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Mars 2009 Enquête : Vincent Brossel, Jean-François Julliard, Reza Moini Reporters sans frontières 47, rue Vivienne - 75002 Paris Tél : (33) 1 44 83 84 84 - Fax : (33) 1 45 23 11 51 E-mail : [email protected] Web : www.rsf.org Afghanistan Sept ans de gouvernement de Hamid Karzaï : quels bénéfices pour la liberté de la presse ? "Nous avons la liberté de parole, mais ni sécurité ni responsabilité" © AFP

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Mars 2009Enquête : Vincent Brossel, Jean-François Julliard, Reza Moini

Reporters sans frontières47, rue Vivienne - 75002 Paris

Tél : (33) 1 44 83 84 84 - Fax : (33) 1 45 23 11 51E-mail : [email protected] : www.rsf.org

AfghanistanSept ans de gouvernement de Hamid Karzaï :quels bénéfices pour la liberté de la presse ?

"Nous avons la liberté de parole,mais ni sécurité ni responsabilité"© AFP

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Le règne des taliban en Afghanistan, entre1996 et 2001, a été une période noire dansl'histoire du pays.Toutes les libertés, sauf cellede prier, ont été confisquées pendant cinqans. Le gouvernement afghan et la commu-nauté internationale présentent aujourd'hui laliberté de la presse comme l'un des acquis dela période post-taliban. L'apparition de cen-taines de médias, notamment des radios etdes télévisions privées, a effectivement pro-fondément modifié la manière dont lesAfghans sont informés. Mais les journalistesne bénéficient toujours pas, plus de sept ansaprès la chute des taliban, de la sécuriténécessaire à l'exercice de leur métier. Lapresse doit faire face à de nouvelles menaces– mafias de la drogue et du kidnapping, politi-sation du crime "blasphème", etc… – que legouvernement d'Hamid Karzaï n'a pas réussi àendiguer. Si tant est qu'il ait souhaité le faire.

Reporters sans frontières a mené uneenquête en janvier 2009 en Afghanistan. Lesreprésentants de l'organisation ont rencontréle ministre de la Justice, le ministre de laCulture et de l’Information, le directeur de lacommunication du chef de l'Etat, un membredu Conseil des oulémas, des représentants dela société civile, des correspondants de lapresse étrangère, des officiers de la Forceinternationale de sécurité et d'assistance(ISAF) et des diplomates, ainsi que de nom-breux journalistes et des associations profes-sionnelles de Kaboul, Kandahar, Mazar-i-Charif et Herat.

La crise sécuritaire, politique et économiquequi frappe l'Afghanistan a des répercussionsgraves sur le travail des journalistes. Tous lescitoyens sont en danger, et notamment lesprofessionnels de l'information. L'Etat estincapable d'assurer la sécurité la plus élémen-taire des journalistes.Ainsi, de juin 2007 à jan-vier 2009, Reporters sans frontières a relevépas moins de 24 agressions, 35 menaces demort, 14 interpellations et 7 enlèvements.Des dizaines d’autres journalistes, essentielle-ment des femmes et des correspondants enprovince, ont été contraints de démissionneren raison de pressions extérieures. De soncôté, l'organisation afghane NAI a documenté,pour l'année 2008, 50 graves violations de laliberté de la presse, dont 28 commises par lesautorités et 6 par les taliban. Mir Abdul

Wahed Hashimi, responsable de NAI, analyseles résultats de ses enquêtes : "La majoritédes attaques contre des journalistes ont eulieu à Kaboul, car il y a de moins en moins dejournalistes indépendants dans le Sud."

La liberté de la presse, prioritédu gouvernement ?

Reporters sans frontières appelle le présidentHamid Karzaï et la communauté internatio-nale à faire de la défense de la liberté de lapresse l’une de leurs priorités.

L’Afghanistan compte près de 300 journaux,dont 14 quotidiens, au moins 15 chaînes detélévision et des centaines de radios privées,ainsi que sept agences de presse. Le pays n’ajamais connu telle floraison de médias et dejournalistes. Le pluralisme est une réalitéincontournable que l'on doit à la politique duprésident Hamid Karzaï et de la communautéinternationale. Mais, parallèlement, les vio-lences contre la presse n’ont cessé d’augmen-ter. Et, dans ce domaine, les preuves de l'enga-gement des autorités pour y mettre un termesont plus que ténues.

Farida Nekzad, de l'agence indépendantePajhwok, résume ainsi l'insécurité qui toucheles journalistes : "Notre premier souci, c'estl'hostilité de l'opposition armée, et plus parti-culièrement de certains groupes de taliban.Ensuite, le poids de la religion et de la tradi-tion menacent le droit des femmes à êtrejournalistes. Les chefs de guerre représententquant à eux une menace pour tous les jour-nalistes qui s'opposent d'une manière oud'une autre à leur pouvoir. Enfin, les forcesinternationales empêchent l'accès au terrainou aux informations, notamment lorsque sur-viennent des "bavures".

La majorité des journalistes afghans interro-gés saluent les avancées obtenues depuis2001. "Il est évident que beaucoup a été fait.La liberté d'expression est une réalité de tousles jours, mais nous devons affronter des pro-blèmes récurrents : l'absence de protectionpour les journalistes en province, les difficul-tés dans l'accès à l'information, notamment dela part du gouvernement, et la mauvaisevolonté des autorités de faire respecter laA

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Constitution et les lois qui, pourtant, nousprotègent", affirme le Dr Ayubi, directeuradjoint de la chaîne Bakhtar TV.

Comment le gouvernement et la commu-nauté internationale peuvent-ils prétendrelutter contre la corruption qui gangrène l’Etatsans une presse libre capable d’exposer lestravers de la mauvaise gouvernance ?Comment peut-on combattre le trafic dedrogue alors que les enquêtes sont renduesimpossibles dans le Sud, région largementsous contrôle des taliban ? Comment enfinlutter contre l’obscurantisme des taliban si legouvernement n’est pas capable de défendrela liberté de parole ? Comment faciliter ledéveloppement économique si des régionsentières sont privées d’informations sur lesnouvelles opportunités offertes ? Comment,enfin, connaître et dénoncer les exactionscommises par les taliban et les chefs deguerre si les journalistes ne sont plus en sécu-rité dans une vaste partie du pays ?

Pour les Afghans, et notamment les jeunes, quireprésentent la majorité de la population etqui ont accueilli avec enthousiasme l'arrivéedes médias privés, la liberté de la presse n’estpas un luxe mais une nécessité. Les médiasafghans sont pour eux indispensables pourjuger qui devra demain gouverner le pays,alors que l'élection présidentielle va se teniren août prochain.

La majorité des observateurs interrogés esti-ment que l'espace de liberté pour s'exprimersur la religion ne s'est jamais accru. Certainsle regrettent. "Des intellectuels commeMohahqeq Nasab ont essayé d'ouvrir ledébat, mais ils ont été tout de suite empêchéspar les conservateurs et la justice", expliqueShahir Ahmad Zahine, l'un des fondateurs dugroupe Killid. D'autres appellent à la patience."Notre société n'évoluera que très lentementsur ce sujet. Ce n'est pas aux journalistes deforcer le débat", précise Fahim Dashty duKabul Weekly.

De son côté, Fazel Ahamad Manawi, porte-parole du Conseil des oulémas, est catégo-rique : "Le Conseil des oulémas d’Afghanistanrespecte la liberté d’expression et la consi-dère comme un acquis important. Mais laliberté d’expression, cela ne veut pas dire l’in-

sulte du sacré et des sentiments religieux dupeuple. Dès qu'il y a une attaque contre laCharia et l’islam, le devoir du Conseil desoulémas est de prendre position."

Dans ce contexte, Reporters sans frontièresestime qu'il est urgent que le gouvernementpromulgue la nouvelle loi sur la presse actuel-lement en débat, lutte contre l'impunité desassassins de journalistes et mette en place lesmesures nécessaires pour faire cesser lesmenaces et les attaques. Le porte-parole de laprésidence, Humayun Hamidzada, a affirmé àReporters sans frontières que la "liberté de lapresse était l'une des priorités du gouverne-ment", tout en précisant que "la liberté d'ex-pression faisait l'objet d'abus de la part debeaucoup trop de monde, notamment pourcalomnier sans preuve". Si la défense de laliberté de parole est négligée, le gouverne-ment risque de perdre la confiance des jour-nalistes afghans et le soutien de l’opinionpublique internationale, compliquant ainsi latâche des Etats et l’Union européenne, quisoutiennent financièrement, militairement etpolitiquement l’Afghanistan.

"2009 est l'année de tous les dangers pour lapresse afghane. La situation sécuritaire et lestensions pré ou post-électorales nous obli-gent à la plus grande vigilance", affirme uneresponsable de la mission d'assistance desNations unies en Afghanistan (UNAMA)."Pour assurer sa réélection, le gouvernementva être obligé d'entraver la circulation de l'in-formation, car la situation dans le pays estdéplorable. Nous risquons d'avoir d'autantplus de mauvaises surprises que le soutieninternational en faveur des médias est moinsfort qu'auparavant", s'inquiète Barry Salam,directeur du réseau de radio Good MorningAfghanistan. "Nous sommes libres, mais sansprotection et sans responsabilité", résume-t-il.

Les taliban, prédateurs de la libertéde la presse

L'opposition armée - et plus particulièrementles groupes taliban - porte la principale res-ponsabilité dans ce climat d'insécurité.Menaces et harcèlement par téléphone, accu-sations d'espionnage et kidnappings de jour-nalistes ont instauré un sentiment de peurA

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dans la profession. Le sou-venir de l'assassinat du jour-naliste Ajmal Naqshbandipar des taliban affiliés aumollah Dadullah, mais éga-lement celui du régime de

censure absolue qui a prévalu à l'époque del'Emirat islamique dirigé par le mollah Omar,n'incitent pas à penser que les djihadistesafghans se sont réconciliés avec la liberté deparole. Ils demeurent de dangereux préda-teurs de la liberté de la presse.

Si les taliban ont, à plusieurs reprises, invitédes journalistes afghans et étrangers à couvrirleurs activités ou adressé des messages rassu-rants à la presse, ils n'acceptent pas que celle-ci se déplace librement sur leurs "territoires",ni qu'elle interviewe les témoins de leursexactions. Un journaliste, cité dans un récentrapport de l'organisation International CrisisGroup (ICG) affirme que deux élèves d'uneécole publique ont été tués par un taleb aprèsavoir discuté avec lui.

Reporters sans frontières ne se fait aucuneillusion sur la conception de la liberté de lapresse défendue par les taliban. Dans un rap-port publié en 2000, l'organisation dénonçaitun pays "sans informations et sans images" oùle journalisme était réduit à un état misérable.

