Post on 06-Jul-2020
La séquence de la tour Eiffel, un manifeste
esthétique Découpage plan par plan
Roland Barthes, dans l’analyse sémiologique qu’il fait de la Tour Eiffel, voit en elle un
symbole de subversion : « Tout, dans la Tour, la désignait à ce symbole de subversion : la
hardiesse de la conception, la nouveauté du matériau, l’inesthétisme de la forme, la gratuité de
la fonction » (1). On sait que ce monument a connu des débuts héroïques et scandaleux : au
moment de sa construction et avant même qu’elle ne soit terminée, la tour Eiffel a suscité les
réactions indignées d'artistes et d'intellectuels protestant contre son érection, elle a été l’objet
de risée... pour finalement être célébrée par les poètes et les peintres comme un symbole de
modernité (2). Et revanche du destin, elle est alors devenue le symbole incontestable de Paris
dans le monde entier, l'un des monuments les plus photographiés au monde, donc un cliché
rebattu, perdant ce qui a fait sa force subversive du début de siècle.
Sur le plan esthétique, le traitement de la séquence de la tour Eiffel est donc emblématique de
la manière dont Raymond Queneau et Louis Malle traitent le cliché touristique, en retrouvant
finalement cet esprit subversif des origines.
• Queneau l’escamote purement et simplement, en ne le nommant pas et en proposant
une devinette à son lecteur :
«Ils regardèrent alors en silence l'orama, puis Zazie examina ce qui se passait à
quelque trois cents mètres plus bas en suivant le fil à plomb.
- C'est pas si haut que ça, remarqua Zazie.
- Tout de même, dit Charles, c'est à peine si on distingue les gens.»
Par ailleurs, il n'exploite rien de ses caractéristiques, puisque le vertige métaphysique
de Gabriel a lieu au sol...
• Au contraire, Louis Malle joue à fond de cette structure de fer, faite de poutrelles et
d’escaliers hélicoïdaux, et même de la horde de touristes qui l’envahissent, inquiets de
savoir kouavouar. Et comme dans tout le film, les références sont multiples pour rire
de tous ces clichés, mais aussi pour montrer que la création est toujours une re-
création.
I. Dérision d’un tourisme consommateur de clichés
a. Le touriste…
l'Arabe
et son keffieh
l'Américain
et son chapeau
de paille
la Bretonne
et sa coiffe
bigouden
le Breton
et son chapeau
rond
le prêtre italien
avec chapeau et
soutane
la Norvégienne
aux cheveux
blonds
le latino-
américain
et sa moustache
brune
l'Hindou
et son turban
II.
III. Dans la scène de l'ascenseur (plans 407-411), Louis Malle joue sur les clichés
ethniques : chaque touriste est caractérisé par ses vêtements nationaux ou
régionaux ou par ses traits physiques prétendument distinctifs. De même, dans
Tintin d’Hergé, les Dupont-Dupond portent pour passer inaperçus ce qu’ils
pensent être le « costume national » :
IV.
Hergé - Le Lotus bleu - 1946
Hergé - Objectif Lune - 1953
V.
Finalement ce jeu sur les stéréotypes est également un cliché ! Louis Malle ne
s’amuse-t-il pas à renverser les clichés des Américains sur les Français au béret
vissé sur la tête ? Pour ne prendre qu’un exemple parmi tant d’autres, dans Le
Port de l’angoisse de Howard Hawks (1944) avec Humphrey Bogart et Lauren
Bacall, le Français vichyste est évidemment reconnaissable... à son béret :
VI.
VII.
Et quand ce n’est pas la tour Eiffel, qui caractérise la France dans une affiche du
film Casablanca réalisé en 1942 par Michael Curtiz avec le même Humphrey
Bogart et Ingrid Bergman, c'est le Sacré-Cœur dominant un Montmartre de carte
postale que peint Gene Kelly dans Un Américain à Paris de Vincente Minnelli
(1951) :
VIII.
IX.
Et quand ce n’est pas le béret qui identifie le Français, c’est le canotier,
indissociable de l'image de la France depuis le succès de Maurice Chevalier aux
États-Unis, saluant une inévitable Garde républicaine dans les séquences de ballet
de cette même comédie-musicale...
