêmechose.AvisantlespaquetsdeMarlboroàmoitiévideséparpillésdevanteux(lesrestesdeleursessioncigarettesd’après lepetitdéjeuner), jeleur demandai pourquoi ils avaient choisi cette marque particulière. Toutd’abord,personnenecompritoùjevoulaisenvenir.

«Jenesaispas,ditl’undesintellectuels.Peut-êtreparcequelepaquetaunebonnetête?»

«Cesontlesmeilleures,ajoutalecostaud.Etellessontaméricaines.»

Eh bien, lui dis-je, il fumait des Marlboro parce que cette marquereprésentaitquelquechosepourlui.C’étaitpeut-êtrelecow-boy,oulepaquetrouge,oulecontrôledelaqualité,ouautrechoseencore.Maisquandilallaitacheter ses cigarettes, il faisait son choix entre plusieurs marques. Et,finalement, sapréférenceallaitauxMarlboro.C’est lamêmechosepourundictateur. Chaque dictateur est une marque. En général, cette marque estenveloppée dans le drapeau national et elle s’appuie sur une narration destabilité.CommeledisaitPinochet:«C’estmoioulechaos3.»Souvent, lamarque d’un dictateur représente la défiance vis-à-vis des États-Unis, oud’Israël,oud’unautrepays.Età l’instardesmarques, lesdictateursontunbesoinvitaldepartsdemarchéetdevisibilité.AuVenezuela,HugoChávezavait son propre show télévisé,Aló Presidente. Il était diffusé pendant desheuresd’affiléeetmontraitChávezfaisantdesdiscoursetexécutantdepetitssketches.Dansunépisode, ilétaithabilléenarbitredebase-balletdéclaraitses opposants politiques « out ». Les dictateurs hauts en couleur comme

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Chávez ne sont pas différents des autres : ils dépendent eux aussi de leurtemps d’antenne et s’efforcent sans cesse d’accroître leur part de marché.Mais si vous regardez derrière toute cette pub et cette propagande, vousverrez que les dictatures sont en fait de véritables passoires. Et cela parcequ’elles sont toujours concoctées avec les mêmes ingrédients : corruption,népotisme, mauvaise gestion, injustices sociales, violence et peur. Alorspourquoilesgenschoisissent-ilsdelessuivre?

Personnen’avaitderéponseàcela.

C’est parce que dans une dictature, leur dis-je, il n’y a pas d’autresmarquesdisponibles.SiMoubarak était unemauvaisemarque de cigaretteslocales,àeuxdedevenirunecartouchedeMarlboro.Illeurfallaitunemarqueplus attractive que celle de Moubarak. Or, les marques ont besoin depublicité,et lapublicité s’appuie surdes symboles.C’estpourquoi lepoingferméavaiteuunetelleimportancedanslarévolutionserbe,etpourquoilesactivistesdeGéorgieetd’Ukraines’étaientservisdes rosesetde lacouleurorangedansleursluttesvictorieusescontrelesvaletspostsoviétiquesdeleurspaysrespectifs.SilesÉgyptiensnetrouvaientpasunefaçondesignalerleurmarque,ilsnepourraientjamaisfaireconvergertoutelacolèreprésentedansles petites poches de mécontentement — les travailleurs du textile quis’étaientmisengrèveàMahallaen2008,lesjournalistesquiréclamaientunInternetnoncensuréauCaire, les jeunesauchômage tabassésdans les ruespartout dans le pays — sur le véritable problème : la dictature d’HosniMoubarak. Avoir un logo fort aide les gens à comprendre que toute cetteagitation dans le pays est liée à quelque chose de bien plus grand, qui ladépasselargement.Etcequelquechosedeplusgrand,dis-jeauxÉgyptiens,c’étaitlavisionqu’ilsallaientcréer.

Là-dessus,unefemmeparticulièrementtimidelevalamain.

« Tout cela est très intéressant, concéda-t-elle, et si Dieu le veut nousréussirons.Maisnousnesommesquequinze ici,etnousavonscontrenousMoubarak,sapolice,sonarmée,sonpartiettoutlereste.Voussavez,parfois,dit-elleenhésitant,onsesentcomme…commedesmoinsquerien.»

Ilsetrouvequejenesuispasmoi-mêmequelqu’undereligieux.MaissijedevaisdésignerunlivrequisoitpourmoiunesortedeBible,jechoisiraissanshésiterLeSeigneurdesanneaux. J’ai toujourseuunpetitauteldédiéà

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Tolkiendansmachambre,etmêmedanslesmomentslesplussombresdelalutteenSerbie,quandMilosevicetlafoliedunettoyageethniqueétaientnotreseulpainquotidien,jemetournaisversmesexemplairesfatiguésdeTolkienetjetrouvaisdansleurspagesunenouvelleconfiance.J’aimaisunpassageenparticulier,celuioùlasorcièreGaladrielditauhobbitFrodonque«mêmelapluspetitecréaturepeutchangerlecoursdel’avenir».

Je répétai cesmots une fois. Puis encore une fois.On comprenait bienpourquoi les Égyptiens avaient le sentiment d’être « desmoins que rien ».Dèsnotreplusjeuneâge,onnousserinequecesontlesfortsetlespuissantsqui font l’histoire. Les journaux et les magazines rivalisent d’histoires etd’anecdotessurlespuissantsetlesriches,etlesprésentateursdetélésemblenttoujourssouslecharmedesmembresdesélitesqu’ilsinterviewentdansleursmagnifiquesstudios.EnOccident, laculturecommencepar l’Iliade—avecses innombrablespoitrinespercéespardes lances et ses casques remplisdesang—etsepoursuitàcejourcommeunecélébrationdetroismilleansdeviolence,dehérosetdeconquêtes.Réfléchissezuninstant:combiendefilmsavez-vousvussurlaSecondeGuerremondialeousurlaguerreduVietnam?Destas,j’ensuissûr.Maisessayezdecompterlenombredefilmsréaliséssurles luttesnonviolentes. IlyaGandhi, bien sûr, avecBenKingsleydans lerôleprincipal;Milk,avecSeanPenn;etquelquestributsémouvantsàNelsonMandela.Etc’estàpeuprèstout.

Nousrévéronslesguerriers,maislesguerriersont-ilsréellementmodelél’histoire?Considérezcepoint:l’issuedelaPremièreGuerremondialeaétélaSecondeGuerremondiale,etl’issuedecelle-ciaétélaguerrefroide,quiadonné à son tour la guerre de Corée, le Vietnam, l’Afghanistan, la guerrecontreleterrorisme,etc.Enrevanche,qu’est-cequ’unhommecommeMartinLutherKingaoffertaumonde?Lesdroitsciviquesetunprésidentnoiren2008.EtquelaétélelegshistoriquedeGandhi?L’indépendancedel’Indeetlafinducolonialisme.EtLechWalesa, le leaderdeSolidarnoscenPolognedanslesannées1980,qu’a-t-ilobtenu?LafinducommunismeenEuropedel’Est. Et qui était Walesa ? Un simple électricien des chantiers navals deGdansk,unhobbitparexcellence.

Je parlai aux Égyptiens de Harvey Milk, le leader assassiné dumouvement pour les droits des homosexuels. Il fut la première personneouvertement gay à être élue à un poste officiel en Californie, et il n’étaitqu’unhumblecommerçantdeSanFranciscoavantdedéciderque l’attitudevis-à-visdel’homosexualitédevaitchanger.Harveyétaitluiaussiunhobbit.Quand Jane Jacobs décida de défier Robert Moses — l’homme le pluspuissantdeNewYork,dontleprojetinsensédefairepasseruneautorouteaubeau milieu des quartiers historiques du Lower East Side aurait détruit la

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ville—ellefuttournéeendérision,traitéedeharpieetdefollefurieuse.MaisJacobsfinitparrévolutionner l’urbanismeenAmériqueduNord,etce,sansposséderl’ombred’undiplôme.Encoreunhobbit.

Personneparmitouscesgensn’était issudesélites,etsivouscherchiezdesmodèles pour les statues de bronze qu’on installe dans les parcs de laville, vous n’auriez choisi aucun d’entre eux. Mais ce sont eux qui fontavancer le monde. Ce n’est pas seulement chez Tolkien que les hobbitschangent le cours des choses, promis-je aux Égyptiens. C’était arrivé àBelgrade,etcelapouvaitarriveraussienÉgypte.

Là-dessus, tout le monde resta silencieux. Je ne savais pas s’ils setaisaient parce qu’ils étaient d’accord ou simplement parce qu’ils n’enpouvaientplus.Quoiqu’ilensoit,ilétaittempsdefaireunepause.Aucoursdessessionssuivantes,nousavonsdiscutédesaspectsplus techniquesde lacréation d’un mouvement révolutionnaire, et je leur ai rappelé toutel’importancedelapréparation,del’unitéetdumaintiendeladisciplinenonviolenteàchaqueétaped’unecampagne.Unefoiscettesemainedeformationterminée,nousnoussommesditadieuetchacunestrepartidesoncôté,moiàBelgradeeteuxauCaire.

Jeneleleuraipasditàl’époque,maisilyavaiteuunmomentdurantlalutte contre Milosevic où j’avais eu moi aussi l’impression que rien nechangerait jamaisenSerbie.Jem’ensouvienscommesic’étaithier.C’étaitausoirdu23avril1999,etdespanachesdefuméenoiremontaientdusiègedelatélévisionserbe,unbâtimentsituéàquelquesruesdechezmoi.C’étaitlàquetravaillaitmamère,Vesna,dansunbureauquejeconsidéraispresquecommemonsecondfoyer:j’avaispassédesheuresàcourirdanssescouloirsquandj’étaisenfant.Lebâtimentetsesjournalistesavaientapparemmentétédésignés comme une cible militaire légitime lors des bombardements del’OTANcensésanéantirlamachinedeguerredeMilosevic,etlesiègedelatélévisionavaitétépulvériséenuninstantparlesforcesalliéesoccidentales,six heures seulement après que ma mère eut quitté son bureau ce jour-là.Seizedesescollèguesmoururentaucoursdecettehorriblenuit.

Mamèretremblaitàcôtédemoisurletoitdesonimmeublealorsqu’elleregardaitlesflammesmonterdansleciel.Ellenedevaitlaviequ’aufaitquece jour-là, à titre exceptionnel,on lui avaitdemandéd’assurer le servicedel’après-midi. Quant à moi, j’avais vingt-six ans, et mon pays en était à sacinquième guerre en sept ans. La loimartiale avait été décrétée le jour oùl’OTANavait lancésa sanglantecampagnedebombardements ; j’étaisdéjàétiquetétraîtreetennemidel’État,Otpor!étaitdanslaclandestinitéet,pourmapropresécurité, j’avaiscessédedormirchezmoi.Cettenuit-là, j’euseneffetlesentimentqueriennepourraitjamaischanger.Jesavaispourtantque

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nous n’avions pas le choix, parce que si nous perdions, il ne nous resteraitplusrienàsauver.

JecomprenaisdoncledésespoirdesÉgyptiens,etjesympathisais.Maisilestdenotrepolitiquedenepasgarderdecontactsaveclesactivistesunefoisleurformationterminée,etiln’yeutpasd’exceptionpourMohammedAdeletsesamis.Laballeétaitdésormaisdans leurcamp,nousnepouvionsplusfaire grand-chose pour les aider. Chaque pays est différent, et seuls lesactivisteslocauxontcetteconnaissanceintimedeleursociétéquileurpermetde décider de la meilleure politique à adopter pour soigner ses maux.Certaineschosesnepeuventpasêtreimportées,etunevisionpourl’avenirdevotre propre société en fait partie. Vous seul pouvez créer cela.Mon rôle,commeceluidemescollègues,selimitaitàexpliquerauxaspirantsactivistesnon violents ce qui avait marché pour nous à Otpor!, et à leur exposercertaines stratégies et tactiques issues d’années d’expérience. Après quoi,nousnousretirions.Biensûr,celan’empêchaitpasunepoignéededictateurs—ChávezauVenezuelaen2007,AhmadinejadenIranen2009,PoutineenRussie en 2011, ou Erdogan en Turquie en 2013— de soutenir que nousétionsdesagentsserbesetquequiconques’associaitànousétaituntraîtreouun espion. Chávez, en fait, nous fit le plus grand compliment le jour où ilapparut à la télévisiondansune tenueorange,brandissantun tractd’Otpor!quiavaitfaitletourduVenezuelaetnousdénonçantcommedesmercenairesserbesquicorrompaientlesétudiantsdesonpays4—cesmêmesétudiantsquis’étaientservisdel’activismenonviolentpourhumilierChávezenluifaisantperdreunréférendum.

Donc, j’aimerais pouvoir dire que je me suis souvent interrogé sur lesquinzeÉgyptiens après notre semaine au lac Palic,mais l’été 2009 fut unepériode frénétique pour nous et j’étais débordé de travail. Des vagues demanifestations remplirent les rues de Téhéran après une fraude électoralemanifeste,etmonattentionsedéplaçanaturellementsurl’Iran.Nosmanuelsde formation en farsi faisaient alors l’objet de près de dix-sept millechargements parmois à partir d’adresses Internet dans toute la Républiqueislamique.QuantàlarévolutiondesafranenBirmanie—lancéeaprèsqu’unmoinebouddhisteeutété inspiréparunDVDsur lemouvementOtpor!quequelqu’unavaitintroduitenfraudedanssonmonastère—elleapprochaitdéjàdesasecondeannée.

Enfait,avectoutescesdistractions,ilsepassaquasimentunanetdemiavant queMohammedAdel et les autres ne se rappellent à notre souvenir.Mais je n’oublierai jamais comment cela se passa. Nous étions à la finavril2010,etjevenaisdesortirdechezmoiparunbeaujourdeprintemps.Jen’étaispasdetrèsbonnehumeur,ilmefallaitdescigarettes.Mesentantpeu

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disposéàbavarderavecquiquecesoit,jefourraimesmainsdansmespocheset, la tête baissée, traversai la rue. Au kiosque, je me mis à parcourir lesétagères des yeux, cherchant la marque de cigarettes que je voulais. C’estalors que je remarquai quelque chose du coin de l’œil : c’était la premièrepage de l’un des plus grands journaux de Serbie. Je le pris, et quand jecompriscequejevoyais,jemefigeaisurplace.Jenepouvaisplusbougeruncil.Çayétait.Unpoingfermé,plusgrosetpluspuissantquejamais,surunephotomontrantquelqu’unquiagitaitunebanderole.Iln’yavaitpasd’erreurpossible:c’étaitlepoingferméd’Otpor!,cemêmedessinqu’avaitgriffonnéDudadixansplustôt.J’avaissansdoutevuunmilliondecespoingsdansmavie,mais jamais tout à fait comme celui-ci. La femme tenant la banderoleportaitunhijab,etleslogandisait:«LepoingsecoueLeCaire!»

Çaallaitarriverlà-bas.

1.AdamLeBor,Milosevic:ABiography,Londres,Bloomsbury,2002,p.211.

2.SteveYork(dir.),AForceMorePowerful,SantaMonicaPictures/WETA,1999.

3.KeesKooningsetKirkKruijt(dir.),SocietiesofFear:TheLegacyofCivilWar,ViolenceandTerrorinLatinAmerica,NewYork,St.Martin’sPress,1999,p.184.

4.NicholasSchmidle,«FantasyIsland:DemocracyEdition:DemocracywithaView»,MotherJones,mars-avril2010.

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2Voyezgrand,maiscommencezpetit

Personnellement, je ne connais rien de plus révoltant que ce fromageblancgrumeleuxqu’onappellelecottage.Pardonnez-moi,maisjesuisSerbe,etcheznous lesgenssont fousd’un fromageblancappelékajmak.Cenompeutsemblerétrangeavecsonjflottantaumilieu,maisilseprononce«kai-mak»etdésigneun fromagemagnifique,à laconsistancecrémeuseprocheduyaourt.Iln’arienàvoiraveclesfromagesfraispréemballésqu’ontrouveausupermarché.Iln’estpasproduitindustriellementet,commel’essentieldelanourritureserbe,ilestaussiricheenhistoirequ’encholestérol.Onditquelespays ayant l’histoire laplus turbulenteont aussi lameilleure cuisine, cequipeutexpliquerpourquoi,avectoutesnosguerresperduesetnosinvasionsétrangères, nous tirons une fierté perverse du fait qu’on peut aussi bientrouverdubaklavaturcquedessachertorteautrichiennesaumenudetoutboncafédeBelgrade.Maispourleshistoiresréellementsanglantes,riennevautleMoyen-Orient.Ilyapeud’endroitsoùlesgenssoientaussipassionnémentattachés à leur nourriture. Et les Israéliens, Dieu leur pardonne, aiment lecottage. Pour moi, il est simplement grumeleux, mais pour eux, il estessentiel. Ils l’engloutissent avec des œufs brouillés au petit déjeuner et lemélangent à leurs salades pour le dîner. Pourtant, en 2011, son prix eutvraimenttendanceàs’envoler.

Or, l’envolée du prix du cottage n’était pas la seule chose qu’avaientremarquéelesIsraéliens.Depuisvingtans,l’Étatautrefoisgénéreuxtraversaitunrudeprocessusdeprivatisationquiavaitentraînéuneréductiondrastiquedu financementdenombreuxprogrammessociaux.Desdizainesdemilliersd’Israéliens pauvres avaient toutes les peines du monde à trouver unappartementsurunmarchéimmobilierdeplusenplusrestreint,contrôlépar

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unepoignéedegrandesentreprisestrèsoccupéesàraserlesvieuxbâtimentspourlesremplacerpardesgratte-cieldeverreetd’acier.

Maiscommevouslediraquiconqueajamaiseuaffaireàunpropriétaire,ladéfensedevotredroitàun loyerabordableestunedurebataille.Leplussouvent,onseborneraàvous renvoyerauxpetitesannoncesenvouspriantd’allercherchervotrebonheurailleurs.Etdanschaqueville,ilyauratoujoursunpaquetdegenspoursoutenirl’embourgeoisementdesquartierspopulaireset le développement immobilier. Donc, tandis que les Israéliens les moinsbienlotistentaientdedénicherlesraresloyersabordables,beaucoupd’autressebornaientàhausserlesépaulesetàadmirerlestoursflambantneuvesquisortaientdeterreunpeupartout.Mêmesilesgensenquêted’unappartementenvoulaientàlanouvelleclassedeshyperriches,ceshommesetcesfemmesbien introduitsdans les réseauxpolitiquesquinaviguent entre jetsprivés etclubsprivés,laplupartdesIsraélienscontinuaientàsedireque,parrapportaurestedumonde, laviedans leurpaysn’était pas simauvaise. Ils pouvaientaller faire leur shopping chez Ikea chaque week-end, acheter les toutesdernièrestélésàécranplatetvoyageràl’étranger.

Quelquesrâleursprofessionnels,legenredegarssanshumourdontvousfaitestoutpourvousdébarrasserpoliments’ilsvouscoincentaumilieud’unesoirée,regardaientmontertouscesnouveauxbuildingsets’accroîtrel’étalagede richesse dans la société israélienne en criant qu’il fallait une révolution,que les Israéliensdevaient s’unirpour renverser le système,oudumoins legouvernement.Maispersonneneleurprêtaitattention.ToutcommenousenSerbie, ces Israéliens grognons avaient une claire vision pour demain,largementfondéesurleurpassérécent.Mêmesipersonnenelesécoutait,ilscontinuaientàvouloirvivredansunpaysdotéd’unfiletdesécuritéminimumpour rattraper ceuxqui se trouvaient dansunemauvaisepasse. Ils n’étaientpasencoredesennemisjurésdulibremarché,etilsétaientfiersd’avoircrééautant d’industries florissantes, notamment dans les nouvelles technologies.Cequ’ilsdétestaientenréalité—letermeapparutvers2010etfutbientôtsurtoutesleslèvres—c’étaitle«capitalismeglouton1».Maislaplupartd’entreeuxn’avaientaucuneidéedelafaçondel’arrêter.

C’est là qu’Itzik Alrov entre en scène. Quand les Israéliens sereprésententleurshéros,ilsimaginentdesguerriersbronzésetmusclés,ouilspensent à demagnifiquesmannequins commeBarRefaeli. Ils ne pensaientcertainement pas à un vendeur d’assurances orthodoxe toutmaigrichon quijoignaitlesdeuxboutsenchantantlesoirdanslessynagogues.Toutefois,cetAlrovétaitunhommeréfléchietpassionné.Iln’aimaitpasplusquelesautresle « capitalisme glouton », mais il comprenait que pour faire changer leschoses, ildevait rendre lecombatpertinentpour tout lemonde,mêmepour

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lesgensrelativementaisés.IlsavaitquelaplupartdesIsraéliensrefuseraientde se joindre à une action réellement intimidante, comme contraindre lePremier ministre à démissionner ou proposer un nouveau programmeéconomique. Il savait d’instinct que si vous avez une vision pour demain,vousnepouvezpaschoisir legrandcombatcataclysmiquecommepremièreconfrontation.Audébut,chacundenousestunmoinsquerien.Etlesmoinsque riendoivent trouverdesbataillesqu’ils peuventgagner.C’est pourquoiBatman,danschacundeses films,courtaprèsdesvoyousordinairesdurantlespremièresscènes.Ilcommencepardescombatsfacilesquiluipermettentdesebâtiruneréputationetunnom.Alorsseulementils’enprendauJoker.Donc,quelsquepuissentêtrevoscombatsfondamentaux,ilestimpératifdecommencer par quelque chose de gérable. Et en Israël, Alrov savaitpertinemment qu’il ne pouvait pas s’attaquer à la totalité de l’économie dupremiercoup.Maisilpouvaitfairequelquechoseàproposducottage.

CommetouslesIsraéliens, ilétaitdinguedece truc.Etcommetous lesIsraéliens, il connaissait fort bien son histoire.Comprenant que ce fromageétait un aspect fondamental de l’alimentation, le gouvernement l’avaitsubventionnécommeunproduitdepremièrenécessité,cequigarantissaitqueleprixdupotnepouvaitpasdépasseruncertainseuil.Lecottagerestaitdonctoujoursabordable.Maisen2006,legouvernementchangead’avis2.Commeil l’avaitdéjàfaitavectantd’industriesetderessources, ildécidade laisserfairelamaininvisibledumarchéetcoupadoncsessubventions.Leministredes Finances, un type grassouillet et barbu qui ressemblait au Père Noël,abordacettequestiondansunentretienoùilécartaleproblèmeavecjovialité.Les Israéliens, déclara-t-il, n’avaient aucune raison de s’inquiéter. Avec lemarché du cottage désormais ouvert à la concurrence, les produits nepouvaientques’améliorer.Enunsens,ilavaitraison:enl’espacedequatreans,destonnesdenouveauxproduitsàbasedecottageinondèrentlemarché,du cottage artisanal au cottage mélangé à du yaourt et d’autres types delaitages. Ce que le ministre avait oublié de dire, c’est que la perte dessubventions avait un prix. De quatre shekels, soit environ soixante-dixcentimes d’euros en 2006, le prix du cottage avait doublé au moment oùAlrovessayaitdetrouverdesmoyensdeprotestercontrelecoûtdelavie.Etilneluifallutpastrèslongtempspourcomprendrequeletollésurcefromageétaitleparfaitvéhiculeduchangement.

Alrov créa une modeste page Facebook où trônait une photo d’unecuillerée de cottage. Il donna à son nouveau groupe sur le réseau social unnombizarre :«Lecottageestunproduitdepremièrenécessitéquicoûteàprésentprèsdehuitshekels.Nousn’enachèteronspaspendantunmois!!!»Ilétaitpartisandelaisserlecottagemoisirsurlesétagèresjusqu’àcequesonprix baisse. Et dans le langage apocalyptique qui convient à un homme

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religieux, il poursuivait en ces termes : « Si nous ne surmontons pas notreenvie de cottage, nous ne réussirons jamais à le rendre à nouveauabordable3.»

Audébut,seulestrente-deuxpersonnes,pourlaplupartdesamisd’Alrov,signèrent sa pétition en ligne.Mais Israël est un petit pays, et un blogueurlocal, amusé par l’idée d’un boycott du cottage, alla interviewer Alrov. Lelendemainde laparutionde l’entretien, sapétitionavait recueillineufmillesignatures. Les grands médias ne tardèrent pas à s’en mêler, ravis de cetimprobable héros populaire qui venait de leur tomber du ciel. Sous peu, lapage d’Alrov affichait centmille « J’aime », ce qui, dans un pays de septmillions d’habitants, est loin d’être négligeable4. Alrov avait trouvé uncombatfacileàadopter,etcommetoutlemondeaimesejoindreàuneéquipequigagne,sonfan-clubcontinuaàcroître.

Les troisouquatrecompagniesquicontrôlent lemarchédes laitagesenIsraël firent ce que font systématiquement les puissants, qu’ils soient desmultinationales,desgouvernementsoudesdictateurs. IlscommencèrentparignorerAlrovetsesépigones.Alorsque lesprotestationsmontaient,Tnuva,le plus gros joueur dumarché, annonçaunnouveauproduit appeléCottageCheeseMunchies,destubesindividuelsdefromageblancflanquésd’unpetitcompartiment contenant une garniture au choix — fruits ou pépites dechocolat. Ce produit, déclara un porte-parole de Tnuva dans une annonceofficielle,«permet àTnuvadedistancerplus encore ses concurrents, car ilfait payer davantage au consommateur pour son innovation ». C’était unedéclarationpourlemoinsmaladroite,maisen2011Tnuvasentaitsapositionsisûrequ’ilnes’eninquiétaitguère.

Graveerreur!Alrovcompritqu’auxyeuxdesIsraéliens,lecottageétaitunprétextepourparlerdel’économie,desinjusticessocialesetdesprioritésnationales.Laplupartdesgensn’entendentàpeuprèsrienaufonctionnementdel’économie,maistoutlemondecomprendcombienilestenrageantdevoirunproduitquivousestindispensabledevenirdeplusenpluscher,sansautreraisonquel’aviditédesentreprises.Lesgensnevoulaientpasd’innovation;ilsvoulaient leurcottagebonmarché.Touchéspar l’appeld’Alrov,d’autresIsraélienssautèrentlepasetrenoncèrentàleurfromagefavori.LaprésidentedeTnuvaenvoyaunsévèremessageà lapresse,disantqu’ellenebaisseraitpaslesprix.Cefaisant,elleoffritsurunplateauàlacontestationfromagèrelaseule chose qui lui manquait : une méchante. Enragés par l’arrogance deTnuva,lesIsraéliensrésolurentdepunirlemastodonte.Ilsnes’entinrentpasau fromage blanc : désormais, le lait chocolaté — le shoko, l’addictionnationale des enfants— regardait du fond des frigos des supermarchés sesanciens consommateurs favoris passer devant lui en ricanant.Lesglaces ne

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trouvaientplusd’amateurs.Legruyèremoisissaitdanslesrayons.Autourdesmachines à café, partout en Israël, les gens se vantaient de leur fermerésolutionàsepasserdelaitages.Cefutlepremiercasmondiald’intoléranceaulactosepourraisonspolitiques.

Etcefutunsuccès5.Enl’espacedequinzejours,lesgrandeschaînesdesupermarchés,paniquéesdevantlachutenotabledeleursprofits,annoncèrentqu’elles allaient solder tous les produits contenant du cottage.Mais cela nereprésentaitqu’unebaissetoutàfaitminime;silesconsommateursvoulaientgagnerlabataille,Tnuvaetlesautresgrandeslaiteriesdevaientcéder.Sentantl’approcheduséisme,cesentreprisesvoulurentlajouersympa.Laprésidentede Tnuva, l’air bien plus avenant que la fois précédente, fit une nouvelledéclaration : touten regrettantdenepaspouvoirbaisser leprixducottage,ellepromitdenepasprocéderàdenouvellesaugmentationsjusqu’àlafindel’année.Les experts étaient convaincusdu succèsde lamanœuvre,mais ilsavaientsous-estimélarésolutiondesmassesdévoreusesdecottage.Alrovetla bande d’activistes qui s’étaient joints à lui sentaient à présent qu’ilspouvaient gagner. Ils étaient comme des requins qui flairent le sang, et ilsaccentuèrent la pression.Cinq jours plus tard,Tnuva annonça qu’il baissaitson prix juste au-dessous de six shekels. Les protestataires restèrent demarbre.Poureux,c’étaitcinqshekelsouallezvousfairevoir.Quelquesjoursplustard,lavictoireleurappartenait.Touteslesgrandeslaiteriessortirentdesdéclarationsséparées,chacunepromettantunebaissedesprix.LaprésidentedeTnuva,désavouéeparsonconseild’administration,annonçasadémission6.

Maislaréussitedelacontestationsurlecottageneselimitapasauretourtriomphal du fromage grumeleux redevenu abordable sur les tables decentainesdemilliersd’Israéliens.EnregardantagirAlrovetsespartisans,unpetit groupe de jeunes Israéliens idéalistes eut une sorte de révélation7. Aucontraired’Alrov,dont lesoucipremierétaitdenourrir sa famille,c’étaientdesétudiantsquiavaientpasséleuradolescenceàlutterpourdescausesliéesà la justice sociale. Ils vivaient en communauté, participaient à desmanifestations,lisaientdelalittératureincitantàlarévolte,etrédigeaientdesblogsclairvoyants.Etilsn’étaientarrivésàrien.Maisdésormais,ilsavaientuneidéeplusprécisedelafaçondontcesdiversmouvementsdeprotestationpouvaient fusionner en une alliance capable de remporter des victoires. Ilscomprirentl’importancedecommencerpetitetdesuivreleconseildel’auteuret activiste américain Jonathan Kozol : « Choisissez des batailles assezimportantespourcompter,maisassezpetitespourlesgagner8.»Enadoptantunecibleaussifacile,Alrovleuravaitfournilapiècemanquantedupuzzle.Àprésent qu’ils avaient remporté une victoire, les gens se sentaient prêts àaborderdeplusgrossesbatailles.

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Quelquessemainesaprèsl’heureuseconclusiondelabatailleducottage,cesétudiantslancèrentleurproprepageFacebook,consacréeàlaflambéedesprixdesloyers9.Ilsinvitèrentlesgensàlesrejoindresurl’undesplusbeauxboulevardsdeTel-Avivavecunetentesouslebras.Tantqu’onneleurauraitpasdonnédesoptionsàlaportéedeleurbourse,disaient-ils,ilsvivraientdansla rue. Alors qu’ils étaient restés jusque-là ignorés, il y eut des milliersd’Israéliens ordinaires pour répondre à leur appel10. Si çamarchait pour lecottage, se disaient-ils, pourquoi pas pour les loyers ? Des centaines demilliersd’autrespersonnesparticipèrentàdiversesmanifestationsdemasse.Comme Tnuva, le gouvernement commença par les ignorer. Il s’efforçaensuite de détourner l’attention, puis il chercha l’apaisement, et enfin ilcapitula.Uncomitéfutnommé.Plusieursdesesrecommandationsdevinrentdes articles de loi. Parce qu’un vendeur d’assurances inconnu avait menébataillepourducottage, les jeunes Israélienss’étaientnettement rapprochésdelavisionpourdemainquileursemblaitjusque-làimpossibleàatteindre.

Unegrandepartdelaréussited’unmouvementvadépendredesbataillesqu’il choisit de mener, et ce choix dépend lui-même de son degré decompréhensiondesonennemi.Voiciplusieurssiècles,SunTzuréfléchissaitàcette idée quand il recommandait aux lecteurs de L’Art de la guerre detoujoursopposer leurspoints forts auxpoints faiblesde l’ennemi.Or, jenesaispassiGandhiavait luSunTzu,maisde tous lesguerriersnonviolentsque je connais, rares sont ceux qui ont su appliquer aussi bien que lui cesanciensprécepteschinois.

Dès le départ, Gandhi avait compris que la puissance militaire était lepoint fortde l’empirebritannique.L’armée, c’était làoù lesAnglais étaientbons.C’était une évidence.Même s’il n’avait pas été unpacifiste résolu, ilauraitsaisiquelessoldatsbritanniques,équipésdesarmeslesplusmodernesaumonde, ne seraient jamaisvaincusdansun conflit armé.Mais là-bas, enInde, les Britanniques souffraient néanmoins d’une faiblesse cruciale : ilsn’étaientpasnombreux.Surl’ensembledusous-continent,ilsnedisposaientquedecentmillesoldatspourencadrerplusdetroiscentcinquantemillionsd’habitants.Pourtant, si les Indiensorganisaient une campagnemilitaire, ilsseraient écrasés.Mais s’ils choisissaient d’agir uniquement par desmoyenspacifiques, les Britanniques ne pourraient pas jouer leur carte la plusredoutable : la force militaire. Si Gandhi réussissait d’une façon ou d’uneautre à unir ces millions d’Indiens sous une bannière non violente, lesBritanniquesseraientdépassés.

Pourcela,illuifallaitunecause.Ilavaitdéjàappeléàl’indépendancedel’Inde et parlé d’autodétermination pour le peuple indien, mais cela restaittrop abstrait. Des idéaux abstraits peuvent mobiliser quelques âmes sœurs

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révolutionnaires,maisGandhiavaitbesoindemobiliserunpays toutentier.Pourcela,illuifallaittrouverquelquechosedeconcret.IldevaitsoutenirunecausesisimpleetsipeucontroverséequechaqueIndien,quellequefûtsonorientationpolitiqueousacaste,nepourraitmanquerde s’y associer.Et en1930,iltrouvasaréponse:lesel.

Àl’époque,lesBritanniquestaxaientlaproductiondesel.QuiconqueenInde voulait consommer cet aliment si nécessaire à la vie devait payer unimpôt à la Couronne britannique. On ne pouvait pas trouver question plusfondamentale et plus cruciale.Tout lemonde abesoinde sel. Il est présentdans chaque cuisine de chaque foyer, puissant ou misérable. Et c’est unechose qui devrait vraiment être gratuite.Après tout, l’Inde possède plus dequatremillekilomètresdecôtes.Traditionnellement, toutceque les Indiensont à faire, c’est aller sur la plage, prendreunpeud’eaudemer et la fairebouillir. Voilà, c’est prêt : vous avez du sel. Mais sous la dominationbritannique, lesadministrateurscoloniauxinsistaientpour leverune taxesurcetingrédientdebase.AulieudeprendredefrontlapuissancemilitairequifaisaitlaforcedesBritanniquesetd’organiseruneinsurrectionarméequiseseraitsoldéeparundésastre,Gandhisebornadoncàrassemblersoixante-dix-septdesespartisansetàannoncerleurintentiondetraverserlesvillesetlesvillagesdel’Indedansunemarched’unmoislelongdurivage,aucoursdelaquelle ils projetaient d’extraire du sel de l’eau de mer en défiant lesBritanniquesdelesarrêter.

Toutd’abord,levice-roid’Angleterrenesemblapastroubléparcequiluiparaissaitêtreunequestionsubsidiaire.QuelquesIndiensendhotientraindese promener sur la plage ? Et alors ? « Pour le moment, écrivait-il, l’idéed’unecampagneduselnem’empêchepasdedormirlanuit11.»Maisquandlesmarcheursparvinrentà l’océan,douzemille Indiensavaient rejoint leursrangs. Certains étaient poussés par la haine des impôts injustes et deshumiliationsquotidiennesquelesBritanniquesinfligeaientàl’Inde;maislesautresétaientlàtoutsimplementparcequ’ilsvoulaientdusel.LamarchedeGandhi avait touché une corde sensible et, comme il l’avait prévu, lesBritanniques répugnaient à recourir à la force militaire pour réprimer unemanifestation pacifique concernant une nécessité biologique.Après tout, dequoi auraient-ils l’air face au reste dumonde ? Et— plus inquiétant poureux—commentréagiraientlesdizainesdemilliersdenouveauxpartisansdeGandhi?Àmesurequedesmanifestationssimilairessemultipliaientpartouten Inde, il se révéla que les autorités avaient gravement sous-estimé lastratégiedeGandhi.«CommelaGrande-Bretagneaperdul’Amériqueparlethé,écrivaitunjournalaméricain,elles’apprêteàperdrel’Indeparlesel12.»

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LeselétaituningrédientsinécessaireetlaquestionétaitsisimplequelaMarcheduselgagnadespartisansparmi toutes lesconfessionset toutes lescastes. Les Britanniques, totalement pris au dépourvu, furent contraints dereculeretdesupprimerl’impôtsurlesel.Quandlescolonscédèrent,Gandhiavait remporté une victoire. Et ayant démontré qu’il pouvait fournir lenécessaireauxIndiensmoyens,ilseservitdecepremiersuccèscommed’unlevierpourdesbataillesbienplusimportantes:l’expulsiondesBritanniquesetl’indépendancedel’Inde.GandhivoulaitvivredansuneIndelibre,maisilsavaitqu’illuifallaitd’abordgagnerdepetitesbatailles,etriennepeutêtrepluspetitqu’ungraindesel.

C’est d’ailleurs pour cela que l’on voit tant d’activistes faire campagnepourunenourritureplussaine.Quellesquesoientsa religion, sacouleurdepeauousesconvictionspolitiques,iln’yapasunseulêtrehumainquin’aitpasbesoindemanger.Toutlemondeestliéàlanourriture,etnoussommestous affectés par elle. Que l’on prenne pour exemple Sarah Kavanagh, lajeunehabitanteduMississippiquiconvainquitdeuxcentmillepersonnesdesignersapétitionen ligneexigeantqueGatoraderetireunproduitchimiqueutilisécommeretardateurdeflammedesaboissonàl’orange13,ouVaniHarietLisaLeake,deuxblogueusesquimenèrentunecampagnedumêmeordrepourquelacompagnieKraftretirelesteinturesjaunevifdeleursmacaronisetdeleursfromages14,lanourritureaunefaçonbienàellederassemblerlesgens. Ils sont biologiquement constitués pour s’intéresser aux questions desanté et de nutrition, ce qui explique notamment pourquoi Doug JohnsonréussitàgagnersabataillecontrelemarketingdesformulespournourrissonsdeNestlé dans les années 1980, et pourquoi les gens regardent aujourd’huides documentaires comme Super Size Me, de Morgan Spurlock, ou Food,Inc.,deRobertKenner.Qu’ils’agissedenourritureoud’unautreproduitdepremière nécessité, les activistes capables d’identifier une préoccupationquotidiennecommuneàunmaximumdegensauronttoujoursl’avantagesurceuxquis’accrochentàuneplate-formeplusétroite.

Cequinousamène,biensûr,àMilk.HarveyMilk,s’entend.Désolépourlejeudemots,aprèstoutescesconsidérationssurleslaitages,maisvousavezpeut-êtredéjàentenduparlerdecepoliticienpionnierqui fut lepremieréluouvertementgaydesÉtats-Unis.Sinon,sachezqu’ilestparfaitementincarnépar Sean Penn dans le filmMilk qui a décroché un Oscar. Sa vie est unehistoire exemplairedecourage,deconvictionetd’engagement résolu.Maissurtout,ellenousrappellel’importancedecommencerpardepetiteschoses.

RiendanslesquarantepremièresannéesdelaviedeHarveyMilkneledestinait a priori à devenir un jour une source d’inspiration pour les genssérieusementconcernésparlesdroitshumainsetl’égalité.NéàLongIsland

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dans une famille juive conservatrice de la classemoyenne, il sut qu’il étaitgaydès sonplus jeune âge,mais il fit tout son possible pour dissimuler savéritable identitésexuelle. Ils’engageadans laMarine,participaà laguerredeCorée,avantdetrouverdutravaild’aborddansunesociétéd’assurances,puis dans une société de placements deWall Street. Cette future icône del’Amérique libérale fit même campagne pour Barry Goldwater, candidatrépublicain archiconservateur à la présidentielle. Milk n’avait rien d’unrévolutionnaire, au pointmême qu’il rompit avec un petit ami qu’il aimaittendrement parce qu’il estimait que le jeune homme avait trop tendance àdéfierl’autoritéetàsecréerdesproblèmesaveclapolice.C’étaitunhommerespectable,bienintégré,aveclescheveuxenbrosseettouteunearmoiredecostumesbiencoupés.Maisvivredanslemensongerendaitsaviemisérable.Un jour, il en eut assez : en 1969, à l’âge de trente-neuf ans, il quitta sontravail, jetasacravateauxorties,selaissapousser lescheveuxetpartitversl’Ouest,àSanFrancisco.

Ildécouvritunevilleenpleine renaissance,quiavait à l’époque laplusgrandepopulationgaydetoutesleszonesmétropolitainesdesÉtats-Unis.Desquartiers comme le Castro, où Milk finit par s’installer, poussaient dehorsleursancienshabitants—desIrlandaiscatholiquesdelaclasseouvrière—auprofit de nouveaux venus à San Francisco, ces jeunes gens en quête detolérance,d’amourlibreetduflowerpower.Là,ilsesentitlibéré.Aprèsavoirpassésavieàdissimuler sa sexualité, il étaitacceptéouvertementetvoulutaiderlesautresgaysànepasavoirhonted’eux-mêmes.Milk,quitenaituneboutique de photo, commença par s’impliquer dans la politique locale. Ils’adressa d’abord au Alice B. Toklas Memorial Democratic Club, la pluspuissante—etlaseule—organisationpolitiquegaydelaville.Ilydébarquaavec son grand sourire et un discours passablement radical. Il était commetantd’autresjeunesgenstalentueuxetpassionnésquiavaientrésoludefaireladifférence:pourremporterlavictoire,pensaient-ils,ilfallaitdirelavérité,souleverlesquestionspertinentes,offrirdessolutionsraisonnablesetcomptersurlesgensbienpourvoterpourlechangement.

Mais ce n’était pas si simple. À l’époque, même à San Francisco,l’homosexualité restait un sujet tabou. Aujourd’hui, avec l’avancée dumariage gay et l’acceptation croissante de l’homosexualité dans la sociétéaméricaine, on tend à oublier combien le paysage culturel était différentquandHarveyMilkposapourlapremièrefoissacandidatureàlamairie.Audébut des années 1970, lors des premières mobilisations de Milk,l’homosexualitérestaitundélitdansbiendesendroitsetuneraisonlégitimed’évictiondesappartementsenlocation.Jusqu’en1973,l’homosexualitéétaitclasséeparl’AmericanPsychiatricAssociationcommeuntroublemental.Cen’était pas une question que l’on abordait facilement. En conséquence, les

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principes énoncés dans la plate-forme de Milk gênaient, rebutaient, voirerévoltaientquantitéd’électeursordinaires.

Sacampagne,biensûr,futundésastre.Milkn’avaitpasd’argent,pasdestaff, et aucune idée sur la façon dont on mène une campagne efficace. Ils’acquitlesoutiendequelquescommerçantsgaysfatiguésd’êtreharcelésparlapolice,etsoncharmepersonnell’aidaàgagnerunepoignéedeconvertis,maisquandilseprésentaenfincommeconseillermunicipaldeSanFranciscoen 1973, il arriva dixième sur trente-deux candidats. Cela ne l’empêchanullement de persévérer. Il se découvrit un talent d’orateur dont il usalargement pour dénoncer les persécutions et les injustices découlant de lalégislation antigay. Il voulait représenter sa communauté, et jugeait que lemeilleurmoyend’yparvenirétaitderassembleretd’organiserlesgaysenunblocpolitiquesoutenuparquelquesalliésclés.

Làencore,iléchoua.S’ilavaitréussiàtoucheruneplusgrandepartdelapopulation en s’adressant notamment aux syndicats et aux pompiers, et endiscutantavecdesgensordinairesauxarrêtsd’autobusetdevantlescinémas,ce n’était pas encore suffisant. Cette fois, bien qu’il se fût rapproché de lavictoireavecuneseptièmeplace,unemargedequatremillevotantsassuraitqueMilkresteraitencoreunbonmomentunsimpleactivistedenichepleindetalentetdebonnesintentions.

Etilleseraitrestéeneffets’iln’avaitpasfiniparcomprendreleprincipefondamental consistant à trouver les petites batailles qu’il est possible degagner.HarveyMilkavaitcommencéparfairecequefonttousceuxd’entrenousquisontassezpassionnéspours’impliquerdansunecauseouuneautre:direlavéritétoutenueets’attendreàcequelesautresnousécoutent.Sivouslisezcelivre,jesupposequevousvoussouciezaumoinsunpeudechangerquelquechosedanscemonde.Àunmomentquelconquedevotrevie,vousavezsansdouteessayédefairedespétitions,delancerdesorganisations,demanifester,bref,d’agirpouréleverlaconsciencedesgenssurteloutelsujetdepremièreimportance.Peut-êtreavez-voussimplementtentédeconvaincreunamiouunparentqueleurpositionpolitiqueétaitfausse.Jesuisprêtàvousparierunebouchéedecottagequejesaisdéjàcequis’estpassé:vousavezparléavecpassionde sauver le saumonendangerde l’AtlantiqueNord,oud’acheterdesiPhonesàdesorphelinsbulgareschroniquementdéprimés,etlesgenssesontbornésàhocherpolimentlatête.

Je suis cynique, bien sûr, mais uniquement pour vous faire biencomprendre ce très important principe de l’activisme non violent : à savoirquetoutlemonde,sansexception,s’enfichecomplètement.

Etpasparcequelesgenssontméchants.Laplupartsontgentils,modesteset plutôt aimables. Ils sont persuadés, selon la formule immortelle de Liz

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Lemondans la série télé30Rock, que ce que tout lemonde veut vraimentdanslavie,c’ests’asseoirenpaixetmangerunsandwich.Maisilsontaussibeaucoupdechosesentête,commeleboulot,lesenfants,degrandsrêvesetdepetitesdoléances,dessériestélépréféréesdontilsneveulentpasmanquerunépisodeetdescartonsremplisdetrucsqu’ilsdoiventrenvoyeràAmazon.Vouspouvezjugertoutesceschosesdérisoires.Vouspouvezaccuserlesgensquisebornentàprendrelaviecommeellevientetàs’occuperdeleurspetitsjardinsd’être égoïstes, aveugles, voire immoraux.C’est précisément cequefaisaientlesplusmauvaisactivistesquej’aieeul’occasionderencontrer.Etilsn’arrivaientàrien,parcequ’ilestirréalisted’attendredesautresqu’ilssesoucientplusdeschosesqu’ilsn’enontréellementenvie.Danscecas,toutetentativepourlesfairebougerestvouéeàl’échec.BenjaminFranklinauraitdit:«Ilyatroistypesdegens:ceuxquel’onnepeutpasfairebouger,ceuxquel’onpeutfairebouger,etceuxquibougent.»J’imaginequetoi,lecteur,tufaispartiedeceuxquibougent.Tondevoir,donc,estdetrouverceuxquel’onpeutfairebougeretdelesconvaincredebougeravectoi.

Entantqu’activiste,vousavezdeuxoptions.LapremièreestdefairecequeHarveyMilk commença par faire : chercher à rassembler les gens quicroient déjà plus oumoins en ce que vous avez à dire. C’est un excellentmoyendeseretrouveràunedizainesurn’importequelsujet.Vousavezdéjàun petit fan-club enthousiaste qui vous est tout acquis — vos amis, vosvoisinsetvotregrand-mère—etquivoussoutiendraquoiqu’iladvienne.Labeauté de cetteméthode est qu’elle vous donne toujours la sensation d’êtredanslevraietbiendroitdansvosbottes.Lereversdelamédaille,c’estquevousnegagnezjamais.

L’autreoptionestnettementmeilleure,etenfait,guèreplusdifficile.Elleexige d’écouter et de découvrir ce qui intéresse les autres, et demener vosbataillesdanscesens.Milk,dontlaténacitéfinitparlefaireélireconseillermunicipaldeSanFrancisco,compritqueleshétérosdebasenesesouciaientpas réellement de la lutte des homosexuels pour l’égalité des droits. Cettelutten’allaitpasêtregagnéesurlesseulsméritesdelajusticeetdel’égalité:Milk devait absolument l’attaquer sous un angle différent. Et même si leschrétiensévangéliquesdetoutlepayscontinuaientàparlerdelacommunautégaydeSanFranciscocommeduMalincarnéenAmérique,Milkvoulutaidersacommunautéens’intéressantàunechosequeredoutaienttousleshabitantsdesaville:lamerdedechien.

Parcequ’ilécoutalesgensdeSanFrancisco,ilappritquelaquestionquiinquiétait le plus ses concitoyens concernait moins leur âme que leurssouliers. Presque tous nommaient l’épidémie de caca de chien souillant lesparcs de la ville comme la pire nuisance imaginable.C’était cela, l’ennemi

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publicnuméroun.SiMilkavaitvucemêmesondagedeuxoutroisansplustôt,ilauraitsansdouteparcourulesruesdeCastroendéclarantàquivoulaitl’entendre que marcher dans des merdes de chien n’était pas une grandeaffaire quand des milliers de gays américains étaient harcelésquotidiennement pour la seule et unique raison qu’ils aimaient la personnequ’ilsaimaient.MaisMilkavaitappris.Ilavaitsaisilaforceduthéâtrederueetdesévénementspublicssymboliques.

Cejour-là,ilconvoqualesmédiasdansunjolipetitsquarepourdiscuterdenouvellesidéesdelois.Quandlapressearriva,ils’avançaverslescaméraset,commeparaccident,écrasaunénormeétron.Illevasonpiedenl’airetleconsidéraavecunehorreurmoqueuse.Cela semblaitparfaitement spontané,comme si un accessoire s’était trouvé là au bon moment pour illustrercombienlavillemanquaitàsatisfairelesbesoinsdeseshabitants.Enréalité,toutel’affaireavaitétésoigneusementpréparée.Milkétaitarrivéauparcuneheure plus tôt et avait récupéré des excréments de chiens qu’il avaitstratégiquementdisposéssursaroute.Avecsachaussuresouilléebienenvue,ildonnaunpetitdiscourshumoristiquedisantque,commetousleshabitantsdeSanFrancisco, il enavaitassezdecettenuisancemalodorante,maisquelui,HarveyMilk,allaitfairequelquechoseàcepropos.Ilavaitenfintrouvéunecauseàlaquellechacunpouvaits’identifier,etlecourriernetardapasàaffluer.

Après cette longue série d’échecs, il avait appris à choisir les bataillesqu’il pouvait gagner. Il était difficilede lutterpour lesdroitsdesgaysdansunevillehétérosexuelle apathique.En revanche,nettoyer lamerdedechienétait une tâche accessible. Il suffisait d’avoir des sacs en plastique.Mais àpartirdelà,ilseraittoujoursperçucommelapersonnecapabledefairesuivreses discours de résultats, et tout le monde écoute ceux qui obtiennent desrésultats.

À présent que Milk s’était acquis un public reconnaissant, il pouvaitavancersurlaquestiondesdroitsdeshomosexuels.Quandenfinilentraàlamairieen1977,ilyvintbrasdessusbrasdessousavecsonamietdonnaunassezbonrésuméd’unimportantprincipe.«Vouspouvezmanifesteretjeterdes briques sur “SillyHall”, dit-il, ou alors vous pouvez vous y faire élire.Quoiqu’ilensoit,nousvoici15.»Sivousvoulezgagner,vousdevezattirerlesgensàvotrecauseetreconnaîtrequevousnepouvezpasgagnersanseux.

UnefoisqueMilkeut trouvésaplate-formeetsonpublic reconnaissantde citoyens ordinaires de San Francisco, il put s’attaquer aux questionsimportantes. Le mouvement national pour les droits des homosexuels mitquelquesdécenniesàsuivrelastratégiedeMilk,maisilfinitpars’yrésoudre.Danslesannées1980et1990,laplupartdeseseffortsvisaientàorganiserses

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propresrangscommeunefactionpolitiqueinsulaire,etpeudegenshorsdelacommunautégays’ensouciaientsuffisammentpoursejoindreàsesmarchesousoutenirseseffortsenmatièrede législation.Puis, lemouvementconnutson«momentMilk».Ilsemitàpensernonplusentermesd’absolusmoraux,mais en termes demotivations individuelles. Il reconnut que la plupart desgens ne s’engagent dans un combat que lorsqu’ils s’y sentent directementimpliqués.Commel’amontrél’expérience,lesproblèmesdesgaysn’avaientpasaffectéjusque-làleshétérosexuelsaméricainsdefaçonsignificative.Pourl’essentieldesAméricains,lescrisesaffectantlacommunautégay—depuisl’épidémiedesidadesannées1980jusqu’auxtentativesultérieuresdemettrefin à une série de discriminations — n’étaient tout simplement pas leuraffaire.Laplupartdesgensnesontpasgaysetilsontbiend’autreschosesàpenser.

