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LE RÉEL, LE FICTIONNEL ET LE VIRTUEL DANS LE ROMAN HISTORIQUE
EL VALLE DE LOS CAÎDOS DE C. ROJAS (1978)
JACQUES SOUBEYROUX
Université de Saint-Etienne
Il existe en Angleterre un courant original de la recherche historique
appelé « Virtual History », qui est fondé sur l'analyse de « ce qui serait
arrivé si ... ». Ce courant, dont les origines remontent au début de notre
siècle avec l'essai de George Trevelyan intitulé Si Napoléon avait gagné la
bataille de Waterloo, est représenté de nos jours, entre autres, par
l'historien Niall Ferguson, auteur d'une synthèse de Virtual History dans
laquelle il imagine une Angleterre sans Cromwell et des Etats-Unis où
Kennedy n'aurait pas été assassiné à Dallas. Le roman historique n'a pas
manqué d'exploiter, parfois avec succès, cette veine du virtuel, comme en
témoigne le best-seller de Robert Harris, Fatherlatui (1992), qui imagine
ce qu'aurait été ) 'Europe après la victoire des nazis.
S'il n'existe aucun courant comparable dans la recherche historique en
France et en Espagne, on retrouve cette orientation virtuelle dans le roman
historique qui possède cette capacité de « réactiver les potentialités
inaccomplies du passé » que Paul Ricoeur a magistralement analysée dans
un chapitre du tome Ill de Temps et récit où il montre «!'affinité
profonde » qui existe « entre le vraisemblable de pure fiction et les
potentialités non effectuées du passé historique »
S'il est vrai qu'une des fonctions de la fiction, mêlée à
l'histoire, est de libérer rétrospectivement certaines possibilités
non effectuées du passé historique, c'est à la faveur de son caractère
quasi historique que la fiction elle-même peut exercer après coup sa
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fonction libératrice. Le quasi-passé de la fiction devient ainsi le
détecteur des possibles enfouis dans le passé effectif. Ce qui
« aurait pu avoir lieu » - le vraisemblable selon Aristote -
recouvre à la fois les potentialités du passé «réel» et les possibles
«irréels» de la pure fiction 1•
C'est de cette première définition du virtuel, dérivée du vraisemblable
aristotélicien, que je partirai, en l'appliquant à l'un des romanciers
espagnols les plus représentatifs du roman historique, Carlos Rojas,
auteur, depuis les années 60, d'une vingtaine de romans dans lesquels la
critique a souligné très tôt la place attribuée à l'imaginaire et au rêve2• Je
m'attacherai, en particulier, à celui que je considère comme le meilleur
roman historique de Rojas, El valle de los cafdos (1978)3, dont la
configuration narrative est fondée sur une structure à trois niveaux : les
deux premiers représentant le réel et le fictif, à savoir, l'ancrage dans la
réalité historique et la mise en place du dispositif fictionnel, et le
troisième, que je qualifierai de virtuel, correspondant à la structure
profonde du texte qui sert de support à sa dimension philosophique et à la
réflexion sur le passé historique de l'Espagne.
1. L'ANCRAGE DANS LA RÉALITÉ HISTORIQUE
Le protagoniste principal du roman, Sandro Vasari, professeur
d'histoire de l'art dans une université américaine, a été chargé par un
certain R. (dont la simple initiale renvoie inévitablement à celle du nom
de l'auteur) d'écrire une biographie de Goya. Après avoir parcouru les
musées des Etats-Unis et d'Europe pour se documenter, Sandro s'est retiré
avec sa compagne Marina dans une maison de la Catalogne intérieure pour
y écrire son livre.
Le roman est divisé en cinq parties, portant chacune un titre emprunté
à !'oeuvre de Goya («Los disparates», «Los desastres de la guerra», «La
tauromaquia», «Los caprichos», «Disparate furioso») et divisées
' Paul Ricoeur, Temps et récit, t. Ill Le temps raconté, Paris, Seuil, 1985, p. 346 el p. 278. 2 Voir en particulier, Monique Joly, Ignacio Soldevila et Jean Téna, Panorama d11 roman espagnol
contemporain (1939-1975), Montpellier, éditions du CERS, 1996, pp. 283-287 (première édition 1979). 3 Carlos Rojas, El va/le de los cafdos, Barcelona, Destina, col. Ancora y Delffn, 1978. Toutes les citations renverront à cette édition.
