Post on 26-Jan-2021
Jean-ChristopheRufin
L'Abyssin
RelationdesextraordinairesvoyagesdeJean-BaptistePoncet,
ambassadeurduNégusauprèsdeSaMajestéLouisXIV
Gallimard
Jean-Christophe Rufin, né en 1952, médecin, voyageur, est président de
l'associationhumanitaireActioncontrelafaim.Ilapubliéen1997L'Abyssin (Folion°3137),prixConcourtdupremierromanetprixMéditerranée,Sauver Ispahan (Folion° 3394) en1998,Asmara ou Les causesperdues(Folion°3492),prixInterallié1999,etRougeBrésilen2001pourlequelilareçuleprixConcourt.
I
L'ORDREDUNAUFRAGÉ
CHAPITRE1
Le Roi-Soleil était défiguré. Certaine lèpre qui, dans les pays de l'Orient,
corrompt leshuiles, s'était introduite jusquesous leverniset s'yétalaitde jourenjour. LouisXIV avait sur la joue gauche, celle que le peintre lui faisait tendre enmajesté vers le spectateur, une grosse tache noirâtre, hideuse étoile qui projetaitjusqu'àl'oreillesesfilamentsd'unbrunrouillé.Enyregardantbien,onremarquaitaussidesauréoles sur lecorps.Maisà l'exceptiondecellesqui souillaient sonbas,cesautresinjuresn'étaientpasaussigênantes.Le tableau ornait le consulat de France du Caire depuis trois ans. Il avait été
exécutédanssonatelierparisiensouslasurveillancedeHyacintheRigaudlui-même,auteurdel'original,puisexpédiéparbateau.Pourcombledemalheur,niauCaireni dansd'autres échelles duLevant raisonnablementprochesne se comptait pourl'heure de peintre habile. Le consul, M. deMaillet, était placé devant un choixcruel:laisservoiràtous,danslagrandesalledubâtimentdiplomatique,unportraitdu Roi qui l'offensait gravement, ou y faire porter des mains inexpertes quipouvaientleruinertoutàfait.Lediplomateretournacetteconsidérableaffairedanssatêtependanttroismois.Ilpritfinalementlepartidel'audaceetosalaréparation.M.deMailletchoisitpouropérerundroguisteétablidanslacoloniefranqueet
que l'on disait habile à la restauration des toiles altérées par le climat.C'était ungrandbougreunpeuvoûté, levisagemangé jusqu'auxyeuxparunebarbenoiretgris, les cheveux bouclés comme l'astrakan, qui déplaçait sa forte masse avecbrutalité et battait l'air de ses longs membres. Pourtant ses gestes, quand ils'appliquait, étaient d'une grandeminutie.On l'appelaitmaître Juremi. Son plusgravedéfautétaitd'êtreprotestant.L'idéedeconfierl'imageduRoiàunfanatique,toujourscapabled'unattentat,neplaisaitguèreaudiplomate.Mais l'hommeétaitconnu comme un sujet honnête, chose assez remarquable au milieu de cetteturbulentepopulationet,detoutefaçon,M.deMailletn'avaitpaslechoix.MaîtreJuremidéclara,envoyant le tableau,que le travailprendraitunedizaine
de jours.Dès le lendemain, juchésurunéchafauddedeuxmètresdehaut,assistéd'un petit esclave nubien du consulat, il barattait de grands pots de grès quisentaient la térébenthine et l'huile d'œillette. Le consul avait exigé d'être présentchaque foisqu'il s'agiraitde toucher la toile.Tous lesmatinsversonzeheures, lesdilutionsfaites,carilfallaitappliquercesmatièresdansleurétatd'extrêmefraîcheuretonnepouvaitlesconserverd'unjouràl'autre,lesdomestiquesallaientprévenirleconsul, et maître Juremi, devant lui, commençait sa restauration. Il s'attaquad'abord aux taches qui couvraient les replis de la tunique pourpre, là où on lesdistinguait le moins. Ces premiers résultats furent encourageants : les glacisn'avaient pas perdu leur éclat, la teinte n'était pas altérée, et les auréoles avaientpresquecomplètementdisparu.M.deMailletavaitlieud'êtreoptimiste.Pourtant,chaque fois que maître Juremi approchait de la toile souveraine avec ses petits
pinceaux en oreille de veau, le consul poussait les cris qu'un patient exhale, labouche ouverte, en voyant arriver le davier du dentiste. Plusieurs fois, il fallutinterrompredesséancesquis'annonçaienttropdouloureuses.Enfin,onenvintaucancerquidévoraitlajoueroyale.M.deMaillet,vêtud'une
robedechambreen indienne légère,encheveux,se tordait sur lapetitebanquettequ'il avait fait placer en face du tableau. Sa femme lui tenait une main, qu'ellepressaitcontresoncœur.Cegroupeimplorantregardaitenl'aircommeunefamilleéprouvéeaupieddelacrucifixiond'unproche.C'étaitunaprès-mididemaialourdipartroisjoursdeventchaud,quiavaitsoufflésurlavillel'haleinesèchedudésertnubien.Maître Juremi, une calotte grise sur la tête, saisit un pinceau fin que luitendaitlepetitesclaveetleportaversl'augusteface.M.deMailletselevaencriant:–Attendez!Ledroguistesuspenditsongeste.–Êtes-vousabsolumentsûrque...–Oui,Monsieurleconsul.MaîtreJuremimontrait,aumoral,lemêmecontrastequedanssonapparence.Il
était la proie de violentes tentations de colères mais se contenait au prix d'uneconcentration extrême, qui se lisait sur son visage. Il bougonnait, ronflait, sifflaitcomme un four en surchauffe mais n'éclatait pas et s'exprimait même avec unesurprenantedouceurpourunhommeaussiviolemmenttravaillédel'intérieur.–Cen'estqu'unecouchedepréparation,dit-il.Regardez,Excellence,j'effleureà
peine...S'iln'avaittenuqu'àlui,leprotestantauraitplutôtbarbouillélequatorzièmenez
d'unrougeécarlateetpeintsurlaperruquedesoreillesdechien.Toutesafamilleetlui-mêmeavaientconnulesplusgrandsmalheursparlafautedeceRoi.C'étaitdéjàbeau qu'il le traitât avec autant d'égards. Une fois de plus, maître Juremi s'étaitpromis,cejour-là,silaséancen'aboutissaitàrien,detoutenvoyeraudiable.Leconsuldutpercevoirquelsimmensesoragesroulaientderrièrelesyeuxbrillants
durestaurateur;ilserassitetditfinalement:–Ehbien,soit!S'illefaut.Lesmainsdanslabouche,ilfermalégèrementlesyeux...À cet instant, deux violents coups retentirent à la porte. Le peintre recula,
l'esclavesoudanaislevaverslecielsesgrandsyeuxblancsetM.deMailletrouvritlessiens,rougisparl'émotion.Unsilenceépaisrégnauninstantsurlapièce,commesilegrandRoi lui-même, irritéde l'outragequ'on luipréparait, eûtprojetédans lescieuxdeuxcoupsdesaredoutablefoudre.Ontoquadenouveauàtroisreprisesetplusfort.Ilfallutserendreàl'évidence.
Malgré les ordres formels du consul, qui exigeait qu'on ne le dérangeât jamaispendantcesséances,quelqu'uns'étaitpermisdefrapperàlaportedechêneàdeuxbattants qui donnait sur le vestibule et les bureaux. Le diplomate, assurant lafermeturedesarobedechambre,allad'unpasvif jusqu'àlaporteetl'ouvritd'uncoupsec.M.Macéapparutdansl'embrasureet,devantl'aircourroucédesonchefdeposte,secassalittéralementendeuxdansunesortederévérence,unecourbetted'une folleaudaceauregardde lagéométriepuisqu'ilauraitdû,entoute logique,s'écraser la face sur le sol. Il tint bon, peut-être à cause de la promptitude aveclaquelleilsereleva,etditdecettefaçonàlafoismodesteetfermequiavaitfaitsonsuccèsauprèsdesonsupérieur:–L'Agadesjanissairesvientd'envoyerunmessagepourVotreExcellence.Ilafait
préciser qu'il s'agissait d'une affaire extrêmement urgente. Les Turcs ont unmotpourdésignercegenredechosesquin'exigeaucundélai. Jene saurais le traduire
autrementqueparl'impérieusenécessitéoùjemesuistrouvédedevoirtransgresservosordresformels.M.Macéétaitun«enfantdelangues»c'est-à-direl'élèvedel'Écoledeslangues
orientales. Ceux qui venaient d'en être diplômés étaient, comme lui, envoyés enambassadeavantdedevenirdiplomatesoudrogmans.Leconsulavaitpourcejeunehommeune certaine considération, fondée sur la satisfaction de le voir « tenir saplace».M.Macé,n'étantpasgentilhomme,abordaittouteschosesavecuneréservequimontraitàlafoisseslimitesetlajudicieuseconsciencequ'ilenavait.–Ya-t-ilunelettre?– Non, Excellence. L'envoyé de l'Aga, qui n'a pas même voulu descendre de
cheval, a fait savoir que sonmaître attendMonsieur le consul,maintenant, à sonpalais.– Voilà que ces sauvages me convoquent ! dit M. de Maillet entre les dents.
J'espèrequ'ilsontdebonnesraisons.Sinonj'enappelleraiauPachalui-même...M.Macéapprochaduconsulpuispivotaavecluidefaçonàseplacercôteàcôte,
ledostournéauxautrespersonnesprésentesdanslapièce.L'enfantdelanguespritalorscettevoixchuchotantequiconvientàlarévélationenpublicd'unsecretd'Etat.MaîtreJuremiremarqua,enhaussantlesépaules,cettegrossièretédéguiséeenbonnemanièreetquiconstituepourleshommesdelacarrièreunesecondenature.–L'AgatientàladispositiondeVotreExcellenceunprisonnierfrançaisarrêtéau
Cairehier,susurraM.Macé.– Eh bien, est-ce une raison pour nous interrompre ? Ils capturent chaque
semaineaumoinsundecesmisérablesquiviennenttenterleurchanceici.Quemechaut...– C'est que, fitM.Macé encore plus doucement, au point que le consul dut
presque lire ces paroles sur les lèvres du secrétaire, ce n'est pas un prisonnierordinaire.Ilestl'hommequenousattendonsetquiportelemessageduRoi.M.deMailletpoussauncrid'étonnement.–Danscecas,dit-ilàhautevoix,ilnefautpasperdreuninstant.Messieurs–et
c'estàmaîtreJuremiqu'ils'adressaitd'abord–,laséanceestinterrompue.Leconsulsortitdelapiècel'airdigneetcontrarié,bienqu'intérieurementtoutlui
parûtpréférableausupplicequecetincidentvenaitd'interrompre.Maître Juremi, une fois seul, jura bien fort et, de rage, jeta violemment son
pinceaudanslepot.Leprécieuxonguentrosé,destinéàlajoueroyale,éclaboussaengoutteletteslefrontnoirdujeuneesclave.
*Unbonmarcheurpouvait,àcetteépoque,faireletourduCaireentroisheures.
