L’aventure, l’ennui, le sérieux Vladimir Jankélévitchvoyageur, aventurier par force, casanier...

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L’aventure, l’ennui, le sérieuxVladimir Jankélévitch

INTRODUCTION

Distinction aventurier/aventureux (reprise àSimmel).

L’aventurier : veut gagner de l’argent. Ilrecherche son intérêt propre. Il ne se distinguepas d’un bourgeois.C’est l’aventurisme : un moyen en vue d’une fin.

Nous voulons décrire un style de vie et non unsystème d’existence.

Ne pas confondre vie entreprenante et métierd’entrepreneur.

L’avènement de l’avenir

Il faut saisir l’aventure infinitésimale, c'est-à-dire la plus petite aventure possible. L’état naissant de l’aventure.

1)

L’aventure est liée au futur. Temps indéterminé : empire énigmatique des possibles qui dépend de ma liberté.

Caractère amphibolique, ambigu de l’aventure.

Ambiguïté de l’avenir : à la fois certain et incertain.Il est certain que le futur sera. Ce qu’il sera est incertain. C’est la différence entre la quoddité et la quiddité de l’avenir.Qu’il y aura un futur est notre destinée. Ce que sera ce futur dépend de notre liberté.

Cf. l’infini selon Pascal :nous en entrevoyons l’existence, mais nous ne pouvons en dire la quantité ou le nombre.Rapport donc entre aventure et attrait de l’infini.

2)

Aventure infinitésimale : liée à l’avènement de l’événement.

Il faut distinguer entre les deux.

Evénement : arrive trop tard pour l’aventure. C’est le présent flagrant, c’est ce qui est déjà là. Une date sur un calendrier.

Avènement : l’instant en instance. L’actualité sur le point de se faire, et non pas en train de se faire.

Opposer contemporanéité (de l’événement) à l’extemporanéité de l’improvisation, à laquelle est liée l’aventure.

C’est l’aventureuse futurition : intermédiaire entre l’avenir lointain, et l’actualité de l’homme d’action, vécue sur le moment. Futur prochain et immédiat.

C’est un commencement qui ne cesse de commencer, germination de la nouveauté.

C’est l’aventure minute, la minuscule aventure de la minute prochaine, celle que nous réserve l’instant imprévisible de la minute en instance, qui nous fait battre le cœur.

L’aventure comme tentation. Tout ce qui est ambigu est l’objet d’un sentiment ambivalent, horreur et attrait. Par l’aventure l’homme est tenté. Tentation = mélange d’envie et d’horreur, l’horreur redoublant l’envie.

Différence ici de l’envie avec le désir, attrait simple et univoque, positivité sans négativité.

De même : différence phobie/crainte : La phobie est une crainte attrayante.

Ce sentiment tenté = un sentiment passionnel.

La tentation de l’aventure = la tentation typique.

Comparaison avec la situation passionnelle des amants frénétiques qui ne peuvent ni vivre ensemble ni séparés. Ce qu’ils veulent est impossible, contradictoire. •

Le timide qui cherche l’aventure est ainsi : il veut et ne veut pas. C’est la volonté « normande » de l’homme tenté. L’homme brûle de faire ce qu’il redoute le plus.

Rapport de la tentation de l’aventure et du vertige. Cf. la Roussalka de Pouchkine. L’homme à la fois repoussé et attiré par Ondine.

Sadko (opéra de Rimsky Korsakoff) : retenu dans les profondeurs de l’océan par les séductions de la tsarevna des mers.

La sirène du désir est à son tour la sirène de l’attrayant non-être. Dans la passion de l’aventure : deux sentiments contrariés : la terreur du risque qui menace notre installation dans l’intervalle et notre quotidien, et d’autre part la folle envie de lever l’hypothèque de la possibilité en instance. La jouissance de continuer la joie de commencer ou de créer. La création aussi est aventureuse.

3)Aventure au sens usuel : une série de péripéties doit s’enchaîner à travers la durée. Dépasser l’aventure ponctuelle de l’instant prochain (passer de l’aventure infinitésimale à l’aventure au sens commun).

On retrouve l’équivoque inhérente à l’aventure sous trois formes, trois styles d’aventure.

Chacun implique une oscillation entre le jeu et le sérieux.Le seul jeu vraiment ludique est le jeu avec le sérieux.

Sans le jeu ou le sérieux, l’aventure cesse d'être aventureuse. Sans jeu, aventure = une tragédie, sans sérieux, l’aventure devient dérisoire, une partie de cartes.