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Le réel, le fictionnel et le virtuel dans le roman historique
régulièrement en quatre séquences, dont deux sont consacrées à la
description d'un tableau de Goya et à la notice biographique d'un
personnage de son époque, et les deux autres portent en titre des dates
faisant référence à deux séries d'événements homologues séparés par un
siècle et demi de distance : la première, qui va du 16 mars au 16 avril
1828, renvoie à l'agonie de Goya, la seconde qui va du 25 octobre au 21
novembre 1975, à celle de Franco.
Chacun de ces deux moments, qui correspondent au temps raconté par
Sandro dans son livre et au temps de l'écriture de ce même livre, s'inscrit
dans le texte au moyen de techniques narratives différentes. L'évolution œ
l'état de santé du « caudillo » nous est décrite par les communiqués de la
radio que Sandro écoute en travaillant et qui sont cités en italiques dans le
texte, comme autant de documents authentiques intégrés au récit de fiction
(pp. 46, 170, 231-232). La vie de Goya donne lieu aussi, dans chacune des
cinq parties du roman, à deux séries mmatives dont l'écriture relève
davantage de l'essai que du récit de fiction : chaque partie s'ouvre sur la
description d'un tableau de Goya (La familia de Carlos IV, Je Tres œ
mayo, Toro Bravo, La Gallina ciega, Riiia a garrotazas) et contient une
notice biographique d'un personnage important de l'époque que l'auteur
appelle « Les monstres » (Godoy, la duchesse d' Albe, Je matador Pepe
Hillo, la duchesse d'Osuna et Ferdinand VII). Descriptions de tableaux et
notices biographiques sont écrites à la troisième personne, par une voix
anonyme censée représenter l'objectivité scientifique de l'historien qui a
recours à des documents de première main ( comme la correspondance
privée des membres de la famille royale) et justifie chacune de ses
assertions en s'appuyant sur les travaux de nombreux spécialistes dont les
noms sont cités comme garants de cette réalité à laquelle le texte se réfère.
Pourtant, au fil du texte, le lecteur découvre que la troisième personne
utilisée par le narrateur n'est qu'un masque derrière lequel se dissimule le
personnage-auteur et critique d'art qu'est Sandro : d'abord par des
parenthèses à la première personne qui viennent couper la description
objective et qui nous rapportent les pensées de Sandro au moment où il
rédige son texte (pp. 134-135, 141), puis par l'apparition du «je » du
scripteur dans des verbes de supposition au sein même de la description (p.
256). Ce glissement du « il » au « je » s'accompagne, dans le même
paragraphe, d'un changement de temps tout aussi significatif. Le présent
du récit objectif utilisé jusque-là cède la place au conditionnel, plus en
accord avec la valeur sémantique des verbes «suponer» et «imaginarse» qui
l'accompagnent:
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Con Goya en la Quinta del Sordo supongo ocurrirfa todo I o
contrario ... Me imagino a su ultima amante, a Leocadia Weiss,
recorriendo con él las salas de la casa ... Goya protestarfa entonces ;
juraria inclusive que las pinturas eran su propia pesadilla ... Luego
me imagino también a Goya mas viejo todavia ... (p. 256).
On assiste donc à une mise en cause du statut même de cette écriture,
présentée à l'origine comme porteuse d'un récit historique prétendûment
objectif qui n'est finalement qu'un méta-récit assumé par le personnage
écrivain Sandro. Ces changements de personne et de temps attestent que le
récit, fût-il historique, exige la présence d'un narrateur-sujet, même si
celui-ci est plus ou moins camouflé derrière l'impersonnalité de la
troisième personne. Mais ils signifient aussi la contamination du récit
historique par les signes grammaticaux propres au récit de fiction et par
les «variations imaginatives» qui se donnent libre cours dans le troisième
niveau du récit que j'ai qualifié de virtuel.