Ce n'était encore qu'une petite ville ; les étrangers s'accordaient à la juger laide,vétusteetsanscharme.Deloin,l'entrelacsdesesfinsminaretsaveclepanachedeshauts palmiers qui dépassaient des jardins lui donnait un semblant de caractère.Maissitôtqu'onentraitdanssesruesétroites,lavueétaitarrêtéeparlesmaisonsàétages construites sans autres ornements que des moucharabiehs de cèdre quisurplombaient dangereusement les passants. Le palais des Beys, la citadelle elle-même où vivait le Pacha et qui ouvrait d'un côté sur la place Roumeilleh, lesnombreusesmosquées disparaissaient dans la confusion de l'ensemble. Cette villesans espace et sans perspective, privée d'air et de lumière, repoussait la beauté, lebonheuret lespassionsderrièredesmuraillesaveuglesetdesgrillesobscures.Saufauxalentoursdubazarouprèsdecertainesportesparoùentraient lesmarchands
venusdelacampagne,onvoyaitpeudemonde.Dessilhouettesnoires,enveloppéesde voiles, passaient à une allure précipitée, pressées de rendre ces ruelles auxmendiantsetauxchiensgaleuxquiyavaientseulsleurséjour.Il était bien rare de voir un étranger s'aventurer dans ce vieux Caire. Les
Européens jouissaient, depuis leXVIe siècle, de la protection que leur accordait leGrand Turc en vertu des capitulations signées avec la France par Kheir EddinBarberousse.Mais s'ils pouvaient commercer librement et jouirde certainsdroits,les chrétiens ne se sentaient pas moins menacés. De permanentes querellesdéchiraient les Égyptiens et dressaient le Pacha contre les milices, les janissairescontre les beys, les beys contre les imams, les imams contre le Pacha, quand cen'étaitpastoutlecontraire.Lorsquelesfactionsmusulmaness'accordaientunetrêveet feignaient, pour unmoment, de se réconcilier, c'était toujours en faisant leurunanimitécontre leschrétiens.L'affairen'allait jamaisbienloin ;onenrossaitunoudeuxettoutrentraitvitedansl'ordre,c'est-à-diredansladiscorde.C'étaitassezcependant pour que les Francs, comme on les appelait à l'époque, jugeassentprudentdesortirlemoinspossibleduquartierquileurétaitréservé.L'aisancedujeunehommequimarchaitcetaprès-midi-làparlesruellesduvieux
Cairen'enétaitqueplusétonnante.Ilétaitsortipeuavantd'unemaisonarabebienordinaire,enrefermantderrièreluiunesimpleportedeplanches.Ilsedirigeaitdansle dédale de la ville avec la sûreté familière d'un autochtone bien qu'il fût àl'évidenceunFranc etne cherchâtpoint à ledissimuler.Lekhamsin avait soufflétoute lamatinée sonair chaudet saturéde sable.Mêmedans l'ombreperpétuelledes rues étroites, l'air était étouffant et sec. Le jeune homme, vêtu d'une simplechemisedebatisteaucolouvert,dehauts-de-chaussedetoileetdebottessouples,marchait têtenueetportait sur lebras sonpourpointdedrapbleumarine.DeuxvieuxArabes,quilecroisèrentdevantlamosquéedeHassan,luifirentunaimablesalut,auquelilréponditparunmot,dansleurlangage,sanss'arrêter.Bienqueriennefûtofficielàsonproposcariln'étaitpasturc,toutlemondedanslavillesavaitquecejeunehommes'appelaitJean-BaptistePoncetetqu'ilremplissaitunechargeéminenteàlacitadelle,auprèsduPacha.Solide, plein de vigueur, il avait les épaules larges, le cou puissant et s'était
maintesfoisdemandépourquoi ladestinée,quiauraitdûplutôts'enserviràcettefin,n'avaitpasvouludeluipourlesgalères.Surcetterobustecharpente,inattenduede finesse, venait une tête allongée, juvénile, un visage lisse encadré de cheveuxnoirs,oùbrillaitun regardvert. Ses traitsmanquaient tout à fait de symétrie ; sapommette gauche était un peu plus haute que l'autre et ses yeux avaient unedisposition curieuse, qui accentuait la présence de son regard. Cette irrégularitédonnaitdelapuissanceetdumystèreàsasimplicité.Jean-BaptistePoncet,depuistroisansqu'ilvivaitauCaire,yétaitdevenuleplus
renommédesmédecins.Encemoisdemai1699,ilvenaitd'avoirvingt-huitans.Toutenmarchant,ilbalançaitauboutdubrasunepetitemallette;ellecontenait
quelques-unsdesremèdesqu'ilfabriquaitlui-même,aidéparsonassocié.Lesfioles,ensechoquant,rendaientuntintementétoufféparlecuir.Jean-Baptistes'amusaitàdonneràcegrelotcristallinquiaccompagnaitsespasunrythmejoyeux.Ilregardaitdevantlui,souriantetpaisible,etilsentaitsansinquiétudequ'onl'observaitderrièrebeaucoup de ces persiennes et de ces grilles en bois. Reçu dans la plupart desmaisons,soitpouryexercersonartsoit,souvent,commesimpleinvité,ilpartageaitavecseshôteslethéoulesouper.Connaissantunegrandepartiedespetitssecretsdelaville–etmêmeunepetitepartiedesgrands–, ilétaitaccoutuméàêtreundessujetsfavorisdel'immensecuriositéquianimetoutunchacun,particulièrementles
femmes,danscessérailsobscursoùbouillonnentledésiretl'intrigue.Ilprenaitcetétatdechosessanscomplaisancenipassionetjouait,avecmoinsd'amusementpeut-êtrequ'audébut, le rôle exotiquede l'animal sans entravequedesmilliersd'yeuxchasseurs,dissimulés,traquentaumoindredesesdéplacements.Enpoursuivantsonchemin,ilpassaprèsdubazarauxparfumspuisparvintenfin
aubordduKalish.Unmoment,illongeaversl'amontlecourspresqueàsecdeceruisseauquelesorages,àd'autressaisons,fontbouillonnerenquelquesminutesetils'engageasur lepontàmaisonsqui l'enjambait.L'endroitconcentrait toujoursunpeudefoulecarcepassageétroitétaitleseulquireliâtleVieuxCaireauxquartiersarabes.Mais ce jour-là, l'agitation était particulièrementmarquée et Jean-Baptisteeut beaucoup de difficulté à se frayer un chemin. Il comprit que quelque chosed'inhabituelavaitdûsurvenirquand,parvenujusqu'aumilieudupont,ilvitsortird'unedesmaisonsquiyétaientconstruitesuneépaissefumée.Unréchauddeterre,lui dit-on, avait répandu ses tisons chez unmarchand d'étoffe. Pourmaîtriser lesflammes,touteunetrouped'Égyptienshurlantsjetaitdesseauxd'eauqu'ilstiraientd'unpuitsvoisinetqu'ilsapportaientencourant.L'affaireétaitenbonnevoie,iln'yavaitpasdecatastropheàcraindre.Mais,danscettevilleoùlesévénementssontsirares, cet incident provoquait un attroupement et rendait le passage presqueimpossible. Jean-Baptiste continua à jouerdes coudespour avancer.À l'entréedupont, du côté opposé à celui par lequel il était arrivé, un carrosse tiré par deuxchevauxétaitimmobilisédanslafoule.Arrivéàsahauteur,Jean-BaptistevitquelavoitureétaitauxarmesduconsuldeFranceetcelal'engageaàbousculerencoreplusrudementlesbadaudspournepasstationnerlongtempsdanscevoisinage.Officiellement installé comme apothicaire, Poncet, qui n'était titulaire d'aucun
diplôme,exerçaitlamédecineàtitretoutàfaitillégal.LesTurcsn'ytrouvaientrienà redire ; mais, pour ses compatriotes, surtout quand figuraient parmi eux desmédecins patentés – ce qui n'était pas le cas heureusement à ce moment-là auCaire–,ilétaitsuspect.Sanscessesouslecoupd'unedénonciation,ilavaitdéjàdûquitterdeuxautresvillespourcemotif.Laprudencevoulaitqu'ilsetînttoujoursàl'écartdureprésentantdelaloi,qui,pourtoutcequiconcernaitlesFrancs,étaitleconsul.Aumoment où il allait dépasser le carrosse, la tête rentrée dans les épaules et
légèrementtournéede l'autrecôté, ilentenditquelqu'unl'appeler impérieusementenfrançais:–Monsieur,jevousprie!Monsieur!Pourriez-vousnousdireunmot?Jean-Baptiste craignait le consul ; heureusement c'était la voix d'une femme. Il
approcha. La vitre était grande ouverte, et la dame sortait la tête par la portière.L'étouffante chaleur l'avaitmise tout ennage ; son rouge coulait et découvrait leblancdecérusedontelleavaitenduitsonvisageetquisefendillaitenplaques.Cesartifices,destinésàralentirlenaufragedesans,leprécipitaient.Sicemaquillageendéroutenel'avaitpasoutragéàcepoint,onauraitcontemplélevisaged'unefemmedecinquanteans,simpleetsouriante,quigardaitunrestedebeautédanssonregardbleu,etsurtoutunairdebonté,craintiveettendre.–Pouvez-vousnousdirecequi ralentit àcepoint lavoiture ?N'ya-t-ilpasde
dangerpournous?Jean-Baptiste reconnut l'épouseduconsul,qu'il avait eu l'occasiond'apercevoir
quelquefoisdanslejardindelalégation.–C'estundébutd'incendie,Madame,etquifaitunattroupement,maistoutva
rentrerdansl'ordre.La dame marqua son soulagement et, après avoir gentiment remercié Jean-
Baptiste,rentradanslecarrosse,secalasurlabanquetteetfitbattredenouveausonéventail. Il vit alorsqu'ellen'étaitpas seule.En faced'elle, éclairéepar la lumièreobliquedusoleil,quivenaitàtraverslatrouéeduKalish,étaitassiseunejeunefille.C'estpeudedireque lesdéfautsde l'une servaient lesqualitésde l'autre : elles
étaientexactementopposées.Àl'excessifemplâtrequiboursouflaitlapeaudel'aînéerépondait la carnation pure de la jeune fille. À l'angoisse trépignante de la dames'opposaientlecalmeetlagravitéimmobiledelademoiselle.Commentétait-elle?Jean-Baptisten'auraitsuledire.Detoutcequ'estlabeautélorsqu'ellesedécouvrepourlapremièrefois,ilnereçutqu'uneimpressiond'ensemble.Seulundétails'endétachait,absurdeetadorable:elleavaitnouédesrubansdesoiebleusauxtressesdesacoiffure.Jean-Baptisteregardalajeunefilletoutétonnéet,bienqu'ilnemanquâtpas d'aisance, la surprise ne lui permit pas de se composer un visage. Le carrossedémarra vivement à un coup de fouet du cocher, interrompant cette muetteconversation des yeux et laissant Jean-Baptiste planté seul sur son pont, interdit,troubléetravi.–Diable,sedit-il,jen'aijamaisrienvudetelauCaire.Etilcontinuapluslentementsamarchejusqu'auquartierfranc,oùilhabitait.
CHAPITRE2
Leconsul,M.deMaillet,étaitunhommedepetitenoblesse,nédansl'estdela
France,où laplantede samaigre famillepoussait encorequelques racines.OnnepouvaitpasdirequelesMailletfussentruinéscarilsn'avaientjamaispossédégrand-chose. Environnés de bourgeois entreprenants et de paysans prospères, ces petitsnoblesmettaienttoutleurorgueilànerienfaireettouteleurfiertéànerienavoir.Laseulechosequilesempêchâttoutàfaitdesecompareretdoncdesouffrirétaitcette noblesse pourtant médiocre mais qui transfigurait tout le reste de leursmédiocrités.Lesalut,poureux,ilsn'enavaientjamaisdouté,viendraitparlehaut.L'élévation,quidevaitimmanquablementseproduireunjour,d'unmembre,mêmefort éloigné, de leur lignage, hausserait alors à sa suite tous ses autres parents. LemiraclesefitattendremaisilseproduisitenfinlorsquePontchartrain,apparentéparsacousinegermaineàlamèredeM.deMaillet,devintministrepuischancelierdugrandRoi, alors au faîte de sa puissance.On ne se hisse pas seul à ces altitudes,quandmêmece sontvos seulsméritesqui vousy conduisent. Il faut s'assurerdeshommes et beaucoup, les placer, les entretenir et, un jour, les actionner. Ils sontd'autant plus dévoués qu'ils n'étaient rien, avant qu'on en fit quelque chose.Pontchartrainlesavaitetn'oubliapointd'utilisersafamille.M.deMaillet,autermed'unejeunessepieuseetoisive,avaitapprisfortpeudans
les livresetmoinsencoredans lavie.Sononclepuissant le tiradecetteespècedenéantenobtenantpourluileconsulatduCaire.Le protégé vouait à son protecteur une reconnaissance inquiète car il savait ne
pouvoir rien faire pour s'acquitter seul de cette dette. Il devait attendre le jourredouté où l'homme qui pouvait tout – y compris le faire retomber à rien – luidemanderaitunegrandechosequ'ilneseraitpeut-êtrepascapabled'accomplirsansdanger.Or,M.deMailletn'aimaitpasledanger.Le consulat du Caire était une des places les plus enviables du Levant. La
dépendancede l'ambassadeurdeFrance àConstantinople était assez lointaine.LavilleduCairene servaitpasdepassage :c'étaitbeaucoupd'embarrasenmoins. Ilfallait seulement régner sur une troupe turbulente de quelques dizaines demarchands et d'aventuriers. Ces hommes, échoués là par le concours decirconstancesgénéralementextraordinaires,avaientl'audacedeconsidérerlecouragecommeunevertu,l'argentcommeunepuissanceetl'anciennetédeleurexilcommeuntitredegloire.Leconsulsavait leurrappelerqu'iln'estdepuissancequela loi,quineleurétaitguèrefavorable,etdevertuquelanoblesse,qu'ilsn'auraientjamais.Mais l'essentiel, M. de Pontchartrain avait largement insisté là-dessus, était des'entendretoujoursaumieuxavec lesTurcs.Ilyallaitde lagrandepolitiquede laFrance – qui favorisait, bien qu'en secret, l'alliance ottomane contre l'Empire –,autant que de la sécurité quotidienne : rien ne faisait tenir la nation franque
tranquille commede savoir qu'à toutmoment, sur un signe du consul, lesTurcsprocéderaientàl'expulsionimmédiatedestrouble-fête.Àcelailfautajouterqueleconsulnepayaitpasdeloyer,etrecevaitquatremille