Mais tout cela changea quand lemouvement gay semit à envisager leproblèmesousl’angledecequipouvaitfairesenspourleshétéros.Pourlesamener à rejoindre sa cause, il s’ouvrit sur l’extérieur. Il se tourna vers lesmères,lespères,lesfrèresetsœursetlesamisdesgays,lesinvitantàvenirmanifesteraveceux.En intégrant legrandpublicàsacause, lemouvementpourlesdroitsdeshomosexuelscessaitd’êtredéfinipardessloganscomme«Les pédés sont là » et des parades où défilaient tous les personnages dugroupeVillage People avec des piercings au bout des seins. De nos jours,dans une parade gay, vous risquez surtout de trouver des pères américainsd’âge moyen légèrement bedonnants, qui défilent en portant une pancartedisantqu’ilssoutiennentleursenfantsetqu’ilslesaimentquoiqu’iladvienne.Et quand même un fervent Républicain comme Dick Cheney se déclarepubliquement en faveur dumariage gay parce qu’il aime sa fille lesbienne,vouspouvezvousdirequelasociétéestentraindechanger.

Toutcelaétaitlerésultatd’unsimplecalculstratégique,lemêmeauquels’étaitlivrélemouvementdesdroitsciviquesdansleSudquelquesdécenniesplus tôt. Dans les années 1960, James Lawson, un prêcheur méthodiste,formaitdesactivistesnoirsetblancsàNashville,dansleTennessee.Lawsoncomprit que la communauté blanche de Nashville était opposée aux droitsciviquesparcequelesNoirs,qu’elleconsidéraitunpeucommedesanimaux,luifaisaientpeur.Ilditàsesétudiantsd’inversercetteperceptionenadoptantun certain code vestimentaire et en se comportant comme des gensparfaitement respectables chaque fois qu’ils sortaient manifester16. Lawsonsavait que les manifestants se gagneraient une partie des Blancs s’ilspouvaientleurdémontrerqueleurscraintesétaientsansfondement.

QuandlesactivistesdeLawsonallèrentoccuperlescoffeeshopsségrégésdelaville,illesenjoignitderéagirdefaçonnonviolenteàtoutemenacequi

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seprésenterait.Après tout, raisonnait-il, si lesactivistes résistaientquand lapolice arriverait pour les arrêter, cela confirmerait les craintes desBlancs àleur endroit, et les droits civiques resteraient un rêve lointain. Mais s’ilsconservaienttouteleurdignitéettoutleursang-froidtandisquelesBlancslestabassaient et leur jetaient desmilkshakes à la tête, lemonde entier verraitbiendequelcôtése trouvaient lesanimaux,cequipourraitpoussercertainsBlancsneutresàrevoirleurspositions.

Lawson savait que dans un combat non violent, le nombre est le seulmoyendel’emporter.Vousdevezallerlàoùilyabeaucoupdemonde.Pourréussir,LawsonetsesmanifestantspourlesdroitsciviquesavaientbesoindusoutiendesBlancs.Etpourcela,ilétaitnécessairequelamajoritédesBlancsde Nashville voient les Noirs comme des gens ordinaires qui leurressemblaient sur le fond. De même, le mouvement gay décolla vraimentquand le public hétérosexuel cessa de voir les homosexuels comme desoutsidersenshortsraslesfessesetenhautstransparents,etsemitàvoireneux des Américains comme il faut, qui travaillaient dur et méritaient debénéficierdesmêmesdroitsquelesautres.Dansceprocessus,lemouvementdesdroits civiquespour lesgaysdevintbeaucoupmoinshaut en couleur etbeaucoupplusefficace.

JamesLawsonavaitégalementreconnuquesilacausedesdroitsciviquesétaitjusteetsesbutsultimeshonorables,laclépourgagnerétaituneapprochepasàpas. Il nevisait pas la luneetne luttait paspouruneégalité totale etinconditionnelledèsledépart.Àlaplace,ilchoisitlesbataillesqu’ilpouvaitgagner.Alorsqu’ildonnaitdesinstructionsàungrouped’activistesdanssonégliseàproposdesdéfilésdanslesrues,ilpritlapeined’avertirsonpublic:«NousnevoulonspasunBlancavecunNoirdel’autresexe,parcequenousne voulons pas nous lancer dans cette bataille17. » C’était un combat quidevrait être mené, en d’autres temps. Dans les années 1960, si ladéségrégationétaitàl’ordredujour,lesrelationsinterracialesnel’étaientpas.Ilnefaisaitpasdedoutequ’ellesleseraient—maisplustard.

Dansmajeunesse,quandtoutlemondecouraitdansBelgradeenjouantauchatetàlasourisaveclessbiresdeMilosevic,nousavonspassébeaucoupdetempsàréfléchirpoursavoirquellespetitesbataillesnouspouvionsgagneret quelles batailles ne seraient qu’une perte de temps et un gaspillaged’enthousiasme. Pour certains d’entre nous, l’idée de choisir des bataillesfacilespourcommencerapparaissaitcommeunabandondenosprincipesauprofitdevictoiresbasdegammeet sans intérêt.D’autresprenaient l’idéeàsonextrêmeopposé,soutenantquetoutebataillequ’ilschoisissaientétait,pardéfinition,unebataillequ’ilspouvaientgagner.Maisaucunedecespositionsn’est totalement correcte.Commencezpar supposerque laplupart desgens

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s’enfichent,sontdépourvusdemotivation,apathiques,oucarrémenthostiles.Puis,prenezunefeuilledepapier—uneserviettedebistrotferal’affaire—et tracezune ligne.Placez-vousd’uncôtédecette ligne.Essayezdepenserauxgens qui pourraient faire front commun avec vous.Quel que soit votreengagementàunecause,si lerésultatselimiteàunepoignéedepersonnes,faites une boulette de votre feuille de papier et recommencez. Quand vousavezréussiàvousplaceravecvosamisetàpeuprèslerestedumonded’uncôtédelaligne,ennelaissantengrosqu’unepoignéedesalaudsdel’autre,c’estgagné.Assurez-vousque la« lignedepartage»—selon l’expressiond’un ami d’Otpor! nommé IvanMarovic— qui vous sépare desméchantsvousoffreleplusd’alliéspossible.

Rappelez-vousquedansune luttenonviolente, la seulearmedontvousdisposerezestlenombre.ItzikAlrovavaitcompriscelaquandilréalisaquetout lemonde en Israël aimait le cottage et détestait débourser une fortunepourlemettreàsonmenu.Sursonboutdepapier,ilavaitréussiàmettreseptmillionsd’Israéliensd’uncôtédesa« lignedepartage» imaginaire,etunesimplepoignéed’industrielsavidesdel’autre.HarveyMilkfitlamêmechosequandilcessadeparleretsemitàécoutersesvoisins.Ilavaittoutelavilledesoncôté,ettoutjustequelquescabotsdel’autre.

J’aivuceprincipes’appliquerpartout,deTbilissiàHarare,deCaracasàRangoon.Lesgensetlesmouvementsquisaventsubdiviserleurstratégieenpetits objectifs accessibles sont plus susceptibles de gagner que ceux quibraillentdesplatitudesenpetitcomité.Maissavoirquellesbataillesmineuresvouspouvezgagneretcommentavoirlegrandnombredevotrecôtén’estquelamoitiédudéfi.L’autremoitiéconsisteàs’assurerquevouspouvezoffriràvos nouveaux épigones quelque chose en quoi ils puissent croire. Et pourcela,ilvavousfalloirdévelopperune«visionpourdemain».

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1.EllieFischer,«MiddleClassRising?»,JewishWeek,29mai2013;LahavHarkov,«Candidates:LabortheAlternativetoPiggishCapitalism»,JerusalemPost,11août2011.

2.DinaKraft, «CottageCheeseBecomesSymbol of Israeli FrustrationwithRisingFoodPrices »,JewishTelegraphicAgency,20juin2011,www.jta.org.

3.MeiravCrystal,«ThisIsHowtheCottageBallRolled»,Ynetnews,7octobre2011.4.ChrisTaylor,«HowSocialMediaAreAmplifyingConsumerOutrage»,CNN.com,22juillet2011.

5.CharlesLevinson,«IsraeliFacebookCampaignKeepsLidonCheesePrices»,WallStreetJournal,1erjuillet2011.

6.SteveSheer,«ApaxIsraelCEOResignsfromTenuva,Psagot»,Reuters,2octobre2011.

7. Ted Thornhill, « A Very Middle-Class Protest : Complaints over Price of Cottage Cheese Spark Israel’s BiggestDemonstration»,DailyMail,8août2011.

8.CitéparWilliamSafire,WordsofWisdom,NewYork,SimonandSchuster,1990,p.200.

9.IsabelKershner,«SummerofProtestPeakswith400000inCityStreets»,NewYorkTimes,3septembre2011.10. Melanie Lidman, « Some 450 000 Israelis March at Massive “March of the Million” Rallies Across Country »,

JerusalemPost,3septembre2011.

11.SeanScalmer,GandhiintheWest,NewYork,CambridgeUniversityPress,2011,p.44.

12.«AmericanViewsonIndianProblem»,WesternArgus,9septembre1930.

13.StephanieStrom,«DrinkIngredientGetsaLook»,NewYorkTimes,12décembre2012.

14.SusanDonaldson James,«KraftAgrees toTakeYellowDyeoutofMacandCheese»,ABCnews.com,31octobre2013.

15.RandyShilts,TheMayorofCastroStreet:TheLifeandTimesofHarveyMilk,NewYork,St.Martin’sPress,1982,p.190.

16.SteveYork(dir.),AForceMorePowerful,SantaMonicaPictures/WETA,1999.

17.Ibid.

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3Unevisionpourdemain

HarveyMilk avait su se servir du fléau des déjections canines dans lesrues de San Francisco pour donner un nouvel élan au mouvement gay enAmérique,et les Israéliensavaient luttépour la justiceéconomiqueavecunfromageblancgrumeleux.Iln’estdoncpassisurprenantquelesactivistesdesMaldives aient réussi à lancer une révolution avec unemontagne de riz aulait. Pourtant, les gens ont souvent dumal à y croire, surtout parce que lesMaldivessontunsitedevacancesluxueux,connunotammentparcequeTomCruise et Katie Holmes y ont passé leur lune de miel en 2006. On nes’attendrait pas à ce que les habitants desMaldives connaissent de grandsbouleversements politiques, bénis qu’ils sont de vivre dans l’un des plusbeaux pays du monde, un paradis tropical de douze mille îles coraliennesdispersées sur des dizaines d’atolls dans l’océan Indien. Et, en effet, lesMaldiviens sont des gens assez détendus. Comme ils peuvent attraper desthons avec un simple hameçon et un fragment de sac en plastique commeappât,ilsn’ontjamaisfaim.Secouezunpalmier,etvousaureztouteslesnoixde coco que vous voudrez. Quant au reste— des tomates jusqu’au Coca-Cola — le tourisme génère des tonnes de devises, ce qui permet auxMaldiviensd’importer tout ce qu’il leur faut d’IndeouduSriLanka.C’estpourquoi lepasse-tempsnationalconsisteàflânerenpaix,avantquetout lemondeserassemblelesoirsurlaplagepourcontemplerlecoucherdesoleil.Maiscespittoresquestraditionsîliennesetceslagonsauxeauxtransparentespeuventêtretrompeurs,parcequelesMaldivessontaussicepaysauquelunhommedunomdeMaumoonAbdulGayoomaimposépendanttrenteansladictaturelaplusbrutale.

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Non que vous vous en seriez forcément aperçu. Si vous visitiez lesMaldives en touriste, vous atterrissiez à l’aéroport de la capitale, Malé, etvoussautiezdansunpetitavionquivousemmenaittoutdroitverslacentained’îlesréservéesauxactivitéstouristiques.Etcommelerégimedépenddecesstations balnéaires pour l’essentiel de ses revenus, Gayoom et ses sbiresveillaient à les préserver de tout problème ou conflit. Ainsi, ces stationstouristiquessont lesseulsendroitsdesMaldives,soumisesàun islamstrict,oùilestlégaldeboiredel’alcool.Pendantquelestouristesjouissentdeleursloisirs sous les formes parfois les plus incongrues— un hôtel dispose parexemple d’un restaurant sous-marin où l’on peut déguster son champagnesous l’eau,parmides requinsamicauxnageantdansun récifdecorail—lereste de la population, qui vit pour l’essentiel à Malé, la capitale, n’a pasautantdechance.

Maléestaussimorneque les îles sontcharmanteset immaculées.Allezsurlajetéeduport,etlapremièrechosequevousverrezn’estpasl’undecesbungalowsau toitdechaumedont lesagencesdevoyages font lapublicité,mais le menaçant ministère de la Défense et de la Sécurité nationale, uneforteresseblancheencadréedetourelles,cernéedepanneauxvousinformantaimablement que les photos sont interdites. C’est un accueil parfaitementglaçant dans cette étouffante agglomération de cent mille habitants, serréscommedes sardines surune îlequimesure àpeineplusde cinqkilomètrescarrés.CettesituationfaitdeMalél’unedesvilleslesplusdensesetlespluscongestionnéesdumonde.Onl’appelle« leManhattanenbouteille»—unnom parfaitement mérité. La capitale des Maldives, qui n’est guère plusqu’une longue agglomération de bâtiments de taille moyenne, dotée d’unstade et d’un petit parc, est sillonnée en permanence par des essaimsfrénétiquesdemotosquifoncentàtraverslavilleetoccupenttoutelaplacesurlestrottoirsquandellessegarent.Lesparamilitairespatrouillentdanslesrues en uniforme bleu de camouflage. Souvent, de la fumée monte àl’horizon:cesontlesincinérateursdelaplusgrandeîle-poubelledumonde—unrécifartificielsituéàmoinsdeseptkilomètresaulargedeMalé1—quifonctionnentjouretnuitpourtraiterlestroiscenttrentetonnesd’orduresquiviennent chaque jour s’ajouter au tas. Malé est humide, et l’on y sueconstamment.Entrelatempératureetlestress,ilestdifficiledenepasyavoirlamigraine.

Pourtant, ilexisteunendroitde laville relativementapaisant.C’estuneplageartificiellesituéesurlacôteorientaledel’île.SicetteplagenepaiepasdemineselonlescritèresdesMaldives—cen’estjamaisqu’unefinebandede sable aumilieu de l’étendue urbaine— elle reste lameilleure option sivous voulez vous évader un peu de la ville. Ici, au moins, les jeunesMaldivienstrouventquelquescafésenpleinairsituésfaceàl’océan,etl’on

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voittoujoursdeshommesd’âgemoyenentraindefumerduhaschichdanslesbuissonsvoisins.Desfemmesenburqaamènentleursenfantsgambaderdansles vagues, et selon la saison, des sections entières du front de mer sontoccupéespardejeunessurfeursoudesamateursdeskateboard.

Dansunevillenormale,unetelleplagen’attireraitguèrel’attention.Maisiln’yariend’autreàfaireàMalé:lavillen’apasdecentrescommerciaux,pasdegrandscinémas,pasdebarsoù l’onservede l’alcool,pasde scènesmusicales. Si vous cherchez une bonne raison de sortir de chez vous pouréchapperunpeuàlachaleur,laplageestvraimentvotreseulesolution.Biensûr, il y a le grandparc officiel près de la jetée,mais ce n’est guère qu’unrectangle de pelousemiteuse avec un large drapeaudesMaldives planté aubeau milieu. En outre, ce parc est flanqué de part et d’autre de la grandemosquéeetdusiègetoutenverredelapolice;étantdonnél’histoirerécentedesMaldives,oncomprendquelesgensn’aientpasenviederetrouverleursamisjustesouslenezdesflics.

IlfautsavoireneffetquelorsqueGayoométaitauxaffaires,ilmenaitsonpays comme un petit Bagdad-sur-Mer. Ami proche de SaddamHussein, ledictateurdesMaldivesavaitbeaucoupapprisdudespote irakiensur l’artdedirigerun régime répressif.Et comme leurs collègues irakiens, lespoliciersdesMaldivesavaientuneréputationbienméritéedebrutalité,autoriséeparunétatd’urgencepermanentquileurlaissaittoutelatitudepouremprisonneroutabasserquibon leursemblait.Pire : lessbiresdeGayoomexcellaientdansl’artd’inventerlespunitionslesplushorriblespourquiconqueexprimaituneoncedecritique2.Lesdissidentsétaientenduitsdemieletabandonnéssurlesablepourêtredévorésparlesinsectes,menottésàdespalmiersetbattusouviolés pendant des heures, ou encore enfermés dans des cabanes en tôleondulée et laissés à rôtir pendant des années sous l’implacable soleil dequelquelointaineîle-prison.Lespartisd’oppositionétaientinterdits,lalibertédeparole inexistante.Danscesconditions, il semblaitquasiment impossiblede s’opposer à Gayoom, d’autant plus que le régime disposait d’un apportpermanentdedevisesgrâceautourisme.

Etpuislagrandevaguedéferla.

Le lendemain de Noël 2004, les buffets de petit déjeuner des stationsbalnéaires desMaldives étaient aussi tentants et parfaitement présentés quetous les autres jours de l’année. Tandis que les retardataires du premierservice terminaient leur repas et avalaient leurs dernières gorgées de jus demangue et de thé noir, les enfants couraient pieds nus vers la plage, àquelques mètres de là. C’était selon toute apparence un parfait début dejournée au paradis. Il faisait dans les trente degrés, une petite brise agitaitdoucementlespalmiers.Lestouristesquiavaientoptépourlagrassematinée

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commençaient à peine à s’étirer, s’éveillant lentement sous les rayons dusoleilfiltrantàtraverslesvoletsclosdeleursvillas.

Soudain,deshurlementsjaillirentdelaplage.Onentenditungrondementsourdquisemuabientôtenunrugissementassourdissant.Unevaguegéantedéferlasurl’île,brisantlesarbrescommedesfétusetdétruisanttoutcequisetrouvaitsursonpassage.Unmurd’eaucolossals’abattitsurlesvillascommeune bombe, fracassant toutes les fenêtres en l’espace d’une seconde. Desrouleauxblancsd’écumes’engouffrèrentenbouillonnantdansl’encadrementdes portes et les fenêtres brisées. Un tourbillon de serviettes de plage, derideauxetdecafetièresenvahitleschambres.L’eaumontaitpartout,etiln’yavait aucun endroit où se réfugier. Certains se ruèrent à l’extérieur etgrimpèrent aux arbres, tandis que d’autres fonçaient vers les halls deréception pour se cramponner à leurs piliers. Quelques-uns réussirent àgrimpersurletoitdeshôtelsoudescabanesdejardin,d’oùilseurentunevueplongeantesurladestruction.Quandlesvaguesrefluèrent,aprèscequiparutuneéternité, ilnerestaitplusqu’unchaosdeplanches,demeublesbrisésetde toits de chaume arrachés. On entendait parmi tout cela monter lesgémissementsdesblessés.

Le point le plus élevé du pays culminant à moins de trois mètres, lamontée du niveau de la mer a toujours constitué une menace pour lesMaldives et les gens avaient bien conscience qu’un jour ou l’autre, lechangementclimatiqueallaitmodifierradicalementleurvie.Maiscelarestaituneperspectivelointaine,lerésultatd’unlentprocessuscensésedéroulersurdes décennies. Pourtant, en l’espace de quelques minutes, l’océan Indienvenait de balayer la moitié de l’économie desMaldives. Un quart des îleshabitées avaient été sévèrement endommagées3, et 10 % furent déclaréesinhabitables. Un tiers de la population était affecté par la dévastation, etGayoomsavaitquelessuitesd’untsunamin’étaientpasquelquechosequ’ilpouvaitgéreràluitoutseul.Ilallaitdevoirfaireappelàl’aideinternationale.

Mais les pays occidentaux à qui l’on demanda bientôt de fournir descentaines de millions de dollars d’assistance exigèrent quelque chose enretour. Ils donneraient à Gayoom l’aide qu’il requérait à condition que lesMaldivesautorisentlespartispolitiquesetorganisentdesélectionslibres;iln’y aurait plus de victoires à 99 % pour le despote. Gayoom s’empressad’acceptercesconditions,qu’ilnejugeaitpassidrastiques.Lacommunautéinternationale lui offrait de l’argent, et autoriser les partis politiques ne luisemblaitguèreplusqu’ungestesymbolique.Aprèstout,sedisait-il,iln’avaitpasgrand-choseàcraindredel’oppositiondiviséedesonpays.

Etsivousaviezpuentendreladescriptionquenousfirentungroupederévolutionnairesmaldiviensen2005deleursituation,vousauriezsansdoute

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été d’accord avec lui. On aurait eu du mal à imaginer une bande moinsprometteusepourlaconduited’unmouvementd’opposition.Historiquement,expliquèrent lesMaldiviens, lesforcesd’oppositionàGayoomnepouvaients’appuyerquesurtroisgroupesdisposésàaffronterlesautorités.Enpremierlieu, les dissidents politiques, qui avaient été éduqués dans des écolesétrangères et vivaient pour la plupart à l’extérieur du pays. Ce n’étaitnullement le fruit du hasard, puisque le régime s’appuyait sur un systèmed’éducationquiencourageaitlesmeilleursetlesplusbrillants—c’est-à-direlesplussusceptiblesdeselancerdansunecontestationquelconque—àfileràl’étranger. Naturellement, ces dissidents n’avaient à la bouche que desquestions abstraites, comme celle de la liberté de la presse, dont aucunpêcheur vivant sur les atolls ne se souciait réellement. Puis vous aviez lesgroupesislamistesquin’aimaientpasGayoom,troplaïqueàleursyeux,etquivoulaient imposer la charia aux Maldives. Ils étaient d’autant moinspopulairesquel’essentieldesdevisesdupaysprovenaitdetouristesnoceursquivenaientvivreenbikinietboiredel’alcoolsurdesplagesprivées.Enfin,ilyavaitlestoxicomanes,dontleseullienaveclesdissidentsetlesislamistesétait qu’ils dormaient tous dans les mêmes cellules. Ces types m’étaientfamiliers,carnousavionsconnuunesituationcomparableenSerbie.Onvoitsouvent lesdictatureset ladrogueallermaindanslamain:privésd’espoir,lesgenssetournentverstouteslesformesderéconfortqu’ilspeuventtrouver.Mais aux Maldives, la situation se compliquait du fait qu’à en croire larumeur, les autorités offraient parfois de l’héroïne demauvaise qualité auxprisonnierspour les transformer en junkies loyauxet obéissants, qui étaientalorscontraintsd’exécuterle«saleboulot»durégime.Peuimportait,donc,que vous soyez un dissident, un islamiste ou un junkie : si vous étiez unopposantàGayoom,vousrisquiezfortdeperdrelaconfiancedelapopulationgénérale.

Bien entendu, seuls les dissidents éduqués avaient une chance réelled’amener un changement quelconque, mais s’ils voulaient réussir, il leurfallaitunplan. Ilsn’avaientpasenviede travailleravec les islamisteset ilsn’aimaient pasnonplus l’idéededéfiler dans les ruesdeMalébrasdessusbrasdessousavecdes junkies, cequipeut se comprendre.Maisquid’autrevoudrait travailler aveceux?Quels intérêtspartageaient lesdissidents avecles gens du commun ? Ils n’en voyaient aucun. Ils comprenaient toutefoisqu’ilyavaitunechosesusceptiblederassemblertouslesMaldiviens:c’étaitlerizau lait.Certes, lerizaulaitpeutnepassemblerunequestioncrucialepourun jeunemouvementpro-démocratie,maisvousêtesparfoiscontraintsdejouerlesseulescartesquevousavezdansvotrejeu.

Sicelavousparaît futile, essayezd’imaginer lapopularitédu rizau laitaux Maldives. C’est une obsession nationale. Comme la vodka pour les

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RussesoulespâtespourlesItaliens,lerizaulaitest,pourlesMaldiviens,unproduitdebaseautourduquelonserassembleentoutescirconstances.Aussi,quand le bruit se répandit un matin dans Malé qu’il allait y avoir unedistributionenpleinairderizaulaitprèsdelaplageartificielle,descentainesdecurieuxfirentensorted’êtreau rendez-vouspour la fête.Dans lavieilleMalésiennuyeuse,celas’annonçaitcommel’événementdel’année.

Au coucher du soleil, les gens sautèrent sur leurs motocyclettes etdéboulèrentdesquatrecoinsdelacapitalepourprofiterdurizaulaitgratuitet de la brise du soir.Bientôt les rues proches de la plage furent noires demondeet,quandlafouleparvintàsefrayeruncheminjusqu’àlaplage,elleytrouva un certain nombre de personnes qui déambulaient déjà avec desassiettes en plastique remplies à ras bord de riz au lait. Il y avait aussi lesleaders de la dissidence, louche enmain, occupés à servir avec entrain desmécaniciensduport,desmusiciensetdesemployésdeshôtelsvenusgoûterlamarchandise. La ville entière semblait être là. Quelques femmes voiléescurieuses firentmêmeune courte apparition pour voir ce qui se passait.Lapolice, dans ses ridicules uniformes de camouflage, finit par brutalementinterromprelafêteetconfisquerlerizaulait—puisquelesrassemblementsétaientinterditsparlaloi.Maistandisqu’ilsregardaientleshommesdemaindeGayoomenfournerdesbacsderizaulaitàl’arrièredeleursvéhiculesdepolice,lesdissidentsavaientconscienced’avoirtrouvéaumoinsunpointderalliementpourleurmouvement.Bientôt,desfêtesdurizaulaitsetinrentunpeupartoutauxMaldives,donnantauxgensl’occasiondeseretrouver,deseparler,etdoncdeconstruireunsentimentdecommunauté.Etavecletemps,ce dessert devint synonyme d’opposition, un symbole aussi immédiatementreconnaissableauxMaldivesquelepoingl’avaitétéenSerbie.

Les révolutions ne se gagnent toutefois pas uniquement avec du riz aulait.Mêmesilesdissidentsconstruisaientunenouvelleconscienceetavaientréussi à trouver un symbole pour leur mouvement, Gayoom conservait lesoutiendesprincipalesinstitutionsdesMaldives.Onnepouvaitguèreespérerque les électeurs aillent voter pour une bande de privilégiés éduqués àl’étranger uniquement parce qu’on leur avait offert une part de dessert. Enoutre, les positions politiques inspirées par l’Occident — droits humains,liberté d’expression—ne séduisaient qu’une petite fraction deMaldiviens.Comment, se demandaient les dissidents, pouvaient-ils capitaliser surl’attention suscitéepar leurs fêtesde riz au lait pour en faireunepuissancepolitique?

Commetantdegrandesrévélations,laréponseleurvintd’unfilm.

En 2002, un certain Steve York avait réalisé un documentaire sur lacampagned’Otpor!,intituléCommentrenverserundictateur(BringingDown

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aDictator).NarréparMartinSheen,lefilmfutd’aborddiffusésurPBS,puisdistribuéenDVD.Descopiespiratesparvinrentmystérieusement jusqu’auxMaldives,oùelles furent traduitesendivehietprojetéesensecret.Là,dansdescinémasimprovisésenpleinair, lesactivistesdeMalés’asseyaientsousles étoiles et regardaient comment de jeunes Serbes avaient réussi cinq ansplustôtàrenverserlerégimedeMilosevicpardesmoyenspacifiques.

C’est lors d’une ennuyeuse conférence sur les ONG à Nantes — unendroitauxantipodesdesplagestropicalesdel’océanIndien—quej’aipriscontactpourlapremièrefoisavecdeuxMaldiviensquiavaientvulefilm.Ilsétaientlàpourtoutautrechose,maisilsvinrentmetrouveràlafind’undébat.Jemerappellequej’avaisunetassedemauvaiscaféàlamainetunridiculebadge plastifié accroché à ma poche de chemise quand ces deux hommesd’aspect bizarre s’approchèrent pourme serrer lamain avec enthousiasme.J’avaislecerveauembrumépardeuxjoursdediscussionsininterrompuessurledéveloppement international.Aussi,quand ilsentreprirentdem’expliquerquej’étaiscélèbredansleurpays,jemedemandaidequoiilspouvaientbienparler.Maispeuimportait:unefoisquenouseûmescommencéàdiscuteretqu’ilsm’eurentracontédeshistoiresàglacerlesangsurlesprisonsenfrontdemeretsurun type terrifiantnomméGayoom, jesusquenousétionsdesfrères d’armes. Et j’étais enmesure de leur présenter exactement l’hommequ’illeurfallait.

CommelaplupartdesMaldiviens,mesdeuxnouveauxamisétaientassezcourts sur pattes : ils m’arrivaient à l’épaule. Mais mon ami SlobodanDjinovicestencoreplusgrandquemoi ;enoutre,c’estuncostaud,etavecsescheveuxcoupésenbrosse, il ressembleàungénéral.En fait, si jevousdisais qu’il a été un acteur clé de la révolution serbe, vous penseriez sansdoutequec’étaituncommandantdelapolicesecrètedeMilosevic.Maispasdutout:Slobodanétaitdesnôtres,l’undesmembreslesplusactifsd’Otpor!,unbrillantstratègedotéd’unvéritabledonpourl’organisation.JeparlaideluiauxMaldiviensen leur assurantque je seraisheureuxdeme rendreàMalépourrencontrerleursamisetessayerdelesaider.

Depuis 2003, Slobodan etmoi travaillons pour l’organisation que nousavons fondée, le Canvas (Center for Applied Nonviolent Action andStrategies), consacrée à la diffusion de la bonne parole de l’activismepacifiquepartoutdanslemonde.LademandedesMaldiviensétaitlegenredechose pour laquelle vit Slobodan, et quelques jours après ma rencontre deNantes,ilétaitàbordd’unavion,enroutepourleparadis.

DèssonarrivéeàMalé,lesactivistesquil’escortaientsemontrèrentdeshôtesgracieux.Ilsorganisèrentdesmeetingsclandestinsdansdescafésetsurla plage. Ils parvinrentmême à tasser l’énorme corps de Slobodan dans la

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plus grande boîte en carton qu’ils purent trouver pour le faire entrerclandestinementchezMohammedNasheed,unjournalisteetactivisteassignéà résidence. Brillant, travailleur acharné, passionné et doté d’un réel talentpourlapolitique,NasheedétaitunemenaceréellepourlerégimedeGayoom,quipassaitsontempsàlemettresouslesverrousouàlecontraindreàfuiràl’étranger.Tous ceux que rencontraSlobodan lui racontèrent à peu près lesmêmeschosessurGayoom,surlemouvementdeprotestationnaissantetsurlesfêtesdurizaulait.Maisl’undecesdissidentsavaitsurtoutdesquestionsànousposer.Quelleétaitlapiècemanquante,demanda-t-ilàSlobodan,deleurmouvementpourladémocratie?

Slobodann’eutpaslongtempsàréfléchir.

«C’estunepiècemajeure, expliqua-t-il. Il vousmanqueunevision.Tuvois,vosfêtesdurizaulaitsontformidables.Ellessontpopulaires.Maiscen’estjamaissuffisantdedonnerunefête.Aprèstout,lesgensvontàdesfêtestous les jourset ilsn’en tirentpasgrand-chose,àpartunebonnegueuledebois.Sivousvoulezvraimentchangerlemonde,ilvavousfalloircequel’onappelledanslebusiness“unevisionpourdemain”.»

Les États-Unis, continua Slobodan, avaient eu leur Déclarationd’indépendance,danslaquellelesrévolutionnairesannonçaientaumondeenquoiconsistaient lesfondementsd’unesociétédémocratique.EnAfriqueduSud, l’African National Congress (ANC) avait fait la même chose avec saChartedelaliberté.MaisauxMaldives,conclut-il,lesdissidentsn’avaientàoffrirquedurizaulait.

L’activistemaldivienparutunpeudécouragé.Sescollèguesetluiavaienttravaillé si dur, et on venait leur dire qu’ils ne disposaientmême pas de lapremièrepierredeleurfuturédifice.MaisSlobodanleréconforta.Mêmes’ilsn’avaient pas une grande vision pour lemoment, dit-il, il n’y avait aucuneraisonqu’ilsn’arriventpasàenconstruireune.Etçaneseraitpasforcémentaussidifficilequ’ill’imaginait.

Alors que Slobodan s’apprêtait à développer le sujet de façon plusconcrète, les espions de Gayoom qui n’avaient cessé de l’avoir dans lecollimateur lui«conseillèrent»dequitter lepays.Maiscela importaitpeu,parce que quelquesmois plus tard, une équipe du Canvas se rendit au SriLanka, où nous avons organisé une session de formation pour un groupenombreuxdedissidentsmaldivienssuruneplagedéserteprèsd’Hikkaduwa.Etlapremièretâchequenousnoussommesfixéefutdelesaideràtrouverlavisionquileurmanquait.

Nous avons commencé par leur dire que même sous la dictature deMilosevic,nousavionseudelachance:noussavionsd’instinctcequedevait

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êtrenotrevisiond’avenir,parcequenousavionsdéjàvécuquelquechosedetrèsprocheavecnotredirigeantprécédent,lemaréchalTito.Hommefortducommunisme, Tito était plus qu’une simple note de bas de page dans lemélodrame de la guerre froide. Il faisait les choses à sa façon. C’était unleader complexe et nuancé, ce qui lui valait le respect des jeunes activisteséduqués. Sous Tito, nous étions libres de voyager à l’étranger, et même sinousn’avionspasdedirigeantsélusnidevéritableslibertés,ilveillaitànouslaisseraccèsàlameilleuremusiqueetàtoutelaculturequelerestedumondeavaitàoffrir.En1966,nousavionsmêmenotrepropreversion,communiste,deRollingStone,unmagazineintituléJukeboxquiaffichaitdesstarsdurockcommeMickJaggerencouverture;eten1969,lacomédiemusicalepacifisteHairfitsapremièreàBelgrade—avantmêmed’avoirétéprésentéeàBerlinou à Paris. Si les thèmes du spectacle et sa nudité choquèrent le public del’Occident libéral, Hair reçut un accueil triomphal dans la Yougoslaviecommuniste. Tout Belgrade en était fou4, et apparemment, Tito lui-mêmeaimaitHair, au point que, le jour de l’an de 1970, notre vaillant dictateuraurait chanté en chœur avec toute la troupe, une bande de jeunes gens quiressemblaient à des hippies de San Francisco.QuandTitomonta sur scènepourbeugleràtue-tête«Letthesunshinein»,ceuxquileregardaientdurentcomprendre que notre autocrate à nous était d’une trempe exceptionnelle.Après tout, c’était ce même Tito qui s’était débrouillé en 1973 pour queRichardBurton interprète…ehbien, lemaréchalTitoenpersonne,dansunfilmàgrandspectaclefaçonHollywood5.L’attitudelibéraledeTitoenverslesarts explique aussi que le label officiel yougoslave, Jugoton, ait été le seulproducteurdedisquesdublocdel’EstàsortirdesartistescommelesBeatles,David Bowie, Kraftwerk,Whitesnake et Deep Purple. Nous qui étions desadolescents dans les années 1980, nous avions à peine senti le joug de ladictature, occupés comme nous l’étions à écouter de lamusique dumondeentier.

Etpuis,toutchangea.AprèslamortdeTitoetl’effondrementdel’Unionsoviétique,laYougoslaviesefragmentaenunesériedepetitsÉtats.En1989,laSerbie,sousl’impulsiondeSlobodanMilosevicetdesessbires,troqualavisioninternationaledeTitocontreuneinterprétationxénophobedel’histoire.Pour ceuxd’entre nous qui avions été élevés dans un esprit de fraternité etd’amitié entre Serbes, Croates, Bosniaques, Macédoniens, Slovènes etMonténégrins, ce fut un choc d’entendre déclarer par des fonctionnaires etleurmachinedepropagandequenosvoisinsétaientdesmonstresetqueseulsles Serbes authentiques avaient le droit de vivre. La réponse à tous nosproblèmes,semblait-il,étaitde tuernosvoisinsetde jeterà lapoubellenosdisques Jugotondegroupesétrangers.Souspeu, toute lamusiqueétrangèrefut prise en suspicion. Il ne nous resta qu’un genre épouvantable appelé

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«turbofolk»,deschansonspourfeuxdecamparrangéesàgrandscoupsdetechno,unesortedecroisemententrelapiremusiquecountryetletrucchargéenbassesquivousagresse lesoreillesquandvousentrezdansuneboîtedenuit ringarde.À l’époque, sauf à vous brancher sur une radio indépendantecommeB92àBelgrade, vousn’entendiez sur lesondes serbesque le turbofolketlesdiscoursdeguerre.C’étaitdéprimant.Quoiqu’ilensoit,lorsdelacréationd’Otpor!,noussavionsàpeuprèscequedevaitêtrenotrevisionpourdemain.

Si l’expression« visionpour demain» évoqueunpeuuneprésentationPowerPointdanslasalledeconférencesd’unegrandeentreprise,ellen’apasbesoind’êtreaussiennuyeuseniaussitechnique.Maispournous,c’étaitunechosebienplusélémentaireetpleinedesens:nousvoulionsunpaysnormalavecdelabonnemusique.Riendeplus.NousvoulionsuneSerbieouvertesurlemonde,commeellel’avaitétésousTito.Nousvoulionslafindesconflitsethniques, un retour à la normale, de bons rapports de voisinage et unedémocratieenétatdemarche.TelleétaitlavisionpourdemainqueproposaitOtpor!pourlaSerbie.

Heureusementpournous,mêmesi lesSerbesvivantsousTiton’avaientjamais eu l’occasion de participer à une véritable élection, ils savaient aumoinscequec’étaitqu’êtreintégréaurestedumonde.Otpor!neleurvendaitdoncpasunevisionquileursemblaithorsd’atteinte,puisqu’ilsl’avaienttousvécue. Mais les Maldiviens n’avaient pas cette chance : Gayoom était aupouvoir depuis des décennies, et leMaldivienmoyen n’avait aucunmoyend’imaginer une autre vie. L’opposition devait donc partir de zéro. Et pourtrouver une vision d’avenir susceptible de séduire leurs concitoyens, ilsdevaient comprendre dans quel genre de pays le Maldivien moyen voulaitvivre.

Donc nous nous sommes installés, deux grandsSerbes et une bande dehobbitsmaldiviens,pourcomploterl’avenirdesMaldivessuruneplageisoléeprèsd’Hikkaduwa,auSriLanka.Noustenionsnossessionsdeformationaugrandair,loindesespionsdeGayoom;labrisemarineetlespalmiersétaientun changement bienvenu par rapport aux bureaux éclairés au néon et auxternes sallesde réuniondeshôtelsdeuxétoilesoù se tenaientgénéralementnos séminaires. Nous avons prié lesMaldiviens de se répartir par groupespourselivreràunpetitjeuderôle.Pendantuneheure,ilsneseraientplusdesactivistes éduqués à Londres et à Paris, mais tout simplement des gensordinaires.Deuxou trois seportèrentvolontairespourêtre les leadersde lacorporationdescommerçantsetdeshôteliers;quelquesautresreprésentaientlesvieuxde l’île ; et d’autres encoredevaient tenir le rôledes expatriés enIndeetailleurs;quelqu’unfutmêmechoisipourjouerlerôledelapoliceet

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des services de sécurité. Chaque groupe représentait donc un secteurimportantdelasociétémaldivienne.

Puis,macollègueSinisafitletourdelapièceendemandantàchacuncequi comptait le plus pour le secteur de la population qu’il était censéreprésenter.Letypejouantlepolicier,parexemple,déclaraqu’ilavaitbesoind’être respecté et payé à temps, et qu’il voulait vivre dans un pays oùrégnaientl’ordreetlastabilité.Nousavonsinterrogélegroupe:était-celàunélémentdelavisionpourdemaindesdissidentsauxMaldives?Pouvaient-ilspromettreauxgensqu’ilsrecevraientlareconnaissancequ’ilsméritaient,queleursalairesseraientversés lepremierdumois,etqu’ilspourraientmarcheren sécurité dans les rues ? Bien sûr, répondirent les dissidents : qui en cemondenevoudraitpascela?

Dans ce cas, dis-je, il y avait une chance que la police finisse par sejoindre à leur cause, mais seulement si leur vision pour demain abordaitspécifiquement les préoccupations des policiers. Certains activistesgrognèrent à la simple perspective de travailler avec les flics honnis, maisnousleuravonsparlédeZoranDjindjic,uncompagnonderouted’Otpor!,quiavait fini par être nomméPremierministre du premier gouvernement de laSerbie postrévolutionnaire. Durant la lutte contre Milosevic, quand lespoliciers nous tabassaient et nous jetaient en prison, Djindjic ne cessait denous rappeler à nous, les gamins, qu’un flic n’est jamais qu’un homme enuniformedepolicieretquenousnedevrionspaschercherlabagarreaveclui.Si nous nous adressions au policier comme s’il était l’un de nous, disaitDjindjic, il pourrait aussi bien décider de devenir l’un de nous. Et il avaitraison.

Cequenousvoulionsfairecomprendreànosnouveauxamis,c’estqu’ilne leursuffiraitpasde lutterpourdesdroitsetdes libertés.Pour réussir, ilsdevraientécoutercequipréoccupait réellement lesgensetveillerà intégrerleursbesoinsàleurvisionpourdemain.Laplupartneprendrontdesrisquesetneparticiperontàunmouvementquesilacauselestouchepersonnellement,etc’estpourquoiilestimpératifdesavoircequicomptepoureux.

Et c’est là le point délicat : chaque fois que nous nous livrons à cetexercice qui consiste à prier les gens d’imaginer ce qui compte pour leursconcitoyens,personneneparlejamaisdedroitsciviques,delibertéreligieuseoudedroitderéunion.Toutcela,cesontdegrandsprincipes.Danslaréalité,auxMaldivescommeenSyrieouenSerbie,lesgensparlentdechosesbienplusmodestes : ils veulent du respect et de la dignité, ils veulent que leursfamilles soient en sécurité, et ils veulent un salaire honnête pour un travailhonnête. C’est tout. Ce ne sont jamais des choses renversantes. Mais tropsouvent,lesdissidentsontdumalàcomprendrequecesontprécisémentces

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choses concrètes qui font bouger les gens. Bien éduqués et pleinsd’enthousiasme, ces aspirants révolutionnaires se gargarisent souvent decitationsdeleadershistoriquesetd’idéesabstraitesdeliberté,enoubliantqueleurélecteurestunboutiquierfatiguédontlesbesoins,lespréoccupationsetlescroyancessontbienplusterreàterre.

SoucieuxdedécouvrircequevoulaientréellementlesMaldiviens,l’undenosformateurs, ImranZahir,partitdoncfaireun tourenbateaupourvisitercertains des atolls les plus éloignés de la nation avant qu’aient lieu lespremières élections depuis le tsunami. Imran a toujours été extrêmementsociable, et il compte sans doute plus d’amis parmi les gens deMalé quequiconquedanscetteville.C’estparcequ’ilécoutequandlesautresparlentetqu’ilestattentifauxgenscommeauxchoses.Unjour,aprèsavoiramarrésonbateau et abordé en pataugeant sur une île peuplée d’une cinquantaine depersonnes,ileutuneillumination.Ilréalisaqu’ilavaitvulamêmechosesurtoutescespetitesîlesoùilavaitfaitescale:devieuxMaldiviensassistoutelajournée comme des statues au bord de l’océan, les yeux fixés sur un pointlointain.Ilsétaient,disaientImran,presquecatatoniques.Voilà,comprit-ilenun éclair, à quoi ressemblait la vie dans les îles éloignées des largesses deGayoom, où nul ne se souciait de déverser les dollars du tourisme sur leshabitants ou de leur offrir des pots-de-vin. Dans le système économiquedysfonctionneldesMaldives,oùilétaitsidifficiledetrouverunemploiréeldotéd’unsalairedécentsil’onn’étaitpasdanslecercleétroitdupouvoir,cesvieilles gens étaient le symbolemême de l’échec. Ils devaient compter surleurs enfants et leurs petits-enfants quasiment au chômage pour les nourrir.QuepouvaientfairecesMaldiviens,sansargent,sanstravailniespoir,àparts’asseoirsurlaplageetregarderauloin?Silavisiondecesvieillardsenétatde semi-coma bouleversa Imran, elle fut aussi pour lui une sourced’inspiration.Etsi,songea-t-il,l’oppositionmaldiviennefaisaitduversementderetraitesetd’unecouverturesocialeuniverselleunélémentfondamentaldesa plate-forme ? N’était-ce pas cela dont ces statues vivantes avaientréellementbesoin?Certes,offrirdesretraitesn’allaitpasattirer lapressenil’attention d’Amnesty International comme une opposition frontale à latortureetàlacensure.Maiscontrairementàcelle-ci,unepromesseconcrètes’adressant à tous les gens âgés pourrait faire une différence quand lesélectionsarriveraient.

Imrannelesavaitpeut-êtrepassurlemoment,maisilétaittombésuruntrucfondamentalparcequ’ils’étaitmontréattentif.Lesanciensont toujourseuunrôletrèsimportantdanslescampagnesnonviolentes.Ilsontbeaucoupde temps libreet ilsaiment leurspetits-enfantsplusque toutaumonde.Mapropre grandmère, Branka, avait plus de soixante-dix ans quand nous, lesétudiants, avons manifesté jour et nuit pendant trois mois durant l’hiver

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glacial de 1996. Bien sûr, elle ne pouvait pas se joindre à nous, et si ellel’avaitpu,jenel’auraispaslaisséefaire,parcequ’elleétaitbientropfragile.Maisellepouvait,Dieulabénisse,passerdesheuresàtapersurdescasserolesdepuissafenêtreensoutienauxmanifestants.Etcommeellefaitlesmeilleursgâteauxbosniaquesdel’univers,lesétudiantsavaienttoujoursquelquechoseàmanger.Etellen’étaitpaslaseule.Nousavionsdescentainesdemilliersdegrands-mères, des volontaires à la retraite qui étaient vitales pour Otpor!.Elles nous faisaient des gâteaux, nous préparaient du thé, nous offraient duvin,etdefaçongénéralecefurentellesquimaintinrentenvieetenformemagénération de fauteurs de troubles au cours de ces semaines épuisantesd’occupationdesruesetdemarches incessantes.Elles lefirentparceque lemouvement représentait quelquechosed’importantpour elles.Milosevicnesesouciaitguèredemavieillegrand-mèreetdesessemblables,maisnous,si.

L’idéed’Imrand’offrirdesretraitesetunecouverturesocialeauxanciensdes Maldives était une parfaite façon de convaincre l’un des principauxsecteursdelasociétémaldiviennederejoindrelesdissidents.Avecletemps,ceux-ci parvinrent à trouver d’autres alliés inattendus grâce à des planscomparables:lapromesseparexempledemettrefinàlacorruptionrampantedeGayoom et d’utiliser l’argent ainsi économisé— soit environ trois centcinquantemillions de dollars— pour construire des logements abordables,pourfinancerdesprogrammessociauxetinstallerdenouveauxdébarcadères.Telleétaitleurvisionpourdemain:desMaldivesenétatdefonctionnementet veillant aux besoins de leurs citoyens. Naturellement, les activistesmaldiviensnes’attendaientpasàvoirleursdifficultésdisparaîtrecommeparmagie:aprèstout,lessociétésquiontconnudesannéesdedictaturesouffrentde traumatismesquipeuvent être très longs àguérir.Aujourd’hui encore, ilresteauxgenscommeImran,quirêventd’unedémocratielibreetouverteauxMaldives,unlongcheminàparcourir.Enproposantunevisionpourdemainque tous les Maldiviens peuvent embrasser, Imran et ses amis ont puencourager leurs concitoyens à réclamer un changement. Mais avoir unevisionn’estqueledébutpourunmouvementnonviolent.Ilrestelaquestionfondamentale des piliers du pouvoir, et pour que votre campagne ait unechancede réussir, il vous faudradécouvrir quels sont cespiliersdansvotrepropresociété.

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1.ChrisHall,«MaldivesIslandParadiseThilafushiTrashedandReducedtoaPileofRubbish»,DailyMail,25juin2012.

2.JonShenk(dir.),TheIslandPresident,ITVS/ActualFilms/AfterimagePublicMedia,2011.

3.«SubmissionoftheMaldivestotheOfficeoftheUNHighCommissionerforHumanRights»,Haut-CommissariatdesNationsuniesauxdroitsdel’homme,25septembre2008.

4.«SerbiatoReviveMusical“Hair”inTimeofIraqWar»,Reuters,1erfévrier2010.

5.StipeDelic(dir.),BattleofSutjeska,BosnaFilm/FilmskaRadnaZajednica/Sutjeska,1973.

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4Lespilierstout-puissantsdupouvoir

Organiserunvoyagequandvouslancezunerévolution,cen’estpasuneminceaffaire.

Lejouroùjereçusuncoupdefild’activistessyriensdésireuxd’injecterunpeudecetteactionnonviolentemanifestementsinécessairedansunpaysinondé de sang, mon premier souci fut de savoir où nous allions nousrencontrer.SinousréservionsdeschambresauSheratondeDamas,lapolicesecrète nous tomberait dessus avant même que nous ayons eu le tempsd’ouvrirleminibar.J’envisageaidoncd’invitermesnouveauxamissyriensàBelgrade, comme je l’avais fait avec les Égyptiens. Mais bientôt, legouvernement deBachar al-Assad commença à gronder contre les « agentsserbes » qui semaient le trouble au Moyen-Orient, ce qui signifiait qu’untampon serbe apposé sur un passeport syrien équivalait à une sentence demort.LasecondeoptionfutdenousretrouverenTurquie,maiscelanonplusn’allaitpassans inconvénients :depuis leprintempsarabe,chaquedictateurduMoyen-Orientavaitinondéd’espionsIstanbul,transformantcettevilleenune version moderne de Casablanca — mais sans Humphrey Bogart. Enoutre, tous les trafiquants d’armes d’Afrique du Nord semblaient s’y êtredonnérendez-vous,etvousnepouviezpasallerduGrandBazaràlaMosquéebleuesansvousfaireaccosterparuntypeayantdessurplusd’AK-47etdesfusilsàlunettedesnipersàvousfourguer.Lesvendeursd’armessontdebienplusgrandsfléauxquelesgaminscireursdechaussuresquipullulentlelongdu Bosphore, et la dernière chose que je voulais, alors que j’expliquaisl’importance de l’action non violente àmes activistes, c’était unLibyen en

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sueurdanssatenuedejoggingentraind’essayerdeleurvendredesroquettesantichars.Quecertainsd’entreeuxauraientpud’ailleursêtretentésd’acheter.

En l’absence d’unemeilleure solution, nous avons atterri dans un hôteltrois étoiles d’une ville dépourvue d’intérêt, dans un pays méditerranéenneutre, au bord d’une plage anonyme. Cette partie du monde regorged’endroits magnifiques et de petits villages de pêcheurs nichés au pied demontagnesabruptes,maiscelui-làn’en faisaitpaspartie.Unparkingetunestation-serviceséparaientnotrehôteld’unepromenadeenfrontdemeroùsebousculaientdesvendeursdeballonsetde saucissesgrillées, et lapremièrenuitjefusempêchédedormirparunebandedesupportersanglaisivresquireprirent en chœur des chants de stade jusqu’à l’aube. Le petit déjeuner lelendemainmatin ne fut guère plus relaxant : je dus disputer chèrement unmaigre coin de buffet à des hordes de touristes russes en voyage organisé.Comme l’indiquaient suffisamment les bouées gonflables en vente dans lehallde l’hôtel,nousétions loindeMonte-Carlo.Maispourceque j’avaisàfaire, c’était l’endroit idéal ; ici, au moins, nous pouvions élaborer unestratégie loindes regards indiscrets.Ce recoindumondeétait sioubliéquemême les agents d’Assad, pourtant omniprésents, n’auraient pas l’idée devenirypointerleurnez.

Mêmesans laprésenced’espionsdansnotrehôtel, je savaisque formerces activistes syriens n’allait pas être une promenade de santé. Il est déjàassezdifficiledeconvaincrelesgensquelameilleurefaçonderenverserundictateur est l’action non violente, mais l’exceptionnelle brutalité d’Assadrendaitencoreplusardud’embarquerlesSyriensdanslarésistancepacifique.Je ne peux pas les blâmer : c’est une gageure de vendre à quelqu’un uneapprochenonviolentequandsoncousinvienttoutjustedesefaireassassinerpar la police à Homs. Et la nouvelle, déprimante, qu’une milicegouvernementale avaitmassacré des enfants quelques jours plus tôt n’allaitpas rendremes interlocuteursmoins désireux de s’engager dans une lutte àmortcontrelessbiresd’Assad.

