« À Bercy, je ne suis heureux - Revue Charles

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47 48 « Ministre à 34 ans, ça ne se refuse pas. » Voilà ce qu’aurait déclaré Gérald Darmanin à ses anciens collègues des Républicains qui lui en veulent à mort d’avoir franchi le Rubicon d’En Marche ! Quand Emmanuel Macron lui propose ce poste, le jeune maire de Tourcoing n’en croit pas ses oreilles. Il l’accepte avec un bonheur non dissimulé. En quelques années, l’ambitieux a franchi toutes les étapes obligées du politicien en fin de carrière : militant, assistant parlementaire, député, maire, ministre. Il ne lui reste qu’une case à cocher : celle de l’Élysée. À son âge, il a la vie devant lui et déjà des envies d’ailleurs. Cet électron libre, monté sur ressorts et programmé pour être président de la République, assure qu’il ne le sera jamais. « Trop de contraintes. » Il pense ouvrir un restaurant ou aller dans le privé sitôt son expérience gouvernementale terminée. On n’est pas obligé de le croire. PORTRAIT PAR ASTRID DE VILLAINES PHOTOS OLIVIER ROLLER « À Bercy, je ne suis pas extrêmement heureux » POLITIQUE & ÉCONOMI€ GÉRALD DARMANIN mai 2017, jour officiel de l’investiture d’Emmanuel Macron à l’Élysée. Gérald Darmanin regarde la cérémonie chez lui, à Tourcoing, devant sa télévision. La semaine précédente, il a voté « avec enthousiasme » pour Emmanuel Macron, contre Marine Le Pen. Sa ténacité face aux ouvriers de Whirlpool à Amiens et surtout le débat télévisé de l’entre-deux-tours l’ont impressionné. « Non seulement il l’emporte, mais il l’emporte sans facilité, sans choisir les poncifs de la gauche comme la morale. Il la démonte sur le fond, il l’a déconstruite pour plusieurs années », se souvient-il, six mois après le face-à-face. Sa famille politique n’a pas appelé franchement à voter pour Emmanuel Macron, certains voulaient même un vote blanc. Il est déçu. Il pense alors rejoindre le privé, ou briguer la présidence du parti, comme le lui conseille vivement l’un de ses plus proches en politique, Xavier 14

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« Ministre à 34 ans, ça ne se refuse pas. » Voilà ce qu’aurait déclaré

Gérald Darmanin à ses anciens collègues des Républicains qui

lui en veulent à mort d’avoir franchi le Rubicon d’En Marche !

Quand Emmanuel Macron lui propose ce poste, le jeune maire de

Tourcoing n’en croit pas ses oreilles. Il l’accepte avec un bonheur

non dissimulé. En quelques années, l’ambitieux a franchi toutes

les étapes obligées du politicien en fin de carrière : militant,

assistant parlementaire, député, maire, ministre. Il ne lui reste

qu’une case à cocher : celle de l’Élysée. À son âge, il a la vie devant

lui et déjà des envies d’ailleurs. Cet électron libre, monté sur

ressorts et programmé pour être président de la République,

assure qu’il ne le sera jamais. « Trop de contraintes. » Il pense

ouvrir un restaurant ou aller dans le privé sitôt son expérience

gouvernementale terminée. On n’est pas obligé de le croire.

PORTRAIT

PAR ASTRID DE VILLAINESPHOTOS OLIVIER ROLLER

« À Bercy, je ne suis pas extrêmement heureux »

POLITIQUE & ÉCONOMI€

GÉRALD DARMANIN

mai 2017, jour officiel de l’investiture d’Emmanuel Macron à l’Élysée. Gérald Darmanin regarde la cérémonie chez lui, à Tourcoing, devant sa télévision. La semaine précédente, il a

voté « avec enthousiasme » pour Emmanuel Macron, contre Marine Le Pen. Sa ténacité face aux ouvriers de Whirlpool à Amiens et surtout le débat télévisé de l’entre-deux-tours l’ont impressionné. « Non seulement il l’emporte, mais il l’emporte sans facilité, sans choisir les poncifs de la gauche comme la morale. Il la démonte sur le fond, il l’a déconstruite pour plusieurs années », se souvient-il, six mois après le face-à-face. Sa famille politique n’a pas appelé franchement à voter pour Emmanuel Macron, certains voulaient même un vote blanc. Il est déçu. Il pense alors rejoindre le privé, ou briguer la présidence du parti, comme le lui conseille vivement l’un de ses plus proches en politique, Xavier

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Bertrand. Il est en tout cas loin, très loin de penser qu’il entrera au gouvernement trois jours plus tard. Un coup de fil aurait pourtant dû l’alerter.