En Afghanistan, le site Internet des taliban, entrois langues, est très actif et régulièrementactualisé. Les articles et les commentairesappellent au djihad. Sur le modèle de ce qui sefait dans les zones tribales pakistanaises où lesgroupes djihadistes utilisent les radios FMpour imposer la terreur, désignant régulière-ment leurs prochaines cibles. Reporters sansfrontières considère que ces radios et ces

sites Internet affiliés aux taliban sont des"médias de la haine" qui font l'apologie du ter-rorisme et de la violence.

De plus, les techniques terroristes inspiréespar Al-Qaïda et les groupes djihadistes pakis-tanais mettent en danger les journalistes quisont souvent appelés à être au plus près despersonnalités lors des événements publics.Dans le sud de l'Afghanistan, en 2007, uncameraman avait été tué dans un attentatattribué aux taliban. Et, le 14 janvier 2008,Carsten Thomassen, journaliste norvégien duquotidien Dagbladet, est mort des suites deses blessures dans un attentat suicide qui afrappé l’hôtel Serena, à Kaboul. L’attaque,revendiquée par les taliban, a tué huit per-sonnes. L'un des taliban a été arrêté etcondamné à mort. De l'autre côté de la fron-tière, au Pakistan, pas moins de six journa-listes sont morts dans des attaques similairesde djihadistes. Le dernier en date, MusaKhankhel, a été égorgé et fusillé dans la valléede Swat.

Malgré tout, les taliban réussissent, par lamenace, mais aussi par une politique de com-munication élaborée, à faire passer leurs mes-sages. Il serait bien sûr inadmissible d'inter-dire aux médias, comme a tenté de le faire untemps le gouvernement afghan, de citer ou derencontrer des membres de l'oppositionarmée. Mais il est également important d'éta-blir des règles professionnelles pour ne passervir de simple courroie de transmission dela propagande d'ennemis déclarés de la libertéde la presse. "Les taliban ont besoin desmédias pour faire passer leurs messages,récolter des fonds, notamment à l’étranger,mais aussi pour se faire plaisir. En cela, ils ontune meilleure politique de communicationque le gouvernement", affirme Carlotta Gallcorrespondante à Kaboul du quotidien améri-cain NewYork Times.

Menaces, enlèvements, assassinats :une dégradation très nettedes conditions de sécurité

Deux professionnels de la presse ont été tuésen 2008, une cinquantaine d’autres ont étéblessés ou agressés. Les menaces dont sont lacible les journalistes afghans et étrangers pré-A

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Ajmal Naqshbandi

Daniel Mastrogiacomo et son équipe enlevés par les taliban

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sents dans le pays sont de plus en plus diver-sifiées. Aux taliban, qui n’ont jamais cessé demenacer de mort les journalistes qui ne seplient par à leurs demandes, sont venus s’ajou-ter des criminels et des groupes mafieux. Laforte augmentation de ce double phénomènea contribué à l'aggravation des conditions desécurité de tous les Afghans. En 2008, près de2 000 civils afghans ont été tués, dont près de1 000 par les taliban et près de 400 par lesforces armées afghanes ou internationales.

Au moins six journalistes étrangers ont étékidnappés en Afghanistan depuis 2008. Face àcette situation, les ambassades appellent àplus de précautions : "L’Afghanistan ne doitpas être un terrain pour les jeunes journa-listes qui cherchent à se faire un nom. Ce doitêtre un pays réservé aux reporters expéri-mentés. Il est maintenant obligatoire de sui-vre des consignes de sécurité précises,notamment des contacts réguliers entre lejournaliste et son média", estime l’ambassa-deur de France, Jean d’Amécourt.

Les correspondants des médias étrangers,

plus nombreux en raison de l'intensificationdu conflit, s'imposent des règles de sécuritétrès strictes. "Nous évaluons la nécessité dechaque déplacement et la sécurité de noslocaux a été renforcée", explique la chef dubureau de l'Agence France-Presse à Kaboul. "Jesuis arrivée en janvier 2007 et je n'avais aucunproblème pour travailler à Kaboul.Avant mondépart, fin 2008, on sortait très peu dubureau. La peur des kidnappings a complète-ment changé la relation des journalistesétrangers au pays. On perdait le contact avecla population", explique Constance deBonaventure, ancienne correspondante deRadio France Internationale à Kaboul.

Le climat d'insécurité a un impact direct sur laqualité de l'information et la capacité, pour lesmédias, de faire état de la situation dans lesrégions connues pour être dangereuses.Ekram Shinwari de la radio américaine Voice ofAmerica (VOA) lie la montée des menaces des"groupes criminels difficiles à identifier" auxrançons payées par certains gouvernementsétrangers dans des affaires de kidnapping."Ces mafieux savent que les employés des

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Un journal disparaît sous la pression

Payman était un quotidien bien établi. Et pourtant, en quelques semaines, touta basculé et la direction a été contrainte de saborder le journal le 10 février2009.Après avoir publié par erreur, un mois auparavant, un texte contenantdes commentaires sans fondement sur les religions, Payman a été victimed'une intense campagne hostile de la part des conservateurs, mais aussi dugouvernement. Malgré des excuses publiques, la rédaction a été perquisition-née, des journalistes ont été arrêtés, les responsables du titre ont été mena-cés de mort, sans que les autorités n'interviennent en leur faveur.

L'un des journalistes de Payman qui a été arrêté témoigne : "Après ma libération, j'ai été suivi par deshommes armés (…) J'ai ensuite été obligé de changer de domicile chaque soir.Après les déclarationshostiles du Sénat à notre égard, je crains pour ma vie. Je ne veux pas quitter mon pays avec cette accu-sation de "blasphème" contre moi. Même quand j’étais en prison, des personnes ont menacé mon frèreen lui affirmant qu’ils pouvaient me faire tuer dans la prison."

Le Conseil des oulémas est directement intervenu pour que le journal soit poursuivi.Ainsi son prési-dent, le mollah Shinwari, a publié le lendemain de la parution de l'article, un communiqué condamnantcet acte d'islamophobie.

Les autorités ont une lourde responsabilité dans la disparition de Payman. En effet, le procureur a main-tenu les poursuites alors que le journal avait présenté ses excuses. Un mandat d’arrêt a même été lancécontre Syed Ahmad Hashemi, le directeur du journal, qui était à l’étranger au moment des faits.

Ces poursuites pourraient avoir été engagées dans le but de faire taire un journal critique envers legouvernement, notamment sur les sujets de corruption. Mahsa Taee (photo), l’une des responsables dePayman, n'en démord pas : " Le journal a été pris en otage par la politique et le gouvernement est der-rière cette affaire."

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médias, notamment étrangers, sont des proiesfaciles et rentables", précise le journaliste.

Les menaces les plus courantes auxquellessont confrontés les reporters sont les SMS etles appels reçus sur les portables. Pour lesreporters des médias les plus influents, il peuts'agir de plusieurs messages par jour prove-nant des taliban, de responsables politiques,de fonctionnaires ou d'inconnus. "Je reçois cegenre d'appels tous les jours et il arrive que jene puisse pas répondre. Quand je rappelle, ilsme menacent et en plus c'est moi qui paye",s'exclame Ekram Shinwari.

"Au début, nous avons essayé de faire desenquêtes sur la drogue et les kidnappings.Mais c'est devenu trop dangereux. Les crimi-nels sont trop puissants. Voyez ce qui estarrivé à Rohani, correspondant de la BBC àKandahar, alors qu'il avait réalisé des repor-tages sur le trafic de drogue. Ils l'ont tué. Il ya de plus en plus d'autocensure sur lesconnexions des trafiquants, des kidnappeurset de ceux qui s'enrichissent grâce à leurscontacts politiques. Qui va avoir le couraged'enquêter sur des personnes qui peuvent sifacilement vous éliminer ?", explique le direc-teur d'une radio de Kaboul qui a souhaité res-ter anonyme, comme plusieurs des interlocu-teurs rencontrés par Reporters sans fron-tières.

“Aujourd’hui, quand j’ai une information surun baron de la drogue, je la donne à un jour-naliste étranger. Car je ne me sens pas ensécurité pour la publier dans mon journal.Bien entendu, je peux faire des reportages surles drogués à Kaboul ou écrire des éditosdénonçant l’implication de hauts responsa-bles. Mais citer des noms, c’est trop dange-reux”, affirme le directeur d’un journal natio-nal.

L'origine des menaces est parfois difficile àétablir. Qui a tenté, par exemple, de s'en pren-dre au célèbre écrivain et journalisteRahnaward Zaryab, le 29 mars, dans le quar-tier de Makrooyan, à Kaboul ? Un hommearmé a été mis en fuite par les voisins du jour-naliste, alors qu’il s’approchait de son domi-cile. Qui a tenté de kidnapper Wakil AhmadEhsass, de VOA Ashna TV, devant son apparte-ment de Kaboul ? Les assaillants sont partis

avec sa voiture, mais il continue à recevoir desmenaces.Ismail Saadat, du BBC World Service, confirmeque les groupes mafieux ont des relais au seinde l'Etat : "La mafia qui vit de la drogue et deskidnappings a intérêt à rester une menaceinvisible. Elle peut imposer la peur aux médiasafghans et étrangers sans s'exposer."

"Nous obtenons tous des informations surdes officiels impliqués dans le trafic dedrogue, à travers nos réseaux, mais personnen’ose apporter de preuves matérielles. Mêmecertains anciens ministres qui ont des dos-siers sur des barons de la mafia ne veulent pasles fournir à la presse", explique le rédacteuren chef d’un hebdomadaire de Kaboul.

Le président Hamid Karzaïa été plusieurs fois inter-rogé publiquement sur descas de journalistes assassi-nés. Ainsi, en août 2008,lors d'une rencontre avecune association de journa-

listes afghans, le mari de la journaliste assassi-née Zakia Zaki l'a interpellé, mais le chef del'Etat n'a pas répondu. Pourtant, dans lessemaines suivant l’assassinat, le chef de l’Etatavait téléphoné deux fois au mari pour l'assu-rer de son soutien. "Mais, depuis, rien. Jecrains que ceux qui ne veulent pas que cetteenquête aboutisse aient réussi à le faire chan-ger d'avis", a-t-il expliqué à Reporters sansfrontières.

Le ministère de l’Intérieur n’a pas été capablede fournir des informations sur l’état d'avan-cée des enquêtes sur les assassinats de ZakiaZaki, d’Abdul Samad Rohani et des journa-listes allemands Karen Fischer et ChristianStruwe. Interrogé par Reporters sans fron-tières, le ministre de la Justice Sarwar Danisha, de son côté, promis de prendre en main cesdossiers pour résoudre ce "problème réel".

