Post on 23-Mar-2016
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Peter Zumthor
Penser I'architecture
Peter Zumthor
Penser Tarchitecture
Traduit de Tallemand,
d'apres le texte de Tedition de 2006.
Birkhauser
Basel • Boston • Berlin
Une vision des choses 7
Le noyau dur de la beaute 29
Des passions aux choses 39
Le corps de I'architecture 53
Enseigner I'architecture, apprendre I'architecture 65
La beaute a-t-elle une forme ? 71
La magie du reel 83
La lumiere dans le paysage 89
Une vision des choses
A la recherche de Tarchitecture perdue
Quand je pense a I'architecture, des images remontant en moi. Beaucoup
de ces images sont en rapport avec ma formation et mon travail d'archi-
tecte. Elles contiennent le savoir sur I'architecture que j'ai pu accumuler au
cours du temps. D'autres evoquent mon enfance.Je me rappelle le temps
ou je faisais I'experience de I'architecture sans y reflechir. Je crois sentir
encore dans ma main une poignee de porte, une piece de metal arrondie
comme le dos d'une cuillere.
C'est celle que ma main saisissait quand j'entrais dans le jardin de ma tante.
Aujourd'hui encore, cette poignee-la m'apparait comme un signe particulier
de I'entree dans un monde fait d'atmospheres et d'odeurs diverses.Je me
rappelle le gravier sous mes pas, le doux eclat du chene cire dans I'escalier,
j'entends encore le bruit de la serrure au moment ou la lourde porte se
refermait derriere moi,je me revois longer le couloir obscur et entrer dans
la cuisine, I'unique piece veritablement lumineuse de la maison.
Cette piece etait la seule - dans mon souvenir du moins - dont le plafond
ne s'estompait pas dans un demi-jour ;les petits carreaux du sol, hexagones
rouge fonce aux joints serres,opposaient a mes pas une impitoyable durete
et du placard se degageait I'odeur particuliere de la peinture a I'huile.
Ce n'etait pourtant qu'une cuisine comme n'importe quelle autre.Tout y
etait comme dans n'importe quelle autre cuisine ordinaire. Mais c'est peut-
etre justement parce qu'elle avait cette manlere presque naturelle d'etre
simplement une cuisine qu'elle est restee si presente dans ma memoire
comme I'lncarnation d'une cuisine. L'atmosphere de cette piece restera
toujours associee pour moi a I'idee de cuisine.
II me faudrait maintenant continuer a raconter, a parler de toutes les poi-
gnees de porte qui ont suivi celle du portail du jardin de ma tante, des sols
que j'ai foules,des surfaces d'asphalte ramollies par le soleil,des sols paves
recouverts par les feuilles des chataigniers en automne,et des portes qui se
ferment de manieres si differentes, les unes avec un son plein et distingue,
les autres dans un bruit de pacotille, d'autres encore, durement, avec gran-
deur, intimidantes..., avec une sonorite dure, solennelle, intimidante.
De tels souvenirs portent en eux les impressions architecturales les plus
profondement enracinees que je connaisse. C'est en eux que se fondent
les atmospheres et les Images que je tente de sonder dans mon travail
d'archltecte.
Quand je travaille a un projet,je suis a nouveau plonge dans des souvenirs
anciens et a demi oublies et je me demande: comment cette architecture
se presentait-elle, que signifiait-elle pour moi alors, et qu'est-ce qui pour
rait m'aider afaire resurgir cette atmosphere qui paraitgorgee de I'evidente
presence des choses, ou tout a la place et la forme qui conviennent? II n̂ y
auralt meme pas besoin pour cela de trouver de nouvelles formes, mais de
rendre perceptible ce premier signe d'une plenitude, d'une richesse aussi,
qui nous fait dire j'ai deja vu ga quelque part, meme si je sais que tout est
nouveau et autrement et qu'aucune citation directe d'une ancienne architec-
ture ne saurait percer le secret d'une atmosphere chargee de souvenirs.
Fait de matiere
Les travaux de Joseph Beuys et de quelques artistes du mouvement de I'Arte
povera sont pour moi riches d'enseignements.Ce qui m'impressionne, c'est
la mise en ceuvre precise et sensuelle des materiaux dans ces travaux. EHe
paraTt s'ancrer dans des savoirs anciens sur I'usage fait par I'homme de la
matiere, mais en meme temps mettre au jour I'essence meme du materiau,
qui est libre de toute signification heritee d'une culture.
Dans mon travail, j'essaie de faire un usage similaire des materiaux. Je
crois que, dans le contexte de I'objet architectural, les materiaux peuvent
revetir des qualites poetiques. Mais il faut pour cela creer, au sein de
I'objet lui-meme, un certain rapport de forme et de signification, parce que
les materiaux ne sont intrinsequement pas poetiques.
Le sens qu'il s'agit d'instituer au cceur de la materialite se situe au-dela
des regies de composition, et de meme la tactilite, I'odeur et I'expres-
sion acoustique des materiaux ne sont que des elements de la langue dans
laquelle nous devons parler. Le sens apparaTt lorsqu'on reussit a produire
dans I'objet architectural des significations propres pour certains mate-
riaux de construction qui ne deviennent perceptibles de cette manlere
que dans cet objet.
Lorsque nous tendons a ce but, nous devons constamment nous deman-
der ce que peut signifier un materiau donne dans un contexte architectu-
ral donne. Des reponses justes a cette question peuvent laisser apparaTtre
sous un jour nouveau aussi bien la maniere dont ce materiau est utilise
habituellement que ses qualites sensuelles et sa capacite a produire du
sens. Parvenus au but, nous pouvons donner resonance et rayonnement
aux materiaux.
Le travail a rinterieur des choses
Ce qui est le plus impressionnant dans la musique de Jean-Sebastien Bach
est son «architecture». Sa construction paraTt claire et transparente.
il est possible de suivre le detail des elements melodiques, harmoniques
et rythmiques de sa musique sans perdre le sens de la composition
de I'ensemble, qui seule donne leur raison d'etre aux details. L'ceuvre
paraTt basee sur une structure claire, et en suivant les differents fils
du tissu de la musique, on peut entrevoir les regies qui en regissent la
construction.
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La construction est Tart de former a partir de nombreux elements un
tout coherent. Les batiments sont des temoins de I'aptitude de I'etre hu-
main a construire des choses concretes. L'acte de construire represente
pour moi le cceur meme de tout travail architectural. La oCi des materiaux
concrets sont assembles et edifies, I'architecture imaginee devlent une part
du monde reel.
J'eprouve du respect pour I'art de I'assemblage, I'habilete du constructeur,
de Partisan et de I'ingenieur. Les connaissances des hommes sur la produc-
tion des objets que suppose leur savoir-faire m'impressionnentje m'efforce
done de concevoir des batiments qui rendent justice et qui accordent de
la valeur aux enjeux de ces savoir-faire. A la vue d'un objet bien faq:onne,
dans lequel on croit ressentir le soin et I'art de celui qui Ta cree, on a
coutume de dire: il y a beaucoup de travail la-dedans. L'idee que notre
travail est veritablement au coeur des choses que nous avons reussi a creer
nous pousse aux limites de la reflexion sur la valeur d'une oeuvre. Notre
travail est-il vraiment au coeur des choses ? Je suis parfois tente de le croire
lorsqu'une oeuvre construite me touche autant qu'une musique,une oeuvre
litteraire ou un tableau.
Pour la tranquillite du sommeil
J'aime la musique. Les mouvements lents des concertos pour piano de Mo-
zart, les ballades de John Coltrane, le son de la voix humaine dans certains
chants me touchent profondement.
Je m'etonne toujours de la capacite de I'etre humain a inventer des melo-
dies, des harmonies et des rythmes.
Mais le monde des sons est aussi fait de contrastes dans la melodie, I'harmonie
ou le rythme. II y a des dissonances, des rythmes heurtes, des sons fragmen-
tes ou amplifies, et des emissions sonores purementfonctionnelles que nous
appelons bruits. La musique contemporaine travaille avec ces elements.
Je pense que I'architecture actuelle devrait disposer de fondements aussi
radicaux que la musique contemporaine. Cette exigence a neanmoins des
limltes. Si la composition architecturale se fonde sur la disharmonie et la
fragmentation, sur des rythmes heurtes, sur des clusters (sons en grappe)
et des ruptures structurelles, I'oeuvre pourra certes communiquer un
message, mais la curiosite s'arretera a la comprehension de ce message, et
la question de I'utilite de I'objet pour la vie pratique sera negligee.
L'arch itectu re existe dans un domaine qui lui est propre. Elle entretient
avec la vie une relation particulierement physique. Selon I'idee que je
m'en fais, elle n'est en premier lieu ni un message, ni un signe, mais une en-
veloppe, un arriere-plan pour la vie qui passe, un subtil receptacle pour le
rythme des pas sur le sol, pour la concentration au travail, pour la tran-
quillite du sommeil.
Dessine d'apres desir
La place de {'architecture construite est dans le monde concret. C'est la
qu'elle a sa presence. Qu'elle parle pour elle. Les representations architec-
turales de ce qui n'est pas encore bati portent la marque des efforts visant a
faire parler une chose destinee au monde concret, mais qui n'y a pas encore
trouve sa place. Le dessin d'arch itectu re cherche a donner une image aussi
precise que possible du rayonnement de I'objet dans le lieu qu'il devra occu-
per. Mais c'est par I'effort dont elle temoigne que la representation peut
rendre particulierement evidente I'absence de I'objet reel.Toute represen-
tation peut des lors etre perq:ue comme insuffisante, et il en resulte une
curiosite pour la realite ainsi promise, voire, si la promesse nous touche, le
desir de sa presence reelle. Quand le realisme et la virtuosite graphique
dans une representation de {'architecture deviennent trop presents, quand
il n'y a plus la moindre ouverture ou nous puissions penetrer avec notre
imagination et laisser naTtre la curiosite pour la realite de I'objet, represente
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alors la representation devient elle-meme I'objet de notre attente. Le de-
sir envers I'objet reel s'estompe. II n'y a plus rien ou presque qui se refere
a la realite imaginee, a ce qui se situe en dehors de la representation. La
representation n'a plus de promesse a offrir Elle se signifie elle-meme.
Dans mon travail, j'accorde beaucoup d'importance aux esquisses, qui se
rapportent explicitement a une realite encore a venir.Je developpe done
mes dessins jusqu'au moment delicat de I'expressivlte, ou I'atmosphere
recherchee devient perceptible sans etre distraite par des elements
accessolres. Le dessin lui-meme doit en outre adopter les qualites de I'ob-
jet recherche. Pareil a I'ebauche du sculpteur, il n'est pas seulement la re-
presentation d'une idee, mais fait partie Integrante du travail de creation
qui s'acheve dans I'objet construit.
AInsi con^us, les dessins nous permettent un retour en arriere, un regard
et I'apprentissage de la comprehension de ce qui n'est pas encore mais
commence a exister.
Des fissures dans le vernis de Tobjet
Les maisons sont des creations artificielles. Elles sont faites de details qui
doivent etre lies les uns aux autres. De la qualite de ces liens depend pour
une bonne part celle de I'objet fini.
Dans la sculpture, traditionnellement, les joints et les assemblages des ele-
ments sont effaces au profit de la forme de I'ensemble. Les objets d'acier de
Richard Serra, par exemple, ont le meme aspect de totalite homogene que
les sculptures de pierre ou de bols realisees selon les traditions ancestrales.
De nombreux artistes des annees I960 et 1970 s'inspirent des methodes
d'assemblage les plus elementalres et les plus apparentes que nous connais-
sions pour leurs installations et leurs objets. Pour produire un tout a partir
des elements, Beuys, Merz ou d'autres encore ont joue sur des dispositions
spatiales aerees, des enveloppements, des pliages ou des empilements.
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II y a beaucoup a apprendre de la maniere directe et apparemment evidente
avec laquelle ces objets artistiques sont assembles. Dans ces oeuvres, il n'y
a pas de perturbations dues a des petits elements etrangers au propos de
Toeuvre.La perception du tout n'est pas brouillee par des details accessoires.
Chaque point de contact, chaque assemblage, chaque joint est la pour
servir I'idee de I'ensemble et renforcer la presence tranquille de Tceuvre.
Lorsque je travaille a un projet, j'essaie de donner a mes batiments une
telle presence. Mais, a la difference d'un artiste plasticien,je dois partir des
taches fonctionnelles et techniques que doit remplir toute construction. Le
grand defi de rarchitecture,c'est de former un tout a partir d'innombrables
elements qui different par leur fonction et leur forme, par leur materiau et
leur dimension. Pour les aretes et les joints, la oCi les surfaces se recoupent
et ou se rejoignent les divers materiaux, il faut rechercher des construc-
tions et des formes judicieuses. La forme de ces details permet de fixer les
echelles intermediaires a I'interieur des proportions generales du volume
du batiment. Les details definissent le rythme formel et I'echelle rappro-
chee du batiment.
Les details doivent exprimer ce que demande I'idee fondatrice du projet
a I'emplacement concerne de I'objetiappartenance ou separation, tension
ou legerete, frottement, robustesse, fragilite...
Les details, lorsqu'ils savent nous combler, ne sont pas simples decorations,
lis ne nous distraient pas, ils ne nous divertissent pas, mais ils conduisent
a la comprehension du tout, a I'essence duquel ils appartiennent incontes-
tablement. Une force magique habite dans chaque composition accomplie
en elle-meme. C'est comme si Ton succombait au charme d'un corps
architectural entierement developpe. Et c'est alors seulement, peut-etre,
que notre regard s'arrete sur un detail et decouvre avec etonnementideux
clous qui sont la dans le sol pour fixer des plaques d'acier a cote d'un seuil
use. Des sentiments remontent. Quelque chose nous touche.
Au-dela des signes
«Tout est possible», entend-on dire dans le monde des hommes d'action.
« L'avenue principale, c'est presque toujours tout droit», ditVenturi, Tarchi-
tecte. «Plus rien ne va», disent ceux qui souffrent de I'inhospitalite de
notre temps. De tels propos refletent des opinions, voire des faits
contradictoires. II semble que nous nous habituons a vivre dans des contra-
dictions et nous pouvons meme donner a cela plusieurs raisons: les tradi-
tions se perdent, il n'y a plus d'identites culturelles fortes. L'economie et la
politique developpent une dynamique que personne ne paraTt vraiment
comprendre ni maTtriser.Tout se melange et la communication de masse
produit un monde artificiel de signes. C'est I'arbitraire qui regne. Peut-etre
la vie postmoderne peut-elle se resumer a cette definition: tout ce qui sort
de nos donnees biographiques personnelles paraTt vague, flou, indistinct et
d'une certaine maniere irreel. Le monde est rempli de signes et d'informa-
tions qui renvoient a des choses que personne ne comprend entierement
parce qu'elles se revelent finalement n'etre elles-memes que des signes
d'autres choses. La chose veritable reste cachee. II n'est jamais donne a
personne de la voir.
