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Recherches
cosmologiques,
métaphysiques,
éthiques, sur l'éternel
retour
Liamine Touhami
Benoît Bohy-Bunel
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Sommaire
- Avant-propos
- Recherches métaphysiques, physiques et éthiques autour du concept d'éternel retour
(dialogue)
I L'éternel retour du même d'un point de vue cosmologique : principes élémentaires et problèmes
induits
II Loi de conservation de l'énergie, déterminisme, et liberté
III La question de l'éternité
IV Le programme épistémologique de Bergson
V Dans le contexte d’une durée pure et continue, fluide et ouverte, quelle sera « l’origine » du vivant
conscient de cette temporalité ?
VI Ebauche d'une interprétation mathématique des synchronicités
VII Certains témoignages de la « réalité » de l'éternel retour au sein d'une expérience personnelle
située
VIII Tentative d'explication « rationnelle » de ces témoignages liés à une « réalité » de l'éternel retour
IX La philosophie de l'éternel retour : un monisme ou un dualisme ?
X Le créationnisme et l'éternel retour
XI Création et déterminisme
XII Le temps est-il double ou simple ?
XIII Les principes d'une physique qualitative, ou bergsonienne
XIV L'éternel retour serait-il une « bonne nouvelle » pour les physiciens ?
XV L'univers : une implosion-explosion
XVI La notion d'infini dans le contexte théorique de l'éternel retour
XVII La notion d'une quantité de forces finie dans « notre » univers
XVIII Quelques principes de la connaissance humaine
XIX Y a-t-il un « secret » du temps ?
XX Pourra-t-on « prouver » un jour scientifiquement l'éternité de la durée physique ?
XXI Quelle théorie métaphysique se rapprocherait le plus de la conception d’un espace-temps infini
déroulé de toute éternité ?
XXII L'éternel retour remet-il en cause la loi de l'entropie ?
XXIII Il existe un espace, en mécanique quantique, qui possède des propriétés analogues à celles d’un
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« super espace » qui s’apparenterait à une multitude de degrés de liberté et qui n’a rien de commun
avec l’espace à 3 dimensions que l’œil peut connaître. Du point de vue métaphysique, un tel espace
peut-il réellement exister ?
XXIV D’après Kant, et les nativistes, l’espace et le temps sont des formes a priori de la sensibilité.
Or, la sensibilité met elle-même en jeu ces deux formes dans quelque chose. L’être vivant ne doit-il
pas posséder une forme particulière d’espace-temps ?
XXV Synthèse : tentative de penser « scientifiquement » l'éternel retour du même
XXVI L'éternel retour d'un point de vue « politique »
XXVII L'éternel retour face aux religions existantes
XXVIII Vu du point de vue de l’éternel retour, à quoi pourrait ressembler l’amour ?
XXIX L’amour universel que prônent les monothéismes pourrait-il être soluble dans une philosophie
de l’amour associée à la pensée de l’éternel retour ?
XXX Le salut de l'humanité tient-il à l'amour ?
- Synthèse générale de la recherche : page 63
- Annexes : page 70
1ère Annexe : une réflexion de Martin Bojowald
2ème Annexe : une réflexion d’Aurélien Barrau
3ème Annexe : une réflexion philosophique sur l’expérience de pensée du « chat de Schrödinger »
4ème Annexe : Rilke, Huitième Elégie
- Bibliographie : page 90
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Avant-propos
Benoît Bohy-Bunel :
Lorsque j’ai évoqué pour la première fois l’hypothèse cosmologique de l’éternel retour du
même avec mon ami Liamine Touhami, chercheur en physique et en philosophie, il a considéré que
cette piste était intéressante. Selon une certaine loi statistique, lui disais-je, une éternité de durée
associée à une quantité de forces finie dans l’univers implique qu’il est probable que la « séquence »
physique dans laquelle nous nous situons s’est déjà répétée à l’identique et devra se répéter à
l’identique, une infinité de fois. Nous n’aurions en fait pas une seule vie, mais une infinité de vies
identiques se répétant dans l’éternité. Il reconnut la pertinence possible de cette conclusion.
Liamine travaille lui-même depuis quatre ans sur la fondation d’une épistémologie qualitative,
bergsonienne, de la physique. Or, j’avais déjà formulé pour ma part, une interprétation philosophique
de l’éternité de la durée qui était, précisément, bergsonienne. Nous avons alors découvert que nos
travaux se complétaient, et que nous avions besoin l’un de l’autre pour avancer dans nos recherches.
Je lui apportais le concept d’éternel retour. Il m’apportait un complément indispensable : un
programme épistémologique bergsonien cohérent et novateur, permettant, entre autres choses, de
saisir quelque peu le principe d’éternité physique.
Cette recherche est donc le premier résultat de cette rencontre. Il s’agit d’une sorte de dialogue,
qui a pour but principal d’établir la légitimité potentielle de l’hypothèse de l’éternel retour du même,
sur les plans métaphysique et physique, et les implications plus vastes de cette hypothèse. Les
stoïciens, Auguste Blanqui, Nietzsche, sont bien sûr considérés dans ce projet, puisqu’ils auront déjà
envisagé une telle hypothèse. Mais il s’agira de dépasser leurs limitations théoriques et historiques,
en intégrant une métaphysique plus rigoureuse que la leur (Bergson) et une cosmologie moderne ou
contemporaine plus précise (physique relativiste, quantique, gravitation quantique à boucles, etc.).
Nous évoquons également une certaine dimension « théologique » de la pensée du tout naturel,
même si ici « théologie » n’est plus à comprendre complètement dans son sens « traditionnel ».
Penser le tout du vivant, de la nature physique, dans son éternité et dans son infinité, suppose aussi
de penser ce qui excède toujours cette totalité : puisque l’entité unitaire et totale, pleine et infinie, de
cette phusis au sens large, doit, pour se définir dans son homogénéité synthétique, une, transcender
la simple somme de ces parties, déjà à un simple niveau épistémologique (et peut-être même à un
niveau ontologique, ce que nous verrons). Une instance inextensive (à la manière de l’inextensivité
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de la conscience sensible des vivants) semble devoir transcender cette vie quelque peu, ou
l’envelopper, pour briser parfois un certain principe d’individuation des choses et des êtres, et pour
rendre possible la saisie du tout (au sein d’un amour intellectuel du « divin », aurait dit Spinoza).
Certains ont cru pouvoir appeler cette instance « Dieu », mais un délire de personnification
anthropomorphique, tendanciellement autoritaire, enveloppa trop souvent ce mot. Car cet effet de
transcendance dont il s’agira de parler n’est qu’un effet de tout discours qui tente de pénétrer la phusis,
et relève simplement d’une substantialité en laquelle une transcendance invisible n’émerge que de
l’immanence substantielle, laquelle est affectée par cette transcendance en retour (rétroaction). De
façon assez étrange, nous évoquons ici une « théologie » (ou la pensée d’une transcendance
métaphysique émergeant de la physique), qui ne viole en rien le discours physique « rationnel », mais
qui renvoie au contraire à ses fondements principiels et axiomatiques, par exemple à son fameux
principe d’une homogénéité de l’univers. Tout l’enjeu sera de pouvoir considérer le fait qu’un
principe ici d’abord épistémologique est indissociable d’un principe ontologique.
La pensée de l’éternel retour est indissociable des phénomènes de synchronicités dont parla
le psycho-analyste C.G. Jung, et qui intéressèrent son confrère le physicien Wolfgang Pauli, l’un des
pères de la physique quantique (prix Nobel en 1945), mais intéressent aujourd’hui encore certains
chercheurs comme Philippe Guillemant, Huw Price, Joachim Soulières, ou François Martin. En effet,
la synchronicité est, très fondamentalement, une double causalité : le présent détermine le futur, et,
réciproquement, le futur détermine le présent, au sein d’une actualité, d’une durée épaisse, non
divisible, non fragmentée. Or, si un tel « futur » a « déjà » été éprouvé par une sensibilité inextensive
antérieure, « à l’identique », sous l’hypothèse d’un éternel retour « à l’identique » de toute sensibilité
vivante, une telle épaisseur de la durée vécue reçoit une interprétation plus complexe, et relève peut-
être de sorte de « pressentiments », d’« anticipations rétroactives », de « réminiscences » spécifiques.
Par ailleurs, la synchronicité, dis-je, pourrait être aussi, sur un autre plan, une manifestation
« physico-théologique » de cet effet de transcendance lié à la pensée synthétique de la phusis, tel qu’il
ne serait plus simplement un effet « théorique », mais aussi l’expression d’une instance existant
ontologiquement, certes de façon toujours problématique : ce qui fut appelé « Dieu », mais qui n’est
en fait que pure extériorité émergeante, puis s’imprégnant dans ce à partir de quoi elle émerge, et
qu’on pourrait appeler : « invisibilité inextensive du dehors, enveloppant et intégrant le dedans »,
« ceci » pourrait se rendre « apparent », dans les synchronicités, en tant qu’elles auraient une valeur
« intentionnelle », mais toujours problématique (attente d’une herméneutique « physico-
théologique », indéfiniment renouvelée). Voici donc pourquoi l’éternel retour n’est pas simplement
une physique, mais aussi une « théologie », en un sens extrêmement large (le divin du « theos » étant
ici l’effet de transcendance du naturel, en tant que sa dimension inextensive tend à dépasser sa
fragmentation, vers l’unité).
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Mais notre recherche a également une dimension « politique », ou « éthique », en un sens tout
aussi large. Regarder le ciel, comprendre la totalité naturelle, vivante, envisager une sensibilité
inextensive qui n’est pas seulement fragmentée et divisée, mais potentiellement connectée, voire
unifiée, cela comporte de fait des enjeux « politiques » ou « éthiques » certains. Les premiers
astronomes grecs ont voulu définir un « ordre » du ciel, et cet « ordre » fut implicitement, voire
explicitement, projeté sur quelque « ordre » « naturel » ou « légitime », hiérarchique, de la cité. La
physique moderne, cartésienne-galiléenne, newtonienne, puis einsteinienne ou quantique,
conditionne, directement ou indirectement, le développement d’une mécanique qui sera exploitée
essentiellement par les ordres socio-techniques permettant l’exploitation industrielle de la grande
majorité des individus, et du vivant non-humain, et même finalement le développement de l’outil
nucléaire, et de la capacité destructive atomique. Mais il existe aujourd’hui une cosmologie se
développant, qui nous paraît « inexploitable » par les institutions mortifères de la destruction, ou de
quelque ordre « légitime » hiérarchique naturalisé, si du moins on l’oriente vers la vocation qui lui
paraît propre. C’est celle, nous semble-t-il, d’un Aurélien Barrau (libertaire et anti-autoritaire par
ailleurs), ou d’un Martin Bojowald, tous deux réinstallant l’univers dans un principe d’éternité intuitif,
et développant l’idée d’un « univers en rebond », au sein d’une infinité temporelle, voire spatiale,
vertigineuse, et surtout : tous deux donnant à nouveau leur dignité légitime à l’imagination, à la
créativité, à la rêverie, à la fantaisie, au sein même de la science que l’on dit la plus « dure » et la
plus « rigoureuse » (« tout arrive » nous dit Barrau, évoquant la potentialité d’une infinité d’univers,
ce qui est aussi un programme pour l’imagination). Cette « troisième » physique, qui est celle qui
nous intéresse, aura une dimension « politique » en un sens radicalement nouveau, ou peut-être aussi
radicalement archaïque (qui nous rapproche des premières formes de liens spirituels cosmogoniques
des sociétés premières, animistes ou panthéistes). Elle est politique au sens où elle développe une
forme de spiritualité plus incarnée, peut-être plus empathique, mais aussi plus « critique », spiritualité
qui émerge à partir d’une compréhension indéfinie de ce qui fait que le tout est tout, et de ce qui nous
relie tous à ce tout (« politique » comme religare qui est « cité » par ceux qui saisissent le tout d’une
phusis incarnée). Face à cette cosmologie contemporaine qui « ouvre la perspective », et que nous
allons questionner, nous réinstallons Bergson dans le débat, car lui-même plus que tout autre aura
voulu dépasser la dimension « mécanique », quantitative, spatialisée, et donc potentiellement
destructive, de la physique moderne, en développant les prémisses d’une épistémologie qualitative
de la physique (Durée et simultanéité), indissociable d’une pensée de la durée pure du vivant
(L’évolution créatrice), et de la durée pure de la conscience intime humaine (Essai sur les données
intimes de la conscience). Ce sont les outils bergsoniens, réactualisés, qui pourraient selon nous
permettre d’accomplir la vocation « spirituelle-politique », pour ainsi dire, de cette « troisième »
physique d’un Aurélien Barrau, par exemple, ce que nous montrerons et expliciterons en détails.
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Durée et simultanéité est selon moi l’un des ouvrages du XXème siècle qui a les enjeux
politiques les plus décisifs de notre temps. Ici, un philosophe-épistémologue, Bergson (président, dès
1921, de la CICI, ancêtre de l’UNESCO), soucieux de développer une dimension « spirituelle-
politique » au sein des sciences naturelles, dont il critique aussi la mathématisation inconséquente ou
inconsciente, s’adresse à un physicien génial, Einstein, mais quantifiant la durée pure, la divisant, la
morcelant, et dont la relativité générale de tout mouvement et de tout repos indique que les systèmes
de référence physiques n’ont plus aucune qualification subjective, vivante (réification pure du sujet
observateur einsteinien, qui n’est pas étrangère à la réification dont parla Georg Lukàcs, en critiquant
le productivisme industriel, comme nous le verrons) : cette physique einsteinienne ne rendra pas
impossible la désolation nucléaire qui s’ensuivrait, mais fournira au contraire des outils précieux à
ses producteurs.
C’est Michel Henry, grand penseur français de la vie subjective et qualitative, pensant une
phénoménologie et une religiosité, une sacralité de la vie, en un sens cohérent, critique du
productivisme et des techno-sciences (commentateur de Marx), qui me permettra de ménager un
espace de synthèse entre Bergson et cette dimension « politique » au sens fort d’un certain discours
sur la « nature ».
Il s’agira donc bien finalement de réhabiliter une certaine vocation « messianique » de la
cosmologie théorique, au sens politique du terme (émancipation à l’égard de la fragmentation du
sensible qui nous tient en esclavage, vers la compréhension empathique de ce qui nous relie), contre
toutes ces tendances destructrices développées par les sciences modernes. Et je donne à ce projet le
nom de « pensée cosmologique, métaphysique, et éthique, de l’éternel retour du même ».
Cette vocation, même du point de vue épistémologique de la physique standard d’aujourd’hui,
serait porteuse : car nous verrons ici qu’une physique qualitative bien comprise (qui est aussi une
biologie, une science cognitive bien comprises) n’est rien d’autre que la possibilité d’unifier un jour,
épistémologiquement et même mathématiquement (mathématique « intuitive »), la physique de
l’infiniment petit et la physique de l’infiniment grand, graal de tous les physiciens « standards »
aujourd’hui (question qui occupe éminemment d’ailleurs Aurélien Barrau, dans le contexte de la
gravitation quantique à boucles).
Blanqui, Nietzsche, Bergson, Michel Henry, Aurélien Barrau, Lukàcs : pour faire de la pensée
du ciel et de la vie une élévation spirituelle et un principe d’émancipation et de libération, de
créativité et de joie, au sens fort. Contre une pensée « standard » qui organise le monde de la
destruction, vers son extinction finale (on songera à Stephen Hawking qui, en janvier 2016, annonçait
de façon assez froide et fataliste que l’humanité finirait certainement par périr dans quelques centaines
d’années, sans envisager la possibilité que nous puissions un jour interrompre de façon consciente et
réfléchie le procès productiviste et technologique rendu possible par le monde théorico-technique
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qu’il représente, dont il dénonce à la fois les aspects destructeurs, mais sans pouvoir empêcher leur
déploiement aveugle).
Liamine Touhami :
La rencontre avec mon ami le philosophe Benoît Bohy-Bunel est une de ces rencontres que
l’on n’oublie pas. En effet, les travaux que nous menions chacun de notre côté traitaient du même
sujet, sous des angles et des disciplines différents. Benoît s’occupait de métaphysique, et ses concepts
d’éternel retour et de « résolution messianique » l’engageaient sur des recherches qui dépassaient
largement ce domaine de la philosophie. Quant à moi je travaillais depuis dix ans dans le domaine de
la physique et recherchais une nouvelle façon de voir les choses dans cette discipline. Cela me
conduisit à étudier profondément l’œuvre de Bergson et je découvris alors la durée ; je me rendis
compte qu’il était possible de pratiquer une physique qualitative. Avec Benoît, nous échangeâmes très
vite sur ces concepts et ces recherches. Ces échanges, très fructueux, et engagés sur des voies
novatrices, donnèrent lieu à cette recherche que nous vous proposons aujourd’hui. Il s’agit de
questionnements qui nous ont traversés et qui nous ont menés à chercher des réponses dans les travaux
que nous avons effectués sur ces sujets fondamentaux que sont la cosmologie de l’univers, la
théologie de l’être, l’éternité, la visée politique pouvant rassembler l’humanité dans le bien-être…
Autant de sujets qui je le crois passionneront le lecteur scientifique ou philosophe, athée ou religieux,
doué dans les études ou travailleur manuel, car ce sont il me semble des questions qui traversent toute
l’humanité.
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Recherches cosmologiques, métaphysiques, et éthiques autour du concept d'éternel retour
Dialogue
Remarques préalables :
L’ordre de l’exposition, ici, correspond à l’ordre naturel d’une discussion vivante et
mouvante, qui s’est déroulée progressivement. Chaque titre correspond à une question que nous avons
posée à l’autre, pour approfondir des thèmes qui nous semblaient importants.
Nous avons préféré cette forme dynamique, qui traduit le mouvement réel d’une pensée
dialogique en construction, et qui se surprend parfois elle-même en découvrant des zones nouvelles,
à la forme scolaire et rigide correspondant à la réorganisation artificielle et a posteriori d’un donné
théorique organique et fluctuant.
Dans cette recherche, nous traiterons de questions cosmologiques et de questions
métaphysiques, puis éthiques, en tâchant de bien distinguer les champs, mais en les articulant entre
eux, également, de façon à suggérer des possibilités d’ajustements réciproques, et une
complémentarité irréductible de ces champs.
Nous précisons que les conclusions finales sont hautement spéculatives, du point de vue des
sciences naturelles « positives » et « expérimentales », et qu’elles s’insèrent dans une proposition qui
se veut philosophique, et non dans un discours qui prétendrait « corriger » les résultats admis par les
sciences positives aujourd’hui. Nous occupons parfois un terrain cosmologique, mais il s’agit alors
de la dimension la plus spéculative de la cosmologie, qui nous paraît très difficilement « testable »
par l’expérience en l’état actuel des choses. Il faut voir ce geste, donc, comme une « mise en
perspective » plus que comme la prétention d’avoir fait une « découverte positive », « mise en
perspective » qui intéresse d’abord le philosophe, et qui concerne secondairement peut-être le
physicien, si du moins celui-ci se confronte parfois à des questions d’ordre métaphysique.
Toutefois, Heidegger lui-même rappellera, dans son Introduction d’Etre et temps, que le
philosophe peut jouer un rôle décisif dans la constitution des sciences positives et spécialisées. En
définissant une « ontologie générale », il définit en même temps des concepts fondamentaux qui
détermineront des ontologies régionales rendant possibles le développement et l’investigation
positive de chaque science spécialisée. Le philosophe, en pensant l’être (l’être de ce qui est là, et du
fait d’être là), dit en même temps ce qu’est le fait d’être « naturel », « physique », « biologique »,
« psychique », « cognitif », « historique », « sociale », etc. Aristote par exemple, en définissant des
catégories logiques « exploitables » pour toutes les sciences spécialisées à venir (la substance (ou
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essence), la quantité, la qualité, la relation, le lieu, le temps, la position, la possession, l'action, la
passion), définit un être du logos présentifiant l’être (ontologie générale) et définit autant d’ontologies
régionales qui restent encore essentiellement le fond (souvent impensé) des sciences naturelles
d’aujourd’hui (physique, biologie, psychologie, etc.). Penser l’être différemment aujourd’hui, c’est
modifier potentiellement les ontologies régionales des sciences, soit leurs concepts fondamentaux, et
c’est intervenir de ce fait, au moins indirectement, dans le champ de ces sciences (éventuellement
pour élargir ces champs, les connecter, les synthétiser différemment, et même peut-être pour affecter
leurs expérimentations mêmes, indissociables de tels concepts fondamentaux).
C’est donc dans une mesure très spécifique que nous prétendons « affecter » certains discours
scientifiques modernes, de façon médiatisée, en restant soigneusement sur le terrain philosophique,
épistémologique, ou sur le plan d’une cosmologie réflexive, spéculative, non expérimentale.
L’ontologie générale que nous proposons néanmoins, ne sera pas heideggérienne au sens
« existential » (car nous rejetons l’anthropocentrisme qui en découle). Mais bien bergsonienne, voire
« henryenne », considérant que c’est la vie qualitative et subjective fluide et continue qui est la mesure
de toutes choses.
Sentences directrices
« Homme ! Ta vie tout entière sera toujours de nouveau retournée comme le sablier et
s’écoulera toujours de nouveau. Puisses-tu alors retrouver chaque souffrance et chaque plaisir,
chaque ami, chaque ennemi et chaque espoir, chaque erreur, chaque brin d’herbe, chaque rayon de
soleil, la série intégrale de toutes choses. »
Nietzsche, Fragments posthumes sur l’éternel retour
« Rien ne naît ni ne périt, mais des choses déjà existantes se combinent, puis se séparent de
nouveau. »
Anaxagore
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I L'éternel retour du même d'un point de vue cosmologique : principes élémentaires et
problèmes induits
Benoît Bohy-Bunel :
Ce qui nous intéressera donc ici : l'éternel retour du même, dans l’ordre de la succession. Cet
éternel retour que Blanqui (L’éternité par les astres), puis Nietzsche (Fragments posthumes sur
l’éternel retour) ont essayé de penser, au XIXème siècle, et qui mérite, je pense, des
approfondissements philosophiques, voire « cosmologiques », aujourd’hui, avec l’émergence
contemporaine de « cosmologies du rebond » (Barrau, Bojowald). Pouvons-nous définir, aujourd’hui,
un concept « cosmologique » de l’éternel retour du même ? Voyons ce qu’il pourrait en être.
Pour être entendu, dans un premier temps, je tenterai de m’approprier certains principes
épistémologiques des sciences physiques ou mathématiques modernes ou contemporaines. Mais cette
« description » d’une répétition à l’identique, dans l’infinité temporelle physique, de « séquences
d’univers », aura peut-être d’abord de quoi effrayer. On aura peut-être l’impression que je décrirai là
l’univers comme une espèce de grande machine automatisée, de grande usine à gaz, reproduisant
indéfiniment des exemplaires « identiques », voire standardisés, de « morceaux d’univers », à la
manière de la production en séries de l’industrie moderne. Le « déterminisme » intégral dont je
parlerai, mal interprété (car peut-être mal nommé) pourra donner l’impression que les êtres vivants
dont je parle, et qui se re-manifesteraient à l’identique, ne seraient que des robots purement réactifs
et inconscients. Néanmoins, le problème ne se situe pas au niveau de mes intentions, qui vont être
très clarifiées au fil de la recherche, au profit d’une liberté et d’une créativité pure des étants naturels,
mais au niveau des outils conceptuels et théoriques que je dois d’abord mobiliser, pour être entendu
par ceux qui les utilisent, et qui considèrent comme illégitime tout discours non formulé selon leur
paradigme. Et ce qui pourra d’abord choquer ici dans cette première intervention, dans cette
introduction (ce qui pourra par exemple choquer une tradition religieuse promouvant la grâce et la
sacralité de toute vie libre), pourrait bien être en fait une certaine façon indirecte de critiquer ces
paradigmes irréfléchis, qui transforment une démarche qui tente de les dépasser et de les transcender,
au profit de la vie qualitative libre, lorsqu’ils exigent qu’elle s’exprime avec leurs « termes », en
démarche paraissant d’abord totalitaire et dangereuse (en démarche « physicaliste » au sens clivé,
alors qu’elle est une démarche qualitative au sens incarné). C’est donc bien le point de vue à partir
duquel je dirai tout ceci qui sera d’abord problématique, mais lorsque ce point de vue sera clairement
défini, ce qui paraissait d’abord « barbare » et « automatique » apparaîtra de façon spirituelle et
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émancipatrice. Mais proposons donc d’abord un discours dit « sérieux », en tenant compte de ce qui
vient d’être dit, et de toutes les réserves que cela implique.
Si l'on s’appuie sur l’idée d’une durée éternelle de l’univers physique (pour l’instant
problématique, certes, et à approfondir au fil de la recherche, mais néanmoins admissible initialement,
en vertu du principe « physiocratique » – « rien ne naît de rien » -), et si l'on conserve l’idée, encore
admise aujourd’hui, d'une quantité de forces finie dans l'univers (loi de la conservation de l'énergie),
alors l’hypothèse de l’éternel retour du même, cosmologiquement parlant, est, il me semble,
potentiellement légitime, selon l’interprétation d’une certaine loi statistique. En effet, si l’univers
dispose d’une quantité finie de forces, le nombre de combinaisons différentes possibles de ces forces
est lui-même fini. Dans l’éternité de la durée, de ce fait, chaque « séquence » d’univers (soit : un
ensemble d’agencements spatiaux et une certaine combinaison des forces qui sont initiés
systématiquement par des conditions déterminées), chaque séquence physique donc, qui renvoie à
une certaine combinaison possible des forces, parmi un nombre fini de combinaisons différentes
possibles, devra très probablement se répéter à l’identique, à un moment donné, comme pourrait
l’indiquer par exemple la théorie des jeux de Neumann. En outre, puisque cette éternité est,
précisément, un infini (temporel), la répétition des séquences identiques pourrait bien elle-même être
une répétition qui se produit une infinité de fois.
Pour justifier cette notion du point de vue de la loi statistique qui la régirait, on pourrait utiliser
une analogie parlante. Disons qu’il y ait simplement six types de combinaisons des forces différentes
possibles dans l’univers, définissant six types de séquences d’univers différentes possibles dans
l’éternité de la durée physique (en réalité, il doit y en avoir un nombre plus que considérable, mais ce
nombre reste fini, par hypothèse, et c’est tout ce qui m’intéresse ici). Disons que la manifestation
d’une séquence donnée est aléatoire. L’ordre de la succession de ces six séquences différentes serait
alors comparable à l’ordre de la succession de jets d’un dé à six faces. Intéressons-nous alors à une
certaine loi statistique (issue de la théorie de jeux de Neumann) qui régirait l’ordre de la succession
de jets d’un dé. Si je jette le dé une fois, un certain chiffre apparaît, par exemple le « 1 ». Si je le jette
une deuxième fois, il est peu probable que ce même chiffre apparaisse encore. Mais si je le jette trois
fois, la probabilité pour que le « 1 » surgisse à nouveau augmente. Au plus le nombre de jets
augmentera, au plus il sera probable d’avoir le même chiffre, le « 1 », qui surgisse à nouveau. Et, au
plus le nombre de jets augmentera, au plus le nombre de répétitions du même chiffre sera susceptible
d’augmenter. Si je jette le dé une infinité de fois, dans l’éternité, il est dès lors fort probable que le
chiffre « 1 » se répète un maximum de fois, et donc, potentiellement, une infinité de fois. Mais cette
tendance doit s’appliquer pour tous les chiffres du dé, car, dans un régime vraiment aléatoire, c’est-
à-dire dans un régime d’équiprobabilité des occurrences possibles, ce qui s’applique à une occurrence
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s’applique à toutes les autres. Ainsi le chiffre « 2 » lui-même, très probablement, si le dé est jeté une
infinité de fois dans l’éternité, se répétera une infinité de fois, tout comme les chiffres « 3 », « 4 »,
« 5 » et « 6 ». La somme totale des jets de dés dans l’éternité est donc potentiellement un infini qui
contiendra 6 ensembles eux-mêmes infinis. Ceci n’étant pas forcément absurde, si l’on songe par
exemple à la théorie des ensembles de Cantor, qui montre qu’un ensemble infini peut contenir une
multiplicité d’ensembles eux-mêmes infinis.
Reprenons nos séquences d’univers. Il y n’y a plus simplement six séquences d’univers
différentes possibles, six types de combinaisons des forces différentes possibles, mais il y en a un
nombre plus qu’astronomique (des milliards de milliards de milliards de séquences différentes
possibles, et plus encore !). L’univers éternel total serait donc comparable à une succession infinie de
jets d’un dé qui comporterait un nombre astronomique de faces. Mais, le nombre de ces faces étant,
par hypothèse, fini, et le cadre temporel demeurant l’éternité, ce qui s’appliquait statistiquement pour
le dé à six faces pourrait s’appliquer pour le dé comportant ce nombre astronomique de faces. Ainsi,
très probablement (car, dans l’éternité, tout finit par arriver), chaque face surgira à l’identique une
infinité de fois. L’univers définirait dans ce contexte un ensemble infini contenant des milliards de
milliards de milliards (et plus encore !) d’ensembles eux-mêmes infinis : l’infinité totale des
séquences d’univers effectives pourrait contenir un nombre astronomique de séquences d’univers
différentes, chacune étant multipliée à l’infini.
Cette hypothèse formelle ne s’insère pas a priori dans une théorie cosmologique spécifique,
car ses conditions sont très générales. Mais on pourrait tenter, dans un premier temps, d’insérer cette
conception d’une répétition à l’infini de « séquences physiques identiques » dans la théorie d’un
univers qui connaîtrait des phases d’expansion et des phases de contraction, dans une durée infinie
(cf. la théorie d'un « univers en rebond », issue de la gravitation quantique à boucles ; Martin
Bojowald1 , Aurélien Barrau2 ). Une séquence d’univers donnée définirait une phase d’expansion,
suivie d’une phase de contraction déterminée. Selon cette théorie, notre « big bang » serait en réalité
la résultante d’une contraction antérieure d'une « séquence d'univers » antérieure, laquelle donnerait
lieu à certaines « conditions initiales », au sens où ces conditions initieraient l’expansion de notre
séquence d’univers (ce « big bang » serait en réalité un « big bounce », un « grand rebond »). Cette
contraction, située dans l’éternité physique3, aurait été précédée par une expansion quasi infinie d’une
1 Martin Bojowald expose le modèle d’un univers en rebond dans son ouvrage L’univers en rebond. Il montre que
l’univers, dans le cadre de la théorie de la gravitation quantique à boucles, pourrait se comporter comme une balle,
rebondissant indéfiniment dans une succession de cycles de contraction-expansion. Le big bang serait en réalité un « big
bounce », un « grand rebond », transition entre un univers en effondrement et un univers en expansion. 2 Aurélien Barrau travaille également sur la théorie de la gravitation quantique à boucles. Il expose l’hypothèse du
« rebond » dans son ouvrage Big Bang et au-delà. 3 Martin Bojowald, dans le cadre de sa théorie d’un « univers en rebond », parlera de durée « arbitraire » de l’univers, et
non de durée « éternelle ». L’éternité est en effet une question qui concerne plus le métaphysicien que le physicien, ce
que nous verrons plus loin.
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séquence d’univers antérieure, et peut-être même par d’autres contractions. Nous supposerons, dans
le cadre de cette théorie d’un univers en expansion et en contraction, dans le cadre d’une éternité
physique, et dans le contexte d’une quantité de forces finie, que le nombre de contractions de l’univers
est infini, mais que le nombre d’agencements des forces différents possibles inclus dans les
« conditions initiales » (ou initiantes) découlant de ces contractions (parvenues à leur niveau
maximal) est fini. Selon l’interprétation d’une certaine loi statistique, ou probabiliste (Neumann), très
probablement, à un moment donné du futur, nous retrouverons dans l’univers éternel une contraction,
ou un « vide quantique », dont l’agencement final-dynamique est absolument « identique »
(spatialement parlant) aux « conditions initiales » qui ont déterminé notre séquence physique actuelle,
de même que, dans l’infinité passée de l’univers, il est fort probable que ces « conditions initiales »
de notre séquence d’univers actuelle, résultats d’une contraction antérieure, ayant donné lieu à
l’expansion que nous connaissons, laquelle se déploie depuis presque 14 milliards d’années, se soient
déjà retrouvées à l’identique, et qu’elles aient déjà déterminé des agencements spatiaux identiques à
ceux qui se déroulent dans notre séquence d’univers. Le raisonnement est simple : si les conditions,
au niveau le plus précis, du « rebond » qui a directement « provoqué » notre séquence d’univers se
reproduisent très probablement à l’identique dans l’éternité de l’univers physique, selon une loi
statistique, et si ce « rebond », définissant certaines « conditions initiales », conditionne, selon un
déterminisme strict, absolument tout ce qui s’ensuivra dans la séquence d’univers en expansion qu’il
engendre (sous l'hypothèse d'une univocité de la « fonction d'onde » initiale), alors cette séquence
elle-même, cette expansion elle-même, se répètera à l’identique en tout point : elle verra se reproduire
à l’identique tous ses agencements spatiaux.
Autrement dit, par exemple, nous constatons que notre séquence d’univers, parmi une
multitude astronomique de phénomènes, induit la constitution de la planète Terre, et d’habitants
vivants, puis conscients, humains, sur cette planète. Ces humains, ces terriens, par exemple, agiront
et penseront d’une certaine manière, dans des contextes spécifiques. Dans l’hypothèse où les
« conditions initiales » de notre séquence d’univers (conditions extrêmement précises du « rebond »),
se re-manifestent à l’identique, à un moment donné, dans l’éternité physique à venir, ou dans
l’hypothèse où elles se sont déjà manifestées, dans l’infinité passée, et dans la mesure où ces
« conditions initiales » déterminent invariablement et intégralement tout ce qui s’ensuit dans la
séquence physique donnée, on pourra dire que cette Terre que nous connaissons, dans sa constitution
la plus précise, avec ces vivants, ces humains qu’elle contient, mais aussi chacun des gestes de ces
vivants, chacune des paroles les plus précises de ces humains, chacun des contextes les plus précis
dans lesquels se situent ces êtres, oui que toutes ces choses, tous ces vécus, tous ces événements qui
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constituent la trame extrêmement précise de notre réalité actuelle, se sont déjà déroulés dans le passé,
à l’identique, et se dérouleront, à l’identique, dans le futur.
La radicalisation de la loi statistique implique qu’une telle répétition est éternelle : il y aurait,
très probablement, une infinité de répétitions à l’identique de toute la réalité que nous connaissons. Il
s’agirait donc éventuellement d’appliquer à la théorie d’un univers en expansion et en contraction,
une certaine loi statistique, dans le cadre d’un déterminisme intégral régissant chaque séquence
d’univers, tout en s’appuyant avec fermeté sur l’idée d’une quantité de forces finie dans l’univers, et
d’une durée éternelle de l’univers physique, pour poser les fondements d’une pensée cosmologique
de l’éternel retour du même. Nous noterons tout de même que, dans la théorie d’un univers en rebond,
issue de la gravitation quantique à boucles, il existe un possible changement de loi dans le « passage »
(« passage » encore très problématique, et qui occupe Aurélien Barrau dans ses recherches actuelles)
d’une séquence d’univers à l’autre. Néanmoins, en ce qui concerne la grande variété des systèmes de
lois différents possibles régissant une grande variété de séquences d’univers différentes possibles, on
pourra considérer que, dans la mesure où une quantité de forces finie se conserve quelque peu au fil
des fluctuations cosmologiques (nous tenterons d’établir les principes d’un tel « continuisme », issu
d’un fond anaxagoréen), le nombre de systèmes légaux différents possibles est lui-même fini, ce qui
n’exclut donc pas un retour possible à des légalités naturelles identiques, si l’on dispose d’une infinité
d’essais, dans le temps éternel, ni donc le retour, une infinité de fois, dans l’éternité, de séquences
d’univers en tout point « identiques », spatialement et légalement parlant.
Nous pouvons même penser qu’une telle répétition à l’identique de tout ce qui est dans
l’éternité pourrait aller jusqu’à concerner, non pas seulement les situations immédiatement visibles,
mais aussi un certain aspect de nos pensées, émotionnelles ou verbales, si cet aspect est soumis à un
déterminisme potentiellement intégral. En effet, on peut supposer qu’une certaine dimension de la
pensée humaine est soumise à un déterminisme physique. Il existe en effet une neurobiologie des
émotions, qui stipule qu’un certain aspect des émotions humaines relève d’un déterminisme
neurologique (et donc, en dernière analyse, d’un déterminisme de type physico-chimique). De même,
la disposition du langage dépend elle-même de certaines manières dont le corps est affecté
physiquement et physiologiquement par d’autres corps ou éléments physiques (audition de phonèmes,
visualisation de signes, dans le monde physique), et de plus, le surgissement dans la conscience d’une
pensée verbale déterminée peut être envisagé comme une réponse à un stimulus physique extérieur,
et de ce fait nos pensées verbales elles-mêmes, si elles ne dépendent pas exclusivement de facultés
cognitives a priori, peuvent néanmoins, sous l’un de leur aspect précis, être élucidées par le
déterminisme physique rendant possible certaines expériences physiques faites dans le monde
physique. Un certain aspect de nos émotions et de nos pensées verbales pourrait donc bien être
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physiquement déterminé, et se répèterait donc à l’identique, dans le cadre déterministe de l’éternel
retour du même. Néanmoins, on devra aussi admettre, avec Bergson, qu’une certaine dimension
« intime » de la conscience demeure irréductible à la spatialité physique, qu’une certaine dimension
de la conscience est inextensive, et de ce fait, il sera difficile de l’insérer dans le déterminisme
« spatial » strict que je postule ici. Sous la dimension « spatiale » (c’est-à-dire observable, dans
l’absolu, sur une « image » du cerveau vivant) des émotions et des pensées verbales, progresserait
une durée purement qualitative, fluide et continue, libre en tant que créatrice de nouveauté constante.
La difficulté sera de savoir si cette qualité inextensive de la conscience est assez dépendante de la
dimension spatiale de la pensée pour se reproduire elle aussi « à l’identique » (en tant que
continuellement différente) dans le cas où cette « spatialité psychique » se reproduirait à l’identique.