X.
b. Le tourisme de masse : les touristes entassés, traités comme des troupeaux
c.
Dans la scène de l'ascenseur bondé, Louis Malle s'inspire à l'évidence du film
muet Speedy de Ted Wilde (1928), avec Harold Lloyd et ses grosses lunettes
rondes : si le contexte est différent (Lloyd se trouve coincé dans une rame de
métro), l'esthétique de la photographie n'en est pas moins la même.
d.
e. Les photos uniformes des cartes postales
f.
g. Mais quand c’est Zazie qui regarde la tour Eiffel… les photos sont prises sous
des angles de vue de plus en plus surprenants, en un montage délirant et très
rapide de neuf clichés dont l'avant-dernier montre la tour tête en bas - l’idée se
trouvait déjà chez Alphonse Allais : « Donc, nous renversons la tour Eiffel et
nous la plantons la tête en bas, les pattes en l’air. » (3). L’imagination et la
fantaisie de Zazie transforment le rituel des photos prises à la va-vite par des
touristes pressés car ils doivent partir aussitôt vers d’autres kouavouar.
h.
i.
j. Le belvédère d’où l'on domine Paris
« Ils regardèrent alors en silence l'orama » écrit Raymond Queneau. Quant à
Roland Barthes il analyse : « Visiter la Tour, c’est se mettre au balcon pour
percevoir, comprendre et savourer une certaine essence de Paris ». C’est le
tourisme de la « belle vue ».
Mais quel Paris Zazie et ses deux compères découvrent-ils ? Chez Queneau,
Charles et Gabriel sont toujours incapables de situer correctement le Panthéon
et les Invalides ; et chez Louis Malle, Gabriel débite d’un ton grandiloquent
des banalités, des clichés ! « Ah ! Paris sera toujours Paris ! Regarde, Zazie, si
c’est beau ! Le Panthéon ! les Invalides ! la nouvelle Ève ! » avant d’être pris
de vertige et de perdre ses lunettes.
k. La tour de Babel
La référence biblique est dès le début de sa construction convoquée par les
artistes dans leur lettre ouverte contre « la monstrueuse Tour Eiffel, que la
malignité publique, souvent empreinte de bon sens et d'esprit de justice, a déjà
baptisée du nom de « Tour de Babel » ». Point ne sera besoin qu’elle s’écroule
pour que ce lieu devenu hautement touristique ne rassemble une multitude de
langues étrangères. Qui dit touriste dit touriste étranger parlant une langue
étrangère - forestière dit Queneau, utilisant un adjectif archaïque attesté au
Moyen Âge et dont l'étymologie remonte à l'adverbe foris (dehors) en latin - à
moins qu'il ne s'agisse d'un italianisme, inspiré de l'adjectif italien forestièro,
étranger. Comment se comprendre, donc, quand on ne parle pas la même
langue ? C’est l'un des thèmes récurrents chez Raymond Queneau, que Louis
Malle illustre ici avec la scène de l’ascenseur (plan 105 à 414 ; 0h 41’ à 0h 41’
56’’) :
Cette scène où tous les touristes excités par le spectacle expriment leur
ravissement dans toutes les langues possibles, produit un effet cacophonique et
une sorte de vertige auditif accentué par la rapidité des panoramiques qui
cadrent successivement tous les visages. La tour Eiffel devient pour quelques
secondes une tour de Babel où les langues s’entrecroisent jusqu’à ce que
Gabriel brusquement inspiré hurle « Schpritzki naï ekertch » imposant un
silence sidéré. « C’est des choses qu’arrivent on sait pas comment... Le coup d’
génie, quoi... Les artisses, c’est comme ça » dit-il en s’excusant presque.
On sait quel intérêt Raymond Queneau porte à la question de la langue et du
langage, et plus particulièrement à la difficulté de communiquer. Très jeune, il
s’est intéressé au langage populaire et aux langues étrangères. En 1964, dans
les Fleurs bleues, il imagine une conversation en « iouropéen », sorte de sabir
burlesque où s’entrechoquent plusieurs langues européennes, l’espagnol,
l’italien, l’allemand, l’anglais, le français : ironiquement il appelle ce langage
le néo-babélien.