2. LE DISPOSITIF FICTIONNEL ET SA MISE EN CAUSE
MÉTAFICTIONNELLE
La présence des personnages fictionnels, Sandro et Marina, se limite
apparemment à la dernière séquence de chaque partie datée d'octobre ou
novembre 1975 et correspondant au moment où Sandro écrit sa biographie
de Goya. Ces cinq séquences se présentent comme des récits
extradiégétiques, pris en charge par un narrateur impersonnel qu'on ne peut
pas, cette fois, confondre avec le personnage de Sandro. Ce narrateur décrit
l'espace dans lequel se déroule l'action (la maison qui a été mise à leur
disposition par R., la campagne catalane environnante). Mais il recourt
essentiellement au psycho-récit pour révéler au lecteur les pensées des
deux personnages sans cesse déchirés entre le présent et le passé : les
réflexions, les hésitations de Sandro accompagnant l'écriture de son livre
et celles de Marina, ses interrogations concernant le futur du couple, mais
aussi les souvenirs de leur vie commune depuis leur première rencontre, à
l'université, quelque trente ans plus tôt. Ces psycho-récits sont finalement
les seuls fragments textuels qui contèrent aux deux personnages une
certaine épaisseur humaine, les seuls aussi qui permettent au lecteur de se
faire une idée du portrait physique de Marina, à peine esquissé dans les
souvenirs de Sandro : identique à elle-même en dépit du passage du temps,
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Le réel, le fictionnel et le virtuel dans le roman historique
très blonde, menue, avec de longs cheveux raides tombant sur ses épaules,
toujours vêtue d'un pantalon de velours moulant et d'un gros pull-over
(pp. 48-49).
L'intériorité des deux personnages n'est pas seulement révélée au
lecteur par les analyses du narrateur omniscient : elle s'extériorise aussi
directement sous la forme de fragments de monologue intérieur, qui
prolongent souvent les psycho-récits, et sous la forme de dialogues qui
peuvent occuper, parfois, la quasi-totalité d'une séquence, comme c'est le
cas dans celle de la deuxième partie datée du 25 octobre 1975 (pp. 110-
121). Ces dialogues, souvent conflictuels, développent les thèmes déjà
introduits par le narrateur et confirment les préoccupations essentielles œ
chacun des deux personnages : la réflexion sur le passé historique inspirée
à Sandro par le livre qu'il est en train d'écrire, mais dépassant largement
l'époque de Goya pour s'étendre jusqu'à la guerre civile de 1936 ; les
inquiétudes inspirées à Marina par ses relations présentes avec son
compagnon et ses efforts pour sauver l'existence même de leur couple.
Cependant ces deux niveaux, apparemment étanches, finissent par
coïncider et la vie présente des deux acteurs du récit de fiction est envahie
par les « variations imaginatives » de Sandro lorsque, par exemple, celui
ci, parti à la recherche de Marina aux alentours de la maison de campagne,
la retrouve assise dans la clairière d'un bois où elle regarde danser les
personnages de La Gallina ciega, le tableau autour duquel s'organise toute
la quatrième partie du roman (pp. 239-240).
Les inquiétudes de Marina sur l'avenir du couple débouchent à leur
tour sur un autre niveau, que je qualifierai de métafictionnel, concernant
leur condition même de personnages d'un récit de fiction qui se rendent
compte qu'ils ne sont que les produits d'un rêve de R., condamnés à
s'évanouir dès que le livre que Sandro écrit sera terminé, ou plutôt dès que
s'achèvera le livre que R. écrit sur eux, car le livre de Sandro n'est lui
même qu'une illusion, qui s'inscrit dans un autre livre, véritable celui-là.
Comme les héros de Niebla, Sandro et Marina entrent en rébellion contre
leur auteur et le conjurent de se manifester pour rechercher avec lui le
moyen de survivre au temps éphémère accordé à leur aventure. La solution
que Sandro propose finalement à Marina, c'est d'écrire un autre livre, non
plus sur la vie de Goya, mais sur sa propre vie, pour essayer de rechercher
son identité
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no se trata de la vida de Goya que él me encarg6. Se trata de
escribir mi propia vida, como si fuese Goya o como si Goya fuese
yo mismo. En esta noche, cuando Franco yace en la capilla ardiente
del Palacio Real, todo espafiol es en cierto modo Goya, porque
vivimos el final de un Disparate y empezamos un Capricho , donde
nuestro deber es la busqueda de nosotros mismos. (p. 313)
La réflexion métafictionnelle débouche donc sur une interrogation
existentielle qui met en doute les fondements mêmes de la réalité. Si
l'histoire n'existe que par l'auteur qui la construit comme récit et si la
fiction n'est qu'un rêve de son créateur, si tout n'est qu'illusion,
l'imaginaire n'est-il pas seul susceptible d'apporter une réponse aux
problèmes du passé historique et de l'existence humaine ?