Notons autre chose de plus général, relativement à la référence à la statistique (Neumann)
dans notre contexte. En ce qui concerne l’ordre de succession des différentes séquences d’univers, on
utilisera une loi statistique pour la penser, dans un premier temps ; mais cela n’empêche pas
d’envisager, à terme, un déterminisme total et universel, en lequel une certaine séquence impliquerait
nécessairement le surgissement d’une autre, et cela d’ailleurs conviendrait mieux au « continuisme »
intégral que je veux proposer (Anaxagore, Lavoisier, Bergson). De ce fait, l’ordre des séquences ne
serait plus purement aléatoire, mais « réglé » par des principes déterminés (de même que les éventuels
« changements de lois » dans le passage d’une séquence à l’autre pourraient s’enchaîner selon un
ordre déterminé). L’usage de Neumann, dans notre contexte, ne traduit pas forcément ce que sont les
choses « en elles-mêmes », mais pourrait être un usage provisoire de la statistique, davantage associé
à une limitation subjective de notre intelligence qu’à une réalité objective des choses.
En ce qui concerne maintenant un éventuel « déterminisme » intégral à l’échelle de « notre »
« séquence » d’univers (qui n’est pas l’univers tout entier selon nous, ni selon Barrau ou Bojowald,
d’ailleurs), nous considérons que tout se joue au niveau de la possibilité de penser précisément un
jour, au niveau « quantique », « l’univocité » de la fonction d’onde initiale. Car la « fonction d’onde »
initiale de notre séquence univers pourrait bien renvoyer à ces « conditions initiales » que nous
cherchons à définir. En tant qu’elle est quantique, elle est pensée de façon probabiliste, si bien qu’il
est pour l’instant difficile de dire qu’elle détermine intégralement tout ce qui s’ensuit. Mais son
« univocité », que Bojowald envisage, et qui pourrait signifier la réduction de son indétermination,
pourrait nous faire dire qu’elle enveloppe intégralement tout ce qui lui succède. Selon nous, une telle
« univocité » pourrait être pensable si nous tentions de qualifier la quantité du quantique, dans un
principe mathématique intuitionniste, voire spiritualiste (durée intime du vivant sensible). Elle
permettrait finalement de « briser » le discontinuisme essentialisé sans nuance, propre à la pensée du
« big bang » (mais même du « big bounce », parfois), en relativisant ce discontinuisme qui ne serait
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plus qu’une variation spatio-temporelle selon le degré et non selon la « nature », si bien que, comme
cela se comprend de soi-même, le passage d’un « séquence » à l’autre ayant été « fluidifié », et
déterminé, le recours à Neumann, dans notre contexte, pourra être reconnu dans sa dimension
provisoire et non définitive (visée dernière : penser un « déterminisme » qualitatif total et intégral
régissant l’infinité spatio-temporelle, qui ne signifie rien d’autre que la fluidité, la continuité pure de
toute durée réelle).
Ainsi donc, après cette présentation de l’hypothèse cosmologique de l’éternel retour du même,
de nombreuses questions se posent.
Il faudrait bien, pour justifier cette hypothèse, faire en sorte que la physique
« indéterministe », c’est-à-dire quantique (régie par le principe d'incertitude de Heisenberg)
n’empêche pas de penser un déterminisme strict, à l’échelle de chaque séquence d’univers. Et nous
devrons proposer des pistes pour dépasser cet indéterminisme, en définissant les principes d’un
déterminisme qualitatif au niveau de la fonction d’onde ou du vide quantique. Cela me paraît,
intuitivement, indispensable. Car pour qu’il y ait un retour à l’identique des séquences physiques,
dans l’ordre de la succession, il faut, sur la base d’un « re-surgissement » des « conditions initiales »
dynamiques de ces séquences, que tous les phénomènes physiques se déterminent mutuellement et
intégralement de façon invariable (alors que de telles « conditions initiales » contiennent des données
quantiques, a priori saisies de façon probabiliste). Comment ménager un espace de rencontre entre
une épistémologie qualitative de la physique et la physique quantique, principe quantitativiste de la
physique moderne par excellence ? C’est une question que nous devrons tenter de résoudre au mieux,
pour dépasser un tel problème.
Selon une perspective aristotélicienne, ce qui est indéterminé est imparfait et lacunaire, et ce
qui est déterminé est plus effectif, plus réel, plus concret. Or, la physique, même contemporaine, n’a
pas dépassé le paradigme logique aristotélicien, comme le comprenait déjà Heidegger, même si elle
l’a sophistiqué et mathématisé à l’extrême (la substance (ou essence), la quantité, la qualité, la relation,
le lieu, le temps, la position, la possession, l'action, la passion, toutes ces catégories aristotéliciennes
n’ont pas été abolies par la science physique moderne, quantique ou relativiste, mais simplement
complexifiées). En affirmant un « indéterminisme objectif », un « hasard objectif » (cf. Heisenberg),
elle se trouve en contradiction avec son fond aristotélicien. Ce qu’Einstein, grand déterministe, et
donc grand aristotélicien (tout comme Laplace avant lui), avait bien compris en disant : « Dieu ne
joue pas aux dés ». Un déterminisme qualitatif dans l’éternité de la durée physique, qualifiant le
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principe microscopique de l’émergence, qui ne serait plus donc émergence « à partir de rien »,
pourrait peut-être permettre de résoudre ces tensions archaïques.
Par ailleurs un autre problème, existentiel cette fois, voire ontologique, se pose : comment
sauver la liberté, si tout s'est déjà produit, une infinité de fois ? « Ton » « avenir », « tu » l'as déjà
vécu, cela n’est pas impossible, mais alors es-tu absolument impuissant ? Tout n'est-il que fatalité,
puisque tout serait déjà « écrit », en quelque sorte ?
Pour sauver la liberté, j'indique une première voie, à creuser : c'est notre « ignorance » de ce
que nous avons « déjà » vécu qui fonderait notre possibilité de le vivre librement, subjectivement. Y
aurait-il une autre voie ? Kant maintient, sur un plan nouménal (ou intelligible) l'hypothèse d'une
liberté transcendantale, cohabitant avec le principe déterministe d'une physiocratie transcendantale
s'appliquant aux phénomènes. Cette voie est aussi à creuser. Mais l’idée bergsonienne de liberté
irréductible, comme création de soi, comme fidélité à soi, dans la durée pure, sera sûrement la clef.
Ici, Bergson évoque une interpénétration de tous les instants de la durée, donc une forme de
« détermination » qualitative stricte et intégrale, du point de vue du temps réel subjectif et vivant, qui
n’exclut en rien la liberté, mais qui n’est rien d’autre que cette liberté elle-même. Dans le premier
chapitre de son Essai sur les données immédiates de la conscience, Bergson appelle cette liberté du
vivant qualitativement déterminé, la « grâce » : la grâce d’une danseuse, par exemple, est bien cette
façon dont chaque mouvement futur est déjà contenu dans la mouvement présent, sans discontinuité,
et elle sera une manifestation très pure de cette liberté comme fidélité, création de soi, projection dans
l’anticipation vibrante et mouvante de ce qui se dessine, et elles ne signifie pas absence de
détermination, mais au contraire surdétermination, prévisualisation de ce qui arrivera et arrive déjà.
Cette conception d’un éternel retour au niveau cosmologique, très formelle et très générale
pour l’instant, pose d’abord plus de questions qu’elle n’en résout. A un niveau purement « descriptif »
également. Comment l’univers peut-il connaître des phases de contraction ? Quels sont les facteurs
possibles de la contraction ? Peut-on dire aujourd’hui, raisonnablement, qu’il pourrait y avoir une
infinité de contractions de l’univers ?
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Par ailleurs, s’il n’y a pas de contraction future de l’univers, mais simplement une expansion
infinie de l’univers (comme le pense la majorité des physiciens aujourd’hui), peut-on néanmoins
« sauver » l’hypothèse cosmologique de l’éternel retour du même ? Autrement dit, dans le contexte
d’une expansion infinie de l’univers, et en maintenant les trois conditions que je viens de poser
(quantité de forces finie, éternité de la durée, loi statistique), est-il possible de penser un « retour » à
certaines « conditions initiales » initiant des séquences d’univers identiques ? D’autre part, peut-on
admettre la théorie d’une expansion infinie de l’univers, en maintenant l’hypothèse d’une infinité
temporelle non seulement future, mais aussi passée, en laquelle des séquences identiques passées
auraient pu se produire ?
Enfin, et c'est peut-être le plus important : comment penser le principe d'une éternité physique
de façon relativement discursive, ou comment rendre explicite par le discours une telle intuition
révélante ?
II Loi de conservation de l'énergie, déterminisme, et liberté
Liamine Touhami :
Je ne répondrai pas à toutes ces questions immédiatement, car cela supposerait trop de
développements. Mais nous essayerons de toutes les traiter au fil de la recherche. Pour l'instant, je
tâcherai de préciser trois points importants.
Tu parles de deux notions, deux notions qui entrent dans ton argumentation sur l'éternel retour.
D'abord tu abordes la quantité de forces finie dans l'univers, qui est un pendant de la loi de
conservation, loi sacro-sainte de la physique classique qui stipule que toute masse ayant à subir une
transformation quantitative doit pouvoir trouver son équivalent en énergie (exemple : lorsqu'on brûle
un corps ou qu'on l'accélère à haute vitesse). Cette loi, reprise par Einstein dans sa fameuse équation
e=mc2, doit indiquer que nulle part dans l'univers une masse ne peut disparaître sans se transformer
en énergie équivalente. D'où la notion évidente d'univers fini et de quantité finie de matière. D'ailleurs,
en mécanique classique, la statistique de Laplace ne fait qu'étendre cette loi de conservation dans une
dynamique des corps en mouvement puisque, toutes les positions étant connues, et nulle masse ne
pouvant disparaître, l'avenir de tous les corps doit être prévisible. C'est le déterminisme laplacien, et
c'est donc ta première notion, mais n'oublions pas qu'elle est classique !
La seconde notion, notamment lorsque tu parles de Heisenberg, est quant à elle quantique, et
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le hasard dont tu parles n'est en fait qu'une incertitude mathématique traduisant l'impuissance de la
mesure dans l'univers du très petit. Or il me semble que les deux notions sont tout simplement
incompatibles dans leur structure et leur langage pour pouvoir être réfutées l'une par l'autre. La vision
classique newtonienne et la vision relativiste, associées au déterminisme, sont en un certain sens
philosophiquement plus « acceptables » que la vision quantique qui introduit des invraisemblances
telles que, par exemple, l'existence de relations entre deux points quantiques indéfiniment éloignés,
ou la violation de certaines lois telle que la loi de conservation ou la loi de l'irréversibilité temporelle.
Mais effectivement, une épistémologie qualitative, « bergsonienne », remaniée, pourrait bien
constituer un terrain d’entente, une synthèse dépassant les clivages, sur le terrain d’une
prédétermination qualitative intégrale. Nous verrons cela.
Pour la question de la liberté, la voie que tu as choisie est intéressante car elle fait appel au
perceptif de la conscience qui est surpassée par une consistance quasi infinie d'un avenir qu'elle ne
peut par conséquent embrasser dans sa globalité, et donc d’un avenir « oublié » en quelque sorte.
Pour ma part, je choisirais plutôt la voie extérieure d'un avenir dont la dimension se déroule au-delà
de l'horizon perçu par la conscience, mais déjà là, là mais autre part ! Et ainsi la liberté pourrait être
conservée et hors de portée du fatalisme. La question d'horizon de perception temporelle et de
dimension du vécu conscient est à mon avis à creuser....
III La question de l'éternité
Benoît BB :
Puisque tu n'as pas abordé la question de l'éternité physique, je tâcherai d'exposer mon point
de vue à ce sujet, point de vue qu'il s'agira bien sûr d'approfondir.
Laissons de côté pour l’instant les questions directement « physiques », au sens « positif »,
que nous avons soulevées, car nous avons déjà dégagé quelque peu le terrain à ce sujet, et tâchons
déjà de voir, sur un plan strictement philosophique, voire métaphysique, si le concept majeur que
suppose une réflexion sur l’éternel retour (le concept d’éternité, donc) est au moins pensable. Je pense
que nous ne saurions avancer de façon positive dans notre recherche sans traiter dès maintenant cette
question.
Il me paraît nécessaire de penser le principe d’éternité à fond pour établir une cosmologie et
une philosophie de l’éternel retour du même. Car, outre l’hypothèse d’une quantité finie de forces
dans l’univers et une certaine loi statistique, l’éternité de la durée naturelle demeure une condition
essentielle, si ce n’est la condition essentielle, pour affirmer la légitimité de l’hypothèse de l’éternel
21
retour du même. Mais les arguments concernant l’éternité sont d’abord des arguments
métaphysiques : la science ne saurait intervenir trop tôt pour traiter ces questions, il me semble.
Pour tout dire, il me semble que l’éternité au sens métaphysique ne saurait être adéquatement
définie dans le cadre du déterminisme « classique », « spatialisant », que j’ai pourtant convoqué pour
fonder cosmologiquement l’éternel retour des mêmes agencements spatiaux. Sous cette spatialité
déterminée (trop partiellement, pour l’instant) doit progresser une durée purement qualitative,
irréversible, continuellement nouvelle. C’est l’ouverture, la pure continuité de cette durée, son
« épaisseur », qui nous indique, par extrapolation, s’il existe une continuité fluide du temps par
principe (de même que les physiciens considèrent qu’il doit exister une homogénéité « légale » de
l’espace, par-delà son hétérogénéité empirique, mais espace et temps sont indissociables comme nous
l’aura appris Einstein, et l’hétérogénéité pure du temps devrait donc signifier aussi une inhérence
spécifique), que le temps dans sa totalité est, certainement, lui-même ouvert, non surgissant
absolument, non disparaissant absolument : éternel. Tout l’enjeu sera de maintenir un déterminisme
strict au niveau spatial, pour fonder « exotériquement » la nécessité du « retour » d’agencements
spatiaux identiques, et de penser, plus en profondeur, ésotériquement, une trame de durée pure qui
s’écoule continuellement, qui progresse continuellement, pour fonder métaphysiquement, ou
intuitivement, le principe d’éternité.
Non seulement sur un plan psychologique, mais aussi et surtout sur un plan ontologique, sur
le plan d’un temps « réel », « sensible », « vécu », « éprouvé », je pense que l'éternité est la
compénétration intuitive du passé, du présent et du futur. Avec certains phénomènes de
« synchronicités » (Jung, Pauli), sur lesquels je reviendrai, et qui me « hantent » au quotidien, une
telle compénétration des trois dimensions temporelles me paraît constamment une évidence.
A dire vrai, je fais la différence entre un "présent", qui s'oppose rigidement au "passé" et au
"futur", et l'actuel lui-même, qui est l'éternité en acte, synchronique en tant que continue et intuitive.
Le présent est "présence à" : présence à quelque altérité avec laquelle on cohabite, dans l’espace. C'est
le principe d'individuation qui régit le présent : une instance « autre », spatialement parlant, cohabite
avec moi, et dès lors je perçois la temporalité comme un déroulement segmenté, divisible. En un
certain sens, le déterminisme « classique », qui spatialise le temps, enveloppe une telle « présenteté ».
L'actuel, en revanche, est pure compénétration intuitive de tous les instants du temps existant dans
l'éternité. C'est dans l'unité avec tout ce qui est que l'on appréhende une telle actualité. Pour reprendre
et approfondir les catégories nietzschéennes, je dirai que le présent est apollinien, lié au principe
d’individuation et du visible, du superficiel, du divisible, de l’étendue, là où l'actuel est dionysiaque,
lié au principe de la reconnexion avec tout ce qui est, du profond invisible et inextensif, du qualitatif
indivisible, du temporel éternel pur incarnant le sensible extatique. Ce sont donc deux modalités de
22
l’expérience consciente du temps que l’on opposera : l’une accueille l’éternité, l’autre ne la pénètre
pas complètement, car elle segmente le temps.
Ainsi donc, un certain « présent » et un certain « futur » représentés, symbolisés, extériorisés
par rapport à soi, en lesquels n’est plus saisie complètement, puisqu’ils obstruent quelque peu cette
voie, cette ouverture, dans l’intuition pure, la compénétration des modalités temporelles et la fluidité
du temps, sont des appréhensions apolliniennes qui ne traduisent pas les choses telles qu'elles « sont »
ontologiquement ou « réellement ». Mais l’« actuel vécu » de la conscience qui se laisse vivre dans
l’épaisseur de la durée pure, en laquelle passé, présent, et futur se compénètrent, est l'éternité vécue
elle-même, qui est le temps « réel », immanent et « éprouvé », et qui se distingue nettement de
l’appréhension spatialisante, de la même manière que l'apollinien et le dionysiaque sont en lutte (lutte
tragique du mortel contre l’éternel).
Celui qui ne sait pas s'ouvrir à l'actuel est très souvent victime de son individuation, souvent
solipsiste. Pour celui qui sait aimer d'un amour profond et déchirant, semblable à l’amour intellectuel
du divin chez Spinoza, qui n’est rien d’autre que la saisie intuitive d’une intime interconnexion de
tout ce qui existe (déchirant le principe, imaginaire en tant que passif, de l’individuation), l'actualité
de l'éternel insécable et pacifié est une évidence.
Une difficulté apparaît : pour accéder au principe d’éternité, la conscience doit s’ouvrir à sa
dimension inextensive, qualitative, c’est-à-dire à ce par quoi précisément la conscience n’est jamais
la « même ». Avec l’idée de durée pure, nous avons pu pénétrer la certitude intuitive de l’éternité,
mais nous devons aussi renoncer en retour, apparemment, à l’idée d’une « mêmeté » absolue, sur un
plan temporel. Il s’agira donc bien d’articuler, d’une part, le déterminisme « classique », qui spatialise
et qui pose une « mêmeté » spatiale au moins potentielle (Aurélien Barrau), mais qui n’accède pas
adéquatement au principe d’éternité, et, d’autre part, ce principe d’une durée pure, qui pose un temps
ouvert, éternel, mais qui relativise l’idée de « mêmeté » (Bergson), pour éventuellement penser une
forme de retour éternel, dans des temps différents, des « mêmes » qualités sensibles vécues dans le
temps (l’idée de « mêmeté » ayant été ici dialectisée, et supposant une différence temporelle
irréductible) : c’est-à-dire pour penser : une éternité de fait de toute vie sensible concrète éprouvée,
se répétant une infinité de fois, à l’identique, dans l’infini temporel, naissant et mourant une infinité
de fois, à l’identique.
Mais pour l’instant, restons focalisés sur le principe d’éternité (éternité non statique, non
juxtaposée, qui est donc plus une perpétuité qu’un temps extatique où « tout est donné » d’un coup),
qui aurait été dévoilé par une certaine appréhension de la durée pure. Il me semble que cette
conception implique un bouleversement dans la façon de faire de la physique, laquelle devrait pouvoir
adjoindre à ses méthodes classiques de spatialisation du temps des méthodes annexes, pour penser la
qualité fluide de la durée (il s'agirait de mettre en place une physique qualitative, « bergsonienne »,
23
car tu auras compris que le concept de « durée pure » que je convoque ici est un concept bergsonien4).
En outre, j’ai évoqué rapidement l’amour, qui permettrait, au sein d’une sorte de fusion spatio-
temporelle, l’accès à cette durée pure éternelle. Cette question, comment la traiter dans notre contexte
?
IV Le programme épistémologique de Bergson
Liamine Touhami :
Ayant retracé le parcours de Spencer dans son mécanisme des "premiers principes", Bergson
se rend compte que la durée réelle n'a pas été introduite dans cette philosophie scientifique et constate
que les mathématiques sont impuissante à intégrer qualitativement le temps vécu. Ces moments
spatialisés par l'intelligence doivent-ils, par un effort intuitif qui remonte la pente naturelle de
l'intelligence humaine, être réintégrés à une physique et à une mathématique qualitatives ? C'est ce
que préconise Bergson dans presque toutes ses oeuvres, Matière et mémoire, Durée et simultanéité,
La pensée et le mouvant, etc. Mais la chose n'est pas du tout aisée pour une science qui ne s'occupe
justement que de résultats affichés sur des écrans, ou de validité d'équations apposées sur du papier.
D'autre part, nous abordons la question de l'amour, et donc, d’un point de vue plus
« scientifique », de la chimie des sentiments. Cela me fait penser automatiquement à la bataille âpre
qu'a livrée Bergson contre les épiphénoménologistes de son époque, tels que Fechner, au sujet des
interactions du cerveau et du psychisme, et de leurs résultats dans la perception. Bergson soutenait
que, en observant les mouvements de la matière dans le cerveau, on ne serait guère renseigné sur la
réelle teneur d'une délibération psychique ou d'un fait psychologique. Dans le même sens, l'amour
(intellectuel ou sensible, ce qui n’est pas si différent avec Bergson) étant en soi un phénomène
qualitatif, il serait très difficile d'envisager une mathématique, qui est un objet d'observation spatiale
essentiellement, capable de le décrire qualitativement. Bien sûr, l'amour et la loi du temps sont
étroitement associés, puisque l'amour est un ressenti temporel profond et donc qualitatif pur. Si donc
l'on arrivait à une physique mathématique de l'amour qualitative, on aurait certainement révélé dans
la foulée la loi du temps pur (c’est-à-dire la loi du continuum qui, par extrapolation, peut renvoyer à
un principe d’éternité ou de temporalité « ouverte », même si Bergson ne questionne pas encore la
chose en ces termes, quoique la substance infinie et éternelle de Spinoza ne soit pas totalement
4 Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience
24
étrangère à ce Bergson).
Pour obtenir un tel résultat, il faudrait qu'il existe plusieurs conditions. La première,
malheureusement, serait en elle-même contradictoire, car elle supposerait la création d'une physique
mathématique qualitative, donc épistémologiquement parlant d’une physique qui n'en est pas une.
J’ai tenté pour ma part de résoudre quelque peu cette contradiction, mais je reviendrai là-dessus plus
tard.
V Dans le contexte d’une durée pure et continue, fluide et ouverte, quelle sera « l’origine » du
vivant conscient de cette temporalité ?
Benoît BB :
Avant de répondre à cette question, il me faut présenter certaines conditions temporelles
induites par la « réalité » de l’éternel retour du même.
J’aimerais revenir sur un concept jungien : le concept de synchronicité. Ce concept pourrait
avoir une signification psychologique, mais aussi physique, cosmologique, dans un premier temps.
Mais n’a-t-il pas une autre signification ? Voyons cela de plus près.
La compénétration intuitive de tous les instants de la durée éternelle définit, pour la conscience
intime du vivant sensible, une « épaisseur » de la durée : le passé, dans la mémoire, et le futur, dans
l’anticipation, « grignotent » le présent vécu, continuellement. Le futur est donc constamment « déjà
là », dans l’épaisseur du « présent », et on pourra même dire, en un certain sens, qu’il « conditionne »
déjà le présent, en tant qu’il le pénètre intimement (et cela, d’ailleurs, définit une forme de
« déterminisme », voire de « prédétermination », aux niveaux ontologique, psychologique, qualitatif
pur, qui donne à penser). Cette détermination spécifique du « présent » par le futur renvoie à une
« double causalité » : le futur déterminé par le présent détermine ce présent à son tour, au sein d’une
temporalité non fermée, qui par l’anticipation est constamment contaminée par ce qui est à venir (ceci
définissant l’actuel au sens strict). En langage jungien, donc, on peut appeler ce phénomène de double
causalité : « synchronicité ». Jung ajouterait au concept bergsonien de durée pure une dimension
essentielle : l’épaisseur de la durée conditionnerait psychologiquement une forme de
« pressentiment », et « physiquement » une forme de « pré-action », qui impliqueraient le
surgissement de « coïncidences signifiantes ».
La physique appréhende aujourd’hui quelque peu le concept de synchronicité : Philippe
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Guillemant, un physicien français, la définit précisément en tant que causalité finale, ou en tant que
double causalité, peut-être « élucidable » physiquement un jour. François Martin, chercheur en
physique au CNRS, développe une théorie de la « Psyché quantique » susceptible d'expliquer ce genre
de « doubles causalités », en postulant des superpositions d'états au niveau de la conscience elle-
même, et une intrication conscience-univers.
Le principe physique de moindre action, à travers une autre dimension, à mon sens, contient
déjà en germe cette idée d’un présent déterminé par son futur.
En outre, l'hypothèse cosmologique d'un éternel retour du même complexifie la détermination
de ces bases, ou les révèle même peut-être dans toute leur nécessité, il me semble : si le « futur »
d’une séquence physique donnée s’est « déjà déroulé » antérieurement, sur le plan des agencements
spatiaux, l’idée que le futur vécu à venir détermine le présent vécu, actuellement, dans l’épaisseur de
la durée, de façon synchronique, selon une certaine « double causalité », devient plus intuitive.
L’épaisseur de la durée, la fluidité du temps, cette façon dont le futur « grignote » le présent,
renverrait, dans l’éternel retour, à une tendance qu’ont la matière, ou la conscience intime du vivant,
à préformer des agencements qui se déroulent invariablement de la même manière. De ce fait, le
principe d’éternité vécue (l’épaisseur de la durée) finit par être associé à une forme de retour de
mêmes qualités, de mêmes expériences « sensibles » envisagées, ce qui est un avantage certain, dans
la mesure où j’ai déjà souligné la difficulté à associer durée pure ouverte et « mêmeté ».
(Note importante : Lorsque je dis que le « futur » d’une séquence physique déterminée s’est
déjà déroulé antérieurement, il faut bien comprendre ce que j’entends par là : le temps ne « revient »
pas en arrière, dans le cadre de l’éternel retour du même. Le temps demeure irréversible, et il
progresse sans cesse. Mais certains agencements spatiaux vont se répéter à l’identique, au sein de
l’irréversibilité temporelle. En ce sens, d’un point de vue spatial, les agencements à venir au sein
d’une séquence déterminée se sont « déjà » produits à l’identique, dans une séquence antérieure qui
sera dite « identique », spatialement parlant. Dans l’expression « éternel retour du même », il faut
considérer que cette « mêmeté » ne concerne que les agencements spatiaux qui reviennent à
l’identique, et peut-être les qualités sensibles inextensives liées à cette mêmeté spatiale, si elles en
dépendent strictement ; mais les moments du temps, quant à eux, ne seront jamais absolument les
mêmes, puisque le temps demeure irréversible, et ne cesse de couler. C’est pourquoi le mot « futur »,
dans cette acception, est mis entre guillemets (absolument parlant, il reste un « passé »))
Par ailleurs, je vois pour ma part très souvent des synchronicités d'une grande beauté, dans
mon quotidien le plus banal.
Prenons la couleur violette, qui a du sens pour moi en ce moment, selon une symbolique qui
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m’appartient. Une jeune femme qui me touche intimement arrive soudainement devant moi avec un
habit violet. Je vois cela comme une forme de pro-vocation. Pourtant elle ne connaît pas ma
fascination pour cette couleur, et elle ne sait pas ce que cela signifie pour moi.
La « loi » psychologique (durée épaisse, « pressentiment ») et physique (« double causalité »,
pré-action) de la synchronicité dans l’éternel retour du même, pourrait éventuellement donner du sens
à ce phénomène mystérieux, d’autant plus si un principe d’amour intellectuel comme principe de
reconnexion intuitive à la totalité (cf. Spinoza) s’associe ici à un principe d’amour sensible pour une
personne sensible et charnelle (cf. Diotime, dans Le Banquet de Platon).
Ceci est donc un premier point, qui nous intéresse particulièrement dans une théorie de
l’éternel retour. Mais j’aimerais envisager une autre dimension de la question, peut-être plus
ésotérique, et moins utile, dans l’immédiat, d’un point de vue théorique, mais qui s’avérera peut-être
important si nous envisageons d’autres dimensions du concept d’éternel retour (dimensions éthiques
ou esthétiques).
La signification psychologique ou physique de l’événement que je viens de décrire (une jeune
femme portant un habit violet) ne doit-elle pas cohabiter avec une signification « théologique », en
un sens très large (non ecclésiastique) ? Il me semble qu’une détermination théologique intervient
soudainement dans le phénomène de la synchronicité : une « intention » qui « harmonise » les
préformations psychiques et physiques semble se manifester ici. Dans l’hypothèse cosmologique de
l’éternel retour, certes, le phénomène de la préformation semble « logique ». On pourrait même
postuler, métaphysiquement, une continuité qualitative d’une « âme » qui resurgirait elle aussi en tant
que « même », et qui anticiperait, au sein d’une « réminiscence » spécifique, un « futur » déjà déroulé.
Mais il semble aussi, au sein de la synchronicité, que l’attention sélectionne des éléments
apparemment arbitraires, qui « comme par magie » vont être également préformés puis formés dans
le « monde physique ». L’attention sélective de la conscience, qui rejoindra une distribution sélective
des forces physiques, apparaît comme un « acte » profondément magique, mystérieux. Une
« intention » extérieure, transcendante, paraît les avoir suscitées. Les élucider scientifiquement nous
permettrait de cerner leur fonctionnement « mécanique », mais ne nous permettrait pas de saisir leur
signification intentionnelle, ésotérique.
En comprenant que les synchronicités réclament une interprétation non seulement
scientifique, mais aussi « théologique », en un sens nouveau, ou ésotérique, nous comprendrons
qu’elles pourront devenir des « manifestations » éventuelles, physico-théologiques, de l’existence
d’une instance sensible extérieure à notre sphère visible, spatiale, ou d’une intentionnalité
transcendant, ou intégrant le monde sans y être, produisant des agencements intentionnels dans le
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monde, et suscitant des attentions sélectives. Cette instance « disposerait » synchroniquement, par
exemple, l’attention à la couleur violette dans un esprit donné (symbole), et cette couleur dans un
objet du monde (habit), puis elle susciterait une rencontre nécessaire, pour rendre « manifeste » sa
présence. Elle « s’adresserait » à nous par le biais des synchronicités. Dans l’éternel retour, cela
signifie qu’elle « disposerait » un certain futur dans un certain présent, rendrait manifeste,
actuellement, ce futur, pour que nous saisissions la loi de cet éternel retour. « Elle », devenue
manifeste dans les synchronicités deviendrait « elle », devenue manifeste dans son intention : c’est
notre éternelle répétition qu’« elle » tenterait de nous dévoiler.
Chez Simone Weil, la grâce, qui est une forme singulière de l’attention, par laquelle ce qu’elle
appela « Dieu » advient, est bien cette façon de laisser se manifester en soi un vide, ou un laisser-être,
un certain principe donc, de dilatation du temps (la pesanteur, l’énoncé d’une divinité s’étant absenté,
étant vecteur de resserrement de l’être, ou de l’esprit)5.
Malheureusement, cette proposition paraît pour l’instant complètement mystique, et
totalement étrangère à un discours qui se voudrait « rationnel » ou au moins « raisonnable », et
pouvant concerner une épistémologie de la cosmologie discursive.
Soyons donc beaucoup plus clairs, et tâchons de rendre exotérique l’ésotérique.
Qu’est-ce que la conscience, d’abord, pour le vivant ? Bergson nous dit constamment que la
conscience est mémoire, mémoire fondant une capacité à se préparer à l’action future, donc à
l’anticipation (Cf : « la conscience et la vie »). Tout être vivant se mouvant possède une telle
« conscience » de fait, en tant que tout vivant se meut quelque peu, et doit pour se faire s’adapter, tout
en la développant, à une projection et à une accumulation du passé dans le présent nécessaires pour
lui. Les végétaux, plus sédentaires, possèdent cette conscience faiblement, les animaux moins
faiblement, et les humains, projetant leur action, sur la base d’une mémoire plus conséquente, vers
un futur très lointain, semblent être les vivants les plus « conscients ». Mais dans ces trois cas, la
conscience demeure essentiellement principe moteur, principe de croissance et de persévération dans
l’être, conatus désirant. En tant que telle, elle n’est rien d’autre que la sensibilité même du vivant
(végétative, motrice, ou cogitative).
On dit du vivant humain qu’il possèderait une « conscience intellectuelle », ou réflexive, voire
une « raison » (fondant éventuellement une conscience morale) qui serait radicalement différente de
toute conscience sensible. Cela est faux. Cette conscience intellectuelle n’est jamais que ce que Jung
aura appelé une « pensée dirigée » (Métamorphose de l’âme et ses symboles, I) : et cette pensée
dirigée n’est rien d’autre qu’une pensée se formulant dans le langage, par le biais des mots. Mais que
5 Weil, Simone, La pesanteur et la grâce
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sont donc les mots ? Ils sont d’abord de perceptions visibles (visualisation de mots écrits, de corps
parlant, de choses visibles dans l’espace désignées par les mots) et des perceptions auditives (audition
de corps parlant), qui désignent également des perceptions tactiles (espace à trois dimension) ou
gustatives et senties. La dite conscience « intellectuelle » n’est donc rien d’autre qu’une mémoire
réfléchie de certaines sensations visuelles et auditives désignant d’autres sensations du corps, elle ne
se distingue pas qualitativement de la conscience sensitive de la pensée non-dirigée. Elle n’est pas
même une « portion isolée » de la conscience sensible tout court : elle n’est rien d’autre que la
conscience sensible immanente sous l’une de ses manifestations particulières, c’est-à-dire mémoire,
et anticipation sensibles, conservation sensible du passé dans le présent, et projection, en mouvement
senti, vers l’action future.
Ce qu’on aura appelé « âme » humaine, en croyant qu’elle était une partie de l’individu
différente du corps ou de sa sensibilité n’est qu’une mystification : c’est ici le visible et l’audible dans
le langage écouté ou lu, parlé ou écrit, soit une partie de la sensibilité, qui ont prétendu ne pas être
cette sensibilité, ou pouvoir être « plus » que cette sensibilité. Mais lorsque nous supprimons, très
simplement, cette mystification, en rappelant que l’âme n’est rien d’autre que la sensibilité, le corps,
la perception sensible, parfois dirigée, parfois non-dirigée, parfois davantage visuelle et auditive,
parfois davantage sentie par l’être entier, alors le corps sensible et conscient se réintègre et se
réincarne. De ce fait, puisque tout vivant, même végétal ou animal, comprend cette conscience en
tant que sensibilité, il n’y aura plus de différence qualitative, ontologique, absolue, entre les
consciences du vivant, mais simplement des différences relatives à des degrés différenciés de
complexité.
La durée pure que Bergson décrit dans son Essai sur les données intimes de la conscience est
donc d’abord celle du vivant humain qui l’appréhende (quoique difficilement, car la conscience
langagière ou dirigée, comme partie de la sensibilité qui tend à s’isoler du reste de la sensibilité,
obstrue le chemin vers cette appréhension laissant-être le temps pur), mais elle est aussi
nécessairement celle de tout vivant sensible quel qu’il soit, puisque la sensibilité ici en question ne se
différencie que selon des ordres toujours plus complexes, mais non selon une rupture qualitative
absolue. On pourra même considérer que cette durée pure est la temporalité de la cellule vivante
initiale, primordiale, elle-même, se divisant initialement, dans la mesure où il existe un être-affecté,
donc un être-sensible de toute cellule vivante, pour qu’elle puisse se diviser.
J’ai donc pu simplifier la question : la durée pure et ouverte, épaisse, synchronique en tant que
continue, qui est mémoire et anticipation à divers degrés de complexité, dont je parle, est bien la durée
de tout sujet sensible vivant. Mais que sera donc la spécificité de cette durée ? Comment la définir de
façon vraiment unitaire et synthétique ? Je pense qu’elle signifie, très précisément : fond inextensif,
invisible, perdurant, et soutenant l’organisation et l’identité permanente et dynamique d’un corps
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matériel vivant extensif, visible, dans l’espace. De l’organisme monocellulaire jusqu’à l’humain, on
devra considérer que ce qui est simplement « visible » lorsque ces corps vivants sont vus « par
d’autres », ne saurait résumer absolument l’être de ces corps, lesquels possèdent aussi une dimension
interne, un principe interne d’organisation, qui n’occupe aucun espace, qui est invisible et inextensif,
et qui est tout simplement le fait même de sentir, l’actualisation même de la sensibilité, comme
mémoire et projection.
Donnons un exemple « humain ». Lorsque je parle à mon amie, je vois les gestes de son corps,
ses expressions faciales, j’entends sa voix. Quelque chose de son « intériorité », de ses intentions, de
ses désirs a priori « cachés », m’est donné ici. Pour autant, je ne saurais dire dans cette situation que
j’accède totalement et absolument, complètement et adéquatement, immédiatement, à la manière
même dont elle est affectée elle-même par le monde, à la manière dont elle perçoit, sent les choses,
son propre corps, mes propres gestes et paroles, etc. Car ce fait même de sentir, pour elle, n’est visible
nulle part pour un observateur qui serait « extérieur ». Il n’est d’ailleurs pas même visible pour elle-
même. Ce fait de sentir est l’invisible même, l’inextensif même, qui fonde le fait que le corps
réellement senti, en première personne à chaque fois, est toujours déjà quelque chose de totalement
invisible. Ce qui est visible, vu, senti, est certes visible, perceptible, par définition. Mais le fait de
voir, ou encore de sentir, toucher, goûter, écouter, ce fait même, dans sa facticité sensible, n’est en
rien visible, ni par celle qui sent, ni par celui qui la perçoit de l’extérieur. Même si l’on observe une
photographie du cerveau, ou une image du cerveau en mouvement, on ne saurait « voir » la manière
même de sentir de l’individu qui vit avec ce cerveau. Pour « savoir » comment se déroule ce sentir, il
faudrait être cet individu ; mais alors même dans ce cas, ce sentir ne serait toujours pas visible.
Ceci vaut donc pour tout vivant. La conscience sensible du vivant signifie très précisément ce
fait : tout corps vivant sensible est toujours beaucoup plus que ce qui est simplement visible, pour un
observateur extérieur ou pour lui, puisque son principe interne d’organisation, de conservation, et de
projection, soit sa sensibilité ou sa conscience même, par laquelle il se développe visiblement et
extensivement dans l’espace, est quelque chose d’invisible, d’inextensif.