livresderenteannuelle,sixmillecinqcentslivrespourlatableetlepersonnel,etledroitd'entrerenfranchisecenttonneauxdevinparanàdeuxpiastresetdemiededouane,cequifaisaitunbénéficeconsidérable.M.deMailletétaitreconnaissantàl'extrêmepourcesbienfaitsquilefaisaientriche.Ilrenouvelaitseshommagesàsonprotecteur chaque mois dans des lettres qui partaient par les vaisseaux de laCompagniedesIndesà l'escaled'Alexandrie.L'essentiel,danscesmissives,était lalouangemais, pour que cette matière assez sucrée ne finît pas par faire naître lasatiétévoire ledégoût, le consul ladiluaitdansd'autresmatériauxempruntés à lasituationlocale.Lepropos,s'ilétaitasseznourri,pouvaitprendrelaformedepetitsmémoires, tel celui – son grand orgueil, bien qu'il ne fût jamais sûr de l'effetproduit – qui examinait l'opportunité de creuser un canal pour joindre laMéditerranéeàlamerRouge.M.dePontchartrainrépondaittoujoursàceslettres.Ilenfaisaitlecommentaire
et, parfois, ajoutait quelques notations politiques. Dans son dernier courrier, quidataitdéjàdeplusd'unmois,leministre,pourlapremièrefois,avaitmentionnécequi ressemblait à une instruction directe. Le consul devait se préparer à recevoirbientôt la visite d'un jésuite qui, annonçait-il, venait de Versailles en passant parRome. Leministre enjoignaitM. deMaillet d'exécuter ce que l'ecclésiastique luiordonnerait.IldevaitconsidérercesvolontéscommesiellesétaientcellesduConseiletduRoilui-même.M.deMaillets'étaitinquiétédeceprocédé.Ilfallaitquecesordresfussentbien
secretspourêtreconfiésàunmessageretqu'onprît soind'écarter le risqued'unecorrespondance écrite. Toutefois, le jésuite n'apparaissant pas, le consul s'étaitrassuréenpensantquelapolitiquedessouverainsestunechosemystérieuseetquipeutchangerincessammentdecours.D'autresintriguesavaientdûdénouercelle-cietappelerlejésuiteàd'autresplaces.Àmoinsqu'ilnesefûtsimplementperduenchemin.Or voilà que ce voyageur improbable réapparaissait, à demi nu et captif, chez
l'Aga des janissaires. Le Turc n'avait fait aucune difficulté pour remettre sonprisonnierauconsul,puisquecelui-ci s'enportaitgarant.Néanmoins,cetteaffairecausait déjà de la curiosité. Le Pacha et toutes les nations étrangères dans la villen'allaient avoir de cesse qu'ils ne percent lemystère de cet envoyé du Roi-Soleilarrivé couvertdeboueet suffisamment imprudentpour clamerqu'il étaitporteurd'unmessagepolitique.M.deMailletroulaitcesinquiétantespenséesenmarchant,danslagrandesalle
duconsulat.Ilavaitfaitdresserlatablepoursonhôteetilydîneraittoutàl'heureavec lui en tête à tête. Sa femme et sa fille viendraient seulement saluer le sainthomme avant de les laisser converser.On entendait des pas précipitésmonter etdescendrel'escalier:lesvaletsnubiensportaientdesseauxd'eaufraîchepourlebaindu voyageur. À l'évidence, l'ancien captif prenait ses aises. M. de Maillet,impatienté,enconçutunelégèreirritation.Ilcessadedéambuleretvints'asseoirsurlabanquetteenfacedutableauenrestauration.Cequ'ilvitlestupéfia.LafigureduRoi était intacte.La tache avaitdisparu et la carnationd'origine apparaissaitdanstoute sapureté.Le consul s'approcha : en regardant très attentivement, on voyaitauxlieuetplacequiavaientétémaculésuneaireunpeuplusrougequeleresteduvisage. Sur la joue d'un enfant, une tellemarque serait passée pour la trace d'unsoufflet.Surl'augusteRoi,cetteombreparmenepouvaitêtrequ'unexcèsdefard,
étalépourtémoignerlasantédumonarqueetcommuniquerdel'optimismeàsonpeuple.Un court instant,M. deMaillet crut avoir aperçu unmiracle. L'apparition du
jésuite et la disparition de la tache semblaient manifester la présence d'uneProvidenceactivequi tenait toutecettemaisondans sagrandemain.Puis il vit lavéritéetseprécipitasuruncordonpoursonner.–DitesàmaîtreJuremidepassericidemainmatin,cria-t-ilauportier.L'insolent hérétique avait osé terminer la restauration hors de sa présence ! Le
résultatétaitheureux.Unechance !Maisquellecatastrophen'avait-onpas frôlée ?Le travail accompli méritait un salaire – le consul l'avait déjà négocié – mais ladésobéissance méritait une punition. L'autorité est à ce prix, avec ces gredins.Demain,leconsullaisseraitlechoixaudroguiste:huitjoursd'emprisonnementouuneamende,quiréduiraitsonsalaired'autant.Nuldoutequ'ilchoisiraitl'amende.À la satisfactiond'avoirmené cette restauration avec succès s'ajoutait pourM.deMailletl'espoirdenepaslapayeràsonprix.C'estfinalementd'excellentehumeurqu'ilaccueillitlePèreVersauquandcelui-cientra.–Monami!monami!s'écrialejésuiteensaisissantlesdeuxmainsduconsul.
Votreaccueilmebouleverse.J'ail'impressiondereveniràlavie.Cebain,ceshabitspropres,cettemaisonsereine...sivoussaviezcommej'enairêvé.Ilavaitdeslarmesauxyeuxdereconnaissance.Etsi,commel'affirmeMachiavel,
on aime quelqu'un pour le bien qu'on lui a fait, il ne faut pas s'étonner que leconsulfûtgagnéparlaplusvivesympathieàl'égardd'unhommeauquelilvenaitdeprodiguertantdebontés.–J'aisaluéMmedeMailletdanslevestibule,ditlebonPère.J'aiapprisqu'elle
nedîneraitpasavecnous.Jenevoudraispastroublerl'ordredecettemaison...–Nullement,nullement.Nousavonsànousparlerseulàseul.Considéronsque
cedînerseraenmêmetempsuneséancedetravail.– Oui, en quelque sorte. J'ai aussi croisé Mademoiselle votre fille et je vous
complimentepoursagrâceetsaretenue.Commentavez-vouspul'éduquersibiendansuneterreétrangèreoù,jesuppose,onnetrouveguèredeprécepteurs,encoremoinsd'établissements?–ElleestrestéeenFrancejusqu'àl'âgedequatorzeans.Nousnel'avonsamenée
iciquecesdernièresannées.Ilsseconnaissaientàpeineetvoilàquedéjàlaconversationroulaitsurdeschoses
familières.LejésuiteadmiraleportraitduRoiet«sonexcellenteconservationsousun tel climat ». Il fit encore deux ou trois questions affectueuses sur la santé duconsul,lachargedesaposition.Enfin,ilspassèrentàtableetenvinrentauxchosessérieuses.–MonPère, jebrûlede savoir lesdétailsdevotrevoyage.Vousm'avezditque
c'étaitunnaufragequivousavaitainsiprécipitédansledénuement?–Unnaufrage,etdesplus terribles. Jedevraisêtremort,àcetteheure,et seule
l'extrêmebontédelaProvidencem'enasauvé.Il raconta alors longuement comment, parti de Rome et tâchant de gagner le
Levantsansrecouriràunvaisseauitalien,ils'étaitembarquésurunegalèregrecque.Une fois àbord, il avaitdécouvert avec terreur l'incompétencedu capitaine etdel'équipage.EnvuedeChypre, levaisseauétait allé seplanter surdeshauts fonds.Voyantlenaufrageimminent,lejésuitefitmettreuncanotàlameretyembarquaavecquelquesautres.Lecanot,pousséparlescourants,lesamenaprèsd'unecôtederochersaigusbattusparlesvagues.L'esquifs'yprécipitaetfutbroyéparleflot.LePèreVersaueutuninstantleregretdenejamaisavoirdesépultureterrestre,cequi,
chacun le sait, rend moins assurée la résurrection d'entre les morts au jour duJugement.Mais il remit ceproblèmeentre lesmainsdeDieu, commesavie et ledestin de son ordre, et il périt. Son dernier souvenir était cette mort dans l'eaufroideagitéedegrosbouillonsnoirâtres.Lesuivantétaitsonréveilsurlesabled'unepetitecrique,tenantdanssesbrasungrosmadrierdanslacompagnieduquellamerl'avaitrejeté.Ilétaitaussiseul,aussinu,aussiterrifiéettransiqu'AdamaujourdelaCréation.MaisDieune l'avaitpas abandonné.Le rivage étaitpeuplédepêcheursquilesecoururent,levêtirentcommeilspurent,et,deuxjoursaprès,l'embarquèrentaveceuxverslescôtesd'Égypte,oùilsallaientlancerleursfilets.Ilsledéposèrentàsademandesuruneplageproched'Alexandrie.ÉtantentréchezlesTurcssanssauf-conduit,lePèreVersaupréféraéviterlagrandeville,fitundétourparledésertpourenfin rejoindre le Nil un peu plus bas. Il eut l'audace de négocier son passagejusqu'auCaireavecdesmariniers,sachantqu'iln'avaitpasunsou.–Vousconnaissezlasuite,dit-ilmodestement.M.deMailletavaitpoussémilleexclamationsdesurpriseetd'effroipendantce
récit. Il regardait ce petit homme chétif et sec qu'une légère bastonnade eûttransforméenfagotetsedemandaitcommentilavaitpusurvivreàtantd'épreuves.–Mesaventures,continualejésuiteenprenantunairplusgrave,nesontdignes
d'intérêtque pour expliquerma présence ici et l'équipage dans lequel jeme suisprésentéàvous.Maisilnousfautarriveràl'essentiel,quin'estpaslà.–Ahoui,ditM.deMaillet,lemessageduRoi!LePèreVersauseredressasursachaise,clignalentementdesyeuxetinstalladans
la conversation une certaine solennité. M. deMaillet jeta un coup d'œil vers leportrait, qui paraissait tout à coup trahir la présence physique du souverain au-dessusd'eux.–Àjustementparler,ditlejésuite,jenesuispasporteurd'unmessage.–Vousm'aviezdit...L'hommeennoirétenditlamain.Illuifallaitdutemps.– Un message au sens d'une missive. Rien que le Roi eût écrit ou même
directement prononcé. Cette précaution est fort heureuse, vous en conviendrez.Étantdonnélesmésaventuresquim'ontétéréservées,ilétaitplusprudentquejenetransportasseriendelasorte...–J'enconviens,ditM.deMaillet.–Maiss'iln'existedemessage,ilya,delapartduRoi,uneintentiontrèsclaire,
dontilaouvertsaconscienceàceluiquienestledirecteur.–Sonconfesseur,lePèredelaChaise?Le jésuite plissa les yeux. M. de Maillet resta bouche bée, comme un enfant
auquelondécouvreuncoffreremplidetrésors.– Ce saint homme, poursuivit le Père Versau, qui appartient, comme vous le
savez,ànotrecompagnie,afaitpartdesintentionsduRoiàungroupetrèsrestreintde personnes de confiance :MmedeMaintenon, qui défend avec tant de zèle lacause de la foi dans la cour de Versailles,M. de Pontchartrain, le Père Fleuriau,supérieurdenotrecongrégationpourtoutcequirelèvedeséchellesduLevant,moi-même,sonadjointetreprésentant.Vousmaintenant...M. deMaillet inclina la tête pourmontrer qu'il était soumis à la volonté des
puissantsetaussipourdissimulerleslarmesdereconnaissancequiluivenaient.–L'affairetientenquelquesmots.Voussavezlecombatquelivreaujourd'huila
chrétientécontresesennemis.LesTurcssontdésormaiscontenus.Ilfautpoursuivrelareconquête.Ellesefera.Maisc'estauseinmêmedeceuxquiprétendentvivreenChrist que sont apparus les plus grands dangers. La hideuseRéforme a prétendu
ronger de l'intérieur l'œuvre même de Dieu. Le Roi de France l'a combattuepartout.Chezlui,enrévoquantlestraitésdecapitulationquiavaientétépassésjadisavecleshuguenots.Danstoutel'Europe,enaffrontant,aupérildesacouronne,laconjurationdesprincesprotestantsmenéeparletraîtreGuillaumed'Orange.Maiscecombatn'estplusceluidejadis,quandlemondeétaitlimitéàlaMéditerranéeetà sonpourtour.Tout l'univers est entraînédans labataille.Nousdevonsporter lemessageduChristsurlesterresconnuesetlesreprendreàl'infidèle;maisaussisurles terres inconnues, ces mondes nouveaux qui ont émergé au cours des deuxderniers siècles et qui sont autant de nouveaux théâtres de bataille pour lachrétienté : les Amériques, les Indes, laChine et l'extrémité de l'Orient.Chaquefois,nousrencontrons lesmêmedéfis :d'abordlarésistancedepeuplesquiviventhorsdelavraiefoisanspourautantreconnaîtrelevideetledangermortelauxquelslesexposecemanquepourl'éternité.Maisaussi,laconcurrencedecetteprétendueRéforme,quin'estqu'unetentativediaboliquepouréloignerdel'Évangilevéritableceuxàquionfeintdeleprésenter.M. deMaillet faisait de temps en temps des signes affirmatifs de la tête, pour
montrerqu'ilsuivaitlepropos.Àvraidire,l'éloquencedupetithommelefascinaitd'autantplusqu'elles'étaitdéclenchéed'uncoup,dèslorsquelediscoursavaitroulésurlesquestionsdepolitiqueetdereligion.– Le Roi de France a beaucoup appris de son long règne, continua l'homme
d'Église.Ilsaits'abstrairedescontingencesparlesquellesapparaîtd'abordl'Histoire.Il distingue clairement, son confesseur en est émerveillé, le sens profond de soncombatetlajustificationdesapuissance.Cettelutteuniverselleentrelesforcesdelavraiefoietceuxquisontplongésdanslesténèbres l'occupetoutentier.Ilestbiendéterminé à la conduire jusqu'à son dernier souffle. Parmi ces innombrablescombats, certains sontplusurgentsà livrerqued'autres.Avec leTurc, jevous l'aidit, tout est affaire de temps. Nous sommes présents, nous assistons quelqueschrétiensquimaintiennenticilaflamme.Quandl'édificeottomansefissurera,nousl'inonderonsparcesbrèches.Maisl'heuren'estpasvenue.Enrevanche,ilest,toutprèsd'ici,unpaysquinousappelle,ungrandpaysquel'Histoireetsonétonnantegéographiedemontagneonttenuloindenous,unpaysquiestdansl'ombremaisj'oseraisdiredetrèspeu,ilnedemandequ'ànousrejoindre:c'estuneterregagnéeparlachrétientémaisoùlafoi,malirriguée,apoussédansunemauvaisedirection...–L'Abyssinie!ditM.deMailletcommeenhypnose.–L'Abyssinie,oui,cetteterrepresqueinconnueetpresqueconvertie;cetteterre
quiaenglouti jusqu'ici tousceuxquiont tentéd'ypénétreretquipourtantnousappelle.Lejésuitesepenchaenavantet,par-dessuslatableoùétaientéparslesreliefsdu
repasdisposésurdesplatsd'étain,saisitlamaindeM.deMailletetluidit:–IlfautqueleRoideFrancepuisseajouteràsagloirecelled'avoirramenécette
terreàl'Église.SaMajestévouscharge,là-bas,d'uneambassade.