Je suis convaincu pourtant qu'il existe encore des choses authentiques,
aussi menacees soient-elles. II y a la terre et I'eau, la lumiere du soleil, le
paysage et la vegetation. II y a les objets crees par I'homme, les machines,
les outils, les instruments de musique,qui sont ce qu'ils sont et ne portent
pas de messages artificiels, et dont la presence va de soi. Lorsque nous
regardons des objets ou des ouvrages batis qui semblent en eux-memes
se reposer, notre perception devient d'une fagon particuliere calme et
emoussee. L'objet que nous percevons ne cherche pas a s'imposer par un
message, il est simplement la. Notre perception se fait tranquille, llbre de
toute prevention et de toute volonte d'accaparement. Elle se situe au-dela
des signes et des symboles. Elle est ouverte et vide. C'est comme si Ton
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voyait quelque chose qui ne se laisse pas placer au coeur de la conscience.
Alors, dans ce vide de la perception, il peut remonter a la memoire de
celui qui regarde un souvenir semblant surgir du fond des temps.Voir I'ob-
jet, c'est aussi pressentir le monde dans sa totalite; car rien n'est la qui ne
soit destine a etre compris.
Les tableaux d'Edward Hopper semblent nous dire que les choses ordi-
naires de la vie quotidienne sont habitees par une force particuliere. II faut
seulennent les regarder assez longtemps pour les voir.
Paysages acheves
La presence de certaines constructions a pour moi quelque chose de
mysterieux. Elles semblent simplement etre la. On ne leur accorde aucune
attention particuliere. Et pourtant il est impossible de s'imaginer I'endroit
oCi elles sont sans elles. Elles paraissent fermement ancrees dans le sol.
Elles ont I'air de faire naturellement partie de leur environnement et de
dire: «Je suis telle que te me vols et ma place est ici.»
La possibilite de concevoir des batiments qui pourront avec le temps faire
ainsi corps avec la forme et avec I'histoire d'un lieu me passionne.
Chaque nouvelle construction necessite une intervention dans une situa-
tion historique donnee. Pour la qualite de cette intervention, il est decisif
de reussir a doter le nouveau de proprietes telles qu'elles permettent
d'entrer dans un rapport de tension signifiant avec I'existant. Car pour pou-
voir se faire sa place, I'objet nouveau doit d'abord nous inciter a porter
un regard nouveau sur ce qui est deja la. On lance une pierre dans I'eau.
Un tourbillon de sable s'eleve puis s'apaise de nouveau. L'agitation a ete
necessaire. La pierre a trouve sa place. Mais I'etang n'est plus le meme
qu'auparavant.
Je crois que les batiments qui sont progressivement acceptes par leur
environnement doivent etre capables de s'adresser de diverses manieres
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au sentiment et a la raison. Mais nos sensations et notre comprehension
sont enracinees dans le passe. II faut done que les rapports de signification
que nous creons avec une nouvelle construction respectent le processus
du souvenir. Mais, comme le dit John Berger dans son livre Voir le voir, I'ob-
jet rappele a la memoire n'est pas comparable au point qui marque la fin
d'un segment de droite. II y a selon lui plusieurs chemins qui menent au
souvenir et y convergent. Les images, les atmospheres, les formes, les mots,
les signes et les analogies doivent ouvrir des possibilites d'approche. Au
centre, I'ceuvre doit etre entouree d'un systeme rayonnant de maniere a
ce que nous puissions la regarder simultanement de differents points de
vue: historique, esthetique, fonctionnel, ordinaire et quotidien, personnel,
passionne.
La tension a Tinterieur d'un corps
De tous les dessins d'architectes,ce sont les dessins d'ateller que je prefere.
lis sont detailles et objectifs. lis s'adressent aux specialistes qui donnent une
forme materielle a I'objet imagine et sont libres de toute mise en scene
associative de la representation, lis ne cherchent pas a convaincre comme
les dessins de projet. lis sont marques par la certitude et I'assurance. lis
semblent nous dire: «Ce sera exactement ainsi.»
Les dessins d'atelier ont le caractere des dessins d'anatomie. lis nous
laissent entrevoir un peu du mystere et de la tension interieure que
Tobjet architectural acheve ne revelera plus spontanement: I'art de I'as-
semblage, des geometries cachees, les frottements entre les materiaux,
les forces interieures de support et d'appui, le travail humain au coeur
des choses.
Per Kirkeby a con^u une fois pour une Documenta a Cassel une sculpture
en brique en forme de maison.La maison n'avait pas d'entree.Son interieur
etait inaccessible et cache. Ce mystere, ajoute a d'autres caracteristiques
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de I'oeuvre, lui conferait une aura profondement mystique. Je pense que
les elements porteurs et I'ossature d'une maison doivent etre disposes de
maniere a mettre I'objet acheve en etat de tension interieure et de vibra-
tion. Les vioions sont fabriques ainsi: ils nous rappellent les corps vivants
de la nature.
Des verites inattendues
Dans ma jeunesse, je m'imaginals la poesie comme une sorte de nuage
colore de metaphores et d'alluslons plus ou moins diffuses auquel on peut
prendre plaisir selon les circonstances, mais difficile a associer a une solide
vision du monde. Comme architecte, j*ai ensuite compris que la definition
opposee est sans doute plus proche de la verite.
Un batiment peut posseder des qualites artistiques quand ses divers conte-
nus et formes se conjuguent pour creer une atmosphere apte a nous emou-
voir. Cet art n'a rien a voir avec la recherche d'originalite ou de formes
interessantes. II s'agit de discernement, de comprehension et surtout de
verite. Peut-etre la poesie est-elle la verite inattendue. Son apparition
requiert le silence. L'architecture a pour tache artistique de donner forme
a cette attente silencieuse. Car Tobjet construit n'est jamais poetique
par lul-meme. II peut parfois acceder a ces qualites subtiles qui a certains
moments particullers nous font comprendre des choses que nous n'avions
jamais pu comprendre aInsi jusqu'alors.
Desir
Pour donner a un batiment une structure claire et logique, il faut le
concevoir selon des principes rationnels et objectifs.Si j'admets que le de-
roulement objectif du processus de projet soit sans cesse perturbe par des
idees subjectives et irreflechies,je reconnais la signification des sentiments
personnels dans le projet.
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Ce que les architectes disent de leurs batiments ne correspond souvent pas
exactement a ce que ces batiments nous racontent. Cela tient probable-
ment au fait qu'ils nous disent beaucoup de choses sur les aspects reflechis
de leur architecture, mais nous devoilent peu les passions secretes qui
donnent veritablement une ame a leur travail.
Le processus de projet repose sur une interaction constante entre le sentinnent
et la raison. La raison critique doit examiner les sentiments, les preferences,
les aspirations et les desirs qui surgissent et demandent a prendre forme.
C'est le sentiment qui nous dit si nos reflexions abstraites sont justes.
Concevoir un projet, c'est en grande partie comprendre et ordonner. Mais,
je pense que c'est I'emotion et inspiration qui donnent naissance a la
substance fondatrice propre de I'architecture. Les precieux instants
d'inspiration surviennent au cours d'un patient travail. Avec une image in-
terieure soudainement surgie, un nouveau trait sur le dessin, tout I'edifice
du projet paratt se transformer et se reformer en une fraction de seconde.
C'est comme si Ton ressentait d'un seul coup I'effet d'une etrange
drogue. Tout ce que, un instant auparavant encore, je savais sur I'objet a
creer apparait sous un jour nouveau. La joie, la passion me gagnent et une
voix semble me dire:«C'est cette maison que je veux construire!»
Inscrit dans Tespace
La geometrie enseigne les lois qui regissent les lignes, les surfaces et
les volumes dans I'espace. Elle peut nous aider a comprendre de quelle
maniere I'architecture traite I'espace. L'architecture connaTt deux ma-
nieres fondamentales de definir un espace: le corps ferme,qul isole en son
interieur un espace, et le corps ouvert, qui entoure un fragment d'espace
relie a I'infini du continuum spatial. L'extension de I'espace peut etre rendue
visible au moyen de corps disposes ou alignes dans la profondeur comme
des plaques ou des barres.
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Je ne pretends pas savoir ce que signifie veritablement le concept d'espace.
Plus je reflechis a cette question, plus I'essence de I'espace me paraTt etre
un mystere. Une chose est sure cependant: quand nous nous interessons
a I'espace en tant qu'architecte, nous ne nous occupons que d'une infime
partie de cette infinite qui entoure notre planete. Mais toute construction
marque un lieu dans cette infinite.
C'est d'apres cette representation que je dessine les premiers plans
et les premieres coupes de mes projets. Je dessine des diagrammes
spatiaux, des volumes simples. Je m'efforce de voir les volumes imagines
comme des objets precis dans I'espace et il est important que je sente
comment ils delimitent un espace interieur a partir de I'espace qui les
entourent,ou au contraire capturent I'infinite de I'espace a la maniere d'un
receptacle ouvert.
Les batiments qui nous impressionnent nous communiquent un sentiment
fort pour leur espace. lis delimitent ce vide mysterieux que nous nommons
espace d'une fa^on particuliere et lui impriment une pulsation.
Raison pratique
Concevoir un projet, c'est inventer. A I'Ecole des arts appliques, c'est le
principe auquel nous essayions de nous conformer. Nous recherchions
pour chaque probleme une solution nouvelle. II etait important d'etre a
I'avant-garde. Plus tard, il m'a fallu constater qu'au fond, il n'y a que tres peu
de problemes architecturaux auxquels on n'ait deja trouve des solutions
valables. Retrospectivement, la maniere dont j'ai appris a concevoir des
projets me paraTt anhistorique. Nous avions pour modeles les pionniers et
les inventeurs du Neues Bauen. L'histoire de I'architecture nous paraissait
faire partie d'une culture generale sans grande incidence sur nos projets.
Nous avons ainsi souvent invente ce qui I'etait deja et cherche par tous les
moyens I'ininventable.
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Le genre de formation au projet evoque ici a pourtant des qualites didac-
tiques. Plus tard, dans la pratique, i'architecte a tout avantage a s'assurer de
{'immense savoir et de Texperience que renferme I'histoire de i'architecture.
Je pense que si nous Integrons ces connaissances a notre travail, nous
augmentons nos chances d'apporter une contribution personnelle.
Mais la conception d'un projet n'est pas un processus lineaire qui, partant
de I'histoire de {'architecture, menerait logiquement et directement a une
nouvelle construction. II m'arrive tres souvent,lorsque je suis a la recherche
de {'architecture dont j'ai eu {'intuition, de traverser des moments
d'etouffement. A {a recherche d'une architecture, encore au stade de I'in-
tuition, je me sens toujours par moments pris dans une impasse. Rien de
ce que je connais ne sembie convenir a ce que je veux et dont je ne sais
pas encore a quoi il devrait ressembier. Dans cette situation, je cherche a
me {Iberer de {'entrave de mon savoir scoiaire. Et cela m'aide.Je respire
mieux.Je sens a nouveau I'air familier des inventeurs et des pionniers. Le
projet redevient invention.
L'acte createur par iequel nait une ceuvre architecturale va au-dela du
savoir historique et artisanal. La confrontation avec ia question du temps
est au coeur de cet acte. L'architecture, au moment oCi elle nait, est {iee
d'une maniere particuiiere au present. Eile reflete I'esprit de ses inventeurs
et apporte ses propres reponses a la question du temps par sa forme
d'utllisation et son aspect, par son rapport aux autres architectures et par
sa relation avec le lieu ou elle se dresse.
II n'y a pas un nombre illimite de reponses aux questions que je peux
formuler en tant qu'architecte. L'epoque de rupture qui est la notre
n'autorise pas de grands gestes. Nous ne partageons encore que peu de
valeurs communes sur lesquelles nous puissions batir.Je plaide pour une
architecture de la raison pratique, qui parte de ce que nous sommes en-
core tous capables de connaTtre, de comprendre et de sentir Je regarde
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attentivement le monde construit et dans mes realisations, j'essaie de
reprendre ce qui me parait precieux, de corriger ce qui derange et de
recreer ce qui nous manque.
Une perception melancolique
Le film d'Ettore Scola Le Bal montre une salle de bal dans laquelle toute
Taction se deroule. Si je me rappelle bien, il n'y a ni dialogues, ni change-
ments de scene, mais seulement de la musique et des gens en mouvement.
On voit toujours la meme salle ou les memes personnes viennent pour
danser, tandis que le temps passe et que vieillissent les danseurs. Les
personnages sont au centre du film. Mais ce qui fait la densite de son
atmosphere, c'est la salle de bal avec son carrelage et ses boiseries, Tesca-
lier a Tarriere-plan et la patte de lion sur le cote. Ou,a I'inverse, seraient-ce
les gens qui donnent a la piece cette etrange atmosphere ?
Je pose ici cette question parce que je suis convaincu qu'un batiment
reussi doit etre capable d'absorber les traces de la vie humaine et qu'il peut
acquerir ainsi une richesse particuliere.
Je pense bien sur a la patine que Page donne aux materiaux, aux petites
egratignures, a I'eclat terni et ecaille de la laque et aux aretes polies par
I'usure. Mais lorsque je ferme les yeux et essaie d'oublier ces traces physiques
et mes premieres associations d'Idees, il me reste une autre impression, un
sentiment plus profond: la conscience de I'ecoulement du temps, la sensa-
tion de la vie humaine qui s'accomplit dans des lieux et dans des espaces
qu'elle charge a sa maniere. Les valeurs esthetiques et pratiques de I'archi-
tecture sont releguees au second plan. A ce moment-la, leur signification
stylistique ou historique n'a pas d'importance. Seul compte le sentiment
melancolique qui s'empare de moi. Larchitecture est abandonnee a la vie.
Si son corps est suffisamment sensible, elle peut developper une qualite qui
soit garante de la realite de la vie ecoulee.
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Des pas laisses derriere soi
Lorsque je travaille a un projet, je me laisse guider par les images et les
atmospheres qui me reviennent en memoire et que je peux associer a I'ar-
chitecture que je recherche. Les images qui me viennent a I'esprit sont liees
pour la plupart a des souvenirs personnels et done rarement pourvues d'un
commentaire architectural. J'essaie alors de decouvrir ce qu'elles signifient
et comment creer certalnes formes et atmospheres imagees.
Apres un certain temps, Tobjet projete prend en Imagination certalnes
qualites des modeles utilises. Et si je reussis a superposer et a entrecroiser
ces qualites, I'objet gagne en richesse et en profondeur. Pour obtenir cet
effet, il faut que les qualites que je donne au projet se fondent sans contra-
diction avec la structure constructive et formelle de la maison finie. Forme
et construction, apparence et fonction ne peuvent plus etre separees. lis
vont ensemble et forment un tout.
Considerons maintenant I'ouvrage bati. Notre regard, guide par la raison
analytique, s'ecarte et cherche des details auxquels se raccrocher. Mais la
synthese de I'ensemble ne donne pas une comprehension exhaustive du
detail.Tout renvoie a tout.
Les motifs d'origine du projet passent alors a I'arriere-plan. Les modeles,
les mots et les analogies qui ont ete necessaires a la constitution de
I'ensemble s'estompent. lis ressemblent a des pas laisses derriere soi.