« Allô, oui, c’est Édouard Philippe – Oui, Édouard ? – Est-ce que tu veux rencontrer Emmanuel Macron ? – Non, ça va, je n’ai rien à lui demander. – Tu ne l’aimes pas ? – Ce n’est pas que je l’aime ou que je ne l’aime pas, c’est juste que si je vais le voir, au QG, avant son investiture, ça n’a aucun sens, je vais être pris en photo devant… »

« VOUS ÊTES LE MEILLEUR DE VOTRE GÉNÉRATION »À ce moment-là, quelques jours avant la prise de fonction officielle du président élu, Gérald Darmanin ne se doute pas qu’Édouard Philippe discute avec lui. C’est un autre coup de fil, deux heures après la cérémonie du dimanche 14 mai, qui va lui mettre la puce à l’oreille. « Tu as rendez-vous ce soir, à 18 heures avec le président de la République », lui annonce son ami de dix ans, Édouard Philippe, encore maire du Havre, lui-même pas encore certain à cet instant de devenir le premier Premier ministre du président En Marche ! Gérald Darmanin y va, bien évidemment. Il a déjà rencontré François Hollande, il ne va pas refuser une telle invitation. De toute façon, « ça ne coûte rien, et je ne serai pas ministre d’un Premier ministre de gauche de type Ferrand ou Castaner », se dit celui qui, il y a quelques mois encore, soutenait Nicolas Sarkozy à la primaire de la droite. « Je pense alors que je vais être reçu pas un conseiller, je ne suis même plus par-lementaire… »

Raté, c’est Emmanuel Macron en personne qui le reçoit, pendant plus d’une heure, en tête à tête. « Il est impres-sionnant. Il vous regarde droit dans les yeux, vous fixe avec ses yeux bleus, vous serre la main sans la lâcher. Il a un charme incomparable », affirme aujourd’hui le ministre. « Vous êtes le meilleur de votre génération », lui aurait soufflé Emmanuel Macron pour l’amadouer. « Avec le Premier ministre, on a pensé à vous pour le ministère de l’Action et des comptes publics. » Gérald Darmanin tombe de sa chaise. « Je me dis : “Où est la caméra cachée ?” » s’amuse-t-il avec le recul. « Monsieur le Président, puis-je vous demander qui est le Premier ministre ? » « C’est Édouard Philippe », lui annonce Emmanuel Macron, alors que celui-ci n’est pas encore officiellement au courant. La donne a changé dans la tête du jeune homme de 34 ans. « J’ai alors dit cette phrase idiote : “Je vais réfléchir, Monsieur le Président.” » « Vous allez réfléchir, mais la nomination, c’est mardi. Donc à mardi ! » conclut Macron dans un sourire.

Gérald Darmanin comprend que celui qui a soufflé son nom à Emmanuel Macron est Édouard Philippe. « Quand on te propose le budget à mon âge, tu ne peux pas refuser », se justifiera-t-il plus tard selon le député LR Damien Abad, déçu par le choix de son ancien collègue de rejoindre la majorité avant les législatives qui vont affaiblir durablement la droite. « Le parti ne lui aurait jamais donné un tel poste », concède l’ancien « cadet Bourbon », club politique fondé en 2013 à l’Assemblée nationale avec Gérald Darmanin quand ils étaient jeunes députés. « Il n’hésite pas un quart de seconde, il est très heureux », confirme Thierry Solère, député LREM, très proche de Darmanin. À la sortie de l’Élysée, le jeune

loup passe trois coups de fil. D’abord, à Édouard Philippe. Puis, à Xavier Bertrand : « Il m’a demandé mon avis, je lui ai conseillé d’y aller. Il en avait envie. Gérald pense que la droite avec Wauquiez, c’est “no way”. Il n’a pas renié ses valeurs, il est cohérent », appuie l’actuel président de la région des Hauts-de-France. Enfin, à Nicolas Sarkozy. « J’appelle aussi mon meilleur ami, Sébastien Lecornu (qui rejoindra le gouvernement après les législatives – NDLR), mais également, le lendemain, Édouard Balladur, Dominique de Villepin et Jean-Pierre Raffarin », ajoute le ministre, dans un salon de l’hôtel de Cassini où il nous reçoit longuement autour d’un thé.