CHAPITRE3
Jean-Baptiste Poncet et maître Juremi, associés dans le métier d'apothicaire,
partageaientunemaisonquileurservaitenmêmetempsd'atelier,toutauboutdelacolonie franque, dans une ruelle retirée qui convenait à la discrétion de leurstravaux.–Holà ! cria Jean-Baptiste en poussant la porte d'entrée de cette demeure de
célibataireset enpénétrantdans ledésordreextrêmequiy régnait, es-tu ici,vieuxsorcier?Du haut de la maison lui parvint un grognement. Il jeta sur le dossier d'une
chaiselepourpointqu'iltenaitencoreàlamainetmontarejoindresonami.Àl'étage,uneassezvasteterrassedonnaitsurunecouraveugle.Touteslesautres
fenêtres gardaient leurs persiennes closes, quand elles n'étaient pas simplementmurées.Poncettrouvaleprotestantdebout,accoudéàlabalustrade,leregarddanslevagueetuneépéeàlamain.–Quefais-tuici,toutseul,aveccetinstrument?–Jeviensdetuerleconsul,ditmaîtreJuremi.–Vraiment?Jean-Baptisteconnaissaittropsoncompèrepours'émouvoir.–Vraiment.Jel'aituédouzefois.Veux-tuvoir?Regarde.Surcesmots,legéantfitminedecroiserleferetdebatailleravecunadversaire
qui reculait rapidement. Arrivé au mur, il se fendit, gémit comme s'il traversaitpéniblementuncorps.Lapointedufleuretseplantadansleplâtre,endétachaunepetiteplaqueetlaissaapparaîtrelesentraillesrougesdedeuxbriques.– Bravo ! dit Jean-Baptiste en battant des mains. Il le méritait. Cela t'a-t-il
soulagé?–Grandement.–Alors,puisquetevoilàcalme,tuvaspouvoirtoutm'expliquer.Jean-Baptiste prit une chaise de fer et s'assit. L'autre resta debout, continuade
déambuler,enfrappantsonépéecontresajambe.–Jesuisàbout,avecceconsul.Rienquesavuemedonnedesenviesdemeurtre.– Ce n'est pas nouveau, dit Jean-Baptiste en souriant, et il me semble que je
t'avaisconseillé,dèsledébut,denepasacceptercetravail.–Nepasaccepter!maisilm'aconvoqué...–S'ilmeconvoquait,moi,ditJean-Baptiste,jen'iraispas.–Tuesbiendrôle!Dois-jeterappelerquetun'espasprotestant,cequitemetà
l'abridebeaucoupdechoses;qu'enoutrelePachateconsulteett'honorecommesonmédecintandisquejenesuis,moi,qu'unobscurpréparateurdeplantes...Detoute façon, nous n'en sommes plus là.Maillet m'a convoqué ; j'y suis allé, j'aientreprisletravailetmaintenanttoutestterminé.
Maître Juremi raconta à son associé comment il avait profité de l'absence duconsulpourenfreindresoninterdictionetacheverlarestaurationdutableau.–Est-ceréussi?demandaJean-Baptiste.–Jelecrois.–Alors,toutestpourlemieux.– Ah ! tu ne le connais pas. J'attends d'un moment à l'autre qu'il me fasse
chercher par ses gardes. Il a dû être trop occupé pour remarquer encore maretouche.–Quepeut-ilfaire?Cen'estpasuncrimed'avoiraccomplisontravail.–Biensûr!maiscemonsieurveutqu'onluiobéisse.Ilmedonneratortetilasur
nousautoritédehauteetbassepolice:ilestjugeetpartie.Commec'estunladre,ilvamefairepayeruneamendeetréduiremonsalaired'autant.–Paie,sic'estpourneplusentendreparlerderien.–Jamais!Jepréfèreletueretm'enfuir.Sur ce chapitre pécuniaire, maître Juremi avait un sens de la justice tout
huguenot.Jamaisilneseseraitappropriéunsequinqu'iln'auraitpashonnêtementgagnémaisjamaisiln'auraittoléréqu'onneluipayâtpasl'exactesommequ'onluidevait.–Calme-toi, Juremi. Iln'apas ledroitde te contraindre àune amende.Notre
statutprévoitquel'ondoittoujoursnousdonnerlechoix:unesanctionfinancièreouunepeinedeprison.Frappesonavariceaulieudeluipercerlapoitrine,celaluifera aussi mal. Constitue-toi prisonnier, reste deux jours dans son cachot etdispense-toid'avoirjamaisplusaffaireàlui.MaîtreJuremis'étaitsuffisammentabandonnéàladélicieusepenséed'assommer
leconsulpourenavoirretiréunecomplètesatisfaction.Ilreconnutlasagesseetlamaliceduconseilqueluidonnaitsonami.Ils restèrent unmoment silencieux. Le vent chaud s'était interrompu depuis le
milieudel'après-midi.Lapoussièrefinequ'ilavaitcharriéeretombaitenunemincecouchequipoudrait lenoirdesfers forgésetternissait le feuillagedesorangersenpots. Jean-Baptiste alla chercher une cruche d'eau dans lamaison ainsi que deuxgobeletsenétainetilsburent.–Ilyavaitundébutdefeu,toutàl'heure,surlepontduKalish.Celaafaitun
grandembarras,dit-il.Lafemmeduconsuls'estmêmetrouvéebloquéeparlafouledanssoncarrosse.–Ah!fitmaîtreJuremisansmarquerungrandintérêt.–Aufait,ditJean-Baptisteenversantdel'eaudanssonverre,toiquifréquentesle
consulat...Leprotestanthaussalesépaules.–Connais-tucettejeunefillequiaccompagnaitMmedeMaillet?–Commentest-elle?Jean-Baptisteauraiteuhonted'avouerqu'iln'avaitretenuquesesrubans.–Jenel'aipasbienvue...–Blonde,avecdegrandsyeuxbleusforttristes?–Ilmesemble,ditvivementlejeunehomme.Oui,c'esttoutàfaitcela.–Ceseralafilledecepouacredeconsul.–Ilfautcroirequelanaturedonneaisémentsonpardon,ditpensivementJean-
Baptiste.–C'estbienétrangequetul'aiesvue.D'ordinaire,cettedemoisellenesortjamais.
Depuisdeuxansqu'elleestici,personneoupresquen'apul'apercevoir.Moi-même,jenel'airencontréequ'audétourd'unvestibule.Mais,j'ypense,noussommesjour
dePentecôte:ellesdevaientallerassisteràunemessechezlesVisitandines.Oui,cedoit être cela ; à part les grandes occasions, son père la tient dissimulée chez luicommeuntrésor.–Ilaraison,ditJean-Baptiste,c'enestun.–Ceconsulestunmonstre,ajoutaseulementmaîtreJuremi.Autonlugubredecesparoles,onpouvaitvoirqu'ilétaitrevenuàlarumination
desarancunepersonnelle.Jean-Baptiste allongea ses jambes et les croisa sur le parapet en s'étirant sur sa
chaise.Au-dessusdesmaisons,lecarrédecielquicouvraitlaterrasseviraitaumauveet, tendus d'un mur à l'autre, de longs filaments de nuages étaient rosis par lecouchant.Cette rencontre fugace, éblouissante, avec une jeune fille qui n'était pas de sa
conditionluirappelaitVenise,Parme,Lisbonne.Maislà-bastoutétaitpossible...Jean-Baptiste avait compris très tôt que l'errance, en détachant le voyageur de
l'ordredescastesquirègneenchaquelieu,luiconfèreladignitéd'unhommelibreetlacapacitédeparlerégalementàtous.D'oùqu'ilvienne,unvagabondpeut,s'ilesthabile,devenir l'amid'unprinceou l'amantd'uneprincesse.Aumoinspeut-ill'imaginer. Poncet, qui ne manquait ni d'habileté ni d'imagination en avait faitmaintesfoisl'expériencedanslesvillesoùilavaitétélibre.Mais sitôt qu'il reprenait sa place dans l'ordre de sa nation, commedans cette
coloniefranqueduCaire,iln'étaitplus,quelquesoinqu'ilmîtàcachersesorigines,que le fils d'une servante et d'un inconnu. L'écart des conditions redevenait unécrasant obstacle et lui ôtait, devant de semblables apparitions, jusqu'au loisir derêveràlapossibilitédubonheur.Depuisqu'ilétaitenÉgypte,cesrencontresavaientétéexcessivementrares.Iln'avaitmêmepasàleregretterpuisqu'elleslerendaientsitriste.–Ne trouves-tupasque l'oncommenceà s'ennuyerdans cetteville ?dit Jean-
Baptiste.– Ah ! je changerais bien volontiers, répondit maître Juremi, dont les propres
penséesavaientaboutitoutprèsdecetteconclusion.Maispartirpouralleroù?DanstoutesleséchellesduLevant,ilssavaientqu'ilsrencontreraientcettemême
contrariété née, non pas du dépaysement mais au contraire de la présence tropfamilièreettroppesantedesreprésentantsdeleurÉtat.L'idéaleûtétéderetourneren Europe mais l'exercice de leur art y était impossible sans diplôme et lescondamnaitàunepermanentepersécution.–NousdevrionspartirpourleNouveauMonde,ditJean-Baptiste.L'idéeleurparutexcellenteet,pourendiscouriràloisir,ilsretournèrentgaiement
à pied dans leVieuxCaire et dînèrent dans une taverne arabe où l'on servait unagneaudelaitsanségal.
*Le jésuite avait demandé l'autorisation de prendre un peu de repos dans sa
chambre et s'était retiré. M. de Maillet resta seul, les deux coudes sur la table,étourdi. Ilavaitcesséd'entendre lesexplicationsdureligieuxdèsquecelui-ciavaitparléd'ambassade.Lechocétaitviolent;leconsulenavaitdifféréleseffetsauprixd'ungrand effort.Dèsqu'il fut seul, il se libérade cette retenue etpoussaun criétouffé.Unvaletaccourutetlesoutintjusqu'àunelargebergère,oùils'effondra.Lafemmeetlafilledudiplomaterentraientdanscemomentdeleurpèlerinage
chezlesVisitandines.Ellesseprécipitèrentauprèsdumalheureux.