Aventure = être à la fois dedans et dehors.

L’aventureux est à la fois extérieur au drame comme l’acteur, et intérieur au drame comme l’agent de son propre destin.

Normalement, impossibilité, contradiction de cette attitude, logiquement et spatialement.

Mais on peut aussi être sur le seuil. Passer et repasser de l’intérieur à l’extérieur.

Dans la vie comme dans l’aventure, on est dedans dehors.

Il faut étudier les cas où le sérieux prévaut (l’aventure mortelle),

les cas où c’est le jeu (l’aventure esthétique),

les cas où jeu et sérieux renvoient l’un à l’autre à l’infini (l’aventure amoureuse).

1. L’AVENTURE MORTELLE

Dans le premier style d’aventure, l’homme est plus dedans que dehors : le sérieux prévaut sur le jeu.

L’aventure vire alors facilement en tragédie. Avec le jeu en moins, l’aventure a tendance à se confondre avec la vie.

Pour qu’il y ait aventure donc, l’aventureux doit être engagé, mais aussi dégagé, l’engagement l’emportant.

En termes temporels :L’aventure dépend de moi dans son commencement, mais pas toujours sa continuation, encore moins sa terminaison.

Personne ne m’oblige à escalader l’Everest. Mais une fois, sur place, dans la tempête, je ne peux revenir en arrière. Question de vie ou de mort. L’aventure est sur le point de cesser d'être une aventure pour devenir une tragédie.

Elle commence frivole, elle continue sérieuse, parfois se termine tragique.

Par rapport à l’aventure, l’aventurier est comme l’apprenti-sorcier : il connait le mot qui déclenche qui déclenche la magie, mais pas le mot qui la réfrènerait.

Seul Dieu peut à la fois commencer et stopper à volonté. La liberté de l’homme n’est qu’une demi-liberté. Seul le fiat initial est entre ses mains.

Nos pouvoirs sont tronqués. Cette dissymétrie explique la prépondérance du sérieux.

Mais le mot essentiel, quant à l’aventure où le sérieux l’emporte sur le jeu, est celui de mort. C’est la mort en fin de compte qui est le sérieux de l’aventure, son enjeu implicite. L’aventure n’est vraiment aventureuse que si elle renferme une dose de mort possible. Une aventure dans laquelle on serait assurée par avance de réchapper n’est pas une aventure du tout.

Le risque mortel est constant et multiforme. La reconduction journalière de la vie est miraculeuse.

Fragilité et précarité essentielles de la vie fondent la possibilité de l’aventure.

La mort est ce qu’on trouve lorsqu’on creuse jusqu’à l’extrémité de l’humain. Même lorsqu’on augmente progressivement l’intensité d’une perception ou d’une sensation, on rencontre la mort. Même l’inflation d’une joie ne peut être supportée indéfiniment.C’est pourquoi l’homme en quête d’aventure pousse des pointes périlleuses dans la direction des extrémités, il renonce au juste milieu.

On retrouve ici l’ambiguïté dont nous sommes partis : l’indétermination de la mort est par excellence ce qui est absolument certain et absolument incertain. Le fait que nous allons mourir est certain. Mais la date et les circonstances restent incertaines. Cela nous permet de vivre. Cf. Gorgiasde Platon : Zeus a privé les hommes de l’immortalité, mais leur a fait le cadeau de leur cacher la date de leur mort.

Cette dissymétrie est symptôme de mystère. Pascal la vérifie à propos de Dieu.Nous devinons qu’il y a un Dieu, mais nous ne savons pas quel est ce Dieu.Nous avons l’intuition d’un nombre infini, mais nous ne savons pas s’il est pair ou impair. Nous voulons déterminer une quantité, et voici qu’un nombre toujours plus grand se présente à l’esprit.

La vie est fermée du côté du commencement, mais la futurition la maintient ouverte (nous ne savons pas quand). Elle est entr’ouverte, en cela encore elle est une aventure.

2. L’AVENTURE ESTHÉTIQUE

Deuxième type d’aventure : cette fois c’est le jeu qui prévaut. L’homme est plus dehors que dedans. Il n’est pas englobé dans l’aventure comme dans un destin.

L’aventure ici est surtout esthétique : son centre n’est plus la mort, mais la beauté, objet de l’Art. Elle est contemplée après coup quand elle est terminée.

Deux cas :

Celui de l’aventure propre : la mienne pour moi.