Mais ce n’était encore que le début. La résistance syrienne étaitcomplètement désorganisée. Ils s’étaient lancés tête baissée dans leurrévolutionetavaientcommencéàdéfilerdanslesruesavantd’êtreprêts.Cen’étaitpas tout à fait leur faute.Les imagesduprintempsarabeétaientunesourced’inspirationpourdesmillionsdepersonnesdanstoutelarégion,etlesSyriens pensaient que dans ce contexte il serait assez simple de renverserAssad. Ils s’imaginaient qu’il suffisait de faire descendre dans les rues deDamasquelquesdizainesdemilliersdejeunesgensentraind’agiterlepoing,etqueleurdictateurtomberaitaussivitequeMoubarakenÉgypteetBenAlien Tunisie.Mais les Syriens, comme les leaders d’OccupyWall Street aux

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États-Unis,furenttrompésparl’apparentesimplicitédesrévolutionsd’Égypteet d’ailleurs. Ce qu’ils n’avaient pas compris, c’est que le groupe derévolutionnaires égyptiens avait passé deux ans à remporter une série depetitesvictoires,àconstruiredescoalitionsetàrendresonmouvementvisibleavantd’entreprendre sonaction sur laplaceTahrir.Les révolutions réussiesne sont pas des explosions cataclysmiques ; ce sont des feux qui couventlongtemps, soigneusement entretenus sous la cendre. Hélas ! les Syriensavaientfoncétêtebaissée.Àprésent,lesopposantsaurégimes’efforçaientdetrouver dans l’urgence un message d’unité, sur un fond de massacresquotidiens et de villes dévastées. C’était là une passe particulièrementdangereuse,ettoutenterminantsonpetitdéjeunernotreéquipeduCanvassedemandaitparquelcôtéaborderlesSyriens.Ilétaitpresquel’heured’entamernotreréunion.

À neuf heures du matin, les premiers participants arrivèrent. Certainsallèrent fumer sur la terrasse, contemplant la plage devant eux quicommençaitàs’animer.Lapremièrevaguedevacancierscherchait l’endroitidéaloùs’installersurlesable,tandisquetroisgaminsarrosaientlepatioprèsdu kiosque à journaux. À l’intérieur de la salle de conférences, d’autresactivistes tuaient le temps en attendant le début de la session. Quelqu’ungriffonnaitlesdrapeauxdediversgroupesderésistancedanssoncalepin.Unautremettaitlesdernièrestouchesàlacaricatured’unBacharabattu,avecunelégende en arabe sous le corps mutilé du dictateur. D’autres encorepatientaientdevant lamachineàcafé installéedansunangle,observant leurdosematinaledeNescafélavasses’écoulerdansleurtasse.

Unefois tout lemonde installé,nousavons fermé lesportesde lasalle.C’était lapremièrefoisquenousavionsl’occasiondejaugerlegroupedanssonensemble.Ilsétaientdix-sept,etaucunnesemblaitavoirplusdetrente-cinq ans. Ils portaient des jeans délavés à la mode et des tee-shirts, et nesemblaient pas particulièrement religieux. L’une des filles avait même undébardeur, exposant davantage de ses épaules nues que nous n’en avionsjamais vu en travaillant avec les Égyptiens, ou même avec les Tunisiensquelques années plus tôt. De même, les hommes qui avaient une barbe laportaientcourteetbientaillée,cequileurdonnaitmoinsl’airdetalibansquedupersonnagedeTurtledanslasérieEntourage.Sivousn’étiezpasprévenu,vousauriezpulesprendrepourungrouped’étudiantsaméricainsfaisantleurgrandtouràl’étranger.Maisenlesexaminantdeplusprèstandisquelebruitdesconversationss’apaisaitdoucement, jecompris leproblèmequiallait seposer à moi au cours de la semaine à venir. Ces hommes et ces femmespouvaient se ressembler au premier regard, mais une deuxième inspectionrévélait une sériedepetitesdifférences.La fille endébardeur,par exemple,venaitàl’évidencedeDamas,d’Alep,oud’uneautregrandeville.Elleavait

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lesonglesfaits,etsonsacportait lesigled’unemarquedeluxe.Elleparlaitanglais couramment, signe d’une éducation soignée.Mais deux sièges plusloinétaitassisunhommecourtaudettrapu.Jen’enétaispascertain,maissesmainscrevasséesetsondoscourbésuggéraientqu’ilgagnaitsavieparundurtravailmanuel. Ilavaitaussicessandalesencuir tresséqueportentsouventlespaysans,maisdanslesquellesaucuncitadinnevoudraitêtresurprispourtoutl’ordumonde.Commentréussiràfairetravaillerensemblel’hommedeschamps et Miss Sex and the City ? C’est la question centrale quand onchercheàconstruireunmouvement.Sicespersonnesvoulaientsedébarrasserd’Assad, elles ne pouvaient pas compter uniquement sur les jeunes et lesriches,niuniquementsurlespauvresetlesmarginaux.Commenousl’avonsapprisdesÉgyptiensetdesMaldiviens,unerévolutionneprenddel’ampleurqu’àpartirdumomentoùdeuxgroupesaumoinsquin’ontrienencommundécidentdeserassemblerpourleurprofitmutuel.C’étaitlàlevraidéfi.Sijesuis à peu près sûr de savoir élaborer des stratégies pour un changementdémocratiquederégime,jenesuispaspsychiatre,etjenesavaisvraimentpascomment obtenir des gens présents dans cette pièce qu’ils se fassentmutuellementconfiance.Jeprisunegrandeinspirationetjelançailaréunion.

«J’aimeraisvousremercierdevotreprésence,dis-je.Tout lemondeestenvie?»

LesSyriensdéposèrent leurs tassesdecaféetajustèrent leursécouteurs,qui leur permettaient d’entendre notre traducteur jordanien répéter mesquestionsenarabe.

« Non, tout le monde n’est pas en vie », répondit un grand type auxsourcils broussailleux. C’était un passeur qui avait rejoint la résistancepacifique et accepté de faire sortir clandestinement de Syrie nos activistes.Pour certains, il avait obtenu des permis qui les autorisaient à franchir lafrontièreversunpaysplusamical.D’autresavaient reçudesbilletsd’avionsousdefauxnoms,avecdeuxoutroisescalesdansdespaysneutres.

«Ilmanquetroispersonnes,poursuivit-il.Quelqu’unaététuéilyadeuxjours, une fille a été arrêtée alors qu’elle tentait de quitter le pays, et letroisièmeacomprisque lapolice le suivait.Ducoup, il adécidédenepasvenir.Depuis,noussommessansnouvellesdelui.»

Jeremerciailepasseuretj’invitailesautresàseprésenter.LepremieràprendrelaparoleétaitundanseurprofessionnelquihabitaitDamas.Jusqu’àlarévolution, il avait passé ses journées à pratiquer le ballet classique et sesnuitsàregarderHowIMetYourMotheretFriends.Peut-êtrelaSyrieserait-elleunjourenfinunpaysnormal,dit-il.Sonidéed’unpaysnormal,savisionpourdemain, semblait toutdroit sortied’unesitcom.Mêmesi laSyrieétaitengagéedansuneguerrecivile,ilcroyaitencoreàlarésistancepacifique.

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Ilmesemblaitêtreunecréatureassezdouce,maisunejeunefemmeassisequelquessiègesplusloinn’avaitvisiblementpaslemêmetempérament.Lesyeux dissimulés derrière des lunettes noires, elle eut un sourire suffisant etdéclara tout net que, contrairement au danseur, elle ne pensait pas quel’opposition pacifique parviendrait à renverser Assad ; ils ne pourraient sedébarrasser de leur dictateur que par un bain de sang. Étudiante dans unepetitevilleduNord,elleavaitrejointlaluttecontreAssadparcequ’ellenesevoyaitaucunavenirsouscerégime.Pourelle,laviolenceétaitlaseuleoption.J’étais déçu d’entendre ce genre de propos,mais je n’étais pas là pourmedisputeravecdesgensquiavaientrisquéleurviepourvenirentendrecequej’avais à leur dire. Je me contentai donc de hocher la tête et j’écoutai lesautresseprésenteràleurtour:unouvrierd’usine,unvendeurd’assurances,unejeuneveuve,unadolescentauchômage.Ilsétaienttoustrèsdifférents,etpourtantilsavaientunpointcommun:ilsn’étaientpasdesrévolutionnaires.Aucund’euxn’avaitjamaisexpriméd’intérêtbrûlantpourlapolitiqueavantl’année précédente. Aucun d’eux ne se définissait comme un marxiste, unnationaliste ou quelque autre sorte de -iste. Quand vous leur demandiez cequ’ils voulaient que devienne la Syrie, ils répondaient tous : « un paysnormal ». C’étaient simplement des gens bien qui n’avaient jamais eul’opportunitéd’avancerdansleursociété,rendusamersparlesentimentqueleur avenir leur avait été injustement confisqué. Celui qui insista le pluslourdementsurcepointétaitunmédecindeLattaquié.Ilportaitdesjeans,uneparka jaune et une fine chaîne en or ; il nous dit qu’il était un très bonmédecin,avecdesannéesde formation.S’ilavaitvécudans leNewJersey,commecertainsdeseslointainscousins,ilnefaisaitaucundoutequ’ilseraitencemomentmêmeun«multi»desplusprospères.Ilmefallutunesecondepour comprendre qu’il voulait dire « multimillionnaire ». Mais en Syrie,poursuivit-il, il avait parfois dumal à nourrir sa famille.Malgré toute sonéducation et ses nombreuses capacités, il avait souvent honte de lui. Enconséquence,ilavaitdécidéqu’Assad,cemaîtred’unsystèmecorrompuquin’offraitaucuneissueauxgenstalentueux,devaits’enaller.Ilestimaitqu’unecombinaisond’actionviolenteetnonviolenteétaitnécessairepourlibérerlaSyrie.

TouslesSyrienss’étaientexprimés.C’étaitmontourdeprendrelaparole.J’ouvris mon ordinateur portable et connectai quelques fils. Mon collègueBreza éteignit les lumières. La pièce fut plongée dans la pénombre, etj’appuyaisurunetouchedel’ordinateur.

«Duchaosjaillitlalumière»,dis-je.

Derrière moi, des images de la Serbie à la fin des années 1990 furentprojetées sur un grand écran. Comme pour les Égyptiens à Belgrade, je

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voulais que les Syriens comprennent ce que j’avais traversé. Ils virent uneimagepleincadredeSlobodanMilosevic,dontlevisagebouffietlecostumemalcoupén’offraientguèred’indicesapriorisur l’intensitédumalquecethommeavaitdéchaîné. Jeparlai auxSyriensdesguerresdeMilosevicet jeleurmontrai une image de cadavres demusulmans bosniaques déversés envracdansdesfossescommunes.Ledocteurgrommelaunemalédictionentreses dents. C’était la Serbie, dis-je. Les Syriens regardèrent des images deBelgrade pilonnée par les avions américains au cours d’une campagne debombardementsquiavaitdurétroismois;jeleurdécrivislesexplosionsquiavaientanéantienunenuitbeaucoupdecoinsfamiliersdemaville,etjeleurexpliquaicommentmamèreavaitfaillimourir.Àl’époque,dis-je,iln’yavaitpasd’oppositionviableàMilosevicenSerbiemême,etninosvoisinsnilesÉtats-Unisn’avaientétécapablesdel’expulserpardesmoyensmilitaires.

Mepenchantsurmonordinateurportable,j’appuyaisuruneautretouche.L’imaged’unhommefrêleetmalnourriapparutsurl’écran.

«Quiest-ce?»demandai-jeauxSyriens.

«Gandhi»,répondirentquelquesvoix.Celle-làétaitfacile.

Puis jeprojetaiunephotodeMartinLutherKingen traindeprononcersondiscours« IHaveaDream»,où l’onvoit le leaderdesdroits civiquess’adresserauxmilliersdemanifestantspacifiquesayantmarchéavec luisurWashington.

«Est-cequequelqu’unsaitquiestcethomme?»

Uningénieurkurdesepenchaenavant:

«Cen’estpaslelibérateurdesNoirs?

–C’estàpeuprèsça.»

Pour l’instant, dis-je au groupe, oubliez le fait que ces deux hommesn’ont jamaispris lesarmescontrequiconque,maisont réussidansuncasàmodifier radicalement le sens de la justice d’une société, et dans l’autre àlibérer son pays des chaînes du gouvernement impérial. Oublions lasupériorité morale de la résistance pacifique pour le moment. Considéronssimplement la situation d’un point de vue pratique. Et là-dessus, je leurprésentaimonpartenaireSlobodan,quiselevaetmontaàlatribune.

D’abord,expliqua-t-il,quevouscombattiezdesMilosevicoudesAssad,leur force tiendra toujours dans leur disposition pour la violence et leurcapacitéàyrecourir.C’estunechoseàlaquellecesrégimesexcellent.Etcestypesontdesarméesbienentraînéesàleurdisposition.Donc,unecampagneviolente contre un dictateur commence dès le départ à votre désavantage.

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Vousattaquezl’ennemilàoùilestleplusfort.SivousdevezvousconfronteràDavidBeckham,insista-t-il,vousn’aurezpasenviedelerencontrersurunterrain de football. Vous préférerez jouer aux échecs avec lui. C’est là quevous avez une chance de gagner. Prendre les armes contre un dictateur, cen’estpasunefaçonintelligentedel’affronter.

Ensuite, une campagne violente ne peut utiliser efficacement que vosactivisteslesplusfortssurleplanphysique:lestypescapablesdemenerlabataillederues,detrimballer l’équipementlourdetdefaireusagedefusils-mitrailleurs. Tous les autres membres de la société qui seraient disposés àvous soutenir — les grands-mères, les professeurs ou les poètes — nepourront pas y participer. Et pour renverser une dictature, vous devezrassemblerunemassecritiquedegensquisoientdevotrecôté—unechosequasimentimpossibleàobtenirparlaviolence.

«Vous ne comprenez pas, dit l’étudiante aux lunettes noires.Assad estfort.LaSyrien’estpaslaSerbie.NousnesommespasdesEuropéens.Vousavezvucequivientdesepasseravectouscespetitsenfants.»

Oui, dit Slobo, il avait vu. Et oui, il y avait des différences évidentes.Mais il y avait un point non négligeable sur lequel les dictateurs seressemblaienttous.Ildemandaàsonauditoires’ilsavaitquelétaitcepoint.

«Ilfauttouslestuer»,ditl’étudiante.

Celafitréagirlajeunefemmeaudébardeur.Elleselevaetsemitàparleren agitant les bras.Le traducteur fit de sonmieux pour la suivre, et de sesphraseshachéesjecomprisquelafemmeaudébardeur,dontj’apprisqu’elles’appelaitSabeen, réprimandait l’étudianteen lui reprochantsonmanquederespect.C’étaitexactementàcausedegenscommeelle,avecleurinsistancebarbare à régler tous les problèmes par la violence, que lemonde arabe setrouvait dans un tel chaos. Avant que les choses ne tournent vraiment auvinaigre,jeposaiunequestionàSabeen.

«D’accord,dis-je.Alors,pourquoiêtes-vousici?

–JesuisicipourapprendrelemoyenderemplacerAssadparlapaix,etnonparlaguerre,dit-elledansunanglaisunpeuchantant.(Onsentaitàsonaisancequ’elleavaitfréquentédebonnesécolesetqu’ellevenaitsansdouted’unefamilletrèsaisée.)Nousavonseuassezdeguerre.

–Alors, comment l’emporter, si ce n’est pas par la guerre ?Vous allezsimplementdemanderàAssaddes’enaller?»

Avec des talents d’acteur très limités, je pris une petite voix et fis unemimiqueéloquente:«S’ilvousplaît,monsieurAssad,pourriez-vousneplusêtreunmeurtrier?Cen’estvraimentpasgentil!»Sabeenparutembarrassée,

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maislesautresSyrienssemirentàrire,amusésdemesmimiquesetheureuxdevoirl’arroganteSabeenforcéedebaisserd’unton.

«Sabeen,intervintSlobo,jevoisbienquetuasd’excellentesintentions.Etlesimplefaitquetusoislàmeditquetuestrès,trèscourageuse.Maistudoiscomprendrequenoussommesicipourprépareruneguerre.»

Elleparutunpeuperdue.

« Je ne comprends pas, dit-elle. Je pensais que vous étiez tous pour lanon-violence,commeGandhi.

–Jelesuis,s’empressaderépondreSlobo,maisêtrenonviolentneveutpas dire que tu ne mènes pas un dur combat. Tu luttes simplement avecd’autresmoyens,avecd’autresarmes.»

Elle prit un air sceptique. Il était temps d’aborder notre premier pointimportantdelajournée.

«Avez-vousjamaisentenduparlerdesanctions?

–Biensûr,ditl’ingénieurkurde.Maislessanctionsnemarchentjamais.Ellesportenttoujourssurlepétrole.Laseulechosequiintéressel’Amérique,c’estlepétrole.»

Et il se lançadansune longuediatribepleinede théorieducomplot surIsraël,lapolitiqueétrangèredesÉtats-UnisetlaguerreenIrak.Toutcelanefaisaitpasgrandsens,maislaconclusionenétaitaufinalquelesactivistesnepouvaient rien faire, parce que les sanctions économiques étaient un jeuréservé aux superpuissances auquel ne pouvaient pas participer les gensordinaires.Legroupeapprouvaitdelatête.Ledentisteditqu’ilavaitessayéd’organiserunmailingpourconvaincreleCongrèsaméricaindeprendredessanctionséconomiquescontreAssad,maisqueçan’avaitpasmarché.

«Pourquoinousécouteraient-ils?dit-il.Nousnesommesrien.

– Peut-être qu’ils ne vous écouteront pas, vous, mais qu’ils écouterontSabeen»,dis-je.

Legroupeparutdésorienté,àcommencerparSabeen.

«Pourquoim’écouteraient-ilssijeleurdisdenepasacheterdepétrole?demanda-t-elle.

–Quiaparlédepétrole? répondis-jeensouriant. Jepensaisplutôtauxhôtelsdeluxe.

–Vousplaisantez,ditSabeen.

–Jesuistrèssérieux.VousenavezplusieursàDamas,non?»

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Elleacquiesça. Je luidemandaideciter leshôtels lespluschics, et ellecommençaàlesénumérer.QuandellearrivaauFourSeasons,jel’arrêtai.

« Le Four Seasons ! m’écriai-je. Excellente suggestion. » Je tendis undoigt vers le travailleur manuel. « Vous y descendez régulièrement, pasvrai?»

Ileutunlargesourire,etlesautress’esclaffèrent.

«Bon,d’accord,dis-jeenriantaussi,vousn’enêtespasunclientrégulier,mais tous les gens importants venus du monde entier, eux, y descendent.Maintenant,imaginezquevousarriviezàfairefermercethôtel.

–Etcommentfaire?demandaunKurde.

–C’estàvousdemeledire.Qu’est-cequipourraitempêcherquelqu’undeséjournerdanscethôtel?

–Leprix!»lançalefermier.

Cen’étaitpasunesimauvaiseréponse.Unemainseleva.Elleappartenaitàunjeuneétudiantpleind’enthousiasme.

« Et si, dit-il, quelqu’un s’introduisait dans l’hôtel et glissait sous lesportes des chambres des images montrant à quoi ressemble Alep après unbombardement?»

Lasallerestasilencieuse.

«Maiscommentfaire?répliquaquelqu’unsuruntonpréoccupé.Ildoityavoir des caméras partout, dans ce truc. Celui qui se lancerait dans uneaventureaussirisquéeseraitsûrd’allertoutdroitenprison.»

Cen’étaitpasencoreça,maislesSyriensétaientsurlabonnevoie.

«Quelqu’unsaitquipossèdeleFourSeasons?»demandai-je.

Personnenelesavait.

« Je ne le sais pas non plus, confessai-je. Mais je suppose que c’estquelqu’und’étroitement lié à labanded’Assad.Sansdouteun typecommeRami Makhlouf. N’est-il pas le cousin d’Assad et l’un des piliers del’économiesyrienne?Ehbien,jesupposequelapersonnequipossèdeleplusgrandetleplusprestigieuxhôteldeDamasdoitêtretrèsbienintroduitedansles cercles du pouvoir. Et qui que cela puisse être, la chaîne hôtelièreinternationalesetrouvesansdoutetrèsbiendel’accordqu’elleapasséavecelle, parce que l’argent coule à flots.Mais si nous faisions pression sur lachaînehôtelièrepourqu’elleabandonnelafranchise?

–Pourquoiferait-elleça?demandaSabeen.

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–Parcequ’ilestplusfaciledeparleravecunechaînehôtelière,réponditle médecin, qu’avec des dictateurs comme Assad. Et si une chaîne estidentifiée à la famille et aux amis d’un régime brutal, il est fort probablequ’elledise:“Voussavezquoi?Onn’apasbesoindetouscesproblèmesetdetoutecettemauvaisepublicité.”

–Dans ce cas, on n’amême pas besoin de glisser des photos sous lesportes des chambres, réfléchit l’étudiant. Parce que si vous avez unemanifestationàLondres,àParis,partoutoùlachaîneadeshôtels,etsivousavez des journalistes et des blogueurs qui s’intéressent de près auxcompagniesquitravaillentaveclerégime,çapourraitmarcher.

–Et sansdoutequecela susciteraitunecertainenervositéchezd’autresentreprises,renchéritSabeen.

–Exactement,dis-je.LescompagniesinternationalesquifontdesaffairesavecAssaddepuisdesannéesvontyréfléchiràdeuxfoisavantd’investirenSyrie.Etquiest-cequeçagêne?

–Lacommunautédesaffaires,ditSabeen.

–Leshommesd’affaires,dis-je.Etquisoutiennent-ils?

–Engénéral,ditl’étudiantenregardantSabeen,ilssoutiennentAssad.

– Exactement ! Donc, au lieu d’écrire au Congrès américain pour luiparler de pétrole et de droits humains, qui sont de vastes questions hors denotreportée,onseconcentresurunhôtel,etonlefaitfermer.Puisd’autresferment à leur tour, et alors les associés d’Assad commencent à tirer latroncheparcequeleursrevenussontenberne.C’estquoi,l’étapesuivante?

–Ilscommencentàavoirlatrouille,ditSabeen.

–Biensûr.C’estnaturel.Etquandcelaarrivera, ilscommencerontsansdouteàsedirequ’Assadn’estpasleseulpartenairepossible,etqu’ilsferaientmieuxdeseprépareràl’éventualitédesachute.Etaprès,ilsepassequoi?»

Personnen’ayantderéponseàproposer,jepoursuivis:

«Après,lestypesrichesdisposantd’unbonréseauontdemoinsenmoinsd’argentàdonneràAssad.C’estcommeçaquemarchelacorruption:Assadditàsoncousin :“Tupeuxavoirun tasdemonopolesetd’entreprisessi tum’offresassezdepots-de-vin.”Donclecousins’enrichit, il reverseàAssadunepartiede son argent, et tout lemondeest content—saufvous.Mais àprésent,lecousinvientdeperdresonhôtel,iln’aplusautantd’argent,cequisignifieducoupqu’ilenanettementmoinsàreverseràAssad.Qu’est-cequeçasignifiepourAssad?

–Que sa femmeamoinsd’argentpour faire son shoppingenEurope?

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plaisantalemédecin.

–Oui,dis-je,maisaussiqu’ilamoinsd’argentpouracheterdesbombesetdesballespourvoustuer,vous.Lesballescoûtentcher.Lesbombesaussi.Donc il lui faut absolument de l’argent, et nous avons le pouvoir de nousassurerqu’ilnel’obtiendrapas.»

Jefisunecourtepausepourleslaisserdigérertoutcela,puisj’annonçaique nous allions jouer à un jeu. Je leur demandai de se répartir en troisgroupesetd’établirune listede toutes leschoses—deshôtelsde luxeauxsodas — qu’ils appréciaient au quotidien et dont ils pensaient pouvoirconvaincre les compagnies qui les produisaient de retirer leursinvestissementsdeSyrie.Bientôt,lasallerésonnaitdeconversationsaniméesenarabe.Icietlà,jesaisissaisauvoldesmotscomme«Adidas».Etj’étaisheureuxdelesvoirsetaperdansledos,ouleverlesmainspours’enclaquercinq. Cela voulait dire qu’ils s’enthousiasmaient, et aussi qu’ils étaient entraind’apprendreà travaillerensemble. Ilsétaientvenus iciens’attendantàparlerderévolution,etilsseretrouvaiententraindediscuterdebaskets.Celaparaissaitplusnormal,ettelleétaitprécisémentlaquestion:leurmontrerquele premier pas pour renverser un dictateur consiste à s’assurer que tout lemondecomprendquelaviesousunedictaturen’ariendenormal.

Dix minutes plus tard, je frappai dans mes mains et le demi-cercle sereforma.Chacunprésentaavecenthousiasmesestrouvailles:nouspourrionsnousassurerqu’aucun filmhollywoodiennepasseenSyrie,nouspourrionsconvaincre lesgensdenepasacheterd’huiled’olivesyrienne.Certainesdeleurs idéesétaientbonnes,d’autresmoins judicieuses.Mais ilsavaient saisil’essentiel. Ils avaient compris désormais qu’Assad n’était pas une bêteimpossibleàarrêter,maisunhommequidépensaitdevastessommesd’argentpour rester à flot et tenir ses armées.Chaque tyran s’appuie sur des pilierséconomiques,etlespilierséconomiquessontdesciblesbienplusfacilesquelesbasesmilitairesou lespalaisprésidentiels.Secouez-les,et le tyranfinirapartomber.

Maisnecroyezpasquej’aietrouvécelatoutseul.CettethéoriedespiliersdupouvoiraétédéveloppéeparlechercheuraméricainGeneSharp,le«pèredelathéoriedelaluttenonviolente».Chaquerégime,soutientSharp,reposesurunepoignéedepiliers ; appliquezunepressionsuffisanteàunpilierouplus,etlesystèmetoutentiernevapastarderàs’effondrer.Selonlui,touslesleadersettouslesgouvernements,oùqu’ilssoient,s’appuientsurlesmêmesmécanismespourresteraupouvoir,cequirendleurpuissancepluséphémèrequ’elle n’en a l’air. Aucun pouvoir n’est jamais absolu, pas même celuid’Assad.Lesdictateurssedémènentpourparaîtreinfaillibles,pournousfaireoublierqu’ilsnesontquedeshommesplacésau-dessusd’autreshommes,qui

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dépendent du travail et de la docilité d’unemasse de gens pour pouvoir semaintenir au pouvoir. L’autorité d’un dictateur vient du consentement dupeuple qui lui obéit. C’est à cela que Slobo voulait en venir en disant auxSyriensque tous lesdictateursontunpointcommun: ilsdépendentde leurpeuple. Un dictateur a réellement besoin de citoyens ordinaires qui vonttravailler lematin, qui assurent le bon fonctionnement des aéroports et desstudiosdetélévision,etveillentàcequelespensionsdesancienscombattantssoientverséesentempsetenheure.Etilestimportantdecomprendrequecescitoyensordinairesquiobéissentauxordresveulenttoutsimplementfaireleurboulot et rentrer chez eux. Même quand ils portent des uniformes et fontpreuvedeviolence,ilsnesontpasnécessairementméchantsetinaccessiblesàlarédemption.JedisauxSyriensquelepolicierquileurtapaitsurlatêteavecunbouclier anti-émeute était sansdoute contentde le faire, nonparce qu’ilredoutait et méprisait la liberté, mais parce qu’il était payé en heuressupplémentaires.Ettantqu’ilestpayé,tantquetoutmarchesansanicroches,le dictateur est tranquille sur son trône. La première tâche des activistesconsistedoncà faireensorteque lecoursnormaldesaffairesconnaisseunarrêtbrutal—c’est-à-direàsecouerlespiliersdupouvoir.

Bien sûr, ces piliers diffèrent d’un endroit à l’autre. Dans les petitsvillagesafricains,vousallezdécouvrirquelespremierspilierssontparfoislesanciens,alorsquedanslespetitesvillesdeSerbie,ils’estrévéléquelesgenslesplusindispensablesàrallierànotrecauseétaientlesmédecins,lesprêtreset lesenseignantsdeprovince.C’étaienteuxles leadersd’opinion.Quandils’agit d’unemultinationale, les piliers sont les actionnaires qui investissentleurargent,etpeut-êtrelesmédiasd’affairescommeCNBCetleWallStreetJournal,dontlesappréciationspositivescontribuentàmainteniràlahausseleprix des actions. Que vous vouliez rassembler des villageois contre undictateursanguinaireoucontraindreMcDonald’sàajouteruneoptionsaineàsonmenuenfant,vousdevezsavoirquelspilierssecouer.

Celaleurpritunbonmoment,maislesSyriensfinirentpars’échaufferàcette idée. Il se faisait tard, je conclus donc la session en disant à messtagiaires qu’on se reverrait le lendemain matin. Mais pendant que jeramassaismesaffaires,jeremarquaiquequelques-unss’attardaientàbavarderentre eux.En sortant, j’envisducoinde l’œilquelquesautres s’engouffrerchez le glacier d’à côté. Parmi eux, Sabeen et l’étudiante. Toute traced’animositéavaitdisparuentreelles.Cettefois,ellesriaientensemble.

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5Rirejusqu’àlavictoire

Jevoudraisquevouspreniezunmomentpour jouerà l’undemes jeuxfavoris.Ilestvraimenttrèsamusant.Ils’appelle:«Danslapeaud’unflic».

Imaginez que vous apparteniez aux forces de police d’Ankara, enTurquie.Voiciquelquesjours,lesservicesdesécuritédel’unedesstationsdemétrolesplusfréquentéesdelavilleontrepéréuncouplequiseroulaitdespelles sur le quai. En musulmans stricts, ils ont été perturbés par uncomportement aussi indécent en public. Ils ont donc fait la seule chose quis’imposait : passer une annonce dans les haut-parleurs dumétro priant lespassagersdesetenircorrectementetd’arrêterdes’embrasser.CommetoutlemondeàAnkaraadessmartphones,cepetit incidentaaussitôtfuitédanslapresse. L’après-midi même, les politiciens opposés au parti islamiste aupouvoir, comprenant qu’ils tenaient là une occasion en or, ont invité leurspartisansàlancerd’énormesmanifestationspourprotestercontrecettestupideattitudeantibécotage.

C’est iciquevousentrezen scène.Le samedi, jourde lamanifestation,vous arrivez enuniforme,matraque à lamain, prêt à faire respecter l’ordrepublic.Enentrantdanslastationdemétro,voustrouvezunebonnecentainedejeunesgensentraindemartelerdessloganscontrelegouvernementetdeprovoquer vos collègues. Une bousculade s’ensuit. Des gens perdent leursang-froid.Bientôt,c’estuneémeuteenbonneetdueforme.

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Sivousjouezavecsérieux,vousn’aurezguèredemalàvousreprésenterla suite.Vousêtespolicier,vousavez sansdoutepasséune semaineentièrelorsdevotreformationàl’écoledepoliceàétudierdessituationsdecegenre.C’est ceque font les flics partout dans lemonde.Vous avancez, vousvousmettezenformation,vousenfilezvotregiletpare-balles,vouscommencezàtapersurvotrebouclieravecvotrematraquepour intimider lafoule.Lànonplus, vous n’avez guère d’états d’âme : vous faites tout simplement votreboulot. En outre, vous êtes en train de vous protéger et de protéger voscollèguesdespierresquivolent,oudetoutcequelesgensontdécidédevousjeterà la tête.Vousavancez.Enl’espaced’uneheure,deuxpeut-être, trenteou quarantemanifestants sont en taule, dix ou vingt sont à l’hôpital, et lesautres ont pris la fuite.Vous revenez au commissariat, vous buvez un caféavec vos collègues, puis vous rentrez vous coucher satisfait d’une bonnejournéedetravail.

Ça,c’étaitfacile.Onrejoue.

Onestsamedimatin.Vousarrivezà lastationdemétro.Vousy trouvezunebonnecentainedegensentraindeprotestercontrelacensuredelaveille.Personne ne crie ni ne scande de slogans. En revanche, tout le mondes’embrassebruyamment,avecdesbruitsmouillésetunpeurépugnants.Iln’yaquasimentpasdepancartes,maiscellesquevous remarquezaffichentdespetitscœurs rosesayantpour légende :«Embrasse-moi»,ou«Viensdansmesbras».Lesfemmesontdescorsageséchancrésàmanchescourtes.Leshommes sont boutonnés jusqu’au cou. Nul ne semble vous prêter attention—bientropoccupésàs’étreindreetàselécherlapoire.

Etmaintenant, vous faites quoi ?Allez-y et jouez si vous voulez,maislaissez-moivousépargnercettepeine.Laréponse,c’estquevousnepouvezrien faire. Ce n’est pas seulement que les manifestants amoureux netransgressentaucuneloi;c’estaussileurattitudequifaittouteladifférence.Sivousêtesflic,vouspassezbeaucoupdetempsàétudierlagestiondesgensviolents.Mais riendansvotre formationnevousapréparéàgérerdesgensrigolos.

C’est tout legéniedudérisionnisme. Je sais, c’est un terme stupide, onn’arrêtepasdeme ledire.Mais leprincipeest solide,et, commepourbiend’autreschoses,jesuistombédessuscomplètementparhasard.

C’étaitaudébutdenoseffortspourrenverserMilosevic.Commetouslesactivistesnovices,nousavonsprisunmomentderéflexion.Ennousregardantlesuns les autres lorsd’unedenos réunions,nousavonscomprisquenousétions des gamins. Au lieu de réfléchir aux moyens dont nous disposions,nous nous sommes focalisés sur tous ceux que nous n’avions pas. Nousn’avionspasd’armée.Nousn’avionspasbeaucoupd’argent.Nousn’avions

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pasaccèsauxmédias,quiétaient toussous lacoupede l’État.Ledictateur,nous l’avons compris, possédait à la fois une vision et les moyens de laréaliser— et notamment la capacité à instiller la peur chez tout lemonde.Nousavionsunebienmeilleurevisionpourl’avenir,mais,pensions-nousencettetristesoirée,aucunmoyendelatransformerenuneréalité.

C’estalorsquenousvintl’idéedubarilsouriant.

L’idéeétaitvraiment très simple.Lorsdenotre tourde table,quelqu’unn’avait cessé de répéter queMilosevic n’avait gagné que parce qu’il faisaitpeurauxgens, àquoiunautreavait rétorquéque la seulechosecapabledeveniràboutdelapeur,c’estlerire.C’étaitl’unedesréflexionslesplussagesque j’aie jamais entendues. LesMonty Python ayant toujours été à côté deTolkien dansmon panthéon personnel, je savais fort bien que l’humour nevousfaitpasseulementglousser:ilvousfaitaussiréfléchir.Nousavonsdonccommencé à nous raconter des blagues. Au bout d’une heure, nous étionsparvenusàlaconclusionquelemeilleurremèdecontrelerégimepouvaitfortbien être quelques bons éclats de rire. Sur quoi, nous sommes passés àl’action.

Surunchantiervoisin,nousavonsrécupéréunvieuxbaril.Nousl’avonslivréaudesigner«officiel»denotremouvement—monmeilleurami,Duda,le concepteur du poing fermé d’Otpor! Samission : y dessiner un portraitréalisteduleadertantredouté.Dudafutravides’exécuter.Lesurlendemain,quand nous sommes revenus, nous avons trouvé un Milosevic-sur-barilsouriantd’unlargeetmauvaissourire, lefrontmarquédesnombreuxpointsderouilleduvieuxfûtdemétal.C’étaitunefiguresicomiquequemêmeunbébédedeuxansl’auraittrouvéedrôle.

Mais ce n’était pas tout. Nous avons alors prié Duda de peindre unénorme écriteau disant : «Cassez-lui la figure pour un dinar. »Un dinar àl’époque équivalait à peine à un centime d’euro, ce qui en faisait uneproposition très abordable. Puis nous avons embarqué l’écriteau, le baril etunebattedebase-ball,directionKnezMihailova,lagrandeartèrepiétonnedeBelgrade.AucroisementaveclaplacedelaRépublique,KnezMihailovaesttoujours bondéedegensqui font leurs courses et depassants : c’est là quetout lemonde vient faire du lèche-vitrine ou boire un coup avec des amis.Nousavonsdéposélesobjetsaubeaumilieudel’avenue—enpleincœurdel’action — et nous nous sommes repliés en hâte dans un café proche,L’EmpereurdeRussie.

Les tout premiers passants qui remarquèrent le baril et la pancartesemblèrent désarçonnés. Ils ne savaient pas très bien quoi faire de cetaffichage éhonté de dissidence posé en plein boulevard. Les dix passantssuivantsparurentplusdétendus.Certainsesquissèrentmêmeunsourire.L’un

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d’euxallajusqu’àprendrelabatteetàlabalancerquelquesinstantsavantdelareposeretdefilerenvitesse.Puisvintlemomentquenousattendionstous:unjeunehommeàpeinemoinsâgéquenoussemitàriretouthaut,fouillasespoches,ypêchaundinaretlejetadanslafenteménagéeàceteffetenhautdubaril. Puis il prit la batte et, d’un swing gigantesque, frappa la figure deMilosevic.Ondutentendrelechocrésonneràcinqruesdelà!

Notrejeunehommeavaitdûsedirequ’avectouteslesradiosettouslesjournaux indépendants de Belgrade qui n’arrêtaient pas de critiquer legouvernement,cabosserunbarilavaitpeudechancesdeluivaloirunepeinede prison. Cette action, à ses yeux, présentait un degré de risqueacceptablementbas.Etunefoisqu’ileut lancélepremiercoupsurlafigurede Milosevic, d’autres se dirent qu’ils pourraient fort bien en faire autant—égalementàfaiblecoût.Ilsobéissaientàlafoisàlapressiondeleurspairsetàunementalitédemeute.Bientôt,unebandedebadaudscurieuxfaisaitlaqueue pour prendre leur tour de batte et frapper le baril. Les passantss’arrêtèrentd’abordpourregarder,puisilscommencèrentàsedésignerl’objetdudoigt,avantdesemettreàrire.Souspeu,desparentsencourageaientleursenfants tropjeunespourseservirde labatteà taperdans lebarilavec leurspetitesjambes.Toutlemondes’amusaitfollement,etlebruitdescoupssurlebarilrésonnaitjusqu’auparcKalemegdan.Enmoinsdetempsqu’iln’enfautpour le dire, les dinars s’étaientmis à pleuvoir dans le tonneau et le chef-d’œuvredupauvreDuda—lemuflegravedeM.Milosevic—étaittabasséau-delàdetoutereconnaissanceparunefouleenthousiasteetjoyeuse.

Pendant ce temps, mes amis et moi étions assis à la terrasse du café,sirotantdesdoublesexpressos, fumantdesMarlboroetnous tordantderire.C’était tropdrôledevoir touscesgens se lâcher surnotrebaril.Maisnoussavionsquelemeilleurrestaitàvenir.

Lemeilleur,cefut lemomentoùlapolicearriva.Celapritdixàquinzeminutes. Une voiture de patrouille s’arrêta, et deux flics grassouillets ensortirentpourvenirconsidérerlascènedeplusprès.C’estcejour-làquej’aipuvérifierpourlapremièrefoistoutl’intérêtdemonjeubien-aimé:«Dansla peau d’un flic ». Le premier réflexe des policiers, je le savais, seraitd’arrêter lesgens.Engénéral, bien sûr, ils arrêtaient lesorganisateursde lamanifestation, mais nous n’étions nulle part en vue. Cela ne leur laissaitqu’une alternative : soit ils arrêtaient les gens qui faisaient la queue pourfrapper le baril — y compris les garçons des cafés proches, des filleshypermignonnes tenant des sacs de courses, et une flopée de parents avecleurs enfants —, soit ils se contentaient d’embarquer le baril. S’ilschoisissaient les gens, ils provoqueraient une émeute. Rien dans la loi, eneffet,n’interditdes’acharnercontreuncylindredemétalrouillé.L’arrestation

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massive d’innocents badauds est le moyen le plus sûr pour un régime deradicaliser même ses citoyens les plus apathiques. Ce qui, finalement, nelaissaitànospandoresqu’unseulchoix:embarquerlebaril.

En quelquesminutes, donc, les deux policiers ont chassé les badauds àcoupsdepied,prispositiondepart etd’autredu répugnantmachinet l’onthissédans leur fourgon.Undenosamis,photographepourunpetit journald’étudiants,étaitprésentpourimmortaliserlascène.Lelendemain,nousnoussommesarrangéspourdiffuserlargementsesphotos.Notrecoupd’éclatfitlacouverturededeuxjournauxd’opposition—unepublicitéquenousn’aurionsjamaiseu lesmoyensdenouspayer.Sesphotosvalaient tous lesdiscours :ellesdisaientenuncoupd’œilquelapoliceredoutéedeMilosevicn’étaitenfaitqu’unebandedeblaireauxcomiquesetineptes.

J’aimecettehistoiredebaril.C’estengénérall’unedespremièresquelesformateurs du Canvas, Sandra, Sinisa ou Rasko, racontent aux aspirantsactivistes.Etchaquefois,laréactionestplusoumoinslamêmequecelledemes amis égyptiens en leur temps, quand je les avais emmenés place de laRépublique:«Çanemarcherajamaislàd’oùjeviens.»J’aideuxchosesàrépondreàcela.LapremièreestunecitationdeMarkTwain(onnepeutpaslutter contre Mark Twain !) : « L’espèce humaine dispose indéniablementd’une arme très efficace : le rire. […] Rien ne tient contre le rire1. » Lasecondeestderappeleràmespropresamisquesil’humourvaried’unpaysàl’autre, le besoin de rire est universel. Mes nombreux déplacements à larencontre des activistes du monde entier me l’ont confirmé. Les gens duSaharaoccidentaloudePapouasie-Nouvelle-Guinéepeuventnepasêtretoutàfaitd’accordavecmoisurcequifaitladrôleried’unesituation—pourensavoir plus là-dessus, voyez l’obsession des Français pour Jerry Lewis ouregardezune«comédie»allemandequelconque—,mais tout lemondeestd’accordpourdireque le rire l’emporte sur lapeur toujours etpartout.Lesbons activistes ont juste besoin d’acquérir quelques compétences en lamatière—etdelesutiliser.

Votre première compétence consiste à bien connaître votre public. J’aientendu un jour une histoire drôle à propos d’un comédien qui payait sesfacturesenfaisantletourdespetitscabarets.Cethommeavaitdel’humour,ilpouvaitsortirdebonnesblagues,maisilétaitnuldansl’artdedécrypterlessignauxsociaux.Unsoir,lemalheureuxcomiquemontasurscèneetsemitàimproviser à propos du chat de sa copine. Cet animal, dit-il, était un fichuconnard.Ilsavaitexactementquandleschosescommençaientàchaufferdansla chambre. Il sautait alors sur le lit et refusait d’en descendre enmiaulantcommeunfou,cequicoupaittousseseffetsànotrecomédien.Là-dessus,ilse lança dans une tirade sur la façon dont il aimerait estourbir ce chat,

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décrivantlesmillemanières—plusexcentriquesetdignesd’undessinanimélesunesquelesautres—depriverlefélindesesneufvies.Cefutungrandmoment de comique, mais personne n’a ri. Le comédien salua et sortit descène—sousleshuéesetlessiffletsd’unepartiedupublic.Plustarddanslasoirée, il apprit que le spectacle était donné au bénéfice d’un refuge pouranimaux.

S’ilavaitfaitcorrectementsesrepérages,ilauraitpuadaptersesblaguesàla sensibilité de son public et serait rentré chez lui en triomphateur. C’estexactementcequ’avaientfaitlesPolonaisàl’époquedeSolidarnosc,etplusd’une fois. Dans les années 1980, ce syndicat menait la lutte contre lecommunisme. Ses militants savaient que leur public, les officielscommunistesquidirigeaientlepays,netoléraientaucuneoppositionouverte.Cen’étaitpascommeàBelgrade,oùuneculturedemédias indépendantsetuneacceptation,mêmeréticente,desvoixdel’oppositionpermettaientàdespassantsde frapperunbarilportant levisagedeMilosevic sans tropd’étatsd’âme.Dans laPolognecommuniste, lesmanœuvresdesactivistesdevaientnonseulementêtredrôles,maisaussisubtiles.

Etc’estainsiqueparune froidesoiréede février1982, leshabitantsdeSwidnica,unepetitevilledel’estdelaPologne,emmenèrentleurspostesdetélévisionfaireunepetitebalade2.

Cette manifestation légendaire commença quand des activistes sefatiguèrentd’allumer leurpostede téléchaque soir àdix-neufheures trentepourvoirdesjournalistesbienpeignésettoutsouriresliresurdesprompteursdesinformationsdûmentestampilléesparlerégime,présentantlavieenroseet pleines demensonges ridicules. Ils décidèrent de protester en cessant deregarderlesinfos.Maisilsnetardèrentpasàcomprendrequecelanesuffisaitpas:sivousvousbornezàéteindrevotreposteetàresterassisdanslenoir,personnen’ensaura jamais rien.Pourque leboycott fonctionne, ildoitêtrepublic,maisaussisubtil—pournepasêtreréprimé.

Comme des comiques testant leurs nouveaux sketches, les Polonaisimprovisèrent. Ilsentreprirentdedébrancher leurspostesde télévisionetdelesposersurlereborddefenêtrechaquesoiràdix-neufheurestrente.C’étaitunbondébut,public,visibleetdélivrantunmessageclair.Maiscelan’avaitriendedrôle.Cen’étaitdoncguèreinspirant.

C’est ici que les brouettes entrent en scène. Quelqu’un s’en procuraplusieurs sur un chantier de construction voisin et encouragea un grouped’amisàdescendreleurspostesdanslarue,àleschargersurlesbrouettes,età se promener tranquillement.Bientôt, quiconquemarchait dans les rues deSwidnica au crépuscule pouvait voir ses amis et ses voisins se balader enrigolant,promenantleurstéléscommedesbébésdansunepoussette,profitant

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delademi-heurequ’ilspassaientjusque-lààécouterlesinfosofficiellespourse saluer, bavarder et partager l’excitation d’une action commune contre lerégime.

C’était un gag formidable. La pratique s’en répandit bientôt à d’autresvillespolonaises.Interloqué,lepouvoirpesasesoptions.Ilnepouvaitarrêterpersonne;iln’yavaitpasdeloispécifiantquelecitoyenpolonaisn’avaitpasle droit de déposer son poste de télé dans une brouette pour aller lui faireprendrel’air.Toutcequepouvaitfairelerégime,c’étaitavancerlecouvre-feudedixheuresàseptheuresdusoir,forçanttoutlemondeàresteràlamaison.Cela,ilenétaitsûr,mettraitfinàtoutescesmanigances.

Cefutunratagecomplet.Commetoutcomédiendébutantquigoûtepourla première fois aux applaudissements et en devient accro pour la vie, lesopposantspolonaisvoulaientselancerdansl’élaborationdesketchesencoreplus spectaculaires. Mais c’était de plus en plus difficile, le régime étantdésormaisàl’affûtdumoindresignededésobéissancecivile.En1987,alorsquelaconfrontationavecladictaturedevenaitdeplusenplusinévitable,ilsdécidèrent demettre en scèneun canular plus grandiose encore. Ils allaientdescendredanslarueenmassepourexprimerleuramourmaniaqueetabsoluducommunisme.

Enoctobre,alorsquelegouvernementcélébraitle70eanniversairedelaRévolutionrusse,Solidarnośćannonçaqu’ilorganiseraitsonpropremeetingde commémoration. Adoptant le langage ampoulé, grandiloquent descommunistes,lesyndicatimprimadesbrochuresappelantlepeupleà«briserlapassivitédesmassespopulaires».Descendezdanslarue,ordonnait-ilauxcroyants,etportezdurouge.

Bientôt les rues furent remplies de chaussures rouges et d’écharpesrouges,decravatesrougesetderougeàlèvres,dechemisesetdemanteauxrouges.Voir autantdegensde leurconnaissancevêtuscomme les figurantsd’unmauvais film de propagande soviétique fit beaucoup rire les Polonais.Lesautorités,deleurcôté,apprécièrentnettementmoins.Ilétaitclairquelesmarcheurs vêtus de rouge se moquaient de l’idéologie du régime, maiscomment lescommunistespouvaient-ilsbriserun rassemblementen soutienaucommunisme?Lapolicepritpositiondepartetd’autredudéfilé,prêteàagiraumoindreprétexte.Lorsquedespersonnesquin’avaientrienderougeàporterdemandèrentàunvendeurambulantunpainenduitdeketchuppourlebrandir,lapolicebondit,fitfermerlestandetarrêtal’undesclients.Ellenepouvait rien faire de plus. En 1989, l’opposition parvint à instituer desélectionssemi-libres.Eten1990,elleétaitaupouvoir.

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Ce n’est pas seulement le fait de connaître leur public qui permit auxPolonaisdeseservirefficacementdel’humour,maisaussicetautreélémentfondamentaldelacomédie: l’artdubontiming.Uneannée,parexemple,àl’occasiondelaJournéeinternationaledelafemme,desgroupesd’activistesse postèrent aux carrefours des grandes avenues partout en Pologne, où ilsentreprirentdedistribuerdesservietteshygiéniquesauxpassants.C’étaitunefaçon rusée d’utiliser le calendrier pour rappeler aux gens qu’il étaitquasimentimpossibledeseprocurerlesproduitsdepremièrenécessité,dontles serviettes hygiéniques, sur unmarché polonais frappé de restrictions etmenéendépitdubonsens.

Les activistes iraniens non violents ont eux aussi le sens du timing.LefootballenIrannecèdelepasqu’àl’islampourlesacré.Toutlemondeadorele foot,quivient justeaprès l’armementnucléairesur l’échelledesprioritésnationales.Aussi,quandl’IranrencontralaCoréeduSudpouruneplacedequalificationàlaCoupedumonde2014,onputcomptersurl’attentionpleineetentièredetoutelapopulation.

Fatma Iktasari et Shabnam Kazimi en avaient parfaitement consciencequandelless’habillèrentpourcematchdécisifparunbelaprès-midide2012.Malgré la chaleur étouffante, elles enfilèrentdes jeans,de longscoupe-ventnoirsetdescasquettesdelaine.C’étaitleurseulechancedepénétrerdanslestade:selonunecoutumebienétablie,lesfemmesn’ontpasledroitd’assisteraux matchs de foot en Iran. Dans cette société qui est parmi les plusreligieuses et les plus conservatrices au monde, ce n’est qu’une desinnombrables restrictions imposées aux femmes. Les mollahs, bien sûr,affirment que cette mesure de « protection » vise à protéger les délicatesoreillesdesdamesdulangagequel’onentendlorsdesévénementssportifs:tous ces slogans grossiers qui risqueraient de corrompre la pureté de l’âmeféminine.Mais Iktasari et Kazimi n’avaient pas peur d’apprendre des grosmots. Vêtues de ces costumes unisexe, elles passèrent les tourniquets etregardèrent l’équipe nationale battre la Corée du Sud, s’assurant ainsi uneplace dans le plus prestigieux des tournoismondiaux.Mais dès le coup desifflet annonçant le début de la partie, elles s’étaient empressées de larguerleur déguisement. Il était donc clair pour tous les spectateurs que deuxfemmesbienréellesetbienvivantesétaiententraind’assisteraumatch.Entrelescrisetlesslogans,IktasarietKazimiprirentaussiquelquesphotosd’elles-mêmesdanslestribunes,dontellessavaientdéjàlesuccèsassurésurtouslesréseauxsociaux.

Si lemême exploit avait été tenté un autre jour, il aurait probablementsuscitépeud’attentionetonl’auraitviteoublié.Maisaveclefoot,lavictoireetlaCoupedumondedanstouslesesprits,cetterusedesdeuxfemmespour

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pénétrerdanslestadepritrapidementuneampleurinattendue.D’abord,ellesmirent les autorités iraniennes dans une situation de dilemme. Pour lespoliciers dumonde entier, c’est du perdant-perdant. Les Iraniens pouvaientarrêterIktasarietKazimi,maisalorsilsseridiculisaientauxyeuxdemillionsdespectateurs—et,pisencore,faisaientcouriràl’équipenationalelerisqued’une sanction ou d’une disqualification de la part des autoritésfootballistiques. Ou ils pouvaient se contenter de sourire et de faire bonnefigure, laissant les deux amies profiter dumatch et donnant ainsi des idéesaux trente-cinq millions de femmes iraniennes qui étouffent sous des loisrépressives.

Cetteaffairedefootdevintunsymboleet,commetouslessymboles,unetabletteviergeoùchacunpouvaitinscrirecequ’ilvoulait.Dansl’imaginationpopulaire, Iktasari et Kazimi n’étaient pas de simples activistes protestantcontre une loi répressive et discriminatoire méprisée par de nombreuxIraniens ; elles symbolisaient l’espoir même, la promesse de vivre un jourdansunpaysoùtouslescitoyens,quelquesoitleursexe,pourraientassisterlibrementàunmatchdefootball.Unblogueuriranienexprimamêmecedésirsous la forme d’un poème vraiment mauvais : « Héroïnes et guerrières,écrivit-il,dédiantsesversauxdeuxfemmescourageuses,rêvezunjourd’unatelier où vos enfants pourront jouer dans la salle nommée “liberté”. » Lechoix des mots n’était pas des plus heureux, mais le sens était clair : lacombinedudéguisementavaitmarchéàfond.Enexploitantcettesituationdedilemme,lesactivistes iraniensavaientpoussél’undesappareilsdesécuritélesplusredoutésaumondedansunscénarioperdant-perdant.