L'essentiel, c'est la nouvelle construction, elle a une existence propre. Son
histoire commence.
Resistance
Je crois que I'architecture doit aujourd'hui se rappeler les taches et les
possibilites qui ont de tout temps ete les siennes. Larchitecture n'est pas
le vehicule ou le symbole de choses etrangeres a son essence. Au sein
d'une societe qui celebre I'inessentiel, elle peut opposer une resistance
26
dans son domaine,aller a I'encontre de Tusure des formes et des significa-
tions et parler son langage propre.
Le langage de {'architecture n'est pas a mes yeux une question de style.
Chaque maison est construite en vue d'une destination particuliere, en un
lieu particulier,pour une certaine societe. Dans mes realisations, j'essaie de
repondre aux questions que soulevent ces simples faits, avec toute I'exac-
titude et le sens critique dont je suis capable.
27
Le noyau dur de la beaute
II y a deux semaines, j'ai entendu par hasard une emission radiophonique
consacree au poete americain William Carlos Williams. Remission avait
pour titre: Le noyau dur de la beaute. Cette phrase a retenu mon atten-
tion. Je me figure volontiers que la beaute a un noyau dur, et lorsque je
pense a I'architecture, le rapport entre beaute et noyau dur revet un
aspect familier. «La machine est une chose qui n'a aucun element
superflu »,aurait ditWilliams.Je crois immediatement comprendre ce qu'il
entendait par la. C'est aussi, me semble-t-il, une idee evoquee par Peter
Handke,qui dit en substance que la beaute reside dans les choses a I'etat
naturel et sans appret, non investies de signes ou de messages, et qu'il
s'irrite de ne pas decouvrir,de ne pas pouvoir decouvrir lui-meme le sens
des choses.
Toujours dans la meme emission, j'apprends que I'art poetique de Williams
repose sur une conception selon laquelle il n'y a pas d'idees en dehors
des choses et que sa poesie est une tentative de dinger la perception
sensorielle vers le monde reel afin de se I'assimiler.
Chez Williams, selon le commentateur, ce procede s'opere apparemment
avec froideur et laconisme, ce qui permet justement a ses textes de deve-
lopper une telle force emotionnelle.
Ce que j'entends me touche: je me dis que I'architecture ne doit pas
provoquer les emotions mais les laisser surgir. Et qu'il faut s'en tenir
strictement a la chose, pres de I'essence propre de la chose que je dois
creer et etre confiant dans I'aptitude de I'ouvrage bati, s'il a ete tres exac-
tement con^u pour un lieu et une fonction, a developper sa propre force,
qui n'a besoin d'aucun adjuvant artistique.
29
Le noyau dur de la beaute, c'est de la substance concentree. Mais ou
se trouvent les champs de force de I'architecture, qui font justement sa
substance, par-dela la superficialite et I'arbitraire du quelconque ?
Dans ses Legons americaineSy Italo Calvino parle du poete italien Glaconno
Leopardi,qui situait la beaute d'une oeuvre d'art (litteraire en I'occurrence)
dans ce qui est vague, ouvert, indefini, et fait de la forme le receptacle
possible d'une multiplicite de sens.
L'idee de Leopardi nous paraTt d'abord evidente. Les choses, les oeuvres d'art
qui nous touchent ont des strates multiples, des niveaux de signification en
nombre peut-etre inflni, qui se superposent, se croisent et se transforment.
Mais comment I'oeuvre que I'architecte doit creer peut-elle atteindre
cette profondeur et cette epaisseur? Peut-on projeter le vague, I'ouvert?
N'y a-t-il pas la une contradiction avec I'exigence de precision que paraTt
impliquer la conception de Williams?
Se fondant sur un texte de Leopardi invitant a la quete du vague, Calvino
arrive a une reponse surprenante. II constate que dans ses textes,cet ama-
teur d'indefini s'attache avec exactitude et fidelite aux choses qu'il decrit
et qu'il veut faire surgir par la description, et conclut: «Voila done ce
qu'exige de nous Leopardi, pour nous faire gouter la beaute de I'indeter-
mine et du vague! Pour acceder a ce desir de vague, il faut une attention
extremement soutenue, une precision tatillonne dans la composition de
chaque image, dans la minutieuse definition des details, dans le choix des
objets, de I'eclairage, de I'atmosphere.)) Calvino conclut par ce paradoxe
apparent:«Le poete du vague ne peut etre qu'un poete de la precision.))
Les propos de Calvino m'interessent non pas parce qu'ils invitent au patient
travail du detail et a la precision, ce que nous connaissons tous, mais
parce qu'ils nous rappellent que la diversite et la richesse s'expriment a
partir des choses elles-memes si nous savons precisement les reconnaTtre
et leur rendre justice.
30
Rapporte a I'architecture, cela signifie pour moi: puiser la force et la diver-
site dans I'exercice constructif lui-meme,dans les choses qui le constituent
et le conditionnent.
John Cage expliquait dans une conference qu'il n'est pas un compositeur qui
entend la musique dans sa tete puis essaie de la transcrire. Sa maniere de
travailler est differente. 11 con^oit des esquisses et des structures et les fait
interpreter faisant ainsi seulement ensuite I'experience de leur sonorlte.
En lisant cela, je me suls souvenu d'un recent projet de notre atelier pour
des bains thermaux en montagne. Nous ne sommes pas partis d'une image
mentale que nous aurions ensuite adaptee aux conditions du projet, mais
avons essaye de repondre a des questions de fond concernant le lieu,
I'ouvrage a batir et les materiaux - la montagne, la roche, Teau - et qui dans
un premier temps n'etaient pas representation imagee.
Ensuite seulement, apres avoir repondu successivement aux questions qui
se posaient sur le lieu, le materiau et I'ouvrage a realiser, sont apparus des
structures et des volumes qui nous ont surpris nous-memes et que je crois
animes du potentiel d'une force elementaire qui va au-dela d'un arrange-
ment de formes stylistiquement predefinies.
S'occuper, dans le contexte d'un projet architectural, des lois propres
qui regissent les choses concretes, telles la montagne, la roche ou I'eau,
offre la possibllite d'apprehender un peu de I'essence originelle, et pour
ainsi dire vierge de toute influence civilisatrice, de ces elements, de leur
donner une expression et de creer une architecture qui part des choses
et revient aux choses. lei, les modeles et les canons de style ne peuvent
etre que des entraves.
Mes confreres suisses Herzog et de Meuron, que je cite de memoire,
disent que I'architecture en tant que totalite n'existe plus aujourd'hui
et que, par consequent, il faut la produire dans la tete du concepteur,
par un acte de la pensee. Les deux architectes deduisent de ce point de
31
depart leur theorie de Tarchitecture comme forme de pensee, d'une
architecture - je le suppose du moins - qui doit refleter d'une maniere par-
ticuliere la totalite imaginee et done artiflcielle.
Je ne m'arreterai pas ici sur cette theorie de ('architecture comme forme
de pensee, mais sur I'hypothese dont elle part et selon laquelle il n'y aurait
plus aujourd'hui de totalite d'une oeuvre,au sens traditionnel dont on I'en-
tend dans la construction.
Je crois personnellement a la totalite physique, suffisante par elle-meme,
de I'objet architectural, meme si elle ne se manifeste pas comme une
donnee evidente, mais comme terme difficile et neanmoins indispensable
de mon travail.
Mais comment atteindre a cette totalite en architecture, a une epoque
depourvue de la dimension sacree qui permet de donner du sens et ou la
realite menace de se dissoudre dans le flux des images et des signes ?
Je lis chez Peter Handke I'effort pour laisser des textes ou des descrip-
tions devenir une partie du milieu dont ils traitent. Si je comprends bien
son idee,il s'agit ici non seulement de la difficulte,qui m'est familiere,d'6ter
leur caractere artificiel aux choses que Ton cree par un acte artificiel
et de les assimiler au monde des choses quotidiennes et non appretees,
mais aussi et une fois de plus de la croyance que la verite reside au coeur
meme des choses.
Dans une creation artistique visant a la totalite de ce qu'elle produit, on
essaie toujours, je pense, de donner a I'objet cree une presence compa-
rable a celle qui habite les choses dans la nature ou dans I'environnement
qui s'est forme autour d'elles.
Je comprends alors pourquoi Peter Handke, qui dans la meme interview
se qualifiait lui-meme d'ecrivain des lieux, exige de ses textes «qu'ils n'ad-
mettent aucun adjuvant, mais soient uniquement la decouverte des details
et de leur liaison en un etat de fait».
32
Ce terme «etat de fait» que Handke choisit me paraTt eclairant eu egard
au but vise,a savoir de creer des choses non artificielles et constituant une
totalite: creer des etats de fait precis, penser Touvrage bati comme un etat
de fait dont les details doivent etre bien identifies et relies entre eux par
un rapport objectif. Un rapport objectif.
L'idee qui se fait jour ici est celle de la reduction aux choses et aux objets
qui existent. Handke parle aussi dans ce contexte de la fidelite aux choses.
II souhaiterait, comme il le dit, que ses descriptions puissent etre vues
comme une fidelite au lieu qu'elles decrivent et non comme une couleur
ou une coloration ajoutee.
De telles phrases m'aident a m'accommoder du manque de plaisir qui m'en-
vahit souvent a la vue de certaines architectures contemporaines.Je vois des
batiments conq:us a grands frais et avec la volonte d'afficher une forme partl-
culiere, et cela me contrarie. L'architecte qui en est I'auteur n'est pas la, mais
11 me parle sans arret par chaque detail et ce qu'il me dit est toujours pareil
et cesse rapidement de m'interesser Une bonne architecture doit accueillir
Tetre humain, le laisser vivre et habiter et ne pas lui faire du baratin.
Je me demande souvent pourquoi on experimente si peu avec ce qui nous
est poche, mais qui n'est pour autant pas facile. Pourquoi les architectures
recentes montrent-elles si peu de confiance dans les choses essentielle-
ment propres a Parchitecture: le materiau, la construction, les charges et
les appuis, la terre et le ciel; et aussi dans des espaces qui puissent etre de
veritables espaces ou tout soit objet de soins: I'enveloppe qui les delimite
et la materialite qui les constituent en tant qu'espaces, leur forme en creux,
le vide, la lumiere, I'air, I'odeur, I'aptitude a I'accueil et a la resonance ?
Je m'imagine volontiers concevoir des maisons dont je me retire une fois
qu'elles sont achevees, pour laisser un ouvrage bati qui existe pour lui-
meme,qui serve a habiter, comme une partie du monde des choses qui n'a
pas besoin de ma rhetorique personnelle.
33
II existe pour moi un beau silence des constructions, que j'associe a des
notions telles que le calme, I'evidence, la duree, la presence et I'integrite,
mais aussi la chaleur et la sensualite;etre soi-meme, etre un batiment;non
pas representer quelque chose, mais etre quelque chose.
Say that it is a crude effect, black reds,
Pink yellows, orange whites, too much as they are
To be anything else in the sunlight of the room.
Too much as they are to be changed by metaphor.
Too actual, things that being real
Make any imaginings of them lesser things.
Ainsi commence le poeme Bouquet of Roses in the Sunlighty de I'Americain
Wallace Stevens, le «poete lyrique de la contemplation silencieuse».
Wallace Stevens,est-iI ecrit dans le commentaire de mon recueil de poemes,
s'est donne pour tache de regarder longuement, patiemment et attenti-
vement, et de decouvrir les choses, de les comprendre entierement. Ses
poemes n'ont rien d'une protestation ou d'une plainte sur la disparition de
I'ordre des choses, pas plus que I'expression d'un bouleversement, mais lis
sont neanmoins en quete d'une harmonie possible qui en I'occurrence ne
peut etre que celle du poeme. (Italo Calvino developpe une argumentation
similaire lorsqu'il dit qu'il n'a qu'une defense a opposer a la disparition de
la forme qu'il constate partout: une idee de la litterature.)
Pour Stevens, le but recherche est la realite. II etait indifferent au sur-
realisme qui selon lui invente mais ne decouvre pas. «Faire jouer de I'ac-
cordeon a un coquillage, c'est une invention, pas une decouverte.» Je
retrouve ici cette idee fondamentale que je crois connaTtre de Williams
et Handke et qu'il me semble ressentir a la vue des tableaux d'Edward
34
Hopper: Tetincelle de Toeuvre d'art ne s'allume qu'entre la realite des
choses et rimagination.
Si je transpose cette citation a I'architecture, cela signifie: I'etincelle d'une
construction reussie ne s'allume qu'entre la realite des choses dont traite
la construction et I'lmagination. II ne s'agit pas la d'une revelation, mais de
la confirmation d'une experience que je fais sans cesse dans mon travail, et
d'une volonte qui semble etre enracinee en moi-meme.
Revenons done a la question: ou trouver la realite sur laquelle je dois
concentrer mon imagination lorsque je tente de concevoir un batiment
pour un endroit donne?
Les termes de lieu et de fonction renferment a mon avis une clef qui per-
met de repondre a cette question.
Dans son essai intitule «Batir habiter penser», Martin Heidegger assimile
r« etat humain » a un « sejour aupres des choses »,ce par quoi je comprends
que nous ne nous trouvons jamais dans une pure abstraction, mais toujours
dans le monde des choses, meme lorsque nous pensons. Et encore un peu
plus loin:« Le rapport de I'homme a des lieux et, par des lieux, a des espaces
reside dans rhabitation.»
Le concept d'habiter, qui dans I'acception large que lui donne Heidegger
signifie vivre et penser en des lieux et en des espaces, renferme une indica-
tion precise de ce que signifie la realite pour moi en tant qu'architecte.
La realite qui m'interesse et sur laquelle je veux pouvoir concentrer mon
imagination n'est pas celle des theories coupees des choses, c'est la realite
de la tache concrete dont la finalite est cet habiter. C'est la realite des ma-
teriaux de construction - la pierre, le drap, I'acier, le cuir... - et la realite
des constructions dont je me sers pour elever un batiment dans les quali-
tes duquel j'essaie de penetrer par mon imagination,soucieux du sens autant
que de la sensualite, afin d'allumer peut-etre I'etincelle qui donnera vie a
I'ouvrage reussi et que des hommes pourront alors habiter.
36
La realite de I'architecture, c'est le concret, ce qui est devenu forme, masse
et espace, son corps. II n'y a pas d'idees en dehors des choses.
37
Des passions aux choses
J'ai besoin de reflechir a I'architecture, de prendre de la distance par rap-
port a mon travail quotidien, de prendre du recul et de regarder ce que
je fais en essayant de comprendre pourquoi je le fais ainsi. C'est important
et j'aime ga. Car je ne suis pas un architecte qui travaille a un projet en par-
tant d'une position tracee theoriquement pour ainsi dire s'inscrire dans
I'histoire de I'architecture, mais je suis plutot tombe sous le joug du «faire
I'architecture», du construire, des choses parfaitement executees, de la
meme fagon que plus jeune,je faisais les choses a mon idee, des choses qui
ne pouvaient etre que comme cela et non autrement, pour des raisons
qu'au fond j'ignore. Mais j'ai toujours eu ce sentiment tres personnel envers
les objets que j'ai faits pour moi et envers ceux que d'autres fabrlquent.