STAGIAIRE DE CHRISTIAN VANNESTETout va alors très vite. Passation de pouvoir avec Michel Sapin et Christian Eckert, et arrivée dans un ministère qu’il ne connaît pas. Bercy. Une forteresse où l’on est très vite coupé des réalités et dominé par une adminis-tration puissante, technique, réputée pour ne pas faire de cadeaux. Darmanin n’est pas énarque, il est diplômé de Sciences Po Lille et a redoublé la première année. « Quand il a eu son diplôme, il est venu me demander des conseils pour aller en prép’ENA », se souvient Pierre Mathiot, alors directeur de l’Institut d’études politiques de Lille, aujourd’hui en charge de la réforme du Bac pour le ministre de l’Éducation. « Je lui ai dit que s’il voulait passer l’ENA pour faire de la politique, il valait mieux aller directement en politique, parce qu’il allait rater l’ENA ! »

Darmanin n’est pas un élève comme les autres. Tout au long de sa scolarité à Sciences Po, toujours en costume, il travaille en parallèle pour des élus. D’abord, pour Jacques Toubon, dont il devient l’assistant parlemen-

taire au Parlement européen, plutôt que d’aller faire un Erasmus. Ensuite, pour le député du Nord, Christian Vanneste, dont il est le stagiaire à l’Assemblée nationale et le responsable des jeunes UMP à Tourcoing, où il entend bien s’implanter. Un engagement qui lui vaut encore de nombreuses critiques, alors que l’ancien député du Nord a été condamné par la justice pour homophobie, avant d’être exclu de l’UMP. « Il m’a donné ma chance, il m’a pris comme stagiaire, il avait une concep-tion qui n’était pas la mienne, mais c’était un prof de philo, intéressant, je ne renie pas ces années militantes », tente d’assumer aujourd’hui le ministre des Comptes publics qui revendique un droit à changer d’avis. « Vanneste, c’était il y a douze ans. On ne peut pas faire comme si la vie de quelqu’un en douze ans n’évolue pas. Mes parents ont divorcé jeunes, je me suis toujours dit que je ne divorce-rais pas, j’ai divorcé. J’ai changé ma vision sur beaucoup de choses et j’ai appris à ne pas trop la ramener sur les sujets compliqués. »

À la même époque, il écrit également pour un journal royaliste, Politique magazine, par l’intermédiaire de l’un de ses amis d’enfance, Guy de Chergé. « J’ai dû faire trois articles et deux chroniques littéraires qui n’ont rien à voir avec le royalisme, répond-il. Moi, à partir du moment où on me propose d’écrire, j’écris. » Pour ceux qui le connaissent bien, c’est une façon de grimper les échelons le plus vite possible. « Il n’est pas homophobe, mais rejoindre Vanneste faisait partie de sa stratégie pour construire son parcours politique, analyse Pierre Mathiot. Il les instrumenta-lise tous un peu à chaque fois, il voulait avancer dans sa carrière. » « Je fais ça pour entrer en politique », reconnaît

« Christian Vanneste m’a donné ma chance, il m’a pris comme stagiaire, il avait une conception

qui n’était pas la mienne, mais c’était un prof de philo, intéressant, je ne renie pas ces années militantes »

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aujourd’hui Gérald Darmanin, quitte à passer pour une personnalité prête à tous les reniements.

« Politiquement, c’est un opportuniste, au sens étymolo-gique du terme. Il s’adapte aux circonstances, sans grande conviction », analyse le député centriste Charles de Courson, évoquant cette fois son passage des Répu-blicains à La République en marche. « Traître », disent quant à eux Les Républicains, encore abasourdis par son changement de parti. « Quand vous êtes soldat dans une armée et que vous passez dans le camp d’en face, on appelle ça trahir son camp », tranche Julien Aubert, autre ancien cadet Bourbon, élu des Bouches-du-Rhône. « En interne, sa carrière n’aurait pas été aussi évidente. Il avait envie d’un maroquin », explique la députée Virginie Duby-Mul-ler, restée, elle, chez Les Républicains, malgré une solli-citation appuyée de Gérald Darmanin pour rejoindre Les Constructifs après les législatives.

Ce procès en opportunisme glisse sur Darmanin comme l’eau sur les plumes d’un canard. « Je n’ai rien à répondre », évacue-t-il en levant les yeux au ciel alors qu’il était plus franc, quelques semaines plus tôt, dans l’hebdo-madaire Valeurs actuelles : « Je ne suis pas un oppor-tuniste, je saisis les opportunités. » Nuance. Un sens de l’opportunité qui va s’avérer gagnant en 2012, au moment où les listes pour les législatives sont en train d’être constituées. L’UMP décide d’exclure le député du Nord, Christian Vanneste, à cause de ses dérapages. « Gérald attend patiemment…, se souvient l’actuel maire de Tourcoing, Didier Droart. Et puis, il y va. » À 29 ans, contre toute attente, il devient député, en pleine vague rose et face à la dissidence de son ancien patron. « Tous

les maires du coin soutenaient Vanneste, assure Droart, encore admiratif. S’il n’y était pas allé à ce moment-là, il aurait raté sa carrière. » Et le jeune ambitieux ne s’est pas arrêté là.