On peut douter que cette approche s’applique à la comédie politique.Après tout, s’ils veulent réussir, les activistes doivent convoyer du sens etdélivrer desmessages, et pas se contenter de faire des blagues et des gagsvisuels. Mais si l’humour est un outil aussi populaire dans l’arsenal desactivistesmodernes,c’estpouruneexcellenteraison:ilestefficace.D’abord,ilbriselapeuretfaitrenaîtrelaconfiance.Ensuite,ilajoutelefacteur«coolet sympa » si précieux pour attirer de nouveauxmembres. Enfin, l’humourpeut pousser votre opposant à des réactions maladroites. Les meilleuresactions humoristiques — la pratique du dérisionnisme — poussent lesautocratesetlespiliersquilessoutiennentdansdesscénariosperdant-perdantquivontminer lacrédibilitédeleursrégimesoudeleurs institutions,quelleque soit la réaction qu’ils adoptent. Les politiciens, qu’ils soient élusdémocratiquementouqu’ilssoientd’impitoyablesdictateurs,sontengénéralgonflésdeleurimportance.Quandilsontpassétropdetempsaupouvoiretvu trop souvent leurs visages photoshopés dans les journaux et sur lescouverturesdesmagazines,ilscommencentàseprendrevraimentausérieux— comme s’ils se mettaient à croire à leur propre propagande. Cela les

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pousseàcommettredeserreursstupidess’ilssontdéfiésparledérisionnisme.Lesfortsetlespuissantssupportentmallaplaisanterie.

En outre, le dérisionnisme porte votre mouvement au-delà du simplecanular, parce qu’il contribue à corroder lemortiermême quimaintient lesdictateursenplace:lapeur.Laissez-moivousexpliquercommentc’estarrivédansl’undesendroitslesmoinsamusantsdelaplanète:laSyriedeBacharal-Assad.Quand,avecBreza,moncollègueduCanvas,nousavonsrencontrécertainsactivistessyriensdepremierplan—unesolideéquipenonviolentequi s’efforçait d’arracher la direction de la révolution aux djihadistes quiavaient infiltré le pays —, eux aussi, comme tous les autres avant eux,commencèrent par nous dire que ce qui marchait en Serbie et ailleurs nepourrait jamais se passer enSyrie.Et la raisonqu’ils endonnaient, commetoujours,était lapeur.«ÇanemarcherapasàDamas,nousdirent-ils,parcequedésormaischacunapeurde toutetde tous.»Nous leuravonsréponduqu’ilétaitpossibledefaireéclatercettebulledepeur.Unefoisqu’elleauraitéclaté,toutdeviendraitpossible.Etl’aiguillequiallaitcreverlabulle,c’étaitledérisionnisme.

Or,àcemoment,desdizainesdemilliersdecivilsétaientmassacrésparlerégime,etl’oppositionviolenteetnonviolenteluttaitpourbriserl’emprisedudictateursurchaqueaspectdelaviehumaine.Cesactivistessyriens(dont,pourdesraisonsévidentes,jetairailesnoms)commencèrentdoncparsedirequenousétionsdeparfaitscinglés.Maisdanslessemainesetlesmoissuivantnotre session de formation, ils se ravisèrent. Ils découvrirent des façonscréatives de combattre l’horreur par l’humour. Ils comprirent que ledérisionnismeneconsistepasenunesimplesériedeblaguespotaches,maisfait l’objet de sérieuses prises de décision stratégiques.L’undes plus vieuxtropessurlesquelss’appuientlesréalisateursdefilmspourfairerirelepublicsont lesKeystoneCops, lespoliciersdeMackSennett,ces idiotsmaladroitsqui trébuchent, s’emmêlent les pinceaux et agitent leur matraque, maisn’arrêtent jamais lesvoleurs.Les activistes comprirentpeu àpeuque si lesSyriensvoyaient lessbiresd’Assadcommedesbouffons, le régimeperdraitl’undesesmeilleursmoyensdedissuasion:sacapacitéàterrifierlesgens.

L’une des premières choses que firent donc les activistes fut d’acheterplusieursseauxdecolorantalimentaire.Ilsattendirentlatombéedelanuit,seglissèrentauprèsdesfontainessituéesdanslesplusgrandsparcsdeDamas,etversèrent le colorant dans l’eau. Le lendemain matin, alors que la capitales’éveillait une fois de plus à sa situation sans espoir, toutes les fontainessemblaient cracher du sang, une bonne métaphore visuelle de la brutalerépressiond’Assad.C’est ici quenospoliciersd’opérette entrent en scène :renduefurieuseparcespectacle,lapoliceenvoyadesescadronsentiersgérer

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leproblème,avantd’apprendrequelaseulefaçondedébarrasserlesfontainesde leur couleur sang était d’attendre que le colorant s’évacue du système.Pendantce temps, leshabitantsdeDamaspouvaient se régalerduspectacled’escouades de flics encerclant les fontaines, perplexes, attendant lesinstructionsdeleurssupérieursavecuneexpressionindiquantqu’ilsn’avaientpas lamoindre idéede cequ’ils pouvaient faire. Il fallut une semainepourquel’eaureprennesacouleurnormale.

Mais il n’y avait pas que les fontaines pour remplir les journées de lapolicedeDamas. Ils devaient aussi s’occuperdesballes deping-pong.Desmilliersdeballesdeping-pong.Toutcommençaquandungrouped’activistessyriens entreprit d’inscrire des slogans anti-Assad comme « Liberté » et«Assez » sur des tonnes de balles de ping-pong, qu’ils déversaient ensuitedanslesruesétroites—ettrèspentues—deDamas.Onpeutpardonnerauxgens d’avoir douté de l’efficacité d’une tactique aussi fantaisiste contre undictateursanguinaire.Qu’allaientfairecesbravesactivistesensuite?auraientpu se moquer les observateurs. Sonner à la porte d’Assad et partir encourant ? Appeler une boutique et faire livrer des pizzas au palaisprésidentiel ? Mais les activistes restèrent imperturbables. Ils répétèrent àmaintes reprises leursopérations«ballesdeping-pong».Bientôt, le« tap-tap-tap » bien reconnaissable des petites balles en plastique rebondissant lelongdesruesetdesavenuesenpentedelacapitalenepouvaitplussignifierqu’unechose:l’oppositionnonviolenteétaitentraindeplanterundoigtenpleindansl’œildurégimedeBachar.

Les chefs des services de sécurité commencèrent à s’inquiéter. Enbafouantouvertementlaloi,cesballesdeping-pongfugitivescommençaientà constituer une sérieuse menace pour la sécurité de l’État. Les genspourraient se sentir encouragés. D’autres accessoires de sport pourraientcommencerà formeraveceuxunedangereusecoalition. Il fallaitarrêter lesballesdeping-pongavantqu’ilnesoit troptard.L’ordreserépanditdans lapolice:allezarrêtertouteslesballesdeping-pongquevouspourreztrouver.Dèsqu’unsacdeballesanti-AssadétaitdéverséquelquepartdansDamas,lesredoutablesetférocesservicesdesécuritéseruaientsurlascèneducrime.Enquelques minutes, armés jusqu’aux dents, pour tout arranger, ilsentreprenaientde faire lachasseà toutes lesballesqu’ilspouvaient trouver.Suants et soufflants, ils écumaient la capitale, ramassant les balles une parune. Ce que la police ne semblait pas comprendre, c’était que, dans cettecomédiebrutale,lesballesdeping-pong—toutcommelesfontainesteintéesderouge—n’étaientquedesaccessoires.C’étaienteux-mêmes,lesgardiensdurégime,quiavaientétéembauchéspourfairelesclowns.

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Ilétaittempsdepasseràlavitessesupérieure.CommeHarveyMilk,lesSyriens savaient que rien ne donne d’aussi bons résultats que lamerde. Ilsutilisèrentlesmerveillesdelatechnologie,récupérantplusieurscentainesdeclésUSBdotéesd’unemémoirerestreintemaissuffisantepourjouerquelquesairs et les diffuser sur un haut-parleur. Ils les chargèrent des hymnespopulairesdelarésistance—«Assadestunporc»,etc.Puisilsdissimulèrentcesmini-enceintesdanslespiresendroitsqu’ilspurenttrouver:despoubellesrances, des tas de fumier, partout où ça empestait. Bientôt les villesrésonnèrentdubruitd’unemusiqueillégaleetcontraireaurégime.Ayantreçul’ordre de faire taire cette musique interdite, les flics durent trouver lesenceintes et les détruire.Mais pour ce faire, il leur fallut se retrousser lesmanches et plonger lesmains dans divers tas d’ordures plus répugnants lesunsquelesautres,letoutsouslesyeuxdelapopulation.Lesballesdeping-pongétaientdéjàunebonneidée,maiscelle-làétaitcarrémentmerveilleuse.Enfait,cefutsansdoutelameilleurecomédiequeDamasaitvujouerdepuislongtemps.

Avec un peu de créativité et des accessoires qui coûtent trois fois rien,vous trouverez toujours lemoyen de diffuser votremessage. Les activistessoudanaisduGIRIFNA—quisignifie«Onenamarre»—ontlongtempsespérérenverserladictatured’Omarel-Béchir,lemaniaquegénocidairequiarefusélalibertéàsescitoyenspendantdesdécenniesetafaitduDarfourunenfer. Bien sûr, le Soudan n’est pas le genre d’endroit où vous pouvezsimplementappeleràunmeetingàKhartoumetespérernepasêtre torturé.Demême, les activistes auraient bien dumal à se déclarer ouvertement enfaveur d’unmouvement pro-démocratie sous les yeux attentifs des espionsomniprésents de Béchir. Alors, comment le GIRIFNA s’y prit-il pourdisséminer son message ? D’abord, il adopta la couleur orange commesymbole. Puis, il invita ses partisans à porter des oranges partout où ilsallaient. Ce fut un succès : on vit bientôt un nombre croissant de gens semettre curieusement à trimballerdesoranges tandisqu’ilsvaquaient à leurs

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affaires.Lesorangesétaientpartout.Etc’étaitparfait,parceque l’opérationcomportait trèspeuderisques.Aprèstout,quivasefairearrêterparcequ’ildétient un fruit des plus communs ? Personne. Et si jamais ils avaient unproblèmeenroute,lesmembresduGIRIFNApouvaienttoujoursmangerleurorange, la jeter, ou jouer les idiots. C’était une solution impertinente à unproblèmetrèsréel.

Des actes de défi et d’irrévérence comme ceux-ci sont efficaces parcequ’ilsontétésoigneusementplanifiés.Enmêmetemps,noussavonstousquelacomédieestparfoisuneaffaired’improvisation.Ilestbondesavoirréagirrapidement aux nouveaux développements d’une situation, sortir des gagssous l’inspiration dumoment, intervenir dans une situation donnée pour larendredeplusenplusbaroqueetdivertissante.Et ily a toujoursuneplacepour l’humour dans les campagnes non violentes. Mes chers amis les YesMenontuneparfaitemaîtrisede ce typed’activités.Pourmoi, ils sontuneversionaméricainedesMontyPython—un trésornational.Biensûr, ilyabeaucoupd’histoiresextrêmementamusantessur lesYesMen,mais laissez-moi vous raconter ici ma favorite, un grand classique : le jour où AndyBichlbaum et Mike Bonanno ont annoncé la dissolution de l’Organisationmondialeducommerce.

Commençonsparplanter le décor.L’OMCest uneorganisation chargéederégulerlecommerceentrelesnationsquiapparaîtauxyeuxdebeaucoupcommeun endroit où les nations privilégiées promeuvent leurs intérêts auxdépens des plus pauvres.Andy etMike, de leur côté, sont des types d’âgemoyen,issusdelaclassemoyenne,quinecraignentpasd’achetertousleursvêtementsdansdesboutiquesde fripes.En1999,outréspar lapolitiquedel’OMC, ils ouvrirent un site Internet qui n’avait que quelques lettres dedifférence avec celui de la véritable organisation internationale. Si vouscherchiezlesitedel’OMCetquevoustombiezsurMikeetAndyparerreur,vous ne pouviez pas voir la différence. Ils posèrent un gros bouton disant« contactez-nous » en pleinmilieu de leur page d’accueil, et ils attendirenttranquillementqu’onmordeàl’hameçon.

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Longtemps, il ne se passa rien. Puis des questions et demandes leurparvinrent au compte-goutte. Enfin, une invitation finit par atterrir sur leursite,priantunreprésentantdel’OMCdeprendrelaparoleàuneprestigieuseconférence à Salzbourg. Andy etMike grattèrent jusqu’à leur dernier cent,empruntèrent de l’argent à des amis, et achetèrent deux costumes et deuxbillets d’avion pour l’Autriche. Quand vint leur tour de s’exprimer à latribune, ils se fendirent d’une présentation extrêmement professionnelle,soutenantque la seule façonde sauver ladémocratiedesmyriadesdedéfisquilamenaçaientconsistaitàlaprivatiser,enautorisantlescitoyensàvendreleurvoteauxenchères.

Lablaguebénéficiad’unpeudepresse,maispasbeaucoup.AndyetMikelarépétèrentàplusieursreprises,dontunefoislorsd’unpaneldediscussionen Finlande où ils présentèrent un gigantesque objet de forme phalliquedestinéàréveilleràcoupsdechocsélectriqueslestravailleursdessweatshopsquitiraientauflanc.MaiscommelesPolonaisetlesSyriens,etlaplupartdeshumoristes,ilsvoulaientpousserlaplaisanteriedeplusenplusloin.Unbeaujour, lorsd’uneréunionàSydney, ilsmontèrentà la tribuneetannoncèrent,toujoursenseprésentantcommedesofficielsdel’OMC,qu’ilétaittempsdedissoudrecetteinstitution.

Ilspassèrentuneheureàénumérerdesèchesstatistiquessurlepouvoirdenuisance des multinationales avant de lâcher leur bombe. L’OMC, conclutAndy, avait enfin compris que la mondialisation financière bénéficiaituniquement aux riches multinationales, et jamais aux petites entreprises niaux gens ordinaires.Du coup, elle faisait plus demal que de bien et allaitcesser immédiatement d’exister. Elle serait relancée, poursuivit-il, sous la

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forme d’une Organisation pour la régulation du commerce, une institutionplanétaire consacrée à la protection des droits des consommateurs et à lasurveillancedesgrandesentreprises.AndyetMikefirentdeuxfoislaunedesjournauxce jour-là :une foisquanddes journalistescrédules reprirent leursdéclarationsavecleplusgrandsérieux,etunesecondefoisquandlesmédiasexpliquèrent qu’il s’agissait d’un canular. Cela eut pour effet d’attirer surl’OMCl’attentiondegensqui,sinon,n’auraientjamaisconnusonexistence,faisantparaîtreAndyetMikebienplusdouésetinfinimentplusattirantsquele conglomérat international sans visage qu’ils voulaient mettre au ban. Ettoutcequepossédaientcesdeuximprovisateurs,c’étaitunsitewebetdeuxbilletsd’avion.

Certainsn’ontmêmepasça,maiscelanelesempêchepasdemonterdesplaisanterieshomériques.LaSibérie,cetteterriblerégionrussedontlesolestriche et les habitants pauvres, abrite l’un des groupes les plus accomplisd’activistes hilarants. Ils avaient en réalité commencé sur un mode plussérieux. En 2012, Vladimir Poutine avait une fois encore remporté lesélectionsetlapuissanteoligarchierusseraffermissaitsaprisesurleKremlin.Divers opposants deSibérie, encouragés par les preuves vidéo de la fraudeélectorale,demandèrentàlavilledeBarnaoulledroitdecontesterlavictoireillégaledePoutine.Lesautoritésrefusèrent.Nevoulantpassemettrehorslaloi et risquer d’être arrêtés, les activistes renouvelèrent leur demanded’autorisation,qui leur futànouveaurefusée.Celase reproduisituncertainnombre de fois, jusqu’à ce que même les plus idéalistes de la bandecomprennent qu’ils ne seraient jamais en mesure d’organiser unemanifestationdanslaville.

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Maisleursjouets,eux,lepouvaient.

Parunejournéeglaciale—imaginezlaSibérieenfévrier—lesactivistesse rassemblèrent au centre de la ville avec tous les jouets favoris de leursenfants. Ils avaient une centaine de figurines collectées dans des œufssurprisesfaçonKinder3.IlsavaientunecentainedepersonnagesLego.Vingtsoldats de plomb, quinze peluches, dix petites voitures. Chaque jouet étaitéquipé d’un petit panneau : les pingouins protestaient contre la corruption,l’élanenpeluchedénonçaitlesmauvaisespratiquesélectorales.

Desphotosfurentprises,biensûr,etbientôttoutlemondeenRussiefutau courantde la fameusemanifestationdes jouets.Surunephoto,même lapolice est surprise en train de rire devant cette petite ville de peluchesrévolutionnaires.Etquipourraitlablâmer?C’étaitdrôleeneffet.Enl’espacede quelques semaines, les nounours, les personnages Lego et les peluchesfurentmobiliséspartoutdanscegrandpays,affublésdepetitespancartes,etexpédiésdanslesrues.

Encouragés par la dissémination de ce mouvement de protestationminiature,lesorganisateursdumeetingdesjouetsdeBarnaouls’appliquèrentàpréparerunenouvellemanifestationdeLegoetdeKinderSurprisedansleurville.Maislesautoritésrusses,dontl’humourn’estpaslaqualitépremière,enavaientassezdetouscesjouetsdéloyaux.LabureaucratieduKremlindécidademettrefinunebonnefoispourtoutesauxmanifestationsenfantines.Parlebiaisdujournallocal,legouvernementinformalepublicquelesagglomératsd’objetsinanimésseraientconsidéréshors-la-loi.

« Comme vous pouvez le comprendre, les jouets, surtout les jouetsimportés,nonseulementnesontpasdescitoyensrusses,maisnesontmêmepasdesgens,déclaraauxmédiasAndreiLyapounov,unofficiel local. Ilestpossiblequeceuxquiontdemandécetteautorisationaimentleursjouets[…]et les considèrent comme leurs amis,mais la loi, hélas, aun autrepoint devue. Ni des jouets ni, par exemple, des drapeaux, des assiettes ou desappareilsménagersnepeuventprendrepartàunmeeting.»

Lyapounov était lemeilleur faire-valoir dont un comédien puisse rêver.L’État russe a investi beaucoup de temps et d’efforts pour promouvoir unecertaineimagedePoutineauprèsdesesconcitoyens.NousavonstousvucesclichésridiculesduroiVladimirtorsenuentraindelutteravecdesanimaux,deplongerdansdessous-marinsetdepratiquerlejudo.Commentcethommepouvait-ilêtremenacépardespersonnagesenLegoetunélanenpeluche?Aufinal,lablagueétaitauxdépensdePoutine.

Nonseulementledérisionnismepeutbriserlapeuretl’imagepubliquedeférocitéquicimentelalégitimitéd’unautocrate,maisilpermetaussidepolir

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l’image « cool » de votremouvement. EnÉgypte,MohammedAdel et sesamis étaient passés maîtres dans l’art de la dérision. L’humour devintrapidement un aspect central de leur stratégie anti-Moubarak. Les gensarrivaient auxmeetings en brandissant leurs carnets de notes scolaires pourbienmontrerqu’ilsavaientlaisséleurs«agendasétrangers»àlamaison,etuneimagecirculadanstoutel’Égypte,montrantunécrandetéléchargementclassique deWindows, où le fichier « Liberté » était recopié à partir d’unserveurappelé«Tunisie».Maisunmessaged’erreurapparaissait,indiquantlaprésenced’unbug.«Veuillez supprimer “Moubarak” et recommencez»,disaitlemessage.C’étaitungrandgag,etilmesertencoredefondd’écranàcejour.MohammedetsesamisparvinrentàrendrecoollefaitdevenirplaceTahrir et d’être vu comme un politique actif. Chaque jour, des foules plusvastes venaient se joindre à l’action—non seulement parceque les jeunesvoulaient se débarrasser de Moubarak, mais aussi parce qu’ils voulaientprendrepartàl’agitationsiamusantequisepropageaitdanstoutelanation.

Cequ’avaientbiencomprisMohammedAdeletsescourageuxamis,c’estque l’humour offre un point d’entrée à faible coût pour les citoyensordinaires. À l’époque de la révolution égyptienne, je me souviens avoirregardéàlatélévision,vautrédansmoncanapé,untalk-showréunissantdesanalystespolitiques—unebandedetêtesd’œufentraindenousasséneravecgravité que « les gens vont finir par se fatiguer de venir placeTahrir, et lemouvement va s’essouffler de lui-même ».Mais ces types n’avaient aucunsensdujeu.Sivousaviezunevingtained’années—commelamajoritédesÉgyptiens—est-cequevousauriezvoulumanquerlafêtelaplushypedelaville?

Les révolutions sont affaires sérieuses.Elles secouent les sociétés et lesnations,apportentdesbouleversementstectoniquesauxsystèmespolitiquesetéconomiques,affectentlaviedemillionsdegens.C’estsansdoutepourquoielles n’ont été confiées pendant si longtemps qu’à des gens très sérieux.Rappelez-vous simplement les visages austères des vieux révolutionnaires—Lénine,Mao,FideletleChe.Sivoustrouvezplusdetroisimagesd’euxen train de rire et prendre du bon temps, je vous paie des cerises. Maisrepassez-vouslesmanifestationsdecesdernièresdécenniesetvousverrezàl’œuvreunenouvelleformed’activisme.L’humourpolitiqueestaussiancienquelapolitiqueelle-même.Depuisdessiècles,lasatireetlesblaguesserventàdireleursvéritésauxpuissants.Maislesdérisionnistesdel’èremoderneontporté l’humour à un autre niveau. Le rire et l’enjouement ne sont plusmarginauxdans la stratégied’unmouvement.Dansbiendescas, ilssont lastratégie. Les activistes non violents d’aujourd’hui sont à l’origine d’unetransformationprofondedestactiquesdeprotestation:enlaissantderrièreeuxla colère, le ressentiment et la rage au profit d’une forme plus puissante

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d’activisme ancrée dans le rire. Et le plus surprenant, c’est que plus lesdictateurslaréprimentavecviolence,pluscettetactiqueestefficace.

1.AlexAyres,TheWitandWisdomofMarkTwain,NewYork,Meridian,1987.

2.Surcepointetd’autresexemplesdedérisionnismediscutésdanscechapitre,voir lelivretrèséclairantetamusantdeSteven Crenshaw et demon cher ami John Jackson, Small Acts of Resistance : How Courage, Tenacity, and Ingenuity CanChangetheWorld,NewYork,UnionSquarePress,2010.

3.KevinO’Flynn, «ToysCannotHold ProtestBecauseTheyAreNotCitizens ofRussia,OfficialsRule »,Guardian,15février2012.

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6Retournerl’oppressioncontreelle-mêmeVousvousrappelezcefilmoùGeorgeClooneyjoueunhommed’affaires

quipasselamajeurepartiedesaviedanslesaéroportsetlesavions?Jen’aisans doute pas l’air aussi cool queClooney quand je passe les barrières desécurité avec mes baskets pourries à la main, mais parcourir plus de centcinquantemillekilomètresparansignifiequejepasseengrosmaviesurlaroute. Macha, ma femme, dit souvent que je fais simplement semblant devivre à Belgrade et que mon véritable foyer est la salle d’attente de laLufthansaàl’aéroportdeFrancfort.Voilàdesannéesqueçadure.Désormais,jesuiscapablededirequelaéroportalesmeilleurespizzas,lequelalessiègesles plus confortables pour piquer un petit somme, et lequel peut se vanterd’avoirlestoiletteslesplusdégoûtantes.Enfait,jepeuxmêmeendireplus:les aéroports sont de parfaits microcosmes de leur société, et si vous lesétudiez avec suffisamment d’attention, vous en apprendrez beaucoup sur laculture de ceux qui les ont construits. Ainsi, les Américains sontcomplètementobsédésparlasécurité,cequiexpliquequ’ilvousfaillesauteràtraversunesériedecerceauxcommeunchiensavantavantdepouvoirposerunorteildansleterminal.Ilssontaussitrèsportéssurlafamilleetsensiblesaux besoins des handicapés : les aéroports des États-Unis sont pleins defontainesplacéesplusbasqued’ordinaire,detablesàlangerpourlesbébésetde rampes pour les fauteuils roulants.EnEurope, le tabac tient une grandeplace;onadonccontournédanscertainsaéroportsl’interdictiondefumerendisposantdescabinesenverreàproximitédesportesd’embarquement,cequipermetauxpassagersdeseruerhorsdesavionsetd’engrilleruneillico.EnItalie, ils démontrent leur sens légendaire de l’organisation en perdant vos

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bagages avec efficacité dès l’instant où votre avion a posé les roues sur letarmac.

DansleSud-Estasiatique,lesgenssontplusportéssurlespirituel:ainsi,on voit le personnel des aéroports se plier littéralement en deux pourtémoignerauxmoinesdesonrespect.AllezenThaïlande,etvousverrezunpetitpanneauvousavertissantquelesmoinesbouddhistesontlapriorité,aumêmetitrequelespersonnesâgéesetleshandicapés.Ilsdisposentmêmedeleurs propres salles d’embarquement, séparées du reste du commun desmortels.Faites laqueueauCambodge,etun jeunehommeà l’airbéatvêtud’unetuniqueorangepeutvouspasserdevantenunéclairtandisquetoutlemondeserépandenhochementsdetêterévérencieux.C’estàlafoischarmantetexaspérant,etcelavousditsurtoutquelleplaceoccupentlesmoinesdanslessociétésàprédominancebouddhiste.LaBirmanienefaitpasexception:lescinqcentmillesaintshommesvêtusdesafransontlesenfantsfavorisdelanation, à qui l’on offre tout, des regards de vénération jusqu’à une aidefinancière. On estime en outre qu’ils sont au-dessus de la mêlée desévénementspolitiquesordinaires,cequi,enBirmanie,estunepositionassezenviable. Le pays gémit sous une dictature militaire depuis 1962 et lesBirmansontessayéàmaintesreprises,sansgrandsuccès,desecouerlejougdesgénéraux.

Lors des élections de 1990, la démocrateAungSanSuuKyi l’emportalargement. Naturellement, le régime annula les résultats et tomba à brasraccourcis sur la démocratie. Ils remirent tout le monde au réfrigérateurpolitique et il ne se passa pas grand-chose pendant une vingtaine d’années,jusqu’àcequ’unesériedemesureséconomiquesdrastiques finissepar fairedescendrelesgensdanslarueen2007.L’und’entreeuxétaitAshinKovida.

SivousaviezrencontréKovidadansunefêtesanssavoirquesonprénomestun titrehonorifiquepar lequel lesBirmansdésignent leursmoines,vousauriezsentiquandmêmequec’estunsainthomme.Ilestpetitet ilparlesidoucementquevousdevezvouspencherpourcomprendrecequ’ildit.Maisen2007,avecleretraitdessubsidesdugouvernementetleprixdupétrolequis’envolait, cet homme doux décida qu’il en avait assez. La junte militairedevaitpartir.Etcommebeaucoupd’autreshobbits,iljugeaqu’illuirevenaitlaresponsabilitédemenerlacharge.

Heureusement, l’inspiration croisa la route de Kovida1. Une copie deCommentrenverserundictateur,cefilmracontantcommentOtpor!provoqualachutedeMilosevic,futintroduiteenfraudedanslepays,traduiteenbirmanetexpédiéeaulointainmonastèrebouddhisteoùvivaitKovidaàl’époque.Cedocumentairefutpourluiunegrandesourced’inspiration:leshommesetlesfemmes qu’il voyait sur l’écran étaient fort loin d’être aussi pieux et aussi

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purs que lui — ce n’étaient jamais que de jeunes Serbes bagarreurs etchahuteurs—,maisilsétaienttoutaussimotivéset,surtout,ilsavaientréussiàfairedansleurpayscequeKovidavoulaitdésespérémentfairedanslesien.Lui aussi voulait renverser des dictateurs. Donc, pour entamer cetterévolution, il alla jusqu’àvendre ses tuniquesbouddhistes etutilisa l’argentqu’ilenavaittirépourimprimerdestractsinvitantlesBirmansdetouteslestaillesetdetouteslesfacturesàsejoindreàluidansunemarche.

Lamarcheeutlieule19septembre2007.Quatrecentsmoinesenvironsejoignirent àKovida.Bienque laBirmanie jouissed’une libertédeprotesterprochedecelledelaCoréeduNord,lesgenssedisaientquel’arméen’oseraitpas faire preuve de violence à leur égard. Après tout, ce n’étaient pas desfauteursdetroublespolitiquesordinaires.C’étaientdesmoines,laplushauteautorité morale de la nation.Même les généraux au pouvoir, pensaient-ils,avaientleurslimites.

Ilsavaienttort.

DèsqueKovidaetsespartisansapparurent,l’arméeouvritlefeu.Ilyeutdesdizainesdemorts.Desarrestationsmassivess’ensuivirent.Desmilliersdemoinesfurentcondamnésàdespeinesallantparfoisjusqu’àsoixanteansdeprison,etsouventauxtravauxforcés.C’étaientlesmesureslesplusduresquelerégimeaitprisesdepuisdesdécennies.Maiscettefois,ilsétaientalléstroploin, en se déchaînant contre des moines. Les généraux apprirent l’amèreleçon que les tyrans apprennent toujours trop tard : un jour ou l’autre,l’oppression vous revient comme un boomerang. Enragés par ces violencesexercéescontrelesmoines,lesBirmanslancèrentcequel’onaappelédepuislaRévolutiondesafran.Àprésent,à la suitedecetteagitation, laBirmanieavance vers la démocratie, et la dissidente Aung San Suu Kyi, longtempsassignée à résidence, est l’un des membres les plus en vue du Parlementbirman.QuantàKovida,lemoineparquitoutavaitcommencé,ilcontinuedemenercampagnepourlaréformedémocratiquedesonpays.

D’unecertainefaçon,cefutunechancepourlesrévolutionnairesquelerégime ait réprimé les moines avec une telle brutalité. Face à la violenceaveugleetstupidedeleurgouvernement,lesBirmansmoyens,quin’auraientjamaisenvisagédesedressercontre la junte,éprouvèrentune telleémotionqu’il leur fut impossible de rester simplement assis sans rien faire. Lesgénéraux inconscients avaient précipité leur propre chute. C’est une fautecourantechez lesdictateurs, et c’estpourquoi leur renvoyer l’oppressionenboomerangestunartquechaqueactivistepeutetdoitmaîtriser.Parfois,celafaittouteladifférenceentrel’échecetlaréussite.

Retournerl’oppressioncontreelle-mêmeestunart,unesortedejujitsu.Ils’agitdejouercontrevotreadversairelacartelaplusfortedesonjeu.Mais

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avant de pouvoir le faire, vous devez comprendre exactement commentfonctionnel’oppression.Etlapremièrechoseàsavoir,c’estquel’oppressionn’estpasuneforcedémoniaquebouillonnantdansunpuitsobscuraufondducœur de vos adversaires. En général, c’est plutôt une décision calculée.Partout,entrelesmainsdesautorités—desdictateursauxdirecteursd’écolesélémentaires— l’oppressionobtientdeux résultats immédiats : ellepunit ladésobéissanceetprévient lesproblèmes futursenenvoyantunmessageauxfauteurs de troubles potentiels. Comme tant de gens dont nous venons deparler, toute oppression s’appuie sur la peur pour être efficace : peur de lapunition,peurdeladétention,peurd’êtreenvoyéaugoulag,peurdesesentirembarrassé,peurdetout.

Mais le but ultime de toute cette peur n’est pas simplement de vouseffrayer.Undictateurn’apasenviedegouvernerunemaisonhantéerempliede zombies.Ce qu’il veut, c’est vous faire obéir. Et quand on en arrive là,obéirounonesttoujoursvotrechoix.Disonsquevousvousréveillezdansunscénariodecauchemarsortid’unfilmsurlaMafia,oùdesdétraquésveulentvous forceràcreuserune fosse. Ilsvousmettentunpistolet sur la tempeetmenacentdevoustuersivousneprenezpaslapelle.Ilsontindéniablementlepouvoirdevousfairepeuretiln’estcertainementpasfaciledediscuteravecquelqu’unquivousbraqueunearmesurlatempe.Maiscequelqu’unpeut-ilvraimentvousforceràfairequelquechose?Non.Vousseulpouvezdécidersivousallezouiounoncreusercette fosse.Vousêtes totalement librededirenon. La punition sera sans doute sévère, mais cela reste votre choix dedécliner l’invitation.Et sivous refusezabsolumentdeprendrecettepelleetqu’ilsvoustuent,vousn’aureztoujourspascreusécettefosse.Donc,lebutdel’oppression et de la terreur n’est pas de vous contraindre à faire quelquechose contrevotrevolonté—cequi est impossible—maisplutôt devousfaireobéir.C’estlàqu’ilsvoustiennent.

Cettedémonstrationestdueaupèredel’actionnonviolente,GeneSharp.Sharp a compris que les dictateurs réussissent parce qu’on choisit de leurobéir.Ilyadenombreusesraisonsd’obéiràquelqu’un,maislapremièredetoutes reste la peur.Donc, si nous voulons que les gens cessent d’obéir aurégime, il faut qu’ils cessent d’avoir peur. Et l’une des choses les pluseffrayantes dans n’importe quelle société, sous une dictature ou endémocratie, c’est le grand inconnu.À cause de lui, les enfants ont peur dunoir,etc’estencoreluiquifait tremblerd’appréhensionlecitoyenordinairequandilconsultepourlapremièrefoisuncancérologue.

La meilleure façon de surmonter la peur de l’inconnu, c’est laconnaissance.Danslespremiersjoursd’Otpor!,l’undesinstrumentslesplusefficaces que la police avait contre nous était la menace de l’arrestation.

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Notez que je n’ai pas dit l’arrestation, mais simplement sa menace. Lamenaceétaitbienplusefficacequelachoseelle-même,parcequeavantquenous ayons réellement commencé à nous faire arrêter par la police deMilosevic,nousnesavionspasàquoi ressemblaient lesprisons ;etcommenous redoutons par-dessus tout l’inconnu, nous imaginions les geôles dupouvoircommelederniercercledel’enfer,uneversionserbeàpeinemoinsterrifiantedupuitsduSarlaccdansStarWars.Maisquandlalutteestdevenueplus chaude et que beaucoup d’entre nous ont réellement été arrêtés, nousavonsétéenmesurederaconternotreexpérienceauxautresunefoislibérés.Nous avons rédigé à destination de nos camarades révolutionnaires le récitdétaillé de ce qui s’était passé en prison. Nous voulions que ceux quis’apprêtaient à être eux-mêmes arrêtés — et nous savions qu’ils seraientnombreux—comprennentchaqueétapedecequiallaitleurarriver.

D’abord,onvouspasse lesmenottes.Etunemenotteestbeaucoupplusserrée que l’autre, de sorte que vous avez l’impression que l’un de vospoignetsvaexploser.Ensuite,vousrisquezdevousretrouverdansunecelluleminusculeavecdesvoyousetdesconducteursivresquivomissentpartout.Sivousêtesune fille,vous risquezdepasserquelquesheuresdansuneétroitepromiscuitéavecdesprostituées.Toutsentlevomietlapisse.Onvousretirevotreceintureetvotrepantalontombe,cequiestunesourcesupplémentaired’embarras. Et comme ils vous enlèvent aussi vos lacets et que désormaisvousperdezvosbaskets,vousmarchezd’unpasétrangeetmaladroit.Puis,onprendvosempreintesetvousêtesenvoyéensalled’interrogatoire,où,commedans les mauvaises séries télévisées, il y a un bon et un mauvais flic. Lepremier vous offre du café et une cigarette ; le second hurle et tape sur latable.L’unetl’autrevousposentexactementlesmêmesquestions:quiestleleaderd’Otpor!?CommentOtpor!est-ilorganisé?D’oùOtpor! tire-t-il sonargent ? La réponse que nous recommandions était : « Otpor! est unmouvement sans leader », «Otpor! est organisé dans chaque quartier », et« Otpor! est financé par la diaspora serbe et par des gens ordinaires quiveulentvivrelibres».Quandlescoupssurlatablecommencent,ilvoussuffitdevousrappelercestroisphrases.Toutcelaressemblefortàunjeudecourderécré,etsuittoujoursplusoumoinslemêmescénario.

Nous avons appelé « plan B » nos préparations et ce fut un succès.Bientôt,aulieud’évoquerlaprisonàvoixbasse,nosamisetconnaissancessemirentàenparleravecdécontraction,voire sur le tonde laplaisanterie. Ilssavaient à quoi s’attendre.Laprison faisait encorepeur, bien sûr,mais elleétaitbienmoinseffrayanteque leshorreursquenous imaginionsavantd’enavoirfaitl’expérienceetd’avoircommencéànouséduquermutuellement.Cefaisant,nouscouvrionsaussinosarrières.Silapoliceattrapaitl’undenous,nous avions tous les documents juridiques déjà prêts et dûment signés,

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donnant aux divers avocats partisans de notre cause le pouvoir de nousreprésenter.Enfin,nousavionspréparédeslistestéléphoniques,desortequesil’undenousétaitarrêté,ilsetrouvaittoujoursquelqu’unpourappelersesparents, ses amis et son ou sa chéri-e. Et, bien sûr, il y avait des piles dedéclarations à la presse sur toutes les tables, prêtes à être expédiées auxmédiasdanslasecondesuivantunearrestation,oùilnerestaitplusàremplirquelenomdesactivistesetl’adressedelaprison.

LeplanBfitmerveilleparcequ’ilémoussaitlesmoyensderépressiondudictateuretnousaidaitàfairechangerlapeurdecamp.Biensûr,noussavionsque même avec notre plan B, il nous était impossible de contrôler ce queMilosevic allait nous faire, et tout le monde comprenait qu’à un momentdonnéilyauraitdesvictimes.Ilnefaisaitpasdedoutequecertainsd’entrenous allaient se voir infliger de longues peines de prison et que d’autresrisquaient d’être torturés ou même tués. Mais notre façon de gérer ceproblème fut de prêter à chaque cas l’attention humaine qu’il méritait. ÀOtpor!,nousrappelionstoujoursquechaquemembredenotregroupeétaitunindividu,chargéd’unefamilleetderesponsabilités.Nousavionsjuré,commeles soldats américains, de«n’abandonner aucundenoshommes», et nousnousentraînionsàendurerlepire.Bientôt,lesgensfurentdisposésàprendredes risques incroyables, parce qu’ils savaient que dès que les types deMilosevic auraient refermé les menottes sur leurs poignets, tout unmouvementsemettraitenbranleencoulissespourlesfairelibérer.

AvecleplanB,lapeurdel’inconnus’évanouit.Êtrearrêtésignifiaitquevous apparteniez à un club exclusif qui ne vous laisserait pas affronter lesforcesdesécuritétoutseul.Enoutre,unefoisquenousavonscesséd’avoirpeur et commencé à nousorganiser, la police comprit queplus elle séviraitcontre nous, plus sa situation deviendrait épineuse. Sa répression luireviendraitenboomerang.

Imaginezlasituationdesonpointdevue.VousêtesenSerbie.Vousêtesflic.Vousvousêtesengagédanslapolicepourprotéger,serviretarrêter lesméchants.Maisàprésent,onvousordonned’interrogerdixjeunesétudiantsappartenant à cette organisation du nom d’Otpor!. Ils passent leur temps àorganiserdejoyeuxrassemblementsetdesblagueshomériques,etvousavezbeau savoir que vous seriez sanctionné si vous le disiez à voix haute, voustrouvezcertainesdeleursblaguesassezmarrantes.Cesjeunesvousrappellentpeut-êtremêmelegaminquevousétiezautrefois.Maisvousdevezfairevotretravailetdonc laisservossentimentsauvestiaireavec le restedevoseffetspersonnels. Vous commencez par poser aux gamins une liste de questionsqu’onvousa faitpasser,et lesgossesarrêtésvousdonnent tousexactementlesmêmesréponsesqu’onvousadéjàserviesdescentainesdefois.Devantle

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commissariat, vous entendez une cinquantaine de personnes en train debraillerdeschansonspopetdescanderlesnomsdestypesquevousêtesentraind’interroger;devotrefenêtre,vousvoyezlafouleagglutinéedevantleposte de police offrir des fleurs et des petits gâteaux à chaque policier quientre et sort du commissariat. Les parents et les avocats des jeunes gensarrêtés remplissent les couloirs du bâtiment, encombrant les lignestéléphoniquesdeleursappels,empêchantvoscollèguesdeseconcentrersurlesvéritables investigationscriminelles.Toutes les troissecondes,ungrand-parent—unretraitépoli,quipourraitêtrevotrevoisindepalier—vientvousdemander d’une voix douce : « Pourquoi battez-vous nos charmants petits-enfants?»Quandonenarrivelà,onnesaitplustrèsbienqui,d’Otpor!oudelapolice,sesentassiégéparcesvaguesd’arrestations.

Maintenant, imaginez la scènequand lesgaminsarrêtés sont finalementlibérés.En franchissant laporteducommissariat, ils sont accueillisparunefoule de fans en délire qui rigolent, sifflent et applaudissent. Nous avonsbaptisé cette tactique « la réception de star ». Elle fonctionne à merveille.Bientôt, en effet, être arrêté vous rendait sexy,même si vous n’étiez qu’unbinoclard boutonneux. Les plus malins dans le cercle intime de Miloseviccomprirentcequiétaitentraindesepasser.Enmai2000,larumeurcouraitque le chef de la police secrète serbe aurait soumis au gouvernement unrapportaffirmantquelarépressionnefaisaitqu’aggraverlasituationpourlerégime et que chaque arrestation d’un membre d’Otpor! poussait vingtnouvelles personnes à rejoindre lemouvement.Mais le dictateur ne voulaitrien entendre. Milosevic et sa femme — celle avec la fleur dans lescheveux — réagirent en exigeant davantage d’arrestations. Et c’étaitexactementcequevoulaitOtpor!.

Êtrearrêtéétantdésormais lachose lapluscoolquevouspouviez fairepour votre vie sociale,Otpor! décida de capitaliser sur cettemanne.On fitimprimerdestee-shirtsdetroiscouleursdifférentesportantlepoingd’Otpor!,chaquecouleurreprésentantlenombredefoisoùvousaviezatterrienprison.Enquelquessemaines,lestee-shirtsnoirsportantunpoingimprimédansuncercleblancdevinrentlenecplusultraàBelgrade,dixfoispluscoolquetoutcequepouvaient sortirAbercrombieouPrada.Celaparceque les tee-shirtsnoirsétaientréservésauxgensquiavaientétéarrêtésplusdedixfois.

CeladonnaunformidablecoupdepouceàOtpor!Nousn’étionspourtantqu’à mi-chemin de notre but. Nous comprenions la peur et la nature del’oppression,nousavionsappristoutcequenouspouvionssurlamécaniquedecelle-ci,etnousavionsréussiàlafaireapparaîtrecommeunrisquemineuretacceptable,unsimpleaspectduboulot.Àprésent,ilnousfallaitdévelopper

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denouvellesstratégiespoursurmonterl’oppression.C’étaitunexercicebienplusdifficile,etnullepartpeut-êtreilnefutmieuxréaliséqu’àSubotica.

SuboticaestunevillemoyennesituéeaunorddelaSerbie,nonloindelafrontière avec la Hongrie. Cent mille personnes vivent là, mais la villeressembleencorebeaucoupàsonnom,quisignifie«petitsamedi».Ilyadenombreuses industries à Subotica, et les gens y travaillent dur, mais ilsfréquentent aussi davantage l’église que la plupart d’entre nous et passentleurs loisirs dansdemagnifiquesbâtimentspublicsbienpréservés, théâtres,écolesetbibliothèques.Sijen’étaispasunesortedemaniaqueayantbesoindubourdonnementconstantdesinfos,desbars,desgens,desconcertsderocket de l’action, j’adorerais vivre dans un endroit comme celui-là. Et c’étaitdonc à Subotica, au sommet de la puissance de Milosevic, qu’un certainpolicierrégnaitenmaître.Appelons-leIvan.

Si vous avez vuRobocop, vous avez une assez bonne idée de l’aspectd’Ivan.Sinon,imaginezungentlemande1,98m,dontlapeauestcommedel’acier trempé,dont lavoixdebasseest si effrayantequ’elle faitgeindreetfuirmême les animaux domestiques, et qui est doté d’un caractère sadiquedans ses bons jours, et carrément psychotiquedans sesmauvais.Quand lesmembresd’Otpor!seréunissaientpouréchangerleurshistoiresetdéciderquiétaitleplusmalloti,lesgarsdeSubotical’emportaienttoujoursenracontantcommentIvan,pours’amuser,avaitbrisélepoignetdequelqu’und’uncoupde talon de sa botte, ou comment il avait frappé une jeune femme si fortqu’elle avait littéralement tourné sur elle-même comme une toupie, façonpersonnage de dessin animé, avant de s’effondrer à terre en état de choc.Alors que lesmanifestations contreMilosevic semultipliaient, nos amis deSuboticaavaientsurlesbrasunsérieuxproblème:quefairefaceàunanimalcommeIvan?

À première vue, les perspectives étaient sombres. Avec Ivan, laconnaissancen’étaitpasdutoutsuffisantepourdissiperlaterreur—ilétaitsiterrible… En outre, il disposait là-bas des pleins pouvoirs. Non seulementcettebruteavaitlaforced’ungéant,maisilarboraituninsignequi,dansunepetite ville commeSubotica, lui permettait de faire à peuprès tout ce qu’ilvoulait.Onn’étaitpasàBelgrade,où,aumoins,certainsmédiasindépendantspouvaientfairedenousdeshéros.ÀSubotica,c’étaitlacampagne.Etcommela population comptait aussi des Hongrois et des Croates, Ivan, ce Serbecrachant le feu, fondait sur ses cibles avec une ferveur toute nationaliste.L’hommeinspiraituneterreursacrée.Biensûr,commeIvanterrorisaitàpeuprèstoutlemondedanslaville,ilétaitfortappréciédeseschefs.Destypescommeluiétaient indispensablespours’assurerdusilencedesmasses.S’ilsavaientessayélatactiquedesfêtesdevantlaprisonpoursoutenirlesvictimes

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d’Ivan,lesactivistesnonviolentsdeSuboticaseseraientretrouvésàcoupsûrdumauvaiscôté,c’est-à-diresouslespoingsdececinglé.Iln’yavaitaucunmoyendelecontourner.

Alorsquelqu’unmentionnalesalondebeauté.

C’étaitunpetitsalondecoiffurecrasseuxdansunpetitquartiercrasseux,legenred’établissementunpeuglauquefréquentéuniquementparlesdamesdu cru ; et encore y allaient-elles davantage pour bavarder entre amies etvoisinesquepourlescompétencestrèslimitéesdelacoiffeuse.Maisunbeaumatin, quiconque y entrait put voir, collée sur une fenêtre crasseuse, uneaffichette.Elleportaitunephotod’Ivan,l’airaussimenaçantqued’habitude,souslaquellefigurait,écritàlamain,uncommentairebrefmaisclair:«Cethommeestunebrute.»Bientôt,despostersportant l’affreuxminoisd’IvanétaientplacardéspartoutdansSuboticalasomnolente.«Appelezcethomme,disaient les affiches, et demandez-lui pourquoi il tabasse nos enfants. » Letoutsuividesonnumérodetéléphoneaucommissariat.

Certes, Ivan était bien plus qu’une simple brute, et il y avait des tasd’autres noms qu’on aurait pu lui attribuer. Mais les activistes qui avaientcollélesaffichesnevoulaientpasdéfierl’autoritéd’Ivan,mettreenquestionsa conduite illégale et violente, ni faire aucun commentaire sur son attitudeenvers Otpor!. Les gens pouvaient ou non être d’accord avec nous ; laquestionn’étaitpaslà.Nosactivistess’intéressaientàunequestionbienplusbasique. Ils savaient que le salon de coiffure où était apparue la premièreaffichetteétaitceluioùMmeIvan—que l’on tendà imagineràpeinepluspetite et moins menaçante que son mari— se faisait couper les cheveux.Quand elle y entrerait et verrait l’affichette, son agréable routine seraitsoudain perturbée par un sentiment de colère et de honte.Et de retour à lamaisoncejour-là,ellerisquaitfortd’exigerdesexplicationsdesonmari.

À présent, Ivan pouvait nous tabasser autant qu’il voulait. Mais il nepouvait rien faire contre les langues acérées et actives de ses voisines, lesamiesdesafemme.Cen’étaientpasdesrebellesoudesvoyouscommenous— c’étaient ses amis et connaissances. Ivan ne voulait pas perdre leurconsidération. Avant que les affichettes apparaissent, quiconque ayant euaffaireàluitendaitàgardersarancunepoursoi,enpensantquecen’étaitqueson opinion personnelle et que le reste de Subotica considérait le policiercommeunpilierdelacommunauté.Lacampagned’affichettespermitdediretouthaut cequechacunpensait toutbas : Ivanétaitunebrute.Etdansunepetiteville,unebrutequitabasselesenfantsdesautresestunparia.

Alors,leschosessegâtèrentpourIvan.Lelendemainmatin,enarrivantàl’école,sesenfantsfurentaccueillisparlafiguredeleurpèreclouéesurtouslesarbres.Cejour-là,leurscondisciplesleurlancèrentdesnomsd’oiseauxet

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semoquèrent d’eux.Bientôt, les autres parents ne voulurent plus que leursenfants jouent avec les petits chéris d’Ivan. L’atmosphère dans son foyerdevinttendue.Àencroirelarumeur,sescamaradesdeboissoncommençaientàl’éviteraubarducoin.Ivanpayaitfinalementpoursabrutalité,etilétaitentraind’apprendrequ’elleallaitluicoûterbeaucouppluscherqu’ilnel’auraitimaginé. Il se retrouvait soudain totalement ostracisé. Je voudrais pouvoirvous dire que toute cette honte publique suscita une campagne qui fit virerIvan de ses fonctions, ou qu’elle eut pour effet de le ramener dans le droitchemin,deluifairereconnaîtreseserreursetmêmedenousrejoindre.Maisjen’en sais rien. Il est plusprobablequ’Ivan restapolicier jusqu’à sa retraite,qu’ilperçutintégralement.Maiscelaimportepeu,parcequedanslesmoisquisuivirentleurbrillantecampagnecontrelui,nosamisdeSuboticarapportèrentque cette brute n’était plus le même homme. S’il procédait toujours auxarrestations des manifestants, il avait perdu beaucoup de sa conviction, sebornantàfairesimplementsonboulot.Iln’yeutplusdepoignetsbrisésnidetibiasécrabouillés.Jesuissûrquedanssonesprit,c’étaitluil’opprimé.

Certes, les affichettes de la honte n’étaient rien de plus qu’une tactiquevisant à neutraliser un ennemi puissant. Lesmêmesméthodes d’ostracismesocial ont été récemment utilisées lors des manifestations d’Occupy auxÉtats-Unis : des policiers comme Anthony Bologna, de la police de NewYork,etJohnPike,delapolicedel’universitédeCalifornie,quiavaienttirédugaz aupoivre sur desmanifestants qui ne représentaient aucunemenacepour la police ou qui que ce soit d’autre, furent identifiés et blâméspubliquement pour leurs actes2. Mais comme nous vivons tous à l’ère desmédias sociaux, renvoyer l’oppression enboomerangpeut être nonpas unesimpleréactionàuneconfrontationmalheureuse,commedanslecasd’IvanàSuboticaoudeTonyàNewYork,maiscarrémentunestratégiedebase,unmoyenderésumervotremessageetdecontraindrevotreadversaireàundébatqu’il aurait toujours refusé autrement. Pour illustrer ce point, considérezl’histoiredemonmonarquemodernefavori,VladimirPoutineIerdeRussie.

Nous nous rappelons tous ce moment où le roi Poutine se trouvaconfrontéàunebandedemusiciennesprovocatrices,unedouzainedejeunesfemmesportantdesmasquesdeskietarborant lenomsiamusantdePussyRiot. Leurs chansons étaient aussi discrètes et sobres que leur nom. Leursdeux plus grands tubes à ce jour restent «PutinZassal » (Poutine pisse detrouille dans son froc) et «Kill the Sexist ».Comme les Sex Pistols avantelles, elles donnèrent des concerts élaborés, tapageurs et tumultueux. EtcommelesSexPistols,lesPussyRiots’attirèrentpasmaldepublicitédanslapresse. Elles firent irruption au cœur de Moscou, dans une cathédraleorthodoxe, et chantèrent « Prière punk — Marie, mère de Dieu, chassezPoutine».CetteperformancechoquatouslesRussespieuxquivirentlavidéo

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enligne.MaiscontrairementauxSexPistols,quiavaienttoutfaitpourquelaCouronne britannique sorte de ses gonds,mais qui en furent toujours pourleurs frais face au dédain desmonarques, les Pussy Riot furent bénies desmeilleursfaire-valoir:unPoutinevindicatifetdesbureaucrateségocentriquesquinepensaientqu’àgagnerlafaveurduboss.Aulieud’écarterl’affaired’unhaussement d’épaules, le leader russe les fit poursuivre en justice. Lors duprocès,ledossierd’accusationcomptaitdeuxmillehuitcentspages.Verdict:deuxansd’emprisonnementdansunecoloniepénitentiaire3.