MmedeMaillet sortait rarementdesamaison,oùunepièce luiétait réservée ;elleenavaitaménagéunangleenoratoireetdéposéauxautrescoinsdesouvragesdecouture etde tapisserie auxquels elle s'adonnait alternativement.Elle vouait à sonmariunvéritableculte,quialimentaitencoresonpessimisme.Lapauvrefemmesereprésentaitcomme d'effroyables dangers les tracas insignifiants à quoi se bornaitd'ordinaire la vieduconsulatmaisqueM.deMaillet rapportait à sa femmeavecune exagération propre à la terrifier.Que tout cela finît par le terrasser était uneéventualité à laquelle elle se préparait de longue date, sans avoir pourtant jamaissongé à ce qu'elle ferait dans cette situation.Elle tournait donc sur elle-même engémissant.Sa filleeutunpeuplusdeprésenced'esprit : elledénouade sesdoigtsfinslejabotdedentellequiétranglaitsonpère.M. Macé se glissa dans l'attroupement. Voyant l'état du consul, il proposa
d'appelerunmédecin,ceàquoilesdeuxfemmesapplaudirent.–Oui,maisqui?demandatimidementlajeunedemoiselledeMaillet.–Plaquet...?hasardaàvoixbasseM.Macé.Leconsulseredressaavecuncri.–Paslui!Enuninstant,ilétaitsursonséantetseprétendaittoutàfaitremis.Telétait l'effetpresquemiraculeuxdece seulnom.LedocteurPlaquetétaitun
vieux chirurgien de lamarine, échoué au Caire, où l'avait entraîné jadis l'amourd'une comédienne. La dame était morte ; le chirurgien était resté. Depuis ladisparition,quatreansplustôt,duderniermédecindignedecenomqu'aitjamaiseu lacolonie franqueduCaire,Plaquet restait le seulpraticienofficiel.Hélas ! lesnotionsqu'ilavaitdel'artétaientsianciennesetsipleinesdelacunes,ilexerçaitsestalentsavecunetellebrutalité,quepersonnenevoulaitavoiraffaireàlui.Menacéeen cas d'indisposition de sa terrifiante intervention, la nation française avait unmoment retenu sesmaladies comme on retient sa respiration, en espérant ne pass'enétouffer.Puis,deplusenplus, lesmarchandset lesgensordinairesavaienteurecoursàd'autrespersonnages:descharlatans,juifsouturcs,desdroguistes,dontleplus fameuxétait Jean-BaptistePoncet.Mais le consul avait formellement interdittoute consultation auprès de ces irréguliers. Il se devait de donner l'exemple etespéraitbien,pendantlesquelquesannéesqu'ilavaitencoreàpasserenÉgypte,nepas en avoir l'occasion. Au besoin, si l'affaire était grave, il se ferait conduire àConstantinople.MaisPlaquet,jamais!Toutel'assistancesefélicitadurétablissementrapideduconsul,etl'atmosphèrese
détendit.MmedeMailletordonnaducafé.Tousquatreseretrouvèrentbientôtassisencerclesurdesfauteuils,unetasseàla
main.–Cen'estrien,disaitleconsul,ledéjeuner...unpeulourdsansdoute.Levin...
avecceclimat.Quedire ? Il nepouvait s'ouvrir à ces femmesbavardesde l'énorme secret qui
venait de lui être confié. Macé, peut-être ? Oui, Macé devait être mis dans laconfidence. Tout cela exigerait beaucoup d'action, pendant les jours qui allaientvenir. Il avait besoin d'être secondé. Le jésuite le comprendrait.D'ailleurs,Macéétaitunhommedeconfiance, très soumis.Encoreque leconsuln'aimâtguère lesfaçonsqu'ilprenaitpourparleràsafille.Àl'instant,parexemple,pensait-il,ilssonttournés l'un vers l'autre, la tasse de café à lamain. Elle n'y voit rien demal, lapauvre enfant.Mais on jurerait que lui la regarde avec plus d'insistance qu'il ne
faudrait. « Je voudrais bien que cesse immédiatement cemanège », se ditM. deMailletenlui-même.M.Macéétaitleseulhommejeunequifûtadmissinondansl'intimité,dumoins
danslesparagesdeMlledeMaillet.Bienqu'elleletrouvâtfortlaidetqu'ilrépandîtàsasuiteuneindiscrèteodeurdemalpropreté,lajeunefille,dansl'isolementoùelleétaittenue,aimaitàparleraveccetêtredifférentquil'écoutaitsigentiment.QuantàM.Macé,ilavaitfaitunefoispourtouteslechoixdesacarrièreetn'entendaitpassemettredansl'embarrasavecl'hommedequielledépendaitencourtisantsafille.Pourtant,auxraresoccasionsoùMlledeMailletparaissaitprèsdelui,lesecrétaireétaitcommeaimantéparsonextrêmebeauté,sagrâce,sajeunesse.C'estmalgréluiqu'illaregardaitsiprofondémentetmalgréellequ'elleenparaissaitenchantée.Toutcelan'enfaisaitpasmoins,auxyeuxdesonpère,ledébutd'uncrime.–Laissez-moiseulavecM.Macé,voulez-vous,ditleconsuld'unairsévère.Les deux femmes se retirèrent. Dès qu'ils furent seuls, le consul se mit à
déambuler et M.Macé attendit silencieusement, assis sur la chaise que lui avaitordonnédeprendresonsupérieur.–J'auraisbeaucoupdecommentairesàfaire,Macé,survotreconduite,ditM.de
Mailletavechumeur.Mais l'heuren'estpasàcela. Il faut–comprenez-moi : il lefaut,celaneveutpasdirequevousleméritez–,ilfautquejevousfassepartagerunlourd secret politique. Vous devez vous en montrer digne sans quoi il n'est pasd'endroit aumonde où vous pourriez échapper à la vengeance de celui que vousaurieztrahi.Ce disant, il pointa l'index vers le portrait du souverain. Le jeune homme se
courba pour marquer sa soumission et comme, cette fois, il était assis, son neztouchapresquesesgenoux.
CHAPITRE4
– Le Roi, commença solennellementM. deMaillet, pour des raisons qu'il ne
m'appartientpasdevouslivrer,veutenvoyeruneambassadeenEthiopie.–VotreExcellencearédigélà-dessusunedépêchel'annéedernière,ditM.Macé.–Toutjuste.Leministre,monparent,m'avaitconsultésurlemoyendepénétrer
dans ce pays. L'affaire était déjà dans l'air à Versailles, certainement. Vous voussouvenezdemesconclusions?–Deux voies : l'unemaritime, par Djedda et la côte. L'autre terrestre, par le
royaumemusulmandeSenaaretlesmontagnes.– Votre mémoire est excellente, Macé. Vous vous rappelez donc aussi ce que
j'ajoutaisàproposdecesdeuxvoies?Parlamer,l'entréedupaysestsouslecontrôled'un potentat musulman allié des Turcs. La seule fonction de ce barbare est des'assurer que ne pénètre sur son territoire aucun chrétien blanc, en particuliercatholique. Personne n'a réussi à franchir cet obstacle depuis cinquante ans. Lesderniersprêtres à l'avoir tentéont été égorgés et leurs tonsures,paraît-il, envoyéesdansuncolisàl'Empereurd'Éthiopie,quiavaitcommanditéleurmeurtre.M.Macéfitunemouededégoûtetsortitunpetitmouchoirdedentelledontil
secouvrituninstantlenez.–Ducôtéterrestre,repritleconsul,nousfaisionslemêmedéplorableconstat.Les
raresvoyageurseuropéensàavoirpénétrédanslepaysjusqu'àrencontrer leNégusontétéretenusprisonniersàsacourleurviedurant.Mais,leplussouvent,lafoulelesalapidésdèsqu'ilsontétédémasquéscommecatholiques.–Toutcela,dittristementM.Macé,estl'œuvredesJésuites.–Taisez-vous!ditleconsulenpâlissant.Ilapprochadelaporteetl'entrouvritpourvoirsipersonnen'étaitpostéderrière.–Voussavezpourtantquecethommequevousavezvuicienestun.Prochedu
confesseurduRoi,desurcroît.–Maisenfin,ditM.Macéàvoixbasse,ilssaventcequis'estproduit?–C'étaitilyacinquanteans.–Toutdemême!continualesecrétaireenchuchotant.Tantd'habiletéettantde
maladresse.Dire qu'ils ont converti leNégus, presque subjugué le pays pour êtrefinalement chassés, bannis et pour voir interdire à quelque catholiqueque ce soitl'entréede l'Abyssinie.Nemeditespas,Excellence,queceprêtreestassez insensépourvouloiryretourner.– Non, Macé, rassurez-vous : il ne veut pas y aller lui-même. Son projet est
encoreplusextraordinairequevousl'imaginez.Lalèvreduconsultremblaitlégèrement.Ilcraignaitunnouveaumalaiseetposa
prudemmentunemainsurlatableenchêne.–C'estmoi,cettefois,qu'ilsveulentenvoyer.
–Vous,Excellence!s'écriaM.Macéenselevantd'unbond,maisc'esttoutàfaitimpossible!Ils restèrent ainsi unmoment, debout, face à face, immobiles et pâles.Dans le
silence qui se fit se glissa unpeude gêne. Impossible, oui, cela l'était tout à fait.Maispourquoi?Laseule, lavéritableraisonétaitinavouable.Onneproclamepasquel'onapeur.Cerefussiévident,comment,alors,lejustifier?M.Macécompritqu'il y avait là lapremièremissionde confiancedont le chargeait le consul. Il vitl'occasioninespéréederentrerdanslagrâcequ'ilcraignaitd'avoirquittéeàlasuitedesonimprudenteconduiteavecMlledeMaillet.–Votre santé... dit le secrétaire en faisant le gestede lamainde celuiqui veut
saisiruneidéecommeonattraperaitunpapillon.–Oui,oui...fitvivementleconsul,masanténelesupporteraitpas.Leclimat.Il
fauttraverserdesdéserts...Puisilserembrunit.–Ilsnemecroirontpas.VudeVersailles,LeCaireoulessablesduSoudansont
uneseuleetmêmechose...–Quandmême,ditM.Macé,quicontinuaitàréfléchir.–LesTurcs !dit leconsul.LesTurcsnemedonnerontjamais l'autorisation.Le
prosélytismechrétienest interditiciet lesTurcstiennentàceque l'Abyssinie resteencercléedemusulmans.Ilsnecraignentriencommeunealliancecatholiquequilesprendraitàrevers.–Oui, ditM.Macé, il faut, si cette ambassade a lieu, qu'elle soit secrète.Un
inconnu.–Desurcroît,ditM.deMailletsanscraintedesecontredire,ceseramoinscher.
Avec les Turcs, tout s'achète mais il faudrait payer beaucoup pour que le Pachaautoriseàsedéplacerunconsulquiapoureuxrangdebey.–Àchaqueétapelesprésentsseraientplusonéreux.Une grande fébrilité avait gagné les deux hommes.M. deMaillet entraîna son
adjointdansuncoindelapièceoùétaitunsecrétaireàrouleau.Lachaleurenavaitdilaté les lattes et lemeubledemeurait obstinément àdemiouvert.M.Macéprituneplume,dupapier et il rédigea sous ladictéeduconsulunpetitmémoirequimettaitenordretouslesargumentsinterdisantaudiplomatedeserendrelui-mêmeenAbyssinie.Ils lerelurentavecentrain.M.deMailletversadeuxpetitsverresdexérès (nom que l'on donnait dans la maison au vin de Bordeaux quand il avaitmadérisé)etilstrinquèrent.–Toutdemême,ditleconsulenposantsonverreavecunairsombrecommesi
leliquidel'eûttraverséd'amertume.DésobéirauRoi!–Vousnedésobéissezpas,Excellence!Ilveutuneambassade,vousluimontrez
seulementquevousnepouvezpaslaconduire.–Alors,nousdevonstrouverquelqu'und'autre.M.Macétremblatoutàcoupqueleconsulnepensâtàlui.Ilnesesentaitaucune
volontédepartiràlamort,quandilpouvaitespérerunecarrièrepaisibleetbrillante.–Il faut,dit-ilprécipitamment,quelqu'unquiaitdebonneschancesd'aboutir.
LeRoineveutpasseulementquesonambassadeparte,cemesemble.Ilveutaussiqu'elle revienne. Un diplomate serait trop voyant : il ne passerait même pas lafrontièredel'Égypte.–Tout juste ! confirma le consul, et nous l'avions écrit dans notre dépêche au
ministre.Ilsréfléchirentensilence.Lesdeuxheuresdel'après-midivenaientdesonneràla
chapelle.Lachaleurquitenaitlavilleavaitréussiàpercerlerideaudeverdurequi
entourait lesmaisons.La sueur,auxaisselles, faisaitdesauréoles sur la jaquettedecoton deM.Macé. Le consul en éprouva un instant du dégoût. « Vraiment, ilpourraitchangerd'habitdetempsentemps!»sedit-il.Puisilrevintàsespensées.Maisilfautcroirequecettedistractionl'avaitconduit
àdenouvellesimaginationscarils'écria:–Aufond,ilfaudraitunhommeutile!Surprispar sapropre idée, il s'arrêta.M.Macé fut saisidumêmeétonnement,
devantladécouverted'unesiricheévidence.– Oui, continua le secrétaire, Votre Excellence a raison. Un homme qui
apporteraitauNéguscedontilabesoin.–Unmarchand!ToutàcouplevisagedeM.Macés'illumina:–Monsieur le consul s'en souvient, dit-il avec une grande animation, lemois
dernier,onnousasignalél'arrivéeauCaired'unecaravaned'Éthiopie.Pourtantnulne l'a jamais vue. Elle s'est sans doute dispersée plus au sud. Son chef est unnégociantmusulmanquiafaitplusieursfoislevoyaged'Abyssinie.–Leconnaissez-vous?–Onme l'amontré une fois auCaire.C'est unhommequi paraît tout à fait
modeste,unmendiantpresque.Maisonditqu'à sonderniervoyage il a rapportépourcinqcentmilleécusdepoudred'or,decivetteetd'ambregrisqu'ilaéchangéscontredesmarchandisesqueleNégusluiavaitcommandées.M.deMailletallaitetvenaitavecunegrandeémotion.–Serait-ilici?–Jel'ignore.Pourtoutdire,c'estpeuprobable,maisquisait?Toutcequ'ilfait
est très secret. Jene suismêmepascertainqu'il accepteraitdenousparler,encoremoinsqu'illivreraitquelquedétailquecesoitsurl'Abyssinie.–Chaquechoseensontemps,ditpéremptoirementleconsul.Trouvez-le.Nous
sauronsleconvaincre.Sarésolutionétaitprise.IlpoussaM.Macéverslaporte.–Mettez-vousimmédiatementenquêtedecethomme.Lesecrétaireétaitunpeudésarméparcetteprécipitation.– Prenez mon cheval, un garde, de l'argent, ce qu'il vous faut. S'il est ici,
ramenez-le-moi.Aufait,sonnom?–LesArabesl'appellentHadjiAli.–Ehbien,bonnechancepourtrouverHadjiAli,moncherami.Fierdecequalificatifmaisdésespéréparsamission,M.Macéseprécipitadansla
courduconsulat.Dixminutesplustard,ilétaitenville.