Ce sentiment ne m'a jamais paru etre quelque chose d'extraordinaire.
II etait simplement toujours la. Aujourd'hui je sais qu'au fond, dans mon
travail d'architecte, je cherche a penetrer les secrets de cette passion, de
cette obsession peut-etre meme, a mieux la comprendre, a I'affiner. Et
lorsque je me demande si, depuis ma jeunesse, de nouvelles images et de
nouvelles passions ne sont pas venues s'ajouter aux anciennes,il me semble
alors que chaque decouverte porte en elle-meme quelque chose que j'ai
intuitivement deja toujours su.
Lieux
Je travaille dans les Grisons, dans un village de paysans, au milieu des
montagnes. C'est la que je vis. II m'arrive de me demander si cela a une
influence sur mon travail et je m'imagine volontiers qu'il peut en etre
ainsi.
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Les maisons que je dessine seraient-elles differentes si au cours des vingt-
cinq dernieres annees,je n'avais pas travaille dans les Grisons,nnais dans les
paysages de ma jeunesse,au pied du versant nord du Jura,parmi les collines
ondulees et les forets de hetres et dans la proche intimite de Tatmosphere
urbaine de Bale?
Des que je commence a reflechir a cette question, je m'aper^ois que mon
travail porte I'empreinte de nombreux lieux.
Lorsque, pour un projet, je suis amene a me concentrer sur un lieu,
que j'essaie de I'explorende comprendre sa forme, son histoire et ses pro-
prietes sensibles, le processus de cette contemplation attentive fait bientot
surgir en moi des images d'autres lieux: des lieux que je connais,qui m'ont
impressionne, des images de lieux ordinaires ou particuliers dont la com-
position reste en moi comme une incarnation de certaines atmospheres ou
qualites;des images de lieux ou de situations architecturales provenant du
monde des beaux-arts, du cinema, de la litterature ou du theatre.
Ces autres images de lieux d'origines diverses,au premier coup d'ceil sou-
vent deplacees ou sans rapport, surgissent au hasard. Ou alors je les sus-
cite, parce que j'en ai besoin. Quand, dans ma tete, j'expose le lieu concret
a ce qui lui est semblable, apparente ou dans un premier temps etranger,
alors seulement se forme cette image a niveaux multiples de la realite locale,
nette dans toute la profondeur du champ, qui fait apparaitre les rapports
et les lignes de force, qui structure les tensions ;c'est alors que se forme la
couche de fond du projet, que se dessine le reseau des diverses voies d'ap-
proche du lieu,ce qui me permettra de faire les choix pour le projet.Je me
plonge ainsi dans le lieu de mon projet, je cherche a en penetrer les secrets
tout en regardant vers I'exterieur, vers le monde de mes autres lieux.
Les batiments qui s'epanouissent par une presence particuliere au lieu ou
ils sont, me font souvent I'impression d'etre soumis a une tension interne
qui nous renvoie au-dela de ce lieu. Ils fondent leur lieu concret en donnant
41
temoignage du monde. Ce qui vient du monde est entre en eux en rela-
tion avec ce qui est local.
Si un projet ne fait que puiser dans I'existant et dans le repertoire de la
tradition, s'il repete ce que I'endroit lui fixe d'avance, il me manque le
dialogue avec le monde, le rayonnement du contemporain. Si une oeuvre
architecturale n'est qu'un recit sur le cours du monde et I'expression d'une
vision, qui ne parvient pas a faire resonner le lieu, il me manque I'ancrage
sensoriel dans le lieu, le poids specifique de ce qui est local.
Observations
I Nous sommes debout autour de la table a dessin a parler d'un projet
con^u par un architecte que tous nous apprecions. Je trouve le projet in-
teressant a divers egards, je signale certaines de ses qualites, mais ajoute
que je I'ai vu il y a deja quelque temps - alors que mon jugement n'etait
pas encore influence par I'appreciation favorable portee sur son auteur- et
j'ai constate que comme ensemble, il ne me plaisait en realite pas du tout.
Nous essayons de trouver les raisons qui peuvent etre a I'origine de mon
sentiment, mais nous n'arrivons pas a une appreciation globale, lorsqu'un
des jeunes architectes presents dit:«Ce batiment est interessant du point
de vue de la theorie du projet ou de la construction; le probleme, c'est
qu'il n'a pas d'ame.»
Quelques semaines plus tard, nous prenons le cafe en plein air avec Annallsa
et parlons des maisons qui ont une ame. Nous passons en revue plusieurs
batiments que nous connaissons, nous nous les decrivons. Et lorsqu'une
maison nous paraTt avoir la qualite recherchee et que nous essayons de
nous rappeler ses particularites, nous nous apercevons que nous aimons
certaines maisons bien precises. II ne nous en vient d'ailleurs pas beaucoup
a I'esprit. Et bien qu'il soit rapldement facile de deceler les realisations qui
entrent dans la bonne categorie, il est beaucoup plus difficile de trouver un
42
denominateur commun aux caracteristiques qui nous paraissent decisives.
Nos essais de generalisation et d'abstraction semblent vouloir oter aux
batiments leur vie et leur eclat. Comme la question ne cesse de me preoc-
cuper, je me propose d'esquisser de breves descriptions, quelques ap-
proches fragmentaires, en m'aidant d'impressions personnelles dans
lesquelles je vois un rapport avec mon travail, en restant a I'interieur des
categories avec lesquelles je travaille lorsque je m'interesse a la substance
d'une construction.
2 Les pieces principales du petit hotel de montagne sont disposees sur
la longueur du corps de batiment allonge et donnent sur la vallee. De plain-
pied se trouvent deux pieces avec des boiseries, d'oCi Ton entre depuis le
couloir, et reliees entre elles par une porte. La plus petite semble inviter a
s'asseoir confortablement et a la lecture, la plus grande est manifestement
la salle oCi Ton mange: cinq tables y sont soigneusement placees. Au pre-
mier etage se trouvent des chambres avec des galeries de bois profondes
et ombragees, et tout en haut des chambres avec des balcons ouverts.
En s'approchant de la maison pour la premiere fois, je me dis que dans les
chambres du deuxieme etage, j'apprecierais le ciel ouvert et la vue sur les
montagnes a I'horizon. Mais je suis tout autant attire par I'idee de recevoir
une des chambres du premier et d'y jouir de I'intimite de la galerie pour
lire ou ecrire en fin de journee.
Au pied de I'escalier qui mene des etages vers I'entree, une ouverture est
menagee dans la parol de la salle a manger C'est un passe-plat pour les
repas. Sur le rebord du passe-plat, au debut de I'apres-midi, on a mis des
tartes aux fruits et des assiettes blanches a la disposition des clients. L'odeur
des gateaux frais nous surprend lorsque nous descendons I'escalier. La
porte de la piece d'en face est entrouverte. Elle laisse s'echapper des
bruits de cuisine.
43
Apres un ou deux jours, nous avons pris nos reperes. Des chaises longues
sont empilees contre la maison du cote du pre. Plus loin, dans la penombre
de la lisiere de la foret, nous apercevons une femme en train de lire
assise dans une chaise longue. Nous prenons deux chaises et nous nous
cherchons aussi une place. La journee, nous nous asseyons pour un cafe, le
plus souvent a une table de bois pliante dans la veranda etroite devant la
salle a manger. Les tables pliantes, des planches etroites, sont disposees a
intervalles reguliers le long de la balustrade de la veranda. C'est parfait pour
la lecture, ces petits replats amenages contre la balustrade ou le coude peut
s'appuyer. La planche est exactement a la hauteur qui convient.
Lors de nos conversations avec les autres clients au crepuscule, nous
somnnes generalement assis a Tune des grandes tables de la veranda. Elles
sont alignees contre le mur de la maison, abritees par le porte-a-faux de
la partie haute de la maison. Apres le repas du soir, la porte-fenetre de
la veranda est ouverte. Nous faisons quelques pas pour nous degourdir,
nous regardons la vallee, nous buvons encore quelque chose, la conversa-
tion s'engage, nous nous asseyons pres du mur de la maison encore chaud
du soleil de la journee. Un soir seulement, nous prenons place a la grande
table d'angle, a I'extremite inferieure de la veranda, qui fait partie de la
zone d'entree et qui, durant la journee, paraTt plutot occupee par les gens
de la maison. Les heures passees a cette table ont suivi une invitation a s'y
rendre apres le repas. Je ne me suis encore jamais assis a la table qui revolt
le soleil du matin, a I'autre extremite de la veranda. Les matinees enso-
leillees, quelqu'un y etait assis le plus souvent, occupe a lire.
Cette maison de montagne me vient a I'esprit lorsque je pense a des ba-
ilments capables de m'offrir avec naturel et sans contrainte des situations
correspondant au lieu, au deroulement de la journee, a mon activite et a
mon etat d'ame, lorsque je me figure une architecture qui me met de
I'espace a disposition, qui m'invite a habiter,qui pressent mes attentes et les
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satisfait sans depense inutile. Elle a ete construite par un peintre decede
depuis longtemps pour iui et pour ses amis.
3 La premiere impression, depuis I'exterieur, nous avait laisse esperer
trouver la un lieu plus agreable que les autres cafes de la rue princlpale
de cette localite touristique. Nous ne sommes pas deq:us. L'etroit tambour
d'entree, construit a la maniere d'un reduit en bois a I'interieur devant la
porte d'entree, nous donne acces a une grande salle dont les parois et le
plafond sont revetus de boiseries sombres luisantfaiblement:des encadre-
ments,des remplissages,des panneaux reguliers,des plinthes,des moulures,
des poutres posees sur des consoles terminees en volutes.
La piece degage une atmosphere sombre, voire lugubre,jusqu'a ce que les
yeux se soient habitues. Mais cette impression se dissipe rapidement et la
lumiere alors se fait douce. La lumiere du jour qui penetre au rythme des
hautes fenetres met en evidence certaines zones de la piece, tandis que
d'autres, qui ne beneficient pas de ses reflets sur les boiseries, restent dans
une discrete penombre.
Au milieu du murde facade, un point fort a attire mon attention des I'entree:
la salle y est agrandie d'une extension en demi-cercle, un renfoncement suf-
fisamment spacieux pour permettre a cinq tables d'y trouver leur place le
long du mur incurve, pres des fenetres. Le sol de cette niche qui occupe
toute la hauteur de la piece est sureleve d'une courte marche par rapport
au reste de la salle. Pas d'hesitation, j'aimerais m'asseoir la. Deux ou trois
tables sont encore libres, trois sont deja occupees. Les gens qui y sont
assis,sans aucun doute des clients ordinaires,me donnent I'impression d'etre
des privilegies.
Nous hesitons et finissons par choisir une table dans la salle principale,
presque vide. Nous ne nous asseyons pas, mais partons a la recherche
d'une personne du service. Un peu plus tard, une serveuse entre par une
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porte amenagee dans la boiserie et nous conduit directennent a Tune des
tables de rhemicycle. Nous prenons place. Notre arrivee provoque dans la
societe des gens deja assis la une legere irritation pourtant vite apaisee.
Nous allumons nos premieres cigarettes et commandons du vin.
A la table voisine, deux femmes sont engagees dans une discussion animee.
L'une parle I'anglais americain, I'autre Suisse allemand. Aucune ne dit un seul
mot dans la langue de I'autre. Les voix du groupe assis a la table suivante
sont agreablement etouffees par la distance. Je promene de temps a autre
un regard circulaire et m'impregne peu a peu de I'atmosphere. J'apprecie
d'etre assis la, dans la lumiere,a cote d'une des fenetres,qui me paraissent
maintenant encore plus hautes, et de regarder dans la vaste salle plongee
dans la penombre. Les gens, occupes a leurs conversations et a leurs acti-
vites, paraissent se plaire, ont un air naturel et ne se sentent pas deranges
par la presence des autres, laissant meme entrevoir une attention qui con-
fere une touche de dignite a leur attitude. Mon regard se pose parfois sur
leur visage et, absorbe par ma propre activite, il ne m'est pas desagreable
de les savoir a cote de moi, dans cette piece ou nous avons tous I'air de
nous sentir bien.
4 Nous roulons sur une route de la cote californienne et flnissons par
trouver I'ecole signalee sans attention particuliere dans leguide d'architecture.
C'est une vaste structure constituee de pavilions sur un plateau artificiel
dominant le Pacifique. Presque pas d'arbres, la roche karstique affleure
sous la couche de gazon, quelques maisons dans les environs. Des chemins
asphaltes, couverts par des dalles de beton sur des poteaux metalliques
relient entre eux les ailes, le plus souvent a un seul niveau, mais pourtant
hautes, et dont les toits plats debordent largement en de nombreux en-
droits. Nous traversons ces couloirs de liaisons ouverts. La structure des
parcours et des rangees de pavilions, ou semblent se trouver les salles de
46
classe, est d'une regularite qui cesse soudain pres de batiments dont nous
devlnons la fonction particuliere plutot que nous I'ldentifions. L'endroit est
desert, ce sont les vacances. II est difficile de jeter un coup d'oeil dans les
salles de classe, les fenetres sont haut placees. A un endroit, une grande
porte metallique entrouverte donne sur une cour laterale qui paraTt reliee
a une salle de classe. De la, nous pouvons regarder a I'lnterieur de I'espace
avec les tables et les tableaux. L'amenagement est sobre. Les parols et le
sol montrent les traces d'une utilisation intensive. La lumiere du jour, ve-
nant d'en haut, donne a la salle une atmosphere qui nne semble douce et
proplce a la concentration.
Je pense a la protection contre le soleil et le vent, a la maniere de tralter
I'eclairage, mais je sais que je suis loin d'avoir compris toutes les particu-
larites de cette architecture, ni par exemple la sinnplicite de sa structure
constructive, qui rappelle la prefabrlcatlon industrielle du beton, ni sa
generosite, ni I'absence d'embellissements a vocation pedagogique tels que
je les connais des ecoles europeennes.
La visite a valu le deplacement. Une fois de plus, je prends la resolution de
me concentrer d'abord,dans mon travail,sur les choses simples et pratiques,
de les rendre grandes, belles et de qualite,de la prendre comme motif pour
d'une forme particuliere, comme un maq:on qui connaTt son metier.
5 A I'age de dix-huit ans, alors que mon apprentlssage d'ebeniste touchalt
a sa fin,j'ai construit mon premier meuble suivant mes propres dessins. A
I'atelier, nous devions normalement fabriquer des meubles dont la forme
et la construction etaient determinees par le maTtre ou par des clients,
et qui ne me plalsalent pas. Le bois choisi pour les mellleures pieces - le
noyer - ne me plaisait pas non plus. Pour mes meubles, j'ai choisi le
frene clair et j'ai travaille les differentes pieces de maniere a ce qu'elles aient
un bel aspect de tous les cotes; le devant et le derriere ont ete
47
fabriques avec le meme soin et avec le meme materiau.Je suis passe outre
I'habitude des menuisiers de faire le dos de leurs meubles avec moins de
soins et avec des matehaux de moindre qualite sous pretexte que,de toute
faq:on, personne ne le voit. Je pouvais aussi, enfin, n'arrondir que tres peu
les aretes sans risquer de me faire corriger Quelques coups de papier de
verre ont suffi pour leur enlever leur tranchant desagreable mais sans
faire disparattre I'elegance et la finesse des lignes. Quant aux angles, a la
jonction de trois aretes, je les ai a peine effleures avec la calle a poncerj'ai
monte la porte de la petite armoire dans la face frontale en laissant un joint
minimal, de sorte qu'elle se ferme a fleur du cadre avec une tres legere
resistance et un bruit d'air a peine perceptible.