En février 2012, avant que la répression ne s’abatte sur les PussyRiot,quasimentpersonne,endehorsducercledesactivistesrusses,n’avaitentenduparlerd’elles.Maisleurarrestationfitsoudainlaunepartoutdanslemonde.Etplus les sbiresdePoutineen rajoutaient,plus lacélébritédesPussyRiotaugmentait. Les membres du groupe qui n’avaient pas été arrêtésenregistrèrent une nouvelle chansonmettant Poutine au défi de rallonger lapeinedeprisondeleursamies.MêmeMadonnaleurfitunsignelorsdesonconcertàMoscou.Dès lors,onvoyait sanspeinequiavait lamaîtrisede lasituation:enpoussantlerégimeàseservirdesonpouvoird’unefaçonaussivindicative,lesPussyRiotétaientparvenuesàmontreraurestedumondequePoutineétaitundespote,quiplusestundespoteremarquablementinefficace,puisqu’iléchouaitdanslatâcheélémentairedefairetaireungroupederockbraillard,composédejeunesfemmesd’unevingtained’annéesayantungoûtprononcépourlelangageépicé.Ilétaitcommeunchefcuisinierincapabledese faire cuire unœuf. Pour un homme comme Poutine, qui aimait se faireprendreenphototorsenuentraindesebattreavecdestigres,iln’yavaitpasde pire insulte que d’être raillé par une bande de gamines portant le nomincroyablementprovocateurdePussyRiot.

Les activistes qui cherchent à retourner l’oppression contre elle-mêmedoiventidentifierlessituationsoùlesgensusentdeleurautoritéau-delàdeslimites raisonnables. Un incident de ce genre s’est produit il n’y a pas silongtempsdansl’ÉtatduKansas,quandungroupedelycéennesordinairesfitune sortie scolaire à Topeka, la capitale de l’État, pour y rencontrer legouverneur Sam Brownback. Certes, quand j’étais étudiant dans un payscommuniste,aucoursdesannées1980,jenejouissaispasprécisémentdelalibertédeparolequelesAméricainsontlachanced’avoir,etiln’yavaitpasdetéléphonesportablesaveclesquelssedivertiraucoursdessortiesscolaires.Maisonpeutparierquesij’avaisétédanslasituationoùEmmaSullivansetrouva ce jour-là, j’aurais sans doute fait la même chose qu’elle. Cettelycéenne,quinedébordaitpasd’affectionpourlegouverneuretsapolitique,sortit son téléphone au cours de la rencontre avec celui-ci et tweeta lemessagesuivantàsessoixante-cinqfollowers:«Jeviensdediresesquatre

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vérités au gouverneur Brownback et même carrément qu’il craignait grave#heblowsalot.»

Enfait,ellen’avait rienditdecegenreaucoursde laréunion—mais,commeonlesait,laréalitédesfaitsn’apasvraimentd’importanceunefoisque vous êtes en ligne. Quand le staff du gouverneur découvrit lecommentaire d’Emma sur son compte Twitter, sa déclaration fut jugéeoffensante, qu’elle l’ait vraiment prononcée ou qu’elle l’ait simplementannoncéedansuntweet.Ilfutdoncdécidéqu’elledevaitêtrepunie.L’équipedeBrownbackporta le tweetà l’attentionduproviseurd’Emma,qui fut luiaussi scandalisé par cet étalage d’impertinence adolescente.À l’issue d’uneréunion d’une heure, le proviseur informa la lycéenne de sa punition : elledevraitécrireunelettred’excusesaugouverneur.

Jusque-là,lesseulespersonnesàsavoircequ’avaitfaitEmmaétaientpeunombreuses:desmembresdustaffdeBrownback,quelquespersonnesdesonécole, et ses followers qui avaient lu son message sur Twitter. D’accord,Emmaavaitprobablementmalagi:lesgaminsnesontpascensésseservirdeleurs portables de cettemanière durant une sortie scolaire.Mais comme lesouligne mon ami l’expert politique Will Dobson, les gens ordinaires nemontent pas sur les barricades parce que ça va mal. Pour que le citoyenmoyen s’engage réellement, il doit penser qu’une situation donnée estvraimentinjusteouinacceptable.Unetempêtedeneigequibloqueunevilleentièren’estcertespasunebonnechose,maispersonnenevaallerorganiserunemanifestationcontrelemauvaistemps.Enrevanche,sil’onconstatequelesruesdecertainsquartiersrestentenneigéesbienaprèsquetouteslesautresont été dégagées, simplement parce que leurs résidents ont voté contre lemaire, les citoyens y voient une injustice. Et contraindre une adolescente às’excuserpouravoirexpriméparécritcequ’ellepensaitd’ungouverneurenexercice — avec tout le pouvoir et la puissance qu’entraîne une telleposition—leurparaissaitégalementuneinjustice.

L’histoired’Emmanemitpaslongtempsàfaireletourdesrédactions.Enl’espacedequelques jours,elleétait lavedettedeCNNetd’autreschaînes.Danstoutecettecouverturedepresse,nulneparutsesoucierqu’Emmaaitditou non au gouverneur qu’il craignait. Sa mauvaise action n’était pas leproblème. Ce qui choqua les gens, ce fut le comportement excessif desadultes.Leurexercicede l’autorité s’était retournécontreeux,parcequecequ’ils faisaient n’était pas bien. Après tout, comment le gouverneur etl’administration d’un lycée pouvaient-ils punir une jeune fille pour avoirexercé son droit, reconnu par la Constitution, de s’exprimer ? La pressionmontantsurBrownbacketleprincipal,legouverneurfinitpars’excuserpourlafaçondontsonstaffavaitgérélasituation,leproviseurpassal’éponge,etla

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jeune Emma, ainsi vengée, gagna sept mille followers sur son compte enl’espaced’unesemaine4.

Que vous soyez en butte à l’administration scolaire ou que vouscombattiezundictateurbrutal,renvoyerl’oppressionenboomerangs’appuiesuruncalcultoutsimple,uncalculquemêmeungarscommemoi,quiafaillirater son bac à cause des maths et a besoin de sa femme pour calculer lepourboireaurestaurant,peuteffectuersansdifficultés.Quandvouspensezaupouvoir, souvenez-vous que son exercice a un coût. Votre boulot, en tantqu’activiste,estdefaireensortequececoûtaugmentesanscesse,jusqu’àceque votre adversaire n’arrive plus à en supporter le poids. Nul n’estomnipotent,etlesgouvernantslespluspuissantsdelaplanètes’appuientsurlesmêmesressources,raresetlimitées,dontnousdépendonstous.Pouragir,ils ont encore besoin de main-d’œuvre, de temps et d’argent. Exactementcommevousetmoi.

Prenonsunexempleparticulièrementhorrible : l’oppressionsur laquelles’appuie le régime de Bachar al-Assad en Syrie— la destruction de villesentières — exige non seulement un fou sanguinaire, mais aussi beaucoupd’argent.Ilfautbieneneffetquequelqu’unfinancelestanks,lesavions,lesballesetlesalairedessoldatspourquel’arméed’Assadpuisseassassinersonproprepeuple.EtpourAssad,lecoûtdel’oppressionsecombineaufaitquechaquefoisqu’ilbombardeunevilleavecdesarmeschimiques,ildétruitdesentreprises et des quartiers qui ne seront plus en mesure de contribuer àl’économiesyrienne.Oublionsmêmelecoûtmoraldemassacrersesproprescitoyens :Assadest aussi en traindedémolir sabase imposable.C’est unesinistre arithmétique, et cela n’a rien de drôle de calculer combien decontribuables ledespotepeut encore tuer avantqu’il ne restepluspersonnepourfournirunrevenuaugouvernement.Commetouslesdictateursfinissentparl’apprendre,l’oppressionaunprixqu’ilfautpayerunjouroul’autre.

L’oppression de type dictatorial finit sans aucun doute par créer desmartyrs, et certains mouvements seraient bien avisés de prendre leurscamaradestombésouemprisonnéscommepointsderalliement.En2005,parexemple,aprèsquelespoliciersdesMaldiveseurentprovoquéunscandaleentorturantettuantuneadolescente,uneactivistedunomdeJenniferLatheefsejoignit à une vaste manifestation contre la police. Plusieurs manifestantsfurent arrêtés, parmi lesquels Latheef. Pour sa participation à cerassemblement, elle fut absurdement accusée de terrorisme5. Mais si lesautorités des Maldives pensaient qu’une attitude ferme envers lesmanifestantsallaitintimiderlesmembresdumouvementpro-démocratiedansl’île,ellessetrompaient.

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Lesactivistesmaldiviensdécidèrentenréalitédefairepayerl’oppressionauprixfort.Ilsvoulaienttoucherledictateurlàoùilétaitleplusvulnérable:auportefeuille.Comprenantparfaitementquelerégimedépendaitdesdevisesdutourisme,lescamaradesdeJenniferLatheefprirentcontactavecl’industriedu tourisme et racontèrent cette histoire au monde. En conséquence, leséditeursdeLonelyPlanetinclurentquelquesphrasessurl’emprisonnementdecettecourageusejeunefemmedansleursguidesdesMaldives.Ilsrepérèrenten outre toutes les stations balnéaires du pays possédées ou gérées par desgensayantdesliensétroitsavecladictature,etlescitèrentnommémentdanscesmêmesguides.Lestouristesoccidentaux—sourcepremièredesrevenusdurégime—purentainsienvoyerauxautoritéslemessagequelestentativesbrutales de la police pour museler les dissidents allaient coûter au trésorpublic des sommes réellement substantielles. Et cela marcha. En 2006,Latheefsevitoffrirlepardonprésidentielque,parprincipe,ellerefusa.Toutel’affaireembarrassaprodigieusementlerégimeetl’intensitédelarépressionfutperçuecommeuneerreurcolossale.

Considérons maintenant le cas de Khaled Saïd en Égypte. Ce jeunehommeordinaire,néàAlexandrie,mouruten2010,tuésansraisonapparentepar lapolicedans l’entréed’unimmeublerésidentiel6.Quelquesheuresplustard,quandsafamillefutappeléeàlamorguepourreprendresoncorps,elleeutdumalàcroireauspectaclequil’attendait.C’étaitbienleurKhaledchériquigisaitsansviesousleursyeux,mais ilspouvaientàpeinereconnaître lecorpsdeleurfilsetfrèresurlatable.Lapolicel’avaittabassésifortquesoncorpsgonflén’étaitplusqu’unvasteœdème,parseméd’ecchymosesnoiresetbleuesetdezébrurestuméfiées.Horrifié,lefrèredeKhaledpritunephotoducorps avec son téléphone portable, photo que la famille décida ensuite detélécharger sur Internet pour attirer l’attention sur son cas. Parmi ceux quivirentl’imagedeKhaledSaïdetenfurentchoquéssetrouvaitWaelGhonim,uncadredeGooglequiseservitdelaphotopourlancerunepageFacebookintitulée«Nous sommes tousdesKhaledSaïd».Des centaines demilliersd’Égyptiensmarquèrentlapaged’un«J’aime»—quelusagehorribledeceterme — et l’indignation suscitée par la mort de Khaled fut l’une desétincellesquipermirentàMohammedAdeletàl’organisationdu6Avrildelancerlarévolutionégyptienne.

Parcequelapoliceavaitdécidédel’assassinersansraison,KhaledSaïd,ce jeune homme anonyme d’Alexandrie, devint une icône nationale quicontribua au déclenchement d’une agitation régionale. Très comparable ausuicidedeMohammedBouazizi, le jeunevendeurde fruits tunisienhumiliéparlapolicequis’immolapourprotestercontrelamisèreetl’oppressionqu’ilavaitenduréeschaquejoursouscegouvernement,lemeurtredeKhaledSaïd

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montraunefoisdeplusqu’ilarriveque lesdictateurssevoientprésenter lafacturepourleurscrimes.

Et croyez-moi, il y a toujours un moyen de les faire payer. Quand laRépubliqueislamiqued’Iranbannit toutementiondeNedaAgaSoltani,unejeunefemmeassassinéeparlesservicesdesécuritélorsd’unmeetingpourladémocratie en 2009 à Téhéran, les activistes cherchèrent le moyend’immortaliser le nom de leur camarade martyrisée. Mais les choses seprésentaient assez mal pour les pro-démocratie. Le gouvernement interditl’enterrementdeNedaaupublicetdesmilicesdupouvoirpatrouillèrent lesruesdeTéhéran,prêtesàarrêterquiconquecherchaitàbriserlaconsigneetàsejoindreauxfunérailles.Confrontésàcettesituation,desactivistesiraniensme demandèrent mon avis. Après avoir discuté du problème pendant unmoment,noussommesparvenusàlaconclusionquesilesautoritéspouvaientempêcherlesgensdeprononcerlenomdeNeda,ellesnepouvaientpasleurinterdiredelechanter.

Neda étant un prénom extrêmement répandu en Iran, il existe denombreuses chansons populaires en farsi célébrant « les beaux yeux demaNeda chérie », ou déclarant « combien j’aime voir la délicieuse Neda mesourire».ToutcequelesIraniensavaientàfaire,c’étaitcréerdessonneriesde téléphone avec ces chansons populaires et les faire circuler. Dès lors,chaque foisquequelqu’un recevaituncoupde fildansunbus,ouun textodans un café, tous ses voisins entendaient le nom deNeda et savaient quebeaucoupd’autresgenspensaientàelle.Quepouvaientfairelesayatollahs?Biensûr,ilspouvaientbannirunedouzainedechansonspopulairesiconiques,maispluslerégimes’embourberaitdanscetteornière,plusilseridiculiseraitauxyeuxdupublic.

Pourretournerl’oppressioncontreelle-même,ilestpayantdesavoirsurquelspiliersdupouvoirvousappuyerpourtrouverdel’aide.EnBirmanie,laréaction violente à la marche d’Ashin Kovida coûta au régime le soutiendécisif du pilier religieux. Kovida avait parié avec sagesse que les moinesfiniraientparl’emportersurtouteautrefactiond’opposants.Malgréungrandnombredemortsetd’arrestations,lajunteserévélaeneffetimpuissantefaceaux moines, parce que les hommes en orange avaient gagné la sympathied’unepopulationtrèspieuseenendurantleursortavecgrâceetcourage.EnSerbie,nousavonspariédelamêmemanièresurlesmédecinsdeprovince:avecun systèmemédical aussi corrompuque lenôtre, lesgens,notammentdans les petites villes, dépendaient de leurs médecins de famille pour tousleurs problèmes de santé. En conséquence, les Serbes dans ces régionsrévéraientleursmédecinsqui,danslapratique,étaientcarrémentintouchablespour le régime.Pour retourner l’oppressioncontreelle-mêmedanscegenre

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d’endroits, il vous suffisait de convertir une poignée de médecins à votrecauseetderegarderlespoliciersécartelésentreledésirdesuivrelesordresetceluiderespecterleursmédecinsbien-aimés.

Croire que le changement peut survenir chez vous, voir grand etcommencer petit, avoir une vision pour demain, pratiquer le dérisionnisme,retourner l’oppressioncontreelle-même : telles sont lesbasesde la réussited’unmouvementnonviolent.Maissilesfondationssontnécessaires,ellesnesuffisentpas.Votremouvement,pournepass’effondrer,doitaussiêtrebâtilentement et délibérément. Et la condition indispensable à cette solideconstruction,c’estquetoutlemondeyœuvredansl’unité.

1.TinaRosenberg,«RevolutionU»,ForeignPolicy,16février2011.

2.SeanGardiner,«CityDeclinestoDefendSuedOfficer»,WallStreetJournal,2août2012.

3.JonathanEarle,«PussyRiotSuspectsGoonHungerStrike»,MoscowTimes,5juillet2012.4. Karen Smith, « Kansas Governor Apologizes for “Overreaction” to Teen’s Disparaging Tweet », CNN.com,

28novembre2011.

5.DuncanCampbell,«FarfromParadise»,Guardian,30octobre2006.

6.KareemFahim,«DeathinPoliceEncounterStirsCallsforChangeinEgypt»,NewYorkTimes,18juillet2010.

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7C’estl’unité,idiot!

Si vous êtes parvenu à ce chapitre, je suis bien obligé de supposer quevous n’êtes pas simplement subjugué par cet humour serbe qui m’a renducélèbredans lemondeentier,maisquevousvous intéressez réellementauxconditions qui permettent aux gens ordinaires de faire des chosesextraordinaires. Les prochains chapitres porteront doncmoins sur ce qu’estl’actionnonviolenteetdavantagesur la façonde lamettreenœuvre.Bref,surlesprincipessanslesquelsaucunmouvementnepeutsurvivre.

CommençonsparunpetittourenBiélorussie.Cecharmantpays,colléàlaRussie,aloupélachutedumurdeBerlinetvitencoreaujourd’huiàl’èredu rêve soviétique.À présent, remontons dans le temps et disons que noussommesen2010,àlaveilledel’électionprésidentielle.Depuis1994,lepaysest sous le jougd’undespote impitoyableetcorrompudunomd’AlexandreLoukachenko, qui règne sur la dernière dictature d’Europe. Costaud etmoustachu, Loukachenko est un grand fan de hockey, de ski de fond et detorture.Ilmaîtriseaussilemanuelduparfaittyran:quelquesannéesaprèssapremière élection, il avait réussi à démanteler le parlement, à renforcer lapolicesecrèteetàconstruireunrégimejugéoppressifmêmedansunerégionoùbeaucoupdegensgardentencoreunsouvenirémudeStaline.

Fatiguésdecequ’étaitdevenuleurprésidentbien-aimé,lesBiélorussesserebellèrent.En2006,ilsfurentdesdizainesdemilliersàmanifester,lançantlabiennommée«Révolutionenjean»:enBiélorussieeneffet,latoiledejeanreprésente encore une promesse de démocratie et de bien-être occidental.Nobletentative,maisquiéchoua:lessbiresdeLoukachenkoétaienttropbien

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implantés, le mouvement de protestation était trop désorganisé, et lesélections,cetteannée-là,sesoldèrentparunnouveauraz-de-maréeenfaveurdu despote. Imperturbable, l’opposition poursuivit ses efforts. Et quand letempsrevintdeserendreauxurnes,en2010,lesactivistespro-démocratiedeBiélorussie avaient réussi à faire monter la pression, chez eux comme àl’étranger,aupointdecontraindreLoukachenkoàquelquechoseoffrantunevague ressemblance avec une élection propre. Plus de 90 % des inscritsvotèrent1.LaplupartdesBiélorussesétaientcertainsqueLoukachenkoallaitprendreuneraclée.

Or,quesepassa-t-il?

VoiciàquoiauraitressemblélanuitélectoraleàMinsksilavieétaitunfilmd’Hollywood.Danssonquartiergénéralsombreet lugubre, ledictateurreconnaîtàcontrecœursadéfaite.Seshommesdemainsepréparentàfuirlepaysaulieud’affronterlesenquêtesjudiciairesquelenouveaugouvernementdémocratiquementélunevapasmanquerd’ouvrirà leurencontre.Quelquepart, dans une salle de banquet remplie de bruyants supporters, le nouveauprésident,unepersonnenormaleet intelligente,prononceundiscours sur lechangement, l’espoir et les promesses qu’offre l’avenir. Pendant plusieursjours, on célèbre l’événement dans tous les bars de la ville. L’indice descrédits internationauxmonte en flèche. Toutes les télés dumonde viennentinterviewerleshérosdelarévolutionpacifique.

SaufquelanuitélectoraleàMinskneressemblaàriendetoutcela.Aucontraire, on se serait cru dans une célèbre scène de La Vie de Brian, desMonty Python, où une poignée d’habitants de la Judée sont assis dansl’amphithéâtre, trèsoccupésànepas s’adresser laparole,parcequechacunreprésente sa propre petite secte. Neuf candidats se présentèrent contreLoukachenkoen2010.IlsreprésentaientnotammentlePartisocial-démocrateduBélarus (Assembléedupeuple), leParti civilunideBiélorussie, lePartiagrariendeBiélorussie,lePartidelalibertéetduprogrès.Vousêtesperdu?LesBiélorussesnel’étaientpasmoins.Lescandidatsdel’oppositionétaienttous des gens bien— ils comptaient parmi eux un avocat, un poète et unéconomiste — mais ils étaient trop nombreux. Chacun ratissa une petiteportiondesvotesetl’oppositiondilapidaunegrandepartdesonénergieàsebattre sur ses petites différences, au lieu de s’unir contre son adversairecommun. Quand tous les votes furent décomptés, Loukachenko pouvait sevanterd’avoirremportéuneéclatantevictoiredanslecadred’uneélectionàpeuprèslibre.C’étaitlapireconfigurationimaginablepourl’opposition.

J’avaisdéjàvucela.AvantquenousayonsOtpor!derrièrequoinousunir,lesélectionssousMilosevicsedéroulaientexactementseloncemodèle.Lesspécialistesappellentcela«l’atomisation».Milosevicengrangeaitunnombre

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respectable de votes, en volait quelques milliers supplémentaires, puisattendait que l’opposition désunie dilapide toutes ses chances d’accomplirquoiquece soit en seperdant en luttes intestines.Ennousquerellant,nousfaisions le travail du dictateurà saplace. C’est ce qui explique que dès ledébut d’Otpor! nous ayons mené deux batailles parallèles — l’une pourrenverser la dictature, et l’autre pour unir sous un seul parapluie les partispolitiques en bisbille. Nous avons veillé à ce que le premier ingrédient denotrepot-au-feuanti-Milosevicsoitl’unité.Etcefutpayant.

Maisl’unitéestunechosecomplexe.C’estl’undesélémentsdécisifsdel’actionnonviolentelesplusdifficilesàobtenir,etcepourplusieursbonnesraisons.Lapremièreconcernelanaturedesrégimesrépressifs.Dansl’Égyptede Moubarak — comme dans de nombreuses autres dictatures — toutrassemblement de plus de cinq personnes était illégal, rendant ainsi laformation d’une société civile virtuellement impossible. En atomisant lasociété égyptienne en minuscules fragments, Moubarak suivait le principeimmémorialconsistantàdiviserpourrégner.Commetantd’autresautocrates,il savait que l’unité dépend de la construction de coalitions et que lescoalitionsdépendentdelacapacitédesgensàserassembler,àpartagerleurspointsdevueetàsurmonterleursdifférences.Quandmêmecettepossibilitéest rendue illégale, on a peu de chances de voir surgir une opposition bienorganiséeetefficace.

Maisl’unitéestaussiunconceptdifficilepouruneautreraison,bienplusfondamentale : la tendance innée, que nous partageons tous à des degrésdivers,àcroirequenoussavonstoutmieuxquelesautres.Jesuislepremieràplaidercoupable.Quandvousêtestrèsjeuneettrèspassionné—c’estlecasdenombreuxactivistes—etquevoustravaillezavecd’autresgenségalementjeunes et passionnés, il est probablequ’àunmomentvous lèverez lesyeuxsurlecopainassisàcôtédevousetquevousvousdemanderezcommentvousavezpuvouscommettreavecunidiotpareil.C’estparcequelesmouvementssontdescreusetsbrûlants,bourrésdegensetconçuspourfairefondremêmelesmétaux lesplusdurs.Aujourd’hui encore,mes amisd’Otpor! aiment seprendrelechousurdeschosesqu’ilsontditesvoiciplusd’unedécenniedansdes moments de colère, et nombre de ces querelles— qui nous semblentaujourd’huisivainesetsidérisoires—auraientfacilementpusesolderparladémission de certains d’entre nous pour aller fonder un mouvementconcurrent«pluspur».

Maiscen’estpas tout.Cequi rend leproblèmede l’unitéplusépineuxencore,c’estl’existencedetantdedifférentstypesd’unitédanslanature.EnSerbie, par exemple, nous devions pousser à travailler ensemble dix-neufpartisd’oppositiondifférentsquisehaïssaienttouscordialement.Enunsens,

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nous avions de la chance, parce que nous ne recherchions que l’unitépolitique:danscecas,vouspouveztoujoursrecourirauxvieillestraditionsdemaquignonnage et de pots-de-vin glissés en douce dans l’arrière-boutique.Mais imaginez lesactivistespendant labataillepour lesdroits civiquesauxÉtats-UnisetenAfriqueduSud,contraintsdeforgeruneunitéracialeentrelesBlancsetlesNoirs.Ça,c’estvraimentdifficile.Demême,lemouvementpour les droits des gays avait besoin de créer une unité culturelle entrehomosexuels et hétérosexuels, et Dieu vienne en aide auxmalheureux qui,danslesendroitscommel’ÉgypteetlaSyrie,essaientaujourd’huidecréerunespritd’unitéreligieusedanslaluttecontrelesectarisme,cefléauduMoyen-Orient. Ailleurs, dans des villes comme Rio et New York, Tel-Aviv etMoscou, des gens tentent désespérément de créer une unité sociale endémontrantque lesdésirsdeshabitantsdescentresurbainscosmopolitesnesontpassiéloignésdesespoirsetdessouhaitsdescitoyensrurauxquiviventloindescentresdupouvoir.Cen’estpascommodenonplus.

Maisvousn’avezaucuneraisondedéprimer,parcequ’ilestpossiblederassemblermêmelesgroupeslesplusdisparatessivousattrapezleproblèmeparlebonbout.Pourcela,ilfautcomprendrequ’auseindeceslargesunitésstratégiques,ilexistedesunitéstactiquespluspetites—etc’estparellesquenousallonscommencer.

Le premier pas consiste à comprendre la nature du compromis. Il y alongtemps, l’écrivainE.B.White, priédedéfinir ladémocratie, déclaraquec’étaitlesoupçonrécurrentqueplusdelamoitiédesgensontraisonplusdelamoitiédu temps.Cen’étaitpasune simpleboutade,maiscela laissaitdecôté un élément clé : pour qu’un système fonctionne, il faut une grandequantitédedonet d’échange.Et le compromis, c’est triste àdire, n’est passexy.Nuln’ajamaismarché,nimanifesté,niorganisédesit-indansunparcpourleseulplaisirdecrier:«Jenepartagepasentièrementvosidées,maispour faire avancer les choses je suis prêt à reconsidérer et à modifier lesmiennes.»D’autrepart,vouscramponnerentoutescirconstancesàvosidéeset à vos messages favoris est une erreur. Demandez donc ce qu’elles enpensentauxmembresdesFemen.

Lancé en 2008 par une jeune économiste ukrainienne perturbée par leflorissant commerce du sexe qui soumettait tant de femmes de son pays etd’ailleurs à une vie de misère et de violence, ce groupe d’activistes usad’abordd’une tactique très efficace :mettre en scènedesmanifestationsdejeunes femmes légèrement vêtues. Cela peut vous surprendre, mais cettequasi-nuditéfitréagirlesgens,etlesmédiascommencèrentàprêterattentionaumessagedesFemen.Bientôt,l’unedesmembresdugroupecompritqu’elle

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attirerait encoreplusd’attention sansvêtementsdu tout, et sortitmanifesterseinsnus.Enunclind’œil,lesseinsnusdevinrentlasignaturedugroupe.

Au début, les Femen concentrèrent leurs activités sur des thèmesconcernantlesdroitsdesfemmes.Ellesprotestèrentdevantlesambassadesdepaysdontlerégimeopprimaitlesfemmesetluttèrentenfaveurdepolitiquesstrictes contre la prostitution. À ce moment, les Femen avaient une bellepositionbienunie.Leurs seinsnuscontinuaientd’attirer lesmédias, et,unefois les projecteurs braqués sur elles, ces femmes courageuses faisaient desmerveillespourpropagerleurmessage.Maisquandlemouvements’élargit,latentation grandit avec lui de partir dans toutes les directions. À Kiev, parexemple,lesFemensedénudèrentpourprotestercontrel’absencedetoilettespubliquesenville.Desmembresdugroupese servirentde sciesélectriquespourdécouperdescroixdeboisensoutienauxPussyRiot2.ÀBerlin,ellessedénudèrent, puis brûlèrent une Barbie crucifiée devant le nouveau muséeconsacré à la célèbre poupée, protestant contre le statut de Barbie commepseudo-incarnationdel’idéalféminin.DurantlesJeuxolympiquesde2010àLondres, elles parurent sur scène enduites de faux sang et couronnées defleurs pour protester contre la participation à cet événement de « régimesislamistessanguinaires»nonspécifiés. Jen’entendsdénigreraucunedecesactions. Elles étaient toutes lancées pour soutenir des causes valables, et lefaitquej’enaieentenduparleràcetteépoquesignifiequ’ellesavaientaussiunecertaineefficacité.

Maisladiversificationdescibles,descausesetdesmessagesdesFemenaffaiblit quelque peu le propos jusqu’alors bien ciblé du groupe. Cela leurcoûta l’unité du message que portaient auparavant leurs interventions :aujourd’hui,quandlesmédiasrendentcomptedel’unedesactionsseinsnusdes Femen, ils ne savent plus très bien si leur manifestation concerne lesdroitsdesfemmes,lalaïcitéouautrechose.

Tel est le risque qu’il y a à brouiller la première, et sans doute la plusimportante, des unités tactiques : l’unité du message. Il nous a fallu unmoment, à Otpor!, pour comprendre cet important principe. Si nous nel’avionspasfait,ilestfortprobablequeMilosevicseraitencoreaupouvoiretque je serais mort, ou en prison, ou en train d’éviscérer des poissons enCalifornie—unjobmisérableallantdepairavecunlongexilforcé.Quandnousdiscutionsdenotrevisionpourdemain,ilétaitclairqu’ellecontenaitunemultitude de choses : nous voulions un bon système d’éducation qui nesalirait pas les cerveaux des gamins avec des conneries nationalistes, uneéconomielibrequinesoitpasmenéepardesincompétentsetdesvoyous,desrapportspaisiblesavecnosvoisins,uneculturevigoureusequipermettraitàtoutes lesformesd’expressionartistiquedeprospérer,et toutcequifaitune

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vieheureuseetnormale.Maismanifesterpourchacundecesélémentsauraitenvoyé lemessagequenousn’étionspas sérieux, pas concentrés, quenousétions,pour reprendreunedemes expressions favorites, à la foispartout etnulle part. Pour éviter cela, nous avons empilé toutes nos idées et tous nosespoirsdanscesloganunitaire:«Ilestfini»(le«il»enquestionétant ledictateur). Cela nous aida à oublier nos différences et à nous rassemblerautourd’unobjectifunique.

Le slogan « Il est fini », dans sa simplicité, suffisait pour que toutepersonne voulant un avenir sans Milosevic nous rejoigne. Nous restionsconcentrés sur « lui », malgré les revendications diverses et variées quepouvaient avoir par ailleurs les différents groupes d’intérêts concernés. Cedontnousavionsbesoin,c’étaitd’unmessage,etnonpasdesdix-neufplates-formes distinctes des partis d’opposition. Ce n’est pas un hasard sil’entrepriseFedExutiliselemêmelogoorangeetbleusurtoussesavions,sescamions,sesenveloppes,sesformulaires,seschemisesetsescasquettes:elleabesoindepréserversonmessage.Etvousaussi.

Maintenir l’unité du message est déjà passablement difficile, mais leschoses se corsent vraiment lorsqu’il s’agit de préserver l’unité de votremouvement.QuandmoncollègueSlobo,celuiquial’aird’ungénéralaguerri,rencontre les activistes, il aime parler de l’unité de mouvement encommençant par une simple projection de photos iconiques.D’abord, il vamontreràsonpublicdesimagesdesmanifestationsde2003contrelaguerreen Irak.Ce sontdes images familières tiréesdes reportagesdeCNNetdespagesduNewYorkTimes,montrant desmasses degenspassionnésqui ontprisdutempssurleursheuresdetravailpourmarcheravecdespancartesetdes banderoles dénonçant le président Bush et l’invasion américaineimminente. Ces personnes très diverses— des professionnels bien habillésaux théoriciensde la conspiration légèrement dérangés—sont toutes uniesderrièreunemêmecauseetmanifestentensembledanslesrues.

«Que voyez-vous sur ces images ? », demande Slobo à son auditoire.D’habitude,onluirépond:«Unemanifestationcontrelaguerre.»

Ensuite, Slobo leur montre des images du festival de musique deWoodstock. Sur ces photos, des hippies couverts de boue, en vêtementsbariolés,gambadentdansdeschamps,fumentdesjointsets’abordententouteliberté.

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« Que voyez-vous sur ces images ? » demande Slobo. Etsystématiquement,onluirépond:«Unemanifestationcontrelaguerre.»

QuelquesoitlelieuoùSlobomontrecesdeuxsériesd’images,ilobtienttoujourslesmêmesréponses.Cettebandebarioléedehippiesboueuxestuniede tant de façons que les gens savent automatiquement qu’il s’agit d’unmouvement.Sansaucunsignalexplicite—nipancartes,nislogans—,vousconnaissezlesgoûtsmusicauxdeshippiesdeWoodstock,legenrededroguesqu’ils ont probablement absorbées et plein d’autres choses rien qu’en lesobservant. Iln’yapasàs’interrogernonplussur leurpolitique: ilestclairqu’ilsen tiennentpour lapaixet l’amour.Celaparceque leshippies,qu’ilshabitentenCalifornieouàBelgrade,sontunisparuneidentitécommune.Etc’est exactement ce sentiment d’une identité de groupe qui distingue lesmouvementsd’ampleurdesprotestationsindividuelles.

Uneidentitédegroupeestindispensableàunmouvement,qu’ils’agissede renverser un dictateur ou de promouvoir l’agriculture biologique. Lesmilitantsécolos,parexemple,éteindronttoujourslalumièrequandilsquittentlamaison,recyclerontlesplastiquesetnejetterontjamaisriendanslarue:etcela,quel’onparledemonamievégétarienneArianeSommerdeCalifornie,oud’Ana,lafemmedemonmeilleuramiDuda,uneSerbeéco-conscientequifaitpoussersespropreslégumesàl’autreboutdumonde,là-bas,àBelgrade.Peuimporteoùilssetrouventetquelssontlesproblèmesquilesintéressent.Ils font partie de quelque chose de plus vaste. Voilà à quoi ressemble unmouvementunifié,et,commeentémoignentlesauditoiresdeSlobo,celasevoitaussitôt.

L’unité d’un mouvement, toutefois, n’est pas une simple question deculture.C’estaussiunequestiond’administration.L’organisationaméricaineappeléeStudentsforaDemocraticSocietyenoffreunbonexemple.Danslesannées 1960, le SDS était une grosse organisation. Elle avait connu unecroissanceexplosive,passantdedeuxmillecinqcentsadhérentsàl’automnede1964àplusdevingt-cinqmilleunanplustard;eten1969,ellecomptaitàpeu près cent mille membres et était présente dans près de quatre centsuniversités3.Lemouvementpolitiquequ’ellecontribuaàcréerrassembladescentaines de milliers de gens pour marcher sur Washington et attira unecoteriedestarsdurocketd’autrespartisansbeauxetcélèbres.Vouspourriezdonc penser que le SDS fut récompensé de ses efforts en atteignant ses

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objectifs—notammentceluidemettrefinàlaguerreduVietnam.Ilsétaientnombreuxàlecroireauseindumouvement.

Maispluscedernierprenaitdel’ampleur,etmoinslesmembresduSDSacceptaient la notion même de structure. Ils détestaient l’idée que leurorganisation ait une présidence et une vice-présidence.C’était bon pour lesbanques,disaient-ils,maisnonpourunmouvementqui aspirait àoffrir uneréelle alternative à ce qu’ils considéraient comme un système violent etcorrompu. Donc, en 1967, soucieux de rendre son organisation plusdémocratique, le SDS organisa un congrès pour voter des changementsmajeurs, balançant sa présidence et sa vice-présidence au profit d’unestructure beaucoup plus poreuse. Si sesmembres s’en trouvèrent fort bien,l’organisationelle-mêmes’entrouvafortmal.Deuxansplustard,alorsquelaguerresepoursuivaitetquel’Amériqueétaitbalayéepardesémeutesracialesetuneséried’assassinats,leSDSréunitunnouveaucongrèspourdiscuterdesonavenir.

Dès le début, il fut manifeste que la convention du SDS de 1969 neressemblerait à aucune autre. Des représentants de diverses factionsarpentaient le hall en distribuant des tracts. En les lisant, on comprenaitaussitôt que tous ces gens n’avaient rien en commun. Si leurs diversesfactionsoffraienttoutunnuancierdedivergencesidéologiques,lecombatlorsde cette chaotique convention opposa essentiellement lesmembres du SDSqui croyaient aux manifestations et aux procédures, fidèles en cela auxprincipesdel’actionnonviolente,àceuxquijugeaientquelaseulefaçondemettrefinàlaguerreétaitde«larameneràlamaison».Enclair,ils’agissaitde lancer une campagne de bombardements et d’assassinats dans les villesaméricaines—une idéedétestable à touspointsdevue,moral,politiqueetpratique.Aprèsbeaucoupdecrisetdemanifestesplusoumoinsbienrédigés,le SDS éclata en deux factions. Ce devait être sa dernière convention : audébut des années 1970, il avait perdu toute influence et n’était plus qu’unnom.

Dans une certainemesure, on pourrait attribuer cette scission à l’appelenivrant de la politique révolutionnaire chez des militants âgés d’unevingtaine d’années. Mais pour l’essentiel, ce qui arriva au SDS était toutsimplementinévitable.Enl’absenced’unité,uneorganisationnepeutquesedisloquer. C’est l’une des rares garanties que je peux vous donner dans celivre.La politique, par définition, est une affaire de factions luttant pour lepouvoir.LeYémen,parexemple,aprèsavoirréussien2011àrenversersondictateur,AliAbdallahSaleh, s’estperdudansd’interminablesnégociationssur les négociations, tous les partis politiques se prenant le bec pour savoirqueldegrédereprésentationilspouvaientexigeràlaConférencedudialogue

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national,censéeproposerunmodèledémocratiquepourl’avenirdelanation.Et ne parlonsmême pas de ce qui s’est passé en Égypte après la chute deMoubarak—nousyreviendronsdansunautrechapitre.Cequinousintéresseici, c’est que les mouvements sont comme les avions. Sans pilote, ilss’écrasent.Etonnesaitjamaisquivaramasserlesmorceaux.

Comment,donc,assurerl’unité?Laversioncourtedelaréponseestquec’est impossible.Vous ne pouvez pas faire grand-chose pour éviter que lesêtres humains se comportent en êtres humains et trouvent par conséquentd’excellentesraisonsdesebattreetdesedéchirer.VouspouvezimiterleSDSetaccorderàchacununegrandeliberté,ouimiter lesYéménitesetcréeruncomitéauxstructures très rigides,mais tôtou tard ilestcertainqu’ilyauradestensions.Cequevouspouvezfaire,enrevanche,c’estapprendreàpartirdel’expériencedesautres.J’aidéjàparléduprincipequenousavonsmisaupointàOtpor!:tracerunelignesurunboutdepapieretvoircombiendegensvousarrivezàrassemblersurvotrecôtédelapage.Nousl’appelonslalignede partage. Souvenez-vous que Harvey Milk réussit enfin à se faire élirequand il comprit qu’une campagne axée sur la qualité de vie rassembleraitbien plus de gens de son côté qu’un simple débat sur des questionsspécifiquesintéressantavanttoutlacommunautégay.

Commeonpeuts’endouter,l’obtentiondel’unitéexigeunetactiquetrèsfine,et,quellesqu’aientpuêtreleurserreursultérieures,lesrévolutionnaireségyptiens commencèrent par faire du bon travail, s’attaquant à la ligne defracture religieuse. Dans les premiers jours du soulèvement de 2011 sur laplace Tahrir, certains commentateurs avaient prédit que la violence sectairel’emporteraitsurlesentimentd’euphoriequiavaitenvahilepaystoutentier— ce n’était qu’une question de temps. Alors, comment les activistestraitèrent-ils ce problème ? Un vendredi, alors que les musulmanss’agenouillaientpour laprière, leurscompatrioteschrétiens firentunechoseinouïedansl’histoirechaotiquedecepays:maindanslamain,ilsformèrentuncordonpourprotégerleursamismusulmansduharcèlementetleurlaisserde l’espacepourprierenpaix.Deux joursplus tard, ledimanche, ce fut autour des chrétiens deprier, et au tour desmusulmansde les protéger.Àunmoment,uncouplechrétienorganisaunmariagepublicaumilieuduchaosdelaplaceTahrir,etquandlesnouveauxmariésse tournèrentvers lafoule, ilsfurent acclamés et reçurent les vœux desmusulmans comme des chrétiens.Touchéparl’unitéreligieusesurlaplace,lerévérendIhab-el-kharatbénitlesmanifestantsendestermespourlemoinsinattendus:«AunomdeJésusetdeMahomet,nousunifionsnosrangs.Nouscontinueronsàmanifesterjusqu’àlachutedelatyrannie4.»Etc’estcequ’ilsfirent.

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Cet exemple spectaculaire doit inspirer quiconque envisaged’entreprendreuneactionnonviolente.C’est tristeàdire,maiscetespritseperdtropsouvent,etrarementparpureméchanceté.EnRussie,parexemple,des vagues récentes de protestations contre le renforcement incessant dupouvoirduKremlinontjetédesdizainesdemilliersdegensdanslarue.AidépardesactivistescréativescommelesPussyRiot,lemouvementanti-Poutines’estbientôtacquisunrenominternational,donnantde l’espoiràquiconques’opposaitaurégimedespotiqueduprésident.Maisils’estrévéléquecequiavait le moins retenu l’attention des journalistes était en fait la chose quicomptait le plus : tous les hommes et femmes courageux qui étaientdescendusdanslaruepourmanifesterétaientplusoumoinsfaitsdelamêmeétoffe,issusdelamêmepetiteportiondelasociété.Ilsétaientplutôtjeunes—destrentenairesetdesquadragénairesbienéduquésdelaclassemoyenne.C’étaientdesgensquivoyageaient à l’étranger, qui surfaient sur Internet etavaient accès à des sources d’information indépendantes. C’étaient desrésidents sophistiqués de Moscou et de Saint-Pétersbourg, adorant lesgesticulations d’un groupe punk au nom choquant et du groupe artistiqueVoina,quileurapparaissaitcommeunmodèledesatire.

MaislerestedelaRussien’étaitpassurlamêmelongueurd’ondes.Pourles gens ordinaires vivant dans de petites villes ou des villages perdus autréfondsdupays,lesPussyRiotallaienttroploin.Cesgenspouvaientpenserque les choses étaient inégales et injustes en Russie, mais ces camaradescitadines,cosmopolitesetbienhabilléesneleurdonnaientguèrederaisonsdes’identifieraumouvement.Enconséquence,ilsnesesentirentpasconcernéspar tous leseffortsdéployésàMoscouetdanslesautresgrandesvilles.LesRussesordinaires—soit lagrandemajoritédupays—nevoyaientaucuneplace pour eux dans cemouvement de protestation hype et urbain. À l’été2013,seuls11%desRussesexprimaientundésirdeprotester,soitunchiffreenfortebaisseparrapportauxbeauxjoursdumouvementd’opposition.

Si vous aviez demandé à n’importe quel manifestant de Moscou s’ilaimeraitvoirsescousinsdelacampagnesejoindreauxautresdanslamêlée,vousauriezsansdouteentendudesdiscourspassionnéssurlanécessitépourtous lesRusses de se tenir les coudes.Mais cela n’arriva pas.Non que lesMoscovites aient jamais refusé de faire une place aux autres. Mais ils nesurentpasimitercequ’avaitfaitImranZahirauxMaldives.Ilsn’allèrentpasécouter des gens de toutes sortes partout dans le pays pour comprendrecomment ils pourraient les amener à rejoindre leur cause. Lesmouvementssontdesorganismesvivants.Sil’unitén’estpasplanifiéeettravaillée,ellenerisquepasdesematérialiserd’elle-même.C’estpourquoiilestnécessairederendre votre mouvement identifiable à tout moment pour le plus grandnombredegens.

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Voici quelque temps, je prenais des bières avec deux activistescaliforniens de l’environnement, Rachel Hope et Chris Nahum. Rachel etChrissontplusconnussouslenomd’OursPolairesenColère.Ilsontmislesrieurs de leur côté en faisant irruption en 2012 dans les Conventionsnationales démocrate et républicaine, vêtus de costumes d’ours polaires etbrandissantdespancartesoùl’onpouvaitlire,parexemple:«Est-cequ’onvaunjourmelaisserposerunequestion?»

RacheletChrissonttrèsdrôlesettrèsmalins,etiln’yapasdemeilleursanimateurs dans tout LosAngeles. Leur but était d’attirer l’attention sur leréchauffement climatique et la fonte des calottes glaciaires, et ils yréussissaient fort bien. Mais si les ours polaires et leur habitat menacésuscitentbeaucoupd’amouretdesympathiechezlesvégétariensetlesécolosde Californie et de la Côte Est, au cœur des États-Unis les gens semblentbeaucoupmoins se soucier du sort de ces animaux exotiques. S’ils ont pufeuilleter ici et là des numéros du National Geographic, la plupart deshabitantsduMidwestn’ontsansdoutejamaisconsacréplusdecinqminutesd’attentionauxourspolairesdanstouteleurvie.Donc,suggérai-jeàRacheletàChris,siaulieudesedéguiserenourspolairesaubeaumilieudel’Iowa,ilsapparaissaientdans lesprochainsdébatsélectorauxhabillésenépisdemaïsdesséchés,victimesdel’augmentationdelatempératureetdessécheressesdeplusenplusfréquentes?Leréchauffementclimatique,aprèstout,adegraveseffetssurl’agriculture,etilétaitàpeuprèscertainquelesfermiersdel’Iowaréagiraient avecdavantaged’empathie à des sketchs évoquant leurspropresproblèmes. Ainsi, dans cette vaste région d’élevage qu’est le Nebraska,Rachel et Chris pourraient par exemple se déguiser en vaches affamées etefflanquées.

Les manifestants du Brésil sont en train d’apprendre ce type de leçon.Leurs soulèvements sociaux sont parmi les premiers exemples demouvements de masse lancés uniquement par des membres de la classemoyenne, cette classe qui, tout au long de l’histoire du pays, s’occupait àcollectionner des bibelots pendant que les pauvres et les richess’empoignaient dans des cycles répétitifs de violence. Le fait que cesBrésilienssesoientintéressésàlapolitiqueaulieudeseborneràregarderlatéléouàfaireleurscoursesenligneestdéjàunpremierencouragement.

Maispeuexpérimentésenmatièred’activisme,lesmembresdecequ’ona appelé la Révolte du vinaigre au Brésil échouèrent dans l’exercice dutraçagedelaligne:ilsorganisèrenteneffetleursprotestationsdansunstylequi ne pouvait toucher que des citadins comme eux, négligeant ainsid’énormesmassesdeconcitoyensmoinséduquésetmoins riches,mais toutaussidésenchantés,quiauraientpulesrejoindredansleurlutte.

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Ilnefallutpaslongtempsauxmanifestantspourtirerlesleçonsdeleurspremières erreurs et pour s’appliquer à construire un fort sentiment d’unitésociale.Parmi lesactivistesbrésiliens lesplus intéressantsse trouvaitDavidHertz,uncuisinieraussi célèbredans sonpaysque JamieOliverauxÉtats-Unis5. Désireux d’utiliser la nourriture comme un moyen de réunir tout lemonde autour d’une table, il lança un mouvement appelé Gastromotiva,consistantàdonnerdescoursdecuisineoùsemêlaientlesclassesmoyennesetlespauvres,etàorganiserdesévénementsculinairesfréquentésparcertainspoliticiensenvue.Enencourageantainsilesgensàtravaillerensemble,Hertzetd’autresBrésiliensmontrèrentqu’ilétaitpossibledes’unirpourobtenirdesconcessionsdugouvernement.Enréactionàcesmanifestationspopulaires,leprésidentduBrésilpromiten2013d’allouer100%desrevenusdupétroleaufinancementdel’éducation6.

Si des figures publiques commeHertz peuvent ajouter la puissance desstars à unmouvement et réunir les gens autour de leur personnalité, il y anéanmoins une bonne et unemauvaise façon de se servir de noms connuspourappuyerunecause.Ilnefaitpasdedoutequedesfigurescharismatiquespeuventcontribueràunifierunmouvement,maisellespeuventaussiêtreunfardeau,encesensquetropdechosesdépendentd’uneseulepersonne.Cetteunique personne peut être tuée, comme Benigno Aquino aux Philippines ;emprisonnée ou assignée à résidence, comme Aung San Suu Kyi enBirmanie;oucommeMorganTsvangiraiauZimbabwe,agirstupidementetse retrouver coopté par ses propres adversaires. Et les célébrités, même sielles adorent être impliquées dans toutes sortes de croisades et de bonnescauses,sontsouventdesvaleursdifficilesàutiliser.ConsidérezparexemplelemouvementOccupyWallStreet.Voiciunepetitelistetrèsincomplètedesstarsquil’ontsoutenu:KanyeWest,RussellSimmons,AlecBaldwin,SusanSarandon,DeepakChopra,YokoOno,TimRobbins,MichaelMoore, LupeFiasco,MarkRuffalo,TalibKweli,etPennBadgleydeGossipGirl. Iln’estpasbesoind’êtrecritiqueculturelpourcomprendrequecesstarstouchentunsegmenttrèsparticulierdelapopulation,celuiquiécoutedurap,souscritauxpolitiqueslibéralesetadoredessériestélécultescomme30Rock,portéesauxnuesmaisfortpeuregardées,oudesfilmscommeTheKidsAreAllRight.

Imaginez à présent quelqu’un qui habite, disons, dans l’Indiana, quiécouteBradPaisley,aimelefootballaméricainetaunevisiondumondeplusconservatrice. Il est fort possible que cette personne — au diable lesstéréotypes—estimeelleaussiquelesystèmeactuelnemarchepassibienqueçaetque l’Amériquene se trouveraitpasplusmald’unsupplémentdejustice sociale.Mais la cultureet l’identitédegrouped’OccupyWallStreetn’ont jamais été très attirantes pour ce type de gens. Pourtant, en yréfléchissant, il n’aurait pas été si difficile de les interpeller : il aurait suffi

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— je simplifie à l’extrême ici, mais pas tant que ça— d’inviter quelquesmusiciens qui n’étaient pas perçus comme les suspects habituels. Si, parexemple,àcôtéd’unTalibKwelientraind’enthousiasmerlafouleparunrap,quelqu’un comme Lee Greenwood, bien connu pour son « God Bless theUSA », était venu pousser ses chants patriotiques ? Les téléspectateursmoyensdesplainesduMidwestauraientpuenconclurequecemouvementétaituneforceunifiante,etpasseulementunsoulèvementdesgens lespluslibérauxdupays.

Et imaginez cequi se serait passé si les activistes d’Occupy, au lieudeprendred’assautdesplacessymboliquesdanslesplusgrandesvilles,s’étaientrendus là où vivent et travaillent les Américains moyens, disséminant leurmessage dans les banlieues et les petites villes assoupies de régionsindustrielles en déshérence. Cela devrait être aussi facile que redessiner lalignedepartagepourque lesgenssesententà leuraiseetconcernéspar lemouvement.Aufond,ladistanceentre«Noussommesunmouvementpourlesgenslibérauxquiveulentpratiquerleuridéologie»et«Noussommesunmouvement pour les gens qui estiment que les Américains ordinaires quitravaillent durméritentmieux » n’est pas aussi grande qu’il n’y paraît. Enrevanche,lepremierestexclusif,alorsquelesecondpeutaccueillirtouteunediversitédepersonnalités,d’intérêtsetdepointsdevue.

Je me suis toujours demandé ce qui se serait passé si Occupy avaitabandonnécenom—quisupposaitquelaseulefaçond’yappartenirétaitdelaissertombertoutcequevousétiezentraindefairepourvousmettreillicoàoccuper quelque chose— au profit de cette brillante dénomination : « Les99%».Siquelqu’unm’avaitdemandé:«Srdja,as-tul’impressiondefairepartiedes99%?»,j’auraissansdouterépondu:«Ehbien,mafemmeetmoivivonsdansunappartementdequarante-cinqmètrescarrés,etnotrevoitureabientôt dix ans.Doncoui, j’imagineque je fais partie des 99%.» J’auraismêmeétédisposéàporterunbadgepourl’affirmerbienhaut.Pourquoipas?Mais si on m’avait demandé : « Est-ce que tu te sens d’occuper le parcZuccotti ? », j’aurais sûrement accueilli cette proposition avec moins dechaleur.