*Bien reposé, le jésuite écouta calmement M. de Maillet lui exposer de façon
naturelle et prétendument improvisée le petitmémoire qu'il avait rédigé avecM.Macé.Aprèsunebrèveargumentation,lePèreVersauserangeaauxraisonsduconsulet
convint,augrandsoulagementdecelui-ci,qu'ilnedevaitpas,eneffet,serendrelui-mêmeenambassadeenAbyssinie.–Pourtoutvousdire,conclut lebonPère,personnen'avraimentcruquevous
iriez.Le consul fut piqué par cette remarque. L'aurait-on soupçonné de lâcheté ? Il
allait se récrierquand ilpensaque le couragevéritableétaitd'accepter les affronts
sansciller.Ilsetutdoncvaillamment.–Quenousproposez-vousd'autre?demandacalmementlejésuite.– Il me semble, commença M. de Maillet, qu'étant donné la différence de
puissanceentrenotreRoiTrèsChrétienetcemonarque–quin'estaprèstoutqu'unindigène,fût-ilcouronné–ilconvientqueSaMajestéLouisXIVneparaissepointsolliciter. Avec ces gens, on n'est sûr de rien. Songez à l'offense que subirait SaMajestésisonambassadeétaitcapturée,commecelledesPortugaisausièclepassé.PedrodeCovilham,qui lamenait, a été retenu là-basplusdequaranteans et, envérité,ilyestmort.Ensortequesilaqualitédeceluiquinousseraenvoyéestdelaplushauteimportance,celledenotremessagerl'estbeaucoupmoins.–Votreraisonnementesttrèsjuste,ditlejésuite.Nousavionspenséquel'envoi
d'unevéritableambassadeétaitplusdenatureàprovoquerchezlesouverainabyssinlaréciproquequenousdésirons.Maissivousdisposezd'autresmoyensdeparveniràlamêmefin...La conversation avait lieu sur un petit balcon qui ornait, au premier étage, la
grande chambre qui avait été attribuée au Père Versau. De ce promontoire, ondominait la rue principale, autour de laquelle était regroupée la colonie franque.Chaque personne qui passait devant le consulat, apercevant M. de Maillet aubalcon,sedécouvraitrespectueusement.–Ilmesemble,dithardimentleconsul,quelemeilleurmoyenseraitencorede
tirerprofitdesrelationsnaturellesquel'Éthiopieentretientaveccepays-ci.–Quellessont-ellesdonc?–Ilyenadedeuxsortes.Detempsentemps,l'Empereurenvoieunmessagerau
Patriarchecopted'Alexandriepourluidemanderdedésignerunabuna.Ilestdelaplusanciennetraditionquelechefdel'Égliseéthiopienne,quel'onappellel'Abuna,soit un copte égyptien envoyé à cet effet.Mais onne peut pas compter sur cetteopportunité,tropimprévisibleettroprare.–L'autreopportunité?–Ce sont lesmarchands.Certaines années, il arrive qu'une caravane descende
d'AbyssinieetvienneéchangerdesproduitsauCaireetsurletrajet.–JecroyaisqueleNégusétaitenguerreaveclesmusulmans?–MonPère,nouslesommesaussiaveclesTurcsetcependantnousvoicisurce
balcon à deviser tranquillement. Les États ont des prudences dont les individusdevraientparfoiss'inspirer.Ilyadesliensquineserompentjamais.M.deMailletditcesdernièresphrasesavecunegrimacecourtoisequitrahissait
l'immensesatisfactionqu'ilavaitparfoisd'êtrelui-même.–Excellence,ditlejésuiteenmontrantparsonfinsourirequ'ilétaitàl'endroit
du diplomate dans les meilleures dispositions de confiance, je m'en remetsentièrementàvouspourmeproposerunesolutionquiserveleprojetduRoi.Leconsulinclinalatête.Intérieurement,iléclataitd'orgueilleusehumilité.
*
M. Macé rentra vers cinq heures. En nage, les cheveux collés de sueur, des
grumeaux de poudre sur les joues, il fit irruption chez le consul en s'excusant àpeine.–Jel'ai,dit-ilhorsdelui.–Notremarchand?–HadjiAlilui-même.Ilreprenaitsonsouffle,unemainsurlecœur.
–J'ai fouillétoute laville.Onlecroyaitparti.Lachancem'asouri.Undemesindicateursl'avaitvuhier.–Oùest-il?ditleconsulsévèrement.–Surlepalier.Ilattend.Laissez-moivousexpliquer...Puis,sereprenant:–...Excellence.Avec le souffle revenait le sens des convenances et c'était tant mieux. M. de
Mailletacceptaitmallesprivautésquellesqu'enfussentlesraisons.–C'estun fourbe,continuaM.Macé.Unmalin. Ilnevoulait rienentendre, à
proposdel'Abyssinie.J'aidûluipromettre...–Quoidonc?–Centécus.Leconsulfitunécart.–Commevousyallez!–Pourcettesomme,ilparlera.–Etquedit-ilquivaillecentécus?– Excellence, promettez-moi d'honorer mon engagement. Sinon, je suis un
hommemort.–C'estentendu,jepaierai.Maisqu'a-t-ildit?–Rienencore.–Vousvousmoquezdemoi!ditM.deMailletenfaisantminedes'éloigner.–Excellence,permettez.Ilvaparler.IlvavousdiredequoileNégusabesoin.M.deMaillethésitauninstantsurlepartiàprendre.–Ehbien,dit-ilfinalementavechumeur,qu'attendez-vouspourlefaireentrer?Hadji Ali était un de ces hommes dont il est impossible de définir l'origine.
D'uneexcessivemaigreur, à en jugerpar sesmainsosseuses et ses jouescreuses, ilavait des traits fins, un nez busqué, de lourdes paupières et un teint cuivré quipouvaientfairedeluiunYéméniteauYémen,unArabeenÉgypte,unAbyssinenÉthiopie etmême un Indien aux Indes. À la rigueur, on auraitmême pu le voircommeunEuropéentannéparletropique.Pourl'heure,ilétaitvêtudelatuniquebleuedesArabes et portait des babouches vertes. Il avait un anneaudans l'oreilledroite.Ilpritlamainduconsulentresesdeuxmainsàplat,fitd'abordunesortedetripleprosternation,mitensuitesamaindroitesurlecœuret,pourfinir,sebaisalesdoigts.M.deMailletétaitaccoutuméàn'opposeraucunerésistanceàcesformesvariées
mais qu'il jugeait toujours pénibles de salamalecs. Il indiqua à son invité unebanquettesurlaquellel'autres'assitentailleur.Laconversationcommença lentement, traduiteparM.Macé.HadjiAli loua la
décorationduconsulat,labeautéduRoid'aprèssonportrait,lafraîcheurdusiropdefleursd'hibiscusquiluiavaitétéservietfitenfinremarqueravecmélancoliequele sédentaire, quelles que soient ses richesses, est hélas toujours privé de lacompagnietouchantedesétoilesau-dessusdeluipendantqu'ildort.M.deMailletserangeapolimentàcetavis.Onn'avançaitpas.SurunsignedeM.Macé,leconsulallachercherdanslesecrétaireuneboursede
cuircontenantlasommepromise.Illaremitaucaravanier,quilafitpromptementdisparaître. Hadji Ali commença alors à parler du Négus. L'actuel Empereurs'appelait Yesu, premier du nom. Il avait environ quarante ans. C'était un grandguerrier, dont le royaume vivait actuellement en paix.Mais il avait livré bien descombats.–LesÉthiopiensn'ontbesoinderien,ditHadjiAli,répondantparavanceàune
questiondontM.Macéavaitdûl'avertir.Leurpayslespourvoitentout.– Onm'a laissé entendre, dit finement le consul, que l'Empereur vous aurait
pourtantchargéderapportercertaineschosesdel'Égypte?HadjiAlifitunecourteréponse.–Ilditlittéralement:«Pasdeschoses»,traduisitM.Macé,quijugeaitnécessaire
d'intervenir.–Commentcela«Pasdeschoses».Quoidoncalors?fitleconsul.–Jen'ensaisrien,Excellence.Desanimaux,peut-être?–Demandez-le-lui.M.Macétraduisitlaquestionetlemarchandpartitd'unrireinterminable.Ilse
tenaitlescôtes;onvoyait,etc'étaitassezrépugnant,deschicotsnoirsplombésd'oraufonddesabouchegrandeouverte.Leconsuls'impatienta.HadjiAlirepritpeuàpeusoncalmeens'essuyantlesyeux.–Peut-ilnousexpliquersagaieté?–C'estàcausedevotrequestion,paraît-il,ditM.Macé.–Jevousaidit:«Ilneveutpasdeschoses»etvousmedites:«desanimaux».
C'esttrèsdrôle!hoquetaHadjiAli,quiriaittoujours.– Cher Monsieur, dit M. de Maillet avec humeur, je trouve cela également
irrésistible.Mais j'aimeraissavoir,puisquevousvousêtesengagéànous ledire,cequevousdevezrapportersicenesontnideschosesnidesanimaux.HadjiAlirepritunairgrave.–Jechercheunhomme.M.deMailletéchangeaunbrefregardavecM.Macé.–Unhomme,tiensdonc!Etpeut-onsavoirqui?–C'estunsecretd'État,quejenepuisconfieràpersonne,fitlemarchandsurun
tonquinesouffraitpasderéplique.Ilyeutunlongsilence,pendantlequelM.Macéfitsigneauconsulderetourner
verslesecrétaireetd'ensortiruneautrebourse.M.deMaillets'yrefusaitsansmotdiremais avec force grimaces.HadjiAli, les yeuxmi-clos, faisaitminedene rienvoir.De guerre lasse et se sentant près dubut, le consul finit par s'exécuter.Unesecondeboursedisparutsouslatuniquedumarchand.–L'annéedernière,commençaHadjiAli,quelabourseavaitmisenrouteaussi
sûrementquelaclefd'unautomate,j'aiétémalade.Leconsuls'épouvantad'untelcommencement.–Aufait,aufait...M. Macé jugea plus prudent de ne pas traduire ces exclamations et laissa le
chamelierprendresondépartàpetittrain.–J'aiétémalade,continua-t-il,etjesuisvenuauCairepourmefairesoigner.Les
médecins arabes n'ont pas trouvé de remède. D'ailleurs, je ne leur fais guèreconfiance.Ilm'atoujourssembléquelesmédecinsfrancsétaientplushabiles.Jemesuis rapprochédevotre colonie etquelqu'unm'adonné lenomd'un religieux. Jesuisallélevoir.Ilétaitvêtucommenousmaissarobeétaitbruneetilportaitunecordenouéeautourdelataille.–Uncapucin,ditM.deMailletavecimpatience.– Sans doute. Ils sont assez nombreux par ici. Celui-là était un vieil homme
presqueaveugle.Jedemandaisisonpouvoirs'exerçaitaussisurceuxquicroientparMohammed;onmeditqueoui.Et,defait,ilm'aguéri.– Je suis bien aise de savoir tout cela, dit le consul à l'interprète. Il faudrait
pourtantqu'ilcomprennequesapetitesanténenousintéresseguère.Demandez-luienquoicesaffairesnousconcernent.