3. LE VIRTUEL COMME RÉVÉLATION DU SENS PROFOND DE
L'HISTOIRE
J'aborderai maintenant le niveau le plus profond du roman, construit
de façon presque systématique comme un assemblage de rêves des
personnages, parfois même de plusieurs rêves enchâssés, constituant une
véritable structure onirique qui subvertit toutes les autres composantes, le
réel et le fictionnel, mises en place par le récit et qui donne sa
signification profonde au roman.
Cette « écriture du virtuel », ainsi définie, se donne à lire
essentiellement dans les séquences à la première personne, datées de mars
et avril 1828, qui nous racontent les dernières semaines de la vie de Goya,
ses conversations avec Leocadia ou avec Moratfn, entrecoupées œ
nombreux souvenirs et d'abondantes digressions philosophiques et
morales.
Le premier problème posé par ces séquences est celui de la voix
nan·ative qui prend en charge le récit, à savoir ce « je » qui ne peut pas
être celui de Sandro qui s'investissait dans les séquences de récit
historique, mais qui est explicitement attribué à Goya qui acquiert, de ce
fait, un statut de personnage-narrateur équivalent de celui de Sandro. Or ce
statut de personnage-narrateur ne manque pas de faire problème dans la
mesure où le lecteur tend à considérer que Goya n'existe dans le roman
qu'à travers le livre que Sandro écrit sur lui, comme Sandro dépend lui-
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Le réel, le fictionnel et le virtuel dans le roman historique
même de R. : nous nous trouverions donc dans la situation paradoxale
d'un récit second dont le narrateur ne serait pas un personnage du récit
premier (ce qui est une des conditions requises par la définition que
Genette donne du « méta-récit » dans Figures Ill), mais le personnage
principal de ce récit second, ce qui a pour conséquence de couper tout lien
de dépendance entre récit premier et méta-récit en attribuant à celui-ci, du
moins en apparence, une totale autonomie. Faut-il donc dire qu'au-dessus
de ces narrateurs-personnages que sont Sandro et Goya intervient une
instance supérieure de narration, qui orchestrerait l'ensemble ? Ce serait là
une solution de facilité, qui ne me semble pas en accord avec la
signification générale de !'oeuvre. Je proposerai plutôt de considérer que
ces séquences de dialogues et de rêves de Goya appartiennent entièrement à
l'imaginaire de Sandro, à son monde onirique mis en branle par la
description d'un tableau dans la séquence précédente. Cette hypothèse est
confirmée par la dernière page de la séquence 2 de la deuxième partie (pp.
98-99), dans laquelle le personnage de Goya semble se réincarner dans
celui de Sandro. Goya, s'éveillant d'un de ses rêves, se retrouve assis sur
l'escalier d'un moulin inconnu et éprouve la sensation d'être une autre
personne:
casi no puedo reconocerme, aunque muy adentro del alma
descubro mi propio ser, oculto en un hombre distinto.
Une voix de femme s'adresse alors à lui, celle de Marina, qui lui répète
des phrases qu'elle a déjà dites précédemment à Sandro (p. 49). Cette
identification entre les deux personnages est confirmée dans plusieurs
autres passages du roman : ainsi, dans la séquence datée des 7 et 8
novembre 197 5, Sandro s'endort et, dans son rêve, il s'identifie à Goya
parlant à la duchesse d' Albe (p. 181) ; plus loin, dans la séquence datée du
21 novembre 1975, Sandro entend une voix qu'il avait appris à reconnaître
en rêve, celle de Ferdinand VII (p. 297). En accumulant les rêves des
personnages, enchâssés les uns dans les autres, qui distorsionnent
complètement les repères logiques de la réalité et mettent en mouvement
les personnages des tableaux de Goya - le narrateur lui-même parle
explicitement de «cuadros puestos en movimiento» (p. 27 4) - , le texte
crée un univers et un choeur de voix totalement virtuels. Mais quelle est
la signification de ces séquences « virtuelles » ?