Multiplication des arrestationsde journalistes

La multiplication des arrestations de journa-listes de la part de la police, de la NationalDirectorate of Security (NDS, servicessecrets) ou des taliban renforce encore cesentiment d'insécurité.Ainsi, en octobre 2008,A

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Zakia Zaki

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Mirhaidar Motahar, directeur du journalArman Meli, a été détenu pendant une dizained'heures par la police à Kaboul. Il avait publiéun article extrêmement virulent, intitulé "Lecoup d’Etat de Karzaï", dans lequel il dénon-çait la "mainmise des Pachtouns sur le gou-vernement".

De son côté, NaseerFayyaz, présentateur de lachaîne de télévision privéeAriana TV, a passé deuxjours aux mains des agentsde la NDS, en juillet 2008. Ila été arrêté sur ordre du

gouvernement pour avoir "prononcé desinsultes à l’encontre de deux ministres et duprésident de la République islamique". Sonprogramme d'informations, "Haqeeqat"(Vérité), était réputé pour la qualité et l'indé-pendance des enquêtes mais, selon plusieursjournalistes afghans, Naseer Fayyaz a commisdes dérapages en attaquant personnellementcertains ministres. Il a traité de "voleurs" lesministres du Commerce et de l'Energie, ce quiavait entraîné l’intervention immédiate depoliciers dans les locaux d'Ariana TV, pourinterrompre l’émission. Le journaliste a perduson travail suite à cette interpellation.

Les autorités, interrogées sur ces affaires, ontrépliqué que la loi interdisait à la presse d'at-taquer personnellement et sans preuves. Si lesjournalistes ne sont certes pas au-dessus deslois, il est regrettable que la première réactiondes autorités afghanes soit d'ordonner leurarrestation. Ainsi, dans l'affaire de NaseerFayyaz, un compte rendu d'une réunion duConseil des ministres avertissait que "certainsmédias audiovisuels et imprimés accusent etinsultent les personnalités nationales, tellesque les ministres. Les accusations étaient loinde la vérité. (...) Le Conseil des ministres pré-voit que les individus comme lui et tous ceuxqui, dans les médias, portent des accusationssans fondement seront poursuivis par le pro-cureur à la demande du ministre del’Information et de la Culture".

L'armée américaine est également responsa-ble de la détention récente d'un journaliste,Jawed Ahmad, collaborateur de la chaîne cana-dienne CTV, qui a passé onze mois dans la pri-

son de la base de Bagram.Libéré en septembre 2008,sans qu'aucune charge aitété retenue contre lui,Jawed Ahmad, surnomméJojo Yazemi par ses col-lègues de Kandahar,

témoigne : "Bien entendu qu’ils m’accusaientd’être un journaliste. Mais comment peut-ontravailler comme reporter dans le sud del’Afghanistan sans contacter les taliban ? C’estnormal et c’est mon droit. (...) Après les tor-tures du début, ils ont essayé de me déstabili-ser en m’expliquant par exemple que c’étaitma chaîne CTV qui m’avait dénoncé." Il a étéassassiné à Kandahar le 10 mars.

Les policiers emploient également la forcecontre des journalistes. Ainsi, le 5 décembre2008, Yar Mohammad Tokhi, cameraman deTolo TV, a été frappé par un policier alors qu’ilcouvrait une manifestation devant un com-missariat près de la capitale. En décembreégalement, Jawaid Rostapoor, reporter del’hebdomadaire Jabha-e-milli, a été frappé parun policier qui contrôlait son sac. Le journa-liste a déclaré à l’organisation NAI que le poli-cier l’avait menacé en lui lançant : “Vous, lesjournalistes, vous ne nous laissez pas fairenotre travail. Je déteste votre nom et votreprofession.”

CONCERNANT L'INSÉCURITÉ, REPORTERS

SANS FRONTIÈRES RECOMMANDE :

1. Aux médias, d'accroître les dispositifs deprotection en faveur des journalistes afghans,notamment en province ;2. Au ministère de l’Intérieur, de créer une"Task force" chargée de relancer les enquêtessur les journalistes assassinés et les agressionsles plus graves ;3. Au ministère de l'Intérieur, de mener desenquêtes sur chaque cas d’agression ou demenace, et de prendre les mesures néces-saires pour sanctionner leurs auteurs ;4. Au ministère de la Justice, de s'assurer queles enquêtes progressent et que les dossierscomplets sont transmis aux procureurs etaux juges ;5. A la communauté internationale, de finan-cer des programmes destinés à améliorer lasécurité des professionnels des médias.

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Naseer Fayyaz

Jawed Ahmad

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Des "trous noirs" de l'informationdans le Sud

Le sud et l’est du pays sont extrêmementinstables et les journalistes sont de moins enmoins nombreux à se rendre dans les régionsqui échappent au contrôle des autorités,devenues des "trous noirs" de l’information."C'est une tragédie. Nous ne pouvons plusdire avec certitude ce qui se passe dans leszones sous influence des taliban.A cause de laguerre, nous avons perdu 50 % de notreliberté.Avant, nous pouvions voyager partoutdans le pays. Maintenant, nous devons nouslimiter aux villes", déplore Amin Mudaqiq,directeur du bureau de Kaboul de Radio Azadi.

"Nous ne sortons plus en voiture banaliséedans des régions où nous savons que les tali-ban sont présents. Ce sont nos stringers quivont sur le terrain, mais eux-mêmes s'impo-sent des limites", explique un correspondantafghan d'une agence de presse internationale.

La chef du bureau de l’AFP à Kaboul soutientl'idée que des régions entières du pays, pour-tant stratégiques, échappent largement à lacouverture de la presse. "Entre les ordres quinous imposent de ne pas prendre de risques,la multiplication des kidnappings et les fraisque cela nécessite, nous ne pouvons plus allerdans les régions où les taliban imposent leurloi", confirme Bronwen Roberts.

Le journaliste d'une radio nationale estinquiet pour ses correspondants dans le Sudet l'Est : "En l'espace de quelques mois, noscorrespondants à Khost et Kandahar ont étémenacés de mort. On peut certes les fairevenir à Kaboul, mais cela signifie qu'ils per-dront leur travail. Les mafieux et les talibansont en train de vider certaines régions."

"Nos reporters en province se retrouventdans des positions très inconfortables quandnous ne diffusons pas les informations destaliban. Ils les appellent pour se plaindre et lesmenacer. Mais souvent ces informations sontinexactes ou nous n'avons pas réussi à obte-nir la version du gouvernement", souligne unresponsable du BBCWorld Service dont le cor-respondant a été contraint de fuir Kandaharsuite à des menaces. "Notre collègue nous adit qu'il ne sait pas qui l’a menacé. Mais il doit

penser à sa sécurité", précise le journaliste dela radio britannique.

Le témoignage d’un journaliste de Kandaharest éloquent : "Il y a quelques mois encore,quand je ne rapportais pas une informationtransmise par les taliban, ils me rappelaientpour m’accuser d’être un espion ou un mau-vais musulman. Maintenant, ils vous condam-nent à mort directement et vous traitent d’in-fidèle. Et cela s’ajoute aux menaces desbarons de la drogue. J’ai été obligé de quitterKandahar car je n’avais plus de moyen d’assu-rer ma sécurité." Si une centaine de journa-listes sont toujours actifs à Kandahar, leurpossibilité d’action s’est réduite. "Travaillerdans les zones d’influence des taliban est troprisqué. Quand les insurgés vous laissent res-sortir, ce sont les services de sécurité afghansqui vous arrêtent pour savoir ce que vous fai-siez là-bas", explique le correspondant kanda-hari d’une radio internationale. "Un comman-dant taleb m’a appelé sur mon portable pourme menacer. J’ai contacté leur porte-parolepour me plaindre. Mais cela n’a rien changé car,en septembre dernier, j’ai appris par plusieurssources qu’ils voulaient me tuer. D’autres cor-respondants de radios internationales ont fuiKandahar, de peur d’être victimes de cettevague d’assassinats ciblés", explique un reporterd’une radio internationale.

Les journalistes sont obligés de prendre desmesures de sécurité exceptionnelles. "Pourme rendre de mon domicile à mon travail, jechangeais parfois cinq fois de véhicule. Et laplupart des correspondants de médiasinfluents ne donnent plus leur nom ou n'utili-sent plus leur voix pour la diffusion desreportages. Les correspondants à Kandaharet à Helmand du BBC World Service, mais aussil’un des correspondants de Pajhwok, ont cesséleur activité. Trop dangereux”, témoigne unjournaliste kandahari.

Les cameramen et les photographes sontencore plus pénalisés car les militaires afghanset étrangers bloquent les accès aux lieux desincidents en ville et à la campagne. Mi-2008,les caméras des correspondants d’AP et deReuters ont été confisquées pendant deuxjours par des militaires étrangers. Ils avaientfilmé le lieu de l’attaque d’un convoi, près deKandahar.A

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Le responsable afghan d’une société qui déve-loppe des stations de radio s’alarme de lasituation dans certains districts : "Dans le dis-trict du Nuristan, nous allons monter uneradio. Il y a 50 000 habitants, mais une seulepersonne a accepté de travailler pour cettenouvelle station. Et toute l'équipe de RadioZalma a été obligée de s'installer dans la capi-tale du district, car les menaces sont inces-santes."

Mir Abdul Wahed Hashimi de NAI explique lastratégie des taliban : "Dans les médias locaux,on note de plus en plus d'autocensure sur lesconditions de vie dans les régions sous leurinfluence. C'est imposé par la peur." D'autantque, dans certaines provinces, le nombre demédias est très limité. A Zaboul (Sud), iln'existe aucune radio indépendante. Et ledirecteur de Radio Samkani, du nom du dis-trict où elle opère, a été brièvement arrêtépar des agents de la National Directorate ofSecurity (NDS), qui jugeaient vraisemblable-ment qu'il devenait trop indépendant.

Carlotta Gall du New York Times, qui travailleen Afghanistan depuis plusieurs années, relati-vise : "Il est encore possible de savoir ce quise passe dans les districts tenus par les talibanauprès de ceux qui se rendent dans les villes.Mais il est trop dangereux d'aller le vérifiernous-mêmes."

Dans les zones où ils sont le plus actifs, lestaliban procèdent, de plus en plus régulière-ment, à l'arrestation des journalistes qui nesont relâchés qu'une fois leur identité et leurprofession vérifiées. Ainsi, Dawa KhanMenapal, de Radio Azadi, et Aziz Popal, de lachaîne locale HewadTV, ont été libérés par lestaliban après trois jours de captivité dans laprovince de Ghazni en novembre 2008. Ladécision de les relâcher a été prise par leHaut Conseil des taliban qui avait pu détermi-ner qu'ils étaient réellement des journalistes."Je tremble encore quand je raconte cettehistoire. Ils ne nous ont pas battus, mais men-talement, je ne m'en suis toujours pas remis",a expliqué Aziz Popal au quotidien canadienGlobe and Mail. Dawa Khan Menapal a précisé :"Pendant notre captivité, les commandantslocaux m'ont affirmé que leurs chefs voulaientnous faire comprendre qu'il fallait rester indé-pendants. (…) J'ai également découvert qu'ils

étaient des auditeurs fidèles de Radio Azadi."