– Je suis retourné vers l'Abyssinie par la caravane de septembre, poursuivit lemarchand.L'Empereurm'afaitappelerd'abordquej'arrivais.Faitexceptionnel,ilademandéàmeparlerseulàseul.C'estlàqu'ilm'adécouvertsamaladie,quiestentouspointssemblableàcelledontceFrancvenaitdemeguérir.–Etvousêtesrevenuchercherunmédecinici!ditM.deMaillet,dontlevisage
s'étaitempourpréd'émotion.HadjiAlis'inclinarespectueusementpourmarquersonapprobation.–Peut-onsavoirsi...vousl'aveztrouvé?ditleconsul.–Hélas!fitHadjiAlienprenantunemineexagérémentcontrite,levieuxFranc
quim'a guéri l'an dernier estmort pendant la saison sèche. Il était très âgé et lecœur,sansdoute...–Qu'allez-vousfaire?demandaleconsul.–J'attends.Allahpourvoitàtout,lorsqu'onluifaitconfiance.–C'estunebelleleçondepiété,ditM.deMailletavecunpeud'impatience,mais
commentseprésentel'affaire...surterre?–D'autres religieux francs de lamême sorte quemondéfunt guérisseurm'ont
promisdemefournirquelqu'unsouspeu.Ilsattendentundesleurs,renommédansles chosesdemédecine, qui arrive ces jours-ci de Jérusalem.À l'heurequ'il est, ildoit être en train d'approcher d'Alexandrie.C'est l'affaire d'une dizaine de lunes,toutauplus.–Àlabonneheure,ditM.deMaillet.–Jemeréjouisaussiquecethommearrive,ajoutalemarchand,parcequel'effet
desremèdesqueleprécédentm'avaitordonnéss'estépuiséetilfaudraitqu'ilm'enprocuredenouveaux.–Peut-on savoirdequellemaladie il s'agit ?demandaprudemment leconsulà
M.Macé.Celui-citraduisitlonguementlaquestion,avecsansdouteforceformulesdecirconstances.–Mamaladien'estpassecrètemaispuisquevoussavezquec'estcelleduNégus,
ilm'est impossible,sanstrahir,delarévéler.Sachezqu'ellen'estpasmortellemaisqu'elle cause beaucoup de désagréments et aigrit le caractère, ce qui est toujoursfâcheuxpourunsouverain.Laconversationrepritensuiteuntourpolietinsignifiant.M.Macéraccompagna
lemarchandverssixheures,aprèsqu'ilsfurentconvenusdeserevoirlelendemain.M.deMailletétaitsatisfaitau-delàdesesplusgrandesespérances.Ilgratifiason
secrétairede félicitations, que celui-ci reçut cassé endeux.Voilà qu'enunemêmejournée ils avaient pu rectifier le projet d'ambassade sans le dénaturer mais enépargnantlaviedeM.deMaillet.IlsavaientdécouvertlepointfaibleduNégusetlemoyen d'introduire auprès de lui unmessager.De plus, cemessager serait unreligieux,cequinepouvaitquecomblerlesdésirsdeLouisXIV.L'unetl'autresejugeaient à cette minute extrêmement habiles. Pour consacrer leur triomphe, ilsuffisaitd'annoncercesexcellentesnouvellesaujésuite.–Aufait,ditM.deMaillet,dequellemaladiecroyez-vousqu'ils'agit?–MonavisestqueHadjiAlisouffred'uneaffectiondelapeau.Vousavezsans
douteremarquéqu'ilsegrattesanscessesurlecôtédroit.Toutàl'heure,quandilaavancé lebraspour saisir sa tassede thé, j'ai cruapercevoir le longducoudeunesorte de bourgeon, comme ce lichen qu'on voit sur l'écorce des arbres, dans nosforêts.–Bah!ditleconsul,celanechangepasgrand-chosequecesoitlapeauoutoute
autrepartieducorps.Surcesparoles, ilsmontèrentchez lePèreVersau.Le jésuiteaccueillitpoliment
leurrécit,assislesdoigtscroiséssurleventre.MaisquandM.deMailletenarrivaàl'affairedumédecinfranc,lepetithommenoirentradansunecolèrequiterrifiasesinterlocuteurs.Qu'uncorpssifrêlepûtdéchaînertantdeviolencefutd'abordcequiles stupéfia. Ensuite, ils cherchèrent à comprendre l'erreur qu'ils avaient pucommettre et qui expliquait une telle explosion.C'est alors queM.deMaillet seressouvint que tout avait commencé dès lors qu'il avait prononcé le seulmot de«capucin».
CHAPITRE5
Les Capucins, qui se singularisent par un costume particulier à large capuche,
sontlesmoinesd'unordreréformédesaintFrançois.EnÉgypte,àl'époque,dufaitd'un grave différend avec la custodie de Terre Sainte dont ils dépendaient, lesCapucinsavaientvuendixansleurnombreseréduireetleurpositions'affaiblir.M.deMaillet le savait. Il savait aussiquepour éviter leur complètedisparitionde cepayslesCapucinsavaientdûrecouriràunstratagème.Ilsétaientallésjusqu'àRomedemander l'intercession du Pape. Ils l'avaient persuadé que des milliers decatholiques,convertiscinquanteansplustôtparlesJésuitesenAbyssinie,avaientfuiles persécutions ordonnées par le Négus au moment de l'expulsion de laCompagnie. Ces malheureuses victimes du zèle des disciples d'Ignace et de lacruauté des hérétiques d'Ethiopie survivaient à grand-peine, prétendaient lesCapucins. Ils étaient, selon leurs dires, dispersés dans des régions inhospitalières,quelque part dans le sud de l'Égypte, entre le pays de Senaar et la frontièred'Abyssinie.LesCapucinsseproclamèrentlesprotecteursdecescatholiqueségarésquenuln'avait jamaisvusmaisdont ilsattestaient l'existence. IlsdemandèrentauPape de leur confier officiellement cette mission. Innocent XII considérait avecbienveillancecetordredereligieuxsimples,peuinstruits,etn'étaitpasinsensibleaufaitqu'ungrandnombred'entreeuxétaientitaliens.Illeuraccordalafaveurqu'ilsdemandaient. Forts du soutien pontifical, lesCapucins étaient revenus enÉgyptedeuxansauparavant. Ilsavaientmigrévers le sudetouvertunhospiceenHaute-Égypte. Si bien qu'après avoir été tout près de disparaître du pays, ils y étaientmaintenantréinstallésplusenforcequejamais.M.deMaillet savait aussi,mais iln'yavaitpasprisgarde,que lesCapucinsne
comptaientpass'arrêter là.Leurvéritablebutn'étaitpasseulementdesecourir lescatholiques abyssins en exil,mais la conversionde l'Abyssinie elle-même.LePapeavait encouragécetteprétentionetcrééun fondsdestinéà l'entretienàperpétuitédes missionnaires capucins envoyés en Abyssinie. Cette ambition les mettaitdirectementenconcurrenceaveclesJésuites,quin'avaientjamaisacceptéleuréchecetentendaientbienretournerunjourdanscepays.LesJésuitesétaientsipeunombreuxenÉgypte,ilsyvivaientsipaisiblementeten
si bonne intelligence apparente avec tous que le consul avait méconnu la ruderivalitéquipouvait,àl'échelonsupérieur,lesopposerauxautresordres.LacolèreduPère Versau lorsqu'il prononça lemot « capucin » vint rappeler brutalement sonerreuràM.deMaillet.–Iln'estpasquestion,expliqualejésuiteavecvéhémence,qu'unmessageduRoi
deFrancesoittransmispardesItaliens.Depluscettemissionincombeànotreordreetàluiseul.LesrecommandationsduRoisontformelles.Etpuisqu'ilmefautbienvous confier des faits dont j'aurais préféré ne pas m'ouvrir tant ils pourraientparaître compromettants pourmamodestie, je vous dirai qu'avant deme rendre
auprèsdevous,lorsquejesuispasséparRomej'yairencontréSaSaintetélePapeenpersonne.Aux yeux de M. de Maillet, le prestige du jésuite s'accrut encore, ce qui ne
paraissait pas d'abord possible.Non content d'avoir reçu ses ordres de la bouchemêmeduconfesseurduRoi,l'hommequeleconsulavaitenfacedeluis'étaittenudanslamêmeproximitéduSouverainPontifeetluiavaitparlé.Cetteadmirationnefitqu'aviverlahonteextrêmequeressentaitlediplomatepoursonerreuretilétaitprêtàtoutentendredansuneparfaiteobéissanceetsoumissiondel'âme.– Le Pape, à qui j'ai représenté les intentions du Roi de France, s'est déclaré
entièrementfavorableetiladonnésabénédictionpourtoutcequ'entreprendraitlaCompagnie aux fins d'extraire l'Abyssinie de l'hérésie dans laquelle elle estmalheureusementplongée.Lesoirtombevitesousletropique;ilbaignaitlapièced'unepénombrebleutée
quiaccroissaitlasolennitédesparolesdujésuite.– C'est ainsi, dit-il pieusement. Pour qu'une aussi haute entreprise que la
reconquête spirituelle d'un immense peuple s'accomplisse comme une œuvre devraiefoi,ilfautqu'ellesoitréaliséeparunepuissanceuniverselle,incontestée,bienau-dessusdetouteambitionterrestre.SeulleRoideFrance,leplusgrandsouveraincatholique,possèdeunesemblablepuissanceetpeutmeneràbienuntelprojetavecdésintéressement.Tout procède ensuite de ce grand dessein : le Pape le reconnaîtcommesacréetnotreordrel'exécutehumblement.Ilmarquauntempspuisajoutaavecunepointed'humeurdanslavoix:– Tandis qu'une entreprise menée à partir du bas, par des prêtres souvent
ignorants, issus d'une nation sans puissance, ne pourrait être que guidée par desintérêtstrophumains...Cettephraseseterminadansunsoupir.M.deMaillet,accablé,nerespiraitplus.–Votreaffaireestfortbienengagée,repritlejésuited'unevoixforteetsurunton
redevenutrèsamical.Faireporternotreambassadeparunmédecinquichemineraaveccemarchand,voilàuneexcellenteidée.Ilfautseulementquecepraticiensoitfrançaisetqu'unprêtredenotreordrel'accompagne.Desdomestiques entrèrent avecdes flambeaux, rompant le charmeet l'onn'en
parlaplus.Ledînersepassagaiement.Lejésuiteracontamilleanecdotesdesesvoyages.Les
dames l'interrogèrent sur Versailles, sur Rome. Il brilla, s'adressant toutparticulièrement àMlle deMaillet. Son père reconnut là avec attendrissement lapropensionnaturelledesprêtresdecetteillustrecompagnieàguiderlesjeunesâmes.LePèreVersauexprimaledésirque lesdeuxjésuitesqu'il savaitêtreauCaireà
cetteépoquevinssentlevisiterlelendemain.M.Macés'engageaàlesprévenir.Onseséparatrèstôtetleconsulrestaseuldanssoncabinet.Ilméditalongtempscetteterrifianteévidence,àlaquelleiln'avaitd'abordpasvoulucroire:lesJésuitesavaientbien la folle témérité non seulement d'envoyer une ambassade en Abyssiniemaisaussideserendreeux-mêmesdanscepaysoùilsétaientexécrés.Lepire,pourM.deMaillet,n'étaitcependantpaslà:illuifallaitmaintenanttrouverunmédecinfrancdanscettecoloniequin'encomptaitpoint.
*Àseptheuresdumatin,lafraîcheurdelanuitsedécollaitparlambeaux,dansun
bainde lumière tiède.Les grands arbresduquartier franc étaientpleinsd'oiseaux
quipiaillaientdanscequ'ilrestaitd'ombre.Lapoussièrecollaitencoreausol;maisquanddespaslasoulevaient,elleneretombaitplus.MaîtreJuremimarchaitsurlebas-côtédesable,passantducouvertdesplatanesà
la blancheur des intervalles ensoleillés. Il était aussi heureux qu'un dauphin quialterne par bonds l'air chaud et l'eau fraîche. Il portait à bout de bras un petitballuchondetoileetsifflotait.Lessbiresduconsulat,commeill'avaitprévu,étaientpasséslaveilleausoirpourluitransmettreuneconvocation.MaîtreJuremis'étaitfinalementrangéauxsagesconseilsdeJean-Baptiste.Ilavait
préparédansunsacquelqueseffetsdetoilette,unechemisepropre,unepetiteBibleet ilpartaitvers lecachotaussigaiqu'unhommeenroutepourunaprès-mididepêche.À la porte du consulat, un domestique vint se saisir de lui fort poliment. Il le
conduisitaupremierétagepuis,paruneportebasseentrompel'œilpercéedanslevestibuleduhaut,ilsentrèrentdansunepetitepiècepleinedefraîcheur:lacroiséeouvertedonnaitsurlefeuillaged'ungrandmûrier.Aumilieudelachambre,etquil'occupait toute, était dressée la table d'undéjeuner. La lumière ricochait sur unenappe blanche brodée aux armes des Maillet, tintait sur des verres de cristal,illuminait une carafe remplie de jus d'orange, deux tasses de porcelaine, du painfrais.LelaquaistiraunechaisepourmaîtreJuremietl'invitaàs'asseoir.Ledroguisterefusa.Àl'évidence,toutcelaétaitleproduitd'unmalentenduquin'allaitpastarderàsedissiper.MaîtreJuremieutenviededireaulaquaisqu'ilyavaituneerreur,qu'ilvenaitseulementpourlecachot,maisl'autredisparutetlelaissaplantédebout,avecson balluchon, calculant tous les désagréments que cette méprise ne pouvaitmanquerdeluivaloirsouspeu.Bientôtleconsulentra.Ilavaittrèsmauvaisemine,lesyeuxrougisetavaitabusé
defardetdepoudre.Sonaffabilitén'enétaitqueplussurprenante.–MaîtreJuremi!Commejesuisaisedevousvoir!Maispourquoinevousa-t-on
pasfaitasseoir?Prenezplace,s'ilvousplaît.Après un dernier sursaut deméfiance, le droguiste plia son grand corps sur la
petitechaise.Leconsulfitservirduthéàlamentheetmontramilleattentions,pourlelait,lesucre,lacuiller,etc.;ilversalui-mêmelejusd'orangedanslesdeuxverres.Maître Juremi commençait à regretter d'avoir abandonné l'idée de la rapière car,d'uncoupferme,ilauraitmisfinàcettecomédieséancetenante.–Vous avez fait du très bon travail, ditM. deMaillet, qui ne put s'empêcher
d'ajouter,enrelevantlesourcil:enmonabsence.MaîtreJureminesutrienrépondre.Poursedonnerunecontenance,ilsechargea
laboucheavecunecornedegazelleet,ainsimuselé,attenditlasuite.Il faut dire que, n'étantpas en tempsordinaireunhommed'éloquence, onne
pouvaitespérerqu'endetellescirconstancesilfûtbienloquace.– C'est un talent, certainement, votre affaire, reprit le consul. Mélanger les
plantesdelasorte,enfairedespâtes,desenduits,desvernis,n'est-cepas?MaîtreJuremipenchalatêted'uncôtéetdel'autre,haussalesépaulesetcontinua
demastiquer.Le consul tournait autour d'une question, cela se sentait. Mais laquelle ? Le
diplomatebutunegrandetassedecaféd'unseultrait,etilsemblaaudroguistequel'affairen'allaitplustraîner.–Cela peut servir à tout, cesmélanges, hum ? Jeme suis laissé dire que vous
faisiezmême...desremèdes?–Nousysommes,seditmaîtreJuremi.Etilsemitàrespirerplusvite,commeuneantilopequisentderrièreelleremuer
lesbuissons.–Necraignezrien,dit leconsulensortantunpetitmouchoir jaunid'avoirété
troplavéetens'essuyantlabouche.Mesprédécesseursontétésévères,danslepassé,avec certainsde vos collèguesqui exerçaient lapharmacieou lamédecine sans lesdiplômes nécessaires. Moi-même, j'ai pu manifester une certaine prudence, biencompréhensibleaprèstout.Ilyatantdecharlatansdanscesrégions.Qu'enpensez-vous?MaîtreJuremihaussadeuxfoislessourcils,cequeM.deMailletcompritcomme
uneapprobation.–Maisdésormais,poursuivit-il,monopinionestfaiteetbienfaite.J'aipuvous
voiràl'œuvre–certessuruntableau,maistoutdemême.Etlesrenseignementsquej'ai sur vous sont excellents. Si vous me dites que vous fabriquez des remèdes,croyez-moi,vousn'aurezqu'àvouslouerdemonappui.Jesuisunhommefidèle,lesavez-vous?–Oui,Excellence,articulapéniblementmaîtreJuremi.–Ehbien, dans ce cas, parlez-moi sans détour.Connaissez-vous, commeon le
dit,lapharmacopéedesplantes?–Ilmesemblequeoui,prononçaledroguiste.– Il lui semble !Mais quellemodestie ! J'ai ouï dire que vous faites plus que
semblant,quel'onvientvousvoirdetoutelacolonie,quelePachalui-mêmevousconsulte.MaîtreJuremibaissalesyeux.–Nevousrepentezpas!insistaM.deMaillet.C'estbien.C'esttrèsbien.J'étais
loindesoupçonnerchezvousdetelstalents.Vousêtessimodeste,maîtreJuremi.Ila fallu que mon épouse, cette nuit que j'étais légèrement indisposé, m'avouâtqu'elle,elle-même,maproprefemme,etsansquejelesache,avaitfaitappelàvous,voilàsixmoisetquevousl'avezguérie.Voyantlamineépouvantéedesonhôte,leconsulprituntonencoreplusdoux.–Vraiment,necraignezrien.Jenesaiscommentgagnervotreconfiance.Jevous
félicitesincèrement.Bienplus,jevousencourage.M.deMailletseleva,fitunpasverslafenêtre,seretournaetditenregardantle
droguiste:–Sauriez-vous,parexemple,guérirlesmaladiesdepeau,jeveuxdirecessortesde
lèpresquel'onvoitsouventicisurlesNoirs.–C'est-à-dire,Excellence,finitparbredouillermaîtreJuremi,noussommesdeux.–Quevoulez-vousdire–J'aiunassocié.–Fortbien,jelesaisd'ailleurs.Maisrépondeznéanmoinsàmaquestion.–Comprenez-moi, pour lamédecine, c'est plutôt lui. Il prescrit et je prépare.