— Esquiouze euss, dit le campeur mâle, mà wie sind lost.
— Bon début, réplique Cidrolin.
— Capiio ? Egarrirtes... lostes.
— Triste sort.
— Campigne ? Lontano ? Euss... smarriti...
— Il cause bien, murmura Cidrolin, mais parle-t-il européen vernaculaire ou le néo-
babélien ?
— Ah, ah, fit l'autre avec les signes manifestes de vive satisfaction. Vous ferchtéer
l'iouropéen ?
— Un poco, répondit Cidrolin; mais posez là votre barda, nobles étrangers, et prenez donc
un glass avant de repartir.
— Ah, ah, capito : glass.
Radieux, le noble étranger posa donc son barda, puis, dédaignant les meubles destinés à cet
usage, il l'accroupit sur le plancher en croisant ses jambes sous lui avec souplesse. La
demoiselle qui l'accompagnait fit de même.
— Seraient-ils japonais? se demanda Cidrolin à mi-voix. Ils ont pourtant le cheveu blond.
Des Aïnos peut-être.
Et s'adressant au garçon :
— Ne seriez-vous pas aïno ?
— I ? No. Moi : petit ami de tout au monde.
— Je vois : pacifiste ?
— lawohl ! Et ce glass?
— Perd pas le nord, l'Européen […]
— Sanx, dit-il, et à rivedertchi. Et à la fille :
— Schnell ! Onivari oder onivatipa ?
La fille se lève avec grâce et se harnache illico.
— C'est dressé, dit Cidrolin à mi-voix.
Le nomade protesta :
— Nein ! Nein ! Pas tressé : libre. Sie ize libre. Anda to the campus bicose sie ize libre
d'andare to the campus.
Raymond Queneau -Les Fleurs bleues (1964), chapitre 1.
En dehors de l’effet comique, ce « néo-babélien » prouve que la langue est plus
diverse qu’on ne le croit, et surtout que l’invention, la faute, sont plus efficaces
que le beau langage.
Si le roman date de 1964, les préoccupations de Queneau sont bien antérieures
et l'on peut penser que Louis Malle, dans cette scène qu’il invente, va dans le
sens du romancier. Le brouhaha des touristes est incompréhensible, mais le
sabir de Gabriel a rassemblé l’attention de tous. Le vrai langage est donc celui
qui permet de communiquer ; et Gabriel revendique son statut d’« artisse ».
XI.
XII. La transfiguration de cet « amas de poutrelles »
« N'oubliez pas l'art tout de même. Y a pas que la rigolade, y a aussi l'art. » dira
Gabriel (chapitre 16 du roman). Et c’est assurément ce qui est l’enjeu de cette
séquence : transfigurer le réel, l’ordinaire, le cliché par l’art. Peintres et cinéastes ont
été très vite fascinés par cette structure de fer qualifiée en 1887 d’« odieuse colonne de
tôle boulonnée » qui défiait toutes les règles admises dans l’architecture, et ils ont
donné raison à Gustave Eiffel qui répondait à ses détracteurs : « Je prétends que les
courbes des quatre arêtes du monument telles que le calcul les a fournies, qui, partant
d'un énorme et inusité empattement à la base, vont en s'effilant jusqu'au sommet,
donneront une grande impression de force et de beauté ; car elles traduiront aux yeux
la hardiesse de la conception dans son ensemble, de même que les nombreux vides
ménagés dans les éléments mêmes de la construction accuseront fortement le constant
souci de ne pas livrer inutilement aux violences des ouragans des surfaces dangereuses
pour la stabilité de l'édifice. » (Gustave Eiffel, « Réponse au Manifeste contre la Tour
» - Le Monde - 1887)
b. Une esthétique cubiste
C’est ce que virent les peintres cubistes : « Ce qui différencie le cubisme de
l’ancienne peinture, c’est qu'il n’est pas un art d'imitation, mais un art de
conception qui tend à s’élever jusqu’à la création » (4)
Robert Delaunay « adopte dix points de vue et quinze perspectives dans les
Tours que la lumière désarticule, pour dessiner, par plans contradictoires, trois
cents mètres de vertige. La Tour est une manifestation de dynamisme, et non
d'architecture statique » (5).