UN JEUNE HOMME QUI N’A PEUR DE RIENDeux ans plus tard, le benjamin de l’Assemblée nationale se présente cette fois à la mairie de Tourcoing, aux élections municipales de 2014. La ville est acquise à la gauche depuis 1989. Tout le monde le dit : c’est injouable. « Tourcoing, je pensais que ça allait être compliqué, mais il est capable de convaincre et de retourner le vote de quelqu’un sur le terrain en une rencontre », souligne Xavier Bertrand. « Je lui ai dit : “Il s’agit de perdre dans de bonnes conditions.” Il m’a répondu : “Mon objectif, c’est de gagner” », se souvient, amusé, Pierre Mathiot qui lui donne régulièrement des conseils. Il a fait une campagne intense, « dure » selon ses propres mots. « On travaillait jusqu’à minuit, on faisait du porte-à-porte, on écrivait aux gens… On n’a jamais fait une campagne comme celle-là ! commente Didier Droart, militant historique et ancien adjoint à la ville quand elle était à droite en 1983. Le maire sortant, Michel-François Delannoy, ne l’a pas vu venir, il pensait l’emporter au premier tour, comme en 2008. Au conseil municipal, il ne le prenait pas au sérieux. Il le considérait comme un étudiant. »

Résultat : victoire au second tour avec 45 % des suffrages. Au premier tour, il était en deuxième position. Il est allé chercher chaque voix manquante, une à une. Cette élection reste son plus beau souvenir politique. « J’ai été plus heureux d’être élu maire de Tourcoing que d’avoir été nommé ministre, ose-t-il, dans ses habits de responsable

du budget de l’État. Ma nomination de ministre, je la dois à deux personnes : le président et le Premier ministre. La mairie, je la dois à 60 000 électeurs. »

Darmanin aime les gens. Ce ne serait pas feint selon ceux qui le connaissent et l’apprécient. Thierry Solère, élu des Hauts-de-Seine, a été convié une fois à ses vœux à la mairie de Tourcoing. « Il faut que tu viennes, ça n’a rien à voir avec chez toi », lui intime son ami. « Il salue les habitants un par un, il se souvient de chaque situation per-sonnelle », raconte le député, impressionné. Avec Xavier Bertrand, ils évoquent souvent ensemble la situation de leurs administrés issus de catégories très populaires : « Il est vraiment touché par ce qu’il entend dans ses perma-nences », relate son père politique.

De ses origines populaires, Darmanin en parle dès qu’il peut. Lors de son discours de prise de fonction à Bercy, il évoque sa mère, femme de ménage à la banque de France, « une ironie » alors que lui devient ministre du Budget. Il n’oubliera jamais « tous ceux qui la mépri-saient quand elle faisait ses ménages ». Il l’accompagnait, le soir, assis sur un petit tabouret avec un livre : « Les mecs passaient devant elle et ne lui disaient pas bonjour », s’émeut sincèrement le ministre, descendant d’un juif maltais du côté de son père et d’un tirailleur algérien du côté de sa mère. « Il y a une part de sincérité et une part de mise en scène », décrypte Damien Abad qui a été emmené, comme d’autres, dans un routier de Tourcoing pour déjeuner, alors qu’il était de passage dans la ville de son collègue. « Il voulait montrer ce côté populaire », analyse-t-il. En octobre dernier, face à Marine Le Pen, lors de « L’Émission politique » de France  2, il cite à

plusieurs reprises « Mylène », sa secrétaire à la mairie de Tourcoing. « Mylène n’est pas très riche, la suppression de la taxe d’habitation, c’est pour elle qu’on l’a faite. Je vous la présenterai, vous verrez ! » Beaucoup n’auraient pas osé. Lui a la légitimité.