PourMadamevotreépouse,parexemple, je luiaiparléducas, ilm'adit cequ'ilfallaitmettre,j'aimélangéunonguentetjel'ailivré.Voilàmonseulrôle.Leconsulrevintàlatableetserassit.– Je vois, dit-il. En somme, c'est à votre associé qu'il faudrait plutôt que je
m'adresse.–VoilàcequejetentaisdedireàVotreExcellence.LachaleurqueM.deMailletmettaitàlaconversationbaissadequelquesdegrés.–Commentsenomme-t-il,déjà?–Poncet,Excellence.Jean-BaptistePoncet.–Etoùletrouve-t-on?–Nouspartageons lamêmemaison. Il dort aupremier étage etmoi deplain-
pied.–Etvotrelaboratoire?–Oh!Excellence,jecroisbienqueriennesepuissedistinguercheznousdece
quisertàvivreetdenotretravail.J'auraisdumalàvousdécrire...Leconsulrestasongeurunlongmoment.–Croyez-vous,dit-ilenfin,quevotreamiseraitdisponiblepourunlongvoyage?– Il faut le lui demander, Excellence. C'est un garçon, comment dirais-je,
particulier.Sijen'étaispassonassocié,j'affirmeraisqu'ila...dugénie.–Dugénie!commevousyallez!Vraiment,pensaM.deMaillet,cesaventuriersnedoutentderien.–Mel'amèneriez-vous?– Certainement, si vous l'exigez. Nous sommes les sujets du Roi et vous le
représentez.Même venu d'un homme sans condition, l'énoncé de telles professions de foi
réjouissaittoujourslecœurdeM.deMaillet,quinesavaitpasrefusersagratitudeàcelui qui lui témoignait aussi sincèrement sa fidélité. Voilà, pensait-il, l'harmoniemême du régime monarchique : une autorité bienvenue sur des sujetsreconnaissants.MaîtreJuremisouritpourlui-même.Ilavaitsouventobservéqu'ilneconnaissait
aucunmilieuentrelarévolteimpulsiveetviolente,etl'obséquiositésoumise.C'étaitlàsonmasquedeprotestant.OnauraitbienétonnéM.deMailletenluidisantqu'ilavaitdevantluil'undecesémigrésfurieuxqueGuillaumed'Orangeavaitemployéspour trancher presque à mains nues la ligne de défense des Stuart sur la côted'Irlande.Pourtant,lablessurequ'ilavaitauventreentémoignaitetmaîtreJuremisentaituneterribleenviederoulersachemiseetd'étalersous lenezduconsulsescouturesdesabre.–Danscecas,repritM.deMaillet,ditesàvotreassociéquejel'attendsiciàonze
heures.–Commevousvoudrez,Excellence.Pourtant...Maître Juremi était pris d'un scrupule : le consul ne paraissait pas mal
intentionné. Iln'yavaitpasgrand risqueà lui avouer laprofession réellede Jean-Baptiste.C'étaitplutôtducaractèredecelui-ciquetoutétaitàcraindre.N'avait-ilpasditlui-mêmelaveille:«S'ilmeconvoquait,moi,jen'iraispas.»–Pourtant?s'impatientaM.deMaillet.–Pourtant,commejeconnaisbienmonamiPoncet,jemepermettraisunautre
avis.–Dites.– Ilme semble que siVotreExcellence voulait bien se rendre jusqu'à chez lui,
c'est-à-dire chez nous, mon associé vous serait infiniment reconnaissant et nepourraitrienvousrefuser.–Merendrechezlui!Cemonsieurdonnedesaudiences,peut-être?Leprotestantgardaunprudentsilence.C'étaitétrange,absurde,révoltantmême,pensaitleconsul.Maisenfin,puisqu'il
yavaiturgence,puisquecedrôleétaitenposturedeforce,àsamanièreetpourdebrèvescirconstances,autantvalaitravalersonmépris.–Ysera-t-ildansuneheure?ditM.deMailletenserrantlespoings.
CHAPITRE6
Lecarrosseattendaitdanslacourduconsulatpavéederondellesdebois.C'était
une superbe voiture construite à Montereau et apportée de France par deuxvaisseaux(lesrouesdansl'un,lacaisseetletimondansl'autre).Leconsull'utilisaitpour ses déplacements officiels en ville et son autorité avec les Turcs en étaitaugmentée.Aprèsavoiremployétoutel'heurequ'ils'étaitdonnéeàdélibérer,M.deMaillet avait finalement résolu d'aller chez le médecin en voiture. Il habitait àquelquesdizainesdemètresetilauraitétéfacile,naturelmême,des'yrendreàpied.Cette étrange visite aurait peut-être gagné en discrétion ; elle n'aurait cependantparuqueplus suspecte.Non, lemeilleurmoyendene pas attirer trop l'attentionétaitdepartirencarrosse,del'arrêterdevantl'hôteld'ungrosmarchandauquelleconsulavaitparfoisrenduvisiteetdefaireundétourdel'autrecôtédelarue,parlamaisondesapothicaires,enayantl'aird'êtremûparlaseulecuriosité.M.deMailletdemandasonavisàM.Macé,quiconfirma,etilss'embarquèrenttouslesdeuxverslesdixheuresdumatin.Afin de paraître plus naturel encore, le consul ordonna au cocher de sortir
d'abordde lacolonie,de faireun tourdans lavilleetde rentrer segarer«devantl'hôteldeMonsieurB.».–Alors,Macé,ditleconsulunpeupiqué,qu'avez-vousdécouvertdansnosfiches
surlegrandpersonnagequenousallonsvisiter?–Bienpeudechoses,Excellence.L'hommenefaitguèreparlerdelui.Àvraidire,
nousnesavonsmêmepassiPoncetestsonvrainom.Ilestarrivéiciilyatroisans.On sait qu'il avait d'abord séjourné sixmois à Alexandrie, d'où il était arrivé enfuyant Venise. Il s'est vanté plusieurs fois d'avoir exercé son art auparavant àMarseille,àBeaucaireetenItalie.Nousavonsdebonnesraisonsdecroirequesespapiers sont faux.SoncertificatdenaissancevientdeGrenoble, làoùaétéarrêtél'an passé cemoine défroqué qui exerçait avec talent l'activité de faussaire. VotreExcellence,avertieensontempsdecesfaits,aaccepténéanmoinsavecbienveillanced'étendresaprotectionsurlesieurPoncet,malgrél'incertitudeoùnoussommesdulieu,deladateetdescirconstancesdesanaissance.–Quem'importesanaissance!sifflaleconsulentresesdents.PourM. deMaillet, seul un gentilhomme naissait quelque part, sur une terre
dontilpossédaitlesoletleshommes,etquiportaitsonnom.Lesautresnaissaientoùilspouvaient,celan'avaitdevaleurqu'anecdotique.–A-t-on idéede la raisondecetteerrance ? reprit-il.CePoncetne serait-ilpas
protestant,commesonassocié?–Il semblequ'il sesoitplutôtdéplacésous l'effetdedénonciations.Ilexerce la
médecineetlapharmaciesansaucundiplôme.Mais,s'agissantdesareligion,noussommescertainsqu'ilestcatholiqueromainbaptisé.–Jenel'aipourtantjamaisvuàlachapelle.
C'estainsiqu'onnommaitlapetiteégliseattenanteauconsulatoùseréunissaitlacoloniechaquedimanche.–Hélas!plusd'unquartdesmembresdenotrenationnefaitpasmieuxquelui.–Jesaiset,unjouroul'autre,ilvafalloirymettrebonordre.– Le curé dit qu'il l'a vu de temps en temps, en dehors des cérémonies, les
premierstempsqu'ilestarrivédanslacolonie.Ilauraitmêmeapportéunefoisdesfleursàl'église.–S'est-ildéjàconfessé?–Jamais.Leconsulhaussalesépaulesetregardaparlaportièreavecimpatience.M.Macé fouilladans lespapiers jaunisqu'il avait sur les genoux.Par les vitres
ouvertes du carrosse entrait l'air tièdede la ville arabe avecdes odeursdepimentséché et de café. La foule croisait le carrosse dans des ruelles si étroites que lespiétonsletouchaientpresque.Desenfantscriaientdesquolibetsdansleurlangueetdétalaient. Toujours en troupe, les femmes, serrées dans leurs voiles de coton,jetaientàl'intérieurducarrossedescoupsd'œilindiscrets.–Peudecondamnations,continualesecrétaire.Tapagenocturne:sonassociéet
lui avaient bu pour fêter je ne sais quoi. Une plainte pour duel : en réalité ilsferraillaient seulement entre eux,pour sedivertir.Poncet voitbeaucoup lesTurcs,soigne le Pacha, plusieurs beys, le kayia des azabs et celui des janissaires, denombreuxmarchands...C'était bien là ce qui rendait l'affaire délicate pour le consul. La faveur dont
l'apothicaire jouissait auprès de l'autorité turque lui donnait une grandeindépendance. Le consul savait d'expérience qu'il était toujours dangereux des'attaquer à des hommes qui pouvaient, aumoindre incident, exciter lamauvaisehumeurdesindigènesetprovoquerdegrandesconfusionsdiplomatiques.CePoncetdevait bien le savoir. Il était à craindre qu'il s'en autorisât pourmettre beaucoupd'insolencedanssaconduite.–Votredossierest trèsmaigre, jenevousen féliciteguère,dit leconsul surun
tonrogue,lui,qui,pourtant,portaitd'ordinairepeud'intérêtàlasurveillancedesanation.Lavoitures'étaitarrêtée,autermedesonpériple,devantlamaisonqueleconsul
avaitdésignée.Lerichemarchandquienétaitpropriétairevintàsarencontreavecdesexclamationsdesurpriseetdejoie.Lediplomateeutledésagrémentd'expliqueràcelourdaudqu'ilétaitcertestrèsheureuxdelevoirmaisqu'àvraidireuneautreaffaireinsignifianteetdepurecuriositél'attendaitenface.Surquoi,ilentraînaM.Macéettraversadignementlarue.La maison que partageaient Poncet et maître Juremi était beaucoup moins
prestigieuse que celle qui lui faisait fa