Début janvier 2009, un correspondant de lachaîne Al-Jazeera a été détenu pendant 30heures par des djihadistes dans la province deKunar. Il a été libéré après que les rebelles ontpu vérifier qu’il était bien journaliste.

Certains commandants taliban, notamment lemollah Dadullah, tué en 2007, ou les frèresHaqqani, ont proféré des menaces très gravescontre la presse. L'ancien ministre taliban del'Information, Quadratullah Jamal, a déclaré en2006 : "Certains médias traitent mal les tali-ban. Par exemple, ils ne diffusent pas nos com-muniqués. En revanche, ils publient tout ceque l'ennemi affirme, sans chercher à obtenirle point de vue des taliban. Nous tuerons tousceux qui nous traitent ainsi. Nous demandonsaux médias de traiter et diffuser de manièreimpartiale et indépendante nos publications."Dans certaines régions, les taliban, mais égale-ment les groupes criminels, utilisent les "let-tres de nuit" (shabnamah) pour avertir eteffrayer les habitants. Un journaliste de Khosta montré à Reporters sans frontières l'une deces lettres, accrochée la nuit sur la porte dudomicile de sa famille. Dans cette mise engarde, un responsable taleb l'avertit qu'il estsoupçonné d'être un "espion".

Dans le Sud, l'assassinat ducorrespondant du BBCWorld Service et de l'agencePajhwok, Abdul SamadRohani, le 8 juin 2008, àLashkar Gah, dans la pro-vince du Helmand, a faittrembler d'effroi tous les

journalistes de la région. Le correspondant aété torturé avant que son corps soit criblé deballes. Si le ministère de l'Intérieur a rapide-ment fait porter la responsabilité du crime surles taliban, les informations obtenues parReporters sans frontières accréditent plutôtl'implication de la mafia de la drogue, voired'officiels corrompus.

"Les journalistes du Helmand ont repris leurtravail. Mais cet assassinat a créé un précédenttrès dangereux. Il est urgent que la vérité éclateet que l’on sache qui a tué Abdul SamadRohani", a expliqué le directeur de l'agencePajhwok.A

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Abdul Samad Rohani

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Au cours de ces derniers mois, l'oppositionarmée a renforcé sa pression sur les médias.Selon les estimations de Reporters sans fron-tières, au moins dix journalistes ont cesséleur métier ou fui le Sud de peur d'être vic-times de représailles. "Les taliban ont adoptéune stratégie très élaborée vis-à-vis desmédias. Ils veulent être traités à l'égal desautorités, mais nous ne pouvons pas les ren-contrer. Nous les citons, mais ils ne sont passatisfaits.Alors, ils menacent nos journalistes",s'inquiète le directeur d'une radio indépen-dante présente dans le Sud. "Ils ne croient pasà la liberté de la presse, mais ils ont comprisque, sans les médias, ils ne peuvent pas gagneren influence. Comme ils n'ont pas de médiasinfluents, alors ils nous utilisent", explique lerédacteur en chef d'un réseau de radios.

"En 2008, deux de nos journalistes ont été kid-nappés. Et ce ne sont pas les pressions venuesde Kaboul qui ont permis leur libération, maiscelles de leurs clans. Dans l'un des cas, desreprésentants de la tribu de l'otage sont allésplaider sa cause devant la Chora des taliban àQuetta. Depuis, nous engageons des correspon-dants dans le Sud et l'Est issus de tribus puis-santes", explique le directeur de Radio Azadi, quiaffirme devoir gérer de plus en plus de situa-tions où ses correspondants sont en danger.

Ces "trous noirs" de l’information s’étendentégalement aux régions frontalières duPakistan. Les taliban ont semé la terreurparmi les professionnels des médias dans leszones tribales, notamment au Waziristan ou àBajaur. Et l’armée pakistanaise n’a pas hésité àkidnapper, agresser ou arrêter des journa-listes, témoins gênants des relations entre deséléments des forces de sécurité pakistanaiseset les taliban, ou encore de l’implication del’armée américaine dans la guerre contre lesdjihadistes sur le territoire pakistanais. Parexemple, les journalistes ont été avertis parles services secrets pakistanais de ne pasenquêter dans le district de Pishin, près deQuetta, d’où sont issus des dizaines de jeunescandidats au djihad en Afghanistan.

CONCERNANT LES PROVINCES LES PLUS

DANGEREUSES, REPORTERS SANS FRON-TIÈRES RECOMMANDE :

1. Aux leaders taliban, de faire cesser les kid-

nappings, les menaces et les attaques à l’en-contre des journalistes.2. Aux autorités, d’accorder plus d’attentionau sort des reporters en province, notam-ment dans le Sud et l’Est.3. Aux forces internationales, de permettre àla presse d’accéder plus facilement aux zonesdisputées aux taliban.4. Aux organisations de journalistes afghaneset internationales, de trouver des solutionsqui permettent de protéger les journalistesmenacés tout en évitant l'exil, notamment parla création de "safe houses" dans le nord dupays ou en Asie du Sud.

Des dizaines de femmes journalistesréduites au silence

L’impunité qui perdure dans de nombreusesaffaires concernant des journalistes afghanesest inacceptable.Ainsi, l’incapacité de la policeet de la justice d’arrêter les assassins de ZakiaZaki, directrice de la Radio de la Paix, encou-rage de nouvelles violences contre lesfemmes journalistes. Depuis l’assassinat deZakia Zaki, le 6 juin 2007, des dizaines dejournalistes afghanes ont été agressées, mena-cées ou réduites au silence.

Au lieu de faire avancer l'enquête, le ministèrede l'Intérieur a convoqué en septembre 2008l'époux de la journaliste, Abdul Alah Ranjbar,pour l'intimider. "Ils m'ont traité comme unsuspect, sous prétexte que des organisationsinternationales me soupçonnaient. En réalité,le dossier est dans l'impasse. Si la police tra-vaillait sérieusement, elle trouverait des pistesnationales ou locales. Mais des ennemis deZakia se trouvent toujours au plus hautniveau de l'Etat.Alors, ils préfèrent m'accuser,plutôt qu'enquêter", a expliqué Abdul AlahRanjbar à Reporters sans frontières. "Dans lesmois qui ont suivi l'assassinat, la police avaitprocédé à des arrestations, mais tous les pré-venus ont été libérés après cinquante jours,car le tribunal s'est rendu compte qu'il n’exis-tait aucune preuve contre eux. Ils étaientinnocents. La police a fait cela pour régler sescomptes avec ces personnes ou pour donnerl'impression qu'elle travaillait. Notre plainten'a pas abouti, car le procureur demande despreuves matérielles, que la police n'a jamaistrouvées", ajoute le mari de Zakia Zaki. PourA

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autant, la Radio de la Paix continue d'émettre."Ces chefs de guerre voulaient faire taire lastation, car nous avons de l'influence dans plu-sieurs régions, notamment à Parvan, dans laKapisa et le Panchir. Nous sommes gênants",explique-t-il.

Selon la présidente de la Commission desdroits de l'homme, Sima Samar : "Les femmesjournalistes sont davantage touchées, car, dansle pays, les gens continuent de croire que lesfemmes sont un problème. C'est la mentalité.Elles sont donc malheureusement plusvisées." Dans son rapport sur l'Afghanistan,Sadaf Arshad, de l'organisation South AsiaFree Media Association (SAFMA), fait remar-quer que "les taliban, les chefs de guerre et lesextrémistes religieux ont utilisé la religion etses interdits pour effrayer les femmes journa-listes et les contraindre à quitter leur travail".

Hasamuddin Shams, un journaliste de Herat,dénonce les violences commises par des officiels :"Ils ne savent pas établir des relations normalesavec la presse. D'autant plus quand il s'agit d'unefemme journaliste. Si elles demandent des infor-mations, elles sont moins bien traitées. Lesfemmes ne veulent plus être journalistes. Ellesquittent la profession ou restent cantonnées à destâches administratives. Il y a quelques années,70 %

des étudiants en journalisme à Herat étaient desfemmes. Maintenant, elles ne sont plus que 30 %."Le ministère de l'Information s'est mobilisépour venir en aide à Niloufar Habibi, jeuneprésentatrice afghane de la chaîne de télévi-sion publique Herat TV. Elle a été poignardéeet menacée de mort, et vit aujourd'hui réfu-giée en France.

Mais la majorité des agressions ne provo-quent aucune réaction de la part des autori-tés. A Mazar-i-Charif, au début de l’année2008, trois femmes journalistes ont été mena-cées de mort par des inconnus. "Pourquoivous travaillez avec les Américains ? Attention,on va vous tuer", "Si tu continues de te mon-trer à la télévision, on peut enlever ta sœur, tamère et d’autres membres de ta famille", ontprévenu les auteurs d'appels anonymes.Malgré leurs demandes répétées, les journa-listes n’ont jamais obtenu de protection de lapolice.

Une journaliste de l'agence Pajhwok témoigne :"C'est plus difficile pour une femme d'avoiraccès aux officiels. Certains refusent les inter-views. Et dans la presse, les bons reportagessur les violences contre les femmes sont peunombreux. Les hommes ne savent pas parlerde ces sujets." Azim Noorbakhch, présenta-

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"Je revis ce que j'ai subi à l'époque des taliban"

Depuis plus de quatre mois, Nazifa Ehsass, journaliste pour les programmes en pachtoune de VOA TV, nesort plus de chez elle. "Je suis emprisonnée chez moi, comme à l'époque des taliban. J'aime beaucoup montravail de journaliste, mais je n'ai pas envie de mourir. J'ai fait une croix sur des années d'études et sur macarrière", a-t-elle expliqué à Reporters sans frontières. Au début du mois de septembre 2008, NazifaEhsass, qui présente régulièrement des reportages sur VOA TV et qui a travaillé pour un magazine fémi-

nin Rooz, a reçu un appel sur son téléphone portable. Unevoix masculine la menaçait : "Tu as enlevé ton tchador et tutravailles pour les Juifs." Après avoir demandé qui était à l'ap-pareil, elle s'est entendue répondre : "Tu sais qui noussommes !" La nuit, la journaliste a reçu un nouvel appel mena-çant. Le lendemain, le même homme s'est expliqué : "Je suisun taleb.Tu sais qui nous sommes.Tu ne peux pas t'échapper."Nazifa Ehsass a contacté le service d'alerte de la police, le119. Quelques jours plus tard, elle a reçu un courrier l'infor-mant que le numéro identifié appartenait à un commandanttaliban en fuite, le mollahAktar Mohamad. "Vous savez, les tali-ban ont une volonté très claire de menacer les femmes jour-nalistes, plus que les hommes", explique la journaliste quiregrette qu'après son départ, plus aucune femme pachtounene présente les nouvelles sur VOA. Alors que son mari, luiaussi journaliste, a échappé à une tentative d'enlèvement,Nazifa Ehsass a confié à Reporters sans frontières qu'ellen'arrivait pas à imaginer comment sa sécurité pouvait êtreassurée.