Robert Delaunay -La Tour
Eiffel- 1909-1910
Staatliche Kunsthalle,
Karlsruhe
Robert Delaunay -La Tour
rouge- 1911
Art Institute of Chicago
Sonia Delaunay dit de lui : « Météore, il traverse le cubisme, il l'escalade et le
satellise autour de la Tour Eiffel, muse d'acier d'un monde nouveau qu'il
observe, contemple et adore sous tous les angles avec des jumelles
prismatiques de visionnaire. »
L’œuvre de Fernand Léger est un autre exemple de transfiguration de
l’ordinaire, d’un univers de métal en métaphore de la création :
Fernand Léger -Les constructeurs- 1950
Musée Pouchkine, Moscou
Fernand Léger -Les
constructeurs- 1950
Musée National
Fernand Léger, Biot
N’est-ce pas ce que devient la Tour Eiffel vue par Louis Malle ?
b. Des prises de vue burlesques : la place de l'homme au cœur du monstre
Louis Malle emprunte au cinéma burlesque et au cinéma comique anglais ces
prises de vue inattendues jouant sur la verticalité, sur le « concours subtil [qui]
s’établit entre l’horizontal et le vertical » pour reprendre l’expression de
Roland Barthes qui poursuit : « Bien loin de barrer, les lignes transversales, la
plupart obliques ou arrondies, disposées en arabesques, semblent relancer sans
cesse la montée » (6), sur les escaliers hélicoïdaux qui traduisent à la fois le
vertige qui atteint Charles et l’obsession de Zazie à trouver une réponse.
Gabriel
Ayant perdu ses précieuses lunettes, qui d’emblée convoquent l’image
d’Harold Lloyd, Gabriel entre dans une sorte d'état second, souligné par la
bande-son. Désormais inconscient de son vertige physique, il se met à évoluer
dans les hauteurs de la tour Eiffel, d'abord sur le toit de l'ascenseur, puis au
milieu des poutrelles, comme un funambule inspiré par les peintres de Marc
Riboud :
La virtuosité technique accentue le nonsense : la fantaisie des postures de
Gabriel, filmé sous tous les angles y compris les plus improbables (alternance
vertigineuse de plongées et contreplongées, cadrages extrêmes), les ellipses qui
accentuent le caractère incongru de certaines de ses positions, le trucage (film à
l’envers) qui en fait un surhomme bondissant sur les poutrelles au-dessus de
lui, les gags visuels qui contredisent en permanence le sérieux du discours, tout
ceci rappelle les évolutions burlesques d'Harold Lloyd sur les toits et montre
que dans ce monstre de fer, l’homme est certes petit, mais agile, et n’est ni
écrasé ni vaincu :
La dentelle de fer de la tour n’est-elle pas un stimulant pour l’imagination –
imagination de l’aérien, dit Barthes – et la réflexion métaphysique ? C’est bien
dans ces situations périlleuses que Gabriel exalté se lance dans son monologue
existentiel. Nous citons à nouveau Roland Barthes : « En un mot, il [l’ajouré]
fait voir le vide et manifeste le néant, sans pour autant lui retirer son état
privatif ; on voit toujours le ciel à travers la Tour ; en elle, l’aérien échange sa
propre substance avec les mailles de sa prison, de fer, délié en arabesques,
devient lui-même de l’air. » (7).
Quant à Zazie, c’est la descente dans les escaliers hélicoïdaux qui en offre une
caractérisation symbolique tout à fait pertinente : Zazie descend vers la terre, la
réalité, elle ne se perd pas, comme son oncle Gabriel, dans des spéculations et
des errances métaphysiques.La mise en scène verticale et virtuose de Louis
Malle est explicitement inspirée du film The Lavender Hill Mob (De l’or en
barres) de Charles Crichton (1951) :
XIII. Les pouvoirs de l’imaginaire poétique
Si l’ascension de Gabriel comme la descente de Zazie sont des moments burlesques
révélateurs de chacun de ces deux personnages, ils gardent aussi et renouvellent la
poésie du nonsense. Toute cette séquence est en effet traitée avec un grand sens à la
fois du burlesque et de la poésie.