Mais remontons un peu plus loin. Nous avons une « première » cellule, par exemple qui, de
façon très problématique, « surgit » à partir d’une matière physico-chimique « non-animée ». Que
s’est-il passé là ? A partir d’un donné spatial et étendu qui apparemment ne comporte pas de principe
d’organisation inextensif (matière physico-chimique « inerte », « inanimée »), aurait surgi
soudainement une matière radicalement « nouvelle », la « vie sensible », nouvelle car faisant pénétrer
dans un univers en lequel chaque élément aurait pu se réduire à de l’extensif, un principe matériel en
lequel une dimension inextensive (la conscience motrice) s’affirmait.
Pour autant, la bactérie elle-même n’est-elle pas constituée également de physico-chimique ?
Et, dans une temporalité a priori fluide et continue, n’est-elle pas tout simplement une simple
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complexification de la matière physico-chimique dite « inanimée » qui la précède, se différenciant
d’elle non pas par nature, mais selon une variation graduelle ? Ainsi donc, ce qui est vrai pour sa
temporalité sensible ontologiquement (la permanence d’une dimension inextensive et invisible qui
organise et soutient sa manifestation extensive et visible, au sein d’une durée pure ouverte et continue)
doit être vrai pour la temporalité de la matière physico-chimique qui a permis son émergence : les
objets dits « inertes », ou « purement » physiques, donc, si la vie biologique qui émerge à partir de la
sphère physique n’est qu’une complexification de cette matière, et non une rupture ontologique
absolue, ce qui doit être puisque c’est dans un processus continu qu’elle émerge, ces « choses » donc
dites inertes, doivent également comporter une dimension inextensive, invisible, qui sera leur principe
interne moteur, dynamique, d’organisation et d’agrégation, fondant un substrat permanent à leur base.
Ce qui est appelé sensibilité, conscience, âme, animation du vivant, doit avoir son correspondant
analogique en ce qui concerne les choses matérielles non-vivantes, dans la mesure où elles
posséderaient elles aussi une dimension temporelle inextensive et invisible qui les meut.
Leibniz avait su appréhender quelque peu cette nécessité ontologique, en envisageant le fait
que toute matière, même purement physique, était en quelque sorte « percevante », ou « sensible ».
Mais son idée de « monade » hélas, présupposait encore trop une localité spatiale assignée, et ne
cernait pas la dimension absolument inextensive du phénomène.
Soyons plus clairs que lui. Ce que nous appelons « gravitation », ou « champ gravitationnel
de forces », ou encore « forces », « énergie », n’est jamais quelque chose d’extensif, de visible dans
l’espace physique. Il ne s’agit là que de relations pures, idéales, invisibles, censées expliquer les
mouvements relatifs les uns aux autres des phénomènes visibles. On pourrait diviser à l’infini l’espace
solide occupé par un objet physique soumis à la gravitation, et observer pendant dans siècles chacun
des plus petits éléments visibles qui le constitue, pour rassembler tous ces éléments finalement et
tenter de cerner exhaustivement l’organisation synthétique visible de cet objet, pour autant, on ne
serait pas encore capable de pénétrer complètement et adéquatement ce que signifie cette force de
« gravitation » à laquelle il est soumis, puisque celle-ci est essentiellement une relation inextensive,
qu’on ne trouve nulle part dans l’espace (ici, les formes mathématiques définissent au sens strict ces
relations invisibles et inextensives qui unissent les formes matérielles visibles et étendues).
Soyons plus précis encore : les principes élémentaires de la physiques, soit le principe de
conservation des forces, de l’énergie, le principe d’inertie, la loi de la gravitation, le principe de
moindre action, sont autant de façon de dire que la matière dite « inanimée » est en fait mue par un
principe interne inextensif qui se situe entre les objets physique, et qui est très strictement analogue
à la conscience sensible du vivant qui est elle aussi conservation du passé dans le présent (mémoire)
et persévérance, inertie dynamique, économie de l’énergie (projection, anticipation, action).
Cela me fait dire donc que la matière physique précédant l’émergence de la vie se développe
31
elle aussi au sein d’une temporalité fluide, continue, non divisible dans l’absolu, ouverte, à la manière
du vivant conscient, puisqu’elle n’est qu’une forme moins complexe de la temporalité du vivant, mais
non différente ontologiquement. Bergson sous-entend cela clairement dans les premières pages de
L’évolution créatrice, lorsqu’il indique que la durée intime, continue, fluide, de l’individu vivant
sensible est certainement définit aussi celle de l’univers physique comme totalité. A ce moment-là,
Bergson dit aussi implicitement que l’univers, nécessairement, est éternel. Car la continuité de la
durée de l’univers comme tout signifie qu’il n’existe pas pour lui d’atome temporel, d’instant « t »
absolument surgissant à partir duquel il pourrait se manifester ex nihilo, ou disparaître vers le rien,
mais elle signifie au contraire que tout « présent » de l’univers physique signifie nécessairement
conservation inextensive soutenant une conservation extensive, donc passée, de cet univers, et
projection inextensive soutenant une projection extensive, donc future, de ce même univers.
Mais précisément, Bergson dit bien : « l’univers comme totalité », et non les parties de
l’univers. Je ne suis pas en train de dire qu’un objet inerte, isolé, sans relation avec les autres objets,
pourrait par lui-même posséder une dimension inextensive en tant que motrice ou conservante. Certes,
le vivant individué possède toujours plus, pour lui-même, sa conscience sensible, qui fait que cet
inextensif qui le meut et l’organise, l’unifie, et par lequel il est affecté, semble toujours plus posséder
une « localité spatiale », et ce jusqu’à l’humain conscient, extrêmement individué, et dont la
sensibilité semble extrêmement réduite à son seul corps. Cela étant, la dimension insensible, non
« organisée » localement, non « individuée », de la matière physique indique que l’inextensif qui
l’organise n’a définitivement plus aucun « lieu ».
Je m’explique. L’inextensif, par définition, n’a pas de lieu. Seul ce qui est étendu a un lieu,
occupe un espace. Lorsque je dis qu’un corps vivant et sensible conscient possède une part
d’inextensif, d’invisible, je suis donc en train de dire qu’il existe une dimension de son être, qui le
meut (son désir dirait Spinoza, son conatus), qui n’a absolument aucun lieu assignable. Il n’est
absolument pas dans notre monde visible. Il soutient un certain corps visible localisé, mais en tant
que tel, il n’est trouvable nulle part sur ce corps, pas même « autour » de ce corps, pas même « très
loin » de ce corps. Il est donc, au sens strict, dans un ailleurs radical. Il est au-delà de toute l’infinité
spatiale et temporelle, il est par-delà tous les mondes spatiaux ou visibles possibles existants. Il est
dans une autre dimension de l’être, au sens strict (non pas dimension intelligible, comme dirait Kant,
mais plutôt dimension intensive, invisible, au sens strict).
Cet ailleurs radical se laisse plus aisément imaginer lorsqu’on a affaire simplement au monde
physique dit « inerte » qui précède toute vie, et qui survit à toute vie. Ici, les relations de conservation,
d’inertie, de persévérance, parce que nulle « sensibilité » des objets isolés n’existe, parce que
l’inextensif n’a pas tendance à devenir un principe moteur particularisé en tant que « conscience
individuée », sont bien des relations à saisir dans leur totalité organisée absolue. Ainsi, on pourra dire
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en toute légitimité, en se fondant simplement sur des données phénoménologiques purement
descriptives, intuitivement évidentes, axiomatiques (Merleau-Ponty, Bergson, sur la question de
l’invisible ou de l’inextensif), en se fondant sur l’idée simple d’une émergence progressive du vivant
à partir du physique, sur l’idée d’une complexification progressive de la matière n’incluant nulle
rupture ontologique absolue, qu’il doit exister une principe inextensif , invisible, se situant dans un
ailleurs radical, radicalement transcendant, sans lieu et sans forme, qui doit posséder une sorte de
« conscience », de « sensibilité » (ou d’intégration informative), par analogie avec celles du vivant,
qui sera aussi principe de conservation et de projection, principe moteur et organisateur, de tout ce
qui est visible dans l’univers éternel et infini.
Mais une tension, certes, apparaît ici. Pour le vivant conscient complexe très individué, pour
le vivant humain, par exemple, l’inextensif paraît attaché exclusivement à certaines sensations,
perceptions, pensées dirigées ou non-dirigées, qui ont une localité très précise (le corps vivant de
celui qui perçoit). Et ainsi cet inextensif paraît être lui-même divisible, de même que les différents
corps vivants conscients sont distincts dans l’espace. Pourtant, l’inextensif, par définition, n’occupant
aucun lieu, ne peut se diviser ; seul l’espace se divise.
Autrement dit, de fait, puisque tout vivant est issu d’une matière physique dont la totalité est
organisée, synthétisée, par un principe inextensif qui lui-même ne peut être qu’unique (puisque seul
le spatial, le visible, l’extensif, est multiple), alors tout vivant lui-même, lorsqu’il développe sa
sensibilité, sa conscience inextensive, n’exprime jamais que ce seul, même et unique principe
inextensif.
Soit deux humains vivants, sensibles et conscients, qui échangent. L’un développe une
sensibilité inextensive qu’il éprouve, mais qui n’est visible ni pour lui ni pour l’autre. L’autre
développe de même une conscience sensible qu’il éprouve, mais qui n’est visible, spatiale, ni pour
l’autre ni pour lui. Il faudra considérer, axiomatiquement et rigoureusement, que ces deux manières
de se sentir soi, pour le premier et pour l’autre, que ces deux manières inextensives d’être conscient,
« se situent » en fait dans un ailleurs radical, transcendant, par-delà toute spatialité de l’univers
physique en lequel elles sont une seule et même manière invisible d’affecter et d’être affecté.
Autrement dit, au moment même où j’éprouve une certaine sensation invisible, même si ma
conscience « langagière » ou « intellectuelle » est très peu capable de désigner ce fait, je suis en train
d’éprouver toutes les sensations invisibles qui ont été éprouvées par tous les vivants dans tout le passé
de la vie, qui sont éprouvées dans le présent de la vie, et qui seront éprouvées dans le futur de la vie,
c’est-à-dire que j’éprouve toute l’actualité inextensive et insécable de la vie sensible, c’est-à-dire que
j’éprouve plus largement le principe inextensif même qui est au fondement de l’organisation et du
déploiement se conservant de toute la matière physique infinie et éternelle de tout l’univers.
C’est la partie sensible et auditive de la conscience du vivant humain, qui se conserve dans la
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mémoire des mots, des écrits, des paroles, et qui scinde sa sensibilité pour l’individuer outre mesure,
qui l’empêche de comprendre que tout ce qu’il sent, c’est à la fois tout ce que sentent, invisiblement,
tous les êtres de l’univers, et qu’il n’est de fait pas séparé d’eux, au sein de l’invisible lien qui unit
tout ce qui est, lien qui, axiomatiquement et nécessairement, est l’Un-originaire même (l’idée de
« multiplicité quantitative inextensive » étant une contradiction dans les termes).
« Dieu-e », selon un jeu de mot lacanien signifiant (qui n’est jamais qu’une logique appliquant
les outils jungiens de synchronicité et d’inconscient collectif à une herméneutique des mots et des
symboliques culturelles en tant que signifiants, Lacan n’a rien inventé), selon donc un « jeu de mot »
cernant une intention d’un certain langage, « Dieu-e » sera : cette instance inextensive qui rassemble
tous les êtres et toutes les choses, et qui n’est finalement « reconnue », attestée, dévoilée, que par le
dire d’une sensibilité vivante qui aura obstrué ce chemin vers elle pour mieux garantir ce dire devenu
individué, transmissible, réfléchie, partageable, deux fois conscient, soit : ceci qui « dit eux », chaque
fois que son unité radicalement extérieure, transcendante, ailleurs, est révélée par une position
(intuition sensible et intellectuelle de « Dieu-e », dont l’existence est ici absolument claire et
nécessaire, sans qu’elle doive être « démontrée » : il s’agit simplement de la vivre et de la « montrer »,
négativement, en tant qu’une invisibilité, qu’elle est, s’affirme nécessairement à travers toute
apparition visible).
Nous voyons ici très clairement que ce que nous avons appelé « monothéisme » n’est
absolument pas distinct du panthéisme, mais ces deux formes trouvent très clairement leur fond
commun dans l’animisme. C’est dans l’animation inextensive de fait de toute matière, même dite
« inerte », que la nécessité d’une transcendance invisible et « une » se manifeste, au fondement de la
multiplicité des choses perceptibles. Ceci ne violant en rien les dites « sciences » modernes, mais
allant plutôt dans leur sens, comme on l’a vu. On peut néanmoins imaginer que le vivant sensible
possède une animation, une sacralité supérieure, dans la mesure où sa sensibilité inextensive tend à
individuer, et donc à accomplir l’invisible dans un lien « reconnu » dès lors. Et on peut imaginer que
le vivant disposant des mots et des symboles, projetant une mémoire et une anticipation plus
conséquente, redouble encore cette « reconnaissance ». Mais entre tous ces ordres (choses physiques,
vivant non-humain, vivant humain), il n’y a que des différences de degré, d’un point de vue très
rigoureux, et non de nature, si bien que tout anthropocentrisme, et même tout « bio-centrisme »
relèvent d’axiologies arbitraires et illégitimes si elles prétendent définir des hiérarchies absolues et
dogmatiques. Selon moi, les monothéismes abrahamiques (judaïsme, christianisme, islam) sont des
contradictions dans les termes si elles ne reconnaissent pas leur fond animiste, et si elles considèrent
comme barbares les sociétés premières qui ont développé cet animisme (par exemple, une fête
comme Noël est liée à un solstice, une fête comme Pâques est attachée au calendrier lunaire,
le ramadan est pareillement lié au calendrier lunaire). Ce que je retiens d’Abraham, c’est qu’il a
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détruit les fétiches, les idoles de son père, contre toute idolâtrie de la matière inerte, et qu’il n’a pas
tué son fils finalement, car il n’a pu lui-même à son tour se soumettre à l’idolâtrie qui consiste à
sacrifier la vie visible de l’autre au principe inextensif transcendant. Le sacrifice animal rituel, contre
tout sacrifice humain, tout comme le refus d’idolâtrer les choses inertes, sont posées comme choix
d’inscrire un ordre de la vie spécifique, mais qui ne vient pas briser l’animisme initial, bien au
contraire : privilégier la vie sensible sur le non-sensible, sur le chosal local et « inerte », c’est
privilégier la dimension invisible de toutes les choses que reconnaît cette vie, et c’est donc protéger
cette dimension invisible, même celle de la matière physique non-vivante ; sacrifier l’animal en le
respectant, c’est s’inscrire dans un ordre animal et végétal des choses, en ne renonçant pas à la
prédation, mais en la sublimant dans le rituel humain, puisque l’homme est ce vivant capable de
redoubler la reconnaissance de l’inextensif, dans un amour intellectuel et sensible de cette invisibilité
une et motrice.
Mais nous voyons donc maintenant que ma proposition relative aux synchronicités, comme
« manifestations » physico-théologiques d’une instance invisible motrice dans le monde, n’était pas
forcément totalement mystique ou « ésotérique », mais qu’elle s’enracine dans une conception
intuitive et discursive assez simple des êtres naturels, qui a en plus pour elle l’autorité de la
phénoménologie (Merleau-Ponty), de l’épistémologie bergsonienne, et de la philosophie naturelle des
religions les plus archaïques (animisme, panthéisme, abrahamisme). Il me semble de façon très claire
en outre que les physiciens les plus « cartésiens » (et que Descartes lui-même, quoique de façon peu
claire), lorsqu’ils évoquent par exemple un principe d’homogénéité de l’univers, ou avec leurs
concepts d’instances immatérielles comme ceux de « forces », de « champ », d’ « énergie », etc., que
les biologistes les plus darwiniens, avec leurs concepts d’adaptation ou de sélection, de spéciation
(conatus invisible du vivant), que les cognitivistes les plus physicalistes (avec leur concepts
cybernétiques purement formels, sans contenu « matériel »), admettront sans aucune difficulté qu’ils
supposent constamment un substrat invisible qui serait à la base des mouvements visibles qu’ils
observent. Je n’ai fait que radicaliser leurs démarches fragmentaires et souvent impensées, pour les
mettre en cohérence.
Je reviens donc finalement sur cette question des synchronicités, pour justifier beaucoup plus
clairement ce que je voulais dire. Un individu humain, conscient, vivant et sensible, est hanté par la
couleur violette (symbole de pureté, mysticisme, méditation, introspection, spiritualité). Il y a là une
mémoire, une attention à une enfance par exemple, qui se manifeste : une temporalité fluide et
continue qui a priori n’obstrue pas la voie vers les souvenirs les plus archaïques. Une jeune femme,
donc, qui le touche particulièrement, et qui porte elle-même une enfance, une autre mémoire, une
autre projection, et qui porte la grâce aussi, la fluidité du temps, sa prédétermination qualitative,
35
propre à la danseuse, par exemple, dont j’ai déjà parlé, arrive, à un moment très précis pour lui, avec
un habit violet. Comme un signe, au sens strict (signe qui avec Bergson, Bachelard ou Lacan sera
aussi cygne, principe aquatique fluide par excellence, principe de la continuité, de la mémoire, et de
la création, soit principe de la grâce). Dans cette situation, axiomatiquement, c’est une seule et même
inextensivité, invisibilité motrice et sensible, qui se manifeste dans ces deux corps apparemment
divisés, tout comme cette inextensivité une est toujours une, dans l’infinité temporelle et spatiale de
tous les êtres, et prend des formes individuées de façon seulement contingente. Autrement dit,
l’intention invisible de l’homme qui observe cette synchronicité qui lui parle et l’intention invisible
de cette jeune femme qui a choisi de porter un habit violet sont fondamentalement une seule et même
intention. Mais l’enfance même de cet homme qui aura été marqué par la couleur violette, dans cette
actualité inextensive du vivant, doit-on dire, était déjà cette intention de la jeune femme choisissant
cet habit violet. Autrement dit, déjà enfant, cet homme se situait dans l’intention qui déterminerait
qualitativement cette jeune femme à porter un habit violet ce jour-là. Ce présent archaïque déterminait
déjà le futur de cette jeune femme, d’une façon rigoureuse.
Mais les mots que les individus utilisent pour désigner le monde, s’ils permettent de se projeter
formellement dans un avenir lointain (projets réfléchis) et dans une mémoire ancestrale (discours
historique), sont aussi des obstructions pour cette mémoire et cette anticipation inextensive qui est
sensible au sens non séparé (intuitif, non dirigé intellectuellement), en tant qu’ils sont des principes
d’individuation, de segmentation apparente de l’inextensif : chacun revendique « son » inextensif, et
affirme qu’aucune connexion entre les sensibilités ne peut exister.
Mais lorsqu’il laisse être cette synchronicité sans mot, sans réflexion intellectuelle et sans
jugement, au cœur d’une sensibilité non fragmentée, complète et incarnée, cet homme comprend que
c’est bien une même intention invisible qui se manifeste là, et que cela lui indique qu’il se souvient
de quelque chose.
Car revenons sur cette notion d’éternité. Si la temporalité du vivant est aussi celle de l’univers
physique, alors celui-ci est fluide et continu, non surgissant absolument, non disparaissant
absolument : éternel par définition. Le passé de l’univers sera donc lui-même « éternel », en tant
qu’actualité persévérante éternellement. Mais que se sera-t-il « passé » au sein de ce « passé » éternel ?
Une inextensivité motrice aura déployé une infinité d’êtres et de choses visibles qui auront été portés
par lui. Mais ces êtres et ces choses sont portés aussi par un principe qui conserve (conservation des
forces, de l’énergie), par un principe qui projette tout en maintenant (inertie). Ils sont en nombre
infinis, mais ils doivent aussi être préservés en tant qu’individuations finies. Nécessairement, ces
individuations, selon un principe de conservation cohabitant avec un principe d’éternité, devraient
bien elles-mêmes se manifester à nouveau, à l’identique, dans l’éternité. Autrement dit, la sensibilité
qui s’affirme ici et maintenant, si elle est enveloppée et mue par une inextensivité qui enveloppe tout
36
ce qui est visible, et si elle s’est déjà manifestée à l’identique dans un corps spatialement identique,
au sein d’une actualité passée, alors elle doit, en tant qu’inextensive, être traversée elle-même par
cette sensibilité identique qu’elle fut elle-même peut-être déjà une infinité de fois. La réminiscence
qui se jouerait là, dans la contemplation d’une couleur violette portée, apportée, méditée, et toujours
déjà devenue, serait en fait une sensibilité identique s’étant répétée dans l’éternité au passé, qui
affecterait cette même sensibilité au présent, au sein d’une même actualité inextensive motrice et
consciente d’elle-même, sentie. L’enfance hantée par la couleur violette était l’enfance hantée par ce
« futur » déjà éprouvé, dans l’inextensif éternel, futur où serait contemplé une certaine jeune femme
portant un habit violet, qui deviendrai l’événement le plus marquant de sa vie.
Sur ce point donc, une certaine science moins cloisonnée et fermée d’esprit, et une certaine
« théologie » moins obscurantiste et anthropocentrique, pourraient éventuellement un jour cohabiter
harmonieusement : la science (psychologique, biologique ou physique), en tentant d’élucider, avec
ses outils formels complexes, via une mathématique intuitive ou qualitative, les synchronicités,
« banaliserait » ou « normaliserait » quelque peu leur présence dans le monde, produisant sur un
terrain logique, ce qui n’est encore que trop sur un terrain intuitif (et désobstruant de ce fait le chemin
qu’elle a elle-même obstrué, réalisant de ce fait la vocation « scientifique » abrahamique au sens
strict). La « théologie », sur la base d’une « normalisation » des synchronicités, se saisirait de ce
phénomène devenu plus « visible », pour interpréter éventuellement de façon plus précise et de façon
plus profonde (et surtout moins destructrice, moins anthropocentrique, moins patriarcale, moins
barbare), la présence d’une instance inextensive radicalement transcendante, ou radicalement
« ailleurs ». Mais elle n’aurait pas à occuper le terrain scientifique pour formuler de telles
interprétations, de toute façon relevant d’une dimension sensible ne concernant pas la science
« formelle », dénuée de contenu subjectif qualitatif (elle expliciterait simplement cet amour charnel
et intellectuel pour une autre personne, puis pour l’être lui-même, dans la réminiscence). Surtout, elle
devrait renoncer totalement à toute figuration anthropomorphique de quelque « Dieu » patriarcal qui
n’aura jamais existé que dans l’imagination malade des hommes de pouvoir voulant soumettre les
autres, comme Spinoza le disait déjà en son temps (Ethique, Traité théologico-politique). Elle devrait
renoncer à l’idée mal formulée que ce « Dieu » imaginaire aurait créé « l’Homme » à son « image »,
puisque l’inextensif qu’elle appelle Dieu, n’occupant absolument aucun espace, aucun lieu, ne saurait
avoir aucune « image ». Le vivant humain a du divin en lui, certes, au même titre que tout vivant
d’ailleurs, dans la mesure où sa sensibilité consciente comporte une part d’invisibilité, qui n’est rien
d’autre que ce « divin ». Le vivant humain, si sa conscience sensible est plus développée, accède
certes plus à cette dimension divine, mais son « langage », qui peut sublimer cette conscience, peut
aussi hélas l’obstruer complètement, faisant de lui un être encore plus hébété qu’un végétal ou qu’une
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bactérie. Mais, quoi qu’il en soit, la partie visible de l’humain est ce qui le distingue radicalement de
ce divin. Tout ce qui relève de l’image, du visible, chez le vivant, est tout ce qui le distingue
radicalement du divin, même si ce qui meut, invisiblement, ce visible mouvant, demeure bien ce
divin-Un. Si le mot « Dieu-e » voulait désigner cet inextensif, et s’il était possible de le décrire
négativement, alors :
1. il ou elle ou x n’aurait aucun genre (n’étant en rien « Père »), mais aurait tous les genres
et aucun à la fois (pansexualisation et asexualisation infinies de l’inextensif) ;
2. on ne pourrait en parler de façon « adéquate », puisque tous les mots ne désignent que ce
qui est visible, sensible ; désigner cet « être », ce serait le traduire dans ce que cet être
n’est pas, et donc le trahir a priori ;
3. on ne pourrait interpréter nul commandement de sa part, puisque tout commandement se
dit dans le langage, humain, trop humain, nécessairement inadéquat, et on ne pourrait,
pour s’ouvrir à cette instance, que laisser être l’être temporel fluide s’écouler, dans la
grâce, pour constater qu’une mémoire archaïque se dévoile en lui, qu’une projection
infinie s’affirme en lui, ce qui ne signifie rien d’autre que notre propre infinité répétée à
l’identique éternellement, de façon irréversible et indépassable, se manifeste en lui (amour,
laisser-être : états conscients qui sont les contraires absolus de toute « obéissance »).
Sur cette base, pour répondre finalement à la question qui nous occupe, je dirai que la vivant
sensible et conscient, et donc l’humain également, attentif aux synchronicités, est d’abord issu de son
éternelle répétition, et d’une forme d’auto-engendrement du monde qui comprend cette éternelle
redite. Et il est aussi, je pense, de ce fait même, issu d’une inextensivité invisible organisant et muant,
conservant et projetant, la totalité des êtres et des choses visibles : les synchronicités, qu’il perçoit
dans leur disposition intentionnelle, impliquent cela.
VI Ebauche d'une interprétation mathématique des synchronicités
Liamine Touhami :
Concernant les synchronicités, nous pourrions tenter une interprétation mathématique plus
précise.
Comme nous le disions précédemment, le temps vécu est toujours différent du temps physique
calculé sur des supports spatialisés, ce qui empêche donc d'éprouver par le calcul cette fluidité vécue
par la conscience du temps. La synchronicité d'événements prévisualisés dans une conscience, c'est-
à-dire la simultanéité d'un futur virtuel introduit dans un présent vécu, reviendrait à poser une équation
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différentielle du troisième ordre où le présent, seul élément réellement connu du calcul, fusionnerait
avec des éléments du futur sélectionnés par un opérateur. Le passé jouerait alors le rôle de mouvement
rétrograde amenant une consistance à l'opérateur de sélection. Plus clairement, la synchronicité d'un
événement, du point de vue strictement mathématique, consisterait à rétrécir le champ temporel d'une
telle manière qu'une situation non encore vécue puisse apparaître à une conscience dont l'effort de
rétrécissement a pu rendre possible la conception d'une telle situation. Les sentiments tels que le
flashback ou la réminiscence pourraient alors être des sortes d'efforts inconscients avortés, ne
permettant pas la visualisation complète du futur éprouvé. Je pense qu'il s'agit là d'un sujet
extrêmement complexe, je compte par conséquent travailler et m'informer davantage avant de plus
m'avancer sur le sujet.
VII Certains témoignages de la « réalité » de l'éternel retour au sein d'une expérience
personnelle située
Benoît BB :
Dans mon expérience personnelle, il y aurait trois manifestations de l'éternel retour
remarquables.
La première, la plus récente, est la plus marquante. Une impression olfactive. Je me suis mis
à porter un certain parfum (Dior), et en le sentant, je me suis "souvenu" que c'était le "mien", de toute
éternité. Certainement y a-t-il autour de ce parfum toute une mythologie personnelle qui justifierait
une impression vive. Mais il n'y a pas que cela : très clairement, je me suis « souvenu » avoir déjà été
un certain homme portant ce parfum.
Une première rencontre amoureuse est une autre forme de manifestation de l'éternel retour. Si
je m'apprête à vivre une relation forte avec une personne, très souvent une familiarité immédiate
s'installe entre nous, dès la première rencontre, comme si nous « savions » déjà que nous allions vivre
une relation "à venir" (de fait déjà vécue ?), digne d'être vécue.
Troisième forme de manifestation : le non-désespoir « ontologique », palpable chez tous les
hommes que je rencontre. Qu'est-ce à dire ? Les individus sont « préoccupés » au quotidien : ils
semblent avoir banalisé le fait de vivre, comme s'ils appartenaient à cette Terre de toute éternité. Je
les trouve fort « installés » ici-bas, et c’est un sentiment que je crois partager avec beaucoup. C'est
39
qu'ils ont peut-être une conscience pré-thématique de l'éternel retour. S'ils étaient convaincus que le
néant succède à leur vie, ils ne seraient pas autant dans la quiétude moyenne et quotidienne qui paraît
si visible sur leur visage calme. Heidegger, par exemple dans la première section d’Etre et temps,
faisait de la préoccupation moyenne du quotidien de chacun, de cette façon quotidienne de manipuler
sereinement les choses et les étants, de survivre et de vivre dans la quiétude, trop souvent quelque
chose de « médiocre », ou une forme de « déchéance ».Mais on peut voir cela aussi comme une forme
de banalisation réjouissante liée au fait de vivre une vie sans dimension tragique trop prégnante, sans
dramatisation constante, qui pourrait indiquer que nous « saurions », pré-thématiquement, que nous
sommes « installés » dans cette vie de façon très radicale, de façon totalement pleine, de façon
éternelle. Même le dépressif est dans cette banalisation, je peux le dire, car j’ai vécu la dépression la
plus intense. Même Cioran au fond « connaît » la loi de l'éternelle répétition, car il y a de la
bouffonnerie comique dans son geste « nihiliste » adolescent, cela n’échappera à personne (Cioran
ne reconnaît plus aucune valeur, car il aime trop la vie et ne supporte pas l’idée qu’il faille mourir ;
mais il est manifeste dans ses écrits que ce nihilisme n’est qu’une pose, et qu’une conscience pré-
thématique de sa propre éternité, peut-être, s’affirme ici, en tant qu’il n’est jamais qu’un mauvais
acteur ; ce qui est comique, si nous avons raison, c’est qu’une aurons là un sinistre individu qui se
lamentera pour l’éternité de devoir mourir, et qui mourra puis naîtra une infinité de fois pour mieux
réaffirmer sa constante plainte gémissante, plainte qui déplore le contraire de ce qui est réellement
vécu). Je regarde donc simplement le visage impassible de mes semblables, et je « sais »,
intuitivement, du moins je crois « savoir », qu'ils ont une conscience pré-thématique de l'éternel
retour. Très paradoxalement, mais très certainement, leur « extase » dionysiaque face à l’éternité, ne
s’affirme pas de façon dramatique, mais elle est au contraire on ne peut plus visible à travers leur
sérénité moyenne et quotidienne. Il faudrait simplement qu’ils s’en aperçoivent, mais alors certes,
peut-être, dès lors, ils se mettraient à s’enflammer et à crier bruyamment face à telle ou telle
« révélation ». S'ils se pensaient réellement « finis », non éternels, je pense qu'ils se rouleraient par
terre toute la journée, hurleraient constamment, et se scarifieraient continuellement pour apaiser les
douleurs de leur âme, car la vie inextensive est une chose trop extraordinaire et miraculeuse pour
qu’on puisse penser qu’on la vit en devant un jour renoncer à elle. Il y a encore des humains qui
produisent, créent, édifient, construisent, sereinement et patiemment, en donnant un sens à tout cela :
cela indique pour moi qu’il doit exister pour eux une conscience pré-thématique de leur éternité, car
je ne pense pas qu’on puisse agir de la sorte sans qu’une dimension inconsciente de l’être ne saisisse
intuitivement sa dimension éternelle.
Ces trois exemples que je viens de donner doivent pouvoir approfondir encore le concept
d’éternel retour. Je m’explique. Si l’on admet que des séquences physiques, que des agencements
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spatiaux déterminés, se répètent à l’identique dans l’éternité de l’univers, on admet la possibilité selon
laquelle des êtres exactement identiques à nous (avec le même prénom, le même matériel génétique,
les mêmes vécus déroulés dans l’espace, etc.) réapparaissent dans des contextes spatiaux exactement
identiques, avec des écarts de temps certes considérables, mais non infinis. Dans cette situation, deux
options sont envisageables :
1. soit l’être vivant qui meurt puis qui resurgit « à l’identique », après un écart de temps
astronomique, au sein des mêmes agencements spatiaux, est « identique » simplement
pour un observateur (supposé éternel) qui le considérerait « de l’extérieur » (qui pourrait
même observer ses « pensées » physiquement, spatialement déterminées, mais « de
l’extérieur », sur une « image » de son cerveau en mouvement, par exemple), mais il
possède une intériorité, une conscience sensible, une identité personnelle qualitative
(inextensive) différente, qui n’est plus la « même » (et alors la vie que « je » vis
actuellement ne serait pas éternelle au sens strict : qu’un autre être exactement identique
à moi, spatialement parlant, resurgisse dans une séquence identique à venir, ne signifierait
pas que « moi », avec mon intériorité inextensive singulière, je resurgisse à l’identique) ;
2. soit le fait de resurgir spatialement à l’identique, avec le même matériel génétique, dans
des contextes spatiaux exactement identiques, signifie que c’est l’intériorité elle-même, la
sensibilité consciente propre, l’identité personnelle qualitative, qui resurgit en tant que
« même » âme (et alors, « je » suis éternel au sens strict : lorsque mon corps resurgit à
l’identique au sein d’agencements spatiaux identiques, c’est encore bien « moi » qui
resurgis, avec mon « âme » singulière).
Les trois exemples que j’ai donnés tendent à suggérer que c’est bien la deuxième option que
nous pourrions choisir. Nous aurions une « réminiscence » confuse de nos vies identiques antérieures,
certaines impressions de « déjà-vu », qui pourraient nous faire dire que, au fil des répétitions spatiales
à l’identique de nos vies, une forme de continuité qualitative s’affirme (mais alors, certes, puisque
mémoire implique accumulation du passé dans le présent, progrès constant, cette « même » âme qui
resurgirait, cette « même » qualité inextensive qui se re-manifesterait, serait « identique » en tant que
prise dans une évolution permanente, peut-être infime mais néanmoins certaine, par-delà l’identité
stricte des agencements spatiaux du corps vivant). La loi psycho-physique de la synchronicité
(« pressentiment » ou « pré-action ») s’appuierait sur l’unité qualitative d’une conscience qui se re-
manifeste une infinité de fois dans l’éternité. Nous postulerions alors une forme de « métempsychose
à l’identique ».
A ce titre, précisons une chose qui a son importance. J’ai déjà dit qu’il y avait une seule
dimension inextensive dans l’être, et que l’inextensif est par principe indivisible, non-multiple. Or, il
semble ici que je divise l’inextensif, en disant qu’un corps présent sensible pourrait avoir une
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dimension inextensive « différente » de celle d’un autre corps, passé, spatialement identique, mais
temporellement antérieur (selon la première option). Par définition, ce doit bien être la même
inextensivité qui se manifeste et qui meut ces deux corps, en dernière instance, si bien qu’il faut
introduire plus de finesse dans ce problème.
Pour nuancer le problème, donc, il faut préciser une chose. Mon amie qui est là devant moi,
par exemple, en tant qu’elle comporte une dimension sensible, inextensive, partage avec moi une
appartenance à un inextensif-Un. Pour autant, cette appartenance ne veut pas dire, au sein même de
ma sensation, que j’accède pleinement à la façon dont elle sent elle-même les choses, car nous
sommes deux corps sentants séparés. Sur un fond inextensif commun, nous affirmons deux modalités
différentes de cet inextensif, et c’est ce qui fonde notre identité personnelle inextensive, notre
individuation propre, distincte de toute autre. Le problème de la « métempsychose à l’identique »
renvoie donc au problème de savoir si la modalité inextensive très singulière qui est propre à mon
individuation présente elle-même se répète à l’identique au sein de l’éternel retour d’agencements
spatiaux à l’identique. Il se pourrait qu’un « clone » de moi-même ait exactement les mêmes vécus et
pensées que moi, dans le même espace, sans pour autant que ce soit « moi-même » au sens strict qui
vive « cette vie ». Nous pourrions certes avoir pour fond commun un inextensif commun, mais pour
autant, les modalités individuées de cette inextensif commun pourraient différer d’un corps à l’autre.
« Prouver » cette métempsychose à l’identique paraît extrêmement difficile : les
réminiscences dont j’ai parlé trouvent d’autres types d’explications, moins extrinsèques, et moins
téméraires, si j’ose dire, dans les branches de la neurobiologie ou des sciences cognitives. Toutefois,
pour donner un sens nouveau à ces réminiscences, nous pouvons formuler un problème nouveau, qui
donne à penser. Voici ce problème : peut-on dire que la qualité d’une conscience, ce qu’il y a
d’invisible dans une conscience et qui lui est absolument propre, sa modalité inextensive singulière,
est assez dépendant des agencements spatiaux présents dans l’univers, et de la constitution
physiologique, génétique, matérielle, du vivant, pour que la répétition à l’identique de ces
agencements et de cette constitution implique le re-surgissement de cette même qualité ? Il me semble
qu’un monisme spécifique pourrait permettre une résolution au moins partielle de ce problème.
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VIII Tentative d'interprétation cosmologique, ontologique et biologique, de ces témoignages liés
à une « réalité » de l'éternel retour
Liamine Touhami :
Je vais commencer par la dernière expérience dont tu as parlé, qui nécessite à mon avis une
explication cosmologique de tout premier ordre. Nous pourrions débuter ainsi. Depuis Démocrite
jusqu'à nos jours, des preuves scientifiques de plus en plus éclairantes tendent à nous montrer que
l'univers est fait de toutes petites particules insécables, et qui constituent le coeur de toute matière, de
toute nature. Les raisonnements philosophiques concernant la nature animée, vivante ou percevante,
de ces particules, ne nous intéressent guère dans une explication scientifique, mais que savons-nous
empiriquement de celles-ci ? Les dernières théories sur ce sujet nous donnent à stipuler qu'au lieu
d'un big bang créateur de matière, il y aurait une contraction qui, manifestement, aurait succédé à
une expansion quasiment infinie. Le modèle serait alors une fluctuation de vibrations élémentaires de
la matière en expansion et en contraction, par l’effet des accélérations de la matière aux confins de
l'univers fini. Au-delà, inutile de spéculer métaphysiquement sur des données hypothétiques, mais il
est surtout utile de savoir, dans la mesure où nous sommes nous-même constitués de ces particules,
si une conscience pré-thématique de leur éternité est possible. Concernant la question de savoir si
cette éternité doit être constamment la même, nous disons seulement que, le nombre de fluctuations
étant potentiellement infini, et les différents agencements possibles de ces fluctuations, selon le
principe de conservation, étant fini, les situations ont toutes les chances statistiques de se répéter
indéfiniment à l’identique. Nous ne disons rien de plus, la causalité matérielle n'est pas violée et la
liberté humaine n'est donc pas concernée puisque cette considération est strictement cosmologique
(et non ontologique). Dans l'explication apparemment complexe que nous tentons, non sans oublier
de faire part du décalage qu'il existe entre des calculs complexes qui déterminent un retour fluctuant
de la matière d'une part, et la conscience a priori qu’un éternel retour existe pour un être fait de cette
matière d’autre part, nous disons que certaines expériences spécifiques, ajoutées à un raisonnement
sur la causalité cosmologique, nous amènent à penser comme possibles ces intuitions d'un éternel
retour, si du moins nous parvenons à résoudre à un moment donné ce problème de la relation entre
l’extensif et certaines modalités singulières de l’inextensif que tu poses. Voici donc, tirée de ton
dernier exemple d'expérience, l'explication cosmologique.