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teur de la télévision d'Etat, confirme que l'es-pace de liberté des journalistes femmes s'estréduit. Selon lui, "beaucoup d'entre elles utili-sent maintenant des pseudonymes fémininsou masculins pour signer leurs articles. Etdans une grande partie du pays, il n'y a tou-jours pas de féminisation de la presse". Lespressions sur les femmes qui apparaissent à latélévision n'ont jamais cessé. "Le Conseil desoulémas devrait prendre une position clairepour protéger le droit des femmes à s’expri-mer à la radio et la télévision", demande undirecteur de radio. Dans la région de Herat,les pressions sur les femmes proviennent éga-lement du voisin iranien. "Ils redoutent l'in-fluence des télévisions afghanes où lesfemmes ne portent pas le hidjab obligatoire.Le consulat iranien s'est permis de proférerdes menaces, et par ailleurs il finance aumoins trois magazines pour promouvoir savision de la question féminine", explique unjournaliste de Herat.

Sima Samar appelle à la mobilisation contrel'impunité : "Le manque de responsabilité dusystème judiciaire perpétue la culture d'impu-nité. Cela pose le problème du manque deconfiance envers le gouvernement. Celaconcerne les crimes du passé, les crimescontre les journalistes, mais surtout les vio-lences sexuelles."

CONCERNANT LES VIOLENCES FAITES AUX

FEMMES JOURNALISTES, REPORTERS SANS

FRONTIÈRES RECOMMANDE :

1. Au ministère de l’Intérieur, de prendre lesmesures nécessaires pour protéger les jour-nalistes menacées.2.Au ministère de l’Information, de lancer unecampagne auprès des responsables politiquesnationaux et provinciaux afin de sensibiliserau sort des journalistes femmes.3. Aux autorités religieuses, de défendre ledroit des femmes journalistes de travailler aumême titre que les hommes, y compris à latélévision.

La liberté d'expression, sauf sur lesaffaires religieuses

Les journalistes afghans sont libres de s’expri-mer, tant qu’ils n'évoquent pas de manière

critique le seul sujet véritablement tabou dupays : l’islam. Par la volonté des moudjahidin,l'Afghanistan est devenu, en 2002, uneRépublique islamique. Une Constitution pré-vaut, mais la Charia peut être appliquée.D'autant que le législateur a prévu, dans lesarticles 130 et 131 de la loi fondamentale, quetout crime non défini par les textes législatifsou le code pénal doit être puni en vertu de laloi islamique.

En 2002, un séminaire international sur laliberté de la presse avait recommandé que lesjournalistes soient préservés, par la loi, d’uneapplication rigoureuse de la loi islamique. Maisrien n'a été fait en ce sens. Au contraire, lapression s'est accrue sur les journalistes ettous ceux qui s'expriment librement sur lessujets tabous et l'islam. Reporters sans fron-tières a constaté une utilisation politique dudélit de "blasphème" qui met en danger despans entiers de la liberté d'expression dans lepays.

Selon le président d'une ONG locale d'aideaux médias, "tous les journalistes pratiquentl'autocensure sur la religion car, à tous lesniveaux de l'Etat, la protection de l'islam restela priorité. Et quand vous touchez à ces sujets,les pressions viennent de toutes parts".

L'Afghanistan est certes un pays d'islam, chiiteet sunnite, où la majorité de la population esttrès attachée au respect de la religion. Maisdes intellectuels, des journalistes, des blo-gueurs ou de simples citoyens ont tenté, aucours de ces dernières années, d'ouvrir denouveaux espaces d'expression sur ce sujettabou. Mal leur en a pris. Une dizaine d'entreeux ont été arrêtés, poursuivis en justice,emprisonnés, et souvent obligés de quitter lepays. Et ces voix critiques ne sont pas aussiisolées dans la société que le prétendent lesautorités. Ainsi, en 2008, des centaines dejournalistes et écrivains ont manifesté dansquinze provinces du pays en faveur de la libé-ration de Perwiz Kambakhsh.

Cet étudiant en journalisme purge, depuis le27 octobre 2007, une peine de vingt ans deprison à Kaboul pour avoir téléchargé untexte sur la place des femmes dans l'islam. Il aété condamné par une cour d'appel, dont lejuge, Abdul Salam Quazizadeh, est un mollah.A

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Ce dernier est convaincu que PerwizKambakhsh a écrit ce texte alors que sonauteur réel, un Iranien exilé, s'est dévoilépubliquement. "Toute atteinte au Coran doitêtre punie. Mais comme Perwiz a déclaré qu'ilétait un bon musulman, la peine de mortn'était pas nécessaire", a déclaré le juge à unjournaliste de Radio France Internationale.

Pourtant, le jeune homme, que la délégationde Reporters sans frontières a rencontré aucentre de détention provisoire de la capitale,ne cesse de clamer son innocence : "Depuis ledébut, j’ai déclaré que j'étais innocent. Selon laloi et la Constitution, je n'ai commis aucundélit. Les deux tribunaux n’ont pas prouvé maculpabilité et j’ai été condamné seulement àcause des pressions de certaines personnes,et non pas en vertu de la loi. (…) Mon frèrepeut facilement me rendre visite à Kaboul etles conditions de détention sont meilleuresque dans la prison de Pul-e-Charkhi où j'ai étéincarcéré. J’ai traversé une période assez diffi-cile là-bas. Ici, nous sommes huit détenus dansune cellule. Nous avons la télé dans la cham-bre et les responsables de la prison sont assezattentifs", a déclaré Perwiz Kambakhsh à ladélégation de Reporters sans frontières quin'a pas été autorisée à s'entretenir seul à seulavec lui.

Emu d'avoir reçuun large soutieninternational, l'étu-diant en journa-lisme a demandé àtous ceux qui ontréclamé qu'il soitpuni, d"'examinerréellement mon

dossier et de chercher la vérité". Si les auto-rités interrogées par Reporters sans fron-tières affirment qu'il ne s'agit pas d'une affaireliée à la liberté de la presse, il n'en reste pasmoins que les procédures en première ins-

tance et en appel ont été entachées de gravesirrégularités.Tout d'abord, Perwiz Kambakhsha été torturé par des policiers dans le but delui faire avouer sa culpabilité, comme l'adémontré un rapport d'un médecin légiste."Le 22 janvier 2008, ils m'ont conduit au tri-bunal de Mazar-i-Charif, en fin d’après-midi.Ce n’était pas un tribunal, mais plutôt unecour martiale. J’ai demandé la permission auprocureur de pouvoir me défendre, mais il arefusé. En fait, ils m'ont amené juste pourm'annoncer que j'étais condamné à mort",raconte le détenu.

Durant le procès en appel qui s'est dérouléd'avril à octobre 2008, aucun témoin cité parl'accusation n'a été capable d'affirmer qu'ilavait reçu le document incriminé des mainsde Perwiz Kambakhsh. Un camarade d'univer-sité de Perwiz,Ahmed, qui avait soutenu cetteaffirmation lors du procès en première ins-tance, est revenu sur ses propos, reconnais-sant avoir subi des pressions.

La Cour suprême a confirmé la condamnationdu journaliste, sans même avoir entendu ladéfense de l'avocat de Perwiz Kambakhsh.Selon lui, il existe plusieurs raisons "tech-niques" pour ordonner la libération de sonclient. Par exemple, le délai de trois moisentre le jugement en première instance etl'appel n'a pas été respecté. Un proche dePerwiz Kambakhsh fait également remarquerque les interférences de personnalités poli-tiques et religieuses reposent sur une impos-ture juridique. En effet, le Conseil des oulémasde Mazar-i-Charif qui a prononcé en premierla fatwa contre l'étudiant en journalisme, n'apas motivé sa décision, comme c'est l'usage.

Le président Hamid Karzaï a été saisi du casde Perwiz Kambakhsh par plusieurs gouver-nements étrangers. "Ce jeune homme va êtrelibéré. Ne vous inquiétez pas", a-t-il affirmé àun chef de gouvernement européen en visiteà Kaboul fin 2008. Pourtant, des dignitairesreligieux et des leaders islamistes continuentde faire pression pour que le jeune hommesoit lourdement puni pour "blasphème et dif-fusion de propos diffamatoires à l’encontre del’islam".

"Le cas de Perwiz Kambakhsh est un exemplede la politisation de la loi islamique. Et lesA

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juges sont plus souvent des mollahs que desexperts en droit. Ils se laissent plus facilementinfluencer par les personnalités religieusesque par les arguments des avocats de ladéfense", affirme un diplomate européen."Oui, la condamnation est lourde, mais il resteune étape dans le processus judiciaire",répond le ministre de la Justice. "Le procureuret le juge n'ont pas réussi à prouver qu'uncrime avait été commis. Et les deux procé-dures ont été marquées par des comporte-ments choquants. Et pourtant, il a étécondamné à vingt ans de prison", ajoute lemême diplomate qui a suivi le procès enappel.

Selon le porte-parole duConseil des oulémas, :"Kambakhsh a insulté leCoran et il devait recevoirune punition exemplaire afinque personne d'autre n'osefaire la même chose. (…)Nous avons demandé unecondamnation lourde, mais

nous n'avons pas réclamé la peine de mort."La cour d'appel semble avoir entendu lademande des oulémas…

Avant Perwiz Kambakhsh, Mohaqiq Nasab, unmollah et rédacteur en chef du magazineHaqoq-e-Zan (Droits des femmes), avait étéemprisonné en 2005 pour avoir publié uneanalyse sur la place des femmes dans l'islam.