Les aventures des autres.

Premier cas : pour que mon aventure soit esthétique, il faut que j’en sois sorti, que je puisse les raconter comme si c’étaient celles d’un autre. Son temps est le passé. Parfois le futur antérieur : dès maintenant j’anticipe son issue, je l’imagine finie, et donc cela donne du courage.Ainsi, les aventures s’arrondissent et se referment sur elles-mêmes. On y assiste en spectateur.

Nouvel embourgeoisement de l’aventure : tout à l’heure elle devenait trop sérieuse. Maintenant elle devient genre littéraire. La tragédie est la limite à partir de laquelle le tragique cesse d'être tragique.

Tous les degrés de l’aventure sont alors représentés, des plus bourgeoises aux plus aventureuses.

Distinguer deux pôles : Ulysse et Sadko.Les tentations d’Ulysse sont statiques plutôt que cinétiques : la halte plutôt que le repos. Il ne désire qu’une chose : rentrer à la maison. C’est un faux voyageur, aventurier par force, casanier par vocation.La nostalgie du Nostos (retour) est le contraire de la curiosité aventureuse. Les aventures d’Ulysse mesurent simplement le décalage qui sépare le réel et l’idéal.

L’aventure moderne s’oppose au périple antiquecomme l’ouvert au fermé. Pas d’aventure sansouverture.Le héros moderne ne tourne pas en rond dans unemer fermée. Pour lui la croisière circulaire devientun voyage rectiligne, vers une terre inconnue.

L’aventure moderne c’est le départ sans le retour.

Le cas de Sadko est intermédiaire :Immortalisé par Rimsky-Korsakoff. C’est un pauvre trouvère qui va chercher des trésors pour enrichir et dorer les bulbes des églises de sa ville natale. Son voyage est un voyage d’affaire. Mais il part aussi à la recherche d’une ville merveilleuse et légendaire, mystique, une Venise des mers, qui finit par se confondre avec Jérusalem.

Selon Simmel, la perception pratique ou utilitaire se distingue de la perception esthétique, en ce qu’elle fait corps avec l’ensemble de la vie, toute la vie y est engagée. On peut la comparer à un continent.

La perception artistique, elle, a un caractère insulaire. L’œuvre et l’art apparaissent séparés de la vie.

L’aventure, elle, est péninsulaire.Insulaire : elle ressemble à l’œuvre d’art. mais pasentièrement : elle peut mal tourner, finir en tragédie.

Insulaire par son commencement (c’est moi qui lapose), elle est continentale par sa terminaison : ellese confond avec l’ensemble de la destinée.

La perception n’a ni début ni fin.

L’œuvre d’art possède un commencement et une fin.

L’aventure a un commencement et pas de fin.

Donc : Sans être l’art, l’aventure a des points communs avec l’art. Elle est la façon qu’ont les natures peu artistes de participer à la beauté. Avoir la même chose, si l’on n’est pas artiste, d’avoir part au monde des valeurs, de faire des choses qui ne servent à rien.

Mais cette œuvre – l’aventure – n’est œuvre qu’à moitié.

Quand l’aventure a un commencement et une fin, qu’elle est tout entière déployée dans l’espace, elle cesse d'être aventure ; elle est tableau achevée.

Mais une œuvre dont l’échéance se perd dans l’indétermination cesse d'être une œuvre d’art.

Le roman, le film, la pièce de théâtre sont un peu plus aventureux que le tableau ou la statue.

C’est l’ouverture dans le temps qui décide de l’aventure. L’aventure est une œuvre mobile toujours inachevée. Tandis que l’œuvre d’art est une aventure immobilisée. L’aventure est demi-forme, comme l’aventurier est un demi-artiste.

3. L’AVENTURE AMOUREUSE

Quand on parle de l’aventure tout court, on pense à l’aventure amoureuse.

Ici, le jeu et le sérieux sont mêlés de façon inextricable.

L’élément ludique s’applique surtout aux formes lesplus mesquines et dégradées de l’aventureamoureuse : aventure galante ou érotique.Quelque chose de frivole et d’extérieur à la vie.Enclave dans le Sérieux prosaïque de laquotidienneté.Extravitale, extraordinaire (hors de l’ordre).Parenthèse sans rapport avec l’ensemble de la vie.

Quand il s’agit des formes les plus sentimentales,mettant en jeu l’amour véritable, l’aventure est aucontraire profondément intravitale : elle entretientles rapports les plus intimes avec la vie.