Lors de ce débat, que plusieurs ténors de la droite comme Laurent Wauquiez ont refusé, il tient la distance face à la dirigeante du Front national. Il n’a peur de rien et compense en travaillant. Un collaborateur de député qui assistait à certaines réunions avec lui quand il était directeur de cabinet de David Douillet, au début des années  2010, se souvient : « C’est lui qui tenait la baraque. Il n’était pas ministre, mais c’était tout comme. » Une vision nuancée par l’ancienne cheffe de cabinet adjoint de David Douillet, Caroline Fel : « Il faisait plein de choses, mais le ministre, c’était David. Il était excellent à cette place-là, il nous faisait travailler dix-huit heures par jour, avec un grand sourire, dans les meilleures conditions possibles. » Une force de travail saluée par tous ceux qui l’ont croisé, assortie d’une ambition et d’un sens politique rare pour son âge.

Très vite, il est repéré par Nicolas Sarkozy qui entend bien en faire son porte-parole pour sa reconquête de l’UMP en 2014. « C’est évident que Nicolas Sarkozy s’inté-ressait à lui à un moment. C’est l’un des plus talentueux de sa génération », observe, après coup, Xavier Bertrand qui n’aurait pas mal vécu ce débauchage. Malgré sa « fidélité » à ce dernier, alors candidat à la primaire de 2016 et de plus en plus en froid avec l’ancien président de la République, Darmanin va suivre son instinct et cette nouvelle « opportunité » qui s’ouvre à lui. Il en

Lors de son discours de prise de fonction à Bercy, il évoque sa mère, femme de ménage à la banque de France,

« une ironie » alors que lui devient ministre du Budget. Il n’oubliera jamais « tous ceux qui la méprisaient

quand elle faisait ses ménages »

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touche tout de même un mot à son mentor. « Quand je vois que quelqu’un a envie de faire quelque chose, je n’ai pas envie de l’en dissuader. Il avait envie de voir de près l’animal politique qu’est Sarkozy », se remémore Xavier Bertrand. « Nicolas Sarkozy est un animal, confirme Gérald Darmanin dans son livre Chroniques de l’ancien monde (éditions de l’Observatoire, 2017). Un gros lion tout en énergie qui essaie de se contenir. » Un peu comme lui. « Il a une intelligence politique rare, mais il n’arrive pas à la garder pour lui. Son côté pressé transpire. Il faut qu’il arrive à canaliser cet aspect-là de sa personnalité », conseille le député La République en marche, François-Michel Lambert, de seize ans son aîné. « C’est un bouli-mique », abonde le député FN du Nord Sébastien Chenu. « Il veut tout faire, tout faire, tout faire ! Il est resté trois ans député, trois ans maire, mais que construit-il ? Comment juger son bilan ? » s’interroge celui qui l’a également côtoyé sur les bancs de l’Assemblée régionale. « J’avais les mêmes défauts au même âge, reconnaît Xavier Bertrand, être impatient, toujours dans le coup d’après, pas assez concentré sur un dossier. Mais il est en train de conjuguer tout cela au passé. »

UN PROFIL TRÈS POLITIQUE À BERCYEn arrivant à Bercy, le jeune ministre a dû beaucoup tra-vailler. « Je n’avais jamais été à la commission des finances, quand je suis arrivé, j’ai découvert le sujet », reconnaît-il. « Il a tout de suite pris très à cœur ses responsabilités », assure Bruno Le Maire, lui-même énarque et haut fonc-tionnaire, ancien ministre de Nicolas Sarkozy, devenu ministre de l’Économie d’Emmanuel Macron. « Il m’a scotché. Tout le monde l’attendait au tournant. Il a travaillé comme un acharné. Il a su déjouer tous les pièges. Il a su

« Il a une intelligence politique rare, mais il n’arrive pas à la garder pour lui. Son côté pressé transpire. Il faut qu’il

arrive à canaliser cet aspect-là de sa personnalité »

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être plus solide et plus technique que son administration. » Même analyse pour son ami Thierry Solère : « C’est une belle mécanique. Il dort peu et avale beaucoup de fiches. Quand il ne comprend pas, il le dit. » L’ancien questeur de l’Assemblée assure que les hauts fonctionnaires de Bercy qu’il connaît sont « emballés par Darmanin ». « Il a un profil très politique, cette maison adore les ministres qui portent les dossiers sur le devant de la scène. C’est ce que fait Gérald. »

Mais ces louanges venues de son camp ne font pas l’unanimité, notamment chez les experts du budget à l’Assemblée nationale, comme Charles de Courson, magistrat à la Cour des comptes de formation. « Darmanin n’est pas un très bon connaisseur des questions budgétaires. Du point de vue technique, il débarque ! tacle d’emblée le député de la commission des finances. Il fait souvent de la politique politicienne, surtout lorsqu’il ne maîtrise pas les dossiers. Je lui ai d’ailleurs dit un jour en aparté : “J’espère que tu ne seras pas là dans deux ans, parce que les comptes publics risquent d'être en déficits excessifs.” » Darmanin lui aurait répondu par un sourire.