Raymond Queneau use surtout du pouvoir du langage, du jeu sur les mots pour créer
un monde poétique, « Pourquoi qu’on dit des choses et pas d’autres ? […] On est tout
de même pas forcé de dire tout ce qu’on dit, on pourrait dire autre chose » s’interroge
Zazie, l’essence de la poésie n’est-elle pas dans cet étonnement ?
Louis Malle use quant à lui des images visuelles, et invente de nouvelles situations
pour laisser libre cours à l’imaginaire :
b. La descente de Zazie
Les escaliers de la tour peuvent faire penser aux labyrinthes de Piranèse, cet
artiste visionnaire précurseur des décors immenses qui inspireront les cinéastes
expressionnistes. Même si le film de Louis Malle ne relève pas a priori de ce
cinéma-là, l’insistance portée sur le jeu de poutrelles et d’hélices lui fait écho.
Piranèse - Les Prisons imaginaires (pl.7/16)
(Le Carceri d'Invenzione)
Rome, édition de 1761
« Le noir cerveau de Piranèse
Est une béante fournaise
Où se mêlent l'arche et le ciel,
L'escalier, la tour, la colonne ;
Où croît, monte, s'enfle et bouillonne
L'incommensurable Babel. »
Victor Hugo, « Les Mages »
in Contemplations (1856)
Où l’on retrouve la tour de Babel !
Et l’analyse qu’en fait Marguerite Yourcenar fait
également écho aux sensations de nos personnages : «
Les perceptions de l'artiste, rendant ainsi possibles
d'une part l'élan vertigineux, l'ivresse mathématique,
et de l'autre la crise d'agoraphobie et de
claustrophobie conjuguées, l'angoisse de l'espace
prisonnier dont sont à coup sûr issues les prisons. »
(8)
c.
d. L’ascension de Gabriel
La réalité se transforme au fur et à mesure de l’ascension de Gabriel dont
l’imagination devient de plus en plus euphorique.
Première étape
Gabriel se retrouve sur une plate-forme où, en compagnie d'un vieux loup de
mer, il est arrosé par une vague pour le moins inattendue. Louis Malle
matérialise, en l’assortissant de ce gag de la vague, l’image qui caractérise
souvent la tour depuis sa construction.
Sous la plume du poète Raoul Bonnery, la
tour Eiffel répond à François Coppée, son
détracteur :
« Hampe de drapeau, sentinelle,
Phare : voilà ma mission ! »(9)
Dans leur journal Jules et Edmond de
Goncourt l’évoquent à la date du 6 mai 1889 :
« Retour à pied à Auteuil à travers la foule.
Un ciel mauve, où les lueurs des illuminations
montent, comme le reflet d'un immense
incendie […] la tour Eiffel faisant l'effet d'un
phare, laissé sur la terre par une génération
disparue, - une génération de dix coudées. »
tandis que pour Guy de Maupassant, « elle ne
fut que le phare d’une kermesse internationale
» (10).
Neurdein frères - Le Sommet de la
Tour Eiffel en 1900
Musée d'Orsay, Paris
© Photo musée d'Orsay / Rmn
Le phare et les projecteurs
document de presse de 1889
Dès 1889 il était bien prévu que la tour soit un
phare sur le bord de la Seine. En 1952, elle est
dotée d’un phare aéronautique de balisage.
Comment ne pas penser que Gabriel, dans son
ascension, ne doive se retrouver en haut d’un
tel édifice, à côté des lentilles d’un phare ?…
f.
g. Deuxième étape
Gabriel monte encore dans des hauteurs arctiques où il semble naturel de
trouver un ours polaire lui aussi frigorifié. Est-ce la proximité des quatre
Scandinaves qui favorise l’image d’une Ultima Thulé ? Une référence
mythologique pour donner une autre vision poétique.