Avec un simple changement de nom, le mouvement Occupy aurait puaccueillirbeaucoupd’autresgens:desurbains,desruraux,deslibéraux,despetites gens, des gens importants, des automobilistes et des piétons. Etj’auraisadorévoircequiseseraitpassé.

C’estpourquoil’unité,auboutducompte,estbienplusqu’ungroupedepersonnesalignéesderrièreuncandidatouunequestionspécifique. Il s’agitde créer un sentiment de communauté, de construire les éléments d’uneidentitédegroupe,d’avoiruneorganisationcohésivequine laissepersonne

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enarrière,etdetenirfermeàvosvaleurs.Toutcequevousfaitesdoitdonnerauxautreslesentimentquevotrecombatestaussileleur.Souvent,ilsuffitdesetenirlamainsuruneplacebondée,oudesavoirchanterlabonnechansonpourtoutchanger.

Maisàprésentquejemesuismontréaussisentimentalqu’unSerbepeutse le permettre, j’aimerais aborder quelque chose d’aussi important et debeaucoupplusconcret,quelquechosequifaitoudéfait lesmouvements : leprincipesacrédelaplanification.

1.«BelarusDefendsElectionProtestArrests»,CNN.com,20décembre2010.

2.JeffreyTayler,«Femen,Ukraine’sToplessWarriors»,Atlantic,28novembre2012.

3.KirkpatrickSale,SDS:TheRiseandDevelopmentoftheStudentsforaDemocraticSociety,NewYork,Vintage,1973,p.VI.

4.HelenKennedy,«MuslimsReturnFavor,JoinHandswithChristianProtestorsforMassinCairo’sTahrirSquare»,NewYorkDailyNews,7février2011.

5.«AlexAtalaHelpsSaoPaoloKidsGetintheKitchen»,Phaidon.com,15octobre2004.

6.«Brazil’sRoussefInsistsOilRevenuesShouldFundEducation»,Reuters,1ermai2013.

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8Planifiervotrecheminverslavictoire

Enrèglegénérale,jesuisassezmauvaisprophète.QuandlesiPhonessontapparus,j’aiserinéàquivoulaitl’entendrequ’Applen’allaitpastarderàfairefaillite:àquoicelapouvait-ilservird’interrompreuncoupdetéléphonepourécouterde lamusiqueousurfer sur Internet?Quand laSerbie futqualifiéepourlaCoupedumondedefootballenAfriqueduSuden2010,j’avaislefortpressentimentqueceseraitnotregrandeannée:nousn’avonspasdépasséleshuitièmesdefinale.C’est tristeàdire,maismesamisontpris l’habitudedevenir me demander mon opinion sur un nouveau produit ou un nouveauservice pour ensuite faire précisément le contraire de ce que je leur aiconseillé. Pourtant, dès ma première réunion avec un groupe enthousiasted’activistes d’OccupyWall Street dans une salle de classe de laNewYorkUniversity donnant sur Washington Square, j’ai eu le sentiment qu’ils selançaientdansune rudebataille etque leursperspectivesdevictoireétaienttrèsminces.

Ce chapitre porte seulement sur la planification et il n’y aura aucunjugementdevaleurdansmespropos.Vouspouvezpensercequevousvoulezdeceuxet cellesquiont envahi leparcZuccotti pour essayerd’infléchir lapolitiquenationale.Vouspouvezjugerqu’ilsnesontqu’unebandedehipstersdésœuvrés ou, comme moi, partager leur faim de justice sociale dans unmonde impitoyable. Mais quelle que soit votre opinion sur les membresd’Occupy,étudierlaplanificationdecemouvement,ouplutôtsonabsencedeplanification,estunebonneleçonpourtouslesactivistesdumonde.

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Pourquoi, donc, étais-je aussi pessimiste sur les perspectives de cemouvement,alorsmêmequelessondagesd’opinionmontraientqueprèsdelamoitiédelapopulationaméricainesedéclaraitd’accordavecsesidées?C’estsimple:regardezsonnom.Aulieudes’appeler«Les99%»,cequiauraitimpliqué que le mouvement était fondé sur une identité de groupe, lesactivistesd’Occupychoisirentdesebaptiserdunomd’unetactique.Etmêmesidesactivistesnonviolentsontoccupétoutessortesd’endroitsaucoursdesannées, des cafétérias ségrégées du Sud américain à la place Tiananmen,l’occupationn’est jamaisqu’unearmeparmid’autresdans l’énormearsenaldelaprotestationpacifique.Enoutre,c’estunearmequin’inviteàparticiperqu’unnombre limitédegens trèsengagés.Commenous l’avonsvudanscelivre,lesmouvements,quisonttoujoursundurcombat,ontbesoind’attirerlemaximum de participants occasionnels s’ils veulent réussir. Il est vraiqu’Occupy a fait de son mieux pour attirer toutes sortes de gens. Mais lemessagequeconvoyaitlenomdeleurmouvement,c’étaitquetoutel’affairetenaitàl’occupationduparcZuccotti.

Il y avait encore autre chose qui me donnait à réfléchir à proposd’Occupy. Une manifestation de masse, comme vous le dira quiconque ajamaisorganiséunecampagneréussie,estladernièreétapedevotrelutte,etsûrement pas la première. Vous invitez les masses à défiler dans les ruesquand vous savez qu’une partie au moins vous est acquise, et uniquementaprès avoir effectué toutes les préparations nécessaires pour amener votrecampagneàunefinconcluante.Ungrandrassemblementn’estpasl’étincellequi lance un mouvement : c’est en réalité sa dernière ligne droite. LesÉgyptiensont trèsbien compris cela : ils s’étaientorganisésdepuisprèsdedeuxans,avaientdistribuédesmilliersdetracts,faitbeaucoupdethéâtrederueetremportétouteunesériedepetitesvictoires;alorsseulement,quandilsfurentcertainsquelemomentétaitpropice, ilsrallièrentleurstroupessurlaplace Tahrir pour y réclamer la démission de Moubarak. Le succèsspectaculaire, mais bref, de ce que mon collègue Slobo a appelé le«Blitzkriegnonviolent»del’occupationdelaplaceTahrir,alaissécroireàcertainsquelavictoire tenait,nonpasautravailaccomplipendantdeuxanspourmettreaupointunevisionetunestratégie,maisàlasimpleoccupationapparemmentspontanéed’un lieubienenvue, faceaumuséenationaletausiègedugouvernement.

Auxyeuxdebeaucoupd’outsiders,latactiquemagiqued’occupationdesÉgyptiens était suffisante en soi, et les activistes partout dans le mondes’efforcèrent de rassembler autant de gens que possible pourmarcher dansleurspropresvillesausondeleurspropresslogans.DuCaireàMadridetdeFrancfort à Damas, l’histoire avait été déformée par une couverturemédiatique incessante,et il sembleque leshabitantsde tous lespayseurent

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une image totalement faussedecequi s’était réellementpassé.Tout cequevous avez à faire, s’entendaient-ils dire, c’est occuper assez longtemps unendroitstratégique,etlePèreNoëldescendradupôleNordpourexaucertousvosvœux,quevoussouhaitiezrenverserAssadouobtenirplusderégulationsdanslafinance.

C’estpourquoi jem’inquiétaispourOccupyWallStreet.Lemouvementsemblait avoir tiré les mauvaises leçons des divers printemps arabes. Nonseulement il avait commencépar un rassemblement demasse,mais il avaitrapidement dilapidé son capital d’unité dans toutes sortes de discussionsinternes, sans compter les crises inévitables liées aux querelles entre fortespersonnalités.Tous lesprincipesdumouvements’en trouvèrentbrouillés,etcelui-cinepouvaitquedécliner.

«Qu’est-cequenousaurionspufairedifféremment?»estlaquestionaucœurdechaquecampagnenonviolenteaprèsunéchec.J’aimeraisyrépondreparuneanecdotepersonnelleavantdepasseràunediscussionsurleColonel,unhommedont les capacités d’organisation ont remarquablement servi sonpaysetlui-mêmeentempsdeguerrecommeentempsdepaix.

Lepremierprincipedelaplanificationestletiming.Commelacomédie,le sport et le sexe, le timing est tout dans l’activisme, et pour des raisonsidentiques. Les gens sont inconstants, aisément distraits, et largementirrationnels.Allez lessolliciterquand ilsont l’espritailleurs,et lameilleureplanification restera lettre morte ; mais sachez frapper au bon moment, etvousêtescertaindegagner.

Les dictateurs, bien sûr, font tout ce qu’ils peuvent pour s’assurer qu’iln’yaurajamaisdebonmomentpourlarésistance.Ilsbloquentl’oppositionàchaquetournant.Maismêmeeuxnesontpasau-dessusdurythmenatureldela vie humaine. Souvent, ce rythme est lemeilleur ami de l’activiste.NousavonsappriscetteleçonenSerbielorsdujourdel’anorthodoxe,le13janvier2000.

Cesoir-là,lechaosétaitàsoncomble.Souvenez-vous,c’étaitl’annéeoùtoutlemondeparlaitdumillénaireetdubugannoncé,etlesgensachetaientde l’alcool en quantités suffisantes pour assurer l’approvisionnement d’unepetitenationpour lesquinzeannéesàvenir.Notre jourde l’anallaitêtre lafiesta du siècle quoi qu’il advienne,même dans un pays comme la Serbie,écrasé par Milosevic, engagé dans plusieurs guerres et ébranlé par desmanifestations et une agitation civique croissantes. Les membres d’Otpor!étantàl’époquelestypeslespluscoolsdelaville,toutlemondes’attendaitàcequenous laissions tomber l’activismeaumoinspourunenuit etvenionsfairelafêteaveclesautres.Etc’estlàquelesRedHotChiliPeppersentrentenscène.

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Cela trahit sans doute mon âge, mais les Red Hot sont l’un de mesgroupesfavoris.Jelesaiadorésdèsledébut,quandilsjouaientdupunkensebaladanttoutnusavecunesimplechaussetteenguisedefeuilledevigne,etjelesaimeencoreaujourd’hui,alorsqu’ilssontpassésàunrockplusmélodiqueetsentimental.Maisaudébutdel’année2000,ilsétaientenpleinboom,justeaprèslasortiedel’albumCalifornication.Etdanslessemainesprécédant lejourdel’an,nousavonsrépandulebruitquelesPeppersallaientsejoindreàOtpor!surlaplacedelaRépubliquepourunefêtesurpriseàminuit.

Tout au long dumois de décembre, la rumeur de ce concert deminuitdonnéparlesgenslespluscoolsdelaville,oùallaientjouerdesgroupesderenommée internationale,monopolisa toutes lesconversationsdes jeunesdeBelgrade.DesamissedisputèrentpoursavoirquelleschansonslesRedHotallaient chanter, combien de temps ils pourraient jouer, s’ils allaient veniravec d’autres stars du rock, et quels groupes locaux auraient la chance departager la scène avec eux. Si cela vous paraît suprêmement candide,souvenez-vousque,début2000,Otpor!étaitperçucommeunmouvementsurle point de renverserMilosevic, soit une tâche infiniment plus compliquéequedefairevenirquelquesmusiciensàunconcert.

Quand enfin le 31 décembre arriva, des dizaines de milliers de gensenvahirent la place de la République. Beaucoup arboraient des tee-shirts àl’effigie des Red Hot Chili Peppers. Plusieurs groupes de rock locauxmontèrent sur scène, tous plus populaires les uns que les autres. Tout lemondedansait,s’embrassait,s’étreignait.Àminuitmoinslequart,onsentitlatensionmonter.Lafoulecommençaitàs’énerver:ellevoulaitvoirlesstars.

À minuit moins une, les lumières s’éteignirent. Un grand écran futdéroulé, les gens murmurèrent avec enthousiasme que les Chili Peppersallaient sans doute débouler sur scène en crevant l’écran en question, à lafaçon des stars. Le compte à rebours commença : cinq, quatre, trois, deux,un…

Etpuis jaillitunemusique triste,accompagnant laprojectionsur l’écrangéantd’imagesdesoldatsetdepoliciersserbesmorts,assassinésdurantunedécennie de guerres. Anthony Kiedis, Flea et leurs amis n’étaient pas surscène,maisunamiàmoi,BorisTadic,yétait.Moinsdecinqansplustard,BorisallaitdevenirprésidentdelaRépubliqueserbe,maiscettenuit-là,ilsetenaitsurlecôté,dissimuléparl’écrangéant,unmicroàlamain.

«Nous n’avons rien à célébrer, déclara-t-il au public stupéfait. Je vousinvitedoncàquitterlaplacepourmontreràtoutlemondequecetteannéeaétémarquéeparlaguerreetl’oppression.Maisiln’enserapastoujoursainsi.Faisonsdel’annéequivientuneannéedécisive.Parcequel’année2000estnotreannée.L’annéeoùlaviedoitenfinl’emporterenSerbie.»

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Le message fut parfaitement compris : l’année 2000 était une annéeélectorale. Pendant deux ou trois minutes, les gens restèrent plantés là,silencieux, stupéfaits, frustrés, désorientés. Enfin, quelques-uns semirent àsourire, puis d’autres, et cinq minutes plus tard une partie du public avaitcommencéàscander:«Faisonsdel’annéequivientuneannéedécisive!»Les slogansdevinrent un chœur.Dans cette foule debout face à cette scènevideplacedelaRépublique, ilyavaituneénergiequ’aucungroupederockn’aurait jamais pu susciter. Chacun avait conscience d’avoir devant lui unetâche importante. Le message était passé, et la scène posée pour laconfrontation finale avecMilosevic. « Cette année est la nôtre » devint lenouveauslogandumouvement.Toutes lespersonnesprésentessavaientquecette expression avait un sens bien réel et qu’il y avait de bonnes chancesqu’aumoisd’octobrenous soyons enfindébarrassésdeMilosevic et de seshorreurs.LesRedHotChiliPeppersn’étaientpasvenus,maiscelarestaitlemeilleur concert auquel ait jamais assisté ce public, parceque si vous étiezprésentcettenuit-là,vouscompreniezquelavraiestar,c’étaitvous.

Ainsi fonctionne une bonne planification. Elle prend un événementordinaireet inévitable, trouveune tactiqueet l’exécuteà laperfection.Maisnecroyezpasquej’aiedécouverttoutseulcesloisdelatactiquemilitaire.Àpartmaudirelesavionsinvisiblesdel’OTANdepuisletoitdemonimmeubleen 1999, les seuls combats auxquels j’aie jamais assisté étaient les duels àl’épée du Seigneur des anneaux. C’est pourquoi, quand il s’agit deplanification,jelaisselaparoleàmonamietmentorBobHelvey.Cecolonelretraitédel’arméeaméricaineestmonYodaàmoi.

Officier de carrière, Bob a combattu au Vietnam avant d’occuper desfonctionsdiversesetvariéesdanslarégion,ycompriscelled’attachémilitaireà Rangoon. Quand il eut sa dose de combats et la poitrine couverte demédaillesetdecrachats,ildemandaetobtintuneboursed’étudesauCenterforInternationalAffairsdeHarvard.

Imaginezlecolonelarrivantsur lecampusdeHarvard:untypedans latrentaine, avec la coupe en brosse et l’aspect du militaire de carrière, aux

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antipodesdesjeunesétudiantsauxcheveuxlongsquil’entouraient.Poureux,unenuitdifficilesignifiaitécluserdesverresaubarducoin.Pourlui,c’étaitune nuit passée tapi au fond d’une jungle boueuse sous le feu d’uneembuscadevietcong.

QuandBobavisauneafficheannonçantunprogrammede«sanctionsnonviolentes », il fut incapable de résister.Rien, pensait-il, ne serait plus drôlequedes’asseoirparmicespacifisteschevelusempestantlepatchoulietdelesterroriser avec des histoires de guerre bien choisies. Le premier jour dusemestre, il pénétra dans la classe d’un pas conquérant, comme s’il entraitdans une salle debriefingdu Pentagone, prêt à choquer et à soumettre leshippiesàsesvues.Maisenréalité,lechocfutpourlui:lesétudiantsavaienttousl’airparfaitementnormal.Pasdepatchouli,pasdecheveuxlongs,justeunepoignéede jeunesgenscurieuxetunprofesseurà l’airaustère,avecungrandfrontetdesyeuxperçants:GeneSharp.

J’ai déjàmentionnéGene Sharp. Il a été nommé trois fois pour le prixNobeldelapaix,ilareçul’accoladedetouslesgrandsdecemonde,etonleconsidère comme le père des luttes non violentes actuelles. Sharp était trèsloinducrétinmarmonnantqueBobs’attendaità trouver.Enrevanche, ilnemâchaitpassesmots,justifiantsaréputationd’êtrele«Machiaveldelanon-violence».

«Lecombatstratégiquenonviolent,commença-t-il,estunepurequestiondepouvoirpolitique :comments’emparerdupouvoiretcommentenpriverlesautres.»S’emparerdupouvoiretenpriverlesautres,c’étaitlàunlangagequelecolonelBobHelveycomprenaitàmerveille.Ilécoutaavecattentionetse sentit pleinement concerné par tout ce qu’il entendit. Il se rappela leslonguesannéesdeguerreauVietnam,oùilavaitdûemployersanscesselesmêmes stratégies militaires alors qu’à l’évidence aucune ne marchait, ensouhaitant qu’il existe un autre moyen de venir à bout de ses ennemis. IlsemblaitquecefûtprécisémentcedontparlaitSharp:uneguerresansarmes.

BobHelveydevintpourlavielediscipledeGeneSharp.DelaBirmanieà la Serbie, le Colonel continua dès lors à travailler dans le domaine où ilexcellait depuis toujours, lesmarches et les tracts remplaçant cette fois lesbombardiersetlestanks.Depuisquejel’airencontréen2000,ilm’aapprisbeaucoupdechoses,mais riendeplusprécieux,peut-être,que la théoriedel’œufd’oie.

L’œufd’oie,selonBob,estlaciblequevousvisez.L’expressionvientdel’armée. Les officiers qui se penchent sur des cartes militaires n’entourentjamais leur cible d’un cercle bien net. À la place, ils tracent vite fait uneforme approximative qui ressemble à un œuf. L’œuf, c’est la cible ultime.

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Avant de commencer à planifier quoi que ce soit, vous devez savoirexactementquelleestsanature.

Etc’estbeaucoupplusdifficilequ’iln’yparaît.

LesÉgyptiens,parexemple,ontcomplètementloupéleurœuf.PoureuxcommepourleurscollèguesenTunisie,auYémenetpartoutailleursdanslemondearabe,l’œufd’oiequ’ilsavaiententêteétaitderenverserledictateur.Quand cette cible fut atteinte, ces courageux activistes pensèrent avoiraccompli leur tâche.Mais ils avaient choisi lemauvaisobjectif :Moubarakétait tombé,BenAli était tombé,Saleh était tombé,mais l’islam radical necessait demonter, l’armée s’agitait, l’économie était au bord du gouffre, lesoutiendelacommunautéinternationales’affaiblissait,lechaosrégnaitdanslesrues.Nulnesavaitexactementquefairenicommentlefaire.L’œufd’oie,m’a dit Bob quand nous avons discuté de cette situation après que leprintempsarabeeutmontrédessignesdefaiblesse,n’est jamais lachutedudictateur.L’œufd’oieestladémocratie.Etilsl’avaientmanquée.

C’est le moment de faire une pause et de se laisser aller à un peu dedéveloppement personnel à la sauce serbe. Quand Slobo donne un cours,certainsétudiantsviennentletrouveràlafindusemestrepourluidemanderdes conseils sur la façon d’atteindre tel ou tel objectif. En général, il lesinterromptetleurposeunesimplequestion:«Quevoulez-vousréellement?Sivouspouviezd’uncoupdebaguettemagiquevoustransporterexactementlàoùvousvoudriezêtredanscinqans,oùiriez-vous?»Ehbien,lamajoritén’enaaucuneidée.Pourêtrejuste,cen’estpasvraimentleurfaute: ilsontétéformésànepasvoirplusloinquel’étapesuivante.Aulycée,onleuraditde penser à l’université. À l’université, on leur a dit de penser à uneformation.Unefoisqu’ilsontobtenuleurstage,ilsnepensentqu’aumoyend’être embauchés. Et quand enfin ils ont un boulot, ils s’inquiètent de leurpromotion.C’est un cerclevicieux,maispasparceque c’est une coursedurat. Je suis persuadé que certains rats aiment faire la course.Ce qui fait lavraie brutalité de ce genre de vie, ce n’est pas tant son rythme soutenu etexigeant que le fait qu’elle nous laisse si peu de temps et d’espace pourréfléchiràcequenoussouhaitonsvraiment.Etcommemel’aditunjourunamiamateurdevoile,uncapitainequinesaitpasoùilveutallernetrouverajamaisdebateaupourl’yemmener.

Mais une fois que vous savez où vous voulez aller, il n’y a en réalitéqu’une seule façon d’entreprendre votre périple, et c’est la méthode parlaquellejureBob.Onl’appellelaplanificationàséquenceinversée.

Pour vous aider à saisir le génie de cet outil de planification, je meprendraimoi-même pour exemple. Supposons que je joue plutôt bien de laguitare et imaginons que je sois capable de chanter une chanson ou deux.

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Supposons enfin que j’en aie terminé avec toutes ces histoires d’activismenonviolentetquejesoisenquêtedereconversion.Jevoudraisdevenirunestarderock.Danscecas,quelseramonplanpouryparvenir?

Laplupartdesaspirantsstarsderock—etdansuneautreviej’aitraînéavecbeaucoup,beaucoupdegensquicorrespondaientàcettedescription—commencerontpar filer endirectiond’unegrandeville,où ilsdonneront audébut de petits concerts,monteront un groupe, feront un peu de promo, etattendront que la chance fasse le reste. Quelques esprits particulièrementdisciplinéspourronttravaillerdur,économiserunpeuetenregistrerunedémo,ou,s’ilsontvraimentuneidéedufonctionnementdusystème,embaucherunpublicitaire.Mais, comme le sait toutBeatles-en-devenirqui a jamaispasséuneheureaveclecolonelBobHelvey,cen’estpassuffisant.Ilyaunebonneraisonpour laquelle ceuxquiveulentdevenirdes starsde rockn’y arriventjamais,etcelan’arienàvoiraveclefaitquelemarchéestlargementsaturé.

Donc,jecommencenonseulementparm’imaginerenstarderock,maisaussi par me montrer nettement plus précis. Telle est la séquence deplanificationinversée: jedoispartirdemonobjectifetrevenirpasàpasenarrière.Parexemple,Bobm’aracontéqu’enBirmanie,danslesannées1990,auxjourslesplussombresdeleurcombat,lespartisansd’AungSanSuuKyi,quiétaitassignéeàrésidence,necessaientd’imaginersalibérationtriomphalequinze ans plus tard.Mais ils ne se contentaient pas de l’imaginer en traind’ouvrirlaporteetdesortirenfinlibre.Ilsréfléchissaientaussiàl’endroitoùsedéroulerait la fêtedebienvenue, auxdignitairesquiy seraient invités, etmêmeà la placequi leur serait assignée.Uneplanification aussi précise nevousfaitpasmettrelacharrueavantlesbœufs,maisellevousoffreunebienmeilleurecompréhensiondecequevousvoulezréellement.EnréfléchissantàladispositiondesinvitésàlafêtedelibérationdeSuuKyi,parexemple,sespartisansontassezvitecomprisqu’ilsvoulaient lapresseetunepoignéedepoliticiensd’oppositionaupremierrang.Celaleurapermisdesaisirquelquechosed’autrementplus important : cequ’ilsvoulaient réellement, cen’étaitpas simplement célébrer la libération de leur leader, mais annoncer qu’elleallaitbientôtdéfiersesgeôliersenseprésentantàlaprésidence.

Demême,quandj’imaginemafuturecarrière,jenevoispasseulementlenomdePopovicsous lesprojecteurs.Jevois lascèneoùje joue, jevoislesmembresdemongroupeet legenredepublicque j’aimeraisentendrecriernosnoms.Ilnemefautpasplusdedeuxminutesàcejeud’imaginationpourcomprendrequej’essaied’être,nonpasunesimplestarderock,maisunestard’unstyletrèsparticulier.Jenevoispasdesmeutesdegaminshurlantsdansun stade bondé. J’imagine plutôt quelques centaines de personnes d’aspectnormal,desadultes,quise rendentdansunclubparunmardisoirpluvieux

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pour entendre de la bonne musique. Je sais donc que je n’essaie pas dedevenirundesJustin—niBeiber,niTimberlake.Non,jevoudraisplutôtêtrecommelesPixies,ouTheFall.Unefoisquej’aicompriscela,lecheminestenpartieaplani,parcequejesaisdésormaisqu’ilyadespublicsentiersquejepeuxcarrémentignorer.Jesaisparexemplequejenevaissansdoutepasperdremon temps àmettre de jolies petites vidéos surYouTube, parce quemonpublicn’apasdegoûtpourcegenredechoses.Jesaisaussiqu’ilestdepremière importance pour moi de m’introduire dans le circuit des clubslocaux:aprèstout,c’estprécisémentlàquejem’imagineentraindejouer.

Donc, après avoir persuadémes amismusiciens de se joindre àmoi etsuppliémafemmed’êtrelasoliste,j’établisunelistedetouslesclubsquimeconviennent, duplusgrand aupluspetit, et j’étudie cequ’il faut faire pourêtretêted’affichedanschacund’eux.Certainsclubsnevouslaisserontpeut-être passer pour la première fois qu’un soir de scène ouverte. D’autres nevousprennentpeut-êtrequesivousgarantissezd’ameneravecvousuncertainnombre de spectateurs payants. Dans ce cas, la prochaine étape sera sansdoutederassemblerplusieursautresaspirantsmusiciensetd’établiraveceuxune sorte de pacte, promettant que nous viendrons systématiquement à nosspectaclesrespectifs.Mevoiciàprésentavecunpublicetunconcert.Jenesuis pas encore entré dans le territoire des stars de rock, mais je m’enrapprochesérieusement.Unefoisvotrerêvestratégiquementdiviséenétapesdistinctes, et une fois chaque étape considérée en termes d’exigenceslogistiques, vos chances de l’atteindre se trouvent considérablementaugmentées.Maisvousdevez commencerpar imaginer leproduit fini, sansjamaisoubliercesmotsdeChurchill:«Siparfaitequesoitlastratégie,ilestbond’allervérifierdetempsentempssesrésultats1.»

Dans les années 1990 et 2000,BobHelveypassa beaucoupde temps àaider les jeunesBirmans à atteindre leur propre objectif, qui n’était pas dedevenir des stars de rock, mais de se débarrasser de la junte militaire quiécrasait leur nation et réprimait toutes les tentatives d’opposition.Quand leColonelfitlaconnaissancedesesnouveauxétudiants,ilsmenaientlaguérilladans la jungle.À l’époque, leur idée de la victoire était de faire tomber unpetit poste gouvernemental ici, ou de faire exploser une tour de radio là.C’étaitdupetit, sansgranderéflexionsur lesprocessus, lesséquencesou laprogression par étapes. Le fait d’avoir une arme et des explosifs donnaitsimplementàcesjeunesetcourageuxBirmanslasensationdejouerleurrôledans la résistance. En bon militaire pratique, Bob fit aussitôt asseoir sesguerrierspourlessoumettreàuntestdemathématiquesélémentaires.

Combien de troupes avait leur armée ? Ils avancèrent un nombrelégèrementinférieuràdeuxcentmille.Etcombiend’hommesenarmesavait

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la résistance ? Exactement un dixième de ce nombre. Puis, il posa unedernièrequestion,décisive:combiend’habitantscomptaitlaBirmanie?Plusde quarante-huit millions, répondirent-ils. Il ne s’agissait pas d’un simpleexercice de comptabilité. Ils venaient de recevoir la première leçon quedoiventapprendretouteslesforcescombattantes:sachezcomptervosforces.Ilyavaitquarante-huitmillionsd’hommesetdefemmes,tonnaleColonel,enattented’êtremobilisés.Onpouvait tous lesformerpourqu’ilsaffrontent lajunte depuis leurs potagers, leurs étals de marché, ou leurs sièges deconducteurs d’autobus. Si l’opposition semontrait incapable d’utiliser cetteremarquableressource,siellerestaitconfinéeàvingtmillepauvrestypesentraindesueretdesoufflerdans la jungleavec leursAK-47,ellenepouvaitqueperdre.

Ses étudiants reconnurent aussitôt qu’il avaitmarqué un point.Mais ilsrestaientperplexessurlafaçondeprocéderaurecrutement.Bobévoquaalorsen quelquesmots la séquence de la planification inversée. Si la populations’engageaituntantsoitpeu,dit-il,commentimaginaient-ilscetengagement?Lesguérillerosévoquèrentaussitôtavecenthousiasmedesmanifestationsdemasse,maisreconnurentassezvitequel’arméerisquaitd’écrabouillerenuntemps record ce genre d’expressions de liberté. Ils prirent l’air déconfit etdécouragé pendant un moment. Et puis un visage s’éclaira : si les moinesouvraientlamarche,dit-il, l’arméen’oseraitpastirer,etsiellelefaisait, lesconséquences en seraient terribles,mêmepour leur redoutable dictateur.Lapremière étape, semblait-il, était de recruter lesmoines. À partir de là, lesgrands-mères et les grands-pères pouvaient organiser de petites etinoffensives manifestations devant leurs maisons, et les enfants à l’écolepouvaient commencer à s’organiser contre le régime. Ce qui rend la non-violencetellementplusefficacequelaviolence,rappelaBobàsesétudiants,c’estqu’ellepermetà tous,oùqu’ilsse trouventetsi frêlessoient-ils,deseconfronteràl’ennemi.Lesguérilleross’étaientappuyéssurvingtmillejeuneshommesdanslajunglepourcombattrel’arméedurégime,maisilsignoraientlesquarante-huitmillionsdeBirmansquipouvaientêtreencouragésà luttercontreladictaturepartoutdanslepays.Changerdestratégieauprofitd’unecampagnenonviolentes’imposaitcommeuneévidence.

J’aibeaucoupapprisdeBobHelveyetdeGeneSharp,maisjecomprendsqu’ils pourraient n’apprécier que modérément ce chapitre tel qu’il est àprésent.Commeje l’aidit,cesontdescombattants,et ilsn’aimentrientantqu’une page d’instructions bien structurée en catégories, avec des puces àchaque ligne et des trucs en gras soulignant avec force et clarté ledéroulement de l’action. En leur honneur, j’aimerais conclure sur quelquesconseils pratiques clairs. Et comme je me suis admirablement comportéjusqu’ici,m’interdisantdevousinfligermonamourfanatiquedetoutcequi

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concerneleSeigneurdesanneaux,jevaisprendredesexemplesduplusgrandcombat non violent de l’histoire : la noble quête de hobbits désarmés pourdétruireundictateurfouetrestaurerlapaix.

Maisavantdepasserauxgrandesmanœuvres,avantdevoussoucierdesséquencesdeplanificationinversée,dutimingetdureste,prenezunefeuilledepapieretidentifiezlestroisgrandescatégoriessuivantes.

Stratégie globale. Gene Sharp définit ce principe fondamental comme« les idées générales qui permettent de coordonner et diriger toutes lesressources disponibles et nécessaires (économiques, humaines, morales,politiques,organisationnelles,etc.)d’unenationoud’unautregroupeenvued’atteindrelesobjectifs2»dansunconflit.Celaparaîtassezcotonàpremièrevue,maisSharpl’amèneàunniveauplushumainenledécomposant:ilnousdit que la stratégie globale « s’appuie sur des considérations concernant lajustessede lacausedéfendue, les influencessusceptiblesdes’exercersur lasituation,etlechoixdelatechniqued’actionquidevraêtreemployée»,ainsiqu’uneévaluationde« lamanièred’atteindre lesobjectifs recherchéset lesconséquencesàlongtermedelaluttemenée3».

Donc,disonsquevousêtesunhobbitaimantlapaix,vivantpaisiblementdanslaComté,etqu’unjourunsorcierdébarquechezvouspourvousparlerd’un anneau bizarre que vous avez apparemment en votre possession, unanneau qui fait du pays tout entier un endroit dangereux pour vous et pourtousceuxquevousaimez. Il est clairquecet anneaudoit êtredétruit— lelecteur voudra bien pardonner ce raccourci saisissant— et il ne vous resteplusqu’àattaquerl’étudedevotrestratégied’ensemble.Votrecauseest-ellejuste ? C’est sûr : si l’Anneau n’est pas détruit, Sauron, le SeigneurTénébreux,va le trouveret s’enservirpourdétruire lemonde.Quelsautreséléments influencent la situation ? Le Seigneur Ténébreux et sesinnombrablessbires.Quelletechniqueutiliser?Commevousêtesunhobbit,vousmesurez entre 60 centimètres et 1,20mètre de haut : vous allez doncchoisir depréférenceuneméthodequine réclamepas tropd’épées à agiterdanstouslessens.Commentatteindrevotreobjectif?EntrouvantlecheminduterritoiredeMordor,lepaysdeSauron,etenjetantlefichumachindanslaCrevasseduDestin.Cettesériededécisionsapourconséquenceslapaixdanslemonde et la prospérité pour vous et vos amis. Une fois ces objectifs enplace,passezàl’étapesuivante.

Stratégie. Ils’agit,nousditSharp,de«déterminer lameilleuremanièred’atteindrelesobjectifsviséslorsd’unconflit.[…]Lastratégieconsisteàsedemander s’il faut combattre, quand, et de quelle manière le faire avec lemaximum d’efficacité pour atteindre certains buts. La stratégie permet de

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déterminer la distribution, l’adaptation et l’utilisation des moyens dont ondisposeenvued’atteindrelesobjectifspoursuivis4.»

Làencore,notrehéroïquehobbitFrodonSacquetmontrequ’iln’apaslesdeuxpiedsdanslemêmesabot.Unefoissastratégiegénéralemiseenplace,il comprend que sameilleure chance d’être efficace consiste à faire équipeavecdesgensparticulièrementdouésdans l’artdemettredescoupsdepiedauxfesses:leselfes.Etquandilarriveenfinauroyaumedeselfes,ilévalueànouveau la situation à l’aide d’une session de distribution des moyens, enchoisissant lesmeilleurs alliésqu’ilpeut rassemblerdansces circonstances,chaqueparticipant ayant son rôle à jouerdans le combat àvenir.Cequi serévèletrèspratiquequandletempsestvenudechoisirsa…

Tactique.Pasbesoind’allerchercherGeneSharppourunedéfinitionici,puisque la tactique recouvre tout simplement les plans d’action très limitésquevousmettezaupointàunmomentprécis.LecolduCaradhrasest-ilsousl’œil vigilant du maléfique sorcier Saroumane ? Essayez les mines de laMoria.Boromirest-ilmassacréparlesorques?FaiteséquipeavecsonfrèrecadetFaramir.LaPorteNoireest-ellefermée?Essayezd’atteindreleMordorpar le chemin secret de Minas Morgul. Contrairement aux stratégies, laplanification tactique est souvent immédiate et peut être modifiéeconstamment.Elle exigeune compréhensionaiguëdes réalitésdu terrain etuneapprocheimaginativepourutiliserdefaçonoptimaletouteslesressourcesdisponibles.

Il ressortclairementdecequiprécèdeque les stratégieset les tactiquesexigentdeuxattitudestrèsdifférentes.Lespenseursstratégiquessontdesgenssages et patients qui vivent pour le jeu à long terme. Ils calculent denombreuxcoupsàl’avance.Àl’instardesartistes,ilsassemblentleursplanscomme des mosaïques, chaque petit fragment s’insérant exactement à saplace, et comme les artistes ils sont les seuls à avoir une vision claire durésultat final.Les tacticiens, en revanche,ont l’humeurchangeante.Maîtresde l’ici-et-maintenant, ils ont souvent les qualités de leurs instincts etpossèdent l’étrange capacité d’abandonner leur plan au beau milieu del’actionauprofitd’unemeilleureoptionsi lasituationsur le terrain l’exige.Parfois, les mouvements ont la chance d’avoir à bord ces deux typesd’individus,ceuxquisontdouéspourmettreaupointdesstratégiesetceuxqui excellent dans la tactique. Plus rarement encore, ces deux compétencesapparaissentchezlamêmepersonne:c’estainsiqu’onobtientdesNapoléonoudesAlexandreleGrand.Mais leplussouvent,noustendonsàconfondreles deux, et, comme OccupyWall Street, à déclarer que notre tactique estnotre stratégie ou vice versa. Une bonne planification et l’application duprincipe fondamental de la séquence de planification inversée peuvent

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résoudrecertainsdecesproblèmes.Maissicelanemarchepas, il resteunechosequevousdevezgarderàl’esprit:ladynamiquedumouvement.

Si vous interrogez le colonel Helvey, Frodon Sacquet ou quiconque ajamais mené une guerre, ils vous diront que la dynamique est tout. Vouspassezlapremièremoitiédevotrecombatàlaconstruire,etlasecondemoitiéà lamaintenir.Mêmesivousn’avezabsolument aucunplan,mêmesivousêtes allergique aux puces, aux graphiques et à toutes les méthodesimaginablesdepenséesystématique,etsivousêtesparfaitementheureuxd’yallersimplementàl’instinct,vousdevezquandmêmevousassurerquetoutesvos actions visent à préserver la dynamique de votremouvement, à gardercelui-cisursalancée.

Telle a été, je pense, la véritable raison du succès d’Otpor!. Il nous estarrivéd’êtreunpeuplusdésorganisésque jeneveuxbien l’admettre.Maisnous avons toujours su comment poursuivre le jeu, en comprenant que dèsl’instant où nous commencerions à jouer en défense, notre défaite ne seraitplusqu’unequestiondetemps.Nousavonsdoncfaitsuivreuncanularparunconcert, un concert par une marche, une marche par une élection, et unefraudeélectoraleparladésobéissancecivileetdesgrèves.Nousavonstraitél’activismecommeunfilmd’action:ildoitcontinuerd’avancerversquelquechosedeplusgrand,deplusspectaculaireetdepluscool,souspeinedelasserlepublic.Pensezsurcemode,etlaplanifications’effectuequasimentd’elle-même,toutensemettantbienenplace.

Maisladynamiqueestunechosevivante,etsiunévénementpeutlancervotremouvementdanslastratosphère,ilpeutaussilefaires’écrasercommeune pierre. Vous pouvez intégrer certaines données à vos plans, comme laprobabilité qu’il y ait de la fraude électorale en Serbie, en Géorgie ou enUkraine, mais d’autres événements, comme l’assassinat des leadersd’opposition aux Philippines ou au Liban, sont moins faciles à prévoir. Etpour les gens engagés comme nous dans le délicat et dangereux travail degagnerlalibertéetdedonnerlepouvoiraupeuplepardesmoyenspacifiques,laplusgrandemenaceestladécisionquepeuventprendredesgensdevotrebord—et cen’est pas si rare, hélas—qu’il y aplus àgagner à agiter unpistolet chargé qu’à organiser un nouveau canular. La violence est unemenacedirecte,non seulementparcequ’elle coûte très souvent lavie àdesinnocents, mais aussi parce qu’elle signifie en général la mort de votremouvement et l’échec des causes qu’il soutient. Parlons donc à présent desdémonsdelaviolence.

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1.RichardAldous,ReaganandThatcher:TheDifficultRelationship,NewYork,W.W.Norton,2012,p.53.

2. Gene Sharp,There Are Realistic Alternatives, Boston, Albert Einstein Institution, 2003 ; trad. fr. La Force sans laviolence,Paris,L’Harmattan,2009,p.57(consultablesurInternet).

3.Ibid.,p.58.4.Ibid.

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9Lesdémonsdelaviolence

En 1961, un jeune Noir d’Afrique du Sud se sentait désespéré. Grandadmirateur deGandhi, il avait passé des années à tenter d’appliquer toutessortesdeméthodesnonviolentescontrelerégimed’apartheid.Avecunami,ilcréa un florissant cabinet d’avocats spécialisé dans la recherche de preuvesdes brutalités policières. Le gouvernement, menacé par le succès de cecabinet, le contraignit àdéménagerdansun faubourgéloignéde laville, cequi tua dans les faits sa pratique. Le parti dont il était l’un des fondateurs,l’ANC,connutunetrajectoiresimilaire:ilsedéveloppatrèsrapidement,maisaumomentoùilattiraitdesdizainesdemilliersdeparticipantsàchacunedeses manifestations, le gouvernement déclara la loi martiale et tous lesrassemblementspublicsdevinrent illégauxdu jourau lendemain.Bientôt, lejeunehommefutarrêtéàsontouretexpédiéenprison.

Quandilensortit,c’étaitunautrehomme.AdieulesouvragesdeGandhi,remplacésparlestextesdeMaoetdeCheGuevara.Ilneparlaitplusdenon-violence,maisportaitauxnuesFidelCastroetlaréussitedesonsoulèvement.Letempsdesarmesétaitvenu,disait-il.Ilfallaitsebattre.Avecdesamis,ilfondaunenouvelleorganisation,UmkhontoweSizwe,SpearoftheNation(leFerdelancedelaNation),dontildevintleleader.Ceseraitunearmée,etelleallaitcombattrel’apartheid.

Toujoursaussicharismatique,lejeunehommelançasonnouveaugroupeavec un discours passionné : « Au début dumois de juin 1961, tonna-t-il,après une longue et attentive évaluation de la situation enAfrique du Sud,

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certains collègues et moi-même sommes parvenus à la conclusion quepuisque la violencedans cepays était inévitable, il serait irréaliste pour lesleaders africains de continuer à prêcher la paix et la non-violence à uneépoque où le gouvernement a accueilli nos demandes de paix par la force.[…]L’heure arrivedans la vie de toutenationoù il ne reste plusquedeuxchoix — se soumettre ou se battre. Ce moment est venu à présent pourl’AfriqueduSud.Nousnenoussoumettronspasetnousn’avonspasd’autrechoix que de rendre les coups par tous les moyens en notre pouvoir pourdéfendrenotrepeuple,notreaveniretnotreliberté1.»Touslesmoyenslégauxde résistance ayant été suppriméspar le régime, le jeunehommedéclara laguerreàsonpays,affirmanthautetclairqu’iln’avaitpaspeurdemourir.

Lapremièreciblefutunecentraleélectrique.Quandlachargeexplosiveéclataendécembre1961,lesénormesstructurestubulairesquisoutenaientlescâbles électriques s’effondrèrent comme des éléphants abattus, plongeantdans le noir des villes entières. Ce fut la salve d’ouverture de la guerre ;bientôt, des postes gouvernementaux sautèrent, des infrastructures furentsabotées,desrécoltesdélibérémentincendiées.Lejeunehomme,quiarboraitdésormais une barbe de révolutionnaire, se cachait dans le grenier d’unefermedeRivonia,unfaubourgdeJohannesburg.Soussadirection,Spearofthe Nation lança presque deux cents attaques, devenant l’ennemi le plusredoutédugouvernement2.

Le 5 août 1962, le jeune guérillero fut capturé par la police. Lors duprocèsquis’ensuivit,ils’attribualaresponsabilitédesactesdesabotageetfutcondamné à la prison au célèbre pénitencier de Robben Island. Sa cellulemesuraitdeuxmètrescinquantesurdeux,avecunmatelasdepaillepourseulameublement. Il passait ses journées à casser des cailloux, endurant lesmaltraitances physiques et verbales de ses gardiens blancs avec un calmestoïque.Lescontactsaveclemondeextérieurluiétaientstrictementcomptés:onneluiautorisaitqu’unelettreetunevisitetouslessixmois.

Pour ceux qui étaient restés en liberté, le révolutionnaire emprisonnédevintunsymbolede résistanceet sesadmirateursorganisèrentdesveilléespartoutdanslemondeappelantàsalibération.Àunmoment,leprésidentdel’Afrique du Sud, Pieter Willem Botha, offrit à l’homme sa liberté s’ilacceptait sans conditions d’abandonner la violence comme arme politique.L’hommerefusa.Maisaprèsunlongtempsderéflexion,leguérilleroadoucitsaposition.Ilfinitparcomprendrequecedontl’AfriqueduSudavaitbesoinpour avancer n’était pas l’effusion de sang, mais plutôt le pardon et laréconciliation.Etdonc,quandNelsonMandelafutenfinlibéré,vingt-septansaprèssonarrestation,ilfutcélébrécommeunchampiondelanon-violence,etàjustetitre:s’étantessayéàlaluttearmée,ilsavaitmieuxquequiconqueque

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laviolencenelemèneraittoutsimplementpasàl’avenirquesesamisetluiespéraient. Je raconte cette histoire non pas pour ternir la réputation d’unhommequej’admireprofondément,maispourmontrerque,confrontéàunehorribleoppression,mêmeunhommejustecommeMandelapeutêtrepousséaudésespoiretconvaincudeprendrelavoiedesarmes.

Parcequelesarmes—etilesttrèsdifficilepourunnon-violentcommemoi de l’admettre — c’est cool. Vous pouvez être le pacifiste le plusconvaincu;vouspouvezêtreunvégétarienquiméditehuitfoisparjouretneporte quedes vêtements en chanvre recyclé ; vous pouvez être opposé à laviolence sous toutes ses formes. Et pourtant, dès que vous avez une armeentrelesmains,ilestimpossibledenepasressentir,dansunrecoinsombredevotre âme, qu’il n’y a pas de défi que vous ne puissiez affronter et pas deproblème que vous ne puissiez résoudre. Il y a dans le fait d’être arméquelque chose qui change les gens. Ils se sentent tout-puissants. Je mesouviens de ce jour où un flic m’a fourré son arme dans la bouche, endécembre1998,aprèsmonarrestationalorsque jemerendaisàunmeetingd’Otpor!.Aucommissariat,luietsespotesvenaientdepasseruneheureàmetabasser alors que j’étais assis menottes aux poignets, mais ce n’est quelorsqu’il a sorti son armeque sesyeux se sont rétrécis et que son ton s’estvraimentdurci,commes’ilétaitDirtyHarryenpersonne.Cetypesemblaitenpleinrêvetandisquejemerecroquevillaisdevantlui—toutcelaparcequ’ilavait une arme. Comme les motos et l’alcool, les armes semblent être desagents instantanés de puissance, ce qui explique que tant de filmshollywoodiens,dejeuxvidéoetd’autresformesdedistractionspopulairesensoient remplis. Si les statues des grands hommes les montrent l’arme à lamain ou à la ceinture, c’est pour une bonne raison : la plupart des genspensentqu’untypearméestcapabledefaireleboulot.

Et pourtant, quand il s’agit d’instaurer un changement social, c’estsouventleporteurd’unearmequiéchoueleplusmisérablement.

Avant de vous confier dans un instant les résultats d’une rechercheempirique de la plus haute importance, je voudrais que les choses soientclaires : je n’ai pas choisi de consacrerma vie à l’action non violente parconviction que la violence n’est jamais acceptable. Si vous vivez dans lemonde réel,vousapprenez tôtou tard (etmêmeassezvite)qu’il existedessituations où la violence est inévitable. Les hordes nazies, pour ne prendrequ’un exemple évident, ne pouvaient être stoppées que par l’action desarméesaméricaines,britanniquesetrusses,etjesuisréellementreconnaissantdes efforts des courageux partisans yougoslaves qui ont combattu lesAllemands sur notre sol natal. Pour tout dire, c’est le poing fermé de cespartisansquiainspirélelogod’Otpor!.

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Et bien que certains pacifistes engagés aient été objecteurs durant laSeconde Guerre mondiale, l’essentiel de l’humanité a compris que la luttecontrelefascismeétaitunmalnécessaire.MêmeGandhi,quenousrévéronscommel’incarnationmêmedelarésistancenonviolente,aentamésacarrièrepolitiqueenappelantlesjeunesIndiensàs’emparerd’unearmeetàrejoindrel’armée britannique durant la PremièreGuerremondiale. Il était convaincuquecetaffichagedeloyautéhâteraitl’indépendancedel’Inde.«Nousdevonsêtrecapablesdenousdéfendrenous-mêmes,c’est-à-diredeporterdesarmeset de nous en servir, écrivait-il à l’été 1918. Si nous voulons apprendrerapidementetefficacementl’usagedesarmes, ilestdenotredevoirdenousenrôlerdansl’armée3.»

Monobjectionàlaviolence,donc,n’estpasunepurequestiondemorale,mêmes’ilmesembleévidentque tous leshommeset les femmesdebonnevolonté s’accorderont à dire qu’il est en général préférable de résoudre lesconflitsdefaçonpacifique.Maplusgrandeobjectionàlaviolence,enréalité,tientàcesimplefaitqu’ellenemarchepas,ouplutôtqu’ellenemarchepasaussibien,loins’enfaut,quelarésistancenonviolente.

Jelaisseicilaparoleauxexperts.DansunlivreremarquableintituléWhyCivil Resistance Works4, deux brillantes chercheuses américaines, EricaChenoweth et Maria J. Stephan, ont fait ce qu’aucun universitaire n’avaitjamais fait avant elles : elles ont examiné tous les conflits qu’elles ont putrouverentre1900et2006,soittroiscentvingt-troisautotal,etelleslesontanalysés attentivement pour voir lesquels avaient réussi, lesquels avaientéchoué, et pourquoi. Leurs résultats sont stupéfiants. « Les campagnes derésistance non violente, écrivent-elles, sont presque deux fois plussusceptiblesderéussirtotalementouenpartiequelarésistanceviolente.»Etsi vous êtes un accro des chiffres précis, voici le score exact : prenez lesarmes, et vous aurez 26 % de chances de réussir. Mettez en œuvre lesprincipesquevousvenezde lire dans ce livre, et ce chiffre bondit à 53%.Commeonpeuts’yattendre,sil’onprendlesmêmesstatistiquessurcesvingtdernièresannées—alorsqu’iln’yaplusdeguerrefroidepourencouragerlefinancementdesconflitsarméspartoutsurlaplanète—laproportiongrimpedefaçonspectaculaireenfaveurdelanon-violence.

Ce n’est pas tout. Les mouvements armés, ont découvert nos deuxchercheuses, se limitent en général à un nombre de participants tournantautourdecinquantemille.Cen’estpastrèssurprenant:Dieumerci,iln’yaguèreplusdegensdésireuxdeporter les armes,dedormirdansdes campsdanslajungle,oudetueretdemourirpourunecause.Etc’estvraimêmesilacauseesttrèsnoble.Maisquandunmouvementproposedes’amuser,d’être

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créatif et demobiliser l’espoir pour écraser la peur, onpeut s’attendre à cequelenombredesesmembresgonfleplusvitequevousnel’auriezrêvé.

Toujourspasconvaincus?Considéronsle longterme.SelonChenowethet Stephan, les pays qui ont connu une résistance non violente ont plus de40%dechancesderesterdesdémocratiescinqansaprèslafinduconflit.Lespaysquiontchoisilavoiedelaviolence,enrevanche,ontmoinsde5%dechances de devenir des démocraties stables et en état de fonctionnement.Choisissezlanon-violence,etvousavez28%dechancesdevoirunretourdelaguerreciviledansladécenniequisuit;choisissezlaviolence,etcechiffremonte à 43 %. Les chiffres sont uniformes, et ce qu’ils nous disent estirréfutable:sivousvoulezunchangementdémocratiquestable,durableetquiintègretoutlemonde,c’estlanon-violencequifonctionne.

Mapremièrerencontreavecdesactivistessyriensremonteautoutdébutdu soulèvement contre Bachar al-Assad. Je les ai priés de transmettre lesrésultatsdeChenowethetStephanàleurscompatriotes.Àl’époque,semblait-il,lesélémentsnonviolentsdumouvementcontreAssadauraientpuprendrelecontrôledupaysdesmainsdesgroupesarmésquicommençaientàdominerle débat. Il semblait qu’il restait une chance de faire prévaloir la raison.Hélas ! les activistes pacifiques furent chassés par d’autres, qui jugeaientqu’une approche non violente n’était pas une bonne façon d’affronter lerégime baassiste et qu’Assad ne comprenait que la force. Bientôt, des fluxréguliers d’armes et de combattants arrivèrent enSyrie, et à présent, quatreans plus tard, voyez où l’approche violente a conduit les rebelles. L’arméesyrienne, sanglante et discréditée, place tous ses espoirs dans desinterventions étrangères, ce qui, si l’on en croit les expériences les plusrécentes,nepeutquefinirendésastrepourlesdeuxpartiesenprésence.