« LE ROI DES CAFÉS »Très vite, à l’Assemblée nationale qu’il connaît bien, le ministre Darmanin prend ses aises. Sans notes, il n’hésite pas à cogner dans les débats parlementaires ou lors des questions au gouvernement, ce qui lui vaut la fascination des nouveaux députés. « Dès qu’il prend la parole dans l’hémicycle, sur les bancs de La Répu-blique en marche et au-delà, on l’écoute. L’hémicycle se tourne tout entier vers lui », observe François-Michel Lambert, député LREM venu des écologistes. Comme

ses collègues issus de la gauche, voir un sarkozyste anti « mariage pour tous » débarquer dans un gouvernement d’ouverture lui a fait « un peu bizarre au début ». Même son de cloche au sein du groupe de La République en marche à l’Assemblée. « Les députés qui venaient du MJS (Mouvement des jeunes socialistes – NDLR) ont eu un moment d’observation, reconnaît-on dans l’entourage de Richard Ferrand, mais très vite, ils ont été emballés, parce qu’il s’est mis à fond dans le mouvement. » Devenant ainsi le ministre le plus politique d’Édouard Philippe, Gérald Darmanin n’hésite pas à renvoyer aux républicains leurs contradictions, et aux socialistes leur bilan, avec un sens de la formule parfois assassin. Des remontées positives qui sont parvenues jusqu’au bureau d’Em-manuel Macron : « Le président de la République est très satisfait des premiers pas de son ministre à Bercy, notamment par rapport à la relation qu’il a su construire avec les députés de La République en marche », se félicite l’Élysée. Lui assure avoir « toujours peur de prendre la parole dans l’hémicycle et ne pas être très à l’aise ». Un député qui le connaît bien a remarqué qu’il toussote dès qu’il est intimidé.

Depuis toujours, il cultive son réseau dans tous les partis. « Je l’ai vu discuter avec tout le monde, de Jack Lang au communiste Alain Bocquet », commente le maire de Tourcoing. Il a le SMS et le café faciles. La maire de Calais, Natacha Bouchart, se souvient encore de « ces petits textos qui font plaisir » en plein démantèlement de la jungle : « Bon courage, tu vas y arriver. Tiens le coup ! » En 2012, c’était « le roi du café » avec les députés socialistes, rappelle Aubert. « Il n’est pas sectaire », confirme Solère. Ministre, il a gardé ces réflexes-là et est

vite devenu le « chouchou » des députés de la majorité. Il répond à tout le monde, se rend disponible, monte même parfois dans leurs bureaux entre deux séances. « Il les bichonne. Il a compris comment ça marchait. Comme ils sont nuls et paumés, ça fonctionne », persifle Sébastien Chenu. Dans l’hémicycle, ses saillies les plus virulentes sont réservées à ses anciens amis des Républicains. « Il est dur avec nous », se lamente Virginie Duby-Mul-ler, qui n’observe pas la même posture chez Bruno Le Maire. « Nous n’avons pas le même tempérament, justifie le ministre de l’Économie. Gérald cogne facilement, il ne mesure pas toujours le poids des mots, mais ce n’est pas grave, il fonce. » Une attitude vis-à-vis de la droite qui passe très mal chez ses anciens collègues. « Il sait croiser le fer, mais il a un côté donneur de leçons, tête à claques, note Julien Aubert, qui le surnomme “Darmalin”, c’est un très bon mercenaire pour Emmanuel Macron, mais, chez nous, son impertinence passe pour de l’arrogance. » Le spécialiste de la « punchline » se justifie en invoquant sa première question au gouvernement en tant que ministre : « Quand j’ai pris la parole pour la première fois dans l’hémicycle, Les Républicains m’ont hué et sifflé », se souvient celui qui avait alors encore sa carte du parti. « Je suis peut-être trop sensible », reconnaît-il en reprenant l’analyse de Bruno Le Maire qui y voit « le défaut de sa qualité ». « Il est arrogant, pédant, méprisant, il était déjà comme ça à la région. Il cherche à tendre le débat. On dirait un singe savant », lâche Sébastien Chenu.