Ce travail m'a procure un sentiment agreable. La realisation de ces formes
precises et de ces joints bien ajustes m'a mis dans un etat de concentra-
tion, et les meubles finis ont apporte quelque chose de frais a mon envi-
ronnement.
6 Notre idee est la suivante: un bloc etroit et allonge en basalte emer-
geant du sol sur une hauteur d'au moins trois etages. Le bloc est evide de
tous les cotes jusqu'a ce qu'il ne reste plus qu'une lame longitudinale au
milieu, des lames transversales et trois lames horizontales. De la masse
primitive, il ne reste plus, vu en coupe, qu'une sorte d'arbre, unT avec des
traits en travers: un objet de pierre en bordure de la vieille ville, presque
noir, d'un eclat mat, la structure portante et la structure spatiale d'un bati-
ment de trois etages coule en beton teinte sombre, sans joints, impregne
a I'huile minerale,avec des surfaces qui donnent au toucher la sensation de
la paraffine. La masse est mise en evidence par des ouvertures de la taille
d'une porte dans les lames et par des trous dans la pierre.
Nous traitons cette sculpture de pierre avec beaucoup de soin, parce qu'elle
est a elle seule deja presque toute la maison. Nous dessinons les joints
49
des panneaux du coffrage comme un fin reseau qui recouvre regulierement
la surface, en veillant a ce que les joints qui apparaissent lors des etapes
successives de betonnage s'y inserent. Des cadres d'acier minces saillants
comme des lames tiennent les battants des portes au milieu des embra-
sures. Nous inserons des panneaux legers de verre et de metal entre les
consoles des dalles des etages afln de creer des verandas entre les espaces
delimites par les nervures.
Nos clients trouvent trop couteux I'emploi que nous faisons des mate-
riaux, notre maniere de concevoir les joints et les transitions entre les
differents elements,notre souci de la precision des details, lis voudraient que
nous recourions davantage a des elements et a des modes de construction
plus courants et que nous ne posions pas des exigences aussi elevees aux
artisans et aux techniciens qui con^oivent et realisent la maison avec nous:
en somme, ils veulent que nous construisions a meilleur marche.
Si j'essaie d'imaginer le rayonnement de la maison a I'endroit oCi nous I'avons
congue, dans cinq ou cinquante ans, lorsque pour tous ceux qui auront a
faire avec elle sous une forme ou une autre ne comptera plus que ce qui
est bati, je n'ai pas de peine a resister aux idees de nos clients.
7 J'ai revu la salle avec la niche en demi-cercle pour s'asseoir qui m'avait
tellement plu que j'avais note mes impressions par ecritje n'etais plus sur
de savoir si la petite marche qui en sureleve le sol existait vraiment. En rea-
lite, il n'y a pas de marche. De plus, les differences de luminosite entre les
deux espaces ne sont pas aussi accusees que dans le souvenir que j'en avals
au moment d'ecrire et la fade clarte des boiseries m'a dequ.
Je n'ai pas ete surpris de ces differences entre la realite et mon souve-
nir. Je n'ai jamais ete un bon observateur ni meme voulu I'etre. J'aime
a m'impregner d'une atmosphere, a me deplacer dans des configurations
spatiales, et je suis content s'il m'en reste un sentiment agreable, une
50
impression d'ou plus tard, comme a la contemplation intense d'un tableau,
je peux deceler des details et me demander ce qui a provoque le senti-
ment de chaleur, de securite, de legerete ou de grandeur que je garde en
mon souvenir. Dans ce regard retrospectif, il n'y a plus de limites entre
{'architecture et la vie, entre I'espace et ce que j'y ai vecu. Meme si je me
concentre uniquement sur I'architecture et si j'essaie de comprendre ce
que j'ai vu, ce qui a ete vecu entre en resonance avec ce qui a ete vu et lui
donne une teinte particuliere. Puis s'y melent des souvenirs d'experiences
semblables. Les images de situations architecturales se superposent et se
donnent mutuellement consistance. La marche au seuil de la niche aurait
tres bien pu exister. Peut-etre a-t-elle ete enlevee ulterieurement. Ou si
elle n'a jamais existe, ne devrait-on pas I'ajouter pour ameliorer la qualite
de I'espace ? Me voila redevenu architecte, et j'observe a quel point j'aime
travailler avec ces images ouvertes et combien elles m'aident a trouver ce
que je recherche.
51
Le corps de Tarchitecture
Observations
1 Le conservateur d'un musee m'a sollicite pour une interview. Par ses
questions intelligentes et surprenantes, il essaie de me faire dire ce que je
pense de rarchitecture,ce qui est important dans mon travail. L'enregistreur
tourne.Je fais de mon mieux. Et a la fin de I'entretien, je ne suis pas tres
satisfait de mes reponses.
Plus tard, dans la soiree, je discute avec une amie du dernier film d'Aki
Kaurismaki.J'admire la sympathie et le respect dont le cineaste fait preuve
envers ses personnages. II n'a rien d'un directeur tenant ses acteurs en
laisse pour leur faire representer une certaine conception; il met plutot
les acteurs en image, fait ressortir leur dignite, le mystere de leur person-
nalite. L'art de Kaurismaki, dis-je a ma collegue, donne a ses films une ex-
pression de chaleur, et je sais maintenant ce que j'aurais voulu dire lors de
I'interview. Pouvoir construire des maisons comme Kaurismaki tourne ses
films, ?a, ce serait beau.
2 L'hotel ou je dois loger est I'ceuvre d'un designer fran^ais en vogue
dont je ne connais pas les travaux, parce qu'au fond, le design a la mode
ne m'interesse pas. Mais des que j'entre dans le hall, I'agencement produit
son effet sur moi. L'espace est eclaire comme une scene par une lumiere
artificielle. Une lumiere abondante, tamisee. Les niches au-dessus des
pupitres d'accueil en pierre naturelle donnent des touches claires. En mon-
tant I'escalier elegant qui mene a la galerie, on longe une parol a revete-
ment brillant d'or en feuilles. Les loges de la galerie sont faites pour s'asseoir
et boire un aperitif ou manger, avec la vue plongeante sur le hall. II n'y a
53
que de bonnes places. Christopher Alexander, qui, dans Pattern Languagey
parle de situations spatiales ou rhomme se sent instinctivement bien,serait
probablement content. Je suis assis en haut comme spectateur et je me
sens bien dans nnon role d'element de la nnise en scene du designer.J'ai du
plaisir a regarder d'en haut le mouvement dans le hall, des gens qui vont et
viennent et entrent en scene. Je comprends le succes du designer.
3 H., mon interlocutrice, me dit qu'elle a vu une petite maison de Frank
Lloyd Wright qui I'a beaucoup impressionnee. Les pieces etaient basses,
petites et intimes. II y avait une bibliotheque toute petite avec une lampe
speciale et partout de nombreux ornements architecturaux; toute la mai-
son exprimait avec force I'horizontalite, d'une maniere qu'elle n'avait jamais
vue encore et elle etait encore habitee par la meme vieille dame.Je pense
que je n'ai pas besoin d'aller voir la maison: je sais ce qu'elle veut dire, je
connais ce sentiment qu'on peut avoir d'une maison.
4 Notre jury doit examiner des projets d'architectes candidats a une
distinction. J'etudie la documentation d'un projet de petite maison de bois
rouge dans un environnement rural, une grange transformee en habitation,
agrandie par les architectes et ses occupants.Je me dis que I'agrandissement
a ete reussi. Le corps du batiment, couvert par un toit en batiere, laisse
voir la partie ajoutee, il donne I'impression d'un modelage de qualite et
forme un tout coherent. Les fenetres sont placees avec sensibilite, le rapport
entre I'ancien et le neuf est equilibre. Les parties nouvelles semblent vou-
loir dire non pas:«Je suis nouvelle», mais:«Je suis une partie d'un nouvel
ensemble ». II n'y a la rien de spectaculaire ou d'innovant qui soit fait pour
frapper I'oeil. On peut y voir peut-etre, pour ce qui concerne la conception
formelle, une attitude quelque peu vieillotte et artisanale. Nous sommes
unanimes a penser que Ton ne peut pas accorder une distinction de design a
54
cette transformation dont les exigences architecturales sont trop modestes.
II n'empeche: j'ai du plaisir a me rappeler la petite maison rouge.
5 En feullletant un livre sur la construction en bois, je m'arrete sur des
photographies montrant de grandes etendues d'eau couvertes de troncs
d'arbres transportes par flottage. L'image de la couverture, ou Ton voit un
collage fait de bois empiles comme vus en coupe, retient aussi mon atten-
tion. C'est moins le cas des nombreuses constructions de bois qui illustrent
le livre, malgre leur qualite. Mes propres constructions en bois remontent
a plusieurs annees deja.
«Aujourd'hui, apres des annees de travail avec la pierre, le beton, Tacier et
le verre, comment construirais-tu une maison en bois?», me demande un
jeune collegue. II me vient immediatement a I'esprit l'image dont decoule
ma reponse: un grand bloc en bois massif, un volume dense de la masse
biologique du bois veinee horizontalement,qu'on evide,avec des rainures sur
toute la hauteur et des cavites tres precisement creusees, et qui devient un
batiment... « Et le fait que le corps d'une maison ainsi con9ue,sous Teffet du
gonflement et de la contraction du bois,changerait de volume,se mettrait en
mouvement et perdrait au debut sensiblement de hauteur, tout cela serait
a considerer comme une qualite et a integrer dans la reflexion de projet.»
Telle est ma reponse.« Dans ma langue maternelle,en espagnol», me dit alors
mon collegue,«les mots qui designent le bois, la mere et la matiere sont tres
proches: modero, madre, materia.y> Nous nous engageons ensuite dans une
conversation sur les proprietes sensorielles et la signification culturelle des
materiaux de construction elementaires que sont le bois et la pierre, et sur
la maniere de les amener a s'exprimer dans nos realisations.
6 Central Park South, New York, une salle a I'etage le plus eleve. C'est le
soir. Devant moi s'etend I'immense rectangle du pare, entoure de la masse
56
urbaine saillante, minerale et lumineuse. Les villes les plus grandioses sont
fondees sur une grande et claire idee de Tordre. Le reseau orthogonal des
rues, la ligne oblique de Broadway, les rivages de la presqu'Tle. Les batiments
se serrent dans les rectangles du plan, poussant en hauteur, individualistes,
epris d'eux-memes, anonymes et sans egards, maTtrlses par la trame.
7 C'est une ancienne villa urbaine quelque peu perdue dans I'etendue
d'une sorte de pare. Elle est le seul batlment d'habitation du quartier a avoir
survecu aux destructions de la Deuxieme Guerre mondiale. Elle abrite
depuis longtemps une ambassade et vient d'etre agrandie d'un tiers de son
volume, suivant les plans d'un architecte competent. La nouvelle annexe
se dresse dure et assuree a cote de I'ancienne villa. D'un cote, des socles
en pierre de taille, des faq:ades en stuc et des balustrades, de I'autre une
annexe en beton apparent, contemporaine par sa reduction, au volume
rigoureusement coupe,adossee contre le corps de batiment principal, mais,
pour ce qui est de la conception formelle,a une distance dialogique de I'an-
cien. Je pense au chateau de mon village, qui a ete transforme et agrandi
a plusieurs reprises au cours des siecles, pour former peu a peu, a partir
de batiments isoles, I'ensemble actuel avec sa cour interieure. Et a chaque
etape de construction, une nouvelle entite architectural a ete recreee. Les
ruptures historiques n'ont pas ete thematises dans la conception. L'ancien
a ete adapte au nouveau ou le nouveau a l'ancien, parce qu'on s'effor^ait
toujours d'obtenir un aspect homogene.On ne peut comprendre I'histoire
complexe de la naissance de ces vieux batiments qu'en analysant leur subs-
tance, en enlevant leurs enduits, en examinant les joints dans les murs.
8 J'entre dans le pavilion d'exposition. C'est une fois de plus une mise en
scene de parois obliques, de niveaux inclines, de surfaces assemblees de
maniere souple et comme en un jeu, de perches et de cordes qui pendent,
57
s'appuient, planent, tirent, tendent ou font saillie. La construction refuse
Tangle droit et recherche un equilibre informel. Une architecture qui semble
dynamique symbolise le mouvement. Sa gestuelle met I'espace a contribu-
tion, elle veut produire de I'effet et etre regardee. II reste peu d'espace pour
moi.Je suis le sentier sinueux qu'indique I'architecture.
Dans !e pavilion suivant,je decouvre I'eiegance des constructions du vieux
maTtre bresilien Niemeyerjeurs grandes lignes et leurs formes genereuses.
Cette fois encore, ce sont les grands espaces, le vide des immenses places
sur les photographies qui suscitent mon interet.
9 D'apres ce que me raconte A., on peut voir sur la plage d'une station
balneaire de la region des Cinque Terre,frequentee surtout par les Italiens,
beaucoup de femmes tatouees. C'est une maniere de s'assurer de son corps,
de s'en servir pour affirmer une identite. Le corps comme refuge dans un
monde qui semble derange par les signes artificiels de la vie et dans lequel
les philosophes reflechissent aux realites virtuelles.
Le corps, objet de I'art contemporain. Une interrogation en quete de re-
connaissance, un devoilement, ou le corps comme assurance de sa propre
identite qui ne se realise que lorsque je la vois dans le miroir ou avec les
yeux d'un autre ?
Je parcours la salle d'exposition de projets d'architectes fran^ais contem-
porains. Mon attention est attiree par des objets de verre brillants, des
corps sans aretes, aux formes adoucies. Les arrondis elegants qui en
certains endroits voutent les volumes geometriques elementaires,dont les
contours me font penser aux longues lignes des dessins de nus de Rodin,
leur donnent une qualite sculpturale.
Des maquettes d'architecture. Des maquettes. De beaux corps. Un
hommage a leur surface, a leur peau. Hermetique et parfaitement polie,
elle enveloppe les corps.
58
10 Le couloir etroit de ce vieil hotel est divise dans sa longueur par
une cloison de verre. En bas, un battant de porte, en haut, un vitrage fixe,
pas de chassis, les verres sont fixes aux angles entre deux plaques metal-
liques. Une construction tout ce qu'll y a de plus ordinaire. Certainement
pas con^ue par un architecte. Mais cette porte me plait. Pourquoi ?
A cause des proportions des deux vitrages, de la forme et de la position
des ferrures sur le verre, de I'eclat du verre dans ce couloir obscur aux
couleurs attenuees,du panneau de verre qui,au-dessus du battant de porte,
par sa hauteur inaccoutumee, accentue celle du couloir ? Je ne saurais le
dire precisement.