Dans une affaire plus récente liée à la religion,en février 2009, le journal Payman a étécontraint de fermer. Sous la pression desmilieux conservateurs et sous le coup d'uneplainte pour "blasphème", les responsables du

quotidien ont décidé de suspendre sa publica-tion. Payman avait publié par erreur un textecontenant des commentaires sans fonde-ments sur les religions. Mais, malgré desexcuses publiques, les autorités ont engagédes poursuites contre la rédaction et plu-sieurs leaders religieux se sont déchaînéscontre le journal. L'un des employés, NazariParyani, a été détenu en janvier pendant huitjours à Kaboul. Six de ses confrères ont étéarrêtés pendant quelques heures sur ordre duparquet. "J’ai été arrêté illégalement et contretous les principes et les lois nationales etinternationales. (…) Ils ont expliqué que lesordres venaient du président de la Républiqueet du procureur. (...) J’ai été libéré sur ordredu Président, mais je suis toujours sous sur-veillance judicaire. Et le dossier contre le jour-nal est toujours ouvert", a affirmé le journa-liste à Reporters sans frontières.

Des élus conservateurs et des mollahs ontexploité l'incident pour promouvoir leuragenda politique. Ainsi, le 1e février, le prési-dent de la Commission culturelle du Sénat, lemolavi Arsala Rahmani a demandé à la justicede "punir les responsables du journal". Nonseulement le traducteur, mais également ledirecteur de publication. De son côté,Sibghatullah Mojaddedi, le président de laChambre haute, a affirmé que Payman nedevait pas être pardonné. Enfin, un responsa-ble du Conseil des oulémas de Herat a publi-quement appelé à un châtiment contre le per-sonnel du journal.

Suite à ces déclarations, Nazari Paryani aexpliqué qu'il n'osait plus sortir de son bureauet qu'il craignait pour sa vie.Tous les journa-listes de Payman ont perdu leur travail et plu-A

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L'utilisation abusive de l'article 130 de la Constitution

L'Afghanistan est une République islamique. La Constitution prévaut, mais des moudjahidin ont réussià imposer la Charia après la chute des taliban qui en avaient fait leur loi unique.

Les récentes plaintes pour "blasphème" ont été instruites devant les tribunaux en vertu de l'article 130de la Constitution. Me Afzal Nuristani, avocat de Perwiz Kambakshk, explique les enjeux de ce débat :"Il est important de comprendre comment deux tribunaux ont pu condamner mon client sans que ledélit soit inscrit dans aucune loi afghane. Les juges ont utilisé l'article 130 de la Constitution, selonlaquelle, dans des affaires où le délit n'est pas défini par la loi, la cour peut avoir recours à la jurispru-dence du droit canonique hanafite. Cela permet d'utiliser la jurisprudence islamique comme auxiliairedu droit positif. Mais les tribunaux ne devraient pas pouvoir agir ainsi, car l'article 27 de la Constitutionétablit qu'aucun acte n'est un délit s'il n'est pas interdit par la loi. Donc ce qui est reproché à Perwizn'est pas pénalement répréhensible.Télécharger un article n'est pas un délit prévu par la loi afghane.Où les juges ont-ils trouvé que cet acte devait être puni de vingt ans de prison ? Je ne comprends pas."

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Fazel Ahamad Manawi

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sieurs ont reçu des menaces de mort.

Reporters sans frontières a également attirél'attention des responsables afghans rencon-trés sur le sort de l’ancien journaliste AhmedGhous Zalmai, condamné à vingt ans de pri-son en septembre 2008, puis en appel enfévrier 2009, pour avoir imprimé une traduc-tion en dari (persan) du Coran. L’imprimeurde l'ouvrage Mohammad Ateef Noori, s’est vuinfliger une peine de cinq ans de prison avecsursis. Journaliste de télévision très connudans les années 1980 pour son ton indépen-dant, Ahmed Ghous Zalmai a voulu promou-voir le Coran au sein des populations persa-nophones. Mais il a omis d'imprimer la ver-sion originale en arabe aux côtés de la traduc-tion en dari. Un avocat afghan interrogé parReporters sans frontières a rappelé que laprocédure qui a conduit à l'arrestation del'ancien journaliste est illégale, car elle a étéinitiée par le Parlement.

Au nom de la lutte contre les "programmesnon islamiques", le ministre de l'Information,aidé par le Conseil des oulémas, a tenté enmars 2008 de limiter la diffusion des sériesindiennes sur les chaînes afghanes. "Devantces séries de mauvaise qualité, les jeunesAfghans sont comme des drogués qui n'arri-vent pas à arrêter. C'est notre responsabilitéde lutter contre ce dumping culturel qui mineles arts afghans", a expliqué le ministre AbdulKhuram à Reporters sans frontières. Uneémission de Tolo TV, où de jeunes garçons etfilles dansaient ensemble, avait mis le feu auxpoudres. Le gouvernement n'est pas parvenuà faire interdire ces séries, mais certaineschaînes ont dû accepter des compromis pouréviter la colère des conservateurs. Ainsi, ToloTV a organisé une compétition télévisuelle derécitation du Coran qui a satisfait le ministre,le public et le Conseil des oulémas. "On agagné une bataille, mais la guerre continue.Les procédures juridiques vont se multiplier,mais sans notre intervention pour faire recu-ler les chaînes, aujourd'hui on montrerait desfemmes nues !", a déclaré un représentant duConseil des oulémas.

D'autres voix, notamment celle de la prési-dente de la Commission des droits del'homme, s'élèvent contre ces séries indiennesde mauvaise qualité, jugeant qu'elles "abais-

sent l’image de la femme". Quoi qu'il en soit,les chaînes afghanes censurent les scènes lesplus problématiques afin de respecter les cri-tères fixés par les autorités afghanes.

Sollicité par Reporters sans frontières, le minis-tre de l'Information a affirmé suivre les dos-siers, tout en justifiant les sanctions prises parla justice. "Si nous ne faisons rien, cela apportede l'eau au moulin des taliban qui affirment queles infidèles sont au pouvoir à Kaboul."

De son côté, le ministre de la Justice rappelleque la Constitution garantit la liberté d'expres-sion, mais qu'il existe une ligne rouge très claireà ne pas franchir s'agissant de l'islam. "N'oubliezpas que la religion était la motivation des moud-jahidin", précise le ministre. Et le porte-paroledu Conseil des oulémas nie se substituer aupouvoir exécutif : "Nous demandons seulementà la justice et à l’Etat de faire leur devoir. Notrerelation avec le président de la République esttrès bonne. Nous avons besoin l’un de l’autre.Le Président a besoin de notre soutien moral,compte tenu de la présence des forces étran-gères et des taliban, qui accusent le pouvoird’abandonner les valeurs islamiques. De notrecôté, nous avons besoin de lui car nous n’avonspas la force ni le pouvoir exécutif."

CONCERNANT LES VIOLATIONS DE LA

LIBERTÉ D'EXPRESSION COMMISES AU NOM

DU RESPECT DE LA RELIGION, REPORTERS

SANS FRONTIÈRES RECOMMANDE :

1. Aux autorités, de libérer PerwizKambakhsh, qui n'a commis aucun crime.2.A la Cour suprême, d'examiner avec la plusgrande bienveillance le dossier de l’ancienjournaliste Ahmed Ghous Zalmai.3.A la Cour suprême, de condamner l'utilisa-tion de l'article 130 de la Constitution dansdes affaires de délit d'opinion.4.Aux hommes politiques et religieux, de ces-ser de politiser le délit de "blasphème".5. A la communauté internationale, de soute-nir les efforts des organisations qui promeu-vent la liberté d’expression, y compris sur laquestion religieuse.

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Une loi sur les médias coincée entrele Président et le Parlement

De nombreux journalistes ont exprimé leurexaspération face au blocage par le gouverne-ment de la loi sur les médias, en discussiondepuis plusieurs années. "Tous ces effortsbalayés par un ministre qui ne veut pas perdreson pouvoir de décision à la tête des médiaspublics et de la Commission de vérificationdes médias. La loi n'est pas parfaite, mais elleoffre un cadre", affirme un responsable del'Union nationale des journalistesd'Afghanistan (UNJA).

"Cette loi estpleine de contra-dictions. Je nem'imagine pas entrain de l'appli-quer. Mais si lepouvoir législatif

l'adopte dans le respect des règles et qu'elleest promulguée au journal officiel, alors jedevrai l'appliquer", a répondu le ministre del'Information, Abdul Khuram, à la délégationde Reporters sans frontières. "Pour lever leblocage, il suffit que le Parlement procède àun recompte des voix et que la majorité obte-nue représente les deux tiers plus un", pré-cise-t-il.

Les responsables des organisations de journa-listes sont d'un tout autre avis. "La loi a étéadoptée par plus des deux tiers du Parlement.Certes, par un vote à main levée, mais ce sontles représentants du peuple qui ont parlé. Etle ministre n'a aucun droit de s'y opposer. Legouvernement a volé la loi", clame FahimDashty, porte-parole de l'UNJA. Le journalistedéplore le manque de soutien de la commu-nauté internationale sur ce sujet.

Le texte est de fait victime des difficultésqu’éprouvent le Parlement et le gouverne-ment à travailler ensemble. Interrogé parReporters sans frontières, le ministre de laJustice s'est montré rassurant : "Nous allonstrouver une solution. Les journalistes n'ontpas à s'inquiéter."

Le ministre de l'Information cherche aussi àdédramatiser cette affaire : "Nous ne sommespas dans une situation de vide juridique. Il y a

déjà une loi. Elle n'est pas si mauvaise. (…)Nous avons également la responsabilité delimiter les dégâts causés par une privatisationexcessive du secteur médiatique. La plupart deces médias privés ne respectent pas les règleséthiques. Ils accusent tout le monde, sanspreuves. Moi-même, j'ai été insulté."

Pour Sima Samar, présidente de laCommission des droits de l'homme enAfghanistan, l'"outil de protection le plusimportant est la mise en place de lois, ce quin'est malheureusement pas le cas dans lepays. Les médias qui ne sont pas sous lecontrôle de l'Etat subissent des intimidations,des menaces et s'autocensurent." Selon sonavis, le ministre de l'Information, accusé debloquer la promulgation de la loi, "devrait direque ces lois sont acceptées par tous et qu'ellessont nécessaires à la démocratisation du pays".

Ce retard dans l'adoption de la loi a compro-mis l'indépendance éditoriale des médiaspublics. Malgré les promesses, la télévision, laradio et les journaux d'Etat sont toujoursinféodés au gouvernement, et notamment auministère de l'Information et à la présidence.En province, les gouverneurs ont souvent prisle contrôle des branches locales des radios ettélévisions, pour servir leurs intérêts.

Pour ces médias, l'aide internationale a permisd'améliorer la qualité des programmes, mais laliberté de ton n'est toujours pas garantie. Etl’on peut craindre qu'à la veille des élections,le contrôle éditorial se renforce.