Une grande partie des événements rapportés dans ces séquences se
présentent comme des souvenirs qui reviendraient, sans aucun ordre
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chronologique, à la mémoire de Goya agonisant. Or ces souvenirs n'ont
rien à voir avec le récit historique des séquences liminaires de chaque
partie. Si certains d'entre eux renvoient à des épisodes bien connus des
historiens, comme le séjour du peintre à Sanlucar de Barrameda avec la
duchesse d' Albe (p. 83), le soulèvement madrilène du 2 mai 1808 (p. 93)
ou sa terrible maladie (p. 148), la perspective choisie est
fondamentalement subjective: c'est la vision intérieure du personnage qui
est imaginée par l'auteur avec les sentiments qu'il a éprouvés pendant
l'événement et le jugement qu'il en a tiré. Voici, à titre d'exemple, la
description de la scène qui s'est déroulée le 2 mai 1808, sur la Puerta del
Sol, sous les fenêtres de Goya
l Te paras te a pensar alguna vez, Leandro, en el espectâculo de una guerra vista por un sordo? No podîa ofr los gritos, los disparos, los relinchos y los cafionazos, que aquel dîa poblaban Madrid. En aquella quietud siniestra, que parecfa rajarme el crâneo, la batalla de la calle cobraba un aire distante e irreal, como si la vida se obstinase en plagiar las pesadillas de mi agonfa. Quienes se mataban en silencio, un silencio tan interminable como el del insomnio, mas parecîan tfteres que personas. Entonces comprendf que si un monstruo habitaba al hombre, este monstruo era siempre a su vez un mufieco. (pp. 93-94)
L'événement, perçu à travers le filtre de l'infirmité du personnage (sa
surdité), est totalement déréalisé. L'insistance sur les termes «irreal»,
«pesadillas», «insomnio» et sur le champ lexical du théâtre
( «espectaculo», «tfteres», «mufiecos») souligne la primauté œ
l'imaginaire sur le réel.
Cette primauté de l'imaginaire est plus nettement affirmée encore dans
la remémoration de rêves. Ici aussi, on pourra distinguer différents
niveaux. Certains des rêves prêtés à Goya correspondent à des événements
attestés par les historiens, même si le texte de Rojas s'éloigne de la réalité
historique. C'est le cas, par exemple, de la scène présentant Godoy, dans
son exil parisien, comme un vieillard, assis sur un banc du jardin des
Tuileries, entouré de comédiens retraités et d'enfants qui jouent. Cette
représentation de l'ex-ministre ne fait que reprendre les descriptions qui en
ont été faites par Mor de Fuentes et Mesoneros Romanos qui, tous deux,
l'ont rencontré à Paris, en 1836. Mais, dans le roman de Rojas, la scène
apparaît d'abord dans un rêve prémonitoire que fait Goya pendant son
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Le réel, le fictionnel et le virtuel dans le roman historique
séjour à Sanlucar de Barrameda, en 1796, alors que Godoy était au sommet
de sa puissance (p. 84); la scène rêvée par Goya est ensuite présentée
comme vécue en 1828 par Moratin qui la raconte au peintre, au cours œ
l'une de leurs conversations, ce qui fait dire à Goya:
El coraz6n me golpea el pecho como los batanes apalean el
paîio. Moratfn vivi6 y relata aquel sueîio mfo en la lejana
primavera de Sanlucar. Este Godoy, carcomido por la vejez y la
pobreza, es el mismo hombre a quien soîié hace mas de treinta
aîios. (p. 89)
Rojas exploite ici ce qui n'est en fait qu'une « variation
imaginative » par laquelle le texte réalise une « potentialité non effectuée
du passé historique», car une rencontre entre Moratfn et Godoy, à Paris,
en 1828, appartient après tout au champ du possible. Mais il va bien au
delà de cette réalisation d'un événement vraisemblable en créant un jeu œ
miroirs qui fait coïncider deux moments historiques distants de plus œ
trente ans.
De nombreux autres rêves servent de matière au récit attribué à Goya.