Le second exemple quand à lui est ontologique, en ce sens que l'intersubjectivité qu'il
présuppose (relation de deux êtres qui s'aimeront) doit nécessairement inclure un argument
ontologique. Mais il peut se tirer, sur la base de la vue darwinienne de la biologie, de l'explication
cosmologique précédente. Si l'on considère que l'être vivant est doué d'une capacité d'évolution par
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une expérience somatique dont la mémoire agirait sur la pensée, nous pouvons dire que l'expérience
des particules qui nous constituent agit en quelque sorte sur notre pensée subjective et, dès lors,
intersubjective, surtout lorsque des émotions sont en jeu, car les intuitions sont alors plus flagrantes
et remontent à la surface du psychisme. Or, nous avons justement donné comme expérience de ces
particules un éternel retour de fluctuations de matière et de vibrations élémentaires. C'est donc ce qui
devrait se trouver dans notre corps à l'état somatique, et dans notre âme par intuition de cet état. Ainsi
l'âme tire sur un support éternel ce qui, dans le corps fini, n'est qu'à l'état de pur souvenir somatique,
si du moins une certaine modalité propre d’un inextensif singulier trouve un tel support au sein d’un
corps s’étant re-manifesté à l’identique (chose encore indécidable). Voici l'interprétation ontologique
tirée de l'argument cosmologique.
Enfin, dans le premier exemple donné, l'olfaction tient une part prépondérante dans la
sensation de réminiscence. Soit nous reprenons l'angle pragmatique pour expliquer que le cerveau
des primates a toujours évolué dans sa primitivité avec un organe olfactif important, tenant lieu
d'intuition première des états somatiques, et ainsi expliquons de même la réminiscence par ce
sentiment de percevoir la mémoire de son corps par intellection d'une olfaction pure ; soit nous
utilisons un argument métaphysique qui donne à l'âme en elle-même le pouvoir de tirer par
transcendance la certitude d'une métempsychose éternelle. Les deux sont valables à mon sens mais
l'argument métaphysique, contrairement à l’argument pragmatique, ne saurait dériver d'arguments
déterministes « classiques », puisqu’aucune « causalité » (au sens courant, spatial) n'apparaît dans la
durée pure de l'âme, seuls des arguments qualitatifs la concerne. La question est encore une fois très
complexe et nécessite donc un travail continu et vigoureux, et relève plus d’un problème encore
difficile à trancher, comme tu l’as dit, que d’une vérité qui serait directement accessible.
IX La philosophie de l'éternel retour : un monisme ou un dualisme ?
Benoît BB :
Concernant cette question d'une « métempsychose à l'identique », il s'agirait de préciser le
cadre « ontologique » que nous choisissons. Monisme ou dualisme ?
Le monisme d'abord concerne uniquement le plan de la substance, de la Nature (Dieu
immanent de Spinoza). Et nous posons ce monisme de la Nature. Mais, posant un Dieu transcendant,
je réhabilite en sous-main deux sphères ontologiques. Ce qui est étrange, certes, c'est de nier le
dualisme âme/corps au niveau de la Nature, et d'affirmer malgré tout l'existence d'un Dieu spirituel
transcendant. Cela a été assez peu fait. Mais à dire vrai, ce Dieu transcendant devrait vouloir l'unité
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de notre essence pour que nous puissions accéder à la certitude de notre éternité répétée : si c’est le
« même » corps qui revient, alors c’est la « même » âme qui revient.
Revenons précisément sur cette question : pourquoi le monisme de la Nature sera-t-il donc
adapté pour penser notre éternelle répétition ? Pour le comprendre, il faut savoir ce que nous
entendons par monisme. Le monisme dont je parle suppose une chose essentielle : il suppose qu’une
certaine constitution spatiale du corps, tel qu’il est compris au sein d’agencements spatiaux
déterminés, suppose invariablement une même qualité inextensive de l’âme. Et alors, dans le cas où
cette constitution et ces agencements spatiaux réapparaissent à l’identique dans un temps différent,
on retrouvera la « même » qualité inextensive de l’âme, dans ce temps différent. Ce monisme certes,
en un sens paradoxal, pourra aussi être compris comme un dualisme spécial : car on supposera que la
qualité inextensive de l’âme n’est pas assignée à une durée limitée et déterminée. Elle pourra re-surgir
dans des temps différents, si le corps vivant étendu et si les agencements spatiaux qui entourent ce
corps reviennent à l’identique. Sur ce point, je tiens à préciser une chose importante. Il ne s’agit pas
là de réhabiliter la philosophie imparfaite des épiphénoménologistes que Bergson a critiqués. Il ne
s’agit pas de réduire l’inextensif à de l’extensif, de réduire l’âme à des agencements spatiaux. A vrai
dire, on peut continuer à affirmer l’impossibilité de réduire l’inextensif à de l’extensif, tout en
maintenant une dépendance assez stricte entre ces deux sphères, pour que l’apparition de l’une
implique nécessairement l’apparition de l’autre. Ceci poserait donc les fondements philosophiques
d’une « métempsychose à l’identique ».
X Le créationnisme et l'éternel retour
Benoît BB :
J'aimerais maintenant préciser certains points en ce qui concerne le « créationnisme ».
Je n'exclus pas complètement le créationnisme, mais je change radicalement son sens. Sur un
plan spatial, sur le plan d’un déterminisme « classique », je considère que l’univers est soumis à la
régression causale à l’infini : rien ne naît de rien. Ceci est une façon d’indiquer, sur un mode déductif,
que le temps physique est « logiquement » infini. Dans ce contexte, Kant évoquera le principe d’une
« physiocratie transcendantale » (Critique de la raison pure, « Troisième antinomie » de la
« Dialectique transcendantale »). Or, dans un premier temps, je pense qu’il faudrait tenter de faire
cohabiter l’idée d’un Dieu quelque peu « créateur » et l’idée d’un univers physique dont les causes et
les effets s’enchaînent à l’infini, soit l’idée d’un univers « logiquement éternel » (physiocratie
transcendantale). Redisons-le, la signification « intentionnelle » des synchronicités me pousse à
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admettre l’existence d’une transcendance divine intentionnelle, elle aussi éternelle, qui « intervient »
quelque peu dans la Nature. Mais comment une éternité divine peut-elle « agir » sur un monde lui-
même logiquement éternel ? Je dirai que Dieu « co-crée » l’univers.
Par un phénomène mystérieux et spirituel, Dieu « disposerait » intentionnellement, sur un
certain aspect déterminé, les conditions « initiales » des séquences de l’univers telles qu'elles se re-
manifestent à l’identique une infinité de fois. Dans le cadre d'un déterminisme intégral, cela
signifierait que Dieu dispose tout ce qui est, sur un certain aspect déterminé tout du moins. Mais
l'univers, comme éternité, a aussi le pouvoir de s'engendrer par lui-même, selon ses lois propres. Dieu
ne crée pas ex nihilo l’univers. Il « co-crée » l’univers.
L'univers possède une éternité moins éminente que celle de Dieu : l'éternité de l'univers est
seulement immanente, là où l'éternité de Dieu est à la fois immanente et transcendante. Cette
différence dans l'éminence de l'éternité est décisive : il y a là un vaste programme de travail. C’est
dans la mesure où l’éternité transcendante de Dieu est plus éminente que l’éternité immanente de la
Nature que Dieu peut « agir » intentionnellement dans la Nature. Nietzsche a pensé, très certainement,
que l’éternité de la Nature était la preuve ultime de l’inexistence de Dieu : si tout se répète dans
l’éternité, s’il n’y a plus de « commencement » des temps, alors nous n’aurions plus besoin de l’idée
de Dieu. Mais Nietzsche suppose ici que Dieu ne peut être qu’un Dieu qui précède le monde, pour
l’engendrer à partir de rien. Sur ce point, je pense qu’il a tort. Je pense qu’on peut admettre l’éternité
de la Nature, et pourtant continuer à admettre l’existence d’un Dieu qui imprime, au moins quelque
peu, sa marque dans le monde. Nietzsche a trop « réduit » l’idée de Dieu, et alors il a été facile pour
lui de réfuter son existence, sur la base de cette réduction. Contre Nietzsche, je dirai qu’on peut penser
une série de causes et d’effets qui s’enchaînent à l’infini dans l’infinité temporelle, sur un strict plan
physique (physiocratie transcendantale, auto-engendrement matériel du monde), et pourtant
considérer qu’un Dieu « collabore », sur un plan spirituel (donc partiel, certes), à l’engendrement du
monde, qu’il co-crée le monde. La transcendance divine implique cela il me semble : même si rien
n’est extérieur temporellement à la Nature, dans la mesure où elle est éternelle, toutefois, Dieu est
« installé » au sein d’une éternité hiérarchiquement supérieure, ce qui lui permet d’avoir un
« impact », relatif mais certain, sur l’éternité naturelle. On pourra penser par exemple que pour Dieu,
tous les moments du temps s’écoulent, dans une seule intuition libre et absolue, au sein d’une durée
où s’entre-pénètrent passé, présent et avenir, là où la temporalité naturelle, d’un point de vue spatial,
malgré son éternité, est une temporalité divisible, dont les instants sont segmentés. Sur cette base,
Dieu peut « déterminer » quelque peu l’éternité naturelle.
Si l’on pose cette question avec précision, les absurdités créationnistes "classiques", liées à
l'idée d'un commencement du monde ou d'un engendrement du cosmos ex nihilo, pourront être
discréditées, et une forme de croyance en Dieu pourra cohabiter avec une certaine investigation
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scientifique (ce qui n’est pas un mince enjeu).
XI Création et déterminisme
Liamine Touhami :
La physiocratie transcendantale ne tient pas compte de la durée réelle de l'univers, elle ne
conçoit qu'une causalité strictement déterminée par les lois naturelles, et pour ainsi dire une éternité
de fait puisque la série des causes est infiniment déclinable, ainsi qu’une infinité de droit puisque les
parties de l'espace sont divisibles ou multiples à l'infini. Elle conduit donc à considérer que l'univers
dure depuis l'éternité et durera éternellement. Or, le propre de durer est justement d'occuper un instant,
et nous ne devons nullement limiter cette durée par une infinité d'autres moments pour la définir, mais
en sentir l'écoulement en se plaçant en elle. L'infinité d'autres moments ne servira, pour la science,
qu'à expliquer extérieurement le déroulement d'une causalité. Il faut donc se placer, au-delà de la
physiocratie, dans une métaphysique de la durée pour se voir ouvrir l'accès à un achèvement de la
synthèse, autrement dit pour expliquer qualitativement la création. C'est la thèse qui non pas
seulement s'oppose en profondeur à l'appréhension quantitative de la physiocratie, mais qui à mon
sens (et sûrement selon les idéalistes transcendantaux eux-mêmes) s'élève au-dessus du principe de
toute expérience, et qui par conséquent, arrêtant net toute tentative régressive de la causalité à l'infini
jusqu'à l'inconditionné, pose la liberté comme fondatrice de la réalité, la causalité n'en étant que la
traduction pour l'entendement. Ainsi, la liberté s'exprime dans l'être, mais aussi dans l'origine de la
matière, et pour être conciliée avec l'idée d'infini, elle doit seulement garder son champ propre (la
durée pure) et laisser à la causalité matérielle la possibilité de s'en extraire pour expliquer spatialement
les phénomènes. C'est donc résoudre parfaitement cet apparent conflit que de combiner la
physiocratie transcendantale et la conception d'un Dieu transcendant qui co-crée l'univers. Je dirais
pour ma part que la création de l'univers a deux aspects, l'un qui exprime la durée et l'apport actif de
la création (liberté), l'autre qui exprime l'espace donc un apport passif qui correspond à l'étendue. Ce
n'est qu'en fusionnant ces deux aspects qu'on obtient une véritable résolution de cette antinomie
cosmologique.
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XII Le temps est-il double ou simple ?
Benoît BB :
Nous pourrions maintenant poser une question importante : le temps, dans notre contexte, est-
il double ou simple ?
Je pense que nous avons d’abord tendance à penser que le temps est double logiquement, mais
aussi ontologiquement. L'opposition entre une éternité divine qui aurait la primauté, et dont tous les
instants s’entre-pénètreraient, et une éternité physique lui étant associée, qui supposerait un temps qui
se segmente en instants distincts, est une opposition qu'il faut bien faire pour penser logiquement les
êtres, ce qui est le premier point. Mais cette dualité concerne également un être-en-soi des choses
intuitivement donné : Dieu possèderait en soi l'éminence (la compénétration des instants, qui échappe
à tout instant divisé, possède ontologiquement l'éminence) ; ce qui est le second point.
La compénétration des instants, propre à l’éternité divine, pourrait bien être aussi celle de la
durée pure de la conscience intime humaine (ce qui irait dans le sens d’une notion de mémoire
intégrale, entendue de façon bergsonienne) ; la conscience intime humaine participerait de la
transcendance divine en ce sens, elle lui serait associée, dans la mesure où elle est, elle aussi,
l’expression d’une liberté créatrice. Le temps divisé quant à lui, la temporalité physique, qui ne
conserve pas le passé et le futur, pourrait bien renvoyer à la spatialisation dont tu parles.
Mais focalisons-nous davantage sur le temps strictement physique. On devrait pouvoir
l’interpréter lui aussi en termes de durée pure, en tordant quelque peu sa signification. La dualité entre
l’éternité physique et l’éternité divine (ou psychique) serait ainsi fortement relativisée. L’éternité
divine n’aurait plus que sa transcendance pour se distinguer de l’éternité physique.
On pourrait identifier la temporalité du tout physique comme unité à celle des données intimes
de la conscience : autrement dit, le continuum bergsonien pourrait bien s’appliquer à l'universel
physique comme au singulier psychique (la théorie de la « Psyché quantique », d'ailleurs, qui ne
distingue plus strictement le « temps physique » et le « temps de la conscience », pourrait aller dans
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ce sens). Ceci constituerait en soi un argument philosophique pour poser l'éternité de la durée
physique, argument qui ne saurait d’ailleurs être complètement fourni dans le cadre spatialisant de la
physiocratie transcendantale. Résumons le point en question : puisque la temporalité des données
intimes de la conscience est ouverte et continue, et dans la mesure où la temporalité du physique
comme tout est analogue à cette temporalité psychique, alors, très certainement, le temps physique
est ouvert et continu : donc, par extension, éternel. Cela suppose bien sûr que l'on pense la physique,
c'est-à-dire certaines données spatiales, certaines juxtapositions dans l'étendue, sous l'angle de la
durée pure. Autrement dit, cela suppose que l'on établisse une mathématique qualitative de la
physique.
Dans ce passage d’un temps physique spatialisé à un temps physique qualitatif, que s’est-il
passé ?
D’un point de vue théologique, le temps physique lui-même est a priori divisible, segmenté,
de telle sorte que Dieu peut agir sur lui, mais il finit par se transformer ontologiquement en durée
pure, sous l’effet de la co-création divine, qui est un principe d’intégration de l’éternité divine dans
l’éternité naturelle.
D’un point de vue psychologique, cette durée pure, qui n’est pas seulement celle de la liberté
créatrice divine transcendante, mais aussi celle de la liberté créatrice immanente de la conscience
intime humaine, devient précisément le cadre de la temporalité physique, dans la mesure où le point
de vue de la conscience intime finit par être le point de vue qui prévaut (en elle s’écoulerait le temps
« réel »).
D’un point de vue épistémologique, on finira par penser le passage de la physiocratie
transcendantale (point de vue spatial) à l’idée d’une pure fluidité, d’une pure continuité qualitative
du temps physique. La physiocratie transcendantale est le point de vue qui s’impose au départ, et qui
paraît conforme à la détermination spatiale du temps physique. En outre, elle permet de penser
rigoureusement le déterminisme intégral qui régit le cours physique des choses, dans la mesure où
elle repose sur une radicalisation du concept de causalité. Par ailleurs, elle postule une régression à
l’infini des causes et des effets, par souci de ne pas violer la loi naturelle, si bien qu’elle indique
explicitement le principe d’éternité physique comme principe « logique » et cohérent. Pour une
philosophie qui tente d’insérer le monde naturel dans un principe d’éternité et dans un cadre
déterministe, la physiocratie transcendantale paraîtra donc d’abord parfaitement appropriée. Mais
l’intégration qualitative de la durée pure, psychologique ou divine, dans le temps physique, possède
des avantages épistémologiques plus importants : d’abord, l’éternité, au sein d’une durée qualitative,
fluide et continue, indivisible, devient palpable actuellement, elle s’affirme dans l’actualité d’un
moment dont l’épaisseur indique l’ouverture, l’impossibilité du segment, l’impossibilité du
surgissement absolu, là où la physiocratie transcendantale ne fait que « déduire », de l’extérieur, le
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principe d’une infinité d’instants qui seraient tous donnés « en même temps » pour un intellect qui
symboliserait le temps (autrement dit, l’éternité est vécue dans le cadre de la durée pure, là où elle
n’est que spéculée dans le cadre de la physiocratie transcendantale) ; de plus, au déterminisme
« mécanique » de la physiocratie transcendantale, qui ne tient pas compte du développement de la
continuelle nouveauté à travers l’écoulement du temps, le principe d’une durée physique qualitative
substitue l’idée d’une intime imbrication de tous les éléments d’un système en devenir les uns dans
les autres, au sein d’un progrès continu (elle permet de concilier l’idée de « déterminisme » intégral,
mais cette fois-ci en un sens non classique, en un sens « qualitatif », et l’idée de continuelle
nouveauté)6.
Théologiquement, psychologiquement, et épistémologiquement, le passage d’une temporalité
physique spatialisée à un temps physique qualitatif, qui n’exclut pas la première mais la subsume bien
plutôt sous un principe qualitatif pur (pour venir l’enrichir), prend donc tout son sens. Le temps est a
priori double, mais il tendra à devenir simple (même l’éternité transcendante divine finit par fusionner
avec l’éternité immanente physique).
Tout cela suppose en fait la mise en place d'une physique qualitative, ou bergsonienne.
XIII Les principes d'une physique qualitative, ou bergsonienne
Liamine Touhami :
Je travaille depuis quelques années sur les principes d'une épistémologie bergsonienne de la
physique, dont je vais exposer les concepts et principes.
Le premier concept est déterminé par le contenu empirique et logique d'une insertion
qualitative dans l'espace, c'est-à-dire qu'on associe la moindre quantité d'espace et de durée nécessaire
aux interactions de la matière, on en constate la particularité, et on détermine le contenu de cette unité
d'espace qualitatif par des phases de mouvements initiaux qu'on nomme pré-actions.
Si l'on conçoit donc un tel "espace qualitatif ", nous sommes conduits à envisager sa
composition en phases (ces phases correspondent à des mouvements primitifs exécutés par la matière
6Tout l’enjeu, dans une philosophie de l’éternel retour, sera de concilier l’idée de « mêmeté » spatiale, fournie par la
physiocratie transcendantale, avec la possibilité d’une « mêmeté » qualitative, dans la durée irréversible éternelle.
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pour former l'objet de la matière, sa forme et son contenu empirique). Car le mouvement est bien
l'insertion de la durée dans l'espace, mais à la seule condition qu'il soit interprété dans sa simplicité
et son irréversibilité, ce qui signifie que, contrairement à la physique quantitative, qui traite le
mouvement comme pouvant se jouer à "rebours" (violation du principe d'irréversibilité), la physique
qualitative prendra en compte la durée comme unique en chacun de ses instants (instants inégaux et
produisant des conditions différentes, recelant une nouveauté), dans le sens où chaque instant suivant
sera pénétré du précédent.
L'espace de phases est par conséquent l'espace où interviennent les moindres quantités de
mouvement de matière, et les moindres unités temporelles, unités indivisibles et entre-pénétrées dans
l'essence même du mouvement. Cette "matrice" de l'espace qualitatif constituée de ces unités
temporelles pourrait s'appeler "fluxion de l'espace ", et décrirait bien la façon dont la durée s'insèrerait
dans l'espace. Cette notion est centrale dans la mesure où toute chirurgie temporelle (explication du
mouvement par ses causes initiales internes) n'est possible qu'à partir d'un tel espace. Or l'on sait que
les structures du cerveau propres à opérer une telle sélection dans le divers de l'expérience sont elles-
mêmes liées à une causalité spatio-temporelle dont les derniers ressorts sont des mouvements
indivisibles.
On partira du principe que, pour l'espace, tout est donné lorsqu'il est homogène (lorsqu’il est
dénué de la teinte temporelle de la perception), puisque ses parties sont infiniment divisibles et ses
multiples infiniment déclinables ; tandis que pour le temps physique s'écoulant dans le monde, rien
ne peut être donné d'avance, la particularité temporelle étant, par essence, la
simplicité, l'indivisibilité, et la fluidité. La durée se donne en un bloc et ne peut rebrousser chemin
ni encore rester fixement établie comme l'espace. L'espace des phases temporelles initiales est donc
composé des plus petits mouvements de la matière, matière perçue et percevante. Cet espace, dans la
physique moderne, est un espace à multiples degrés de liberté, non euclidien et complexe, dans le
sens où, quelle que soit la succession temporelle qui puisse être constatée dans les événements, cet
espace doit nécessairement être appréhendé par des calculs tensoriels et différentiels. L'équation
tensorielle est un calcul faisant état de tenseurs métriques (unités de valeur d'un espace non euclidien,
soumis à des forces telles que la gravité ou la gravitation). Quant à l'équation différentielle, c'est un
calcul qui décrit le mouvement d'un mobile dans le temps physique (homogène par unités de temps
infiniment déclinables dans l'irréversibilité future).
Ceci étant posé, il convient de respecter le point de vue temporel bergsonien qui confère au
temps vécu par la conscience la primauté sur l'observation spatialisée, puisque c'est justement la durée
vécue qui emporte le caractère réel des événements comme insérés dans la série causale. C'est donc
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bien en temporalisant l'espace (et non l'inverse, qui est le propre de la perception) que nous pouvons
seulement remonter à une réalité physique qualitative. Comment procéder ? Insérer de la durée dans
l'espace, du qualitatif dans la quantité, c'est proprement aller en sens inverse de l'entendement humain,
qui lui introduit l'espace homogène dans une durée sentie en première personne. Or remonter cette
direction en sens inverse doit correspondre à une certaine intuition de l'espace différente de celle
communément admise d'un tout homogène divisible en parties.
Dans la mesure d'un événement, la physique opère dans l'espace-temps comme s'il s'agissait
d'un plan déroulé où les équations résolvent la courbe d'un mouvement, les positions d'un mobile, et
considèrent le temps physique comme une ligne dont les "moments " sont des points de l'espace. Or,
si nous souhaitons avoir une vue qualitative de cette mesure, nous devons opérer une prévision de
tous les instants de la durée, car si nous voulons atteindre la réalité de l'événement dans toute sa
teneur, l'explication ne peut pas être que purement quantitative et spatialisée. Ceci inclut une
interprétation différente de l'espace. Cet espace serait mesuré par une mathématique prenant en
compte la fluidité temporelle mettant en jeu des unités hétérogènes et indivisibles, uniques pour
chacune d'entre elles, et délivrant la teneur d'une durée irréversible.
Il apparaît par conséquent, si l'on considère un instant de durée comme n'ayant aucune
dimension finie dans l'espace mais comme une certaine tension dans le champ de l'espace, comme
une tendance à emplir d'une certaine réalité le scénario joué par la matière (les mouvements, la
causalité des phénomènes physiques), et si cette tension est traduite dans le langage mathématique
« ordinaire » par une ligne dont les points sont des positions dans l'espace, que la nouvelle
mathématique d'une physique qualitative devrait traiter une immensité de données en un minimum
d'équations initiales, ce qui ressemblerait à un formalisme d'un super espace possédant des milliards
de couches. Ainsi, dans une telle configuration, la prévisualisation d'événements dans le temps
deviendrait réalité, puisque le calcul d'une infinité de mouvements initiaux équivaudrait à tracer la
durée dans l'espace des phases, et ainsi, en une durée infime de temps physique écoulée, à contracter
le plan d'un devenir infini de la matière.
Ceci est, bien entendu, plus un programme qu'une doctrine en soi. Il promet plus une méthode
nous rendant capables d'envisager sous un angle différent la physique mathématique, notamment la
durée des événements et leur dimension dans un nouvel espace, que la résolution d’une quelconque
assertion cosmologique sur la composition et la structure de l'univers.
En tout cas, cette physique « nouvelle » permettrait de penser le continuum temporel (au
niveau d'une chirurgie temporelle), qui signifie l'ouverture de la durée, c'est-à-dire, par extrapolation,
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l'éternité du temps physique. En outre, le concept de « prévisualisation » que je propose (qui évoque
la notion de « synchronicité », soit dit en passant), permettrait de penser un « déterminisme » global
spécifique, non « classique » mais qualitatif (et ce, potentiellement, même au niveau quantique, ce
qui permettrait peut-être, à terme, de définir cette fameuse « univocité » de la fonction d’onde
initiale)… déterminisme dont nous avons besoin pour penser l'éternel retour, comme tu l'as déjà dit.
Il serait l’articulation du déterminisme « classique » (spatialisant) et d’un déterminisme « qualitatif »
(épaisseur de la durée pure). Il serait donc, en dernière instance, un outil méthodologique
possiblement pertinent pour poser, également, la question d’une « métempsychose à l’identique »
dans le cadre de l’éternel retour du même.
XIV L'éternel retour serait-il une « bonne nouvelle » pour les physiciens ?
Benoît BB :
Je pense que l'éternel retour serait une excellente nouvelle pour les physiciens. On peut poser
l'éternel retour tout en demeurant un pur athée matérialiste, sans que cela ne change quoi que ce soit
du point de vue de la vérité théorique. Poser Dieu est selon moi une adjonction nécessaire
esthétiquement (mais aussi moralement), mais qui n'ajoute rien théoriquement.
Pourquoi donc y a-t-il là une bonne nouvelle pour les scientifiques ? Car ils disposeraient d'un
« pouvoir » décuplé, d’un point de vue spirituel. Etant secondés par un monisme philosophique de la
substance (unité de l'âme et du corps), c'est-à-dire par un monisme apte à penser une forme de
métempsychose nécessaire associée à la répétition de l'identique, mais aussi par une pensée
philosophique de l’éternité, ils seraient à même de développer un savoir non seulement physique,
mais aussi métaphysique : ils pourraient envisager potentiellement, à terme, une eschatologie quelque
peu « rationnelle ». S'il y a une volonté de puissance du physicien, alors je pense qu'avec l'éternel
retour, cette volonté de puissance est maximisée : le physicien détient entre ses mains une puissance
importante, spirituellement parlant (du moins s’il s’associe au philosophe). En outre, on ne pourra
pas lui reprocher d'abuser de ce pouvoir, car il ne fera que supposer ce qui est probable, matériellement
parlant (certes, pour l'instant, spéculativement). Il ne sera pas comparable à quelque prophète
promettant quelque arrière-monde largement hypothétique, mais se soumettra à des données
potentiellement disponibles. Les scientifiques sont en lutte avec les religieux, car les religieux
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n'aiment pas les lois naturelles (ils ont toujours besoin des miracles). L'éternel retour est une
réconciliation possible du physicien et du religieux (du moins sur un certain secteur).
Ceci étant dit, du moins, dans une perspective extrêmement hypothétique (dans la perspective
où ce concept serait développé, à travers toutes ses ramifications, non seulement philosophiquement,
mais aussi mathématiquement voire expérimentalement – projection sûrement beaucoup trop
téméraire aujourd’hui).
Liamine Touhami :
L'éternel retour est à vrai dire une réponse à la question métaphysique du temps. Pourquoi
apparaît-il au sens commun que la vie et la mort corporelles sont des discontinuités dans un temps
qui serait toujours le même, s'écoulant dans chaque atome de matière, et par là, quel est ce mystère
qui fait qu’on ne peut saisir la véritable nature du temps mais seulement en décrire les effets ? Il est
évident que le premier problème métaphysique soulevé par le temps est la limite même de l'univers,
c'est-à-dire la question de savoir si la quantité d'espace et la quantité de temps de l'univers sont
connaissables. Ceci posé, qu'y a-t-il avant et en dehors d'un univers qui, dans le présent est empli
d'une quantité de matière gigantesque, et qui continue sa course vers un temps au sujet duquel nous
n'avons qu'une idée très abstraite ? Toutes ces questions que la conscience humaine se pose ont donné
naissance à des nouvelles connaissances acquises par la physique et la cosmologie au cours des
derniers siècles. Le temps de l'univers, même à des confins cosmologique très lointains, est relié à
nous actuellement par le fait même de notre existence en lui. Le temps, contracté en des milliards de
mouvements dans notre conscience, doit forcément contenir une infinité d'autres mouvements dans
l'univers qui la contient. Mais l'univers est sans cesse en mouvement et le temps que nous considérons
plus vaste et en quelque sorte éternel ne nous est jamais entièrement donné. Il est une vitesse
d'expansion dans l'espace, mais il ne nous donne pas la possibilité de savoir si sa totalité est finie ou
infinie.
Certains modèles de théories cosmologiques prévoient un effondrement de l'univers lorsque
la densité critique sera atteinte, on parle alors de big crunch, mais cette forme d'univers fermé a
l'inconvénient de ne pas tenir compte des observations qui tendent à confirmer que l'univers a une
quantité de matière insuffisante pour s'effondrer à long terme sous le poids de sa gravité. Il semblerait
plutôt que l'univers soit ouvert, ce qui signifie que l'expansion continue indéfiniment.
En vertu du principe cosmologique, a priori l'univers est homogène et, entre les amas ou les
superamas de galaxies, il ne peut y avoir de vide. Or ce principe est contredit par les observations.
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On peut dire aujourd'hui que, s’il existe des amas et superamas de galaxies le plus souvent concentrés
dans des espaces filamenteux réduits, cela signifie qu'ils doivent laisser des espaces vides autour d'eux.
L'existence de ces vastes volumes quasiment vides s’accorde avec les prédictions du modèle
cosmologique LCDM (théorie de l'énergie sombre et de la matière noire). D'après les principes de la
mécanique quantique, même le vide parfait (espace dépouillé de toute particule et refroidi au zéro
absolu) peut fluctuer, et c'est peut-être ce qui existait avant l'univers et qui lui a donné naissance. La
fluctuation quantique est un changement temporaire du niveau d’énergie. Selon cette relation, de
l'énergie peut être créée durant un temps très bref (sans violation du principe de conservation). Or le
vide lui-même, étant un champ dont la valeur doit fluctuer, est une possible création/annihilation dans
l'espace de particules à durée temporaires. De là à dire que l'univers est une fonction d'onde de ce
genre et que toute la matière connue (baryonique) et inconnue (énergie sombre et matière
noire) repose sur du vide, il n'y a qu'un pas. De là aussi l'évocation de mondes multiples issus de
l'interprétation des lois de probabilité, de là finalement toute expression de notre impuissance à
traduire l'aberration que constitue pour nous toute cette immensité soumise à un principe selon lequel
cet univers fut à un moment donné contenu dans un espace aussi petit qu'un atome.
Or, si nous voyons actuellement un univers complètement dilaté à un point tel que la matière
s'échappe à de grandes vitesses à ses confins, c'est qu'il a dû être à ses débuts complètement contracté.
Il apparaît qu'une température d'un milliard de degrés, seulement une seconde après l'explosion
d'énergie qui lui donna naissance, fut nécessaire à l'univers pour contracter toute la matière en un si
petit espace. La naissance du temps et de l'espace, pour ainsi dire, était certainement sujette à cette
condition de température inimaginable. Il reste cependant à déchiffrer la cause initiale d'une telle
énergie déployée alors que le temps justement n'existait pas encore... Point besoin de dire que bien
des mystères sont encore à résoudre dans ces théories cosmologiques.
L'éternel retour serait donc scientifiquement parlant la fluctuation d'un univers qui se contracte
et s'étend indéfiniment. Il est évident qu'une telle hypothèse est métaphysique et qu'elle ne saurait,
dans l'état actuel de nos connaissances, être vérifiée autrement que par la spéculation. Cependant,
plusieurs indices concordants donnent à penser que l'univers serait bel et bien une protubérance du
vide qui, au fil de l’expansion, devrait nécessairement recommencer un cycle de fluctuations. Si cela
s'avère exact, l'apparition de la vie et la possibilité pour la conscience d'envisager la forme de l'univers
ne serait pas tout à fait aléatoire, puisque, selon les lois de probabilité, un seul chemin finira par être
emprunté par la matière.
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XV L'univers : une implosion-explosion
Benoît BB :
Tes remarques m'inspirent certaines réflexions métaphysiques qui, si elles n'ont qu'une
signification « métaphorique » pour l'instant, pourraient avoir leur utilité, à terme.
L'univers, selon une perspective dialectique, serait une explosion qui fait retour dans soi.
Métaphoriquement, la force gravitationnelle atteste de ce double mouvement de fuite et de repli
simultanés. La matière donc tend à se contracter sur elle-même dans le même temps où elle s’étend.
La conscience du vivant, toujours métaphoriquement, me paraît être un moment nécessaire dans ce
mouvement de contraction-expansion. Comme l'indique Bergson, la durée de la conscience est la
concentration d'une infinité d'instants qu'elle réfléchit : une telle concentration renvoie précisément à
un mouvement de contraction infinie de la matière consciente sur elle-même (rétrécissement) donnant
lieu à une dilatation (épaisseur de la durée continue). Le premier éveil de la première conscience
vivante est comparable à un nouveau « big bang » : la matière consciente explose en implosant en
elle-même pour faire surgir une énergie qui tend à se dilater. En un sens, la manifestation d'une
conscience vivante dans l'univers nous dévoile bel et bien la loi du devenir de l'univers, outre le fait
qu'elle s'y soumet éminemment. De même que la gravitation est la monstration d'une force qui se
replie sur elle-même au moment où elle est tout à la fois une fuite, de même l'éveil d'une conscience
au sein de la physicalité inerte est la monstration d'une puissance de concentration de la matière au
moment même où elle est déploiement. Gravitation et conscience vivante confirment ce fait
élémentaire : l'univers est explosion-implosion, simultanément. Un mouvement que nulle logique ne
saurait appréhender apparemment, mais qui confirme en tout cas, au moins métaphoriquement,
l'hypothèse d'un éternel retour, soit le retour nécessaire, à un moment donné, aux conditions "initiales"
de notre séquence d’univers.
Liamine Touhami :
L'explosion et l'implosion de la matière, plus scientifiquement, correspondent tout à fait au
concept de la fluctuation quantique, et si ce concept est valide, l'univers cosmologique et l'univers
quantique seraient le miroir d'une fluctuation du vide cosmique, une onde de probabilité qui soutient
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tout le fondement de ce que nous pouvons connaître. Ces "réactions au vide ", que traduisent la
relation d'incertitude sur les plus petits éléments de la matière, doit être la règle que se donne l'univers
pour fonctionner spatialement, mais la nature de l'origine des transformations jusqu'à la vie est aussi
le témoin indirect de cette règle, et, si la détermination des corps physiques de la mécanique ne repose
que sur des ondes de probabilité de particules, la réalité macroscopique quant à elle n'en n'est pas
moins consistante.
La matière générée par du vide a l'avantage de l'explication. Voici pourquoi. Plaçant
l'apparition de la matière dans un antagonisme avec le vide, en faisant l'alternative avec quelque chose
de physique qui le différencie, le physicien ne fait que poser un inconditionné de la matière : en effet,
l'irréductibilité dans la série des causes de la matière est la non-matière, c'est-à-dire ce qui l'a précédé,
or c'est justement ce sur quoi porte la question cosmologique. La question de la matière est par
conséquent celle qui donne la réponse au problème du temps et de l'espace, son éternité ou sa création
doivent fournir des éléments sur la forme et la nature de notre Univers. La fluctuation, ou l'éternel
retour de certaines conditions initiales, la conception d'un univers en expansion qui semble indiquer
qu'une grande énergie en est à l'origine, et enfin la prévision d'une densité non critique (expansion
infinie) sont autant d'éléments qui laissent à penser que notre univers matériel, sur la globalité
temporelle de toute la série causale cosmologique, est une fluctuation ininterrompue entre des états
qui, d'après la loi de probabilité, devront nécessairement opérer des cycles semblables (pour ma part,
je ne pense pas qu’il soit indispensable d’être dans le cadre de la théorie d’un « univers en rebond »
pour valider la pertinence de l’hypothèse cosmologique de l’éternel retour ; l’éternel retour pourrait
être compatible avec le modèle d’une expansion infinie, si l’on suppose, dans le contexte de cette
expansion infinie, la résurgence de « vides quantiques »).
Tout ceci n'est pas en contradiction avec une durée consciente qui perçoit un temps différent
à chaque seconde, car entre les ordres temporels quantique et cosmologique se trouve, coincée dans
la limitation du corps, une seule façon de fixer la réalité dans une perception consciente : elle implique
d'abandonner toute prétention dogmatique à saisir l'infinitude et doit donc opérer la synthèse
nécessaire à l'appréhension de cette notion d'infini dans les lois naturelles.
XVI La notion d'infini dans le contexte théorique de l'éternel retour
Benoît BB :
Questionnons à nouveau cette notion d'une infinité temporelle.
Le temps physique, dans notre contexte, est défini comme un temps infini. La physiocratie
57
transcendantale, spatialisante, pose cette infinité « logiquement », déductivement (« tout effet
suppose une cause ») ; la durée pure (au sens bergsonien), plus adéquate en ce sens, affirme l’infini
temporel au sein d’un vécu actuel.