Non seulement la violence des rebelles syriens a échoué à amener lechangement qu’ils souhaitaient, mais elle a servi à renforcer la résolutiond’Assad. Cela parce qu’il est dans la nature même des êtres humains detravaillerencommunauté:c’estuncaractèrehéritédel’époquepréhistorique,quandnosancêtresportaientdespeauxdebêtesaulieudejeansetpassaientleurtempsàprotégerleurcaverneaulieudeleurnumérodeSécuritésociale.J’imagine qu’à l’époque, si nos ancêtres avaient parfois des désaccords, ilsfaisaient front chaque fois qu’un ours, un mammouth laineux ou quelqueautreénormebêtesauvagesemettaitàrugirouàfrapperdusabotdevantleurgrotte.Danscettesituation,lespremiershumainsdevaienttrouverunmoyendes’uniretdecoopérerjusqu’àcequ’ilsaientréussiàneutraliserledanger;alorsseulementilsreprenaientleurdisputepoursavoirquiétaitcejour-làdecorvéedechasse,ouquiseraitl’heureuxéluquiallaitépouserlabeautévelue

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delatribu.Lesépoquessuivantesontpumodifierlesdétails,maisceprincipepréhistoriquen’ajamaisvarié.

Quand l’OTAN s’est mis à bombarder la Serbie au printemps 1999,certains parmi ceux qui étaient le plus violemment opposés au joug deMilosevic— y compris des membres d’Otpor!— se surprirent à soutenirnotre président génocidaire alors qu’il se dressait contre l’Occident. C’étaitcomme une source primaire de tribalisme qui resurgissait en bouillonnant.Lorsd’undiscoursdeMilosevic,justeaprèsquelesbombesontcommencéàtomber, l’un demes collègues de la direction d’Otpor! amême acclamé ledictateur,criantavecenthousiasme:«Vas-y,Slobo,casse-leurlagueule!»C’étaituneréactionnormale,parcequequandvotregrotteestendanger,voussoutenezvotrechef,mêmesic’estunconnard.

Cela explique en partie pourquoi toutes les formes de violence— quenousparlionsdesinnombrablesmassacresperpétrésenSyrieoudesincendiesdevillasneuvespardesmilitantsproenvironnement auxÉtats-Unis—sonttellementmoinsefficacespourobtenirunchangementsocialdurablequedesmesures pacifiques. La violence fait peur. Et quand les gens ont peur, ilscherchent un leader fort pour les protéger. Comme dans tout le reste de celivre, laquestioniciestcelledespiliersdupouvoir.CommeleditmonamiSlobo,danslesluttesviolentes,lesgenscherchenttoujoursàfairetombercespiliers en les poussant, alors que dans les campagnes non violentes, ilss’efforcentde tirercespiliersde leurcôté.Dans l’actionnonviolente,vouscherchezàgagnerenconvertissant lesautresàvotrecause—qu’ils’agissede personnes ordinaires comme les agents de la circulation ou de grossespointurescommeleséditorialistesdesjournaux—etenlespoussantàmenervoscombatspourvous.Vousconstruisezdesidentitésdegroupeetvouscréezde nouvelles communautés dans l’espoir qu’elles atteignent une massesuffisantepourfairegraviterlesgensendirectiondevotrecause.Etcommevous n’effrayez personne avec de la violence, vos amis et vos voisinsn’éprouventpaslebesoininstinctifd’êtreprotégésparunhommefort.C’estaufinallaseulefaçond’obtenirquevoscolocatairessedésolidarisentdecettegrossebrutequibloquel’entréedelacavernecommune.

Mais pour pouvoir lancer une campagne non violente, vous devez êtreaimable.Chaquemouvement, quels que soient ses objectifs, doit avant toutsusciter lasympathiedesmasses.Deshommesbarbusenarmesnesontpasdesfigurestrèssympathiques.Iln’estmêmepasbesoind’avoirvudesimagessanglantesdevictimesdemassacrespour changerde trottoir quandonvoits’avanceruntypequiporteunAK47etquimarchecommeTerminator.Maisunejeunefemmesouriantebrandissantunepancartecooletmalicieuse,c’estune autre histoire. Vous avez envie de vous joindre à elle parce qu’il est

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difficile de ne pas être porté par son énergie, son implication et sonenthousiasme. Allez donc jeter un coup d’œil sur YouTube aux vidéos deManalal-Sharif.CettecourageuseSaoudienneadéfiél’interdictionfaiteauxfemmes de conduire dans son pays en réalisant des vidéos d’elle-mêmederrièresonvolantàtitredeformationàlaconduite,vidéosqu’elleaensuitepostées sur Internet. Vous les regardez, et soudain vous avez une enviebrûlanted’êtreassisavecelledanslavoiture.C’estaussipourquoibeaucoupd’entre nous,même ceuxqui auraient été incapables de situerLeCaire surunecarte,ontétésiheureuxquandilsontvuàlatélélesimagesdecesjeunesÉgyptiensconvergeantverslaplaceTahriren2011:ilsétaientsouriants,sansarmes et une véritable source d’inspiration. SiMoubarak avait été renverséparunepetitemilicearméeoupar lecorpsdesofficiersdesonarmée,nousn’aurions sans doute pas autant adhéré au mouvement, ou nous aurionssurtoutappeléàlaprudence.

Ce quim’amène à la seconde raison, étroitement liée à la première, dugrand succès de la non-violence. Si vous avez des fusils-mitrailleurs et destanks d’un côté, et des dizaines de milliers de gens marchant avec desdrapeaux,despancartesetdesfleursde l’autre, iln’yaguèreàs’interrogerpoursavoirquiest laBelleetquiest laBête.MartinLutherKingavait fortbien compris ce principe. « Il y a plus de pouvoir dans des massessocialement organisées dans unemarche qu’il n’y en a dans les armes auxmainsdequelqueshommesdésespérés,écrivait-il.Nosennemispréféreraientavoir à faire à unpetit groupe arméplutôt qu’àune énormemassedegensdésarmésmaisrésolus5.»Quandlesdictateursouvrentlefeusuruneénormemassedegensdésarmésmaisrésolus—commeilsl’ontfaitparexempleenBirmanie—,ilssententaussitôtl’oppressionleurrevenirenboomerang.

En outre, il convient de se montrer prudent avec la résistance armée,parcequec’estuneépéeàdoubletranchant.Uncôtétire,lancedesbombesettue,l’autrecôtétire,lancedesbombesettueenretour,etbonnechancepourdémêler qui est à blâmer et qui se borne à exercer l’autodéfense. Le réeldanger pour un mouvement qui se radicalise, c’est que la violence renddifficilededistinguerlesbonsdesméchants.Etsivousn’yprenezpasgarde,même l’actionnonviolente lamieuxplanifiéepeut tournervinaigre, et vitefait.

Prenons un exemple hypothétique. Imaginez que vous ayez la charged’unemanifestationpacifique.Elleestbienorganiséeetelleressembleàunefête.Avecvoscollèguesactivistes,vousavezpassédesheures,des joursetdesmois à convaincre les gens de venir défiler dans les rues, et vous aveztoujoursétérécompenséspardesrangéesbienordonnéesdegensaffichantdefaçon bien visible les logos et les messages de votre mouvement.

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Aujourd’hui, la fouleenthousiastescandedessloganset tenddesfleursà lapolice,ettoutlemonde,desplusjeunesauxplusvieux,prendpartàl’action.Etpuis,sortisdenullepart,vousavisezquelquesidiotsbourrésquiprofitentdelajournéeàleurmanière.D’abord,ilsjettentdespierressurlapolice,puisilsbrisentlavitrined’uncoiffeur.Àprésent,vousetmoisavonsqu’ilpeutyavoir cinqmillepersonnes en trainde chanter et de scanderdes slogans, etseulementcinqousixcrétinsquicherchentlesennuis.Maisdevinezquiferalaunedesjournauxdemainmatin.Laréponse,hélas:lescrétins.

Bientôt votre réputation est ternie, et vous risquez fort de perdre votrecrédibilitéauprèsdesparentsdejeunesenfantsetdesvieillespersonnes.C’estbiendommage,parcequevousaveztravaillédurprécisémentpourlesattirerdevotrecôté.Maisilsnesontsansdoutepastrèsamateursd’endroitsoùlespierresvolentetoù l’onfaitbrûlerdesvoitures.Ensuite, lesmédiasquionttoujourssoutenuetrapportévosexploitss’empressentdevousreprochercetteviolence,etleurscomitésderédactionregardentmaintenantvotrecauseavecsuspicion. En l’espace d’une semaine, votre dynamique est en panne, lespiliers que vous avez si difficilement attirés de votre côté sont réticents àbouger, et lesgensdevotre communautévousvoient commeun fauteurdetroubles.Et toutcelaparcequevousn’avezpassumaintenirunedisciplinenonviolentedansvotremouvement.

Alors, qu’aurait-il fallu faire pour éviter d’en arriver là ? Depuis unedizained’années,mesamisetcollèguesduCanvastravaillentavecdesgensd’unecinquantainedepays,dontbeaucouppourraientprétendreàlapremièreplace sur la listedes endroits lesplusviolentsde laplanète.Pourtant, nousavonsapprisquelesgroupesimpliqués,sisanglantequesoitleurcultureouleurenvironnement,peuventnéanmoinsbâtiretmaintenirunedisciplinenonviolentes’ilsveulentbiens’yappliquer.Ilyfautcertesdescompétencesetdelapratique,maisenréalitécen’estpaspluscompliquéquedeconduireunevoiture.Etcomme le serinent lescampagnesde la sécurité routière, le tout,c’estd’yallerdoucement.

Lapremièreétapepeutsemblergandhienne,maiselleestefficace.Vousdevez prêcher la non-violence au sein de votremouvement—ou, pour lesmoinsreligieuxd’entrenous,enfairel’idéologiedevotremouvement.CefutassezfacileenSerbie.Sousladictaturedesannées1990,l’arméeetlapoliceétaienttoutsaufcools,etletypedeviolencequ’ellespratiquaientlesrendaitfortpeupopulairesauprèsdesjeunes.Demême,dansunesociétébouddhistecommelaBirmanie,l’idéedelanon-violencen’étaitpastrèsdifficileàsaisirpourlesgens.Ilnes’agitpasd’oublierl’horreurprovoquéepardesgroupesd’autodéfense bouddhistes assoiffés de sang dans ce pays, mais il seraitdifficile de comparer cette culture en général avec un point chaud comme

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l’Égypte.Pourtant,mêmedanscepays,lesactivistesontréussiàconvaincreleurscollèguesdesméritesdelanon-violence.Pourcela,ilsleurontexposél’histoiredemouvementsnonviolentsquiont réussi, ils lesont familiarisésavec sa pratique par le biais de la formation, et ils se sont servis de cestechniquespourl’emportersurleplanmoral—enétreignantlespolicierssurlaplaceTahrir.VousetmoipourrionscroirequetoutlemondeconnaîtMartinLutherKingetNelsonMandela,maisenréalitéilyadestasdegensquineconnaissent qu’une seule façon de résoudre les problèmes insolubles : laviolence.L’éducationestdoncunepremièreétape importantepour répandrelabonneparoledeladisciplinenonviolente.

La seconde chose que vous devez faire, c’est former vos camaradesactivistes à repérer les sources potentielles de friction. Comme Sinisa etMisko,mescollèguesduCanvas,aimentàlerappelerauxgroupesavecquinous travaillons, lesexplosionsdeviolencesurviennent leplus souvent lorsde confrontations entre « vous » et « eux »—que ce « eux » désigne lesforcesdesécuritéoulesmembresd’unpartipolitiqueopposé.Imaginezquevous soyez dans une manifestation à laquelle participent des milliers depersonnes,tandisquelesforcesantiémeutesurveillentnerveusementlascène.C’est tendu, et vous savezque certains depart et d’autre n’attendent qu’unincidentminimepourentameruneconfrontation.Biensûr,ils’agitd’obteniriciquelesgensgardentleurcalme.C’estàcettefinqueleleaderdesdroitsciviques Jim Lawson organisait dans les années 1960 des ateliers pouractivistesdansleséglisesdeNashville,justeavantqu’ilsaillentoccuperdescoffeeshopsségrégésde laville.LesétudiantsdeLawsonprovoquaient lesactivistes avec le genrede sarcasmes et d’actes dégradants qu’ils pouvaients’attendreàsubirdanslesruesdeNashville.Ilssefaisaienttraiterdetouslesnoms, cracher dessus et coller du chewing-gum dans les cheveux par lesformateurs de Lawson, pour apprendre comment réagir aux mêmesprovocationsdanslemonderéel.Onleurapprenaitàs’asseoirauxcomptoirs,à chanter dans les cars de la police après leur arrestation et à garder uneattitudenonviolentemêmedanslescirconstanceslesplushumiliantes.

Au cours des campagnes d’Otpor!, nous avons été assez malins pourcomprendre qu’en mettant les plus jolies filles au premier rang de nosmanifestations,nouslimitionslesrisquesdenousfaireassommertoutdesuiteparlapolice:mêmelesforcesdesécuritélesplussadiqueshésitentàentamerleur journée en malmenant des femmes. En outre, avoir des filles auxpremiers rangspermettait decréerun tamponphysiqueentre les flics et lesjeunesbagarreursdenotrebordquiétaientlesplussusceptiblesd’endécoudreaveclapolice.Enfin,lesmembresd’Otpor!jouaientdediversinstrumentsetdansaient sur une musique forte et rythmée, en appelant les policiers à sejoindreànotremouvement:toutcelapourleurmontrerquenousn’étionspas

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là pour lesmenacer.Nous allions jusqu’à chanter en l’honneur de la policedansnosmanifestations,notammentceshymnespatriotiquesetnunuchesquenous avions l’habitude d’entonner en l’honneur de notre bien-aimée maisdésastreuseéquipedefoot.Etnousavionsdesvolontairesétudiants,identifiéspar des rubans rouges noués sur leur manche, constituant une véritable« police des manifestants » et chargés d’isoler les potentiels fauteurs detroubles dans nos rangs avant qu’ils ne deviennent violents vis-à-vis de lapoliceouentreeux.

Ce qui nous amène, bien sûr, à la troisième étape indispensable pourgarder votremouvement des démons insidieux de la violence : le défendrecontrelesprovocateursquiessaierontfatalementderuinerlafête.C’esttristeàdire,maisilexistedesgroupesextrémistesdanschaquesociété,etbeaucoupd’entreeuxn’aimentrientantqu’unebonneépreuvedeforce—qu’ilsrêventd’uneguerrederaces,d’unaffrontementapocalyptiqueaveclepouvoir,oudequelquechosed’encorepluseffrayant.Dessupportersdefootauxanarchistesradicaux,chaquepaysasespropres«suspectshabituels»,destypesdisposésà se mettre des cagoules sur la tête et à brûler des voitures ou jeter descocktails Molotov à la première occasion. Et comme ils aiment lesrassemblementsmassifs—puisquec’estlàqu’ilspeuventprovoquerleplusde troubles — ils seront enchantés de participer à toute protestation oumanifestation à laquelle vous pourrez appeler. Il vous faut donc établir unedistinctionclaireentrevotremouvementnonviolentetcesgroupestoxiques.Même si vous êtes d’accord avec la plateforme qu’ils prétendent soutenir,évitez-lesàtoutprix.Àchaquefois,vousdeveztoutfairepourbienmontrerqu’ilsnefontpaspartiedevotremonde.

Heureusement, les nouvelles technologies peuvent vous faciliterconsidérablementlatâche,commel’ontmontrélesactivistesitaliensquiontmanifestépoursoutenirOccupyWallStreeten2011etontprisdesphotosdesanarchistesduBlackBlocquiessayaientde récupérer leurmouvement6. Enidentifiant les provocateurs et en diffusant leurs images sur les réseauxsociaux, les marcheurs italiens d’Occupy ont réussi à tracer une nettedémarcation entre eux et les types venus àRome en quête d’un festival deviolence. Grâce à leur intervention, personne ne risquait de confondre lescentaines demilliers demanifestants pacifiques avec les quelques types duBlackBlocquiespéraienttirerlacouvertureàeux.

Remarquez bien que toute cette discipline non violente a une doubleefficacité:àl’intérieur,ellegardevotremouvementpacifique,etàl’extérieurelledémontreauxautresquevousêtesunbonleader.Pourtouteslesraisonsmentionnéesplushaut,lescampagnesnonviolentesontbienplusdechancesd’attirer même des responsables de haut niveau du régime oppresseur.

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Comme nous le verrons au chapitre suivant, le mouvement étudiant qui aaboutiàlafameusescènedevantlescharsdelaplaceTiananmenbénéficiaitd’un certain soutien de la part d’officiers de haut rang qui étaient prêts àdésobéir aux ordres et à changer de camp. Lamême chose est vraie de lacommunauté internationale, dont les myriades d’organisations, desgouvernements étrangers aux ONG, préfèrent largement soutenir unerésistancepacifiquequedesinsurrectionsarmées.

C’estexactementcequis’estpasséauxPhilippines,etc’estunehistoirequ’aimeraconterCecilia—laplusjeuneformatriceduCanvasetnotreseulmembrephilippin.En1969,FerdinandMarcos,quis’étaitdistinguécontrelesJaponaisdurantlaSecondeGuerremondiale,futrééluprésident.Enréactionà une vague de manifestations étudiantes menées par des communistes,Marcosdéclaralaloimartiale.«Ilestpeut-êtreplusfacileetplusconfortablede se tourner vers la consolation d’un passé familier et médiocre, disait-ildansundiscoursmenaçanttypiquedesonstylehabituel,maisl’heureesttropgraveet lesenjeuxtropélevéspourautoriser lesconcessionsclassiquesauxprocessusdémocratiquestraditionnels7.»

L’opposition, sans surprise, s’arma et prit le maquis dans la jungle. Sebaptisant la New People’s Army, les communistes obtinrent d’abord dessuccèsdansleurguérillacontrelegouvernement;maisilsn’attirèrentguèrelasympathiedesPhilippinsordinaires,etilsfurentqualifiésdeterroristesparlesÉtats-Unis.

Celui qui reprit le flambeau de l’opposition fut un sénateur nomméBenigno Aquino. En 1983, il accepta de rentrer d’un long exil pour seprésenter contre Marcos. Les militaires venus l’accueillir sur le tarmacn’attendirentpaslongtempspours’occuperdesoncas:ilfutassassinéavantmêmed’êtresortidel’aéroport.Lesmanifestationssemultiplièrent.Marcos,qui n’avait plus le choix, consentit à organiser des élections, qui furenttoutefoisentachéesdefraudes.

C’est là qu’entre en scène Corazon Aquino, la veuve du sénateurassassiné.Voyant ladynamiqueenclenchéepar lemeurtrede sonmari, elleorganisaunemarchesurManille.Deuxmillionsdepersonnes répondirentàsonappel.Lelendemaindel’investituredeMarcos,ellelançaunecampagneappelée « Pouvoir du peuple », qui commença par une grève générale. Enoutre, les Philippins organisèrent des ruées sur les banques d’État,déstabilisant ces institutions corrompues et cooptées. Ils boycottèrent lesmédiasofficiels,s’appuyantsurlesjournauxetlesstationsderadiotenusparl’Église catholique, un pilier du pouvoir qui n’avait jamais témoigné degrande affection à Marcos. Des millions de gens partout dans le pays sesentaient pleins d’espoir. Et des millions d’autres, qui regardaient ces

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événementspartoutdanslemonde,savaientsansl’ombred’undoutequiétaitdans son bon droit. Le 25 février 1986, Cory Aquino prêta le sermentprésidentiel et constitua un gouvernement parallèle. Ce soir-là, deshélicoptères militaires américains escortèrent Marcos et une trentaine demembresdesonentouragejusqu’àunebasemilitaireproche,puisàHawaii,oùledictateurallaitpasserlerestedesesjours.

Donc,larésistancenonviolentearéussiauxPhilippineslàoùlaviolenceavaitéchoué,commecefutlecasdanstantd’autresendroitsdelaplanète.Siladisciplinenonviolente—quiformelasaintetrinitédelaluttenonviolente,avecl’unitéetlaplanification—estd’uneimportancevitale,d’autreschosesencoresontnécessairespourgarantirlesuccèsd’unmouvement.Ainsi,ilestcrucial de savoir comment et quand terminer ce que vous avez commencé.Pourcela,venons-enàcescourageuxjeunesgensquiaffrontèrentlestanksàPékinen1989.

1.«“IAmPreparedtoDie”:NelsonMandela’sOpeningStatementfromtheDockattheOpeningoftheDefenceCaseintheRivoniaTrial»,surlesitewebdel’ONUpourlaJournéeinternationaleNelsonMandela.

2.JanetCherry,SpearoftheNation,Athens,OhioUniversityPress,2012,p.23.

3.Mahatma Gandhi,The Essential Gandhi : An Anthology of His Writings on His Life, Work, and Ideas, New York,Vintage,2002,p.109.

4.EricaChenowethetMariaJ.Stephan,WhyCivilResistanceWorks:TheStrategicLogicofNonviolentConflict,NewYork,ColumbiaUniversityPress,2011.

5.MartinLutherKing, Jr.,ThePapers ofMartinLutherKing, Jr., vol.V,Threshold of aNewDecade, January 1959-December1960,TenishaArmstrong(ed.),Berkeley,UniversityofCaliforniaPress,2005,p.303.

6.JasonMotlagh,«OccupyOaklandEmbracesNonviolence,butDebatesBlackBlocTactics»,Time,8novembre2011.

7.«ThePhilippines:FarewelltoDemocracy»,Time,29janvier1973.

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10Finissezcequevousavezcommencé

L’heureestvenued’aborderunaspect tristement sous-estiméde la luttenon violente : comment identifier ce moment critique de toute campagne,quand vous avez pris d’assaut votre « œuf » et atteint l’objectif que vousvouliezconquérir.Parcequec’est lemomentoù,en tantqu’activistes,vousdevez déclarer la victoire et en finir— ou dumoins passer à la prochainebataillequ’ilvousestpossibledegagner.

Cela pourrait sembler simple, mais déclarer la victoire est en fait unechoseassezdélicate.C’estunpeucommeencuisine,oùtout tientautempsdecuisson.Vousnevoulezpasvousretrouveravecdescookiesbrûlésouunsouffléeffondré.Sivousdéclareztroptôtlaréussitedevotremouvementetsivous renvoyez lesactivisteschezeuxalorsqu’il reste lamoitiéduboulotàfinir, vous risquez d’aboutir à une situation comparable à celle que nousvoyons en Égypte aujourd’hui. En effet, ceux qui ont combattu pour cetterévolution ont cru avoir gagné après la chute de Moubarak, pour voir lesFrèresmusulmansd’abord,etlepouvoirmilitaireensuite,leurtomberdessusetreprendrelecontrôledupays.Mêmeàprésent,aveclesFrèresenfuiteetl’arméeauxaffaires,l’Égypten’estpasletypededémocratiedontavaitrêvémonamiMohammedAdel.

Aveclerecul, ilsembleévidentquel’erreurdesÉgyptiensfutd’appelerleur révolution une réussite juste après que leur dictateur eut été traîné enprison.Onsaitbienquedansunesituationpolitiquechaotique—commelevidequiasuivilasortieunpeuprécipitéedeMoubarak—cesontlesgroupesles plus organisés qui sont les plus susceptibles de prendre les rênes du

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pouvoir. Et personne en Égypte n’était mieux organisé que les Frèresmusulmansetlesmilitaires.Enn’anticipantpaslacapacitédecesgroupesàprendre en charge le chaos laissé par le départ de Moubarak, les jeunesactivistesnonviolentsquiavaientsibienréussiàmobiliserlesgensdanslesrues du Caire et à apporter une réelle unité aux citoyens égyptiens sepréparaient à de grandes déceptions. C’est pourquoi le Canvas se plaît àrappeler que Kennedy n’avait pas simplement promis d’envoyer descosmonautes sur la Lune ; il avait aussi promis de les ramener sur Terre.Ramenercestypesàlamaison,etpasseulementlesexpédierdansl’espace,étaitl’œufdelaNasa.PourlesÉgyptiens,l’œufdevaitêtreladémocratie,etpasseulementlafindeMoubarak.

C’estpourquoiilestsiimportantpourlesactivistesnonviolentsdefinircequ’ilsontcommencé.L’exploitspectaculairederenverserundictateurnedevient une véritable victoire que si la tâche nettementmoins spectaculairequiconsisteàmettreunedémocratieenplaceaétéaccomplie.Etsil’étudedeChenoweth et Stephan que j’ai citée plus haut conclut que l’action nonviolenteoffre lameilleure chanced’un changement social durable—42%danslescinqansquisuivent—celavouslaisseencore58%dechancesdevoir vosvaillants efforts aboutir à une conclusionmalheureuse.Donc, pourêtre sûr que vous ne partiez pas les mains vides, considérons les chausse-trapes les plus courantes dans lesquelles peuvent s’enliser même desmouvementsremarquablementbienmenés.

Biensûr,commenousl’avonsvuenÉgypte,vouspouvezcélébrervotrevictoire trop tôt en laissant la porte grande ouverte à des acteurs plusmalveillantsquis’empresserontderecueillirlesfruitsdevotrelabeur.Maisilest toutaussidangereuxd’attendre trop longtempspourdéclarer lavictoire.Ladynamiqued’unmouvementestunechoseépineuse,etils’agitdenepasla louper.C’estcequiestarrivéauxcourageuxjeunesactivisteschinoisquiont occupé la place Tiananmen en 1989. Dans l’un des moments les plusfascinantsdel’histoiremoderne,lesétudiantsorganisèrentunemanifestationpacifique de masse et réussirent à contraindre le pouvoir communiste deproposerdes concessions et des réformes tangibles, pourvoir tout cela leurexploseràlafigurequandilsrefusèrenttouteslespropositionsdecompromisavancées par le pouvoir.Au lieu d’accepter ces offres,mêmemodestes, lesétudiantsdemandèrent—defaçon irréaliste—qu’unedémocratiepleineetentièreremplacelesystèmechinois.DevantlerefusdesactivistesdelaplaceTiananmend’accepterlesvictoiresmineuresmaissignificativesqueleuravaitdéjà accordées le Parti, le gouvernement paniqua à l’idée de troublessupplémentairesetécrasalesoulèvement.Enconséquencedequoi,iln’yeutplusdemouvementssociauxenChinependantprèsdevingtans.

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Commetout lerestedansl’histoiredelaChine,cequis’estpasséplaceTiananmen est lié à des dizaines de processus historiques, dont certainsremontent à des décennies. Certes, je ne suis pas un expert en matièred’histoirechinoise,maispourlediredefaçonsimple—sanstoutefoisqu’ellesoittropsimpliste—voicicequis’estpassé.Le15avril1989,HuYaobang,secrétaire général du Parti communiste connu pour être un réformateur,mourutsubitementd’unecrisecardiaque.LesétudiantsdePékin,unepoignéede libéraux qui rêvait depuis des années, comme plus tard tant de fans deGunsN’Roses1, dedémocratie enChine,prirent ledeuil de l’hommequ’ilsconsidéraientcommelechampiondeleurcause.Bientôtilscommencèrentàconvergervers laplaceTiananmen,dressantdesautelsàHuetécrivantdespoèmes qui étaient une subtile critique du gouvernement, auquel ilsreprochaientden’avoirpassusemontrerassezprogressiste.

Mais la poésie ne peut captiver l’attention de jeunes étudiants bourrésd’hormones qu’un certain temps. Les manifestations fragmentairess’agglomérèrent enunmouvementunique, avecdes leaders,de lamusique,desslogansetunelistedeseptexigences.Vingt-cinqansplustard,nousnousrappelonslemouvementdelaplaceTiananmencommed’unsoulèvementenfaveur de la démocratie et contre l’oppression. Nous avons le témoignagevisueldudegrédedéterminationdesparticipantsgrâceauxcélèbres imagesd’unhommeanonymedeboutfaceàunecolonnedecharsquiavance.Maisen réalité, lemouvement étudiant ne fut jamais tout à fait aussi radical, dumoins pas au début. Les exigences que les étudiants présentèrent augouvernement étaient simples et raisonnables, comme l’augmentation dubudgetdel’éducation,lalevéedesrestrictionsdudroitdemanifesteràPékin,et l’allègement de la censure sur la presse, surtout dans la couverture desactions menées par les étudiants. Autant de batailles, peut-on dire aveccertitude,quiauraientpuêtregagnées.

Tout d’abord, le gouvernement ne montra aucun empressement àsatisfairelesrevendicationsétudiantes.Le26avril,lejournalofficielduParti,le Quotidien du peuple, sortit un éditorial en première page sur lesmanifestations.Intitulé«Unepositionclaires’imposecontrelestroubles2»,il laissait peu de doutes sur l’approche qu’envisageaient les chefs du Parti.Presqueaussitôt,descentainesdemilliersdenouveauxétudiants inondèrentla place, brisant les cordons de police et gagnant rapidement le soutien desouvriers d’usine et d’autres habitants de Pékin. Si vous étiez une grossepointureduparticommuniste,c’estlàquevouscommenciezàavoirpeur.Denombreux piliers du pouvoir étaient en train de vaciller et de se réalignercontrevous.Ilsemblaitqu’unerévolutionétaitenroute.

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Comprenant que l’État communiste était vraiment en danger, legouvernement se hâta d’annoncer qu’il était prêt à négocier. À plusieursreprises,ZhaoZiyang,lenouveausecrétairegénéralduParti,déclaraquelesétudiantsavaientraisondepointerlacorruptioncommeunproblèmemajeur,etilpromitd’aborderrapidementlaquestion.Zhaoajoutaquelemouvementétudiant était de nature patriotique : unedéclaration largement interprétée àl’époque comme l’indication qu’il n’y aurait pas de nouvelles poursuitescontre ses leaders. Dans le ton comme en substance, les discours de Zhaoallaient à l’encontre de la ligne dure qui avait prévalu jusqu’alors. Ilssignalaientqueleparticommunisteétaitdisposéàécouteretagiraitdefaçonraisonnable.Letempsquelemoisdemaisoitpassé,laplupartdesétudiantschinois avaient la sensationqu’unevictoiremajeureavait été remportée. Ilsabandonnèrentlaplaceetrentrèrentàl’universitélecœurléger.

S’il s’était agi du jeu vidéoMike Tyson’s Punch-Out !!, les étudiantsauraient simplement démoli Glass Joe. S’ils avaient été dans le jeuAngryBirds,ilsenauraientétéàsontoutpremierniveau.Ilsauraientdûprendreunmomentpourévaluerleurpositionetcomprendrequ’ilsn’étaientpasprêtsàmettreKOlegrandMikeTyson.Ilsavaientdéjàaccompliquelquechosederemarquable:aprèstout, legouvernementchinoisn’estpasdugenreàfairedesconcessionsàquiquecesoit,etencoremoinsàunebandedejeunesgens.Donc, du simple fait d’avoir obtenu du parti communiste qu’il prenne encompte leurs desiderata, les activistes étudiants avaient déjà réalisé un groscoup.Poureux,l’étapesuivanteauraitdûêtredeproclamerleurréussiteurbietorbi,enaffirmantqu’ilsavaientréussiàfaireplier,enpartiedumoins,lepuissant gouvernement chinois. Alors le niveau deux du jeu aurait pucommencer presque aussitôt. Les étudiants auraient tiré parti de leur poidsnouveau pour pousser le bouchon un peu plus loin, en se servant descompétencesqu’ilsavaientacquisesaucoursdecespremièresconfrontationspouraméliorerleurspositions.Lasaisondeuxdeleurspectaculairemini-sérieaurait sans doute été encore plus excitante que la première. En effet, ilsavaientàlafoisungrandpotentieletdesrésultatsdéjàacquis.

Maislaplupartdesleadersétudiantsnevoyaientpasleschosesainsi.Aurisque de généraliser, disons qu’ils n’étaient pas vraiment intéressés par ledialogue.Ilsétaientjeunesetidéalistes,etilsvoulaienttoutourien.Aulieude négocier, ils annoncèrent une nouvelle série de tactiques encore plusradicalesvisantàfairerepartirlemouvementetàramenerlesmassesàleurcause:ilsallaiententamerunegrèvedelafaim.

La grève commença le 13 mai 1989. Cette date n’était pas choisie auhasard, puisque le leader soviétique Mikhaïl Gorbatchev devait atterrir àPékindeuxjoursplustardpourunevisitequipasseraitforcémentparlecœur

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de laville, laplaceTiananmen.Cette foisencore, ilapparut trèsviteque legouvernementétaitfortintéresséparuncompromis:lesmédiascontrôlésparl’Étatcontinuèrentàseboucherlenezetàcouvrirfavorablementlagrèvedela faim, la censure fut allégée, et une poignée d’intellectuels reçut lapermission d’exprimer un point de vue critique dans un grand journalnational. Cela restait loin de la liberté de la presse dont nous jouissons enOccident, mais selon les critères des partis communistes partout dans lemonde, c’étaitdéjàuneconcessionmajeure. Jouant l’apaisementà fond,unreprésentant du pouvoir nomméYanMingfu vint en personne sur la placepours’offrircommeotagevolontaire.Legouvernement,déclara-t-il,étaitprêtaucompromis.

Là encore, les leaders étudiants refusèrent de bouger. C’était ladémocratieourien.Ilsvoulaientun«gameover»etunepartiecomplètementnouvelle.Maisnilesgouvernementsnilesjeuxvidéonefonctionnentdecettemanière. Quand Gorbatchev atterrit le lendemain — lançant le premiersommet sino-soviétique en plus de trente ans— il fut accueilli en grandecérémonienonpassur laplace,maisà l’aéroport.Ledestindumouvement,dans une largemesure, était scellé : les intentions des protestataires étaientpures,maisleurrefusdevoirleurluttecommeunesériedepetitsactesplutôtqu’un spectacle cataclysmique leur laissait peude chances.Mêmequand laloimartiale futdéclaréeetquediversmilitairesdehaut rangrisquèrent leurcarrièreetleurvieentendantlamainaumouvementétudiantdansunderniereffort pour protéger les jeunes gens, ils s’obstinèrent dans leur refus. Leurmouvement ne savait pas jouer le jeu.Ne sachant pas à quelmoment criervictoire,ilattendittroplongtempsetfinitécrasé.

Mêmequandlesactivistesnecommettentaucuneerreuretontuntimingimpeccable, ilya toujoursunrisqueque leurmouvements’effondrede lui-même.Destasdegensontcommencépetit,ontremportédegrandesvictoiresetontannoncéleurréussiteexactementaubonmoment,avantdesentiravechorreur tout s’effondrer sous leurs pieds. Cela arrive en général quand ilscommencentàsesentir tropconfiantsdansleurvictoire,commeuncoureurquimène la course en tête et savouredéjà son triomphe,pourvoirun rivalpiquerunsprint,ledépasseretfranchirsoussonnezlaligned’arrivée.C’estunpeucequiestarrivéenUkraineàlasuitedelaRévolutionorangede2004.

Lesmoisprécédantcetterévolution,nous,lesSerbes,avonseul’honneurdetravailleravecuncertainnombredejeunesactivistescourageuxdecepaysquisedonnaientlenomcollectifdePora,«C’estl’heure»,faisantéchoauxmots d’ordre d’Otpor! : « Il est cuit » et «Cette année est la nôtre ». Lesleaders de Pora étaient fantastiques, ils excellaient à unir les gens non passeulementderrièreunsymbole—lacouleurorange—maisaussiderrièreun

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candidat unique à la présidence, Viktor Iouchtchenko, un bel homme quiportaitdespullsorangequandilparlaitàsesfutursélecteurs.PorafutefficaceenUkraine,tirantlespiliersdupouvoirdesoncôtéetorganisantdesmeetingsdemassequiressemblaientàdesfêtes.Ilsavaientdestasdejoliesfillesquitendaientdesfleursorangelorsdesmanifestationsàdespoliciersantiémeuteabasourdis, ils jouaientde lamusiqueetembarquaient tout lemondeàbordavec une vision prometteuse du lendemain, parlant d’une Ukraine libre oùpourraient prospérer la démocratie, la transparence et les droitsfondamentaux.

Naturellement, le régime postcommuniste en place avait bien dumal àgérertoutcela.L’élitepolitiqueukrainienne,étroitementliéeàPoutineetàlaRussie,devaitfairequelquechose—n’importequoi—poursauversapeau.Cela,parcequeàmesurequ’approchaitladateduspectacleélectoralquiallaitopposerIouchtchenkoàViktorIanoukovytch,lecandidatduKremlin,Poranecessaitdeprogresser.Iouchtchenkooffrait l’imaged’unavenirensoleillé : ilprésentait bien et attirait les électeurs qui cherchaient à sortir l’Ukraine dufroidpostsoviétique.Ianoukovytch,poursapart,étaitundélinquantquiavaitautrefoispasséquatreansenprisonpourvoletviolences.

Mais ensuite, il se passa quelque chose de bizarre. Alors qu’il était enroutepourunmeeting,Iouchtchenkosesentitmal,etcrutd’abordqu’ilavaitune grippe intestinale. Jusque-là, rien de grave. Certes, c’était une gêne enpleine campagne électorale, et, comme le sait quiconque a jamais souffertd’un empoisonnement alimentaire, c’était sans doute un peu embarrassant—maisrienquipûtprendreuneimportancenationale.Mêmelesleaderslesplus forts peuvent s’enrhumer. Mais ensuite, les choses s’aggravèrent. LevisagedeIouchtchenkosemitàgonfler;sapeausecouvritdecloques,puiselle prit une teinte verdâtre reptilienne. Bientôt, sous les yeux horrifiés dumonde,Iouchtchenko, lepoliticienphotogéniquede l’oppositionet lefavoridesactivistespro-démocratie,s’étaittransforméenuneespècedeGodzilla.

Les résultats des tests de laboratoire arrivèrent : Iouchtchenko avait étéempoisonné à la dioxine. Comme la méthamphétamine bleue que prépareWalterWhitedansBreakingBad, ladrogueadministréeaucandidatdePoraétait si pure qu’elle ne pouvait avoir été fabriquée que par un chimisteprofessionnel. Il se révéla que tout l’épisode avait commencé après queIouchtchenkoeutdînéavecl’undeschefsdesservicessecretsukrainiens.LesUkrainiensordinairescommencèrentàsedemanders’ilsvivaientunmauvaisfilmd’espionnage,avecleretourdesmêmesméchantsduKGBqu’àl’époquesoviétique.LesactivistesdePoraétaientlivides,etlesgensespéraientqu’ilsauraient encore un candidat vivant et non pas unmartyr quand viendrait lejourdesélections.

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Aucuneinquiétude,disaientlespartisansdeIanoukovytch.Leproblème,ajoutaient-ilsavecdessouriresrusés,c’étaitqueIouchtchenkoavaiteupourdîner des sushis et du cognac capitalistes, au lieu d’aliments patriotiquescomme le gras de porc et la vodka.En clair, Iouchtchenko ne pouvait s’enprendrequ’àlui-même.Àcemoment,lesmembresdePoravirentlafenêtred’opportunitéetbondirent.Ils’agissaitd’uneoppressioncaractérisée,etilslarenvoyèrent en boomerang de façon spectaculaire. Le visage défiguré deIouchtchenkodevintunnouveausymboledumouvement,etPora,jetantdanslabatailletoutesonénergieet toutsonenthousiasme,combinésàlagammede techniques non violentes dont ils s’étaient déjà servis pour attirerl’attention sur la cause de la démocratie ukrainienne, organisa une série demarches,demeetingsetdemanifestationsensoutienàIouchtchenko.MalgrétousleseffortsdeIanoukovitchpourtruquerl’élection,Iouchtchenko,porteurdecicatricesàviemaisenvoiedeguérison, fut finalementéluprésidentdel’Ukraine.

Il apparutà tous lesobservateursquePoraavait contribuéàapporter ladémocratieenUkraine,etilétaitclairquelemouvementavaitremportéunegrandevictoireenréussissantàgardertouslespiliersdupouvoirunisderrièreun unique candidat. Tout cela faisait une excellente histoire, et je voudraispouvoirvousdirequ’aujourd’huil’Ukraineestsurlavoiedelalibertéetdesdroits humains.Malheureusement, je ne peux pas. Si les activistes de Poraavaient fait preuve d’un grand talent pour amener leurs concitoyens àtravailler ensemble durant la tumultueuse élection présidentielle, ilsnégligèrent de mettre en œuvre ces mêmes compétences une foisIouchtchenkoaupouvoir.Quandileutreçul’investitureentantqueprésidentet que la fête fut finie, tout le monde rentra simplement à la maison. Lesactivistes de Pora ne poursuivirent pas leur travail pour maintenir l’unitépolitique une fois la ferveur révolutionnaire retombée, et il ne fallut quequelques mois après l’élection de Iouchtchenko pour que sa coalition sefissure gravement. Presque tout de suite, le nouveau président avait eu uneprisedebecavecsonPremierministre,unefigurenonmoinscharismatiquenomméeIouliaTymochenko.Ilsn’étaientd’accordàpeuprèssurrien,leursalliés politiques étaient tous de bords différents, et bientôt le sol se dérobasouslespiedsdesforcesdémocratiques.

Et il se déroba à plusieurs reprises : quand la coalitionmise à mal deIouchtchenko finit par se briser, ouvrant la voie à Ianoukovytch pourrécupérerlepouvoir;quandcemêmeIanoukovytchserévélaêtreunPoutineminiature;etquandTymochenkofutemprisonnéeàlasuited’accusationsdecorruption. Si vous regardiez l’Ukraine vers 2011 ou 2012, on vous auraitpardonné de penser que Pora avait totalement échoué et que la liberté étaitimpossible.

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Maislepouvoirdupeupleestcommelegéniedelalampe:unefoisqu’ilenestsorti,iln’yrentreplusjamais.L’Ukraineàcetégardestuncasd’école.Après la réélection de Ianoukovitch, le pays entra dans une période dedéprimepolitique : raresfurentceuxquiavaient l’énergieou lesmoyensdefairequoiquece soit.LesUkrainiens restèrent apathiquesmêmeenvoyantIanoukovitchorganiserunvastesystèmedecopainsetdecoquinscorrompus.Ils soupirèrent lorsque le dictateur supprima les libertés civiles, et ilsétouffèrentdesjuronsquandcefonctionnairequigagnaitl’équivalentdedeuxmille dollars par mois se fit construire une résidence pour soixante-quinzemillionsdedollars,avecdeslustresàcentmilledollarspièce,etunzooprivébien fourni en espèces animales. Mais quand Ianoukovitch déclara qu’ilvoulaitsortirde l’UnioneuropéenneenfaveurdeMoscou, legénierugitdenouveau. La corruption, les Ukrainiens étaient prêts à la supporter ;l’extravagance, ilspouvaient lapardonner,mêmeàcontrecœur.Maisque ledictateur leur enlève leur rêve de rejoindre l’Occident, d’être une nationnormale au sein dumonde libre, de bienvivre, d’avoir de l’espoir, toute la«visiond’avenir»quePoraleuravaitdécritedixansplustôt,c’étaitpousserlebouchontroploin.Donc,unefoisencore,lepeupledescenditdanslarue.

Cemouvement, appelé Euromaïdan, est réellement impressionnant. SesmembresontluttéetontétéassassinésdanslesruesdeKievpourleurvisionpourdemain.Quiauraitpu imaginerque lepremierpeupledans l’histoireàmourirpourpouvoiragiterfièrementledrapeaudel’Unioneuropéenneseraitles Ukrainiens, citoyens d’un pays qui n’était pas même membre de cetteUnion?Ilsétaientguidésparlapuissanced’unevision,etc’estcequiafaitd’Euromaïdanunesibellesourced’inspiration.Endépitdesforcesdéployéespar lepouvoir,deses innombrablesdécrets,etde lapropagandedeMoscousurseschaînesofficiellesetsurtouteslestélévisionsdumonde—accusantdesprotestatairesd’avoirdesinistresintentions—lepeuplepersévéra.Ilyaune raison simple à cela : quand les gens ordinaires goûtent à leur proprepouvoir,ilssontengénéralpeudisposésàrevenirtrèslongtempsàuneviedecomplaisantedocilité.Ilsveulentavancer.Ilsveulentêtrelibres.Maisiln’estpas encore certain que les activistes de Kiev aient appris de leurs erreurspasséesetsoientdésormaiscapablesd’unirlepeupleàlongterme.

On peut espérer qu’ils apprendront de l’histoire qu’il est crucial demaintenirl’unitéd’unmouvement,mêmeaprèsavoirremportécequiapparaîtcommelagrandevictoire.AprèslachutedeMilosevicenSerbie,Otpor!nerelâcha pas la pression sur le système, alors que nous avions atteint ce quebeaucoupconsidéraientcommenotreobjectifmajeur.Certes,Milosevicavaitété renversé, mais sa faction, bien qu’affaiblie, restait vivante et active. Etnous savions aussi qu’il y avait un risque que la nouvelle direction serbetrouvelevieuxtrônedeMilosevicàsongoûtetessaiederécupérerlepouvoir

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dictatorial pour elle-même. Mais Otpor! s’était préparé à cette éventualité.Noussavionsquenotre«œuf»étaitladémocratie,etqu’ilnousrestaitunelongueroutepouryparvenir.Aussinouscollâmesdesaffichespartoutdanslepays, informant le nouveau gouvernement démocratiquement élu que lesmêmes activistes qui avaient fait tomberMilosevicgardaientunœil sur lesnouveaux dirigeants, et que toute tentative de ramener l’ancien systèmereviendraitàdéchaînerlemêmepouvoirdupeuplequiavaitobtenulatêtedel’ancien régime. Les vieilles banderoles et les graffitis d’Otpor! furentremplacéspardesaffichesmontrantdesbulldozers—devenuslessymbolesde larévolutionserbe—avecceslogan :«IlyavingtmillebulldozersenSerbie, et deux millions de personnes prêtes à les conduire », tandis qued’autres disaient : « Nous vous surveillons ! » Il s’agissait de rappeler augouvernement fraîchement élu que la campagne d’Otpor! était loin d’êtrefinie. En d’autres termes, notre travail ne s’arrêtait pas à la chute deMilosevic.Nous luttionspour ladémocratieetnousentendionsbienfinir laluttequenousavionscommencée.

Qu’il s’agisse de planifier un mouvement non violent ou de faire unswing au golf, peu de choses comptent autant que le suivi. Naturellement,empêcherlescoupsd’Étatcontre-révolutionnaires,installerungouvernementdémocratique, organiser des élections libres et construire des institutionsdurables est beaucoup moins sexy qu’affronter un dictateur enragé ou unmairefacileàtournerendérisionavecunebruyanteetjoyeusemanifestationdans les rues d’une grande ville.Mais les mouvements qui veulent réussirdoivent avoir la patience de continuer à bosser dur, même quand lesprojecteurssontdéjàbraquéssurlagrandehistoiresuivante.

Au bout de quinze ans sans Milosevic, mon pays est loin d’êtreDisneyland.Maisc’estencoreunedémocratiequifonctionnecorrectementetquirestemalgrétoutlepayspourlequelnousavonsluttéàl’époqued’Otpor!.Et cela parcequenous avons su très tôt quel serait l’objectif final denotremouvementetparcequenousavionsunevisiond’avenirquidéfinissaitnotre«œuf»defaçonsuffisammentclaire.Nousexigionsunedémocratie,unpaysqui vive en paix avec ses voisins, et l’entrée dans l’Union européenne.Aujourd’hui,nousysommesàpeuprès.PersonnenecensurenosmédiasninefrappelesmanifestantsdanslesruesdeBelgrade,nousavonsdesrelationscordialesavecnosanciensennemisjurés,etnospoliticienss’emploient,surlepapierdumoins,àfaireentrerlepaysdansl’Unioneuropéenne.

ToutcelaparcequeaprèslachutedeMilosevic,lesactivistesserbesn’ontjamaiscessédelivrerdepetitesbataillesqu’ilspouvaientgagner.Monamietmentor, Zoran Djindjic, est devenu Premier ministre et s’est employé àdéfaire,fragmentparfragment,l’arsenallégislatifdel’époquedeMilosevic.

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Djindjicaavancéàpetitspaspourintroduireuneréformeaprèsl’autre,bienconscient que tout gouvernement postrévolutionnaire est par natureextrêmement fragile. Il ne voulait donner à personne l’occasion de cueillircette fleur à peine éclose. Donc, s’il avança avec décision, il avança aussiavec lenteur. Comme en Égypte, beaucoup d’anciens fidèles du régimeattendaientenembuscadequ’ilailletroploinetqu’ilfassequelquechosedestupide, et si nousn’avionspasdeFrèresmusulmans à affronter enSerbie,nousnemanquionspasdegrandesentreprisescriminellescherchantàprofiterdu vide du pouvoir qui résultait de notre victoire contre Milosevic.Finalement,Djindjicpaya leprixsuprêmepoursesefforts : il futassassiné.Onsuspectalamafia.Cejour-là—le12mars2003—futleplussombredemavie.Maismêmesilepaysavaitperduungrandhomme,notredémocratieetlesinstitutionsqueDjindjicavaitcontribuéàrenforcerperdurèrent.Nous,lesSerbes,avionscrééquelquechosed’assezfortpoursurvivremêmeàcettecatastrophe,etc’estlà,pourmoi,lavéritableréussitedenotrerévolution.

Rappelez-vous la Marche du sel de Gandhi : il procéda par étapessuccessives,enannonçant toutessespetitesvictoiresau furetàmesure.Eneffet,ilcomprenaitd’instinctlejeudelanon-violence.Quandsestentativespours’attirerlesbonnesgrâcesduRajbritanniqueenaffichantlaloyautédesIndiens vis-à-vis de la Couronne échouèrent, il lui fallut changer son fusild’épaule. Il savait qu’annoncer une révolution risquait de susciter uneexplosion qui ne donnerait rien de plus substantiel qu’une pousséed’enthousiasme patriotique suivie d’une répression accrue — ce qui estexactementlesortquesubirentlesactivistesdelaplaceTiananmen.Cequ’ilfallaitàGandhi,c’étaituneactionfacileàsuivre,permettantàsespartisansd’apprendreprogressivement les règles de la désobéissance civile, d’affûterleurscompétencesetderenforcerleurcourage.Iltrouvatoutceladanslesel.

Le succèsde laMarchedu sel n’amenapasbien sûr l’indépendancedel’Inde,etilfaudraitencoredix-septansdedésobéissancecivileavantquelesfonctionnaires de Sa Majesté remettent à ses habitants le contrôle de leurcolonie la plus lucrative.Mais ces dix-sept années furent relativement plusfacilespourGandhi.Grâceà laMarchedusel, ilavaitmontréqu’ilétaitunleadercapabledefinircequ’ilavaitcommencéetd’obtenirdes résultats. Iljouissait donc d’un immense prestige auprès des Indiens. Il n’était pas unesimpleautoritémorale;iln’étaitpasunsimpleactivistepleindebonnesidéesetcapabledefairedebeauxdiscours. Ilétait—etvousmepardonnerezcelangagesophistiqué—legarsquisaitcommentfaireleboulot.

Or,unefoisquevousaveztouslesfondamentaux—définirvotrecause,trouver vos symboles, identifier les piliers du pouvoir et retournerl’oppressioncontreelle-même—savoirfaireleboulotauxplushautsniveaux

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del’actionnonviolenterevientàsavoiràquelmomentdéclarerlavictoireetavancerversl’objectifsuivant.

C’est làuneformed’artdans laquelleexcelleAnnaHazare3.HazareestundisciplespiritueldeGandhi,unactivisteindienquiaeuunecarrièretrèsinhabituelle.Nédansunefamillepauvre,ilfutemmenéàMumbaiparl’undeses oncles, qui lui offrit quelques années d’éducation. Malgré cela, il dutabandonnerl’écoleencinquièmequandsononclesetrouvaàcourtd’argent.De retour au village, il trouva du travail comme pharmacien, organisa ungrouped’autodéfensepourprotégerlesfermierslocauxdepropriétairescruelsetsouventviolents,etfinitparentrerdansl’armée.Pourtant,iln’avaitjamaiscessé de croire en la non-violence et, après sa démobilisation, il revint unefois encore dans son village, où il entama une inlassable croisade pouraméliorer laviedesesvoisins. Ilsebattitpourbannir l’alcool—jesais, jesais…maisjerappelleaussiqueseulsceuxquiviventauseind’unesociétédonnéesaventréellementcequivamarcherounonpourelle—carleseffetsde la boisson causaient de gros problèmes dans son village. Hazaremontaaussiunebanquedesemences,assurantainsiquelesfermiersdanslebesoinn’auraient jamais à souffrir de la faim. Il participa à la fondation d’uneinstitution charitable pour aider les autres villageois. Tous ces effortsaméliorèrent grandement l’éducation dans la région, poussèrent à laconstruction de nouvelles écoles, et, dépassant même ses espoirs,contribuèrent à une campagne pour l’abolition du système des castes, quiamélioraconsidérablementlesortdeceuxqu’onappelaitles«intouchables».Ces victoires apprirent à Hazare une importante leçon : les petits défis dudébut,avecdesobjectifsclairementétablis,aidentàsepréparerauxgrandesluttesàvenir.