On retrouvera l’ours plus loin dans le film, dans le cabaret où danse
Gabriel(la).
h.
i. Troisième et dernière étape de l’ascension
La plate-forme du sommet, où un météorologue observe le ciel ou les nuages à
travers des ballons jaunes et bleus qu’il va distribuer d’un air distrait.
Observation d’une réalité météorologique à travers le prisme de la poésie des
ballons. En contrebas, une vision panoramique de Paris :
j.
Les ballons évoquant une âme d’enfant sont symboles de légèreté et d’aérien :
seuls ceux qui acceptent de rêver ont le pouvoir de s’accrocher à un ballon.
Et c’est “en ballon” que Gabriel redescend en douceur pour atterrir au pied de
la Tour sur un tas de sable, autre marque d’enfance. Les ballons sont les
cousins du Ballon rouge, un moyen métrage d'Albert Lamorisse, sorti en
1956 :
k.
l.
Cette séquence est donc clairement onirique : elle évoque une évasion libre et heureuse dans
l'imaginaire d'un « artisse », alors même que ses divagations métaphysiques en orientent
paradoxalement le sens vers le tragique, sur des thèmes baroques : vanité de l’existence, mort,
dégradation. Mais la poésie rend ces thèmes supportables. Et après tout, « toute cette histoire
[n’est que] le songe d’un rêve. Et toute cette histoire le songe d’un rêve... Et toute cette
histoire le songe d’un rêve... », Queneau rajoutant : « à peine plus qu'un délire tapé à la
machine par un romancier idiot (oh ! pardon) ».
Romancier ou cinéaste, les deux artistes utilisent la tour Eiffel comme une sorte de manifeste
de leur art : « Regard, objet, symbole, la Tour est tout ce que l’homme met en elle ». Donc
même avec des sujets rebattus, on peut encore faire du neuf, à condition d’oser casser les
codes et de laisser libre cours à sa fantaisie et à ses capacités de poésie, c’est-à-dire finalement
à son âme d’enfant. Car « à travers la Tour, les hommes exercent cette grande fonction de
l’imaginaire, qui est leur liberté » (11). Le romancier se joue des mots et de la littérature,
tandis que le cinéaste joue avec les codes des images, qu’elles soient picturales,
photographiques ou cinématographiques.
© Marie-Françoise Leudet et Agnès Vinas
(1) Roland Barthes, La Tour Eiffel, Delpire Éditeur, 1964
(2) Voir sur ce site le dossier de Marie-Françoise Leudet : La tour Eiffel, entre refus et
fascination (1889-1950)
(3) Alphonse Allais, « Utilisation de la tour Eiffel en 1900 », in Le bec en l'air, 1897
(4) Guillaume Apollinaire, Méditations esthétiques. Les peintres cubistes, 1913. Un extrait
pour prolonger la réflexion :« Le cubisme orphique est l'autre grande tendance de la peinture
moderne. C'est l'art de peindre des ensembles nouveaux avec des éléments empruntés non à la
réalité visuelle, mais entièrement créés par l’artiste et doués par lui d'une puissante réalité. Les
œuvres des artistes orphiques doivent présenter simultanément un agrément esthétique pur,
une construction qui tombe sous les sens et une signification sublime, c’est-à-dire le sujet.
C’est de l’art pur. La lumière des œuvres de Picasso contient cet art qu'invente de son côté
Robert Delaunay et où s’efforcent aussi Fernand Léger, Francis Picabia et Marcel Duchamp. »
(5) Encyclopædia Universalis, 2007
(6) Roland Barthes, op. cit.
(7) Ibid.
(8) Marguerite Yourcenar, « Le cerveau noir de Piranèse », in Sous bénéfice d’inventaire,
1962
(9) Raoul Bonnery, « La tour Eiffel à François Coppée, le jour de ses 300 mètres. » in Le
Franc Journal, mai 1889
(10) Guy de Maupassant, La Vie errante, 1890.
(11) Roland Barthes, op. cit.