11 On me montre des photographies d'un batiment complexe. Cela
ressemble a un enchevetrement de surfaces, de niveaux et de volumes
inclines ou droits, imbriques les uns dans les autres. Cet aspect inhabi-
tuel ne me renseigne pas directement sur la fonction du batiment, qui me
laisse une etrange impression de surcharge et de contrainte. II me paraTt
en quelque sorte bidimensionnel. Un instant, j'ai le sentiment d'avoir de-
vant moi des photographies d'une maquette en carton peinte en couleur.
C'est plus tard seulement que j'apprends le nom de I'architecte.Je suis par-
couru d'un leger frisson. Me suis-je trompe, ai-je, par ignorance, prononce
un jugement hatif ? C'est un architecte de renommee Internationale. Ses
dessins ont du style, sont connus, et je sais que ses reflexions theoriques
sur I'architecture contemporaine, qui abordent aussi des questions philo-
sophiques, sont regulierement publiees.
12 Nous visitons une villa urbaine a Manhattan. Une bonne adresse, la
maison vient d'etre terminee. La nouvelle facade sur la rue ne passe pas
inapergue. Sur les photographies, ce panneau en dalles de pierre naturelle
encadre de verre donnait une impression de decor. Mais dans la realite,
60
la facade paraTt plus homogene, plus coherente et mieux reliee a son envi-
ronnement. En entrant, j'oublie immediatement mon habitude de faire des
commentaires critiques sur ce que je vois.Je suis saisi par la qualite de la
construction. L'architecte nous regoit et nous guide a travers le vestibule
et les differentes pieces. Des pieces sont spacieuses, la succession logique.
On se rejouit a chaque fois de la piece suivante et Ton n'est pas de?u.
La lumiere du jour que laissent passer la facade vitree a I'arriere et une fe-
netre zenithale est agreable. On ressent I'effet de la cour arriere, espace
intime sur lequel donnent les pieces principales, d'etage en etage, sur
toute la profondeur de la maison.
L'architecte parle avec un respect amical des commanditaires, qui viennent
d'emmenager, de leur comprehension pour son travail, de leurs attentes
qu'il a cherche a satisfaire, des critiques qu'ils ont exprimees a I'egard de
choses peu pratiques qu'il a du anneliorer. II ouvre alors les portes d'une
armoire, abaisse les grandes marquises en toile ajouree qui diffusent une
lumiere douce dans le sejour, nous fait passer devant des cloisons accor-
deon, ouvre d'immenses portes battantes qui bougent sans bruit sur leurs
deux pivots et se ferment avec precision. II effleure ici ou la la surface d'un
materiau, caresse une main courante, passe la main sur un joint dans le bois,
sur la tranche d'un verre.
13 Dans cette ville que je visite, il y a un joli quartier. Des maisons
massives du XIX^ et du tournant du siecle disposees le long des rues et
des places sont construites de pierre et de brique. Rien d'extraordinaire.
T/piquement urbain. Les locaux publics s'ouvrent sur la rue,tandis que les
appartements et les pieces de travail sont proteges derriere les facades,
cachant la sphere privee derriere des visages solennels et anonymes,
derriere la limite nette d'avec I'espace public, qui commence rigoureuse-
ment au pied des facades.
61
On m'avait dit que dans ce quartier habitant et travaillent plusieurs archi-
tectes. Je m'en suis souvenu quelques jours plus tard en regardant, dans
la meme ville, un nouveau quartier realise par des architectes renom-
nnes, remarquant tout particulierement la claire separation entre Tavant et
I'arriere des structures urbaines, I'articulation precise des espaces publics,
I'elegance discrete des facades et la parfaite adaptation des volumes a I'en-
semble du corps urbain.
14 Nous travaillons plusieurs annees a la conception, a la forme et aux
plans de nos bains thermaux en pierre. Puis la construction commence. Me
voila devant les premiers blocs que les masons ont eleves avec des pierres
provenant d'une carriere de la region. Je suis surpris et irrite.Tout se de-
roule exactement selon les plans. Mais je ne m'etais pas imagine la presence
de ces blocs de pierre equarris a la fois dure et tendre, lisse et rocheuse,
scintillant de divers tons de gris et de vert. L'espace d'un instant, j'ai le
sentiment que notre projet m'echappe pour suivre sa propre voie, parce
qu'il devient matiere et obeit aux regies qui sont les siennes.
15 Je regarde au Musee Guggenheim les oeuvres de Meret Oppenheim,
frappe par la diversite des techniques employees pour les travaux exposes
ici. On ne peut pas identifier une continuite de style. Neanmoins, je trouve
coherente et homogene sa maniere de penser, de regarder le monde et de
s'y manifester par ses oeuvres. II serait probablement vain de se demander
ce qu'ont en commun la celebre tasse en fourrure et le serpent en morceaux
de charbon.Chaque idee a besoin d'une forme qui lui donne son effectivite,
aurait-elle dit en substance.
62
Enseigner rarchitecture, apprendre Tarchitecture
Lorsque des jeunes gens arrivent a I'universite avec Tambition de devenir
architectes et veulent savoir s'ils en ont I'etoffe, que faut-il leur dire pour
commencer?
II convient d'abord de leur expliquer qu'ils n'ont pas en face d'eux un
maTtre qui pose des questions auxquelles il connaTt deja la reponse.
Faire de I'architecture, se poser soi-meme des questions, c'est s'appro-
cher de sa propre reponse avec I'appui du maTtre, la cerner, la decouvrir,
encore et toujours.
C'est en nous-memes que reside la force d'un bon projet, dans notre
aptitude a percevoir le monde avec sensibilite et comprehension. Un bon
projet architectural met en oeuvre les sens et I'intelligence.
Nous avons tous fait I'experience de I'architecture avant de connaTtre le
mot lui-meme. Les racines de notre comprehension de I'architecture
plongent tres loin dans nos experiences passees: notre chambre, notre
maison, notre rue, notre village, notre ville, notre campagne, que nous avons
perq:us inconsciemment des le plus jeune age et plus tard compares a
d'autres paysages,d'autres villes et d'autres maisons qui sont venus s'y ajouten
Les racines de notre comprehension de I'architecture plongent dans notre
enfance, dans notre jeunesse; elles se trouvent dans notre biographie.
Les etudiants doivent apprendre a se servir consciemment de leur ex-
perience vecue de I'architecture comme base de leur travail de projet.
Les taches qui leur sont proposees sont con^ues de maniere a declencher
ce processus.
Nous nous demandons ce qui, dans telle ou telle maison, telle ou telle
ville, nous a plu, nous a impressionnes, touches, et pourquoi. Comment
65
I'espace etait-il organise, la place agencee,quelle apparence avaient les lieux,
quelles odeurs y avait-il dans I'air, quel bruit faisaient la mes pas, ma voix,
comment le sol reagissait-il sous mes pieds, quelle sensation me donnait la
poignee de porte, comment etaient la lumiere sur les facades, la brillance
des parois? Avait-on un sentiment d'etroitesse ou de generosite, d'intimite
ou de grandeur?
Des planchers legers comme des membranes, de lourdes masses de pierre,
des toiles fines, du granit poli,du cuir doux,de I'acier brut,de I'acajou lustre,
du verre cristallin, de I'asphalte ramolli sous la chaleur - ce sont les mate-
riaux de I'architecte, nos materiaux. Nous les connalssons tous. Et nous ne
les connaissons pourtant pas. Pour concevoir un projet, pour inventer des
architectures, nous devons apprendre a en faire un usage conscient. C'est
un travail de recherche, un travail de memoire.
L'architecture est toujours une matiere concrete. L'architecture n'est pas
abstraite, mais concrete. Une esquisse, un projet dessine sur le papier, ce
n'est pas de l'architecture, mais une representation plus ou moins lacunaire
d'architecture, comparable a une partition de musique.La musique a besoin
d'etre interpretee. L'architecture a besoin d'etre interpretee. C'est alors
que nait son corps. Et il est toujours du monde des sens.
Tous les travaux de projet de la premiere annee d'etude se fondent sur ce
caractere sensoriel physique et concret des architectures, de leur materia-
lite. Faire I'experience concrete de l'architecture, c'est toucher, voir, en-
tendre, sentir son corps. Decouvrir ces qualltes et en faire consciemment
usage rtels sont les themes de I'enseignement.
Dans tous les exercices, le travail se fait avec des materiaux reels (argile,
pierre, cuivre, acier, feutre, etoffe, bois, platre, tuile...) et dans le but de
concevoir des objets concrets. Pas de maquettes en carton. La maquette
ne doit done pas etre un modele, mais veritablement un objet concret, un
travail plastique a une echelle donnee.
66
Le dessin de plans a Techelle doit aussi toujours partir d'un objet concret.
On inverse done I'ordre de succession generalement adopte dans la
profession: on commence par fa^onner les objets concrets, puis on les
dessine a I'echelle. L'apprentissage d'une comprehension pour les mesures
de I'architecture se fait egalement a I'aide d'objets reels: par exemple
releve d'une coupe transversale ou d'une coupe horizontale a travers un
trace de route, dessins de detail de I'interieur d'une piece existante, etc.
Nous portons en nous des images des architectures qui nous ont marques.
Nous avons la faculte de faire revenir ces images a notre esprit et de les
questionner Mais cela ne suffit pas a faire un nouveau projet, une nouvelle
architecture. Chaque projet exige de nouvelles images. Nos «vieilles»
images ne peuvent que nous aider a en trouver de nouvelles.
Le mode de penser par images, dans un projet, est toujours totalisant.
Par sa nature meme en effet, I'image nous montre la totallte de I'extrait
d'une realite envisagee par la pensee: parois et sols, plafonds et materiaux,
atmosphere lumineuse et couleurs d'une piece, par exemple. Et nous
voyons tous les details de la transition entre le plancher et la parol, entre
la parol et la fenetre, comme au cinema.
Mais souvent, ces elements d'image ne sont pas immediatement dispo-
nibles au moment ou,au debut d'un projet, nous essayons de nous faire une
image de I'objet conq:u en pensee. Au debut du processus, I'image est
souvent incomplete. Nous essayons alors de reprendre le theme du projet,
de le clarlfier afin de completer les parties qui manquent a notre image.
En d'autres termes, nous concevons un projet. L'evidence concrete des
images que nous nous representons nous aide dans ce travail. Elle nous aide
a ne pas nous perdre dans le desert abstrait des hypotheses theoriques, a
ne pas perdre le contact avec les realites concretes de I'architecture. Elle
nous aide a ne pas nous eprendre de la qualite graphique de nos dessins et
a ne pas les confondre avec la veritable qualite archltecturale.
67
Produire des images interieures, c'est un processus naturel que nous
connaissons tous. Cela fait partie de la pensee.
Penser en images, par associations d'idees, de maniere effrenee, libre,
ordonnee et systematique, penser en images arciiitecturales, spatiales,
colorees, sensorielles - c'est ma definition preferee du projet d'architec-
ture. Penser en images comme methode de la conception de projet, c'est
ce que je voudrais communiquer aux etudiants.
69
La beaute a-t-elle une forme?
Les abricotiers existent. Les fougeres et les mures aussi. Mais la beaute
existe-t-elle? La beaute est-elle une quallte concrete que possede une
chose, un objet, descriptible, nommable, ou un etat d'esprit, une sensation
de I'etre humain ? La beaute est-elle un sentiment particulier suscite par
une forme, une composition particuliere ? Qu'est-ce qui fait qu'une chose
provoque en nous la sensation de la beaute, ce sentiment de connaTtre, de
voir, a un certain moment, la beaute ? La beaute a-t-elle une forme ?
1 Je m'arrete d'ecrire, interrompu par une musique. Mon fils Peter
Conradin ecoute un vieil enregistrement de Charles Mingus. Mon atten-
tion est attiree par un passage d'une profonde intensite et d'une grande
liberte dans la pulsation naturelle de son rythme lent, ou le saxophone
vient greffer son discours chaud, rauque et pose dont je comprends
presque chaque mot. Le son ecrase du saxophone de Booker Ervin, aigu
mais non cassant, son souffle poreux malgre sa durete, les pizzicati de la
basse de Mingus, pas de lourds effets erotiques «groove» destines a des-
armer et absorber. Je me dis qu'ainsi entendue, la musique pourrait aussi
paraTtre coincee. Mais il n'en est rien. Elle est merveilleuse.«C'est incroya-
blement beau!» Mon fils et moi faisons presque en meme temps la meme
remarque et nous nous regardons.J'entre dans la musique en I'ecoutant. Elle
est un espace. Coloree, sensuelle, avec de la profondeur et du mouvement.
Je suis en elle. Pour quelques instants, plus rien d'autre n'existe.
2 C'est un tableau de Rothko, des champs de couleurs vibrantes, une
pure abstraction. II s'agit la d'une experience purement visuelle, de la
71
vision et de rien d'autre, me dit-elle. Les autres impressions sensorielles,
comme I'odeur, le bruit, le materiau ou le sens du toucher ne jouent
aucun role.Tu entres dans I'image que tu regardes. Ce processus est une
forme de concentration, de meditation. C'est comme une meditation qui
emplirait la conscience, au lieu de la vider. En te concentrant sur I'image,
tu te liberes, me dit-elle, tu atteins un autre niveau de perception.
3 Dans beaucoup de sensations de la beaute, dans toutes peut-etre, il y a
I'experience intense d'un moment, le sentiment d'etre completement entre
les mains du temps, sentiment qui paraTt libre de toute conscience du passe
et de I'avenir. Ce qui a eu le rayonnement de la beaute a fait retentir quel-
que chose en moi dont je dirai ensuite, une fois {'impression passee: a ce
moment-la, j'etais a la fois pleinement en moi-meme et pleine-ment dans
le monde,d'abord le souffle coupe pour un bref instant, puis completement
absorbe, plonge dans I'emerveillement, entre en resonance, excite, mais
sans effort et meme calme, envoute par le charme de ce qui se presentait
a moi. Des sentiments de joie, de bonheur. Le visage d'un enfant endormi
qui ne salt pas qu'on le regarde. Une beaute sereine, imperturbable. II n'y a
pas d'intermediaire.Tout est soi-meme.
Le fleuve du temps s'est arrete, I'experience vecue s'est figee en une image
dont la beaute paraTt indiquer la profondeur. Pour la duree de cette sen-
sation, j'ai une idee de {'essence reelle des choses, de leurs proprietes
les plus generales dont je suppose qu'elles resident au-dela de toutes les
categories de la pensee.
4 Le theatre Renaissance de Vicence. Des gradins escarpes. Du bols
use, une grande intimite. Un fort sentiment de I'espace, de I'intensite.
« C'est si etonnant comme tout va ensemble, comme une main, si natu-
rel», dit-elle.
72
Et plus tard, la villa sur la colline: un joyau qu'elle a aper^u soudain
lors d'une promenade a travers la campagne. A couper le souffle. Elle
a rimpression que le batiment appartlent au paysage comme le paysage
lui appartlent.