Elle est capable de raviner et de bouleverserl’existence jusqu’à sa racine. Elle n’est plusexcentrique mais centrale. Caractère sérieux etmême tragique.

Caractère paradoxal donc d’extériorité intérieure etd’intériorité extérieure. L’aventure amoureuse ne faitpas partie du destin de l’homme, mais de sa destinée.Destin : ce que fabriquent à l’homme les fatalitésmatérielles (économiques et sociales, physiologiqueset biologiques). L’aventure amoureuse n’en fait paspartie, elle est hors destin.Destinée : liberté par laquelle l’homme modifie sonpropre destin.

Deux exemples de la clôture du destin et de l’ouverturede la destinée :

Rimbaud et Gauguin.

Faire de la contrebande d’armes en Abyssinie nefaisait pas parti du destin d’un poète. Ce futpourtant sa destinée.

Vivre à Tahiti, épouser une femme maori, mourirdans une case en Océanie ne faisait pas parti dudestin d’un peintre parisien. Mais ce fut la destinéede Gauguin.

L’aventure d’amour ne fait pas partie du destin, mais est peut-être un élément de toute destinée.

On ne demande pas à un fonctionnaire qui déroule son curriculum vitae, le nom des femmes qu’il a aimé. C’est pourtant la chose du monde la plus importante et la plus grave.

Aventure amoureuse : parenthèse à l’intérieur du vécu, intermède poétique qui interrompt la prose quotidienne. Changer de place, changer de femme sont deux formes de ce prurit du déplacement, du dépaysement.

En cela elle ressemble à l’œuvre d’art (aspect du jeu).

Mais en un autre sens :l’amour pousse des racines profondes au centre del’existence. L’aventure d’amour est un jeu sérieux.Nous savons comment une intrigue commence,mais pas comment elle finira. Une aventureamoureuse peut aller à l’infini. Ou en tout casjusqu’à cette extrême fin des fins : la mort. (aspect dusérieux).

Donc : fraternité profonde entre l’amour et la mort.

L’amour intéresse l’existence et l’ipséité même de lapersonne d’une manière si essentielle qu’en effetl’homme peut aimer jusqu’à en mourir. L’aventuretourne au sérieux et finit en tragédie.

Deux exemples :Tchékhov : La Dame au petit chien.David Lean : Brève rencontre.

Il faudrait distinguer entre un style masculin et unstyle féminin de l’amour.

Dans certains cas, le jeu peut l’emporter sur lesérieux, dans d’autres cas, le sérieux sur le jeu.

Chez les femmes le sérieux l’emporterait.Il y a quelque chose de contre nature chezl’aventurière. Pour la femme, l’aventure est unévénement physiologique, intéresse son être dans satotalité, puis l’avenir biologique de notre espèce. Lesconséquences de l’acte sexuel pour elle sontsérieuses.

Pour elle l’île de l’aventure devient un continent.

Chez l’homme, caractère insulaire de l’aventureamoureuse (le jeu plus que le sérieux). D’où lepluriel des aventures. L’homme qui n’a eu qu’uneseule aventure est celui dont la maîtresse estdevenue la femme.

N’avoir eu qu’une seule aventure, c’est n’avoir paseu du tout d’aventures. La vie tout entière donc,aventure unique, n’est aventureuse que par manièrede dire.

L’aventure garde son caractère aventureux grâce à lamultiplicité. Les aventures se circonscrivent les unesles autres.Dom Juan est comme un Ulysse de la séductionrépétée. (ici il est le séducteur et pas le tenté).

Le pluriel polygamique des bonnes fortunesempêche l’enracinement tragique de l’amour aucentre de l’existence.

La répétition dérisoire d’un serment de fidélitéempêche donc l’aventure de devenir coextensive à lavie : l’itération est naturellement futilisante.

Donc équilibre instable de l’aventure amoureuse,tantôt dans le frivole, tantôt dans la tragédie.

Autre façon de distinguer l’aventure virile del’aventure femelle.Attitude féminine : crescendo passionnel qui faitglisser du jeu au sérieux, du sérieux au tragique :abandonnement à la grâce. La femme attendl’aventure, mais l’homme court les aventures.l’homme tente la chance.Ici beaucoup d’hommes ressemblent à des femmeset réciproquement.

Pour l’homme, le pouvoir provoque les possibles.Aller à la rencontre de la conjoncture, au-devant desaventures, aider les possibles à s’actualiser.