« C’EST QUI, CE PETIT CON ? »À l’Assemblée, chacune de ses envolées oratoires comporte en général un clin d’œil à un film, une chanson ou un poème. « C’est peut-être un détail pour

vous, mais, pour moi, ça veut dire beaucoup », lance-t-il en plein débat budgétaire, reprenant les paroles d’une chanson de France Gall. Mais également Desproges ou Louis de Funès, suscitant des sourires sur quasiment tous les bancs. Une culture populaire qu’il s’est forgée tout seul. Il raconte que plus jeune, il chantait dans le métro pour payer ses études. Boby Lapointe ou Georges Brassens, son chanteur préféré. « Il chante tout le temps, en réunion, dans la voiture, tôt le matin, avant d’aller prendre un avion », notent des membres de son équipe. Une joie de vivre qu’il revendique : « J’aime la vie, j’aime bien manger, j’aime bien boire, j’aime voyager. »

Un bon vivant qui use et abuse également de son sens de l’humour. « Il adore épater la galerie », reconnaissent les cadets Bourbon qui citent les blagues qu’il raconte à chaque repas. « Ça peut être Toto à la plage, des blagues sur les Belges… », raconte Damien Abad. C’est également graveleux en fin de dîner selon plusieurs participants. « Il est entre le salace et l’humour noir, un peu comme moi », confirme Julien Aubert. Un humour doublé d’un culot qui ne passe pas avec tout le monde. « J’ai vu des vieux députés dire : “C’est qui, ce petit con ?” après une sortie de Gérald à la buvette », se rappelle Alain Chrétien.

À Sciences Po Lille, lors d’un conseil d’administration, il avait quelque peu chahuté Pierre Mauroy en lui disant, de façon très polie : « Merci, Monsieur le Premier ministre, mais vous n’avez toujours pas répondu à ma question. » « Il n’a peur de rien, aucun argument d’autorité ne l’influence », conclut Pierre Mathiot. Il ne doute de rien. Jamais. « Je suis dans l’instant. Je n’angoisse pas. Je ne me pose pas les questions qui n’ont pas lieu d’être posées. Quand vous avez

À l’Assemblée, chacune de ses envolées oratoires comporte en général un clin d’oeil à un film, une chanson

ou un poème. « C’est peut-être un détail pour vous, mais, pour moi, ça veut dire beaucoup », lance-t-il en plein débat budgétaire,

reprenant les paroles d’une chanson de France Gall.

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une mère qui vous couvre d’amour, vous avez confiance en vous pour le reste de votre vie », explique-t-il le plus natu-rellement du monde.

« Il n’en a rien à faire de ce que les autres pensent de lui », développe Caroline Fel, qui a travaillé sous ses ordres au cabinet de David Douillet en tant que respon-sable de la presse. C’est ce qui l’amène à sautiller et à chanter à tue-tête : « Qu’est-ce qu’on est serrés au fond de cette boîte ! » le soir de sa victoire à Tourcoing, sur le fameux air des « Sardines » de Patrick Sébastien. Ou, plus sérieux, à chanter a capella l’intégralité de « La Strasbourgeoise », chant militaire issu de la bataille de Sedan, devant ses administrés lors d’une cérémonie du 11 novembre, en plein hôtel de ville de Tourcoing, alors qu’il vient d’être nommé ministre. « Ce sont des petites choses simples qui passent très bien. Il y avait beaucoup d’enfants, ils étaient émerveillés. Les gens sont très fiers de leur maire », commente Didier Droart, fan de la première heure.

« J’OUVRIRAI UN RESTAURANT, UN BAR À VIN »Sous ces airs débonnaires, le jeune ministre serait « dévoré d’ambitions » selon ses contempteurs. « Bruno Le Maire et Édouard Philippe ont intérêt à se méfier. Il n’est pas là pour s’arrêter en cours de route, prédit Sébastien Chenu. Un jour, il voudra leur piquer la place. » Pour l’instant, Gérald Darmanin assure qu’il est très bien là où il est. « J’ai été maire d’une grande ville, je suis ministre de la République, je présente le budget de la nation. C’est bon, je suis satisfait. » Pire, il serait même, à l’écouter, dans une sorte de blues. « Le ministère, ça m’enferme. Je ne suis pas extrêmement heureux. Je ne suis pas malheureux, mais