5 La beaute de la nature nous touche parce qu'elle est quelque chose
de grandiose qui nous depasse. L'homme vient de la nature et y retourne.
A la vue d'un paysage que nous ressentons comme beau, non domestique
par l'homme, non conforme a son echelle, nous nous falsons une idee de
la mesure de notre existence dans I'immensite de la nature. Nous nous
sentons entre de bonnes mains. Modestes et fiers a la fois. Nous sommes
dans la nature, dans cette vaste forme qu'en fin de compte nous ne com-
prenons pas et qu'a I'instant de I'experience vecue, nous n'avons meme
pas besoin de comprendre, tant nous ressentons que nous sommes une
partie d'elle,
Je regarde I'etendue du paysage, vers la mer a rhorizon,je regarde la masse
de I'eau.Je passe a travers champs pour aller vers les acacias, je contemple
les fleurs de sureau, le genevrier. Le calme se fait en moi.
Elle nage dans la mer de Sicile, plonge un moment sous I'eau, retenant sa
respiration. Un enorme poisson passe tout pres d'elle,sans bruit,nageantavec
une lenteur apparemment infinie. Ses mouvements sont imperturbables,
puissants et elegants d'une evidence heritee de temps immemoriaux.
6 Elle aime les beaux souliers de femme. Elle admire la facture, le materiau
et surtout la forme, les lignes ; elle aime les regarder, non pas au pied, mais
comme des objets dont la forme resulte tres exactement des necessites
de leur emploi et dont la beaute depasse ces exigences avec I'air de dire:
«Utilise-moi, chausse-moi». La beaute d'un objet utilitaire est pour moi la
forme la plus elevee de la beaute, ajoute-t-elle.
73
7 Aussi longtemps qu'il m'en souvienne,j'ai toujours per^u la beaute d'un
objet faq:onne par la main de rhomme comme une presence particuliere
de la forme, comme une existence naturelle et consciente de sa valeur qui
soit propre a Tobjet. Je vols de la beaute dans certains objets de ce
genre qui se montrent dans la nature.Tel batiment, telle ville, telle maison
ou telle rue paraissent avoir ete places la avec une intention precise qui
donne naissance a un lieu. La ou il est, il y a la un arriere et un avant, une
gauche et une droite, une proximite et une distance, un interieur et un ex-
terieur,il y a des formes de focalisation,de concentration ou de traitement
du paysage.Un environnement naTtL'objetetson environnemenf.une har-
monie entre la nature et I'oeuvre creee, differente de la pure beaute
naturelle et differente de la pure beaute de I'objet. L'architecture, mere de
tous les arts ?
8 Elle est dans la cour d'une villa avec un groupe de gens assez jeunes,
des architectes pour la plupart L'air est tiede, il bruine. Des hommes et
des femmes se tiennent dans la cour de la villa. Les paraplules et les longs
impermeables a demi-ouverts conferent aux gens une certaine elegance
de metropole. Le jour deverse sur eux une douce lumiere. Une couche
de nuages gris clair que Ton prendrait facilement pour un epais brouillard
est eclairee d'en haut et rayonne vers le bas. En traversant les nuages, la
lumiere transforme les gouttelettes de pluie en particules lumineuses. Le
paysage est baigne d'un doux rayonnement.
Les visages degagent une impression de serenite. On regarde sans hate,
presque incidemment, la maison de maTtre, la cour, les communs, les
battants du portail grillage, qui est ouvert. De temps a autre, quelqu'un
regarde le paysage et ses collines. De la vapeur monte. Les paves de la
cour, les feuilles des arbres, I'herbe des pres brillent. On regarde autour
de soi, cherche un chemin menant a la Villa Rotonda d'Andrea Palladio, qui
75
doit etre tout proche. Ce moment m'est reste en memoire. Elle a ecrit
quelque chose la-dessus.
9 Je me souviens de I'impression que m'ont laissee des maisons, des
villages, des villes et des paysages dont je dis aujourd'hui qu'ils m'ont trans-
mis le sentiment de la beaute. M'ont-ils deja semble beaux au moment ou
j'ai vecu ces situations? Je crois que oui, mais je n'en suis pas certain. II y
a eu d'abord I'impression, la reflexion est venue ensuite. Et je sais aussi
certaines choses qui ne sont devenues belles a mon sens que plus tard,
sous I'effet d'impulsions nouvelles,de conversations avec des amis ou d'une
investigation deliberee dans des souvenirs pas encore classes selon des cri-
teres esthetiques.Je peux aussi partager le sentiment de beaute que d'autres
ont per^u et m'approprier cette impression lorsque je peux me faire une
image de la beaute dont me parlent les autres.
La beaute m'apparait toujours dans des images fixes, details exactement
decoupes de la realite, a la maniere d'un objet ou d'une nature morte, ou
comme une scene homogene composee sans le moindre indice d'effort ou
d'artificialite.Tout est comme il doit etre, tout est a sa place. II n'y a hen
qui derange, pas d'arrangement excessif, pas de critique, pas d'accusation,
pas d'intention etrangere a la chose, pas de commentaire, pas de signi-
fication. L'experience est libre de tout arbitraire. Ce que je vols, c'est la
elle-meme. Elle me captive. L'image que je vols agit comme une com-
position qui me parait extraordinairement naturelle et par cette qualite
meme tres artistique aussi.
10 Ayant passe Tangle d'une petite remise, elle decouvre pour la premiere
fois la nouvelle construction. Elle s'arrete, surprise, comme electrisee. Ce
nouveau batiment sur piliers,par sa maniere d'etre pose la,sa construction
en pierre poreuse,en verre et en bois a la veinure serree,formant avec les
76
anciens batiments voisins une grande cour - relement nouveau est
place avec une precision non geometrique dans I'equilibre des masses et
des materiaux - , lui donne un sentiment d'attraction et de rayonnement,
d'energie et de presence. «C'etait comme si ce que je voyais s'etait trouve
suspendu dans un etat de tension. Et le volume du nouveau batiment
paraissait vibrer», me decrit-elle.
I I II est dans le porche de I'eglise S.Andrea a Mantoue. Un vestibule
eleve, la lumiere et I'ombre, quelques rayons de soleil sur les pilastres.
Un monde en soi qui n'est deja plus la ville mais pas encore I'interieur de
I'eglise. Des pigeons volent en haut dans la penombre,ou s'estompent les
figures de pierre et les moulures sculptees.Je les entends,mais ne les vols
pas. Beaucoup d'obscurite. La lumiere qui penetre rend visibles les plus
fines particules de poussiere en suspension dans I'air. L'air est si epais
qu'on pourrait presque le toucher. J'ai I'impression que dans I'espace de
ce portail oCi je me trouve, les choses, que je sens plutot que ne les vols,
se chargent reciproquement, comme si leur rencontre etait un fait unique,
dit-il.
12 La beaute est une sensation. La comprehension y joue un role secon-
daire. Nous reconnaissons immediatement,je crois, la beaute issue de notre
culture et correspondant a notre formation. Nous voyons une forme flxee,
condensee en un symbole, une structure formelle, une composition qui
nous touche et qui a la propriete d'etre beaucoup, peut-etre tout, a la fois:
evidente, posee, sereine, naturelle, digne, penetrante, mysterieuse,
suggestive, excitante, passionnante...
La forme elle-meme ne permet pas d'etablir si la chose qui me touche est
veritablement belle, parce que cette excitation particuliere et la profon-
deur du sentiment qui font partie de I'experience que Ton fait de la beaute
77
ne sont pas produites par la forme elle-meme, mais par Tetincelle jaillissant
d'elle. Mais la beaute existe. Elle se manifeste assez rarement, il est vrai, et
souvent en des lieux inattendus. Et elle n'est pas dans les endroits oCi Ton
s'attendrait a la voir. Mais la beaute existe.
Peut-on dessiner, fabriquer la beaute ? Quelles sont les regies qui peuvent
assurer la beaute de ce que nous produisons? ConnaTtre le contrepoint,
rharmonie, la theorie des couleurs, le nombre d'or et que la forme doive
suivre la fonction ne suffit pas. Les methodes et les techniques, ces beaux
instruments, ne sauraient remplacer le contenu, ni promettre I'enchante-
ment d'une belle conception formelle.
13 Ma tache de createur reste difficile. Elle tient de i'art et de la reussite,
de I'intuition et de I'artisanat, Et de Texhaustivite, de I'objectivite et de
I'authenticite.
Pour parvenir a la beaute, je dois me consacrer tout entier a ma tache et a
rien d'autre, parce que c'est en moi-meme que reside la substance particu-
liere qui qualifie la beaute et est avec chance susceptible d'en creer. Mais je
dois aussi tenir compte de la nature propre aux choses que je veux creer:
table, maison, pont. Je crois que chaque chose bien conq:ue possede une
structure qui lui est propre, qui determine sa forme et fait partie de son
essence. C'est cette nature essentielle que je veux decouvrir et c'est pour-
quoi, dans mon travail, je travaille dur a I'objet lui-meme.Je crois a I'exac-
titude du regard, a la part de verite que contient la perception sensorielle,
au-dela des opinions ou des idees abstraites.
Que veut-elle devenir cette maison, objet d'usage, corps sensible, as-
semblage de materiaux, construction solide, produit d'une composition,
amenee a une forme qui serve a la vie? Et je me demande encore: cette
maison, que veut-elle devenir pour I'endroit qu'elle occupera, dans une
petite rue de ville, dans un faubourg, dans un paysage defigure, sur une
78
colline devant les hetres, dans un couloir d'approche pour avions, a la
lumiere du lac, dans Tombre de la foret?
14 « Les abricotiers existent, les abricotiers existent / Les fougeres et les
mures aussi...»
Le debut de ce texte et sa conclusion sont empruntes a la poetesse danoise
Inger Christensen, dont le poeme intitule «Alphabet» commence ainsi.
Cette ceuvre est con^ue selon le principe de la suite de Fibonacci, crois-
sant jusqu'a Tinfini, c'est un condense de mots ou le monde se conforte en
liberant des particules qui etincellent et irritent.
«La nuit de juin existe. La nuit de juin existe...
et personne en
cet ete volant, personne ne comprend
que I'automne existe, qu'existent Tarriere-gout et I'arriere-pensee,
il n'existe que les rangees vertigineuses
de ces ultrasons incessants, et I'oreille de jade
de la chauve-souris,attentive au tic-tac de la brume;
I'inclinaison du globe terrestre jamais ne fut si grandiose,
jamais ne furent si blanches les nuits a la blancheur de zinc...»
En lisant ces lignes, il me vient a I'esprit que la beaute dont le rayonnement
est le plus intense est celle qui naTt d'un manque. Quelque chose me fait
defaut, la force d'une expression, une affinite que suscite directement une
experience que je fais de la beaute et dont auparavant je ne savais pas
ou plus qu'elle me manquait, dont je crois maintenant savoir qu'elle me
manquera toujours. Nostalgie. La beaute me fait prendre conscience d'un
manque. Ce que je pergois, ce qui me touche renferme a la fois joie et
douleur. La douleur que suscite le manque et la joie de la forme a toucher
80
et de la beaute de la conception formelle qui s'enflamme au sentiment
du manque. Ou pour le dire avec les mots de I'ecrivain Martin Walser:
«Plus quelque chose nous fait defaut, plus ce que nous mobilisons pour
supporter le manque peut devenir beau.»
81
La magie du reel
II y a la magie de la musique. Au debut de la senate, I'alto commence
la melodie, puis survient le piano, et I'emotion est la: une atmosphere
de sons qui m'enveloppe et me touche et me met dans une disposition
particuliere.
II y a la magie de la peinture et de la poesie, du film, des mots et des images,
il y a I'enchantement des pensees etincelantes. Et il y a la magie du reel,
du materiel, du corporel, des choses qui m'entourent, que je vols et que je
touche, que je sens et que j'entends. Parfois, en certains moments bien
precis, surgit soudain cet enchantement qu'exercent sur moi un environ-
nement architectural ou naturel, un certain milieu, il s'installe comme une
lente croissance de Tame qui au debut passe totalement inaperg:ue.
En ce Jeudi saint, je suis assis dans la loggia de la Halle aux draps. Devant
moi la vue sur la place, son front de maisons, I'eglise et les monuments. Le
mur du cafe dans mon dos. II y a du monde, juste ce qu'il faut. Un marche
aux fleurs. II fait soleil. II est onze heures du matin. L'autre cote de la place
est dans I'ombre et produit un effet bleuatre agreable. Des bruits enchan-
teurs: des conversations, des pas sur le dallage de la place, le murmure in-
distinct de la foule, pas de voitures ou de bruit de moteurs), par moments
quelques bruits de chantier au loin. Les oiseaux pareils a des points noirs
volent dans un joyeux empressement, traq:ant, a ce qui me semble, de
petits motifs ondules dans le ciel. On a I'impression que les jours feries qui
s'annoncent ont deja ralenti le pas des gens. Deux religieuses traversent
la place en gesticulant allegrement, d'un pied leger, la coiffe agitee par le
vent. Elles portent chacune un sac de plastique. La temperature est chaude
et agreablement fraTche a la fois.Je suis assis sur un canape rembourre en
83
velours vert clair. La statue de bronze sur son socle au milieu de la place
me tourne le dos et regarde comme moi vers I'eglise. Les deux tours de
I'eglise, dont les fleches sont de hauteur inegale, sont semblables a la base,
puis s'individualisent progressivement vers le haut. L'une des fleches porte
une couronne d'or. B. ne va pas tarder a arriver en traversant la place
depuis la droite.
J'avais note ces quelques impressions dans un cahier, parce que tout ce
que je voyais sur cette place me plalsait. En relisant mon cahier, je me
pose la question: qu'est-ce done qui m'a tellement touche dans cette
atmosphere ?
Tout! Les choses, les gens, la qualite de I'air, la lumiere, les bruits, les sons et
les couleurs. Les presences materielles, les textures, les formes aussi. Des
formes que je peux comprendre, que je peux essayer de lire. Des formes
que je trouve belles.
Mais independamment de ces presences materielles, des choses et des
gens, n'y avait-il pas encore autre chose qui m'a touche, quelque chose qui
n'aurait a voir qu'avec moi-meme, avec mon etat d'ame, mes sentiments,
mes attentes d'alors ?
«The beauty lies in the eyes of the beholders » - cette phrase me revient
maintenant a I'esprit. Signifie-t-elle que ce que j'ai ressenti sur cette place
etait uniquement ou avant tout I'expression, I'epanchement de mon etat,
de mon humeur du moment ? Cette experience vecue n'aurait-elle que peu
a voir avec la place et son atmosphere ?
Pour pouvoir repondre a ces questions, je fais une experience simple:
j'elimine la place, et aussitot, mes impressions menacent etrangement de
s'affadir et de s'estomper
Ainsi,sans I'atmosphere de cette place, je n'aurais jamais eprouve ces sen-
timents. Et je le ressens encore: il existe une interaction entre nos impres-
sions et les choses qui nous entourent. C'est ce dont je m'occupe comme
84
architecte. Mon travail porte sur les formes, les conceptions formelles
(physionomies), les presences materielles qui constituent notre espace de
vie. Par mon travail, je contribue a faq:onner la realite, a donner a I'espace
construit une atmosphere ou nos sensations puissent s'enflammer.