Cf. Machiavel :la fortune, comme les femmes, ne cède qu’à lajeunesse, qui est hardie et entreprenante, car lafortune est femme.

A ces deux styles correspondent deux modes defuturition : imminence et urgence.

L’imminence est plus féminine : attente passive, maistendue, de l’événement soudain.L’urgence : le courage domine : vertu de l’action, pouvoirde faire face en allant au-devant du futur et en affrontantle péril.

Ici la frénésie du désir s’oppose au vertige de l’envie.

Sous les deux aspects, l’aventure amoureuse tend àrégénérer au-dedans de la vie une seconde vie, plusintense, une vie véritablement vécue. L’aventure estalors une petite vie à l’intérieur de la grande.

Il arrive que cette petite vie envahisse la vie toutentière. Concurrence tragique alors de la grande viesérieuse et de la petite vie intense. Le choix qu’onfait alors entre elles ressemble à un pari.

Exemple du fonctionnaire qui se rend tous les joursà son bureau, et rencontre un sourire de femme.Son aventure ressemble à celles des atomesd’Epicure.

Pour que quelque chose advienne en général, il fautune rencontre (une déclinaison pour les épicuriens).

Comme la déclinaison amorce une cosmogonie etdonne naissance à un monde réel, ainsi la rencontredéclenche, de proche en proche, les événements quiemplissent une histoire réelle et les émotions quipassionnent une vie réelle.

Un jour l’aventure du fonctionnaire cesse d'êtregalante pour devenir tragique : l’aventure estdevenue coextensive à l’ensemble de la vie.L’enclavement de la petite vie dans la grande a faitdisparaitre l’aventure.

Pourquoi l’aventure ? Depuis toujours les hommes disent que les temps sont venus, que les événements se précipitent. Cf. eschatologie religieuse : Dieu est presque là, le Royaume est tout près. Comment notre cœur ne battrait-il pas ? Mais cette aventure-là, religieuse ou mystique, n’est pas vraiment une aventure ; l’échéance est prévue de toute éternité.

L’aventure est caractéristique de notre modernité.Elle sert à dramatiser, à passionner une existencetrop bien réglée par l’économie et la société. Ellenous rappelle que les barrières sociales sont fluentes.Grâce à l’aventure les bergères épouseront desambassadeurs.L’amour fait exploser les catégories artificielles de laconvention sociale. La distinction entre possible etimpossible devient floue.

Pour ceux qui ne courront jamais d’aventures, eux-mêmes, et à qui le récit des aventures des autres nesuffit pas, la vie ordinaire réserve des aventuresencore assez passionnantes.

Certes il y a le cinéma. Mais ce sont des aventurespar procuration, une skiagraphie à l’usage desprisonniers de la Caverne.

On peut aussi recevoir la succession des jours et desinstants comme un cadeau : joyeux avènement dequelque chose d’autre.On se convertit au caractère insolite de l’instant.

On trouve alors l’aventure dans la vie plusquotidienne. C’est une conversion au devenir, qui vaavec un profond sentiment de la précarité del’existence.

D’autre part, la vie elle-même dans son ensemblepeut apparaître comme une aventure, quand lephilosophe se la représente encadrée par lanaissance et la mort, flottant sur l’océan du non-être.Quand la vie se détache sur fond de néant, elle peutapparaître elle-même comme une sorte d’aventureassez bizarre. Par rapport à rien, le tout lui-mêmedevient partie, système clos, île heureuse oumalheureuse.

Cf. le tableau de Rembrandt, La Ronde de nuit.

Que signifie cet homme vêtu de jaune ? Il seraitbeau de penser que cet homme est le principe del’aventure. Dans l’obscurité de la nuit, il introduit dela lumière.Clair-obscur = éclairage ambigu de la démarcheaventureuse.

Attirée par la certitude incertaine de l’avenir et de lamort, l’aventure est à la fois close et ouverte,entrouverte, comme cette forme informe, qu’onappelle la vie humaine.

La vie de l’homme est fermée par la mort, maisentrebâillée par l’ajournement indéfinie de la mort.

Pour celui qui est dedans : l’immanence signifie le sérieux, l’absence de forme, la certitude de mourir.

Pour le joueur, l’existence demeure ouverte, et les formes, filles du libre arbitre, allègent la fatalité compacte. A la ronde qui tourne dans les ténèbres de la nuit sans déboucher nulle part, l’homme de lumière, l’Ulysse des temps modernes désigne l’ouverture.