c’est un moment de ma vie… » Et de critiquer le bâtiment de Bercy, le logement de fonction et ses « étiquettes impersonnelles sur tous les meubles », le fait d’être suivi en permanence par un officier de sécurité… « Je n’aime pas les contraintes, explique le jeune premier, se livrant de plus en plus. Je l’ai déjà dit, je ne veux pas être président de la République. Je suis sûr qu’après mon expérience gou-vernementale, j’arrêterai. » Bien sûr, il ne dirait pas non à un portefeuille régalien, « l’Intérieur ou les Affaires étran-gères », glisse-t-il, des étoiles dans les yeux. Mais après, il pourrait dire stop. « Peut-être que je resterai maire de ma ville, mais j’arrêterai après mon expérience gouverne-mentale. C’est certain, insiste-t-il, même si on a du mal à le croire. J’ouvrirai un restaurant, je monterai une boîte avec un pote, j’adorerais monter un bar à vin à Sienne par exemple. » Il prétend détester la notoriété et avoir toujours refusé d’aller dans les émissions de télévision très regardées pour « qu’on [le] laisse tranquille quand [il] ne [sera] plus ministre ». Comme s’il anticipait déjà sa chute. Beaucoup le comparent à Jérôme Cahuzac. Même aisance, mêmes talents oratoires, même portefeuille. Jusqu’à une fin similaire ? « Je n’ai pas peur d’exploser en plein vol. Et quand bien même cela arriverait, je ferai autre chose. Je suis jeune. Si demain, tout cela s’arrête, je serai heureux d’avoir vécu cette expérience, mais je serai quelque part soulagé. »

« UN DRAGUEUR LOURD »Et si sa faiblesse était à chercher du côté des femmes ? Gérald Darmanin est un « dragueur ». Un « dragueur lourd » même, selon plusieurs femmes qui l’ont côtoyé. En mai 2015, un collectif de femmes journalistes poli-tiques publie dans Libération une tribune intitulée

« Bas les pattes », pour dénoncer le sexisme dont elles sont victimes au quotidien dans leur métier. Parmi les citations « off », celle-ci : « Une info, un apéro. » Tout le microcosme politique sait qu’elle est signée Gérald Darmanin. Interrogé sur le mouvement #balanceton-porc, le ministre n’est plus très loquace. « C’est très bien que la société s’empare des sujets avant les partis poli-tiques. » Une réponse à la Sciences Po. Rien d’autre. « C’était bien vous : “Une info, un apéro” ? » lui demande-t-on sur un air faussement naïf. « Je ne me souviens pas de cette phrase, mais, si je l’ai dite, c’est avec une journaliste avec qui je m’entendais très bien. » « Ah ! Mais tu n’as pas mis tes talons aiguilles ? » a-t-il lancé à l’auteure de ces lignes à l’occasion d’un déjeuner politique. « Oui, c’était une phrase sexiste, admet aujourd’hui le ministre, qui ne se souvient plus de l’avoir prononcée. Mais je parle de la même façon à mes conseillers quand ils portent des cravates moches », ajoute-t-il comme pour se dédouaner. « Il a besoin de séduire les femmes », explique une jeune députée qui souhaite rester anonyme. « C’est sûrement une forme de revanche. Il en fait des tonnes, mais il est charmant intellectuellement… » poursuit-elle. Un de ses amis parlementaires l'a prévenu à plusieurs reprises : « Il faut que tu fasses attention… Tu es ministre. » « Le sexisme m’est étranger, mais après, comme tout le monde, culturel-lement, je suis marqué par la société et j’ai moi-même dû avoir des réflexions sexistes. Ma cheffe de cabinet me le fait remarquer régulièrement », confie-t-il.

En 2014, il avait envoyé un message de soutien au député Julien Aubert, sanctionné pour avoir refusé d’appeler la présidente de séance, Sandrine Mazetier, « Madame la Présidente », mais s’obstinait à dire « Madame

le Président », « comme le veut l’Académie française ». « Petit message de solidarité, Julien. Mort aux cons », signe Gérald Darmanin. Ce SMS non plus, il ne s’en souvient plus. Aujourd’hui, le macroniste n’est plus opposé à la féminisation des noms : « Je n’ai pas d’opinion sur ce sujet. Je fais comme les gens veulent », lâche-t-il, magnanime.

Gérald Darmanin a tout obtenu très vite. Jusqu’où ira-t-il ? « C’est Zébulon, il rebondira à chaque fois », promet Alain Chrétien en référence au personnage du Manège enchanté monté sur ressort. Selon un poids lourd de la droite du Parlement, cela ne fait aucun doute : « Gérald fait partie des quatre très ambitieux à droite qui ne se mettront aucune limite pour être président de la République : Valérie Pécresse, Nathalie Kosciusko-Morizet, Bruno Le Maire et Gérald Darmanin. » Il n’y aura pas de place pour tout le monde. —

« Le sexisme m’est étranger, mais après, comme tout le monde, culturellement, je suis marqué par la société et j’ai moi-même

dû avoir des réflexions sexistes. Ma cheffe de cabinet me le fait remarquer régulièrement »

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