La magie du reel est pour moi r«alchimie» de la transformation des
substances materielles en sensations humaines, ce moment particulier
d'appropriation ou d'assimilation de matiere, de materiau et de forme
dans un espace architectural.
Je peux en tant qu'architecte faire fonctionner une maison de vacances, un
immeuble commercial ou un aeroportje peux construire des appartements
avec de bons plans et a prix abordable,concevoir des theatres, des musees
ou des showrooms qui font parler d'eux, je peux donner a mes construc-
tions des formes qui satisfont les besoins de innovation, de la represen-
tation ou du life style.
Mais cela n'est pas facile. 11 faut travailler. Et avoir du talent. Puis encore tra-
vailler. Mais mes exigences quant a ce que j'appelle une reussite architectu-
rale, nees de ces moments particuliers de mon experience, vont plus loin
et m'amenent a poser la question: puis-je comme architecte creer quel-
que chose qui constitue veritablement une atmosphere architecturale, cette
densite, cette ambiance unique, ce sentiment de presence, de bien-etre,
de cohesion, de beaute ? Ce qui a un moment donne fait la magie du reel
et sous le charme de quoi j'eprouve, je vis quelque chose que sans cette
qualite, il ne me serait jamais donne de vivre, cela se peut-il creer ?
II est des batiments ou des ensembles, petits ou grands, imposants ou
importants qui me diminuent,m'oppressent,m'excluent,me rejettent. Mais
il est aussi des batiments ou des ensembles, petits ou immenses, dans les-
quels je me sens bien,ou je fais bonne figure, qui suscitent en moi un senti-
ment de dignite et de liberte, ou je me tiens volontiers, que j'aime utiliser.
De telles ceuvres m'enthousiasment.
85
Dans mon travail, je veille ainsi a imaginer le batiment comme un corps et
a le construire comme tel: comme une anatomie avec une peau, comme
une masse, une membrane, comme un tissu ou une enveloppe, un drap, du
velours, de la sole et de I'acier brillant.
Je veille a ce que les materiaux s'harmonisent entre eux, je m'efforce de
les faire chanter. A telle quantite de bois de chene et de tuf, j'ajoute trois
grammes d'argent,une poignee a tourner,des surfaces en verre brillant, afin
qu'avec chaque composition de materiaux naisse quelque chose d'unique.
Je suis attentif aux sons dans une piece, au bruit que font des materiaux qui
entrent en contact, au bruit des surfaces, au silence, condition de I'ecoute.
J'accorde une importance a la temperature, a la fraTcheur bienfaisante, aux
nuances de chaleur qui flattent le corps.
Je pense aux choses personnelles que les gens rassemblent dans certaines
pieces pour travailler, pour se sentir chez soi et pour lesquelles je cree un
lieu et un receptacle.
J'aime disposer les structures internes de mes batiments en sequences
spatiales qui nous conduisent et nous emmenent, mais nous lalssent aussi
aller et nous seduisent. L'architecture comme art de I'espace et du temps
entre serenite et seduction.
Je m'efforce de montrer avec soin la tension entre interieur et exterieur,
espace public et intimite, j'accorde une attention particuliere aux seuils,aux
passages et aux limites.
En jouant avec I'echelle et la taille des choses, je desire creer des paliers
d'intimite, des degres de proximite et de distance, et j'aime placer les
materiaux, leurs surfaces et leurs aretes, brillantes ou mates, a la lumiere du
soleil, faire naitre mysterieusement des masses profondes et des degrades
d'ombre et d'obscurite afin de faire ressortir la magie de la lumiere sur les
choses. Jusqu'a une harmonie parfaite.
86
La lumiere dans le paysage
La lumiere de la lune
La lune est un reflet tranquille: grand, regulier, doux. La lumiere de la
lune vient de loin. C'est ce qui la rend paisible. J'imagine que les ombres
projetees par les choses sur la terre a la lumiere de la lune tendent imper-
ceptiblement a s'ecarter les unes des autres. Mais je ne peux pas le voir a
Tceil nu.Je suis trop petit ou ai trop peu de recul pour percevoir les angles
cosmiques entre la source de lumiere et les choses eclairees sur la terre.
Uetude de la lumiere et des ombres, que ce soit de la lune ou du soleil,
I'etude de la lumiere et des projections d'ombres qui partent de la lampe
de mon bureau me donne le sentiment des echelles et des rapports de
dimensions.
J'ai toujours voulu ecrire un livre sur la lumiere. Dans Dukla^ que je lis
en ce moment, I'ecrivain polonais Andrzej Stasiuk dit qu'il ne connaTt
rien qui evoque autant Teternite: les evenements et les objets cessent
d'exister, ils disparaissent, se decomposent sous leur propi^e poids, et si
je les regarde et les decris, c'est uniquement parce qu'ils refractent la
lumiere, la fa^onnent et lui donnent une forme que nous sommes en
mesure de comprendre.
La lumiere qui vient de loin et touche la terre
Je veux reflechir sur la lumiere artificielle dans les maisons que je consols,
dans nos villes et dans nos paysages et je me surprends a revenir sans
cesse comme un amoureux a I'objet de mon admiration: la lumiere
venue de loin et qui touche la terre, sur une infinite de corps, de struc-
tures, de materiaux, de liquides, de surfaces, de couleurs et de formes qui
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rayonnent sous la lumiere.Venue de I'exterieur de la terre, la lumiere rend
I'air visible. En automne dans la Haute Engadine, par exemple,ou le ciel est
deja meridional, mais I'air frais.
Vu des grandes hauteurs
Vues d'en haut, les lumieres artificielles des hommes ont quelque chose qui
me touche. Nous eclairons nos maisons et nos rues, notre planete, nous
chassons des parcelles d'obscurite, creons des Tlots de lumiere ou nous
pouvons nous voir nous-memes et voir les choses que nous avons rassem-
blees autour de nous.
Percevoir, sentir, palper, gouter, rever dans le noir, cela ne suffit pas. Nous
voulons voir. Mais de quelle quantite de lumiere Thomme a-t-il besoin pour
vivre ? Et de quelle quantite d'obscurite ?
Existe-t-il un etat de I'ame ou de la vie d'une sensibilite particuliere, ou la
moindre lumiere suffit a une belle existence? Ou meme plus:aurions-nous
besoin de lieux ombrages, des tenebres de la nuit pour faire certaines
experiences ?
Deux chasseurs de San Bernardino ont raconte qu'apres quatre jours
passes dans une petite vallee a I'ecart du monde civilise, voyant a leur
retour, de nuit, les maisons eclairees, I'entree du tunnel autoroutier, la sta-
tion d'essence et les voitures, lis ont eu I'impression d'une pollution de
leur village familier.
Tanizaki Jun'ichiro, auteur de I'Eloge de I'ombre, avait decide de contempler
la pleine lune pres du temple d'Ishiyama, mais II y renon^a des qu'il apprit
qu'on avait I'intention d'y attirer du public par des projections lumineuses
au son de la Sonate au clair de lune.
La lumiere du soleil
Les points lumineux, nombreux: le ciel etoile, les vers luisants dans la foret,
90
les eclairages artificiels sur la terre. De petits objets qui rayonnent ou
reflechissent. Les perles de verre d'un lustre, par exemple.
La lumiere du soleil, du jour, qui vient du cosmos a la surface de la terre,
genereuse et intense, orientee vers la terre. C'est une lumiere. L'obscurite
reside dans la terre.
Recemment, Annalisa a observe au cours d'une randonnee en montagne
que juste apres la tombee de la nuit, les fleurs conservent encore un
moment I'eclat de leurs couleurs, comme si elles avaient emmagasine la
lumiere et n'etaient pas encore obligees de la rendre.
Uobscurite reside dans la terre. Elle monte de la terre et y retourne
comme une puissante respiration, ainsi que I'ecritAndrzej Stasiuk.
L'age venant, je m'interesse toujours plus aux diverses formes sous
lesquelles se manifeste la lumiere dans la nature.Je m'emerveille,j'apprends,
je suis conscient que c'est la lumiere du soleil qui eclaire les batiments
que j'imagine.J'expose les pieces, les materiaux, les textures, les couleurs,
les surfaces et les formes a la lumiere du soleil, je capture cette lumiere,
la reflechit, la filtre, la masque, la dilue pour faire briller un eclat au bon
endroit. La lumiere comme agent materiel: cette idee m'est familiere, mais
en y reflechissant bien, je me dis que je n'y comprends pas grand-chose.
La lumiere dans le paysage
La lumiere dans le paysage, c'est le titre place par la poetesse autrichienne
Friederike Mayrocker comme une image au-dessus d'un texte qui me paraTt
tres autobiographique, souvent sombre et qui sans cesse eclot et rayonne
quand les strates de mots qu'elle amasse decrivent et produisent des
paysages interieurs et exterieurs.
Les paysages personnels. Des images et des paysages de nostalgie,d'affliction,
de calme,degaiete,de solitude, de bien-etre,de laideur,de pretention et de
seduction. Dans ma memoire, ils ont tous une lumiere particuliere.
91
Puis-je m'imaginer quoique ce soit sans lumiere?
Tanizaki Jun'ichiro fait I'eloge de rombre. Dans la profondeur obscure de la
maison japonaise traditionnelle,ou des ombres sont blotties dans tous les
coins, Tor d'une laque brille de tout son eclat, le papier translucide tendu
sur le cadre de bois delicat d'une porte coulissante diffuse un jour tamise,
et Ton peine a distinguer d'ou vient la lumiere que ces objets captent et
refletent si gracieusement.
Tanizaki Jun'ichiro fait I'eloge de I'ombre. Et I'ombre fait I'eloge de la lumiere.
Un modernisme sans ombres
Si ma memoire est bonne, c'est I'impression que m'ont donnee les maisons
modernes qui celebrent la lumiere et le paysage. Les maisons de Richard
Neutra en Californie, par exemple. L'ombre semble y jouer un role tout
a fait secondaire au contraire de la clarte, de la lumiere, de I'air, de la vue,
du sentiment d'habiter dans le paysage, du desir de fondre le paysage dans
I'espace ou a travers I'espace, du paysage avec toutes ses lumieres et ses
nuances d'ombre.Voir un coucher de soleil depuis une maison de ce genre
laisse une impression grandiose. Ensuite, lorsque la maison ne regoit plus
d'eclairage de I'exterieur, elle doit creer sa propre ambiance lumineuse
interne.Avec la lumiere humaine.
Los Angeles la nuit
Vue depuis I'avion qui descend lentement sur Los Angeles, I'image de la ville
eclairee est magique. Une fois au sol, la meme lumiere me parait blafarde et
malsaine, comme une clarte irreelle sous laquelle le gazon et les buissons
devant les maisons donnent I'impression d'etre en plastique.
Entre le crepuscule et Taube
Entre le crepuscule et I'aube, nous nous arrangeons pour etre eclaires par
92
des sources de lumiere que nous fabriquons et allumons nous-memes.
Mais elles sont d'une puissance et d'un souffle trop faibles, avec leur inten-
site vacillante et leurs ombres etendues, pour pouvoir etre comparees a
la lumiere du jour.
Pourtant, si plutot que de concevoir les lumieres que nous faisons nous-
memes comme un effort visant a I'abolition de la nuit, j'essaie de les pen-
ser comme des lumieres dans la nuit, comme une accentuation de la nuit,
comme des lieux de clarte crees par I'homme, elles deviennent belles et
peuvent deployer tout leur charme propre.
Quelles lumieres voulons-nous allumer entre le crepuscule et I'aube?
Que voulons-nous eclairer dans nos maisons, dans nos villes et dans nos
paysages ? Comment et combien de temps ?
93
Une vision des choses
Texte d'une conference, ecrit en novembre 1988, Southern California Institute
of Architecture, Santa Monica, Los Angeles
Le noyau dur de la beaute
Texte d'une conference, ecrit en decembre 1991, symposium a Piran, Slovenie
Citation d'ltalo Calvino empruntee a la traduction d'Yves Hersant (Legons amehcaines,
Paris, Gallimard, 1989)
Citation de Heidegger empruntee a la traduction d'Andre Preau (Essais et conferences,
Paris, Gallimard, 1958)
De la passion aux choses
Texte d'une conference, ecrit en aoOt 1994, symposium Alvar Aalto, «Architecture of the
Essential »,Jyvaskyla, Finlande
Uarchitecture et son corps
Texte d'une conference, ecrit en octobre 1996, symposium «Form Follows Anything)),
Stockholm
Enseigner Tarchitecture, apprendre Tarchitecture
Texte ecrit en septembre l996,Accademia di architettura, Mendrisio
La beaute a-t-elle une forme ?
Version legerement remaniee du texte d'une conference sur le theme «Venustas)), tenue au
Departement d'architecture de I'Ecole polytechnique federale de Zurich, en novembre 1998
Les extraits du poeme « Alphabet )>, d'Inger Christensen, ont ete traduits d'apres la version
allemande publiee dans le recueil intitule £/n chemisches Gedicht zu Ehren der Erde, Auswahl
ohne Anfang ohne Ende, ed. Peter Waterhouse, ResidenzVerlag, Salzburg/Wien, 1997.
La magie du reel
Le?on doctorale tenue le 10 decembre 2003 a I'occasion de I'octroi du titre de docteur
honoris causa de la Faculte d'architecture de I'Universite de Ferrare
La lumiere dans le paysage
Texte d'une conference tenue a Chiasso le 13 aout 2004, dans le cadre du projet du Fonds
national « Fiat Lux )>
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Peter Zumthor
Ne en 1943 a Bale, Peter Zumthor a suivi une formation d'ebeniste, de crea-
teur visuel et d'architecte a I'Ecole des arts appliques de Bale et au Pratt
Institute a New York. II a depuis 1979 son propre bureau d'architecture a
Haldenstein, dans les Grisons.
Ses principales realisations: abri pour vestiges gallo-romains, Coire (1986);
Caplutta Sogn Benedetg, Sumvitg (1988); maison de retraitey Coire-Masans
(1993); bains thermaux, Vols (1996); Kunsthaus, Bregenz (1997); pavilion
Suisse de I'Expo 2000, Hanovre ; centre de documentation «Topographie de la
terreur», les parties construites en 1997 ont ete demolies en 2004 par le
Land de Berlin; maison Zumthor, Haldenstein (2005);Kunstmuseum Kolumba,
Cologne (2007); chapelle Saint-Nicolas de F/tie,Wachendorf, Eifel (2007).
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© Photographies : Laura Padgett, Francfort-sur-le-Main,
prises dans la maison Zumthor en juillet 2005
Mise en page et couverture : Hannele Gronlund, Helsinki
©Textes : Peter Zumthor, Haldenstein
Traduction de rallemand: Laurent Auberson.adaptee par Catherine Dumont d'Ayot
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Ce livre est aussi paru en version allemande (ISBN 978-3-7643-7496-9) et anglaise (ISBN 978-3-7643-7497-6).
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