Lorsque je dis que Dieu "co-crée" l'univers, je ne fais pas référence à quelque
"commencement" de l'univers, mais à son origine ontologique. L'univers n'a pas de commencement
chronologique, il est éternel. Mais il peut pourtant avoir une origine ontologique (spirituelle), de toute
éternité. Cette origine renvoie à un Dieu qui « détermine » spirituellement, sur un certain aspect donc,
de toute éternité, ce que « sont » les conditions « initiales » des séquences de l'univers. Ce qui fait
problème ici, évidemment, c'est de parler de conditions "initiales", car précisément elles ne sont pas
le commencement d'un tout. Dans l'éternité, dans l'infinité temporelle, nulle hiérarchie n'est
déterminable : on ne peut isoler un élément et dire qu'il "initie" d'autres éléments. Néanmoins, on peut
parler malgré tout de conditions "initiales" dans la mesure où l'on trouve là la plus petite unité de
mesure physique et ontologique (contraction maximale, par exemple, ou vide quantique). C'est en
fonction du grand et du petit que l'on détermine, dans l'infinité temporelle, le premier et le second.
Cela ne renvoie pas à la nature des choses, mais à une façon logique et humaine de penser ce qui
dépasse l'entendement humain (l'éternité).
Si j'opte pour l'éternité du temps, c'est pour une raison déductive, mais aussi intuitive. En effet,
il me semble d’abord que la physiocratie transcendantale a la rationalité et l'empirisme pour elle, là
où l'idée d'une création ex nihilo est proprement la violation de toute rationalité et de toute loi
naturelle. La durée pure, de son côté, intuitivement, indique une ouverture du temps qui semble
empêcher tout surgissement absolu, à partir de rien.
Mais si je pose une éternité temporelle, je pose néanmoins une finitude de la quantité des
forces dans l'espace, sans quoi l'éternel retour ne serait pas envisageable (notons que, même dans le
contexte d'un espace infini, dans un cadre relativiste, au sein d'une géométrie hyperbolique ou
euclidienne, l'espace que je considère est un « volume de Hubble », « notre » univers théoriquement
observable, lequel possède une quantité de forces finie, et auquel on peut très bien juxtaposer une
infinité d'autres « volumes de Hubble », sans modifier ce principe)7.
7 Cf. Barrau, Aurélien, Des univers multiples
58
XVII La notion d'une quantité de forces finie dans « notre » univers
Liamine Touhami :
Sur la quantité de forces finie et le principe de conservation, il serait utile de procéder à une
petite expérience de pensée pour voir comment Galilée, Descartes, Mach, puis après lui Einstein, ont
envisagé le mouvement d'un corps et les forces qu'on leur associe, le premier d'entre tous étant le
principe d'inertie.
Lorsqu'on regarde vers l'espace, et qu'on imagine un corps fait de matière, on se rend compte
que la norme, en dehors de l'attraction d'un gros corps tel que la terre, serait plutôt le mouvement que
le repos. Ce mouvement des corps célestes, qui semble ne jamais s'arrêter, doit trouver son origine,
non pas seulement dans l'influence proche des soleils, étoiles diverses du seul système environnant,
mais plutôt dans l’influence de l'ensemble de tous les corps de l'univers, dont ceux, très lointains, qui
représentent une énergie colossale (super amas, quasars, étoiles a neutron etc..). L'idée est qu'une très
grande quantité d'énergie déployée puisse se convertir en matière, matière qui, comme empreinte de
l'énergie reçue, conserve une force qui se divise en deux manifestations, d'une part le mouvement et
d'autre part la masse. Lorsqu’un corps vient à être constitué dans des explosions stellaires qui créent
les conditions d'énergie nécessaires á l'agrégation atomique de certains éléments lourds, il entre dans
un espace où seule une force contraire, d'autres corps, peuvent dévier son mouvement initial.
Imaginons un corps tel que la lune. Il a une masse et une vitesse. Ces données sont telles
qu'elles s'insèrent dans un système où d'autres corps plus massifs les conditionnent. Nous dirons alors
que cette force est la gravitation, mais nous pouvons aussi dire, selon le principe d'inertie, que le
mouvement de chacun des corps, dévié par les forces de gravitation, a entamé une ellipse géométrique
du fait même de la valeur exacte de leur mouvement. La masse et la vitesse est l'expression d'une
énergie, d'une force qui se conserve tant qu'une autre force ne vient pas la dévier. Comment
pourrions-nous présager qu'il ne conserve pas cette énergie lorsqu'il est en mouvement ? Nous ne le
pouvons, et c'est pour cela que nous devons considérer que les corps, massifs ou non, de l'univers,
sont composés d’une quantité de forces finie (et même exacte pourrait-on dire) et que leur
conservation est la règle, là où aucune force extérieure ne vient perturber le mouvement. Bien
évidemment, le fait même que l'univers soit fait de matière implique que ces perturbations du
mouvement ont créé des chocs à leur origine. La température d'une très haute énergie crée ces
conditions. Mais elle se conserve une fois la fusion et l'agrégation acquises sous forme de mouvement,
et, par suite, d'expansion dans l'espace le plus lointain. Voici le début de la réflexion qui a conduit
Mach à formuler ce principe, qui reste une conjecture, mais non infirmée par les théories les plus
récentes de la physique.
59
Nous pouvons d'autre part établir avec la physique de l'atome que de l'énergie potentielle et
de liaison lie les particules de la matière constituant le corps, et que cette énergie, sauf dans les
éléments radioactifs, est stable et finie. Dans les éléments radioactifs cependant, nous voyons une
libération de l'énergie sous forme de rayonnement mais là aussi, la masse est proportionnellement
affectée. Donc la loi de conservation et le principe de finitude des forces se vérifient mutuellement.
Ils ont l'avantage notamment de décrire un univers où tout s'explique par la valeur des énergies, des
mouvements et des masses des corps, de leur vitesse relative à des ensembles plus vastes, et où certes,
la quantité finie de forces semble s'imposer comme la logique même du fonctionnement de la nature.
XVIII Quelques principes de la connaissance humaine
Benoît BB :
La question de l'éternel retour, et de la saisie de cette « vérité » par une conscience humaine,
questionne l'être de la connaissance humaine elle-même. Mais en quel sens ?
La connaissance humaine n'est pas, je pense, développement au sens strict, mais
approfondissement d'une intuition originaire. Le « savoir » dont je parle (éternel retour) renvoie
constamment à ce que Rilke, dans sa huitième élégie, appelle l'ouverture du regard animal. L'intellect
humain peut saisir ce que le vivant non-humain saisit a priori, mais comme il est médiation indéfinie,
il obstrue aussi le chemin qui conduit à la révélation de l'essentiel. En un sens, face à la vérité de l'être
non prédiqué, l'intelligence humaine, tandis qu'elle se développe, est régression : au plus se déploie
la rationalité instrumentale ou technique, au plus se déploient la logique et la logistique, au plus l'accès
à la vérité que recueille l'ouverture du regard animal est problématique. Néanmoins, si par chance
l'intellect parvient à exprimer sur son propre terrain de telles révélations, s'il désobstrue le chemin
qu'il a lui-même obstrué, et ce sur son propre terrain, alors une puissance nouvelle voit le jour :
l'humain, qui possédait un savoir inférieur à l'intuition claire de tout vivant non-humain, devient
désormais l'être plus profond que tout autre, la hiérarchie se renverse radicalement. Car pouvoir
exprimer logiquement un être qui demeure par-delà vrai et faux, par-delà toute logique, c'est pouvoir
rendre clair et distinct ce qui pour l'animal n'est que pure intuition incommunicable. La
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communication du révélé deviendra dès lors la différence spécifique de l'humain. C'est aussi pourquoi
c'est par l'humain qu'advient potentiellement, virtuellement, la « paix perpétuelle » qui ne concerne
pas seulement l'humain lui-même, mais l'ensemble du vivant (l'humain produit potentiellement
l'homéostasie globale, après avoir payé sa dette néguentropique). Mais ce « projet » universel du
genre humain ne se dévoile pas progressivement, il ne renvoie pas à quelque "développement" : il est
toujours déjà là, à chaque instant de l'histoire humaine où un certain rapport à l'éternité est dévoilé.
Rien n'advient, en ce sens, en termes de "vérité" (aléthique), mais tout est déjà advenu. C'est lorsque
l'humain prend conscience de sa vérité (il est le principe par lequel naît l'équilibre) qu'il devient
effectivement cette vérité (il crée effectivement l'équilibre).
Il s'agirait donc de renoncer quelque peu à l'idée de « développement » linéaire, qu'il soit
créateur ou sélectif, pour penser le devenir du vivant humain, et même du vivant tout court ; on
substituerait à cette notion l'idée d'approfondissement, de dévoilement, de "désenfouissement", qui
supposerait aussi un saut qualitatif (par-delà tout progrès continu).
Liamine Touhami :
La science mathématique, dont les concepts doivent reposer sur l'intuition spatio-temporelle,
est elle-même il me semble un dévoilement. Pas un dévoilement total de ce qu'est la matière, mais un
dévoilement partiel qui révèle à l'entendement l'étalon, en quelque sorte, le modèle de la matière dans
ses structures et dans ses fonctions. Ainsi certainement en suivant cette logique que toutes les
connaissances de la science sont déjà à l'oeuvre dans la matière, de toute éternité, on peut aisément
concevoir que le dévoilement discontinu opéré sur sa constitution, effectué par des sauts qualitatifs
de l'intuition et de la raison humaine, aboutit à ce que l'on nomme science, connaissance
architectonique de milliards d'expériences humaines sur la matière. Certes, cette intuition doit
progresser dans un mouvement discontinu, et de ce côté-là nous pouvons considérer que l'évolution
graduelle n'a pas lieu dans un saut de ce genre.
La biologie moderne nous enseigne que plusieurs opérations corticales sont à l'oeuvre dans ce
que l'on pourrait appeler, par contraste avec la pure sensation, l'intuition sensible d'un monde
remontant progressivement à la réflexion et à la connaissance. D'abord l'aire limbique, le cortex,
produisent une certaine énergie propre à l'échange d'information chimique et électrique nécessaire à
"l'éclairage ", ou "l'allumage " du système intuitif. Certains noyaux et même tous les neurones du
système nerveux jouent un rôle dans la circulation et le traitement des sensations (tactiles, visuelles,
olfactives, gustatives, de l'ouïe, et somesthésiques). Un échange neuronal considérable (mettant en
jeu notamment les cellules gliales et les synapses) permet au cerveau de traiter ce qui, dans la
61
conscience, devrait apparaître comme des rassemblements de sensations tactilo-visuelles et
fournissant progressivement une représentation unifiée et cohérente, dont le travail d'abstraction fait
aboutir à la connaissance.
Nous pouvons dire, d'une certaine manière, que l'être humain est "la" machine faite pour
dévoiler et compiler les états de la matière en connaissances. Son cerveau le lui permet, et sa
progression dans le désenfouissement d'une vérité intuitivement perçue, par l'intermédiaire de
différents cerveaux en différentes époques du temps, est discontinue à n'en point douter. Cette
discontinuité est tout simplement la caractéristique principale de l'intuition, étant un effort de tension
de l'attention dont l'intensité doit forcément s'éteindre après un certain temps. On doit accorder
néanmoins la continuité aux états psychologiques qui les sous-tendent (en toile de fond) sans quoi
toute cohérence est perdue.
XIX Y a-t-il un « secret » du temps ?
Benoît BB :
Le secret du temps, je pense que Bergson l’a déjà dévoilé : il s'agit de ce qu'il appelle la durée
pure, d'une sorte de continuum qui signifie également le dévoilement permanent de l'absolument
nouveau. Comme je l’ai déjà expliqué, je pense que la conception bergsonienne du temps permet de
fournir un argument philosophique, fondé sur l’intuition, pour poser l'éternité de la durée, et donc de
fournir une base essentielle (l’infinité temporelle) pour affirmer la légitimité de l’hypothèse de
l’éternel retour.
Une conscience vécue en première personne appréhende l'ouverture continuelle de la
temporalité. Ici, nul évanouissement possible, nul commencement premier. Le temps est saisi dans sa
fluidité absolue. Je pense que cette appréhension subjective du temps renvoie à une loi du temps pur
qui concerne tout individu en général.
L'univers comme totalité pourrait bien être individualité indivisible, unique et unifiée par elle-
même : en effet, dans la conception d’un tout, quel qu’il soit, l’indivisibilité et l’unité, après une
régression logique parvenue à son seuil critique, deviennent des prédicats nécessaires. Peu importe
pour l’instant de savoir si cette unité indivisible est « réelle » (question métaphysique indécidable) :
ce qui importe, c’est de dire que l’univers n’est pensable en dernière instance que comme unité
indivisible, par-delà toute une série de discontinuités possibles, présentes en superficie. Or, tout
62
individu, c'est-à-dire toute unité indivise existant dans le temps, comprend par lui-même la fluidité
temporelle qu'une conscience humaine saisit : car l'indivisible individualisé, précisément, s'il est dans
le temps, ne signifie pas autre chose que le continuum temporel (son temps n’est pas divisible). S'il
est dans le temps, il doit lui-même se situer au sein d'une ouverture temporelle fluide et continue.
Mais que signifient l'ouvert et le continu pour l'univers ? Il signifie l'éternité. Il signifie donc l'éternel
retour de « notre » parcelle d’univers.
Certes, dira-t-on, l'humain lui-même qui s'inscrit, avec sa durée pure, dans la matière, est
mortel : continuité ne signifierait pas pour lui éternité : il y aurait pour lui un commencement premier
(naissance) et un évanouissement définitif (mort). La continuité serait temporaire, et encadrée par
deux discontinuités radicales (surgissement premier et évanouissement définitif de la conscience).
Mais ces discontinuités ne sont postulées pourtant que de façon incertaine : rien n’indique au sens
strict qu’elles ne s’insèrent pas dans une continuité plus globale, quoique non aperçue. N’y aurait-il
pas une forme de sagesse empirique dans le fait de déduire de la continuité constante du temps vécu
l’impossibilité d’une discontinuité radicale de ce temps, de façon plus globale ? Nous pourrions
conclure de l’épaisseur de la durée vécue actuellement l’épaisseur de toute durée consciente en
général, qui exclurait tout surgissement absolu et tout évanouissement définitif (éternité de toute
conscience vivante : tout « présent » de la conscience impliquerait nécessairement un passé et un
futur). Dans ce contexte, l’analogie (spéculative) conscience-univers signifie, sur le plan
métaphysique, l'éternel retour de la conscience et de l'univers.
La science toutefois spatialise la durée : elle fait du temps une ligne droite, et du mobile un
point parcourant cette ligne droite. Elle calcule dès lors des vitesses, évalue des mouvements, en
définissant des intervalles sur cette ligne, c'est-à-dire en juxtaposant des simultanéités. Ce qu'il y a à
l'intérieur de ces intervalles, la science ne le saisit pas : car précisément lui échappe la durée pure qui
est celle de la conscience et de l'univers total conçu comme un individu indivisible. Ainsi, pour une
certaine science, il ne paraîtra pas absurde de déterminer un commencement premier pour un
mouvement déterminé, ni même une "fin" de ce mouvement. Parce que la science circonscrit le
mouvement pour ses calculs, parce qu'elle détermine des intervalles, parce qu'elle suppose qu'on
pourrait arrêter le temps pour définir quelque "instant" absolu, quelque atome temporel, elle ne verra
pas d'objection dans le fait de déterminer un commencement absolu ou une fin absolue pour un
phénomène déterminé. Dès lors, pour certains scientifiques, il ne serait pas absurde de dire que le
« big bang » serait le commencement de l'univers, et le « big crunch », ou quelque dilution, sa fin.
Seulement, ces scientifiques occultent la vérité métaphysique du temps : le continuum. Par-delà toute
possibilité de déterminer fictivement (ou symboliquement) des intervalles, le temps,
métaphysiquement, est pure ouverture dès lors qu'il concerne une individualité indivise.
Ici la philosophie, avec son principe intuitif, « montre », de façon beaucoup plus évidente que
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la science, l'éternité de la durée. Pourquoi plus "évidente" ? Parce que, en un sens, de façon beaucoup
plus "empirique". En effet, nulle expérience concrète intime ne nous permet de confirmer l'atome
temporel, l'instant, l'intervalle des scientifiques qui surmathématisent la nature. En revanche,
l'ouverture temporelle est trivialement constatable, au quotidien, pour une conscience vécue hic et
nunc en première personne.
La physiocratie transcendantale, certes, elle aussi, pose l’infinité temporelle, mais d’un point
de vue déductif (régression à l’infini de la série causale). Mais précisément, elle spatialise le temps,
définit des intervalles, des atomes temporels, pour différencier nettement les causes et les effets. De
ce fait, malgré son souci « logique » d’une régression à l’infini de la série causale, elle n’interdit pas
complètement de définir un commencement premier de l’univers, car elle a posé implicitement les
bases philosophiques (atome temporel) pour qu’un tel commencement absolu soit pensable. C’est en
ce sens qu’il faut, je pense, limiter l’usage de la physiocratie transcendantale, et la compléter par la
pensée d’une durée pure, qui se manifeste en profondeur, au sein d’une éternité vécue.
XX Pourra-t-on « prouver » un jour scientifiquement l'éternité de la durée physique ?
Liamine Touhami :
Pour prouver scientifiquement l'éternité du temps (que nous considérons de toutes les
manières comme "physique " puisqu'il est la base de l'observation, nous n'entrerons pas pour l'instant
dans des considérations métaphysiques), il faudrait pour cela passer par des notions de physique qui
ont fait entrer le monde dans la modernité. De L'Antiquité jusqu'à Newton, le temps était
généralement considéré comme uniforme et immuable. C'était un temps absolu et homogène qui
s'écoulait de la même façon partout dans l'Univers. La révolution intellectuelle qu'introduisit Albert
Einstein au début du siècle consista à comprendre que le temps avait un rapport étroit avec l'espace,
et avec le mouvement de l'observateur (ou de son système de référence). Avec l'espace tout d'abord
car, la masse des corps influant sur sa structure, le temps diffère grandement lorsqu’une grande source
de gravitation est en jeu. C'est l'exemple célèbre des trous noirs galactiques où un probable
observateur à l'abord d'un tel corps verrait le temps s'écouler beaucoup plus lentement que sur Terre.
Avec le mouvement du système de référence ensuite, car dans un système en mouvement le temps
doit différer pour son observateur par rapport à un second observateur au repos. Seulement, dans ce
cas de figure, seuls des systèmes à grande vitesse (proche de celle de la lumière) révèlent un écart
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évident. La formule utilisée pour exprimer cet écart temporel est la fraction de la vitesse du système
sur celle de la lumière au carré. Car Einstein découvre en ce sens que la vitesse limite des corps dans
l'univers est celle de la lumière, elle intervient donc dans tout rapport d'écart temporel. Prouvée
scientifiquement par diverses expériences, la dilatation temporelle (en même temps que celle des
grandeurs à des hautes vitesses) nous enseigne donc sans détour que le temps n'est pas homogène
dans tous les systèmes d'observation. De plus, la nature du temps que nous pensions séparée et
immuable avec Newton se révèle être étroitement liée avec la notion d'espace et de corps environnant.
Si par conséquent nous considérons la matière, et l'espace qui lui est à chaque observation associé
étroitement, comme des entités n'ayant pas d'existence définie (c'est à dire comme n’ayant pas un
début et une fin) et encore leur immensité qui empêche la conscience de les embrasser en une
observation globale et finie, nous ne pouvons pas alors, selon les découvertes d'Einstein, mettre le
temps de côté et affirmer qu'il est fini. Einstein croyait au déterminisme physique, c'est-à-dire qu'il
ne pouvait concevoir que des phénomènes physiques s'enchaînant les uns aux autres par causalité
puissent s'avérer être sans début ni fin. Il était un défenseur d'une théorie de l'univers fini, mais cela
ne veut pas dire qu'il pouvait s'avancer à dire que l'espace et le temps ne sont pas éternels (ou le
contraire d'ailleurs). Car, tenant compte des antinomies de la raison, il savait que la question causaliste
et physiocratique concernant ce qu'il y avait avant le temps et l'espace est insoluble.
Il est donc plus confortable pour l'esprit métaphysique de poser l'univers, l'espace, le temps et
la matière comme éternels, avec le physiocrate, et de considérer comme un non-sens le fait de vouloir
donner une cause ex ou in nihilo. Mais pour le physicien qui cherche la nature causale des
phénomènes, cette explication par l'infini et l'éternité n'est pas suffisante. La nature même de la
physique invite à poser, dans une observation scientifique, un début et une fin à l'expérience. Si
l'univers est cette expérience, il ne doit pas déroger à la règle. C'est pour cela que je dirai que l'esprit
métaphysique qui souhaite saisir l'entièreté de l'expérience par intuition doit affirmer que le temps est
éternel. La physique lui répondra favorablement par nombre d'expériences modernes qui tendent à le
prouver, mais ne pourra en même temps s'avouer vaincue par l'infinitude, de par son épistémologie
propre à une causalité déterminée.
Une dernière chose concernant l'éternité du temps physique, c'est la preuve que la cosmologie
nous donne dans ses dernières avancées. Pourquoi une telle expansion de l'univers ? À une telle
vitesse ? Les chercheurs répondent, majoritairement, par l'affirmative, lorsque nous demandons si
cette expansion sera infinie. Or, cette vitesse d'éloignement des corps lointains est le temps même,
temps matérialisé par des vitesses faramineuses et des corps à la limite de l'existence. Par bien des
exemples donc nous pouvons affirmer scientifiquement, avec le métaphysicien, que le temps, même
si nous ne connaissons pas vraiment sa nature profonde, est issu d'une éternité de durée.
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XXI Quelle théorie métaphysique se rapprocherait le plus de la conception d’un espace-temps
infini déroulé de toute éternité ?
Benoît BB :
Spinoza pense conjointement l’espace et le temps, avant Einstein. La substance est éternelle
et infinie dans un même mouvement. L’infinité de la substance implique qu’il n’y a rien qui pourrait
être « extérieur » à elle. Elle n’a pas de contours qui la délimitent, il n’y a pas de dehors qui pourrait
la causer ou l’élucider. Dès lors, la substance, nécessairement, est cause de soi, elle est puissance
active. Pour m’éloigner de Spinoza, je dirai que, si un Dieu transcendant persiste, comme je l’ai
indiqué plus haut, ce Dieu ne saurait créer la substance ex nihilo. Dieu comme transcendance « co-
créera » simplement la Nature, en déterminant, éventuellement, de façon « spirituelle », certaines
« conditions initiales », laquelle Nature a déjà la force, par elle-même, de se perpétuer selon ses lois
propres (Dieu ne menace pas absolument la « puissance » intrinsèque de la Nature, en tant que cause
d’elle-même). La Nature infinie se maintient de toute façon par elle-même, en première instance.
L’éternité temporelle est inséparable de l’infinité (mais je dirais plutôt : de l’indéfinité) de
l’espace. L’indéfinité spatiale de la substance se déploie en tant que progression indéfinie précisément
parce que le temps lui-même n’a pas de limite. Dans le développement temporel illimité, l’espace lui-
même ne trouve pas de limitation, il peut se déployer indéfiniment. L’absence de contours définitifs
de l’espace est provoquée par l’absence de commencement ou de fin dans le temps.
La causalité elle-même ne peut se penser sans la conception d’un espace-temps infini, ou
indéfini, déroulé dans l’éternité. Si nous prenons n’importe quel phénomène se déroulant à l’échelle
atomique, nous sommes comme forcés de justifier absolument toutes les forces qui déterminent ce
phénomène, mais aussi tout le rayonnement d’énergie qu’il détermine. Pour saisir ces forces
déterminantes et déterminées, dans notre investigation, nous ne pouvons pas nous « arrêter », à un
moment donné, à une « première » force absolument surgissante, car celle-ci doit pouvoir être
expliquée à son tour par l’existence d’autres forces qui coexistent avec elles, ou qui lui sont
antérieures, au sein même de la Nature, etc. à l’infini. Sans cela, la causalité des phénomènes est
violée. Dans cette régression, c’est bien l’éternité qui devient manifeste. L’empirisme classique ne
dit pas autre chose. Mais alors l’espace lui-même, dans cette éternité, puisqu’il est en évolution
constante, ne peut pas non plus ne pas être déploiement indéfini, continu. Aucun contour ne peut venir
le circonscrire.
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La durée pure de la conscience, fluide, épaisse et continue, sera, sous cette éternité « logique »,
la manifestation d’une éternité vécue, comme je l’ai déjà souligné : l’actuel vécu, dans le continuum
du temps vécu, vient confirmer intuitivement ce que pose déductivement l’intellect spatialisant dans
le déterminisme « classique ».
L’éternel retour est bien cet espace-temps indéfini déroulé dans l’éternité.
XXII L'éternel retour remet-il en cause la loi de l'entropie ?
Liamine Touhami :
Cette question est très importante. Elle touche un point central dans les interrogations
philosophiques majeures de la science moderne. Tout d’abord, un petit rappel sur l’entropie. Rudolf
Clausius et Sadi Carnot les premiers évoquent une notion de « fonction d’état extensive » qui montre
que le rapport Q / T (quantité de chaleur reçue par un système thermodynamique à la température T)
est inférieur ou égal à la variation d’une fonction d’état que Clausius nomme le premier « entropie ».
Plus tard, la thermodynamique statistique éclairera un peu plus cette grandeur physique abstraite en
l’interprétant comme la mesure du degré de désordre d’un système au niveau microscopique. Cette
interprétation est fondamentale. Plus l’entropie d’un système est élevée, plus le système est
désordonné, chaotique.
Ce qui semble apparemment contrarier le concept d’éternel retour dans cette interprétation
statistique de l’entropie en thermodynamique, c’est qu’il semble y avoir moins de chance, dans un
système thermodynamique où l’entropie est élevée, d’obtenir une répétition d’effets mécaniques à
l’identique sur une période de temps donnée T. Les éléments du système étant, selon la loi de
Boltzmann, de moins en moins liés entre eux lorsque l’entropie augmente, nous devrions avoir dans
un tel système un désordre qui empêcherait la répétition systémique d’éléments organisés. Or, ceci
serait tout à fait valable si l’univers cosmologique (c’est à dire pris dans sa globalité) correspondait à
un tel système thermodynamique. Mais cela n’est pas le cas, car toutes les théories cosmologiques
récentes sont claires sur ce point : l’univers est isotrope, c’est-à-dire qu’en tout point et dans toutes
les directions, l’entropie est égale. Le rayonnement fossile dont j’ai parlé précédemment et qui fait
« baigner » littéralement l’univers dans une température proche du zéro absolu (3 kelvins) empêche
l’entropie d’augmenter et d’atteindre un niveau tel que la loi de Boltzmann soit valable. Cette loi
concerne donc des environnements spécifiques, par exemples des systèmes thermodynamiques de
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gaz à haute température ou pression qui donnent des résultats intéressants pour obtenir du travail
mécanique à moindre coût énergétique. Cela ne concerne pas l’univers dans son ensemble et
n’empêche pas par conséquent de penser l’éternel retour dans un système cosmologique de la
métaphysique. J’espère avoir été le plus clair possible sur ces explications, simplifiées pour le lecteur
non averti. La thermodynamique statistique est une science complexe qu’il convient d’étudier en
profondeur si l’on veut comprendre à quoi peuvent correspondre des notions telles que celles de
« désordre d’un système » ou encore « d’entropie d’un système ».
XXIII Il existe un espace, en mécanique quantique, qui possède des propriétés analogues à celles
d’un « super espace » qui s’apparenterait à une multitude de degrés de liberté et qui n’a rien
de commun avec l’espace à 3 dimensions que l’œil peut connaître. Du point de vue
métaphysique, un tel espace peut-il réellement exister ?
Benoît BB :
On serait tenté de répondre d’abord de manière kantienne à cette question. Dans son
Esthétique transcendantale8, Kant montre bien que toute spatialité, quelle qu’elle soit, renvoie à une
subjectivité située. L’ordre de la juxtaposition serait injecté dans les choses par le sujet transcendantal.
Il n’y aurait pas de spatialité « en soi », il n’y aurait pas de juxtaposition « en soi », subsistant
indépendamment de toute perception humaine. Ce serait le sujet sensible, et seulement le sujet
sensible, qui ferait que les étants sont disposés d’une certaine manière dans un espace donné. Sur un
fond subjectif de spatialité, les catégories de substance, de causalité, d’universalité, de nécessité, etc.,
pourraient être appliquées par l’entendement. Cette distinction entre chose en soi et phénomène, que
pose d’emblée l’Esthétique transcendantale, est nécessaire : car un sujet ne peut connaître a priori les
lois de la Nature s’il n’y a pas de forme a priori de l’intuition sensible. Parce que le sujet doit mettre
lui-même dans les choses ce qu’il doit y trouver a priori, il faut que l’espace (et le temps) soient des
données a priori de son esprit.
Un « super espace », une « super spatialité », dans ce cadre classique transcendantal, devra
d’abord apparaître comme étant un cadre subjectif pour appréhender les phénomènes. Il ne semble
pas, avec Kant, que ce « super espace » puisse réellement exister. Ou alors, par « réellement », il
faudra entendre une détermination précise : ce « super espace » aura une réalité simplement
empirique, c’est-à-dire qu’il sera, en dernière instance, une idéalité transcendantale.
Mais j'imagine que, de ton point de vue plus « informé », cette perspective kantienne est
8 Kant, Critique de la raison pure
68
dépassable...
Liamine Touhami :
L’idéalisme transcendantal de Kant place l’espace et le temps comme des formes a priori de
la sensibilité. Or, cela rentre en complète contradiction avec l’espace de la science moderne. Je vais
tenter d’expliquer pourquoi. Kant souhaite réfuter l’espace de Descartes et de Newton pour la simple
raison qu’il a procédé, sous l’inspiration de Locke et de Hume, à une analyse poussée de la perception
et de la causalité. Or, il constate que seule la conscience subjective est témoin des événements
extérieurs et en cela il se positionne en tant qu’idéaliste convaincu. De là, il estime que des
conceptions telles que l’espace et le temps ne peuvent se trouver en réalité que dans la perception du
sujet, ancrées en lui de telle façon qu’il puisse établir un lien de causalité dans le temps, cette causalité
étant la matière même qu’il perçoit sous forme de corps dans l’espace. Le sens intime du temps de la
conscience et la forme indispensable de l’extériorité de l’espace sont donc pour Kant des formes de
la sensibilité animale. Mais la science moderne a opéré des changements profonds sur la conception
du temps et de l’espace, notamment sous l’impulsion d’Albert Einstein et de sa théorie de la relativité.
Si Einstein conçoit aisément que la mesure du temps et de l’espace dépendent du système où est placé
l’observateur, il n’en demeure pas moins que ce sont des réalités extérieures à lui, dont seule la
simultanéité avec le temps vécu de la conscience d’un observateur autorise à penser ces termes dans
la subjectivité. Cependant Bergson oppose une critique tout à fait légitime à Einstein dans Durée et
simultanéité : la durée réelle de l’événement ne peut se trouver dans l’intervalle T mesuré par
l’observateur mais seulement dans l’objet même, ou, si l’on veut bien se placer du côté subjectif, dans
la conscience de celui qui perçoit l’objet. On pourrait croire que par là Bergson revient sur la position
de Kant sans rien y ajouter. Mais ce serait peu connaître le philosophe. En fait Bergson réfute tout
autant la position nativiste qui établit l’espace et le temps comme formes subjectives a priori. Il ne
légitime pas pour autant la position des empiristes qui posent l’espace et le temps comme
« construits » a posteriori par l’histoire somatique de l’espèce. Il opte pour un évolutionnisme qui
prend en compte les deux positions et les dépasse en les intégrant dans ce que l’on peut alors nommer
une « physique qualitative ». Qu’est-ce en réalité que la physique qualitative ? Ce n’est pas vraiment
une physique mécaniste jusqu’au-boutiste qui voudrait placer la valeur du temps et de l’espace
uniquement dans l’aspect extérieur d’une mesure prise sur un intervalle. Ce n’est pas non plus une
métaphysique déconnectée du sens réel des objets qui voudrait placer le temps en première instance
subjective. Ce serait plutôt une physique constructive qui placerait dans la subjectivité de la
perception l’essence même du sens de la mesure effectué sur les événements. En prenant en compte
69
le phénomène intrinsèque de durée réelle de chaque objet, la particularité des fluxions observées dans
l’écoulement temporel des évènements dans l’espace, il apparaît plus facile de comprendre comment
se déroule la causalité temporelle et spatiale en physique. Cette nouvelle physique est en quelque
sorte une fusion entre la philosophie et la mécanique, avec pour objectif de concevoir avec encore
plus de vérité la façon dont les phénomènes apparaissent et peuvent être mesurés. Cette physique
qualitative dépasse les positions kantiennes dans la mesure où, prenant en compte ces formes de la
sensibilité énoncées par cette philosophie, elle ajoute une dimension relativiste nécessaire pour
comprendre dans leur globalité des conceptions telles que l’espace, le temps ou la causalité. Cette
physique qualitative est en tout cas le cadre théorique adéquat, il me semble, pour penser l’éternel
retour du même. Ceci est une explication sommaire et je ne m’étendrai pas sur les calculs et les
théories qu’a pu engendrer une telle physique qualitative. Je laisserai ce soin aux physiciens beaucoup
plus qualifiés que moi pour ce genre de travaux. Mais je crois être fidèle à l’esprit épistémologique
de cette théorie.
XXIV D’après Kant, et les nativistes, l’espace et le temps sont des formes a priori de la
sensibilité. Or, la sensibilité met elle-même en jeu ces deux formes dans quelque chose. L’être
vivant ne doit-il pas posséder une forme particulière d’espace-temps ?
Benoît BB :
Dans mon article « Etre et percevoir »9, je tente de réfuter le solipsisme, l’idéalisme radical,
et je réponds à ce genre de questions.
Je reprends l’expérience de pensée du chat de Schrödinger. Nous ignorons l’état du chat (mort
ou vivant) dans la mesure où les deux vies coexistantes présupposées (le chat et l’observateur) sont
simplement dans une relation de communauté. Mais on peut supposer néanmoins qu’elles sont aussi
dans une relation d’intrication intime, qu’elles ne sont jamais que la manifestation d’une seule et
même vie.
En effet, selon un déterminisme strict, la vie du chat comme celle de l’observateur se laissent
expliquer seulement si on pose une vie antérieure qui permet leur apparition. Or, si l’on doit remonter
au plus loin, nécessairement, on doit remonter à la « première vie » s’étant manifestée dans l’univers
9 Vous pourrez trouver cet article en annexe. Il s’agit d’une tentative philosophique de définir les principes d’une
épistémologie quantique quelque peu « déterministe ».
70
(ou dans une séquence d’univers).
De fait, il y a une « première vie » qui surgit à l’origine, dans notre séquence d’univers, cela
est une nécessité logique. En effet, selon une compréhension claire du continuum bergsonien,
« deux » vies ne peuvent surgir simultanément une « première fois ». Car pour penser cette
simultanéité de deux vies surgissantes, il faudrait pouvoir penser un atome temporel, un instant
abstrait, dans lequel cette simultanéité serait constatable. Mais pour penser cet atome temporel, on
constatera qu’il devra se diviser à l’infini, sans que l’on puisse s’arrêter dans cette investigation. Nulle
« simultanéité » pure, en dernière instance, ne pourra être saisie.
Ainsi donc, en vertu du continuum bergsonien, nécessairement il y a une « première vie » qui
surgit dans l’univers, une première fois. Cette première vie, initialement, n’est pas dans une relation
de communauté avec une « autre » vie. Elle est une pure causalité linéaire, une pure auto-affection se
déployant dans une durée pure. Mais selon un déterminisme strict, l’observateur lui-même, dans
l’expérience de Schrödinger, n’existe que si et seulement si cette première vie existe. De même, le
chat n’existe que si et seulement si cette première vie existe. Autrement dit, le chat et l’observateur,
initialement, sont « un », ils sont cette pure auto-affection linéaire d’une première vie. Or, cette
première vie renvoie à elle-même, elle est saisie pure intuitive ou sensitive d’elle-même. Donc le chat
et l’observateur ne sont pas en fait « séparés » : le chat est saisie pure sensitive de l’observateur, et
l’observateur est saisie pure intuitive du chat, puisque l’un et l’autre sont saisie pure intuitive ou
sensitive de soi de la première vie. Dans ce contexte, l’observateur « sait », selon un « savoir » pré-
thématique, si le chat est mort ou s’il est vivant. S’il ne peut verbaliser ou conscientiser ce « savoir »,
c’est que sa verbalisation est sur un terrain thématique inapte à saisir l’unité intuitive ou sensitive du
vivant. Mais, selon une connexion immémoriale, ce « savoir » est néanmoins un savoir authentique.
Il est le savoir associé au fait que le vivant est unité, et qu’il est auto-affection originelle et
autoréférentielle.
L’espace-temps du vivant, dans ces conditions, n’est pas une forme de l’intuition a priori.
Dans ces conditions, le temps subjectif de la conscience d’un observateur humain est initialement un
temps qui rassemble toutes les temporalités vivantes, dans l’unité d’une première vie qui s’auto-
affecte. Le temps n’est plus assigné à un point de vue singulier, il est délocalisé (tous les temps des
vivants sont compris ensemble), sur la base d’une localisation unifiante initiale (le temps de la
« première vie »). Cette délocalisation du temps implique la possibilité de le penser de façon
indépendante, sans l’assigner à une subjectivité située : il devient un cadre relativement autonome.
Kant a fait du temps et de l’espace des déterminations subjectives. Dans le pire des cas, cela peut
consolider une forme de solipsisme. Mais si l’on réinitialise le continuum bergsonien, et l’auto-
affection une du vivant, à partir d’une « première vie » déterminante, alors l’espace et le temps
71
n’apparaîtront plus simplement comme des façons purement subjectives, ou humaines, de saisir le
réel. Car il apparaîtra que le vivant lui-même, dans son unité, est pris dans quelque chose subsistant
à l’extérieur de lui par lequel, précisément, son tout-un, pourra être compris.