La délégation a recueilli beaucoup de juge-ments critiques à l’égard de l'actuel ministrede l'Information et de la Culture, accuséd'être le relais des positions conservatricesdans la société. "Au lieu de protéger le jour-nalisme et la liberté de la presse, le ministreessaye de tout bloquer", affirme une militantedes droits de l'homme.Abdul Khuram répondà ces accusations : "Je travaille à défendre laliberté de la presse, mais aussi à celle de notreculture et de nos valeurs." Dans certains dis-cours, le ministre a tenu des propos très dursà l'encontre des médias qui se retranchentderrière le concept de la liberté d'expression,lequel est imposé, selon lui, par la commu-nauté internationale. Fin 2008, le ministre adéclaré devant le Parlement, à propos desA

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Ministre de l'InformationAbdul Khuram

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programmes indiens : "Plusieurs fois, desreprésentants de la communauté internatio-nale ont entravé mon action auprès du procu-reur pour que des poursuites soient enga-gées. Mais j'ai réussi. (…) Nous travaillonssous la pression de forces internes etexternes. Certains responsables de médiasvivent avec leurs enfants à l'étranger, mais dif-fusent dans notre pays des programmesimmoraux."

Actuellement, les délits de presse doiventêtre examinés en premier lieu par laCommission de vérification des médias, ausein de laquelle siègent le ministre del’Information, et des représentants des médiaset du Parlement. Mais à plusieurs reprises,notamment lorsqu’il s'agit de dossiers liés à lareligion, le procureur n’a pas attendu lesrecommandations de la Commission avantd'ordonner l'arrestation d'un journaliste oude faire procéder à une perquisition.

CONCERNANT LE BLOCAGE DE LA LOI SUR

LES MÉDIAS ET LA CADRE JURIDIQUE

RÉGISSANT LA PRESSE, REPORTERS SANS

FRONTIÈRES RECOMMANDE :

1.Au gouvernement de promulguer sans délaidu projet de loi sur les médias.2. Au ministère de la Justice et au Parlement,d’entamer un processus législatif pour dépé-naliser les délits de presse.3. Au ministère de l’Information, de favoriserl’indépendance éditoriale des médias d’Etat.

Querelles politiques par médiasinterposés

"Nous étions à deux doigts de l'émeute. Lesdeux communautés s'affrontaient par chaînesde télévision interposées", se souvient l'un desresponsables de l'Union des journalistes. Fin2008, la chaîne Tamadon (proche de leaderschiites) s'est opposée aux télévisions Emroz etShemshad.Une manifestation a même été orga-nisée devant les locaux de Shemshad et l'un desresponsables de la chaîne a été victime d'unattentat, qui n'a heureusement pas fait de vic-times. Au-delà des médias impliqués, ce sontleurs soutiens étrangers, notamment l'Iran oule Pakistan, qui s'affrontent pour gagner eninfluence. Un journaliste de Tamadon confesse

les difficultés à faire fi des ordres des patronsde presse : "Les journalistes ont besoin devivre. Ils sont alors obligés de suivre les ordresdes propriétaires. Parfois contre leur volonté."

Les médias indé-pendants afghansexistent, mais ilssont minoritaires."C'est simple, vousregardez si unmédia dispose depages de publicité.S'il n'en a pas dutout, cela veut direqu'il est financé par

un parti politique ou un pays étranger", expliqueFahim Dashty, directeur du Kabul Weekly, quilutte pour maintenir son indépendance finan-cière. "Dans quel pays une puissance voisinepeut-elle financer trois chaînes de télévision ?L'influence de l'Iran s'est accrue, mais c'estégalement le cas du Pakistan et des Etats-Unis", ajoute un journaliste de la télévisiond'Etat. Le vice-président Karim Khalili, l'ancienprésident Burhanuddin Rabbani, le chef deguerre ouzbek Abdul Rashid Dostom, le chefde guerre tadjik Najibullah Kabuli, le frère duprésident Hamid Karzaï et l’ayatollah chiiteMohammad Asef Mohseni ont tous investidans une télévision ou un journal pour pro-mouvoir leurs positions politiques.

"Il existe de plus en plus de médias, mais leurqualité baisse. Surtout, il est évident qu'ils ontun agenda politique et religieux dicté par lespays voisins", affirme Mujeeb Khalvatgar del'Open Society Institute, qui soutient lesmédias afghans. "L'ethnicisation et la politisa-tion de la presse mettent les médias indépen-dants dans une position délicate, car nosefforts ne sont plus reconnus", confie de soncôté Barry Salam, responsable d'un réseau deradios.

Le chef du bureau de Kaboul des servicespersan et pachtou du BBC World Service, IsmailSaadat, est encore plus sévère : "Les journa-listes sont obligés de servir les intérêts desfactions, car le système repose sur la corrup-tion, le favoritisme et les relations person-nelles. Nous sommes dans une période diffi-cile pour le journalisme afghan, avec uneguerre civile de plus en plus intense et certainsA

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Fahim Dashty

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propriétaires de médias jouant la carte de ladivision." La présidente de la Commission desdroits de l'homme d'Afghanistan regrette que"les divisions entre les journalistes les mettentdans une position de faiblesse. Ils devraient aumoins s'unir sur la question de la défense de laliberté d'expression".

Cette politisation des médias fournit aux offi-ciels de nouvelles raisons de les critiquer."Comme il n'y a pas de transparence sur lesbailleurs de fonds des médias (…), je neregarde pas la télévision et je ne lis pas lesjournaux. C'est une perte de temps", adéclaré le ministre de la Justice à Reporterssans frontières. Le ministre de l'Informationabonde dans ce sens : "Comme la loi sur lespartis politiques interdit les aides de paysétrangers, les médias sont un moyen pour lespuissances étrangères de financer leurs proté-gés en Afghanistan."

De nombreux journalistes afghans ont insistésur les difficultés économiques rencontréespar la profession. "A part une minorité quitravaille pour les médias étrangers, la majoritédes journalistes afghans n'ont pas signé decontrat, sont mal payés et vivent dans unecertaine précarité. Cela n'aide pas à renforcerl'indépendance des rédactions", se lamenteEkram Shinwari, de VOA.

CONCERNANT L'UTILISATION PARTISANE

DES MÉDIAS, REPORTERS SANS FRON-TIÈRES RECOMMANDE :

1. Aux propriétaires de groupes de presse,d’établir une frontière étanche entre eux etles rédactions.2.Aux propriétaires de médias, d’améliorer lasituation contractuelle et salariale de leursemployés, condition sine qua non pour le ren-forcement de leur indépendance.3. Aux organisations de journalistes, de s’unirafin de mieux défendre la liberté de la presseet de s'accorder sur un code de conduite.4. Aux institutions, de s'engager à créer unConseil indépendant des médias, incluant laprofession et la société civile, pour favoriserl'autorégulation.

Entre manipulation et mensonge, unaccès difficile à l'information

"Les forces étrangères ne donnent pas d'in-formations crédibles sur les opérations mili-taires, et notamment le nombre de victimesparmi les civils afghans. C'est une forme demanipulation de l'information sur un sujettrès sensible", dénonce un responsable del'agence Pajhwok. Le capitaine Mark Windsor,porte-parole de l'ISAF, a expliqué à Reporterssans frontières que ses services fournissaientdes informations "vérifiées et authentiques"."Nous ne sommes pas comme les taliban quienvoient des informations complètementmensongères.Alors, certes, cela prend plus detemps, mais nos informations reflètent la réa-lité de nos opérations" , précise l’officier. Leporte-parole de l'ambassade américaine àKaboul balaie d'un revers de la main la "pro-pagande des taliban". "Comment un journa-liste peut-il mettre sur le même plan desmensonges envoyés par les taliban et lesinformations recoupées par les forces de lacoalition ? Cela n'a rien à voir", selon MarkStroh. Le capitaine Windsor renchérit : "C’estnotre intérêt et notre devoir de donner devraies informations. Et il est regrettable quecertains médias afghans nous imaginent capa-bles, par exemple, de cacher le nombre desoldats tués au combat."

Les journalistesafghans et étrangersr e n c o n t r e n td'énormes difficultéspour couvrir les opé-rations militaires del'ISAF ou des forcesaméricaines. Parfois

très meurtrières, y compris pour des civilsafghans, ces "bavures" sont au cœur des pro-testations contre la présence des forcesétrangères dans le pays. Selon un récent son-dage, 77 % des Afghans interrogés estimentque les frappes aériennes sont inacceptables."L’incapacité des forces internationales àreconnaître la réalité de ces victimes civiles,malgré les preuves évidentes que nous pou-vons recueillir, est l’une des raisons de l’échecde la communauté internationale", analyseCarlotta Gall, correspondante du New YorkTimes. En 2007, l’ISAF avait adressé une plainteà la direction du journal, à NewYork, après unA

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reportage sur une bavure lors d’une frappeaérienne à Farah.

"La presse est en attente d'informations surces bavures, mais il est souvent impossibled'avoir un chiffre réel et d'effectuer des véri-fications sur le terrain. Parfois, entre les chif-fres des taliban et ceux de l'ISAF, l’écart est deun à dix.Toutes les parties sont alors fâchéessi vous ne citez pas leur chiffre", affirme uneancienne correspondante de médias euro-péens. "L’ISAF et les officiers de Bagram nousdemandent d’être plus professionnels et devérifier nos informations. Mais quand nousapportons des preuves matérielles desbavures, ils continuent de les contester. Etaucun officier ou soldat n’est sanctionné pourla mort de ces civils", explique DanishKarokhel, directeur de Pajhwok. Le 20 janvierdernier, le colonel américain Greg Julian l'averbalement intimidé, l'accusant de ne passavoir ce qu’est le journalisme. L’agence venaitd’apporter de nouveaux éléments relatifs à unincident survenu dans le district de Tagab, aucours duquel quinze civils avaient été tués parles forces américaines. Celles-ci ont maintenuqu'il s’agissait de taliban. Une semaine plustard, l’armée américaine distribuait pourtantdes compensations financières aux famillesdes victimes…

Comme a pu le constater Reporters sans fron-tières, dans le cas d’un événement importantlié au conflit en cours, il existe au moins cinqversions différentes des faits : celle des taliban,celle du ministère de la Défense, celle de laprésidence, celle de l’ISAF et celle des rarestémoins directs qui acceptent de parler à lapresse. Et la version des taliban est souvent lapremière à être communiquée à la presse.

Par exemple, lors d'un entretien conduit parReporters sans frontières à Kaboul, un jour-naliste afghan a reçu le SMS suivant, signé desinitiales du chef des taliban dans le sud dupays : Ebrat, résultat de la punition.Trois véhiculesdétruits. QYA. "Je ne peux pas l'utiliser tel quel.Je dois contacter les autorités ou les forcesinternationales sur cet incident. Si c'est vrai, jevais citer les taliban à la fin de la nouvelle. Maissi je ne l'utilise pas, les taliban sont mécon-tents. Et je me retrouve en danger", expliquece correspondant d’une radio internationale.Les pressions des différentes parties sont par-

ticulièrement fortes sur les journalistes desradios et des agences de presse. En effet, 88 %des foyers afghans possèdent un récepteur deradio, selon une enquête des Nations unies,alors que 1 % lit régulièrement un journal.