Je n'en citerai qu'un qui me paraît particulièrement révélateur œ
l'utilisation que fait Rojas de cette structure onirique. C'est l'horrible
cauchemar tournant au délire que fait Goya pendant la longue maladie qui
le frappa en 1792-1793 et dont il sortit complètement sourd. Rojas
imagine que c'est pendant ce cauchemar que sont apparues au peintre les
figures grotesques ou monstrueuses qu'il devait graver, quelques années
plus tard, dans les Caprichos et les Disparates et que le texte énumère dans
une longue liste de quelque soixante-quinze substantifs, avant d'insister
sur la netteté du souvenir qui légitime la reproduction ultérieure qu'en fera
l'artiste et qui confirme la primauté de l'imaginaire sur le réel:
Despierto, recordaba con toda claridad aquel ultimo sueîio al
final de mi desvarfo y reviviéndole advertf que el dolor de las
templas y de los ofdos habfa desaparecido, dejandome el craneo
como vacfo. (p. 150)
Plusieurs autres fragments textuels, qui ne sont pas explicitement
présentés comme des rêves, renforcent encore cette primauté œ
l'imaginaire, en particulier ceux qui restituent directement pour le lecteur
les différents moments de la conversation que Goya aurait eue deux ans
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avant sa mort, en 1826, avec le roi Ferdinand VII (pp. 13-35, 212-213,
261-269). Il s'agit là d'une autre «variation imaginative» à laquelle recourt
le romancier pour dresser le bilan d'une période de quelque trente ans qui
compte parmi les plus tragiques de l'histoire de l'Espagne, en créant un
face à face entre les deux personnalités les plus marquantes et les plus
opposées de leur temps. Cette conversation est explicitement commentée
comme le souvenir d'un événement survenu deux ans plus tôt:
Han pasado casi dos afios desde la ultima vez que v1 a Su
Majestad el Rey y ahora me muero en Burdeos (p. 35),
mais elle se présente comme un discours immédiat dans lequel les formes
de «tratamiento» utilisées par l'artiste («vos», «Sefior>> , «Majestad»)
s'opposent au tutoiement employé par le Roi. Ce dialogue, censé être
remémoré et littéralement retranscrit par Goya, appartient aussi aux
«potentialités non effectuées du passé historique», car rien n'aurait
empêché a priori une rencontre entre les deux hommes si Goya était
retourné en Espagne pour y mourir. Mais ce dialogue n'est pas seulement
l'occasion pour les deux interlocuteurs d'évoquer les événements
marquants de l'histoire de leur temps : il oblige aussi le Roi à se justifier
devant une espèce de tribunal de l'histoire et il permet à Carlos Rojas œ
dépasser le niveau purement événementiel pour poser des problèmes
éthiques et existentiels relevant d'une véritable philosophie de l'histoire.
Cette réflexion sur le passé national est définie d'emblée par une
expression a priori paradoxale :
un espejismo al revés, en el tiempo y no en el espacio ; hacia el
pasado y no hacia el porvenir (p. 242).
Elle s'appuie sur une conception cyclique de l'histoire comme un
éternel recommencement, qui fait dire au narrateur que l'avenir du pays est
problématique parce que le présent n'est jamais que la répétition du passé
(pp. 307-308). Une telle conception est en accord avec la configuration
temporelle du roman qui superpose deux des époques les plus noires du
passé : celles de Ferdinand VII et de Franco que le roman présente comme
« une escalade de génocides » (p. 114) dont la clé nous est fournie par les
tableaux de Goya
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Le réel, le fictionnel et le virtuel dans le roman historique
En el trânsito del XVIII al XIX, Goya habfa predicho el destina
del XX, como el Bosco se anticip6 a los surrealistas en la Edad
Media. Si Goya no hubiese existido, el pafs habrfa tenido que
inventarlo para reconocerse inutilmente a su obra. «En sus cuadros
y grabados se ordenan y remansan nuestro tiempo y nuestro
destina, como al decir de Cortâzar, se oculta el Quijote en la tinta de
un tintera. .. » (p. 236)
D'où la constante mise en scène des personnages de Goya et
l'animation de ses tableaux tout au long du roman. D'où aussi la phrase
récurrente, d'abord placée dans la bouche du peintre, puis reprise par
Sandra:
Espaîia no existe. Es uno de mis disparates puesto en pie en la
noche de los tiempos. (p. 36)
La réalité historique se transforme ainsi en un univers virtuel, recree
par l'imaginaire de Sandra (ou de R. ?) à partir d'une autre réalité,
artistique celle-là, qui acquiert une dimension symbolique : les fusils à
bayonnette du Trois Mai (qui rappellent les Lances de Velazquez)
véhiculent la même symbolique de mort que les cornes du Toro Bravo,
dont !'oeil est semblable à celui du Saturne des Peintures noires et du
Minotaure de Picasso. Rojas met ainsi en place tout un système
paradigmatique qui sert à exprimer, à travers ses manifestations séculaires,
la violence qui caractérise l'histoire de ce qu'il qualifie comme un «pafs œ
aquelarre» (p. 36), dans une formule qui rappelle le titre d'un de ses
romans de 1970, Aquelarre.