Kant lorsqu’il voyait deux individus vivants coexister voyait avant tout une relation de
communauté, une juxtaposition dans l’espace. C’est pourquoi il faisait de cet espace avant tout une
forme projetée sur le réel par un seul sujet sensible situé. Mais si l’on songe à l’intrication de ces deux
individus, à leur unité et non plus à leur séparation, unité issue d’une première vie déterminante, alors
la question de l’espace en soi dans lequel ils sont d’abord jetés resurgit, et cet espace en soi devient
pensable. Pour m’exprimer en termes nietzschéens, je dirai que Kant était trop apollinien, et pas assez
dionysiaque. D’où les limites de son esthétique transcendantale.
Dès lors, il ne s’agit pas forcément de penser dogmatiquement une réalité absolue du temps et
de l’espace qui serait accessible à la connaissance humaine. Mais tout au moins pouvons-nous penser
une relative autonomie de l’espace-temps, à partir de l’idée d’une intrication des vivants situés dans
l’espace et dans le temps. Du point de vue d’une philosophie de l’éternel retour, cette possibilité est
une aubaine : le temps éprouvé par la conscience intime pourra gagner en extension, si les bons
ajustements sont opérés, et le principe d’une éternité « vécue », qui en découle, gagnera en force.
XXV Synthèse : tentative de penser « scientifiquement » l'éternel retour du même
Liamine Touhami :
L’hypothèse cosmologique de l’éternel retour du même consiste à stipuler que la série causale
des événements passés et futurs se reproduira à l’identique dans l’éternité de temps. Si l’on postule
une éternité de temps, ce sera sur la base d’une étude rigoureuse de l’expansion cosmologique en
astrophysique. Nous avons déjà utilisé l’argument de la densité critique de matière et son analyse
nous permet de penser avec une quasi-certitude que l’expansion de l’univers que nous connaissons
sera infinie. Dans le cadre de la gravitation quantique à boucles, on postule une contraction future
possible, mais le phénomène de « rebond » n'exclut pas la conception d'une durée éternelle. Ajoutée
à l’analyse statistique d’une série d’événements sur une période de temps très longue, l’argument
expansionniste, ou l'argument de la gravitation quantique à boucles, prennent tout leur poids dans la
conception de l’éternel retour. En effet, la répétition à l’identique des évènements exigerait tout
d’abord une période de temps immense. C’est ce que semble signifier a priori la notion d’éternité.
Cette éternité, nous la pensons plus profondément en convoquant Bergson, mais elle est une donnée
déjà potentielle au sein de la cosmologie contemporaine.
72
Ensuite, la loi de probabilité nous enseigne que nous sommes constamment, déjà dans
l’univers microscopique, en présence de répétitions à l’identique d’un certain nombre de phénomènes.
En prenant par exemple la théorie des jeux de Neumann, on voit que lorsqu’un joueur jette un certain
nombre de fois ses dés, il a une chance sur deux de tomber sur le même chiffre, et lorsqu’il le jette
une seule fois, une chance sur six de faire un chiffre précis, ce pourcentage de chance augmentant
avec la valeur de plus en plus grande du nombre de jets. Qu’est-ce que cela signifie en physique ?
Cela veut dire que si nous prenons en considération le nombre de phénomènes que l’on souhaite
étudier, la durée dans laquelle ils se déroulent, et que l’on veut savoir si ces phénomènes ont une
chance de se reproduire de la même façon, on devra utiliser ce genre de théories et la loi de probabilité
pour avoir une idée précise du pourcentage de chances dans la répétition. Or, si le nombre de
phénomènes est immense, et que la durée en est infinie, la loi de probabilité nous autorise à penser
qu’il existe de grandes chances pour que ces phénomènes se reproduisent à l’identique. Au-delà, il y
a bien évidemment un aspect épistémologique à la question de la reproduction à l’identique. Cela
relève d’une métaphysique de la question créatrice et de savoir avec précision quelle serait la finalité
de la matière et de la vie dans l’univers. Partant de ces considérations, il apparaît utile de se
questionner sur la possibilité réelle de l’éternel retour et ceci même s’il est difficile d’étudier en soi
un phénomène aussi complexe et inséré dans des ordres de grandeur infinis.
Si une communauté de savants souhaitait par conséquent avoir une explication satisfaisante
de l’éternel retour du même, je dirai simplement qu’il s’agit avant tout de la stricte application du
sens commun : « tout finit par arriver un jour ». Si nous considérons une période assez longue dans
le temps, la répétition de phénomènes à l’identique n’est pas surprenante. Si nous allongeons cette
période à l’éternité, la répétition de tous les phénomènes de l’Univers à l’identique ne l’est pas plus.
La question du déterminisme vient se surajouter à ces conceptions, dès lors qu’on considère la relation
qui existe entre des « conditions initiales » et la séquence qu’elles initient. Mais l’argument
ontologique « tout arrive » (dans l’infinité temporelle) est peut-être déjà en lui-même suffisant. Aussi,
je crois qu’il s’agit là d’un problème de logique tout à fait soluble dans la physique moderne, et j’irai
même jusqu’à dire que la majorité des physiciens, qui croient majoritairement à l’infinitude de
l’expansion cosmologique, incluent déjà du même coup la conception de l’éternel retour dans leurs
théories (je pense en effet que, si l’on considère la question d’un vide quantique résurgent, soumis à
certaines fluctuations quantiques, l’hypothèse d’un éternel retour à certaines conditions initiales
« identiques », même dans le cadre de l’expansion infinie – qu’il s’agirait d’interpréter différemment
– n’est pas à exclure. Le modèle que tu as présenté d’entrée de jeu, la théorie d’un « univers en
rebond », semble certes, intuitivement, beaucoup plus compatible avec l’éternel retour, et c’est
pourquoi ce modèle spéculatif nous intéresse d’abord. Mais le modèle d’une expansion infinie
n’exclut pas pour autant l’hypothèse de l’éternel retour. Ce dont nous avons besoin avant tout pour
73
fonder cette hypothèse, c’est de légitimer l’idée d’une durée éternelle, idée que ne réfute pas un tel
modèle).
Là où la difficulté peut toutefois persister, c’est lorsque nous abordons la question de la
métempsychose et de l’identique concernant les faits psychologiques. Pourquoi ? Parce qu’il s’agit
en effet d’une question toute métaphysique et là nous ne pouvons que laisser chacun à ses croyances
car les arguments théologiques sont nombreux et également valables dans les différentes doctrines.
Les faits ne peuvent nous aider suffisamment pour nous suggérer de façon décisive la voie à
emprunter. Mais je reste persuadé que les découvertes scientifiques futures valideront l’hypothèse de
la métempsychose à l’identique.
XXVI L'éternel retour d'un point de vue « politique »
Benoît BB :
Maintenant que nous avons cerné quelque peu les enjeux théoriques de l'hypothèse de l'éternel
retour du même, nous pourrions envisager ses enjeux pratiques, éthiques ou « politiques ».
Il y aurait, je pense, deux aspects à considérer pour penser l'éternel retour d'un point de vue
« politique » (au sens très large).
D’abord, il y a en jeu une certaine intuition hégélienne à appréhender, avant tout très
dangereuse, et c’est le premier aspect. On doit pouvoir percevoir une analogie entre le mouvement de
l’univers et le mouvement historique.
Le mouvement de l’univers, dans l’éternel retour, est, métaphoriquement, un mouvement
dialectique. Il y a une unité originelle, certaines « conditions initiales », puis une explosion, une
diversification, puis une réunion, et enfin un équilibre, vers le retour à de nouvelles conditions
initiales. Le devenir humain « devrait » obéir à la même logique, puisqu’il y aurait une stricte
correspondance entre les deux, dans la mesure où « tout est un » au sein de l’éternité physique
insécable.
Ainsi donc, il y a un premier foyer humain, un premier surgissement humain en un lieu
concentré de la Terre. Puis il y a explosion, diversification, via le nomadisme. Les guerres, la
colonisation, les invasions, tendent à renforcer le caractère scindant de l’explosion initiale. Mais la
« mondialisation » également est réunion au moins formelle : après un éparpillement, une re-
connexion s’annonce. Mais dans des conditions capitalistes, la mondialisation (qui n’est d’abord que
produite économiquement) est le renforcement des divisions, elle n’est pas réunion. Néanmoins, si le
74
mouvement historique correspond bien au mouvement de l’univers tel qu’il implique son éternel
retour (unité-explosion-réunion), alors un espoir légitime surgit : la re-connexion des peuples, dans
le principe mondial, annonce une réunion finale, soit un dépassement mondial du capitalisme
(internationalisme), et le passage à une mondialité cosmopolite authentiquement démocratique (paix
durable, monde moins désastreux, moins oublieux, persévérant davantage, moins destructeur ; dans
la gravité et la mémoire).
Néanmoins, il faut éviter un grave écueil. Il faut éviter l’écueil de la téléologie, écueil que
Hegel n’a pu éviter. La téléologie est la négation de la liberté humaine. A vrai dire, l’humain est libre
car il se dissocie aussi de sa correspondance avec le mouvement dialectique de l’univers. L’écriture
est cette dissociation : l’écriture est la déchirure de l’être, la re-connexion anticipée qui accroît le fait
de différer la sursomption (qui accroît la différance de l’achèvement dialectique). L’écriture est le
surgissement de la liberté humaine. Par l’écriture, la liberté humaine advient, mais c’est aussi une
liberté terrifiante : la réunion « dialectique » finale des humains (et vivants) de la Terre, cette réunion
qui devrait correspondre au mouvement dialectique de l’univers, de l’éternel retour de l’univers, n’est
plus du tout une évidence. Toute téléologie, par l’écriture, devient caduque. Dès lors, la paix
perpétuelle n’est plus une nécessité mais une possibilité : elle devient un possible dont l’humain doit
s’emparer, pour le réaliser comme projet. Ce possible peut et doit s’appuyer sur l’idée d’une analogie
entre mouvement physique et mouvement historique. Mais cette analogie doit alors être revendiquée,
et non plus posée dogmatiquement comme étant inévitable.
Les humains plus libres, dans l’éternel retour, devront donc faire en sorte que se réalise ce qui
se réaliserait s’ils n’étaient pas libres : une paix non oublieuse, réfléchie et absorbée dans la mémoire
des désastres passés (elle n’est donc en rien « parfaite »). Elle confirmerait potentiellement l’analogie
de mouvement entre le physique et l’historique, même si cette analogie doit absolument être
indéfiniment différée, comme attente sans atteinte. L’humain libre doit tenter de vivre un destin qui
n’est plus son destin nécessaire depuis qu’il s’est mis à écrire. S’il parvient à l’accomplir, cette paix
perpétuelle, il s’agira d’un accomplissement d’autant plus beau qu’il n’était en fait pas programmé,
mais seulement voulu, espéré, projeté. Il sera devenu un possible réalisé, quoique toujours
imparfaitement, indéfiniment.
Contourner l’écueil de la téléologie est nécessaire : car si l’on pose la nécessité absolue de la
paix perpétuelle (laquelle pourtant n'est jamais absolument réalisée, mais toujours en devenir, en tant
qu'idéal régulateur), et non sa possibilité, c’est le fascisme, voire le totalitarisme, qui menacent : on
tentera à tout prix de faire entrer certains contenus politiques dans une idée abstraite dogmatiquement
posée. Ce n’est pas Nietzsche, mais bien un certain Hegel pernicieux, qui est le grand-père du
nazisme.
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Le deuxième aspect de la question concerne le « rôle politique » que peut jouer l’idée même
d’éternel retour. A vrai dire, si des « possibilités » rationnelles et sensibles de l’éternel retour sont
admises (et ce genre de projet s'enracine dans un temps très long, comme Nietzsche lui-même le
comprenait), nous pourrions faire de cette « vérité » nouvelle, disponible pour tous, un puissant levier
politique. En effet, si les hommes appréhendent la possibilité selon laquelle leur vie pourrait bien se
répéter à l’identique, une infinité de fois, dans l’éternité, ils voudront probablement se mettre à vivre
différemment. Ils considéreront certainement, plus qu'auparavant, que cette vie terrestre est d’une
extrême importance, et qu’il ne s’agit pas de la prendre à la légère. Ils voudront probablement cesser
de vivre dans la misère, ils ne supporteront plus une condition de tutelle, d’esclavage, puisqu’ils se
diraient qu’ils auraient à subir de telles souffrances non pas une seule fois, mais une infinité de fois,
dans l’éternité. La révolte des « prolétaires » ou des « dominés » serait favorisée, éventuellement
(même si une telle condition « idéologique » demeure insuffisante, et même dangereuse car
potentiellement extatique, non perspectiviste, selon certaines condition, et du point de vue d'un
matérialisme historique strict). De même, ceux qui font souffrir autrui admettraient qu’ils pourraient
bien faire souffrir ces autres une infinité de fois, dans l’éternité. 9a n’est pas impossible, dirait
Chrysippe. Leur culpabilité serait multipliée à l’infini. Si l’on dénonçait les dictateurs, les capitalistes,
en tant qu’ils seraient coupables de faire souffrir dans l’éternité certaines vies sacrifiées, leur
accablement serait maximal. L'éternel retour, en ce sens, deviendrait une « arme » spirituelle
intéressante, du point de vue de la lutte des classes, par exemple, ou de la lutte contre toutes les formes
de domination. Mais certes, cette « arme » est largement insuffisante, et ne saurait être mobilisée en
l'état actuel des choses.
Par ailleurs, on peut considérer que, si c’est Bergson qui nous permet de penser l’éternel
retour, ou la perpétuité périodique de séquences identiques spatialement et qualitativement, dans
l’irréversibilité de la durée, on notera que nous accédons à ce « résultat » possible en critiquant une
tendance moderne à « spatialiser le temps ». Or, Lukàcs, qui a lu Bergson dans sa jeunesse, considérait
que le critère de la « valeur » économique, ou sa substance, soit le « travail abstrait », le travail en
général ramené à l’unité abstraite, devenant norme productive comme temps de travail socialement
nécessaire, moyenne calculée, dérivait également d’une spatialisation du temps : les machines
industrielles opérant cette normalisation, tout comme l’organisation rationnelle du travail, ne sont en
effet que la cristallisation de théories scientifiques « naturelles » spatialisant ce temps, ainsi que le
disait Bergson (psychophysique, mécanique, physiologie, etc.). Ainsi, les individus réifiés dans ces
ordres sociaux-techniques, comme le montrait déjà Chaplin dans Les temps modernes, mutilaient la
temporalité a priori fluide et continue, fidèle et se projetant, de tels individus, ce qui les empêchait
d’accéder au principe de perpétuité en question. Mais leur résistance, ou leur souffrance propre plutôt,
leur tendance à maintenir un noyau qualitatif vivant continu et qualitatif écrasé mais persistant,
76
produirait leur conscience pré-thématique sans cesse réactivée, dans la lutte et le refus, d’une telle
perpétuité nécessaire. Ils sauraient intuitivement que cette perpétuité s’affirme en négatif : et donc
finalement, selon notre perspective, on peut postuler qu’ils sauraient également que cette perpétuité
implique potentiellement certains pressentiments, qui indiquent peut-être qu’il s’agira de vivre
toujours déjà cette même vie, éternellement. Une telle situation de Tantale est trop étouffée pour
produire révoltes efficientes et luttes décisives, peut-être. Mais un détonateur, si cette intuition est
posée comme possible scandaleux (mais jamais comme dogme absolu), conduirait à l’impérieuse
nécessité d’abattre complètement le système capitaliste réifiant. Le gestionnaire de son côté,
calculant, n’accède jamais à cette intuition, car sa position est différente : devenu solipsiste ou sadique
à son insu, il s’auto-réifie par totémisme impensé, et son rapport fétichiste immédiat aux choses
produites, qui n’existe que dans la consommation, sera incapable de dépasser sa propre déprise
inconsciente à l’égard de sa propre temporalité. Par le dépassement des individus réifiés ou exclus,
doublement réifiés, par l’ordre productiviste moderne, s’annonce qu’une possible récurrence
périodique de la durée intime, se souvenant ou prévisualisant sa condition malgré et par son
écrasement quotidien, pourrait devenir plus explicite. La lutte viserait ce qu’elle est comme désir
possible, toujours déjà, et peut-être d’ailleurs qu’elle ne cesserait jamais, car aucun monde ne sera
jamais assez « parfait » lorsque de tels possibles ont été envisagés.
Quoi qu'il en soit, la perspective située de l'éternel retour, si elle se constitue un jour, sera une
perspective « matérialiste », qui favorise la lutte concrète pour une liberté réelle et une égalité réelle
sur terre, à la différence de l'eschatologie chrétienne. En effet, l'eschatologie chrétienne, qui promet
aux « déshérités » une consolation post mortem, ne les engage pas à lutter pour modifier leur situation
terrestre, mais les engage à subir avec « patience » leur condition, en vue d'une béatitude
supraterrestre à venir (ce pourquoi Marx considérera que toute « religion » ainsi entendue est
« l'opium du peuple »). Cette eschatologie repose d’ailleurs, au sein du christianisme moderne, sur la
nécessité d’une atomisation/spatialisation des instants de la durée, et brise toute projection qualitative,
pour qu’une projection extatique et sublime se substitue à elle. La perspective de l'éternel retour,
comme possible, qui fait de cette vie terrestre le lieu de l'éternité, nous engage à nous accomplir
pleinement sur terre, et à ne pas tolérer l'aliénation et la soumission sur cette terre. Elle pourrait être
un principe de maximisation de la révolte et de la lutte.
Pour tout dire, si l'on voulait être fidèle à l'esprit nietzschéen (l'éternel retour comme
messianique ayant un lieu terrestre), ou spinoziste plutôt (l’éternité ou durée déterminée sensiblement
comme ayant son lieu dans l’actuel qui s’ouvre à la joie et à la lutte), et si l'on voulait adjoindre à ce
projet le projet matérialiste marxien (qui est une autre forme de messianique en devenir, en un certain
sens), on pourrait s'exprimer en ces termes.
77
Le problème majeur, toutefois, est le suivant : la « théorie » de l'éternel retour est
essentiellement spéculative et philosophique, pour l'instant (autant dire qu'elle n'existe pas). En ce
sens, son efficacité « politique » est totalement compromise (pour l'instant). Ce que je formule ici ne
peut s'effectuer que dans un temps très long (et peut-être même que cela ne pourra jamais s'effectuer).
Par ailleurs, une autre question se pose : si, par hypothèse, dans l’éternel retour du même,
« nous » avons déjà vécu notre « futur », si notre « futur » est déjà « écrit » en quelque sorte, cela
n’induit-il pas une sorte de fatalisme, empêchant l’action, la lutte, la révolution elles-mêmes ?
Répondre à cette question, dans le cadre théorique que nous avons proposé, n’est pas si difficile. Trois
arguments, déjà énoncés, suffiront : sur un plan ontologique, le « retour » d’agencements spatiaux
identiques étant pensé dans le cadre d’une durée pure continuellement nouvelle, continuellement
miraculeuse (en tant qu’irréversible), il est la conciliation d’un strict déterminisme et d’une pure
liberté positive (de même que Kant parvient à concilier physiocratie transcendantale et liberté
transcendantale, à sa manière). Sur un plan psychologique, le « futur » déjà vécu, par hypothèse, ne
se manifeste qu’à travers certaines réminiscences imprécises et confuses ; l’ignorance de ce qui aurait
« déjà » été vécu fonde, subjectivement, ma « liberté » (ici, négative) dans l’éternel retour du même.
Sur le plan d’une téléologie déchirée ou différée, l’écriture, qui est un principe de dévoilement voilant
ce qu’il est censé dévoilé (principe d’obstruction sur le chemin de la désobstruction), fonde
également, comme il a été dit, une forme de liberté négative.
De ce fait, plutôt que de dire que l’action de l’individu dans l’éternel retour serait purement
passive, « pré-programmée », on dira qu’elle est la puissance maximale, incluant une responsabilité
maximale : chaque acte que je fais dans l’éternel retour du même, puisque je l’accomplis de façon
libre, je dois l’assumer non pas pour la seule fois où je l’accomplis, mais pour l’infinité de fois où je
l’ai déjà accompli et où je l’accomplirai. Qu’une telle vision du monde, si elle est admise par un être
conscient, ne change pas radicalement sa manière éthique, politique, et même affective, d’être au
monde, serait assurément fort surprenant (et cela, Nietzsche le comprenait). Mais par qui sera-t-elle
admise effectivement, pleinement ? Cela est une autre question, indécidable pour l’instant.
Une métaphore, fournie par Bergson dans son Essai sur les données immédiates de la
conscience (1er chapitre) : la grâce de la danseuse. Cette grâce est pure liberté, légèreté choisie
(comme chez Nietzsche), et pourtant elle implique aussi que la danseuse comme le spectateur éprouve
un sentiment rythmique intime de faveur, car les mouvements courbes s’entre-pénètrent ici de telle
sorte que chacun, en miroirs fluides, regardés ou bougés, « sait » déjà quel sera le prochain
mouvement, avant son déploiement. Chacun prévisualise ou pressent l’avenir de la danse, ou du
spectacle. Cette danse s’appuie sur une mémoire conséquente, intégrale, éminemment fidèle, et c’est
en cela qu’elle est non scindée, plus créative, plus « libre », plus délibérément projetée vers l’avant.
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Elle est donc on ne peut plus « déterminée », qualitativement, et pourtant elle est ce qui est le plus
libre, le plus absolument nouveau, consciemment et sensiblement. On pourrait utiliser cette
métaphore pour penser les déterminations de la physique relativiste ou la physique quantique, et pour
analogiquement penser leur unité, à partir du vivant qui les reçoit et pense. Certains outils plus précis
ont été posés plus haut pour rendre opérante « techniquement », un jour peut-être, cette analogie.
Lorsque les prolétaires ou exclus, individus réifiés, ressentent cette danse qui est en eux, peut-être
qu’une mémoire plus archaïque les rappelle à l’ordre, et engage une lutte réellement fidèle et
déterminée, réellement libre et projetée vers une véracité élémentaire.
XXVII L'éternel retour face aux religions existantes
Benoît BB :
Mes remarques ici seront largement insuffisantes, mais elles sont une ébauche en vue d'un
travail à venir plus approfondi. Mais notons tout de même que cette direction pourrait, à terme,
remplir une fonction « politique » singulière (le principe d’une conciliation de diverses formes
religieuses autour d’un concept théorique commun pouvant jouer, au moins indirectement, un rôle
politique certain).
Je dirais d'abord que l'éternel retour est bien sûr un panthéisme. Tous les atomes du monde
physique se répétant éternellement, ils ont l'attribut essentiel de Dieu : l'éternité. En outre, dans le
cadre d'un déterminisme intégral, le moindre atome conditionne le déploiement de tout l'univers tel
qu'il se répète à l'identique de toute éternité, il est donc la puissance absolue, ainsi semblable à Dieu.
Mais il y a là également une certaine sorte d' « animisme » spécifique : car chaque être, même
"inerte", à travers un réseau de synchronicités esthétiquement disposé, nous "parle" et déroule le fil
d'une histoire belle, quoique parfois horrible ou sublime, en elle-même. Les synchronicités posent les
bases de l'animisme. Animisme et panthéisme peuvent donc cohabiter harmonieusement dans le cadre
d’une théorie de l'éternel retour.
Mais il pourrait y avoir aussi : monothéisme. Il y aurait deux raisons pour dire que Dieu n'est
pas seulement immanent (cf. Spinoza), mais qu'il y a également, peut-être, un Dieu transcendant.
D'abord, pour qui sait « voir », les synchronicités, indissociables de la « réalité » de l’éternel retour,
pourraient être la « preuve » qu'une âme artiste aurait co-créé le monde. D'autre part, il faut que Dieu
existe pour que l'éternel retour soit réellement perçu comme une "bonne nouvelle" (or, il est a priori
une « bonne nouvelle », puisqu’il apporte potentiellement la paix et la justice, comme nous l’avons
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vu) : en effet, seule l'existence de Dieu parvient à nous convaincre que cet être co-créateur du monde
dispose assez de joie dans chaque existence, dans chaque vie, pour que, pour chacun, l'éternel retour
soit une bonne nouvelle (ceci concernant même les vies apparemment très souffrantes, « de
l’extérieur » ; je parle ici d’un noyau de joie irréductible et inextensif propre au fait même d’être en
vie, que l’on appellera « grâce » ou « attention »). Par ailleurs, si Dieu existe, il n'est pas exclu
qu'entre deux vies identiques, une jonction avec lui soit possible (l’âme ayant été « délocalisée »
quelque peu, au sein du monisme présupposé, et par-delà même ce monisme, qui serait
dialectiquement un dualisme spécial). Le principe d'éternité serait dédoublé : éternité terrestre et
éternité supraterrestre. Cette pensée nous permettrait d'affronter une réalité potentielle de l'éternel
retour, laquelle, en tant que principe absolument neutre axiologiquement, ou en tant que principe
exclusivement immanent, pourrait bien mener à un sentiment d’absurdité ou de désespoir (une idée
accablante : l'éternel retour d'Auschwitz, des colonisations, des désastres et massacres ; le principe
d'une joie immanente du vécu étant ici une consolation réelle, mais peut-être insuffisante, qui réclame
en outre un espoir supraterrestre, légitime dans notre contexte).
Ce principe d'une eschatologie supranaturelle ne serait plus potentiellement nihiliste, dans la
mesure où l'éternité terrestre (une éternelle répétition physique) aurait été admise.
Trois formes de « paradis » seraient donc admissibles : une joie individuelle terrestre, répétée
une infinité de fois, qui se manifeste ponctuellement pour tous les êtres ayant à vivre, lorsqu’un
rapport au fait de vivre comme puissance est dévoilé ; une joie collective terrestre éventuelle, répétée
une infinité de fois, au sein d’une paix perpétuelle qui se dévoile progressivement comme virtualité
pensable ; une joie collective et individuelle supraterrestre, entre deux vies physiques identiques,
objet de foi légitime.
A terme, peut-être, les synchronicités recevront leur interprétation esthétique sans que
l’hypothèse d’un Dieu transcendant ne doive intervenir. L’acceptation morale de l’éternel retour, de
même, pourra s’appuyer sur une éthique de la joie purement immanente, sur une spiritualité terrienne
enrichie, qui ne recourt pas à quelque intervention supranaturelle divine. Le « Dieu » dont je parle
depuis le départ, à vrai dire, est le nom que je donne à mon ignorance ou à mon désir, mais ce mot
bien pratique, qui repose plus sur une limitation subjective de la connaissance humaine que sur une
réalité positive pénétrable, je n’aurais aucun mal à m’en débarrasser, si certaines réponses à des
questions que je pose, pour l’instant irrésolues, finissent par me convaincre.
Si Dieu existait, il faudrait s’en débarrasser, dira l’anarchiste, qui pense mieux que quiconque
la réalisation d’une liberté humaine et d’une responsabilité humaine autonome. Mais, pour s’en
débarrasser, ne faut-il pas d’abord constater sa « présence » éventuelle, pour finalement comprendre
qu’il ne sera, un jour peut-être, plus indispensable en tant que tel ? Le monothéisme tend à devenir
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un pur panthéisme, à terme, même s’il s’agit constamment de maintenir une tension vers la
transcendance (celui qui ne maintient pas cette tension ignore que notre ignorance, qui convoque une
telle transcendance, ne sera jamais totalement abolie). Au sein de ce panthéisme final, Dieu pourrait
bien continuer à exister, et préparer pour nous quelque consolation bienvenue dans quelque au-delà,
mais cela ne nous concernerait plus directement, dans la mesure où nous aurions su établir le lieu
définitif de notre félicité dans cette vie sensible et concrète de l’ici-bas.
XXVIII Vu du point de vue de l’éternel retour, à quoi pourrait ressembler l’amour ?
Benoît BB :
L’amour est une « preuve » intégralement intuitive de l’éternel retour. La « démonstration »
rationnelle de l’éternel retour sera toujours insuffisante (cosmologie, statistique). Nous ne pourrons
jamais que « démontrer », sur le plan de la rationalité, que des séquences spatiales exactement
identiques se répètent dans l’éternité physique (et encore, ces démonstrations restent pour l’instant
très spéculatives, d’autant plus que l’éternité n’est en rien « démontrable », mais relève de la
métaphysique ; tout au mieux peut-on parler d’ouverture des multiples univers). Mais nous ne
pourrons jamais être certains absolument, sur le plan rationnel, que ces mêmes individus qui
resurgissent à l’identique, que ce « même » Benoît, que ce « même » Liamine, sont bien habités par
« notre » intériorité actuellement vécue. Ma tentative de penser un « monisme » spécifique est une
tentative qui va dans le sens d’une formulation d’une métempsychose nécessaire associée à l’éternel
retour du même. Mais reconnaissons-le, même cette tentative spéculative est insuffisante : nous ne
pouvons affirmer après cela avec une certitude totale que c’est bien la « même » âme qui revient.
L’amour est donc ce « savoir » intuitif qui vient compléter le savoir rationnel en ce qui
concerne la vérité de l’éternel retour. Par l’amour, il devient intuitivement « clair » que c’est bien le
même « intérieur » qui revient. Dans l’amour, une certaine réminiscence, un certain déjà-vu, une
certaine anticipation, une certaine synchronicité, s’affirment, de telle sorte que nous pourrons être
désormais relativement « convaincus » que notre vie se répète une infinité de fois à l’identique.
Lorsque je vois pour la première fois le visage de l’être que je vais aimer follement, une sorte de
sympathie immédiate, très souvent, surgit : je ne peux pas l’expliquer, mais une connexion entre moi
et cet être existe. Tout se passe comme si je « savais » déjà que j’allais vivre avec cet être le plus bel
amour.
En outre, quand j’aime autrui, je le vois différemment : sa quiétude devient palpable, sa
sérénité devient communicable. Je l’aime, ce prochain, ce parent, cet ami, et ainsi je vois son visage
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sous un angle précis : il ne semble pas hanté par la perspective du néant, il semble bien installé ici-
bas. Comme s’il avait une conscience pré-thématique de l’éternel retour. Je l’aime, et en retour il me
fait le plus des cadeaux : il m’offre ce visage souriant qui semble me dire : « je ne vais pas m’évanouir
dans le néant, cela je le sais, car je reçois ton amour ; de même, tu ne vas toi-même pas t’évanouir
dans le néant ; tu peux donc cesser d’avoir cette mine inquiète et anxieuse. »
Lorsque j’aime un autre être humain, c’est un Don parfait qui m’est fait. Mais je dois réfléchir
à la signification de ce Don. Or, la loi de la réflexion est le plaisir, comme nous l’apprend Kant :
autrement dit, au plus j’ai du plaisir dans la réflexion, au plus je suis sûr de me rapprocher du vrai.
Ainsi, donc, réfléchissant au Don de l’amour, je dois nécessairement en arriver à cette conclusion :
« ce Don est un Don parfait, plein et entier ; mais un Don parfait ne saurait être la moitié d’un Don ;
si cet amour devait disparaître après ma mort, il serait un Don inachevé ; nécessairement donc, ce
Don ne saurait s’évanouir dans le néant ; nécessairement, selon la loi de la réflexion, selon la loi du
plaisir, puisque ce Don est plein et entier, il doit se dérouler dans l’éternité ; il doit se répéter une
infinité de fois dans l’éternité ».
L’amour est donc bien ce « savoir » intuitif qui vient combler les lacunes du savoir rationnel
de l’éternel retour. Si l’on combine certaines « démonstrations » spéculatives de l’éternel retour au
phénomène de l’amour, phénomène que tous les humains de la Terre connaissent, alors la « vérité »
de l’éternel retour devient une « vérité » quelque peu « accessible ». Ce qui était initialement un
« savoir » ésotérique, un « savoir » de poètes, de prophètes ou de fous, devient un savoir exotérique,
partageable, qui peut, à long terme, éventuellement, s’installer dans la vie quotidienne de tous les
hommes (mais je parle ici plus d'un souhait, pour l'instant, que d'une certitude apodictique).
XXIX L’amour universel que prônent les monothéismes pourrait-il être soluble dans une
philosophie de l’amour associée à la pensée de l’éternel retour ?
Liamine Touhami :
Je répondrais positivement à cette question, car l’amour universel des judéo-chrétiens ou des
musulmans est en réalité la répétition des actes de la vie dans l’éternité vécue par l’âme humaine. Cet
amour est en fait le devoir de l’humanité dans sa vie terrestre, afin qu’il puisse se répéter éternellement
dans sa vie céleste. Une philosophie de l’amour pensée dans le concept de l’éternel retour est toute
proche de ce concept théologique, puisqu’elle consiste à appliquer strictement des principes moraux
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destinés à la cohérence de l’humanité dans la paix de la vie. Les deux exigent la croyance en l’âme
humaine, et les deux rejettent avec véhémence la perversité et le mal. Si de prime abord on peut croire
que la pensée associée à l’éternel retour est plutôt neutre puisqu’il pourrait ne pas faire de distinction
entre la répétition du mal ou du bien, il est évident que le monothéisme inclut lui aussi la répétition
du mal ad infinitum dans sa conception de l’enfer. Or, les deux ne font que constater en réalité le libre
arbitre de l’être humain dans la délibération de ses choix. L’amour universel et la croyance en une
humanité dont l’avenir est la paix fait partie des deux doctrines, et c’est pourquoi je pense qu’elles
partagent un tronc commun, celui d’une conception visant à responsabiliser les actes dans la vie
terrestre et à magnifier les bienfaits d’un amour désintéressé.
XXX Le salut de l'humanité tient-il à l'amour ?
Benoît BB :
Je ne pense pas que le salut de l’humanité tienne à l’Amour comme abstraction, comme
injonction vague (amour d'un « prochain » indifférencié, etc.). C’est bien le problème de l’Amour
chrétien : il est devenu une abstraction sous laquelle peuvent être subsumés les actes les plus barbares,
et les idéologies les plus rances (pro-life, homophobie, prescription d’une sexualité normée, patriarcat,
etc.).
Il faut donc tâcher de faire de l’amour une pratique quotidienne et modeste. Chacun devrait
pouvoir avoir son petit mot à lui pour décrire son attachement aux êtres. Il ne devrait pas avoir à se
mettre sous la bannière dangereuse de « l’Amour pour tous », qui veut tout et rien dire. L’amour
concret renvoie à une intimité singulière à chaque fois vécue en première personne, nul ne saurait
commander cet amour.
Toutefois l’amour concret, ou tout autre mot susceptible de l’exprimer, est porteur de vérités
insignes qu’il faut savoir écouter. L’amour concret me fait découvrir ce que la contemplation du
regard ouvert de l’animal me dévoile : la possibilité d’une paix perpétuelle (indéfiniment ajournée,
mais toujours présente comme virtualité) ; la « nécessité » d’un éternel retour.
Dans l’amour concret, l’autre me dit : « soit cette paix, car nous sommes l’éternité, et je serai
ta confiance retrouvée ».
Ainsi donc, l’amour concret est bien le salut. Mais non pas un salut qui serait un pur moyen.
Un salut qui est la fin, la finalité, le but. Quand un homme aime, c’est que la partie est déjà gagnée.
83
Synthèse générale de la recherche
Revenons synthétiquement sur les points importants de la recherche ici développée, qui auront
été exposés dans l’ordre qui leur convient, c’est-à-dire selon l’ordre d’une réflexion dialogique
progressant pas à pas, et ce sans éprouver la crainte de se confronter parfois à l’inconnu, sans éprouver
la crainte, non plus, de rebrousser parfois chemin dans un souci de précision et d’exactitude. Une
articulation rigoureuse de ces éléments permettra une clarté du propos satisfaisante pour un lecteur
attentif.
84
Le point de départ de cette recherche sur le concept d’éternel retour renvoie à une réflexion
cosmologique, dans la mesure où c’est bien la réalité physique au moins potentielle de l’éternel retour
qui nous intéresse d’abord, et non pas seulement une « vision du monde » simplement subjective qui
ne se distinguerait pas qualitativement de croyances religieuses hautement problématiques (en effet,
si une « théorie » de l’éternel retour n’est qu’une « religion » de l’éternel retour, son efficacité
pratique, existentielle, morale, voire « politique », sera compromise autant que peut l’être celle des
religions constituées).
Le cadre cosmologique spéculatif d’une théorie de l’éternel retour sera d’abord très général ;
il s’agira avant tout de postuler trois conditions formelles : une quantité de forces finies dans « notre »
univers ; une éternité de la durée physique ; l’efficacité d’une certaine « loi statistique » issue de la
théorie des jeux de Neumann. La première condition sera rattachée à la loi physique de la conservation
de l’énergie, encore admise aujourd’hui. La seconde condition sera admise, dans un premier temps,
dans le contexte d’une physiocratie transcendantale (« rien ne naît de rien »). La troisième condition
supposera l’adjonction de la théorie des ensembles de Cantor, pour être pensée de façon cohérente.
Ces trois conditions définissent la possibilité selon laquelle des « séquences » d’univers identiques se
répètent une infinité de fois, dans l’éternité physique.
A ces trois conditions, on devra ajouter une condition supplémentaire : un déterminisme strict
opérant, à l’échelle de chaque « séquence » d’univers, qui nous permette de dire que le resurgissement
à l’identique de « conditions initiales » données implique le resurgissement à l’identique de la
séquence qu’elles initient. Si ces « conditions initiales » renferment des données quantiques, il
s’agirait donc de penser une forme de « déterminisme » quantique au moins potentiel. C’est la
question de « l’univocité » potentielle de la fonction d’onde initiale, que le physicien Martin
Bojowald envisage, qui serait donc posée.
Le modèle cosmologique qui s’impose naturellement à l’esprit pour penser l’éternel retour du
même sera le modèle d’un « univers en rebond », issu de la gravitation quantique à boucles (Martin
Bojowald, Aurélien Barrau). Car, dans ce modèle précis, des « séquences » d’univers relativement
autonomes (expansion-contraction) semblent être définies. Nous aurions à appliquer une loi
statistique à ce modèle, en supposant une éternité de durée, une « univocité » de la fonction d’onde
initiale, et une logique de conservation au moins partielle des forces dans le passage entre deux
séquences, pour fonder la légitimité de l’hypothèse de l’éternel retour du même.