En 2011, Hazare, désormais un vieil homme, était prêt pour le plusimportant combat de sa vie : il allait s’attaquer à la corruption, ce vasteproblèmequiparalysedepuistoujoursl’économieetlasociétéindiennes.Parexemple,selonuneétudemenéeparTransparencyInternational,plusde62%desménagesindiensreconnaissaienten2005avoirversédespots-de-vinpourbénéficierdesservicespublicsdebase.Hazarevoulaitmettrefinàtoutcela.Il réclama des mesures punitives plus dures contre les responsables jugéscoupablesdecorruption,ainsiquelamiseenplacedetoutunsystèmelocaletnationald’ombudsmans,capablesd’agirrapidementaunomdescitoyens.

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Le gouvernement rejeta ce plan jugé trop compliqué à appliquer. Le5avril2011,Hazareentamaunegrèvede lafaim.«Je jeûnerai,déclara-t-illors d’une conférence de presse, jusqu’à ce que la loi anticorruption soitpassée.»

Descentainesdepersonnesse joignirentàHazaredanssonjeûneetdescentainesdemilliersd’autresenvoyèrentdestweetsetpostèrentdesmessagesde soutien sur Facebook. Bientôt, les célébrités indiennes, des stars deBollywoodaux joueursdecricket,entrèrentdans labataille.LemessagedeHazareétaitsimple:iln’appelaitpasàlafinimmédiatedelacorruption,maissebornaitàexigerqueleparlementvoteuneloi.Ilétaitdisciplinéetconcret.Et, comme Gandhi, c’était un admirable vieux gentleman suprêmementengagéàsacause,àquilesgensfaisaientconfiancepourobtenirdesrésultatsparce qu’il avait déjà été victorieux. Bientôt, des dizaines de milliers desupportersmanifestaientpartoutdanslesgrandesvillesdel’Inde.Cinqjoursplus tard, legouvernementcapitulait,promettantdefairepasser leprojetdeloi.

Hazare s’empressad’annoncer savictoire,cequiétait adroit,mais ilnes’entintpaslà.Ilavaitcompriseneffetquegagnerunebataillenesignifiaitpasgagnerlaguerre,etque,sil’onavaitlemalheurdelaisserunpeutropdetemps à ce système politique décadent, il risquait fort de retomber dans lechaos.Conscientdecedanger,Hazarenerelâchapaslapression,mêmeaprèscettepremièrevictoiremémorable.«Lavraiebataillecommencemaintenant,dit-ilàsessupporters.Nousavonsunlongcombatdevantnouspourmettreaupointlanouvellelégislation.Encinqjours,nousavonsmontréaumondequenous étions unis pour la cause de la nation. La présence de jeunes dans cemouvementestunsigned’espoir4.»

Ilfutfidèleàsaparole,etlegouvernementfutfidèleàsanature.Quand,quelquesmoisplustard,legouvernementproposauneversionédulcoréedelaloi,Hazareladécriacomme«unecruelleplaisanterie».Ilpromituneautregrèvedelafaim,cettefoisjusqu’àlamorts’illefallait.Enquelquesheures,des dizaines demilliers de gens envoyèrent des fax au gouvernement pour

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soutenirl’appeldeHazare.ÀMumbai,lestaxisfirentunejournéedegrèveensolidaritéavec lui.Maisavantmêmequ’ilaitpucommencersagrèvede lafaim,Hazarefutarrêtésousl’inculpationderassemblementsnonautorisésetmisenprison.

Entamantsagrèvedelafaimdanssacellule,Hazarerecueillitbientôtunsoutienmassif,contraignantlegouvernementàcéderenquelquesheuresetàle libérer de prison. L’oppression s’était retournée contre elle-même. Maistoujours maître tacticien, Hazare refusa de quitter sa cellule si on nel’autorisaitpasàpoursuivre sagrèvede la faimdans les lieuxpublicsqu’ilavait choisis auparavant à cet effet. Quelques jours plus tard, il gagna ànouveau, et fut escorté à l’endroit qu’il avait choisi pour y poursuivre sonjeûne.Enlevoyantmaigriràvued’œil,lesmilliersdegensvenuslesoutenirne purent qu’être frappés par la contradiction entre son corps affaibli et lapuissancedesarésolution.Hazarenecessaitderépéterqu’ilenmourraits’illefallait,maisquesespartisansetluin’abandonneraientjamaislalutte.

Partout en Inde, de jeunes hommes se mirent à porter le topi, le calotblanc traditionnelquiétait lasignaturedeHazare.Sessupporters trouvèrentaussileslogan«JesuisAnna»,qu’ilspromirentdescanderàvoixhauteetpubliquement chaque fois qu’un policier ou un fonctionnaire quelconqueauraitlefrontdeleurdemanderunpot-de-vin5.

Douze jours après le début de sa grèvede la faim, ayant perduprès dehuit kilos, déshydraté et frêle, Hazare fut informé que le gouvernementcapitulaitune foisencoreetqu’ilallait revoir la loicomme il ledemandait.Assis sur une chaise, une immense banderole frappée du visage deGandhiderrièrelui,Hazaredéclarasavictoirefinale.«J’estimequec’estlavictoiredupays tout entier6 »,dit-il.Ça l’était eneffet,maisuniquementparcequeHazare avait su déclarer ses victoires au bon moment, sans pour autantrelâcher la pression jusqu’à ce qu’il ait terminé le combat qu’il avaitcommencé.

LeschangementssociauxcommeceuxqueHazareaobtenusen IndeetquenousavonsréussiàimposerenSerbienesontpasfacilesàobtenir.Descauses comme ladémocratie, les droits humains et la transparence sont desmoissonsquipoussentlentementetexigentbeaucoupdetravail,desstratégiesclaires et de fortes institutions civiles pour s’épanouir et survivre. Il est devotre responsabilité en tant qu’activistes de terminer ce que vous avezcommencé, parce que, comme nous le voyons partout dans le monde, desrévolutionssansrésolutionsadaptéespeuventêtretoutaussimauvaisesquecequiexistaitavantelles.Vousdevezvousassurerquetousleschangementsquevousapportezvontêtredurablesetstables. Ilyadeschosesévidentesdontvousdevezvousgardersoigneusement,commeproclamertroptôtla«finde

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partie », ne pas reconnaître vos victoires quand on vous les concède, ouaffaiblirvotreunitédurementgagnéepardes«querellesdefamille»etdespostures politiques rigides. Et même si c’est tentant, veillez à ne pas troptomber amoureux des nouvelles élites et des nouveaux héros que votremouvement a pu porter au pouvoir. La corruption et l’abus du pouvoirpeuventgâchermêmelesrévolutionsnonviolenteslesmieuxpréparées,etilarrive souvent que les chaussures d’un ancien dictateur semblent trèsconfortables aux nouveaux occupants de son palais. Dix ans après que lesactivistesgéorgiensdeKmaraeurentadoptélelogoaupoingferméd’Otpor!et introduit dans leurpays laRévolution rose en2003,MikhaïlSaakachvili— le jeune leader prometteur qui était arrivé au pouvoir bien déterminé àmettre l’ancien État soviétique sur la voie des droits humains et de ladémocratie— fut battu à l’élection présidentielle après avoir été accusé derecouriraumêmegenredetactiqueautoritairequesesprédécesseurs.

Ayant pris part à unmouvement qui a réussi à apporter un changementréel à mon pays, je vous promets qu’il est néanmoins possible de fairedurablementladifférenceencemonde.LaSerbieest-ellelemeilleurendroitoù vivre aujourd’hui ? Certainement pas : nous avons une économievacillante, un système d’éducation antique et dysfonctionnel, des habitudesenvironnementales parfaitementmédiévales et les crimes contre l’humanitédeMilosevicvontnousassurer longtempsunedéplorableréputationdans lacommunautéinternationale.ÀBelgradecommeailleurs,noussouffronsd’unfort tauxdechômageetdebeaucoupdecorruption.Maisnousgardonsbonespoir en l’avenir, nous avons des médias relativement ouverts et desinstitutions démocratiques qui nous permettent d’élire nos leaders et de lesrendrecomptablesdecequ’ilsfontounefontpaspournous.Par-dessustout,nous avons cette confiance en soi que donne le fait d’avoir réussi unerévolutionnonviolente.Êtrecapabled’améliorer laviede touteunesociétévousdonneuneforcenouvelle,etcesentimentestpartagépartouslesbonsactivistes.C’estunesensationnéed’uneidéesimple,quipousseàunmomentouunautreunemassedegensàseleverpouruneconvictionnouvelle:c’estàeuxqu’ilrevientdefairebougerleschoses.Ilssavent,commej’espèrequevouslesavezaussi,qu’ilfautquecesoiteux.

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1.AllusionàChineseDemocracy,leuralbumde2008.(N.d.T.)

2.DeniseChong,EggonMao:AStoryofLove,Hope,andDefiance,Toronto,VintageCanada,2011,p.198.

3.KailashChand,«WakingIndia:OneMan’sCampaignAgainstCorruption»,Guardian,8avril2011.4.RamaLakshmi,«IndiaAgreestoProtester’sDemandonGraftPanel»,WashingtonPost,9avril2011.

5.«CountrywideProtestsContinueasAnnaHazareFastsinTihar»,TimesofIndia,17août2011.

6.MarkMagnier,«InIndia,Anti-GraftActivistDeclaresVictory»,LosAngelesTimes,28août2011.

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11Ilfallaitquecesoitvous

Commelesaventtousceuxquiontunjourappréciéunbonpolarouqui,dansleurenfance,ontengloutiàtoutevitesseunplatdelégumesramollisetdepouletcaoutchouteuxpourarriverplusviteaudessert,c’estunebonneidéedegarderlemeilleurpourlafin.Donc,aprèsvousavoirparlédeGandhietdeMartinLutherKing,aprèsvousavoirdécrit lessoulèvementsenÉgypte,enBirmanieetauxMaldives,etvousavoircommuniquémesexpériencesdansle processus de renversement dumeurtrier SlobodanMilosevic, je voudraisvousparlerd’unautre typedehéros,plushumblemais toutaussi inspirant.AppelonsnotrehypothétiqueprotagonisteKathy.Pourêtre franc,Kathyn’arien de bien remarquable. On trouve des gens comme elle dans n’importequellevilledesÉtats-Unis,etj’aiforgéicisonhistoireàpartird’anecdotesetd’exemplesquem’ontracontésdiversactivistesàtempspartieldesbanlieuesaméricaines.

Kathy est une femme charmante, parfaitement ordinaire, avec un bonboulot,troisgossesetunemaisonconfortable;enclair,quelqu’und’agréable,mais qui n’a rien pour sortir du lot. Elle essaie de vivre une vie normale,heureuseetéquilibrée.Ilyapeudetempsencore,ellen’avaitjamaisenvisagéde participer à une forme quelconque d’activisme dans sa vie. Trop jeunepouravoirconnu la révoltedesannées1960,elleagrandipersuadéeque lapolitique est sale, le système corrompu, et les gens à peu près impuissantsface aux gouvernements et aux multinationales. Le mieux donc est des’occuper de ses affaires et de se concentrer sur les choses qu’on peutcontrôler.Kathya toujours évité, commebeaucoupd’entrenous, ces casse-piedsquidistribuentdes tractsà l’entréedusupermarché, faisantcampagne

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pourune causeouune autre.Tout en admirant leur passion, elle nevoulaitrienavoiràfaireaveceux.Ellevoulaitsimplementqu’onluifichelapaix.

Etpuissurvintlarévisiondupland’occupationdessols.

Commec’estsouventlecasdesaffairesgéréesparlesautoritéslocales,laplupart des voisins de Kathy ne prêtèrent aucune attention à cettemodification du cadastre quand elle fut adoptée par le conseil municipal.Kathy pas davantage.Mais quelques semaines plus tard, la ville ne parlaitplusquedeça:lesgenscommentaientcettedécisionàlastation-service,lescollègues de son mari en discutaient, et des pancartes de protestationpoussaientcommedeschampignonssurlespelouses.Legrandterrainvagueprocheducollègedelavilleallaitbientôtêtreoccupéparunénormecentrecommercial. Ce genre de chose arrive partout enAmérique, et il n’est pasbesoin d’être urbaniste pour savoir qu’un centre commercial à proximitéd’uneécolesignifieplusdecirculation,unrisqueaccrud’accidents,ettoutessortesd’influencesetdedistractionsque l’onchercheengénéral—à justetitre — à éloigner des écoles. Mais le conseil municipal, avec lesencouragements enthousiastes de quelques promoteurs locaux, ignora toutcelaetenvoyalesbulldozerspourcommencerlestravaux.

Préoccupée, Kathy fit tout ce qu’elle estimait nécessaire. Elle appelaquelques membres du conseil municipal et laissa des messages à leursecrétaire ;personnebiensûrne la rappela jamais.Elleécrivitune lettreaujournallocal,quilafitparaître,maissansaucunrésultat.Elleendiscutaavecses amies du conseil d’école, et elles rédigèrent ensemble une lettre deréprimandeaumaire;ellesreçurentuneréponsepolie,promettantqu’ilallaitexaminerlaquestion—cequ’ilnefitjamais.Sivousavezpratiquéunjourune sorte quelconque d’activisme de voisinage, je suis sûr que cela vousrappelledessouvenirs.

Bientôt, ce centre commercial devint l’unique sujet de conversation deKathyetdesesamies.Cen’étaitpasunesimpleaffairedesécurité;certes,unaccroissementdelacirculationposaitdesproblèmes,maisrienquequelquesgendarmescouchésoufeuxtricoloresnepuissentrésoudre.Lavraiequestionétaitceterriblesentimentquedesgensayantbeaucoupd’argentetdesamisàlamairiepouvaients’amenertranquillement,fairelapluieetlebeautemps,etlaissersur lesable lescitoyensordinairescommeelle : touscesparentsquiemmenaientlesgossesàl’écolechaquematin,quifaisaientdesgâteauxpourles vendre au profit du collège, et considéraient la communauté scolairecommeunepartieintégrantedeleurvie.Aveccalmed’abord,puisavecplusdenervositéàmesurequelessemainespassaient,Kathyenvisagead’entamerune action plus sérieuse. Comme toutes les batailles qui méritent d’êtremenées, celle-ci exigeait du temps et des tactiques ad hoc. Kathy comprit

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avanttoutqueleconseilmunicipalnesesouciaitpasd’écouterlesparentsdesenfantsscolarisésàcetendroit.Ilsn’étaientpasassezimportants,découvrit-elle,etlemairepouvaitlesécarterd’unreversdemain.MaisKathyétaitunefinemouche:ellesavaitidentifierlespiliersdupouvoir.

Ses amis et elle réfléchirent au fait que leur ville était remplie de bonschrétiensquiprenaientlareligionausérieux,aupointquelescentresdelavieciviquedelavilleétaientseséglises.Kathyetsesalliéss’étaientdéjàrésignésaufaitquelemairenes’intéressaitpasàcequelespetitesgensavaientàdire.Quantauxpromoteurs, ilsne risquaientpasdebouger tantqu’ilyauraitdel’argent à faire pour eux.Mais il y a certaines forces quemême le conseilmunicipalleplusrésolunepeutignorer,etKathyenrôladoncleclergélocalpouravoirlacolèredivinedesoncôté.Elleconvainquitunprêtred’écrireunelettre très ferme aumaire.Celui-ci n’était pas idiot : quand il sentit qu’unecoalition divine était en train de se construire contre lui, il réagit auxprotestationsparlapromessederéexaminerlePOS.Cettelettre,témoignantde l’implication de l’un des piliers fondamentaux du pouvoir du maire, serévéla plus efficace que tous les bavardages au bureau, toutes les pancartessurlespelouses,etlese-mailsfurieuxdetouslesparentsréunis.

Cela faisait désormais troismois que lemaire avait ignoréKathy,maiscettefoisilfitmachinearrièreetpromitd’organiserunenouvelleconsultationpubliquepourréviserlePOS.Àlasuitedecepremierrésultat,toutlemondevoulutfairepartiedel’équiped’activistesbanlieusardsdeKathy,etmêmelesrésidentslesplusapathiquesdelavillesentirentqu’ilsétaientdessans-gradesen train demener la bonne bataille. Le soir de la consultation publique, lamairieétaitpleineàcraquer.Laplupartdesgensdanslepublicétaientvenusparsimplecuriosité,nevoulantpasmanquerlegrandévénement.Ilsnefurentpas déçus par Kathy et ses amis : leurs discours n’avaient rien deprofessionnel—Kathy,quellesquesoientsesvertus,n’estpasChurchill—maisilsvenaientducœur,ilsétaientauthentiquesetprofondémenttouchants.Àlafindelaréunion,ilétaitclairquelenouveauPOSdevaitêtreremballédanslestiroirs,etquelquessemainesplustard,c’étaitchosefaite.Conscientsdel’importancededéclarerleurvictoire,Kathyetsesconjurésécrivirentaumaireunelettreouvertefortgracieuse,quileremerciaitd’avoirprislabonnedécisionetl’invitaitàvenirvisiterl’école.Biensûr,ilréponditàl’invitation.Kathyavait gagnéune réelle influencedans sapetiteville, et elleparvint àobtenirbeaucouppoursacommunauté.

J’airencontrédestasdeKathyaucoursdemesvoyagesauxÉtats-Unis,et chaque fois ce sont leurs histoires qui me réjouissent le plus. Certes,renverserMoubarak ouMilosevic est une réussite remarquable, mais vousn’avezpasbesoindegémirsousunedictaturepourappliquerlesprincipesdu

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pouvoirdupeuple:ilssontuniverselsetilss’appliquentàtous,oùquevoussoyezetquelquesoitvotreproblème.

S’il vous reste des doutes sur le pouvoir des hobbits ordinaires commenotreamieKathy,considérezlasituationdeKibera,àNairobi.C’est leplusgrandbidonvilleduKenyaetpeut-êtredumonde.Cinqmillionsdepersonness’y entassent dans des conditions sordides. Kibera présentait pour seshabitants tous les dangers quepeut offrir l’undespires trousde l’enfer surterre. Le paysage était terrifiant. Il y avait Jamhuri Park, dont les épaisbuissons et les grands arbres donnent une ombre perpétuelle, en faisant unendroit de choix pour les violeurs locaux. Puis vous aviez le barrage deNairobi,aupiedduquelétaientinstallésdesgangs,etsivousmarchiezunjourdepaiesurKaranjaRoad, larueprincipale,vousétiezàpeuprèscertaindevous faire agresser et voler par des voyous. Et puis, il y avait les toilettesvolantes. Kibera étant dépourvu de tout système d’égouts développé etefficace, beaucoup d’habitants étaient contraints de faire leurs affaires danslesfossésbordantlesrues1.Lanuit,quandilétaittropdangereuxdesortirdechezsoineserait-cequeletempsdesoulagerunbesoinnaturel,lesgensdeKibera allaient simplement aux toilettes dans un sac en plastique, qu’ilsnouaientetjetaientparlafenêtre:voilàpourlestoilettesvolantes.Inutilededirequ’ilyavaitdessacsenplastiqueunpeupartout.Kibera,commeonpeutl’imaginer, n’était pas un endroit facile à habiter. Pour survivre, vous aviezvraimentintérêtàconnaîtrelecoin.

Or,lesONGprésentespouraiderleshabitantsdubidonvilleconnaissaientmal celui-ci. Elles avaient les meilleures intentions du monde, mais ellesétaientconstituéesd’étrangersoudeKenyansplusfortunés.L’aideofferteparcesoutsidersétaitbienvenue,maisellenerésolvaitaucunproblèmeréel.Biensûr, ils pouvaient installer des latrines et réduire le nombre de toilettesvolantes.Maislesbesoinsfondamentauxdubidonvillen’étaientpasabordésefficacement.Leschosessemirentàchangerlorsquelacommunautédécidade s’unir pour agir. Les habitants de Kibera se regroupèrent en troisorganisations locales et commencèrent par se fixer des tâches simples. Lapremière fut d’établir une carte de leurs quartiers. Une carte du bidonvillepouvait être un bon outil pour permettre aux gens de partager leursinformationsetdes’avertirmutuellementdespérilsetdesopportunitésquilesentouraient. C’était une façon pour eux de mettre en commun leurdébrouillardiseetleurconnaissancedelarue.Cen’étaitpasd’unedifficultéinsurmontable.De nos jours, la cartographie est grandement facilitée par latechnologie;etcommelesjeunessonttoujoursplusdouéspourcesnouvellesapplications, des adolescents armés de GPS allèrent collecter une série dedonnées, arpentant le bidonville et enregistrant tout ce qu’ils voyaient enquatre catégories : sécurité/vulnérabilité, services de santé, éducation

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informelle et eau/sanitaires.Quand ils eurent fini, ils imprimèrent leur cartesurdupapierbonmarchéetladistribuèrentàleursvoisins,avecdescrayonsetdupapiermillimétré.Àleurgrandejoie,beaucoupdegensajoutèrentleurspropres informationssur lescartes,etbientôt leurbasededonnéesmontaàcinq cents points, puis à des centaines d’autres. Ayant eu connaissance duprojet, le Fonds pour l’enfance de l’ONU s’impliqua et donna un peud’argent.Bientôt,chaquehabitantdeKiberaputrecevoirdesalertespardestextos envoyés directement sur leurs téléphones portables, un servicecommode pour se tenir à l’écart des crimes et des accès de violence sifréquentsdanslevoisinage.Blocparbloc,quartierparquartier,leshabitantsdeKiberareprirentprogressivementenmainleurcommunauté.

LesjeunesdeKiberaillustrentparfaitementlepouvoirdupeupleutiliséàbon escient.Contrairement à beaucoup d’exemples de ce livre, ces gens necherchaientpasàrenverserdesennemiscorrompusouàgagnerdeslibertés.Ilsunissaientsimplementleursforcespourapporterunsentimentdesécuritéàleursamisetà leurs familles.Cegenredeprojetconstitue toujoursune trèspuissantevisionpourdemain.

LeshabitantsdeKiberaavaientbeauêtredéçusparleurgouvernementetleurs institutions, ilsn’avaientpasperdu la foi en leur capacité à accomplirdes changements positifs par eux-mêmes. Ils promurent leur vision enchoisissantlesbataillesqu’ilspouvaientgagner.Ilssuscitèrentl’enthousiasmeetmirentleurcréativitéàprofitpourrassemblerunmaximumdegens.Créerunplandesavillen’estpasunactehistoriquecommerenverserunedictature,et cela ne fera sans doute pas la une des journaux le lendemain. Mais ens’engageant avec leurs voisins, les gens de Kibera ont amélioré la viequotidienne de tous ceuxqui vivaient dans le secteur. Si les activistes d’unmisérablebidonvilleafricainsontcapablesdefaireladifférence,vousdevezvousaussipouvoirlefaire.

Aumomentd’entamervotrequête,vousdevezaccepter le faitqu’iln’yaurapasdecavaleriepourveniràvotresecours.Personnedeplusgrand,deplus brave ou de plus beau que vous ne descendra de l’Olympe pour venirrésoudrevosproblèmes.C’estencoreuneleçonquej’aiapprisedeTolkien:ilfautquecesoitvous.Danslaphasedelancementdevotremouvement,lessorciers,leshommesforts,lesnainsobstinésetlesbeauxelfesdecemondenesebousculerontpaspourvousaider.Vousserezseul.EnSerbie,cepaysd’entêtés qui n’apprennent pas vite, il nous a fallu quasiment dix ans pourcomprendrecetteleçonetréaliserqu’Otpor!devaits’attaqueràMiloseviclui-même.Lespoliticiensnousavaientdéçus,lacommunautéinternationalen’ycomprenait rien,et l’oppositionétaitunchaos.NiGandalfniE.T.n’allaientvenirmettrefinàcettedictaturepournous,etnotreproblèmen’allaitpasse

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résoudre tout seul. C’était à nous de trouver comment forger notre saintetrinitéd’utilité,deplanificationetdedisciplinenonviolentepouraffronterledictateur.

Maisplusencore,Otpor!aréussiparcequ’ildébordaitd’enthousiasmeetde créativité — deux caractéristiques que vous-même et tous ceux quitravaillentavecvousdevez toujoursgarderaucœuretà l’esprit.Quanddesactivistes viennent nous trouver en quête de conseils concrets sur ledéroulement de leur action, nous leur répondons que nous ne pouvons rienfaire pour eux.Nous pouvons certes leur enseigner les principes de base etquelquestechniquesnonviolentesquisesontrévéléesefficacesdanslepassé,maislessolutionscréativesauxproblèmesd’unesociétédonnéedoiventvenirde l’intérieur. Nous disons à nos activistes d’écouter leurs propres cœursrebellesetd’apprendreàcompter sureux-mêmes.Lesconsultantsétrangers—etjemecompteàl’occasiondanscettebande—,ontlaréputationd’agir,selonl’immortelleexpressionducolonelBob,«commedesfilsdeputequidébarquent du cul du monde avec leurs beaux attachés-cases ». Quand ils’agit de changer le monde, les gens ordinaires comme notre hypothétiqueKathy et les très réels habitants de Kibera obtiennent de bien meilleursrésultatsquenepourrajamaislefaireunconsultantextérieur.

Permettez-moi maintenant de venir gâcher un peu la fête : il y a unebonneetunemauvaisefaçondelirecelivre.Lamauvaisefaçonconsisteàleparcourircommeunlivred’aventuresarrivéesàdesgenscourageuxdansdesendroitséloignésdumonde,ens’imaginantêtresoi-mêmeunleaderhéroïqueetnonunepersonneordinairesansgrandecauseàdéfendre.Labonnefaçonde le lire est de prendre les principes énoncés ici comme des principesvalables pour la vie entière, et de chercher à les appliquer en toutescirconstances.Aucoursdevotrelecture,j’espèrequevousavezréfléchiauxproblèmes qui vous intéressent.Qu’ils soient énormes et concernent tout lemonde, comme l’injustice sociale, ou qu’il s’agisse d’une question quin’affecte que quelques personnes de votre voisinage, comme un excès dedéjections canines dans les rues, j’espère que vous commencez à percevoircomment vous pouvez améliorer votre société par le biais de l’action nonviolente.

Quoiquevousayezpuisédanscelivre,veuillezaumoinsvousrappelerceci:lavieprendtoutsonsens—etelleestaussibeaucoupplusamusante—quandvous laprenezenchargeetvous lancezdans l’action.C’estun tristeconstatque toutdans laviemodernenouspousseà l’apathieetauconfort ;noussommescenséscontinueràfairecequ’onnousditparcequec’estplusfacile. Mais si vous ressemblez, ne serait-ce qu’un peu, à Duda, Ana,MohammedAdel,Sandra,Cecilia,Slobo,Sinisa,Misko,Breza,Rasko,Imran

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Zahir, Harvey Milk, Itzik Alrov, Andy Bichlbaum, Rachel Hope, ChrisNahum, Manal al-Sharif, nos jeunes amis de Kibera, ou nos camaradesgéorgiensNinietGeorgi,vousalleztrouverdifficilederesterassissansrienfaire. Et si nous avons aujourd’hui la chance de disposer de technologiesstupéfiantesquipermettentàtoutunchacundes’improviseractiviste—lestéléphonesportables,lesréseauxsociauxetl’omniprésencedescaméras—,ilest bon de nous rappeler qu’il existait des centaines demouvements avantqu’on aitmême rêvé de ces outils, et que bien des causes qui se sont troplourdementappuyéessurlatechnologieontéchouémisérablement.

Si vous tapez « révolution Facebook » ou « révolution Twitter » surGoogle, vous verrez que les médias ont couvert ces dernières années deprotestations—desprintempsarabesjusqu’àOccupyWallStreet—commesi l’activisme contemporain n’était qu’une nouvelle fonction sur unsmartphoneouuneapplicoolàtélécharger.C’estpourquoidesgenscommelePremierministre turcnecraignentpasdevenirà la télévisiondireà leurpeuplequelesmanifestationsdanslesruesd’Istanbulnesontjamaisquedesflashmobs organisées sur Twitter. On entend ce reproche, totalementinjustifié, répétéadnauseam. Cette obsessionmalsaine pour la technologieconduitcertainsàcroirequetoutcequ’ilfautpourchangerlemonde,c’estungroupesurFacebooketuneprotestationtousazimuts.Hélas,nousl’avonsvu,cela ne suffit pas pour gagner. La vidéo « Kony 2012 » a beau avoir étévisionnéedesmillionsde fois surYouTube, JosephKonymène toujours sabandedevoyousàtraverslesjunglesd’Afrique.Là-bas,rienn’achangé.

Ce que chaque activiste doit absolument comprendre, c’est que toutrevientàlacommunauté,auxgens.Lesidéesdecelivrenesontqu’uncadrepratique ; elles sont lettre morte sans un esprit déterminé à faire unedifférence et un cœur convaincu que c’est possible. Parlant par expériencepersonnelle,etaunomdetousles«moinsquerien»quiontsuivicettevoiepouraboutiràdesrésultatsspectaculaires,jepeuxvousjurerqu’iln’yariende plus satisfaisant ni de plus heureux dans la vie que de vous lever pourquelquechosequevouscroyez juste.Mêmelespluspetitescréaturesont lepouvoirdechangerlemonde.

Jevoudraisencorevous raconterunedernièrehistoire.Quand jen’étaisencorequ’unadolescentboutonneuxdanslesannées1980,bienavantquejenecommenceàréfléchiràlapolitique,auxpiliersdupouvoiretauxthéoriesdeGeneSharpsur l’activismenonviolent, jepassaismes journéesàgratterma guitare et à idolâtrer mon grand frère Igor. En effet, je n’étais encorequ’unmôme, tandisqu’Igoravaitdéjàsongroupe,dont leschoixmusicauxinspiraient lerespectdanstous lescerclesautorisés.Igoraonzeansdeplusquemoi,etparsonlooketsonattitude,ilétaitunpeuleJimKerrlocal—le

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leaderdesSimpleMinds.Inutilededirequ’ilétaitadorédetouteslesfillesdela scènehypedeBelgrade,et jevoulaisdésespérément suivre sonexemple.Igorsupposaitavecjustessequesijemimaissamusiqueetsonstyle,c’étaituniquementpourjouirdelamêmeadoration.Unjour,donc,ilmefitasseoiret entreprit de me donner une leçon sur la vraie raison pour laquelle lamusiqueaunetelleplacedanslemonde.Enfait,cen’étaitpasvraimentuneleçon.IlmetenditundisquedePeterGabrieletmeditd’écouter«Biko»,sachansonsurcemilitantnoird’AfriqueduSudassassiné,quiavaitdonnésaviepour lutter contre l’apartheid.C’était pour cela,m’expliqua Igor, que jedevraisfairedelamusique.Paspourlesfilles,paspourlesfoules,maispourlachanced’avoirunimpactpositifsurlemonde.Quandjepassaicedisqueetque j’entendis Peter Gabriel articuler les deux syllabes du nom de Bikocomme une sorte de plainte, je compris qu’Igor avait raison. C’était plusimportantque tout.Etc’était celaque jevoulais faire : êtreparmiceuxquis’efforcentderendrelaviemeilleure.

Le5octobre2013,plusdetrenteansaprèslasortiede«Biko»etpourl’anniversairedelaRévolutionserbecontreMilosevic,PeterGabrielestvenuàBelgradedans le cadrede sa tournéeeuropéenne.Mon frère Igorvivait àl’étrangeretnepouvaitpasyêtre.Maismoi,jen’auraismanquéçapourrienau monde, ma femme Masha non plus, pas plus que Duda et le reste del’équipeduCanvas.Leconcertétaitformidable.Nousétionsdansunefouledecinqmillepersonnesquibuvaientchaquenoteetécoutaientchaqueparole.Aucoursdemon travail etdemesvoyages, j’ai eu lachancede rencontrerquelques-unsdemeshéros,et j’ai toujoursmisunpointd’honneuràgardermonflegmeenprésencedesplusgrossespointuresdecemonde.Certainsdeceuxavecquij’aitravaillésontdevenuslesleadersdémocratiquementélusdeleurspays libérés,et j’aipleindephotosdemoiencompagniedegensquej’admiredepuistoujoursépingléesaumur.Maisriendansmavienem’avaitpréparéàcequi s’estpasséà la finduconcertdePeterGabriel àBelgradecettenuit-là.

Quandileutfinisontourdechantetsalué,ilrevintsurlascène,baignéed’une lumière rougeâtre irréelle. À ce moment, tous ses musiciens étaientpartis,saufManuKatché,lebatteursolitaire,quijouaitdoucement.Personnenecompritcequisepassait, jusqu’àcequePeterGabriel, l’hommedont lamusiquem’avaitpousséàfairequelquechosedemavie,s’emparedumicroets’adresseàlafoule.

«Ilyaexactementtreizeans,dit-il,desjeunesgensdanscepaysonteulecouragedeseleverpourlesdroitsdupeuple,etdepuis,ilsenseignentauxgens partout dans le monde ce qu’ils ont appris avec le Canvas. Maisaujourd’hui,ilrestebeaucoupdepaysoùlesjeunesdoiventencoretrouverle

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couragedeseleverpourceenquoiilscroient,pourcombattrecequ’ilsjugentmauvais,etpourdéfendrelesdroitsdeleurpeuple.C’estprécisémentcequ’afaitunjeunehommeenAfriqueduSud,etcelaluiacoûtélavie.SonnomestStevenBiko.»

Et là-dessus, son groupe revint interpréter la chanson. J’étais stupéfait—muetdesaisissement.Mesgenouxsemirentà trembler.Mashameserracontreelle,sansdouteparcequ’ellesavaitquej’étaisprêtàmeliquéfiersurlesol. Nul ne savait mieux qu’elle ce que les mots de Peter Gabriel et cettechansonsignifiaientpourmoi.Enfin,quandilarrivaàlaphrase«Etàprésentles yeux dumonde vous surveillent », il leva son poing fermé le plus hautpossible et salua la foule du vieux symbole d’Otpor!. Les gens étaienthystériques,levantlepoingenretouretchantantenchœur.Quandcefutfini,justeavantqu’ilnequittelascènepourdebon,PeterGabrielpassaunderniermessageàsonpublic.

«Quoiqu’ilsepassedésormais,dit-il,c’estentrevosmains.»

Puisiltournalemicroverslafouleets’enalla.1.AndrewHarding,«NairobiSlumLife:IntoKibera»,BBC.com,4octobre2004.

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AvantdesedireaurevoirSivousavezlucelivrejusqu’aubout,jenevoisquedeuxpossibilités.La

premièreestquevousêtesmafemme,auquelcas,Masha,jet’aimetrèsfortetje tesuis infinimentreconnaissantdetonsoutienetde tapatiencepourmesgesticulations.Lasecondeestquevousavezréellementenviedesusciterdeschangementspositifsdansvotrecommunauté,etdanscecas,quelquesmotsdeconclusions’imposent.

Traditionnellement, ce genre d’ouvrage s’achève sur une explosiond’optimisme et des encouragements à trouver votre propre voie, à fondervotre propre mouvement et à lutter pour votre propre cause. Mais je suisserbe.Nousne faisonspasdans l’optimisme.Lesmotsd’encouragementneviennent pas aisément à des gens dont l’histoire consiste en de longuespériodes de guerre séparées par des périodes plus courtes d’attente de laguerre. À la place, je vous quitterai donc en vous offrant pour viatiquequelquesaperçusd’unsavoirdurementacquis.

Le premier, c’est que la chance compte.Les principes détaillés dans celivre,desgrandesstratégiesauxpetitestactiques,ontététestésetsontjustes,maisnoussommestousdesêtreshumains,etêtrehumainveutdirequ’ilpeuttoujours arriverquelquechosedecomplètementbizarre et imprévisible,quien une minute catapulte dans la gloire ou la ruine tous vos plans si bienpréparés.J’aidéjàvucelamaintesfois:lamarcheparfaitementorganiséequin’attirequecinqmalheureuxclampinsparcequ’ellecoïncidaitavecunmatchde foot important, ou le mouvement que personne ne s’attendait à voirprendre de l’ampleur jusqu’à ce que, pour une raison quelconque, sesmessages ou ses personnalités captivent l’imagination du public. Si vousbrûlez demettre en pratique les principes détaillés dans ce livre, rappelez-vous que le plus grand penseur du monde, un certain Murphy, avaitparfaitementraisond’affirmerquetoutcequipeutallermaliramal.PourêtresûrdenepasêtrevictimedelaloideMurphy,faitescesdeuxchosessimples.D’abord,nenégligezpasvosdevoirsà lamaisonet soyezaussiméticuleuxquepossible:établissezdeslistesmentales,faitesdesgraphiques,etévitezdelaisserquoiquecesoitauhasard.Ensuite,soyezsereinetapprenezàaccepterles revers comme des incidents inhérents au parcours d’unmouvement quichercheàfaireladifférence.

Mais si vous ne pouvez pas contrôler la chance, vous pouvezcertainement contrôler — ou tout du moins essayer de remodeler — lacommunauté. Et les gens sont le véritable enjeu de toute cette affaire. Peuimporte que vous soyez devant une salle remplie d’inconnus en train desoutenirpassionnémentvotrepointdevue,dedistribuerdes tractssurvotre

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campus ou de défiler dans les rues sous le regardmenaçant de la police ;chaque fois que vous prendrez des risques en vous dressant face àl’oppression,etenentrantdansladansenonentantqu’observateurmaisentantqueparticipant,ilviendraunmomentoùvousaureztrès,trèspeur.Vouspouvez être le gars le plus costaud qui soit, soyez sûr qu’à un momentquelconque,vousaussivoussentirezeffrayé,triste,oudépassé.C’estdanslanature des choses : quand vous prenez de grands risques pour tenter deprovoquer des changements de grande ampleur, vous rencontrez uneopposition déterminée. Si vous essayez de l’affronter tout seul, si vous nepartagez pas vos frustrations et vos joies avec vos amis, vous n’arriverezjamaisàgrand-chose.J’aipasséplusd’unedécennieàrencontrerdesfauteursde troublesetdes révolutionnaires,etces typessontparmi lesgens lesplusdéterminésdelaplanète.Pourtant, jelesaivuscraquerquandilsessayaientdetoutfairetoutseuls.Lepouvoirdupeupleestunsportd’équipe.

Et une équipe a toujours besoin de toutes sortes de joueurs. Ce seraitdommage de terminer ce livre sans revenir à mon bien-aimé Seigneur desanneaux. Cette histoire est celle d’une bande de personnages engagés dansunequête improbable et dangereuse, et cequi les rend si intéressants, c’estqu’ilssonttousdifférents.Sij’avaisécritcelivre,ilseraitsansdouteremplid’un tas de grands chevaliers ridiculement beaux, un commando deGI Joes’enallantauMoyen-Orientbotter les fessesd’unorque.MaisTolkienétaitplus malin que moi ; sa bande inclut à la fois des gens forts et des gensfaibles, etdescréaturesquine sontmêmepasdu toutdesgens, comme leselfesetlesnains;elleestcomposéedemoucheronsetdemalabars,d’entêtéset de fidèles. Il avait compris que les tâches très complexes — commecombattre un puissant sorcier ou un dictateur serbe — exigent descompétences et des talents très divers, et que tous ces attributs résidentrarement en une seule personne. Donc, dans le pouvoir du peuple commedansunportefeuilleboursier,lacléestladiversification.Aulieudechercherdesgensquivousressemblent,ouquivousparaissentcools,ouquirépondentà des critères étroits et bien définis, essayez d’anticiper vos besoins et depeupler votre mouvement en conséquence. Par exemple, si vous envisagezune série de performances de rue, il peut être l’heure d’aller faire copain-copainavecunebandedejongleurs,demimesetdemarionnettistes.Sivouspensezàuneactionenligne,achetezquelquespacksdebièresetallezfairedelalècheàdeuxoutroisprogrammateurs.Sivousvoulezdevenirlechéridesmédias, recrutez quelques amis ayant une expérience dans l’écriture et lejournalisme. Trouvez des dessinateurs de talent comme mon ami Duda etécoutezleursidées.Plusgrandeetpluscoloréeestvotrecoalition,plusfortessontvoschancesderéussite.

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J’espère que ce livre n’est pas un simple guide pour des activistes nonviolents,maisqu’ilvousauraaussimontréquelespluspetitescréatures,lessimples hobbits, peuvent se dresser face aux puissants et, grâce à leurcréativité, à leur dévouement et à leur courage, changer lemonde.Dans lavraievie,contrairementà laTerreduMilieu,cevoyagen’apasdefin.Desannéesdetravailavecdesactivistespartoutdanslemondem’ontapprisquelechangementvienttoujoursprogressivement,unéchelonaprèsl’autre.Vousavezorganiséuncanularetattirél’attentiondesgens?Ilvousresteencoreàconstruireunmouvement.Vousavezbâtiunmouvementdemasse?Ilvousreste encore un dictateur à liquider.Vous avez renversé le dictateur ?C’estl’heure de vous retrousser les manches et de vous mettre au boulot pourinstaurerladémocratie.

Ilnefautdoncpasappliquerlesidéesdecelivreàunecampagneuniqueetlimitée,maisyvoirdesconsignespourtouteunevied’engagementciviqueetsocial.Ellesvisentàvousdonnernonseulementdesoutils,maisaussietsurtout laconfianced’aborder lavieautrement,et lacompréhensionqueleschangements les plus fondamentaux et à plus long terme ne s’obtiennentjamais avec des armées, des tanks et des missiles de croisière, ou desconsultants grassement payés avec leurs beaux costumes et leurs porte-documentsencuir.Lechangementdurablevientplutôtdelafemmefatiguéequirefusedelaissersaplacedansl’autobus,d’unastucieuxpropriétaired’uneboutiquedephotographiequifaitsoncheminjusqu’auconseilmunicipal,oud’un petit Indien malingre et chauve qui jeûne pour sa cause et porte desvêtements qu’il a tissés lui-même. Ces héros—Rosa Parks, HarveyMilk,Gandhietd’autres—sontrévérésnonparcequ’ilssontremarquables,maisparce qu’ils sont extrêmement ordinaires. Ils n’ont rien fait que nous nepuissionsfaire.Laseuleraisonquilesaportéssurlesautelsdel’histoirec’estque, contrairement à beaucoup d’entre nous, ils ont eu le courage d’agir etl’intelligencedelefairebien.

Nous semblons tous convaincus que seules les élites de nos sociétéscomptent et que tout changement, tout progrès ou tout revers est uneémanation magique de leurs âmes sombres ou avides. Vous pouvez sentircetteadmirationetcerespectpourlespuissantschaquefoisquevouspassezdevant un stand de presse à l’aéroport. Qui voit-on sur toutes cescouvertures ? Ce sont toujours les hommes d’affaires les plus riches, lesacteurs les plus célèbres, les voitures les plus rapides, et les filles aux plusgros seins. Et ne me laissez pas partir sur le thème des revues demusculation!Lemondeoùnousvivonsn’admireetnerespectequelesfortsetlespuissants.C’estunfaitmalheureuxquepersonnedanslavienedonnelecréditqu’ilsméritentauxfaiblesetauxhumbles.Mais,commenousl’avonsappris,mêmelapluspetitecréaturepeutchangerlemonde.

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Aucoursdevosvoyages,vousrencontrerezdestasdegensquidouterontqu’une seule personne puisse faire la différence. Il y a ceux qui préfèrentplacer leur foidansdes arméespuissantes,des leaders charismatiques etdegrandesorganisations.D’autres,dontlaplupartdesdictateursetbeaucoupdegensd’extrêmegauche,choisirontdevoirdesconspirationsàchaquecoinderue.Pourcesmessieurs-dames,laCIA,laNSA,l’OMC,oulesIlluminatisontsystématiquement derrière tout ce qui se passe sur la planète. Ces typesappellent leCanvas et votre serviteur des larbins de l’Amérique, des outilsentrelesmainsdeGeorgeSorosetdugroupeBilderberg,desagentsserbes,etbien pire. Que vous preniez vos infos sur Twitter ou sur les médias desautocratiesdumonde—deschaînescommeRussiaToday,oulesagencesdepressesaoudienne,iranienneetvénézuélienne—essayezderesterpatientetdecomprendrequetoutcelafaitpartiedujeu.

Le problème, c’est que des tas de gens, quelle que soit leur positionpolitique, sont absolument persuadés que seuls les gouvernements ou lesgrandesinstitutionsontvoixauchapitredanscemonde.Dansvotrecarrièred’activiste, vous ne cesserez de croiser des gens qui douteront de votrecapacité àparvenir àquoiquece soit en tantqu’individu, etqui, s’ilsvousvoient réussir, penseront que vous êtes forcément unemarionnette entre lesmainsdeforcesplusvastesetplussinistres.Dansuncascommedansl’autre,ce qu’ils vous disent en réalité, c’est qu’ils ne croient pas en leur proprecapacitéàfaireladifférence.Faites-leurlagrâcedeleurdémontrerqu’ilssetrompent.

J’espère vous avoir fait partager quelques-uns des principes que ceuxd’entre nous qui sont engagés dans l’action non violente appliquent depuisdesdécennies.Lapartdecourage,cependant,vousreviententièrement.Jenepeuxpasvousdirecommentêtrecourageux,maisjepeuxvousdirequevousn’êtes jamais seul. Mon adresse email — mon adresse personnelle que jeconsulte régulièrementmoi-même—est [email protected], et chaque foisquevousvoulezmelaisserunmot,meposerunequestion,demanderconseilauCanvas,oumêmemepasserunpetitbonjour,jesuisàvotredisposition.

Donc,veillezbiensurvousetprenez leschosesenmain,et sachezquemême si vous échouez, vous serez au moins parmi les rares heureux qui,commelesbraveshobbitsdeTolkien,sontsortisdelaComtépouressayerdefaire ce qui s’imposait. Après tout, il faut bien que quelqu’un se charged’emportercetanneauàMordor.Cepourraitparfaitementêtrevous.

Gardez-vousdesdangers,voyezgrandetrestezencontact.

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RemerciementsC’est toujoursunedifficultéetuneleçond’humilitédedonnerauxgens

quiontprisletempsdevousdonneruncoupdemainoudevousprêteruneoreilleattentivelecréditquileurrevient.Jedoisungrandmerciàmesamisetcollèguespartoutdanslemonde,touscesgensavecquij’aipartagédesdéfis,desrisques,etpleindebonsmoments.MonaffectionetmagratitudevontànotreéquipeduCanvasàBelgrade—Boka,Breza,Marcella,Natasa,Slobo,Jelena,Sandra,Misko,Rasko,etSinisa—ainsiqu’àmeschersamisAnna,Duda, Imran, K2, Giorgi, Nini, Cecilia, Sara, Maxim, Husam, et tous lesautresdontjenepeuxpasmentionnerlenom,quiœuvrentchaquejouràfairedumondeunendroitmeilleurpourtoutunchacun.

Le nombre de gens et d’organisations qui ont contribué à propager lemessage de la lutte non violente et qui ont été pour moi une sourced’inspirationrempliraitsansdouteunlivreentier,aussiveuillezmepardonnerla relative brièveté de cette liste. Unmillion de mercis àMaître Gene, auColonelBob,àJamilla,Ricken,TinaRosenberg,JannineDiGiovanni,WillDobson, Luiza Otriz, Dough et Charlie, Lorraine et Jared, Thor et Alex,AndrewetEmma, les frèresRiahi, John Jackson,Liel etMuneer.Et àPaz,pour avoir tout supporté,muchas gracias. Vous avoir dans ma vie est unebénédiction.

ÀMasha,dontlesoutien,leboncaractèreetlapatiencedurantleslongsjoursetleslonguesnuitsd’écrituredecelivreontétésiprécieux.Jet’aimeraitoujours,etmercidenepasm’avoirexpulsédenotreappartement.Depuisledébutdecevoyagelittéraire,monagent,AnneEdelstein,aétéuneavocateetuneguideinfatigable,etcespagesseraientinfinimentplusconfusessansmonéditrice, Cindy Spiegel, dont l’œil d’aigle et le remarquable bon sens ontcontribué à mettre ce livre en forme. Merci à vous deux pour votreindulgence,etsurtoutpourvotrefoidansceprojet.

Enfin,jemetiensfièrementdansl’ombreprojetéeparlesgenscourageuxengagés dans des luttes non violentes, grandes et petites, partout dans lemonde.Mes pensées vont àMohammedAdel, le leader dumouvement du6 Avril emprisonné après avoir organisé les manifestations pro-démocratiependantl’hiver2013.

Martin Luther King nous a rappelé ces mots d’un ancien penseuraméricain:«L’Arcmoraldel’universestlong,maisiltendverslajustice.»Puisse-t-ilenêtretoujoursainsi.

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TabledesillustrationsSaufmentioncontraire,touteslesillustrationsproviennentdelacollectiondel’auteur.

Un poing fermé, symbole d’Otpor!, sur un mur de Belgrade, Serbie,automne199813

Logoduprogrammetélévisédel’ex-présidentvénézuélienHugoChávez,AlóPresidente34

UneÉgyptiennearborantlelogodumouvementdu6Avril(©MohamedAbdElGhany,Reuters)43

«LepeupledeLibyeestuni»45

GayPridedeTel-Aviv :une journéeen familleen Israël,2011(©NinaJeanGrant)75

Durizaulaitpourlancerunerévolution.LonuziyaaraiyKolhu,Maldives(©MunshidMohamed)77

UnenfantàMoscou,mai2012(©JuliaJoffe)102

Lespiliersdupouvoiryéménite,2011(©KhaledAbdullahAliAlMahdi,Reuters)103

Martin Luther King après avoir prononcé son discours « I Have aDream»,Washington(D.C.),28août,1963(©D.R.)125

«Cassez-luilafigurepourundinar»:uneactiondilemmeorganiséeparOtpor!,Serbie,2000(©MilosCvetkovic)127

Messagesanti-Assadpeintssurdesballesdeping-pongpardesactivistessyriens(©ArmanetArshT.Riahi)148

LogodumouvementsoudanaisGIRIFNA,«Onenamarre»,juin2012(©http://www.girifna.com)151

Manifestationdejouetsanti-PoutineàBarnaoul,Sibérie,février2012(©AndreiKasprishin,Reuters)154

Fondd’écrananti-Moubarak159

PerformancedesPussyRiotàMoscou(©DenisBochkarev)161

Une jeunefemmeinsèredesœilletsdans lesboucliersde lapoliceanti-émeute durant la Révolution orange de 2003 en Ukraine (© VasilyFedosenko,Reuters)191

Page 171: « C’est entre vos mains. » (Peter Gabriel)

Des activistes d’Otpor! levant le poing, Belgrade, printemps 2000 (©PetarKujundzic,Reuters)193

GOTOVJE,«Ilestfini»,unautocollantparmilesmillionsproduitsparOtpor!durantlesmoisd’aoûtetseptembre,2000204

«OccupySesameStreet»performancelorsdumouvementOccupyWallStreet,NewYork,automne2011(©ArmanetArshT.Riahi)219

Manifestants se préparant à reprendre l’édifice du Parlement serbe,Belgrade,5octobre,2000(©IgorJeremic)221

«2000—C’estnotreannée»:slogandelacampagned’Otpor!àlasuitedeleurduNouvelAnorthodoxe,janvier2000228

Célébrations de la victoire d’Otpor! lors de la révolution du 5Octobre,SlavijaSquare,Belgrade(©IgorJeremic)246

LacelluledeNelsonMandelaà laprisondeRobbenIsland,AfriqueduSud(©PauA.Mannix)247

Non-violence,sculpturedeCarlFredrikReuterswärd(©MHM55)270

Unmusulman exhibant leCoran et unCopte avec sa croix sur la placeTahrir,LeCaire,le6février2011(©DylanMartinez)271

«Onvoussurveille»:campagned’affichaged’Otpor!pourrappeleraupremiergouvernementpost-Milosevicsaresponsabilitédel’après-révolutiondu5Octobre,Serbie,2000292

Un groupe de femmes, activistes d’Otpor!, au premier rang d’unemanifestation,11novembre1999(©IgorJeremic)298

«Sicen’estpasnous,qui?».Desactivistesd’OccupyWallStreetfaceàlapoliceprèsduparcZuccottidans lebasdeManhattan,automne2011(©ArmanetArshT.Riahi)299

PeterGabriel interprétant«Biko»etsaluant lafouledesonpoing levélors de son concert au Kombank Arena de Belgrade pour célébrerl’anniversaire du renversement deMilosevic, Belgrade, 5 octobre 2013 (©TonyLevin)314

Page 172: « C’est entre vos mains. » (Peter Gabriel)

ÀproposdecetteéditionCetteéditionélectroniquedulivreCommentfairetomberundictateurquandon est seul, tout petit et sans armes de Srdja Popovic a été réalisée le14février2017parlesÉditionsPayot&Rivages.

Ellereposesurl’éditionpapierdumêmeouvrage(ISBN:978-2-228-91763-6).

LeformatePubaétépréparéparFacompo,Lisieux.