La superposition des différentes époques entraîne une confusion des
personnes, principalement entre le biographié Goya et son biographe
Sandra Vasari qui acquiert la conviction qu'il n'y a de biographie possible
que si l'auteur s'identifie totalement à son personnage. Et c'est ce qui se
produit à la fin du roman
Ahora, con los ojos cerrados en su estudio, ... Sandra se dijo que
la voz ajena tantas veces sentida habfa terminado por hacérsele
propia. «Sea yo quien sea, el borr6n de R. o un hombre de came y
hueso, con inalienable identidad, soy también aquel que en mf
habla y agoniza. Aquel que también en mf escucha a otros seres,
quienes le hablan o increpan». (p. 299)
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Ce qui est paradoxal, ce n'est pas tant l'identification du biographe
avec son personnage, qui confirme cette identité de voix narrative que j'ai
essayé de démontrer ci-dessus : c'est la conscience qui est prêtée au
personnage de Goya que les paroles qu'il prononce seront répétées par un
autre homme qu'il ne connaît pas, dans un siècle à venir (p. 96). En
jouant tout au long du roman sur cette identification de Goya et de Sandra
Vasari, au point même de confondre leur voix, Rojas pose une autre
question qui lui tient particulièrement à coeur : celle de l'impossibilité
pour chacun d'entre nous de savoir qui il est véritablement, qu'il illustre
par une formule attribuée à Claude Roy et récurrente tout au long du
roman : «no hay un solo ser. .. capaz de saber quién es» (p. 51), qui
débouche sur la possible identification de chacun d'entre nous avec un œ
ces «monstres» du passé auxquels est consacrée une notice biographique,
thème que Rojas avait déjà abordé dans un autre de ses romans antérieurs,
Adolfo Hitler esta en mi casa (1965).
CONCLUSION
Les romans de Carlos Rojas sont-ils réellement des « romans
historiques »? Il faudrait pour répondre à cette question parvenir d'abord à
définir précisément un genre protéiforme, qui semble avoir perdu de nos
jours toute spécificité, tant la matière historique est présente dans les
romans les plus divers. Mais cette question pose plus généralement le
problème des genres et de leur subversion par le recours à l'imaginaire.
J'ai voulu montrer dans cette analyse de El valle de los caidos, qu'en
exploitant au maximum « les possibles irréels de la fiction » et en jouant
sur l'enchâssement de différents niveaux de rêves, Rojas a créé une écriture
virtuelle qui subvertit toutes les règles du réel et du fictif. Ce texte aux
narrateurs aléatoires est un roman historique paradoxal qui ne se contente
pas de « réactiver les potentialités inaccomplies du passé » : en
superposant différentes époques, en confondant différents lieux, différents
personnages, différentes voix narratives, en substituant le paradigmatique
au syntagmatique, il révoque en doute la signification des événements
historiques qu'il convoque et il met en question l'identité de chacun de ses
lecteurs. Faut-il donc qualifier plutôt El valle de los caidos de roman
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Le réel, le fictionnel et le virtuel dans le roman historique
«métaphysique» ou « philosophique »4 ? A cette question, portant sur
ses oeuvres antérieures, l'auteur a déjà répondu dans une interview,
accordée en 1973 à Manuel Garcia Vifi6:
Metaffsica lo sera mi obra en el sentido puramente filos6fico
del término, es decir, algo mas alla del simple testimonio que de la
realidad nos dan los sentidos, porque pretende ir mas alla5 •
La formule « aller au-delà du témoignage de nos sens sur la réalité »
traduit sans doute l'intention de Rojas de donner à son oeuvre une portée
philosophique, mais ne signifie-t-elle pas aussi, et d'abord, une façon
d'entrer dans le monde du virtuel?
4 Voir J. Soubeyroux, « Le roman historique en question», Le roman espagnol actuel. Pratique
d'écriture (1975-2000), sous la direction d'Annie Bussière-Perrin, Montpellier, éditions du CERS,
2001, p. 164.
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HISP. XX - 19 - 2001 175