Néanmoins, nous considérons que l’hypothèse de l’éternel retour est plus souple et plus large
qu’un modèle cosmologique déterminé, et qu’elle peut rester valable au sein d’autres modèles. Nous
nous référons d’abord au modèle d’un « univers en rebond » pour « donner à voir » plus clairement
ce que nous voulons dire, mais nous souhaiterions aussi, plus généralement, faire cohabiter notre
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hypothèse avec le modèle d’une expansion infinie, plus couramment admis par la physique
contemporaine. Le modèle qui postule une expansion infinie (ou indéfinie) après le big bang, n’exclut
pas, en effet, la possibilité que l’univers soit éternel. Or, l’éternité de la durée physique reste peut-être
la condition la plus essentielle dans une « théorie » de l’éternel retour. Une certaine interprétation
d’un vide quantique résurgent au sein de l’expansion infinie, et du concept de fluctuations quantiques
(définissant des conditions « initiantes » potentielles), pourrait permettre une certaine compréhension
d’un « retour à l’identique » au sein même du modèle cosmologique le plus majoritairement admis.
Sur ces bases, nous avons fait intervenir certains principes épistémologiques « nouveaux »
pour répondre à certaines questions qui restaient en suspens, et qui ne pouvaient être, selon nous,
résolues, dans le cadre conceptuel d’une physique purement quantitative. Pour penser le principe
d’éternité, d’abord, il nous a semblé que le « mécanisme » traditionnel, ou que le principe
métaphysique d’une physiocratie transcendantale, s’ils étaient porteurs et pertinents sur un plan
« spatial », étaient largement insuffisants pour pénétrer l’intimité qualitative de la durée. C’est
l’épaisseur de la durée psychique intime, son « ouverture », sa continuité, sa fluidité, qui dévoilaient
un rapport à une éternité vécue, expérimentée, et non plus spatialisée ou spéculée. Une épistémologie
bergsonienne, qualitative, dont nous avons brièvement exposé les principes, nous semblait en ce sens
être un complément utile : il s’agissait par là de faire cohabiter une physique quantitative,
mathématique, apte à fournir des résultats sur le plan d’une cosmologie rationnelle, avec une physique
plus « intuitive », apte à pénétrer plus à fond le principe d’éternité. Les concepts de « pré-action » et
de « prévisualisation », issus de cette épistémologie « nouvelle », en outre, ajoutaient un autre
avantage, décisif dans notre contexte : soit la possibilité de penser un déterminisme intégral (et donc,
éventuellement, une « univocité » de la fonction d’onde), déterminisme « qualitatif » toutefois, et
compatible avec l’irréversibilité et la nouveauté absolue du progrès de la durée, déterminisme dont
nous avions besoin pour penser un « retour à l’identique » dans le contexte d’un progrès continuel du
temps.
Ceci étant posé, il faut bien dire que la question de l’éternel retour à l’identique des différentes
« séquences » physiques implique une question dont les enjeux sont décisifs, mais qui ne peut être
posée pour l’instant que sur un plan purement métaphysique. Ces enjeux sont décisifs, car ils
concernent la possibilité de « saisir » un savoir concernant l’éternité de la vie terrestre. Le traitement
de la question est nécessairement métaphysique, dans la mesure où ce qu’il y a « avant » ou « après »
la vie demeure, par définition, extérieur à toute donnée expérimentale tangible. Cette question, donc,
nous l’avons nommée de la sorte : la question d’une « métempsychose à l’identique ». Peut-on dire
que, dans le cas où un être vivant resurgit à l’identique, au sein des mêmes agencements spatiaux,
avec le même matériel génétique, en effectuant les mêmes gestes et les mêmes actions, au détail près,
mais dans des temps différents, peut-on dire donc que cet être vivant ainsi « ré-apparu » possèdera la
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même intériorité inextensive, la même « âme » en quelque sorte, peut-on dire que ce sera toujours
« lui » qui « ré-apparaîtra », qu’il s’agira là toujours de son « identité personnelle » propre ? Si nous
répondons positivement à cette question, alors de fait, « ma » vie terrestre est effectivement éternelle,
dans le contexte de l’éternel retour, c’est effectivement « moi » qui resurgis une infinité de fois à
l’identique, dans l’éternité physique. Si nous répondons positivement à cette question, alors nous
dirons que la qualité inextensive de l’intériorité dépend assez des agencements spatiaux extérieurs
pour que, au cas où ceux-ci resurgissent à l’identique, celle-ci resurgira également. Et nous avons
« voulu » répondre positivement à cette question, quoique de façon hautement problématique, en
convoquant certains concepts, décrivant certaines expériences spécifiques : synchronicités,
pressentiments, réminiscences, déjà-vu. Le futur déterminerait le « présent », dans la mesure où, pour
une âme qui affirmerait son unité qualitative au fil des répétitions du corps, ce « futur » aurait déjà
été éprouvé. Dans ce contexte, nous avons pu rattacher le concept de synchronicité, issu de Jung, à la
notion bergsonienne de « durée épaisse », pour donner une certaine unité à la recherche. Les concepts
de « pré-action » et de « prévisualisation », propres à une épistémologie bergsonienne, sont une
référence explicite à ce concept jungien de synchronicité. De ce fait, la pensée d’une éternité vécue
dans la durée pure, et d’un déterminisme « qualitatif », propres à une physique qualitative
bergsonienne qui vient compléter les lacunes d’une cosmologie purement quantitative de l’éternel
retour, traduit aussi, dans un même mouvement, l’exigence d’une pensée métaphysique qui tente de
fonder quelque peu une « métempsychose à l’identique » au sein de cet éternel retour.
Dans cette affaire, la théologie intervient, mais toujours à la marge. Dans la mesure où de
nombreux « mystères » demeurent, elle vient, au sein d’un acte de foi, combler les lacunes du
« savoir » physique ou métaphysique. Les synchronicités, même si on tente de les élucider
« rationnellement » quelque peu, dans un système de l’éternel retour, ne sont jamais pleinement
compréhensibles pour le seul entendement. Leur « magie » semble impliquer parfois l’intervention
d’une « intention » transcendante. Elles deviennent potentiellement des « preuves » physico-
théologiques de l’existence de Dieu. Nous ne pouvons ignorer la réfutation kantienne de ce genre de
preuves10. Mais cette réfutation, à dire vrai, est aussi une aubaine : car ces « preuves », ancrées ainsi
dans la subjectivité d’une interprétation personnelle, laissent le champ ouvert à la liberté de la foi
(ainsi, dans notre recherche, celui qui a exprimé ces possibilités théologiques n’a pas convaincu
entièrement son interlocuteur, qui restait sur un terrain plus « physique » et plus « immanent »). Pour
donner une certaine cohérence à cette conception d’une divinité transcendante et éternelle cohabitant
avec le principe d’une éternité physique immanente, la notion d’une « co-création » divine fut
développée. Si, de par son statut « épistémologique », elle est éminemment problématique, cette
10 Kant, Critique de la raison pure, « Dialectique transcendantale », « Sur l’idéal de la raison pure »
87
notion n’est pourtant en rien contradictoire, et s’enracine dans une certaine compréhension de la
troisième antinomie kantienne opposant physiocratie et liberté, quoique les conciliant finalement, en
les maintenant sur deux plans distincts (Critique de la raison pure, « Dialectique transcendantale »).
A vrai dire, si de telles perspectives théologiques furent d’emblée envisagées, c’est aussi pour
une question « morale » très importante, et qui ne semblait pas, dans l’immédiat, soluble sans un
recours à une transcendance intentionnelle. En effet, c’est une chose que Nietzsche (peut-être trop
égocentré)11 n’a pas vraiment envisagé, mais la possibilité selon laquelle toutes les vies de tous les
humains, et même de tous les vivants, pourraient se répéter éternellement à l’identique, en un sens
très global, a d’abord tendance à effrayer. Imaginer l’éternel retour des massacres, des génocides, des
dépressions, des déceptions, des inaccomplissements innombrables, a de quoi mener au désespoir.
Face à ce désespoir, tout individu confronté à cette « hypothèse » la rejettera en bloc, sans considérer
sa « rationalité » potentielle (une « vérité » éventuelle trop nuisible ou trop désespérante sera,
subjectivement, très souvent considérée comme fausseté, indépendamment de tout ce qui aura été
tenté pour la rendre « rationnelle »). Pour supporter « moralement » et « existentiellement » l’éternel
retour à l’identique de toutes les vies humaines (et même animales), lesquelles semblent, globalement
parlant, le plus souvent souffrantes, le divin qui semble émaner parfois du principe même du retour
(au sein d’une attention sélective, dans la synchronicité) devient un principe de consolation salvateur.
Il devient un principe de réconciliation avec cette « vérité » potentielle. Le raisonnement est simple.
Si un Dieu transcendant dispose l’éternel retour à l’identique de toutes les vies, alors ce retour éternel
a un sens (puisque Dieu dispose ses intentions propres). Si cet éternel retour a un sens, s’il émane du
divin, alors il peut être pris en charge comme une « bonne nouvelle », et non comme une réalité
simplement « physique », neutre, qu’il faudrait bien supporter. Cette pensée nous encourage à
considérer différemment toute vie, et même les vies les plus souffrantes en apparence : un élément de
joie absolu et irréductible doit avoir été placé dans chaque vie pour que, pour chacun, l’éternel retour
fasse sens, en tant que « bonne nouvelle ». L’éternel retour s’affirme alors comme une « vérité » claire
et certaine, pour un individu donné, seulement lorsque cette joie s’affirme pleinement. Et, puisque
l’absence de conscience de cette « vérité » signifie l’absence de la réalité qu’elle désigne, nous
pourrons dire : seule la joie demeure, dans l’éternité (retrouvant ainsi le principe deleuzien de
sélection différentielle dans l’éternel retour12). A ce principe d’une joie terrestre disposée par une
11 Nietzsche affirma, ironiquement, mais en dévoilant néanmoins une certaine structure de ses affects, qu’il y aurait eu
pour lui deux arguments « contre » l’hypothèse de l’éternel retour : l’existence de sa mère et de sa sœur. Il traduisit ainsi
une forme d’égocentrisme assez frappant, étant donné que l’éternel retour des massacres, des tortures, des invasions qui
furent et sont encore subis par une multitude d’hommes et de femmes a tendance à être plus effrayant que l’éternel retour
de petites querelles familiales vécues en première personne. Mais cela indique peut-être que Nietzsche pensait avant tout
l’éternel retour pour lui-même, et non pour tout ce qui existe et vit (ou encore : qu’il ne croyait pas vraiment à sa réalité
physique effective). 12 Deleuze, Nietzsche et la philosophie
88
intention divine s’ajoute un principe eschatologique supraterrestre : si le divin s’affirme
potentiellement, rien n’exclut, pour l’être, une connexion plus intime avec Dieu, entre « deux vies
identiques ». Toutes les consolations et réconciliations se laissent envisager, lorsque le divin
accompagne l’éternel retour du même, si bien que cette possible « réalité » physique devient une
« réalité » supportable pour nous. Certes, si finalement, au bout d’un temps très long, la signification
« esthétique » seulement immanente des synchronicités s’impose, le recours au divin n’aura plus lieu
d’être. Mais il faudra que notre besoin de consolation ne soit plus impossible à rassasier, au sein d’une
existence terrestre qui sera devenue le seul lieu possible, pour l’éternité. Si, dans cette situation, un
Dieu continue d’exister malgré tout, cela sera devenu indifférent pour une humanité qui serait capable
de vivre sans penser à lui.
L’éternel retour aura également une dimension « politique » au moins potentielle. Si nous
envisageons l’éternel retour tel que Nietzsche lui-même le pensait, il ne faut pas oublier la très haute
ambition du philosophe confronté à cette « vérité » tardive et sublime (quoiqu’il faille aussi relativiser
cette ambition, dans la mesure où elle s’est affirmée de façon pathologique, au sens psychiatrique du
terme). L’éternel retour renvoie à une sorte de messianisme sécularisé « interne » (au sens où il
concerne l’intériorité de chaque individu, à un niveau très intime, et non directement les institutions
publiques). L’éternel retour annonce la possibilité d’un paradis sur terre, ou d’une « paix perpétuelle »
terrestre. Nous pensons que, s’il fallait demeurer fidèle à ce projet, qui définit une forme de
« matérialisme » eschatologique, une certaine valorisation du « sens de la terre », il faudrait lui
adjoindre, politiquement, non pas les principes aristocratiques, idéalistes, sexistes et tendanciellement
antisémites que Nietzsche aura pensés par ailleurs, mais plutôt des principes politiques
authentiquement matérialistes, promouvant une liberté réelle, une égalité réelle aux niveaux social et
politique. En ce sens, le messianisme sécularisé « externe » de Marx et le messianisme sécularisé
« interne » de Nietzsche se complèteraient mutuellement13. La « vérité » de l’éternel retour, si elle est
suffisamment développée, pourrait devenir, à terme, une arme spirituelle mobilisée dans les luttes
concrètes contre toutes les formes de dominations liées au capitalisme, vers une société post-
capitaliste cosmopolitique. Des individus piétinés depuis leur naissance, aliénés, exploités, méprisés,
pris au sein d’un système où ils ne sont que des rouages d’une machine inhumaine et inconsciente en
laquelle leur qualité d’humains et leur dignité ne sont pas reconnus, et considérant par ailleurs que
cette vie qu’ils vivent est d’une extrême importance, dans la mesure où ils seraient « enfermés » en
elle pour l’éternité, dans la mesure où elle se répèterait à l’identique une infinité de fois, ne feront-ils
pas tout pour lutter contre ce système et pour l’abolir au plus vite ? Par ailleurs, ces individus,
s’adressant à leurs bourreaux, ne multiplieront-ils pas à l’infini l’accablement et la culpabilité de ces
13 Concernant l’articulation d’une face « interne » du messianisme sécularisé et de sa face « externe », cf. Camilli,
Coralie, Le temps et la loi
89
bourreaux, en soulignant le fait qu’ils pourraient bien être des bourreaux une infinité de fois, dans
l’éternité ? L’éternel retour, comme pensée définissant le caractère infiniment sacré et décisif de toute
vie terrestre, pourrait être un moyen d’accélérer le mouvement révolutionnaire détruisant le
capitalisme, tel que Marx l’avait envisagé. Naturellement, en l’état actuel des choses, de telles
projections sont irréalistes. Pour que la pensée de l’éternel retour ait un jour une réelle efficacité
politique, il faut que le concept scientifique d’éternel retour soit assez développé pour que nous
soyons parvenus à une « certitude » suffisante. Or, si l’on considère le caractère hautement
métaphysique de toute spéculation concernant le principe d’éternité, ou encore la « métempsychose
à l’identique », il est à craindre qu’un tel développement soit largement inaccessible. Néanmoins, en
matière de « progrès » scientifique, l’histoire nous aura appris que nous ne pouvons jamais dire
complètement « jamais » (pour le pire et pour le meilleur, d’ailleurs). Cela étant, il faut aussi
l’admettre, il est également possible que notre recherche suive une mauvaise piste, et qu’elle ne
débouche sur rien (ou, selon un sérendipité bienvenue, qu’elle nous entraîne tout à fait ailleurs). Par
ces remarques « politiques », nous ne souhaitons en rien « prophétiser » quelque « grand soir » ou
quelque réconciliation mondiale de tous les peuples, mais nous tentons simplement de penser
jusqu’au bout, de façon cohérente, ce concept d’éternel retour, à travers toutes ses dimensions, et ce
conformément à l’intention première de son moderne défenseur (Nietzsche), quoiqu’en corrigeant
aussi cette intention, pour la rendre plus universelle.
Le projet d’une « cosmologie politique » semble être inscrit dans l’idée moderne d’éternel
retour, et il donne au moins à penser, du point de vue de l’exigence d’une pensée complexe qui
articulerait tous les savoirs entre eux (l’idée d’éternel retour exige que l’on systématise le mode de la
reliance tel qu’il aura été pensé par Edgar Morin14, et en tant que telle, elle reste un objet conceptuel
passionnant, indépendamment de la question de savoir si ce qu’elle décrit est « réel »).
Finalement, et c’est le plus important, l’éternel retour devra rester une éthique et une
spiritualité de l’amour. L’éternel retour affirme tout simplement la valeur absolue de toute vie
(humaine, animale ou végétale). Et, puisque cette valeur absolue de toute vie s’affirme
essentiellement dans l’amour pour soi, pour l’autre, pour la vie elle-même, l’éternel retour n’affirme
que cela : « Aimer s’impose ».
Pour conclure, nous dirons que, même si l’éternel retour du même n’était pas réel, même si la
mort était un néant, même si nous nous trompions depuis le début, nous pensons néanmoins que,
malgré la dimension fort tragique de cette idée, malgré sa dureté, elle pourrait être aussi une idée qui
nous permettrait de vivre le plus pleinement et le plus intensément notre existence, dans un souci
d’accomplissement permanent, combinant exubérance de la vie passionnée et sagesse stoïcienne
14 Morin, Edgar, Introduction à la pensée complexe
90
impassible (amor fati). En ce sens, nous pourrions vivre, au quotidien, comme si cette vie se répétait
une infinité de fois. Une telle illusion affirmée serait l’illusion la plus utile à la vie, très certainement.
Et, dans le cas contraire, si d’aventure nous ne nous trompons pas, nous dirons que l’éternel retour en
tant qu’il est, très certainement, pourrait être en dernière instance une excellente « nouvelle », du
point de vue d’une vie voulant s’affirmer complètement, en première personne.
Benoît Bohy-Bunel
Annexes
Les trois premières annexes sont proposées en vue de revenir en détail sur des points encore
problématiques de la dimension « cosmologique » de l’éternel retour. La quatrième est une ouverture
poétique de la perspective, une suggestion.
1ère Annexe : une réflexion de Martin Bojowald
Martin Bojowald, dans son ouvrage L’univers en rebond, envisage assez précisément
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l’hypothèse cosmologique de l’éternel retour du même, telle que nous l’avons présentée, et il la prend
relativement au sérieux. Mais il ne traite cette question que très brièvement, considérant certainement
qu’il s’agit là plus d’une question philosophique (très spéculative), voire « cosmogonique », que
d’une question concernant directement le physicien, soucieux de pouvoir s’appuyer sur des
expérimentations concrètes
Il écarte de toute façon cette hypothèse, jugeant qu’elle « ne tient pas », et nous aimerions lui
répondre, considérant que l’outil conceptuel qu’il utilise pour réfuter l’éternel retour du même (les
paradoxes de Zénon sur l’infini) n’est pas viable dans notre contexte.
Extrait :
« Dans un univers en perpétuels cycles d’expansion-contraction, les cycles de durées finies
dans un temps sans limites laissent plus de latitude pour que ces cycles remplissent les exigences que
nous leur assignons. Si l’on considère l’ensemble des cycles, on pourrait trouver des propriétés très
diverses et souvent hostiles à la vie. Il suffit cependant que, dans l’ensemble infini des cycles, on
parvienne à un morceau d’univers comme le nôtre. Si cela est possible une fois, alors cela devrait se
reproduire dès lors que l’on dispose d’un nombre infini d’essais, et notre présence ici-bas réclame de
savoir pourquoi l’univers est comme il est. Un point c’est tout. L’esprit de Zénon resurgit là encore :
on abuse de l’infini si on l’utilise pour rendre plausible l’occurrence d’un monde comme le nôtre,
cette explication ne tient pas. »
Martin Bojowald, « La cosmogonie », in L’univers en rebond
Commentaire :
Nous avons convoqué systématiquement Bergson pour penser l’infinité temporelle, et ce n’est
pas par hasard. Bergson en effet, a réfuté de façon radicale et originale les paradoxes de Zénon15.
Selon Bergson, dans la durée pure, le mouvement est une multiplicité qualitative, indivisible, si bien
que ce mouvement est possible, par-delà sa divisibilité spatiale à l’infini, laquelle est symbolique, et
non « réelle » (Zénon affirmait que la divisibilité à l’infini du mouvement, représenté
symboliquement par une ligne droite, l’abolissait en tant que tel).
15 Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience
92
L’infinité temporelle dont nous parlons est donc une infinité qualitative, une multiplicité
qualitative en dernière instance. Le retour « à l’identique » de séquences spatiales, en ce sens, inclut
la nouveauté et l’irréversibilité constantes de la durée.
Le physicien spécialisé en physique mathématique, parce qu’il a tendance à systématiquement
spatialiser la durée pour effectuer ses mesures, perçoit l’idée d’un retour à l’identique comme une
contradiction dans les termes, dans la mesure où il l’identifie à une violation implicite de la loi de
l’irréversibilité. Mais une pensée de l’éternel retour des mêmes « séquences » (ou des mêmes
« morceaux ») d’univers qui s’inscrirait délibérément au sein d’une pensée de la durée pure, fluide et
continue, éviterait ces écueils. Tandis qu’elle se confronte à des concepts mathématiques (théorie des
jeux de Neumann, théorie des ensembles de Cantor) ou physiques (loi de la conservation de l’énergie),
elle fluidifie ces concepts, et elle les rend opérant dans un principe intuitif ou vécu (elle est un principe
opératoire de « réalisation » des concepts mathématiques).
Dans le cadre d’une physique purement quantitative, ce que dit Martin Bojowald possède une
forte légitimité. Mais dans le cadre d’une pensée de la durée qualitative qui viendrait fluidifier,
« réaliser » cette physique quantitative, il nous semble que son objection devient moins pertinente.
Par ailleurs, Martin Bojowald s’inscrit dans la théorie de « l’univers en rebond ».
Intuitivement, l’hypothèse de l’éternel retour du même paraît particulièrement compatible avec ce
modèle spécifique (même si ce physicien lui-même finit par ne pas admettre cette hypothèse ; nous
retiendrons tout de même qu’il la envisagée). Mais nos remarques devraient pouvoir concerner
également les partisans du modèle d’une expansion infinie, qui réfléchissent par ailleurs sur les
questions du vide quantique et de la fluctuation quantique (nous aimerions penser une expansion
infinie qui n’exclut pas l’hypothèse d’un retour à l’identique des mêmes « séquences » physiques, ou
des mêmes « morceaux » d’univers).
Benoît Bohy-Bunel
2ème Annexe : une réflexion d’Aurélien Barrau
Dans son ouvrage Des univers multiples, Aurélien Barrau envisage les différents modèles
cosmologiques incluant des multivers potentiels. Il nous semble que l’hypothèse de l’éternel retour
du même s’inscrit dans certains modèles, qu’il décrit, de « multivers temporels » (et ce même si nous
pensons, à un niveau plus « métaphysique », l’unité « logique » du tout de l’univers).
Mais ce qui nous intéressera ici concerne une certaine réflexion qu’il propose relativement à
une certaine variété de « multivers spatiaux ». Ce type de « multivers spatiaux » repose sur le fait
que, en relativité générale, il peut advenir (dans deux des trois géométries possibles en cosmologie –
93
géométries euclidienne et hyperbolique) que l’espace soit infini et que les univers (au sens des
volumes de Hubble) y soient donc en nombre infinis. Il s’avère que, dans ce contexte, il développe
un argument s’appliquant à l’infinité spatiale (« tout arrive ») que nous avons quant à nous également
développé, dans nos recherches sur l’éternel retour du même, mais en l’appliquant à l’infinité
temporelle.
Extrait :
Tout arrive
« Si l’espace est infiniment grand, comme le prédit la relativité générale dans deux des trois
solutions envisageables en cosmologie (les cas euclidiens et hyperboliques), cela signifie que tout ce
qui a une probabilité non nulle de se produire – tout ce qui est possible – doit non seulement se
produire mais aussi se reproduire une infinité de fois. Bien qu’ici aucune théorie exotique ni
hypothèse scabreuse ne soient convoquées, la manière de penser le monde s’en trouve déjà redessinée.
Presque réinventée.
Notre propre existence est, par exemple, possible puisque nous sommes manifestement là.
Donc, elle doit, quelque part dans l’espace potentiellement infini de ce multivers, se reproduire. Il est
même envisageable de calculer explicitement la distance moyenne à laquelle cela a lieu. Elle est
immense mais finie. Nos alter egos sont indiscernables de nous-mêmes. Il doit même exister des
« volumes de Hubble », c’est-à-dire des univers, entièrement identiques au nôtre ! Jusque dans le
moindre détail. Se produit d’ailleurs à ce stade un phénomène très intéressant : une sorte de perte de
déterminisme, à un niveau purement classique (alors que l’apparition d’un aléa intervient
généralement suite à des mécanismes quantiques). En effet, ces univers identiques auraient les mêmes
passés, mais pas nécessairement les mêmes futurs. Si ces volumes de Hubble grandissent, de
nouveaux « objets », en général différents d’une région à l’autre, vont potentiellement y pénétrer et
générer des évolutions différentes. Les copies peuvent diverger.
(…)
En intégrant, c’est-à-dire en sommant, sur le volume infini de ce multivers, il est légitime
d’attendre des univers extrêmement inégaux. En effet, l’infime parcelle que représente notre propre
univers serait loin d’épuiser tous les possibles du multivers, pour la même raison que le système
solaire est loin de représenter des exemples de tous les astres et phénomènes qui existent dans notre
univers. Certains univers pourraient donc être très denses en diverses formes de matière, d’autres
presque vides ou même entièrement vides, d’autres encore n’être composés que de lumière ou que de
94
gaz. Certains seraient pauvres et ternes, d’autres foisonnants de drapés diaprés. Connaissant les lois
de la physique, il est même, en principe, possible de calculer les probabilités associées à chacune de
ces circonstances et l’abondance relative des univers où elles se produisent. La distance moyenne à
laquelle se trouve le premier univers dépourvu d’étoiles, ou bien peuplé uniquement de trous noirs,
est théoriquement calculable.
Dans un univers, d’ailleurs, cette discussion vous convainc ! Dans un autre, votre alter ego,
copie conforme jusqu’alors, ne parvient pas à s’y résoudre et se détourne du propos. »
Barrau, Aurélien, « Et si l’espace était infini ? », in Des univers multiples
Commentaire :
Plus qu’une réflexion sur la seule infinité spatiale, cette réflexion d’Aurélien Barrau (qui est
aussi celle de tous les physiciens-philosophes s’intéressant à ce sujet), est une réflexion qui concerne
l’infinité de l’univers physique en général. Si nous ne pensons plus simplement l’infinité spatiale,
mais aussi l’infinité temporelle (l’éternité) de l’univers (ou du multivers), il s’avère logiquement que,
ce qui s’appliquait à l’infinité spatiale, doit aussi s’appliquer à l’infinité temporelle.
De même que « tout arrive » dans l’infinité spatiale, « tout arrive » également dans l’infinité
temporelle puisque, dans un cas comme dans l’autre, le nombre d’essais est infini.
Pour détourner une phrase d’Aurélien Barrau, nous dirions donc : « Si le temps physique est
éternel, comme l’indique une certaine interprétation du continuum temporel, cela signifie que tout ce
qui a une probabilité non nulle de se produire – tout ce qui est possible – doit non seulement se
produire mais aussi se reproduire une infinité de fois. Bien qu’ici aucune théorie exotique ni
hypothèse scabreuse ne soient convoquées, la manière de penser le monde s’en trouve déjà redessinée.
Presque réinventée.
Notre propre existence est, par exemple, possible puisque nous sommes manifestement là.
Donc, elle doit, quelque part dans le temps potentiellement infini de ce multivers, se reproduire. Il est
même envisageable, à terme, de calculer explicitement la durée qui nous sépare de cette réapparition.
Elle est immense mais finie. Nos alter egos sont indiscernables de nous-mêmes. Il doit même exister
des « séquences » d’univers entièrement identiques à la nôtre ! Jusque dans le moindre détail. »
Pour penser des univers qui seraient identiques dans l’infinité spatiale, il faut déjà que ces
95
univers aient des contours spatiaux quelque peu définis, sans quoi on ne sait plus vraiment ce qui est
identique à quoi. La notion de « volume de Hubble » (univers théoriquement observable) permet de
définir des « contours » spatiaux à « chaque » univers et, en partant de cette notion, nous pouvons
dire que « notre » univers, « fini » dans l’espace, possède ses copies conformes dans l’infinité
spatiale.
Ainsi, pour penser des univers ou « séquences » d’univers qui seraient identiques dans
l’infinité temporelle, il faut que ces « séquences » aient non seulement des « contours » spatiaux, mais
aussi des « contours » temporels, relativement dessinés. Pour penser ces « contours » spatiaux sous
l’hypothèse de l’éternel retour du même, nous avons évoqué la notion d’une quantité de forces finie
(qui s’applique effectivement dans un « volume de Hubble » donné). Mais pour penser les
« contours » temporels, les choses sont plus compliquées, si l’on considère la fluidité et la continuité
de tout temps qui passe. La notion de « conditions initiales », en ce sens, est à penser de façon
dynamique, et non statique. En outre, la détermination de « conditions initiales » relève plus, dans le
contexte d’une éternité de durée, ou même simplement dans le contexte d’un continuum pur de la
durée, d’un choix un peu arbitraire de l’observateur, que de la saisie d’une cause absolument première.
Il en va de même en ce qui concernerait quelque « état final » d’une séquence d’univers donnée : il
serait à penser de façon dynamique (et non en tant qu’état statique), et à relativiser en tant que dérivant
d’un « choix » quelque peu arbitraire de l’observateurs. Néanmoins, au sein du continuum de la durée,
nous pouvons supposer qu’il existe de discontinuités assez radicales. Le « big bang », s’il apparaît
bien, comme nous le pensons, sur un fond d’éternité physique, opère assurément une rupture dans
l’espace-temps (il semblerait même qu’en son sein le temps « disparaisse » presque). Nous ne
pouvons d’ailleurs, pour l’instant, jeter le regard « derrière » lui, ce qui assurément indique qu’il
constitue une réelle discontinuité. En ce sens, il deviendra un principe de surgissement relativement
clair en tant que tel, et nous pourrons dire que le phénomène qu’il initie trouve en lui son facteur
explicatif (ce pourquoi nous dirons qu’il enveloppe certaines « conditions initiales » dynamiques
d’une « séquence » d’univers donnée). En ce qui concerne « l’état final » d’une séquence donnée,
nous considérerons simplement que ce qui peut déclencher le « big bang » ayant provoqué cette
séquence (une fluctuation quantique du vide) est susceptible de se re-manifester dans cet univers en
tant qu’il est éternel, pour définir une ré-initalisation qui est à la fois une forme d’achèvement de la
séquence en question.
De quels éléments dispose Aurélien Barrau pour dire qu’un exemplaire particulier d’un
ensemble contenant une infinité d’autres exemplaires, sera lui-même présent une infinité de fois, au
sein de cette infinité ? Il dispose d’un principe pour délimiter les contours de chaque exemplaire, ce
96
qui lui permet de distinguer une multiplicité contenant une infinité d’unités. Il dispose d’une loi
statistique qu’il radicalise, ou d’un principe « logico-métaphysique » (au sein de ce qui est infini,
« tout arrive »). Il dispose enfin de la théorie des ensembles de Cantor, qui stipule qu’un ensemble
infini peut lui-même contenir une multiplicité d’ensembles eux-mêmes infinis.
Or, nous voyons que, dans notre raisonnement sur l’éternel retour du même, nous pouvons
également disposer de ces éléments, pour appliquer à l’infinité temporelle la logique qu’Aurélien
Barrau applique à l’infinité spatiale. Pour chaque « séquence », ont été posés des principes de
délimitation spatiale (quantité de forces finies) et temporelle (discontinuité d’un vide quantique
résurgent fondant certaines « conditions initiales » et certains « états finaux » dynamiques). Nous
ajoutons à cela une loi statistique (Neumann) ou un principe « logico-métaphysique » (« tout
arrive »), ainsi que la théorie des ensembles de Cantor.
Aurélien Barrau souligne un point important : dans les « multivers spatiaux » de la relativité
générale, une rupture « classique » du déterminisme peut s’opérer. Mon alter ego pourrait évoluer
dans le même univers que le mien, au détail près, mais son futur pourrait différer. Philosophiquement,
nous pourrions ramener cette infime différence entre deux « univers » distincts, au fait qu’il y ait
d’infimes différences au niveau des « conditions initiales » de ces deux univers. Mais nous
supposerons aussi qu’il existe, dans l’infinité des multivers, spatiaux ou temporels, des « univers »
où nos alter ego ont exactement le même passé et le même futur, et où tout se déroule exactement
comme dans « notre univers », de la phase « initiale » jusqu’à la phase « finale » (ceci pouvant
découler du fait que l’on retrouverait dans ce cas des « conditions initiales » identiques en tout point).
L’immense variété du multivers, ne serait-ce qu’au niveau spatial, est impressionnante. Et elle
est, comme l’indique par ailleurs Aurélien Barrau, un principe de « décentrement » du cosmos qui
pourrait bien constituer une nouvelle « blessure narcissique » pour l’humanité (après Galilée, Darwin
et Freud). L’exceptionnalité de notre sort, de notre « cosmos », et même notre exceptionnalité en tant
qu’individu unique, sont largement remises en cause, si nous postulons une infinité d’alter egos ayant
une infinité de vies semblables à la nôtre, parfois identiques en tout point à la nôtre, parfois soumises
à des variations plus ou moins importantes. L’éternel retour du même radicalise cette « blessure
narcissique », en projetant dans le temps éternel une possibilité qui est d’abord celle de l’espace infini.
Mais l’idée d’une « métempsychose à l’identique » relativise aussi cette blessure.
Dans le contexte de l’éternel retour du même, dans l’ordre de la succession temporelle, nous
supposerons, de façon spéculative mais cohérente, que la « métempsychose à l’identique » n’est
effective que dans le cas où mon alter ego a exactement le même passé et le même futur que moi.
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Cette trajectoire identique en tout point des deux « moi » identiques, en effet, signifie,
philosophiquement, que les deux « séquences » d’univers concernées sont, du point de vue des
agencements spatiaux et de la distribution des forces, identiques en tout point, de la phase « initiale »,
jusqu’à la phase « finale » (on supposera que les « conditions initiales » de ces deux « séquences »
sont, au détail le plus infime près, identiques). Ce contexte d’une stricte identité de deux séquences
d’univers, est une condition nécessaire pour poser une « métempsychose à l’identique ».
Expliquons-nous. La constitution biologique, physico-chimique, génétique d’un vivant, n’est
pas une intériorité autarcique. Dans l’absolu, sa disposition dépend de la disposition de l’ensemble
physique spatio-temporel qui la contient (selon une radicalisation philosophique du principe
holistique de Mach). Or, chacun des actes que j’accomplirai dans le futur traduit très précisément la
disposition de cet ensemble physique, selon une stricte interconnexion (ici encore, on se réfèrera au
principe de Mach). Si mon alter ego agit différemment dans le futur, c’est que l’ensemble physique
dans lequel il se situe diffère de façon infime de celui dans lequel je suis. Ainsi donc, lorsque mon
alter ego a un autre futur que moi, il s’insère dans un ensemble physique différent du mien, de façon
infime, et ainsi sa constitution biologique, physico-chimique, génétique, diffère nécessairement un
tout petit peu de la mienne. Si la constitution biologique, physico-chimique, génétique, de mon alter
ego, diffère un tout petit peu de la mienne, en tant qu’elle dérive d’un « univers » un tout petit peu
différent du mien, alors il est difficile d’envisager une « métempsychose à l’identique ». Car si
l’égoïté inextensive peut se re-manifester lorsque les agencements physiques du corps vivant sont en
tout point identiques, encore faut-il que cette identité soit très stricte. La « métempsychose à
l’identique » suppose très certainement des conditions extrêmement fines qui nous font dire que, si le
futur de mon alter ego diffère, traduisant d’infimes différences entre les deux « séquences » d’univers
concernées, et donc traduisant d’infimes différences au niveau de la constitution biologique, physico-
chimique, génétique, du vivant, selon une stricte interconnexion de tous les éléments d’un système,
alors cette « métempsychose à l’identique » ne s’applique pas. Dans cette perspective, « je » vivrai
bien éternellement la même vie, à l’identique, en ayant le même passé et le même futur, au détail près,
et tous mes alter egos qui vivront des trajectoires semblables, mais différant par endroits (sous
l’hypothèse d’une « rupture » potentielle du déterminisme), seront d’autres individus, que « je » ne
serai jamais, même s’ils pourront tout aussi bien être démultipliés eux aussi à l’infini, dans le temps
et dans l’espace, au sein d’une « métempsychose à l’identique » qui leur appartient.
L’hypothèse de l’éternel retour du même peut très bien cohabiter avec l’hypothèse d’une
infinité spatiale contenant une infinité de volumes de Hubble en laquelle « tout arrive ». Dans cette
situation, nous nous rapprochons de l’univers qu’a imaginé Auguste Blanqui dans son ouvrage
98
L’éternité par les astres, et nous nous éloignons quelque peu de Nietzsche, qui imaginait une
reproduction d’univers identiques simplement dans l’ordre de la succession : Blanqui, en effet, dans
son long poème cosmogonique, suppose que l’infinité des mondes, et la reproduction de mondes
identiques ou semblables, se déploie non seulement dans l’ordre de la succession (éternité) mais aussi
dans l’ordre de la coexistence (infinité spatiale).
Si la reproduction à l’infini de mondes identiques s’accomplit non seulement dans le temps,
mais aussi dans l’espace, nous considérerons que la « métempsychose à l’identique » s’appliquera
exclusivement dans le cadre de « notre volume de Hubble », dans le mesure où ce sont les mêmes
forces qui, dans ce contexte, se conservent quelque peu, au moins par hypothèse. Nos alter egos en
tout point identiques, mais situés dans d’autres volumes de Hubble, dans l’hypothèse de l’existence
d’une infinité spatiale, ne serons certainement pas « nous-mêmes », avec notre intériorité inextensive
qualitative propre, dans la mesure où ils seraient issus d’un ensemble de forces radicalement « autre ».
Cette remarque paraîtra totalement métaphysique, mais elle n’est pas complètement gratuite, dans la
mesure où elle nous évite de dire absurdement que nous serions à la fois « ici » et « ailleurs », dans
le cas où nos alter egos en tout point identiques existeraient à peu près « en même temps que nous »,
dans des morceaux d’univers extérieurs spatialement au nôtre. Néanmoins, on pourra supposer que
tous les « volumes de Hubble » seront eux-mêmes soumis à la logique de l’éternel retour du même
dans l’ordre de la succession, et que tous ces alter egos qui ne seraient pas nous-mêmes, dans ces
« volumes de Hubble » extérieurs au nôtre, seraient eux-mêmes soumis à une métempsychose à
l’identique découlant de ce fait.