Des journalistes expriment leur désarroi faceaux difficultés rencontrées pour vérifier demanière indépendante le bilan des victimesciviles d'opérations militaires. "Nos règles desécurité sont strictes. Les régions où cela sedéroule sont dangereuses et nous sommesdébordés par le nombre d'informations à trai-ter. Finalement, il est difficile de se rendre surle terrain. On dépend de nos sources, maiselles sont contradictoires", explique le colla-borateur afghan d'une agence de presseétrangère.

Pour répondre aux attentes de la presse,l’ISAF a mis en place, en septembre 2008, des"Media action team". Il s'agit d'un groupe dejournalistes sélectionnés qui serait conduitpar les militaires sur les lieux d’un incident."Nous avons essayé de le mettre en place unefois. Mais comme pour des raisons de sécu-rité, nous ne pouvions pas garantir la possibi-lité de conduire les journalistes sur les lieuxprécis de l’incident, ils ont refusé", explique lecapitaine Windsor. "Pourquoi participer à cegroupe si on se retrouve à 20 kilomètres duvillage concerné ? Cela ne permet pas deconfirmer quoi que ce soit de manière indé-pendante et cela ajoutera de la confusion auxrelations entre la presse et les militaires",rétorque un correspondant étranger.

Par ailleurs, plusieurs photographes de presseet cameraman se plaignent de la nervosité dessoldats de la coalition et des agents de lagarde présidentielle. "Ils bousculent et effa-cent les clichés quand cela ne leur plaît pas",témoigne un correspondant de l'AFP.A Herat,un stringer de l'agence française a vu ses cli-chés effacés par des soldats américains alorsqu'il couvrait une attaque suicide. La presse seplaint également de ne pas avoir accès au cen-tre de détention géré par les Américains surla base de Bagram.

Interrogé par Reporters sans frontières surces frictions entre journalistes et soldats, lecapitaine Windsor, de l'ISAF, affirme ne jamaisavoir été informé d'un incident de ce type.A

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Son adjoint a montré à la délégation le guidede procédure utilisé par les soldats britan-niques présents en Afghanistan. Dans le chapi-tre relatif aux relations avec la presse, il estindiqué en lettres majuscules "BE POLITE" et"Ne pas bousculer les journalistes".

Plusieurs pays engagés militairement accep-tent d’accueillir des journalistes "embarqués"("embedded") dans leurs unités. Certainsaffectent à chaque reporter un militaire pourl’accompagner. C’est le cas de l’armée fran-çaise. "C’est pour leur sécurité, pour ne pasgêner le travail des soldats et éviter les dis-cours du typique ‘caporal stratégie’ qui témoi-gnera auprès du reporter de réalités qui luiéchappent", précise le lieutenant-colonelJérôme Sallé. Si la majorité des journalistessont satisfaits de la coopération avec les mili-taires, un reporter français récemment dépê-ché en Afghanistan regrette cette uniformisa-tion du discours sur l’engagement militaire."Les soldats devraient avoir le droit de s’ex-primer librement sur la situation sur le terrainet leur rôle en Afghanistan", précise-t-il.

Des journalistes ont déploré que, trop sou-vent, les versions officielles sont les pluslongues et les plus difficiles à obtenir. "Il estplus facile d'avoir des informations des talibanque du gouvernement. Leurs porte-parole nesont jamais énervés quand on les contacte lesoir ou le vendredi. Ce qui n'est pas le cas decertains fonctionnaires", précise l'un des jour-nalistes de l'AFP. Un confrère du BBC WorldService revient sur ce problème d'accès auxinformations : "Obtenir un rendez-vous avecun officiel est souvent très long. Beaucoup neveulent pas évoquer les sujets sensibles. Maisil existe des exceptions, notamment le minis-tre de la Justice, qui a même répondu à monappel à minuit."

Pour améliorer la communication officielle, legouvernement a créé un Centre des médias.Ses responsables ont expliqué à Reporterssans frontières qu'ils allaient pouvoir fournir àla presse des informations précises sur tousles sujets. "Notre centre a pour but de faireévoluer les ministères et les institutionsafghans vers la modernité, en termes de com-munication. Mais il faut également compren-dre les officiels qui se plaignent des journa-listes car derrière leurs questions, il existe un

agenda politique hostile", affirme le directeurdu centre, Baryalai Helali. Le porte-parole duprésident, Humayun Hamidzada, a détaillé lesmesures destinées à fluidifier la communica-tion des autorités : formation de conseillers depresse et de porte-parole, réunion sur la com-munication entre le chef de l'Etat et ses minis-tres, coordination avec la communauté inter-nationale et création du Centre des médias.

CONCERNANT L'ACCÈS À L'INFORMATION,REPORTERS SANS FRONTIÈRES RECOM-MANDE :

1. Au gouvernement, d’envisager la rédactiond’une loi facilitant l’accès à l’information, s'ap-pliquant également aux forces étrangères pré-sentes dans le pays.2. Aux forces américaines, d’autoriser l'accèsdes journalistes à la prison de Bagram, sur-nommé le "Guantanamo afghan".3.A l’ISAF et aux forces américaines, de met-tre en place les "Media action team", enincluant des journalistes afghans, chaque foisqu’un incident impliquant des civils est rap-porté par la presse.

CONCLUSION

La situation de la liberté de la presse sedégrade en Afghanistan et il est de la respon-sabilité du gouvernement d’enrayer cette évo-lution inquiétante. Le pays ne pourra conti-nuer à progresser vers la démocratie et sedévelopper sans une presse libre et indépen-dante. Le président Hamid Karzaï et son gou-vernement, mais également la communautéinternationale, doivent se saisir pleinement dece dossier et prendre des mesures pour per-mettre aux journalistes afghans et étrangersde travailler dans de meilleures conditions.Les chantiers sont nombreux, mais le gouver-nement ne pourra pas redonner espoir auxAfghans, frappés de plein fouet par la guerreet la crise économique, sans garantir libertéet sécurité aux médias.

Il existe aujourd’hui des groupes de presseindépendants et rentables, notamment Killidou Moby Capital . Mais ces entreprises depresse respectées ne sont pas protégées pourautant. La directrice de l'hebdomadaire Killid,Najiba Ayubi, a été menacée de mort à plu-A

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sieurs reprises. Et en 2008, des policiers ontmené une perquisition musclée dans leslocaux de Tolo TV à Kaboul.

Les médias afghans sont capables de jouerleur rôle de "quatrième pouvoir". En 2008, parexemple, quand la vague de kidnappings s’estabattue sur Kaboul, la presse s’est mobiliséepour dénoncer l’inaction des autorités. Legouvernement a été obligé de réagir, en limo-geant le ministre de l’Intérieur, ce qui a sensi-blement amélioré la situation. Mais une foisencore, les enquêtes étaient périlleuses carles mafieux profitaient de complicités au seinde la police.“Vingt minutes après avoir appeléun officier de police pour vérifier des infor-mations sur le kidnapping d’un proche du roi,j’ai reçu des menaces sur mon portable.Voilàcomment on nous protège !”, se rappelleFahim Dashty, du Kabul Weekly.

Pour Reporters sans frontières, le gouverne-ment afghan doit prendre cette question àbras-le-corps et rappeler fermement qu’il nelaissera pas l’impunité s’installer concernantles violences commises contre des journa-listes. Beaucoup vivent dans la crainte et il estde la responsabilité des autorités de prendredes mesures pour leur permettre de travaillersereinement. Il est déplorable qu’au cours desderniers mois, une dizaine de femmes journa-listes aient été obligéesd’abandonner leur tra-vail, en raison de menaces. Elles ont rarementbénéficié de la protection nécessaire.

Les autorités doivent se montrer plus effi-caces dans les enquêtes relatives aux journa-listes assassinés ou victimes de menaces. Ellesdoient mener de réelles enquêtes pour iden-tifier les auteurs. L’impunité dans les assassi-nats de Zakia Zaki et Abdul Samad Rohani estinacceptable.

Alors que l'amélioration de la situation sécu-ritaire est devenue l'unique priorité de l'admi-nistration américaine et de ses alliés, lesmédias indépendants s'inquiètent du manquede soutien de la communauté internationale.L'envoi de milliers de soldats supplémentairesne suffira pas à résoudre la crise afghane. Lesforces internationales devraient avant toutcontribuer à renforcer le processus de démo-cratisation du pays, ce qui passe inévitable-ment par le maintien d'une presse libre."Le gouvernement utilise l'excuse sécuritaire

pour refuser des avancées pour les médias etles droits de l'homme. Et les personnalitésislamistes, comme Abdul Rab-Rasoul Sayyaf ouHaji Mohammed Mohaqeq, n'ont jamais étéaussi influentes dans le gouvernement et ausein du système judiciaire", s'inquiète undiplomate scandinave.

Reporters sans frontières est très préoccu-pée par la politisation d'affaires liées à l'islam.La fermeture de Payman, l'emprisonnementde Perwiz Kambakshk ou encore les attaquesrépétées contre les chaînes de télévisionindépendantes relèvent de la manipulationpolitique et non de la défense de la religiond'Etat.

L'avocat Afzal Nuristani analyse de la façonsuivante les interférences répétées des reli-gieux : "En Afghanistan, nous avons commencéà expérimenter la démocratie et les genscommencent à croire au pouvoir du peuple,notamment grâce aux médias. Certainsgroupes n'aiment pas ça, car leur pouvoir estbasé sur l'ignorance des gens. Quand la jeu-nesse, les journalistes et les intellectuelscréent de nouveaux espaces de démocratie,cela affaiblit les puissants."

Plus généralement, Reporters sans frontièresdemande des engagements concrets du gou-vernement en faveur de la protection et de lapromotion des droits de l'homme. Il estregrettable que, sept ans après sa création, laCommission des droits de l'homme nereçoive toujours pas de fonds publics, commele recommandent les "Principes de Paris"relatifs à aux commissions des droits del’homme. Bien au contraire, puisqu'en 2007, leprésident de la République a pris à partie laprésidente de la Commission après des décla-rations critiques sur le fonctionnement dusystème judiciaire du pays.

Il serait impensable que les autorités deKaboul, notamment le président HamidKarzaï et son éventuel successeur, continuentde demander un soutien plus large de la com-munauté internationale quand, au mêmemoment, dans le pays, des juges, des procu-reurs, des responsables politiques, des chefsreligieux s’en prennent à des journalistes etdes défenseurs de la liberté d'expression, sou-vent en recourant à la violence.A

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