Benoît Bohy-Bunel
3ème Annexe : une réflexion philosophique sur l’expérience de pensée du « chat de Schrödinger »
Cet article tente de penser philosophiquement la possibilité d’un déterminisme intégral,
régissant autant le monde macroscopique que le monde microscopique. Il est une piste de travail,
mais il n’a pas de prétentions « scientifiques » immédiates, étant donné qu’il reste sur un terrain
purement phénoménologique, et qu’il ne propose aucun calcul, même s’il se propose d’ouvrir une
voie épistémologique quelque peu originale.
99
« Etre et percevoir »,
par Benoît Bohy-Bunel
Nous pouvons réduire l'être à l'être-perçu, dans le contexte d'un idéalisme radical : "être, c'est
être perçu". Nous pouvons réduire l'être à l'être-perçu tout simplement parce que nous nous plaçons
du point de vue d'une existence vécue en première personne. Dans cette perspective, "ce qui est en
général" est : ce qui est pour moi, pour ma conscience. Dès lors, il ne saurait y avoir d'être
indépendamment de la conscience qui la saisit et qui s'éprouve présentement. De là, un problème se
pose : y a-t-il quelque chose là où je ne suis pas, là où je ne perçois pas ? Réponse : non, car je suis
ce par quoi l'être advient ; ma perception rend les choses existantes, "étantes". Peut-on dire d'une
chose qui n'est pas dans mon esprit, ou que je ne perçois pas, qu'elle est ? Non, car cette absence en
mon esprit implique l'absence tout court, l'absence de l'être. Seules les idées les perceptions, sont ce
qu'il y a de réel, d'étant, dans le monde : telle pourrait être notre position.
Dans ce cadre philosophique, il serait légitime de se demander si les manifestations physiques
précédant toute vie humaine "sont étantes" malgré tout, c'est-à-dire : malgré le fait qu'elles ne soient
pas perçues par une conscience humaine. Dans un premier temps, je serais tenté de dire non, en vertu
des principes exposés plus haut qui sont, dans leur contexte théorique, irréfutables. En effet, au
moment où se déroulent ces manifestations, puisque nulle conscience humaine ne les perçoit, elles ne
"sont" tout simplement pas. Qui pourrait dire que l'être n'est pas ce qui arrive par le seul biais d'une
conscience humaine, de ma conscience, dirais-je même, qui le présentifie ? Certes, on pourrait être
tenté d'envisager un être-en-soi des choses, un être qui se poserait de lui-même, par lui-même, sans
qu'une affection extérieure ne l'engage. Mais cela ne tient pas, tout comme le noumène kantien ne
tient pas : car l'être est une construction, une vue de l'esprit, et cet esprit, c'est le nôtre. N'oublions pas
que l'être est aussi, et peut-être même avant tout, la copule pour les logiciens, cela qui rend homogènes
entre eux le sujet et le prédicat dans un jugement - l'être est "l'unité de l'analogie" chez Aristote - et,
en tant que tel, l'être est un outil parmi d'autres qui nous permet de rendre signifiant le monde, de
signifier sa temporalisation, pour être plus précis. Pourrait-on dire d'une utilisation qu'elle "est" en
l'absence de tout utilisateur ? Nullement. De même, on ne pourra dire de l'être qu'il "est" en l'absence
de toute activité judicatrice, ou perceptive (ce qui est la même chose, puisque toute perception est un
jugement, thématisé ou non), c'est-à-dire : en l'absence de toute conscience humaine. Autre question
plus subtile, mais se résolvant de la même manière : peut-on dire d'un outil, et non plus d'une
utilisation, qu'il est, en l'absence de tout utilisateur ? D'un certain point de vue, oui : un marteau
abandonné reste un outil. Mais d'un autre point de vue, plus pertinent, non : s'il n'y a pas d'utilisateur
au moins en puissance, l'outil ne saurait avoir été fabriqué, ne saurait être. De la même manière, on
100
ne pourra dire que l'être là-devant, étant en l'absence de tout témoin conscient, est de la sorte par lui-
même, en lui-même : le fait qu'il est dépend du fait qu'il a été signifié, à un moment donné, ou qu'il
s'inscrit dans une réalité où la significativité, via l'émergence de l'aventure humaine, est advenue.
Pour résumer, dans un langage typiquement heideggerien : c'est l'entente préontologique du sens de
"être" inscrite dans le Dasein, et seulement elle, qui fonde la possibilité de "l'étantité" ; i.e. : c'est dans
la mesure où une conscience humaine, en ce qu'elle produit des jugements et perçoit des choses qu'elle
juge ainsi implicitement, en ce qu'elle utilise de ce fait constamment la copule "être" et lui confère a
fortiori un sens, même vague, même confus, c'est dans cette mesure disais-je que l'être possède une
consistance.
Mais cette première approche n'est pas tout à fait satisfaisante. Car il est vrai que nous avons
une connaissance de ces manifestations physiques passées. Connaissance certes hypothétique, mais
appuyée sur des bases empiriques solides, et quasi-certaines. Nous sommes certains, par exemple,
que le soleil se levait et se couchait pareillement avant la venue de l'homme sur terre. Cela "est",
indubitablement. Mais en quel sens ? De quelle manière ? Là est la question que je vais m'employer
à élucider. Reprenons mon exemple. La certitude du jour et de la nuit terrestres avant l'homme doit
se baser sur des manifestations que l'homme a pu constater au moment où il est, où il vit. Elle est une
interprétation de signes actuellement saisis par une conscience humaine, signes censés renvoyer à un
passé jamais éprouvé par l'homme. Mais qu'est-ce à dire ? Le fait d'interpréter ces signes, de réitérer
fictivement un passé enfoui à jamais dans les limbes du jamais-perçu, est-ce une façon de ressusciter
ledit passé pour la conscience, de le rendre désormais tangible, perceptible ? Loin de là, vous le
reconnaîtrez. Le passé pré-humain n'est pas plus "étant" sous prétexte qu'il est postulé a posteriori.
Ce qui a surgi là, dans l'interprétation d'un signe, n'est pas le passé en lui-même, mais une conscience
présente de traces actuellement visibles faisant référence à un passé enfoui, passé dont la réelle
consistance, l'être authentique, c'est-à-dire l'être en tant qu'appréhendé par une conscience
temporalisante vécue hic et nunc en première personne, est à jamais insaisissable (?).
Mais allons plus loin. N'y a-t-il pas, au fond de ma conscience, au fond de cette fameuse
propension à faire surgir l'être, une partie de moi qui contient la présence réelle, non plus hypothétique
ou fictive, de ce jour et de cette nuit pré-humains ? Certes oui, mais pas de façon thématisée, pas sous
la forme de jugements, d'intellections, de réitérations. Et c'est là que la philosophie spinozienne peut
entrer en jeu. Présentons brièvement la dimension de cette philosophie qui nous intéresse. Spinoza
affirme, dans son Ethique, que se connaître soi, ses affects, la manière dont le monde nous affecte,
renvoie à la connaissance de la totalité de ce qui est, à la connaissance de la substance une et
indivisible qui enveloppe toute réalité, dans la mesure où chaque mode particulier de cette substance,
c'est-à-dire chacune des parties dont elle est composée, renvoie à toutes les autres en vertu d'une
101
causalité stricte et nécessaire. Dans ce contexte théorique, on peut dire à bon droit que, lorsque je
perçois un arbre qui est là, devant moi, lorsque je le présentifie, le fais "être", d'une certaine manière,
lui aussi me fait être, en tant que nous appartenons tous deux à une totalité dont chaque élément est
causé par et cause chacun de tous les autres. Autrement dit, l'arbre est lui aussi, du moins partiellement,
détenteur de son être : parce qu'il me fait respirer, parce qu'il est, parmi d'autres étants, quelque chose
qui rend possible ma vie, et de là ma conscience qui pose l'être, ainsi cet être que je pose est aussi un
être qu'il pose. Dès lors, dans la foulée de cette illustration, on dira à bon droit que la nuit et le jour
pré-humains, d'une certaine manière, "habitent" actuellement ma conscience : en tant que nous
appartenons à la même substance, dont les imbrications constituent un va-et-vient constant, cela
même que je perçois chaque fois devant moi, et la manière dont je le perçois, dépendent aussi du fait
qu'ils se sont manifestés à un moment donné, et ce même si une telle manifestation n'est plus visible
aujourd'hui, ou encore : n'a jamais été et ne sera jamais perçue par un homme. Ainsi donc, c'est dans
cette mesure, et dans cette seule mesure, c'est-à-dire dans la perspective où le jour et la nuit pré-
humains sont des sortes de réalités éternellement agissantes déterminant d'une manière ou d'une autre
la vie qui nous traverse, que l'on peut parler d'une expérience authentique d'un passé pré-humain,
expérience qui relève de l'invisibilité de ce qui nous détermine, qui relève de l'invisible lien qui
rattache l'être, la conscience, à ce qui n'a pas la possibilité de poser l'être.
Il est très difficile de se représenter ce qu'implique ce complément spinoziste. Pour bien le
faire comprendre, tentons une expérience de pensée. Imaginons que, par quelque miracle inexplicable,
il n'y ait jamais rien eu que la nuit avant que les hommes et leur entente préontologique du sens de «
être » n'apparaissent sur terre. Les voici maintenant, percevant le monde, le jugeant, "l'étantifiant".
Cette perception, cette activité judicatrice, cette "étantisation", est bien habitée par cette nuit
immémoriale qui les précède, en vertu des principes que nous venons de poser : elle est là, dans la
façon dont l'homme fait être le monde, et en cela réside l'authenticité de cette nuit. Pourtant, les
hommes croient, de par les signes présents qu'ils ont interprétés, que nuit et jour alternaient avant leur
venue. Ils ont toutes les raisons de le croire, les preuves empiriques sont là. Mais qu'est-ce qui est le
plus réel ? Ces preuves empiriques, ces fictions ? Ou cette nuit millénaire qu'ils ignorent, et pourtant
qu'ils n'ignorent pas, puisqu'elle est là, présente à chaque instant dans leur manière d'appréhender
chaque chose ? La réponse est dans la question. Prenons une autre expérience de pensée, plus parlante
encore peut-être. Supposons que le jour et la nuit préhumains aient réellement eu lieu, chose
invérifiable, mais passons. Ils nous affectent donc encore aujourd'hui, ils sont là, invisibles, dans notre
façon de conscientiser les choses. Mais nous supposerons aussi qu'ils sont en plus de cela réitérés,
conscientisés, via les discours scientifiques, cosmologiques (interprétations des traces). Le problème
est : laquelle de ces deux "faces" de la conscience contient de la façon la plus authentique ces jour et
nuit pré-humains ? La première, assurément. Car la réitération intellective, qui intervient a posteriori,
102
ne vient alors que rendre visualisable, représentable, ce qui est en notre fond le plus intime ; et cette
visualité, contingente et secondaire, surajoutée, c'est précisément le superficiel en soi, l'inauthentique.
Cet ajout spinozien est l'occasion de penser à nouveaux frais l'énigme du chat de Schrödinger.
Tout le monde connaît cette expérience de pensée, qui fournit une base objective, physique, au
phénoménalisme relativiste : le chat est dans sa boîte et a été contaminé ou non par le poison qui s'est
répandu en fonction d'un état atomique qui sur le plan quantique reste objectivement incertain : il est
et n'est pas tel à la fois, est véritablement à la fois mort et vivant tant que le contenu de la boîte n'est
pas perçu par un témoin extérieur, et devient l'un ou l'autre de façon assurée seulement lorsqu'il est
effectivement perçu. Ceci est un problème que l'on devrait pouvoir envisager selon une perspective
philosophique éclairante. De fait, en vertu de la conception spinoziste de la substance, toute chose
dite extérieure à moi est "présente" en moi : elle me cause, cause ma manière d'être affecté par le
monde. Le chat dans sa boîte, donc, mort ou vivant, détermine ma conscience à ce titre. Or,
actuellement, au moment où je ne perçois pas encore le contenu de la boîte, et où je ne sais si le chat
est mort ou vif, je dois bien reconnaître que mon état, mon être-affecté par le monde reste, quant à
lui, évident et certain : je suis tel : heureux, réfléchi, pensif, etc., et je ne doute pas qu'un autre état
qui est le mien soit possible, puisqu'il est, précisément, le mien. Le chat donc, qui loge dans cette
boîte et que je ne vois pas encore, même s'il n'est qu'une infime partie de la multitude passée et
présente qui me conditionne, me conditionne néanmoins d'une certaine manière, et doit donc lui aussi
posséder un état unique, la cause devant être homogène au causé. Cet état unique du chat, que je ne
réitère certes pas intellectuellement, que je ne visualise pas, je le suis, d'une certaine manière : je le
"connais" ; ici, le mot connaître est peut-être peu approprié, mais cette tension éclaire le fond intime
de la question.
Pour comprendre cette suggestion, tâchons d'expliciter la manière de concevoir l'"action à
distance" qu'elle postule, et aussi, par la suite, les implications d'une telle conception. Pour ce faire,
posons les catégories de "causalité" (linéarité, succession, déploiement, temporalité) et de
"communauté" (simultanéité, réciprocité, coexistence, spatialité). Précisons maintenant ceci : dans le
concept traditionnel d'action à distance est supposée une communauté, c'est-à-dire une relation qui se
fonderait sur la séparation préalable de deux localités distinctes (exemple : le chat d'un côté, et
l'observateur de l'autre), et c'est seulement sur la base de cette communauté que l'on pourra penser
une causalité à l'oeuvre. Or, dans le contexte que je viens de proposer, il est possible d'envisager cette
action à distance de façon nouvelle : elle ne serait plus fondamentalement une relation de communauté,
mais une relation de la pure succession, de la pure linéarité, qui viendrait seulement dans un deuxième
temps, inessentiel et contingent, se poser comme distinction spatiale, simultanée. Expliquons-nous.
Evoquons pour ce faire Bergson.
Bergson développe constamment le concept d'une évolution continuée, non fragmentée, d'un
103
enrichissement progressif de l'entièrement nouveau : effet "boule de neige", ou "mélodie"
complexifiée progressivement, sans rupture, dans un même déploiement fusionné. Or, en vertu de
cette idée, on doit poser ceci, axiomatiquement : de fait, pour penser le surgissement du biologique à
partir d'un donné physique, pour penser l'apparition de la vie sur terre, il est nécessaire d'envisager
une première vie, totalement close sur elle-même, ne coexistant pas avec d'autres vies qui lui seraient
extérieures : il y a pure durée, pure linéarité de cette vie, pure intensité non passive, absolument
agissante. En effet, l'idée d'un continuum, analytiquement comprise, implique ceci : le surgissement
de l'absolument nouveau ne saurait être pensé comme surgissement de deux nouveautés simultanées,
car cela supposerait une spatialisation qui viendrait ici subvertir les principes de la détermination qui
veut se poser. Par exemple, si l'on pose, contradictoirement, cette proposition : "deux vies entièrement
nouvelles surgissent simultanément sur terre", cela signifie ceci : il existe un instant t qui comprend
cette "simultanéité entièrement nouvelle" que nous postulons, instant en lequel ont donc été isolées
et juxtaposées idéalement deux intensités distinctes. Or, il apparaît très vite qu'une telle simultanéité
nous entraîne, en vertu même des principes de cette approche rationnelle, vers une absurdité : vers
une régression à l'infini. Car ces deux "premières vies" simultanées, juxtaposées, devront être définies
via l'idée d'un instant, d'un présent, qui se fragmente à l'infini, sans que cette fragmentation constante
ne puisse trouver un arrêt, une résolution finale. Au nom du principe de continuum, nous admettrons
nécessairement l'axiome suivant : "une première vie surgit sur terre". Sur cette base, prenons cette
première vie dans son écoulement. Entre le temps t = "surgissement de cette première vie", et le temps
t' = "apparition d'une autre vie qui vient coexister avec cette première vie", ainsi donc, comme cela
se comprend de soi-même, nous avons affaire à une pure succession, à une pure linéarité, à une pure
intensité non accompagnée d'une intensité analogue avec laquelle elle aurait une certaine relation.
Autrement dit, dans cet intervalle, elle est prise dans une relation avec elle seule, elle n'est pas
"affectée" de l'extérieur, mais elle s'auto-affecte, continuellement, le physique pré-donné étant pour
sa part certes conditionnant, mais à la manière d'une condition hétérogène, qui dès lors n'imprime pas
sa "marque" de façon essentielle sur cette intensité qui s'auto-affecte. Si donc l'on reprend la
distinction proposée plus haut entre la communauté et la causalité, on pourra affirmer dès lors, à bon
droit ceci : la vie qui surgit renvoie fondamentalement, originellement, en tant qu'elle est
nécessairement "une première vie", ou encore "cette seule vie", à une causalité exclusivement linéaire,
elle n'est pas dès lors, du moins pour un temps, "communauté", relation spatiale, co-existence,
"présence à". On peut d'ailleurs noter, en passant, qu'il y a ici une distinction à faire entre le "présent
" et "l'actuel", le présent devant être pensé analytiquement comme "présence à" une altérité analogue,
et l'actuel comme pure intensité auto-référentielle.
Sur ces bases théoriques, reprenons le chat et l'observateur. Pour ce faire, prenons les choses
104
une à une :
1) Le chat, tel qu'il se trouve dans sa boîte close et dont le contenu n'est pas encore perçu par
l'observateur, peut vivre si et seulement si la première vie s'est posée avant lui, comme cela se
comprend de soi-même.
2) De la même manière, l'observateur, effectivement vivant, peut vivre si et seulement si la première
vie s'est posée avant lui, comme il va également de soi.
3) Or, la première vie en question, comme nous l'avons admis, est d'abord et avant tout pure intensité,
pure succession, pure auto-affection ne coexistant pas avec une autre vie analogue, la relation spatiale
avec d'autres intensités analogues étant quant à elle secondaire, surajoutée, partant inessentielle.
4) Par ailleurs, cette première vie continue à s'affirmer, à se poser, d'une certaine manière, au sein de
la vie du chat, encore incertaine pour l'observateur, et au sein de la vie de l'observateur, certaine pour
lui-même.
5) Plus précisément, ce chat et cet observateur, s'ils vivent, expriment en quelque sorte la puissance
de cette première vie, sa puissance de se poser, en ce qu'ils représentent aujourd'hui sa perpétuation,
sa continuation, son déploiement, son aptitude future à se complexifier.
6) Ainsi donc, ce chat et cet observateur, s'ils vivent, doivent trouver, d'une certaine éminente manière,
la façon véritable dont se manifeste leur vie, dans la façon dont la première vie qui les a rendus
possibles se manifeste. Autrement dit, chacun est, soi-même, pure intensité, pure linéarité, pure
succession, et ce essentiellement, originellement, et ce n'est que secondairement, inessentiellement,
qu'il est pris dans une coexistence, dans une relation spatiale à une intensité autre analogue, dans une
"présence à" au sens fort.
7) Mais nous supposons pourtant que ce chat et cet observateur sont bien distincts spatialement, et
dès lors notre proposition est contre-intuitive, car il doit bien exister une relation de communauté
entre ces deux pôles simultanés (et d'ailleurs nous avons apparemment implicitement admis cette
relation dans l'apport spinozien proposé plus haut).
8) C'est précisément dans ce paradoxe que se trouve la clef de ce que nous voulons élucider. En effet,
intrinsèquement, essentiellement, ce chat et cet observateur pris ensemble ne sont pas dans une
relation de communauté, de coexistence spatiale, mais ils constituent en fait une même réalité qui est
prise dans une relation à elle-même, dans une relation renvoyant à la seule succession, à une intensité
pure autoréférentielle, à une auto-affection sans altérité.
9) Déployons cette dernière proposition pour qu'elle soit clairement entendue :
a) Le chat étant mort (par hypothèse) et l'observateur étant vivant, ces deux pôles n'expriment pas
moins une seule intensité purement linéaire, ladite "première vie", et dès lors, on dira à bon droit
qu'ils s'expriment eux-mêmes l'un et l'autre mutuellement au sein de cette intensité linéaire.
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Autrement dit, le fait du chat mort, l'événement de son trépas, se manifeste actuellement dans le fait
que l'observateur soit vivant d'une certaine manière, et réciproquement.
b) Le chat étant vivant (par hypothèse) et l'observateur étant vivant, ces deux pôles, de même,
expriment également la pure succession de ladite "première vie", et de même s'expriment
mutuellement. Le fait que le chat soit vivant d'une certaine manière se manifeste dans le fait que
l'observateur soit vivant d'une certaine manière.
c) L'incertitude posée par Schrödinger dans le contexte de la physique quantique se dépasse donc
comme suit : l'événement du trépas du chat et le fait que le chat soit vivant d'une certaine manière
étant pris en même temps, ils doivent donc, en même temps, s'exprimer dans le fait que l'observateur
soit vivant d'une certaine manière. Or cette certaine manière dont l'observateur vit actuellement est
pour lui certaine, sur le mode intuitif entièrement, et sur le mode thématique partiellement ; i.e. : mon
état est ressenti dans sa pleine clarté, quand bien même je ne suis pas capable de mettre en mots toutes
les composantes de cet état.
d) Ainsi, sur un mode intuitif très partiellement dicible (état ressenti), il ne peut y avoir d'incertitude
concernant le fait que le chat dans la boîte soit mort ou vivant, d'une certaine manière, il est
appréhendé. Sur le plan thématique, certes, l'état de l'observateur n'est pas certain, et c'est ainsi qu'il
n'élucide pas complètement cet état sur le mode qu'il privilégie, ce pourquoi il dira que l'état en
question du chat n'est en fait pas exposable.
e) Or, nous l'avons vu plus haut, le plan thématique, ou spatialisant (c'est la même chose), postule
précisément la possibilité du surgissement de deux vies coexistantes, se trouvant ainsi en désaccord
avec sa propre logique (régression à l'infini). Par cette confusion, il occulte donc le fait que ce chat et
lui-même, en leurs états respectifs, expriment en dernière analyse, intrinsèquement, la même pure
intensité auto-affectée, qu'ils se révèlent l'un et l'autre, d'un point de vue purement déterministe. Cette
confusion-occultation qui pose l'incertitude de la mort ou de la vie du chat ne saurait donc prétendre
à la clarté, à l'adéquation, et elle doit être réinfléchie par l'approche intuitive, non-thématique, qui elle
"affirme" la certitude de l'événement du trépas du chat lorsque celui-ci advient effectivement, et la
certitude de sa vie et de la manière dont cette vie se manifeste lorsque celle-ci se déploie effectivement.
f) Mais ce point de vue thématique et spatialisant confus et occultant, que l'on vient de séparer
abstraitement, par souci de clarté, du point de vue intuitif, ne doit pas, dans la perspective d'une
existence humaine vécue en première personne, vécue en chair et en os, être coupé radicalement de
ladite intuition. En effet, en un certain sens, lorsque je produis des jugements, lorsque je focalise, via
ces jugements, mon attention sur tel ou tel aspect de la manière dont j'éprouve des intensités actuelles,
lorsque donc j'introduis des "négatités" (Sartre), des négations au coeur de ma complexité sentie, en
ce que je ne fais pas honneur, en ce que je ne puis faire honneur à chaque élément de cette complexité
(je les nie), je ne suis pas réellement coupé de cela qui reste dans l'ombre. Prenons un exemple. Je dis
106
ceci : ce chat est là, devant moi. Lorsque je "prends" donc ce chat pour le poser dans un jugement, il
semble que je ne pose pas toutes les autres intensités qui sont les miennes, celles qui renvoient à
d'autres choses (la table qui est à côté, le sol sur lequel je me trouve, etc. indéfiniment), à d'autres
personnes (mon ami Pierre qui est à côté de moi, ma mère qui est souffrante, dans son lit, mon grand-
père qui est mort l'année dernière, etc., indéfiniment), et à d'autres affections (le souvenir de mon
premier baiser, le souhait de finir le texte que je suis en train d'écrire, mon désir de ne plus avoir mal
au ventre, etc., indéfiniment). Mais en réalité, cette "prise" dans un jugement contient toutes ces
intensités, à titre latent. Car le fait-même que je choisisse de thématiser ce chat, ici et maintenant,
l'acte que constitue ce choix, en vertu d'un strict déterminisme, dépend de toutes ces intensités vécues
par le passé, vécues maintenant, ou tendues vers l'avenir, qui se manifestent dans mon intensité
actuelle. Pour le dire plus abstraitement : la focalisation judicatrice, la détermination qui nie,
l'attention qui se concentre sur un élément donné, demeurent, en dernière analyse, renvoi à une
ouverture sur une pluralité intensive indéfinie. Elles sont un point de vue, mais un point de vue
entendu au sens où tout point de vue, tout découpage, tout acte de dessiner des contours, de poser un
être ou une chose au détriment apparent des autres, en tant qu'ils constituent une « fenêtre »,
métaphoriquement parlant, sur l'intensif complexe, expriment la totalité du "mur", sur lequel cette
fenêtre s'insère. Lorsque je regarde les gens dans la rue, à travers ma fenêtre, ai-je pour autant oublié
que je me trouvais dans les murs de ma maison ? Nullement. De même, l'observateur, tandis qu'il
juge d'une incertitude "objective" face à l'invisibilité "objective" de tel chat, ne peut avoir oublié que
cette incertitude ne peut en être une. L'occultation-confusion du thématique disparaît ainsi d'elle-
même.
g) Le scientifique, donc, qui affirme l'impossibilité de "connaître" avec certitude le fait de la mort ou
de la vie du chat encore inaperçu qui est dans sa boîte, en tant que ce jugement est un choix qui dérive
de toute la complexité intensive actuelle qu'il est, complexité qui de son côté, comme on l'a vu, pose
une certitude concernant ce fait, affirme en fait le contraire de ce qui est dit dans son dire. Et ce
contraire, qui ne saurait être contradictoire, se résout de lui-même.
h) En dernière instance, donc, si le fait de la vie ou de la mort du chat n’est plus incertain, et si ce fait
traduit adéquatement la disposition d’un état quantique dont il dépend, alors cet état quantique,
théoriquement, n’est lui-même plus incertain, même si la boîte reste close.
i) Indéterminisme physique apparent et morbidité moderne
Aurélien Barrau, dans son ouvrage Des univers multiples, indique un fait central et scandaleux propre
à la physique moderne morbide, qui postule la possibilité d’une vie morte ou d’un mort-vivant
(solipsisme sadique et morbide, insensible, non-qualitatif, sans lieu, qui postule un « hasard objectif
» aberrant) : « Les hommes n’en finissent pas de supplicier et d’abattre leurs chats de Schrödinger »
(p.54). C’est peut-être aussi parce qu’elle suppose des aberrations relativement à l’être du vivant, que
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cette science se pose des faux problèmes, et crée elle-même ses propres contradictions logiques (non
sensibles) dites « insolubles ». Un déterminisme qualitatif, temporellement sensible, une
prévisualisation gracieuse posant intuitivement et « logiquement », selon une logique sensible, l’unité
en devenir du vivant, dépasserait ces clivages, même au niveau de l’indéterminisme quantique
apparent... En outre, lorsque Bergson reproche à Einstein, dans Durée et simultanéité, de postuler une
relativité de l’espace-temps impliquant une multiplicité impensable « des » temps, interchangeables
à l’infini, sans localité qualitative fixe, lorsqu’il lui reproche d’avoir réifié le vivant et « subjectivé »
la chose inerte, de façon fétichiste, ses « calculs » sont peut-être « faux », mais sa démarche paraît
très pertinente (corrélation sociale possible de cette science lorsqu’elle s’applique « médiatement »
dans la réalité "économique" : fétichisme de la marchandise, réification des individus vivants pris
dans les ordres socio-techniques et mécaniques "productifs", ou cristallisant des théories
scientifiques). Un "déterminisme" qualitatif, ou une interpénétration des moments de la durée intime
située, qui s’appliquerait à cette relativité einsteinienne devenue elle-même relative (relative au vivant
qui la pose dans son unité située en devenir), corrélé à un déterminisme qualitatif pensant les
phénomènes « quantiques » (ou « qualiques », plutôt), permettrait d’envisager une prévisualisation
unitaire gracieuse, continue, fluide, unifiant les deux niveaux, épistémologiquement parlant, et qu’une
mathématique « intuitive », soigneuse, non réifiante et non autoritaire (reconnaissant l’invisibilité et
l’inaccessibilité de ce qu’elle désigne inadéquatement) pourrait saisir quelque peu…Louis de Broglie
aura envisagé cette puissance potentielle de Bergson, lui-même : « Plus récemment, feuilletant à
nouveau ces pages célèbres et réfléchissant aux progrès accomplis par la science depuis le temps déjà
lointain où nous les lisions pour la première fois, nous avons été frappés par l’analogie de certaines
conceptions nouvelles de la Physique contemporaine avec quelques-unes des fulgurantes intuitions
du philosophe de la Durée. Et nous étions d’autant plus étonnés de ce fait que la plupart de ces
intuitions se trouvent déjà exprimées dans l’Essai sur les données immédiates de la conscience, le
premier des ouvrages d’Henri Bergson, qui est aussi peut-être le plus remarquable, du moins à notre
point de vue ; cet Essai, qui fut la thèse de Doctorat de son auteur, date en effet de 1889 et est par
suite antérieur de près de quarante ans aux idées de MM. Bohr et Heisenberg sur l’interprétation
physique de la Mécanique ondulatoire. » (De Broglie, Physique et Microphysique, Albin Michel,
1947, p. 192.).
Bergson n’est en rien un « anti-rationaliste » : au contraire, il pousse jusqu’au bout les contradictions
du rationalisme (les paradoxes sur l’infini de Zénon, par exemple), pour les dépasser, au profit de
cette raison (pour sa non-contradiction), trouvant sur un terrain intuitif ou monstratif explicite ce qui
la complètera. De même que Pascal, contre les Pyrrhoniens, « sauve » la rationalité, contradictoire
lorsqu’elle veut être l’exclusive faculté pour la « vérité », en posant les vérités immédiates et intuitives
du « cœur ». Tous deux évoque un conatus du vivant. Spinoza appellera cette cohabitation
108
harmonieuse de deux facultés complémentaires, sensible et intellectuelle : « intuition intellectuelle de
« Dieu » » (ou du tout naturel en devenir, articulé et déterminé). Aristote est ici « mis en cohérence
» : la physique moderne qui utilise ses catégories retrouve un déterminisme qualitatif, sans que ces
qualités soient pour autant inaccessibles pour la gémotrie ou la mathématique, même si ces outils
reconnaissent désormais leurs limites irréductibles, et leur « inadéquation » irréductible (l’en soi
intuitionné étant senti, invisible, et la forme encadrante le trahissant quelque peu en le traduisant,
mais l’exprimant tout du moins mieux, lorsqu’elle reconnaît son caractère trahissant : elle réduira ici
ses « problèmes » logiques).
Résumons-nous. Mettons en scène notre cheminement d'ensemble en ce qu'il relèverait d'une
prise de conscience. On supposera un locuteur imaginaire qui se parle à lui-même dans un discours
intérieur qui reviendrait sur sa démarche :
"Oui, certainement, être c'est être perçu, mais le perçu lui-même, ce qu'il s'agit d'"étantiser", en ce
qu'il conditionne le vivant qui perçoit d'une manière ou d'une autre, pose aussi, d'une façon déterminée,
son être. Toutefois, je crains de m'être fourvoyé depuis le départ. Je me suis oublié dans la régression
ontique. Non, trois fois non, être ce n'est pas être perçu, c'est : percevoir. Certes, être "étant", c'est
être perçu, mais "être", "être tout court", c'est : percevoir. Une philosophie qui se positionne
réellement en première personne doit se garder d'être la victime de la "réverbération ontologique" :
elle ne doit pas partir du monde, dudit "perçu", pour ensuite tenter d'élucider l'être de la conscience à
partir de là. C'est de l'intensité actuelle qu'il faut partir, et non de l'être là-devant. L'être là-devant est
"étant", il n'"est" pas : il est "ce qui est" tel ou tel, il n'est pas "le fait d'être" tel qu'il est d'une certaine
"manière". Les choses qui sont perçues demeurent dans une spatialité figée, atemporelle : elles
possèdent des propriétés fixes, il suffit de faire l'inventaire de leurs prédicats analytiques pour les
recenser et les saisir dans leur vérité : vérité toute logicienne, scolaire, technique, statique. Tel est
l'étant, tel n'est pas l'être. L'être est temporalisé, il est un percevoir qui se déploie, qui se dévoile
progressivement au fil de sa progression. Mais là encore je m'égare. Car, de là, de cette position, la
conscience intensive actuelle contamine toutes choses qu'elle perçoit, qui sont à leur tour prises dans
un dévoilement progressif : elles perdent leur fixité. Mais ce passage du perçu au percevoir, cette
dénonciation de la "réverbération ontologique", c'est après tout ce que voulait suggérer mon petit
complément spinozien-bergsonien... Toute la question posée par l'arbre heideggérien (Qu'appelle-t-
on penser ?), arbre qui se présente plus qu'il n'est présenté par ou représenté dans ma conscience, est
condensée dans ce petit complément spinozien-bergsonien. En outre, à la lumière de ce complément,
je devrais ajouter ceci, comme visant Heidegger lui-même : cet arbre qui se présente à moi, qui pose
aussi son être, n'est-ce pas, en dernière analyse, moi-même tel que je m'auto-affecte dans la durée
pure dépourvue d'altérité spatialement appréhendée, dès lors ce perçu n'est-il pas lui-même un
109
percevoir, et moi-même ne suis-je pas perçu par un percevoir qui me fonde ? Mais je suis confus. Car
qui parle ici ? En voilà assez !"
4ème Annexe : Rilke, Huitième Elégie de Duino
De tous ses yeux la créature
voit l'Ouvert. Seuls nos yeux
sont comme retournés et posés autour d'elle
tels des pièges pour encercler sa libre issue.
Ce qui est au-dehors nous ne le connaissons
que par les yeux de l'animal. Car dès l'enfance
on nous retourne et nous contraint à voir l'envers,
les apparences, non l'ouvert, qui dans la vue
de l'animal est si profond. Libre de mort.
Nous qui ne voyons qu'elle, alors que l'animal
libre est toujours au-delà de sa fin:
il va vers Dieu; et quand il marche,
c'est dans l'éternité, comme coule une source.
Mais nous autres, jamais nous n'avons un seul jour
le pur espace devant nous, où les fleurs s'ouvrent
à l'infini. Toujours le monde, jamais le
Nulle part sans le Non, la pureté
insurveillée que l'on respire,
que l'on sait infinie et jamais ne désire.
Il arrive qu'enfant l'on s'y perde en silence,
on vous secoue. Ou tel mourant devient cela.
Car tout près de la mort on ne voit plus la mort
mais au-delà, avec le grand regard de l'animal,
peut-être. Les amants, n'était l'autre qui masque
la vue, en sont tout proches et s'étonnent...
Il se fait comme par mégarde, pour chacun,
une ouverture derrière l'autre... Mais l'autre,
on ne peut le franchir, et il redevient monde.
Toujours tournés vers le créé nous ne voyons
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en lui que le reflet de cette liberté
par nous-même assombri. A moins qu'un animal,
muet, levant les yeux, calmement nous transperce.
Ce qu'on nomme destin, c'est cela: être en face,
rien d'autre que cela, et à jamais en face.
S'il y avait chez l'animal plein d'assurance
qui vient à nous dans l'autre sens une conscience
analogue à la nôtre –, il nous ferait alors
rebrousser chemin et le suivre. Mais son être
est pour lui infini, sans frein, sans un regard
sur son état, pur, aussi pur que sa vision.
Car là où nous voyons l'avenir, il voit tout
et se voit dans le Tout, et guéri pour toujours.
Et pourtant dans l'animal chaud et vigilant
sont le poids, le souci d'une immense tristesse.
Car en lui comme en nous reste gravé sans cesse
ce qui souvent nous écrase, – le souvenir,
comme si une fois déjà ce vers quoi nous tendons
avait été plus proche, plus fidèle et son abord
d'une infinie douceur. Ici tout est distance,
qui là-bas était souffle. Après cette première
patrie, l'autre lui semble équivoque et venteuse.
Oh! bienheureuse la petite créature
qui toujours reste dans le sein dont elle est née;
bonheur du moucheron qui au-dedans de lui,
même à ses noces, saute encore: car le sein
est tout. Et vois l'oiseau, dans sa demi-sécurité:
d'origine il sait presque l'une et l'autre chose,
comme s'il était l'âme d'un Etrusque
issue d'un mort qui fut reçu dans un espace,
mais avec le gisant en guise de couvercle.
Et comme il est troublé, celui qui, né d'un sein,
doit se mettre à voler !. Comme effrayé de soi,
il sillonne le ciel ainsi que la fêlure
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à travers une tasse, ou la chauve-souris
qui de sa trace raie le soir en porcelaine.
Et nous: spectateurs, en tous temps, en tous lieux,
tournés vers tout cela, jamais vers le large!
Débordés. Nous mettons le l'ordre. Tout s'écroule.
Nous remettons de l'ordre et nous-mêmes croulons.
Qui nous a bien retournés que de la sorte
nous soyons, quoi que nous fassions, dans l'attitude
du départ? Tel celui qui, s'en allant, fait halte
sur le dernier coteau d'où sa vallée entière
s'offre une fois encor, se retourne et s'attarde,
tels nous vivons en prenant congé sans cesse.
(Traduction de l’allemand de François-René Daillie)
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Poésie
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Lou Andréa-Salomé
Comme l’ami aime l’ami,
Ainsi je t’aime, vie surprenante !
Que je jubile ou pleure en toi,
Que tu me donnes souffrance ou joie,
Je t’aime avec ton bonheur et ta peine.
Et si tu dois m’anéantir,
En te quittant je souffrirai.
Comme l’ami qui s’attache au bras de l’ami,
Je t’étreins avec toute ma force :
Si tu n’as plus aucun bonheur pour moi
Soit ! Il me reste –La souffrance