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Guilhem VINCENT 9 avril 2011
Être Architecte – Partie 1
Patrie
Dans un lieu commun
Vide place d’attente
Se tourne une main discrète
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Revue de presse :
C'est le mythe du progrès et de la sécurité qui est en train de s'effondrer
LEMONDE.FR | 25.03.11 | 09h29 • Mis à jour le 25.03.11 | 11h15
Parler de "société du risque mondialisé", c'est parler d'une époque au sein de laquelle la face
obscure du progrès détermine de plus en plus les controverses sociales. Que les plus grands
dangers viennent de nous n'a d'abord été une évidence pour personne, et on l'a contesté ; or
c'est un fait qui est en train de devenir la force motrice de la politique. Les dangers nucléaires, le
changement climatique, la crise financière, le 11‐Septembre, etc. Tout cela s'est produit
conformément au scénario que je décrivais il y a vingt‐cinq ans, avant même la catastrophe de
Tchernobyl.
A la différence des risques industriels des époques passées, ceux d'aujourd'hui ne connaissent
pas de limites, qu'elles soient géographiques, temporelles ou sociales ; aucune des règles en
vigueur ne permet de les imputer à quiconque, tant en termes de causalité que de faute ou de
responsabilité ; enfin ils ne peuvent être ni compensés, ni assurés. Là où les assurances privées
renoncent à protéger – et c'est le cas pour l'énergie nucléaire comme pour les nouvelles
technologies génétiques – la frontière entre risques calculables et dangers incalculables ne
cesse d'être franchie. Produits par l'industrie, ces dangers potentiels sont en outre externalisés
par l'économie, individualisés par le droit, légitimés par la technologie et minimisés par les
politiques. Bref : le système de réglementation qui doit assurer le contrôle "rationnel" de ces
potentiels d'autodestruction en marche vaut ce que vaut un frein de bicyclette sur un jumbo‐jet.
Mais ne faut‐il pas distinguer Fukushima de Tchernobyl ? Les événements qui se déroulent au
Japon sont en effet issus d'une catastrophe naturelle et le potentiel de destruction qui y est à
l'œuvre n'est pas la conséquence d'une décision humaine, mais d'un tremblement de terre et
d'un tsunami.
DES RISQUES LIÉS À LA DÉCISION
La notion de "catastrophe naturelle" permet en effet d'indiquer ce qui n'a pas été causé par
l'homme et dont il ne saurait être tenu, par conséquent, pour responsable. N'est‐ce pas là
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toutefois une vision qui appartient aux siècles passés ? En lui‐même, ce concept est déjà faux,
puisque la nature ne connaît pas de "catastrophes", tout au plus des processus soudains de
transformation. Des transformations telles qu'un tremblement de terre ou un tsunami ne
deviennent des "catastrophes" qu'en référence à la civilisation humaine. Par ailleurs, la décision
de construire des centrales nucléaires sur des zones sismiques n'est sûrement pas un
événement naturel – c'est une décision politique qu'il a fallu justifier en tenant compte des
exigences de sécurité dues aux citoyens, et qu'il a fallu imposer à ceux qui s'y opposaient. En ce
qui concerne non seulement la construction des usines nucléaires, mais également celle des
immeubles de grande hauteur, et même le plan d'urbanisme dans son ensemble s'agissant
d'une métropole internationale comme Tokyo (ce qui n'exclut pas les villes plus petites), les
prétendues "catastrophes naturelles" se transforment en risques liés à la décision ; ceux‐ci sont
donc – au moins en principe – imputables à des décideurs. Ce que l'actualité japonaise permet
de bien percevoir c'est à quel point ce qui est imputable à la nature et ce qui l'est à la technique
et aux compétences humaines sont directement enchevêtrés l'un à l'autre.
De manière très générale : on parle de "catastrophes naturelles" et de "dangers pour
l'environnement" à un moment de l'histoire où n'existe précisément plus quelque chose comme
une "pure nature" que l'on pourrait opposer à la technique et à la société. Ce que l'un – disons
l'industrie chimique – pollue et que l'on appelle alors "environnement" est tout bonnement ce
que l'autre – disons l'agriculture, le tourisme ou la pêche – a à offrir sur le marché.
L'industrie nucléaire a appris quelque chose du mouvement écologiste : dans la course au
refoulement des risques majeurs, on peut ne plus nier le "risque résiduel" – et on s'emploie à
gagner un coup d'avance en noircissant les solutions concurrentes. Dans la surenchère des
apocalypses possibles, la mise en scène publique des risques donne lieu à un jeu différé : plus je
noircis le concurrent et plus j'éclaircis du même coup ma propre noirceur – jusqu'à la faire
blancheur. C'est ainsi, paradoxalement, que l'aggravation du changement climatique a ouvert
de nouveaux marchés mondiaux aux centrales nucléaires.
La réponse aux risques modernes se trouvait dans l'assurance comme "technologie morale"
(François Ewald). Nous pouvions ne plus être nécessairement asservis à la providence et aux
coups du destin. Le rapport à la nature, au monde et à Dieu changeait : désormais, nous étions
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responsables de notre propre malheur, tout en disposant en principe des moyens d'en
compenser les conséquences. C'est ainsi en tout cas qu'a fonctionné le mythe de la "vie
assurée", triomphant depuis le XVIIIe siècle dans tous les domaines.
Il a réussi effectivement à faire que les anciens risques de l'époque industrielle ont été l'objet
d'un consensus du fait qu'ils reposaient sur une sorte de suivi de précaution (incendie,
assurance, prises en charge psychologique, médicale, etc.). Or si nous sommes choqués à la vue
des images de désolation qui nous viennent du Japon, cela tient aussi à l'intuition, entre chiens
et loups, dont elles s'accompagnent : il n'existe aujourd'hui aucune institution, ni réelle ni même
simplement concevable, qui soit préparée au "plus grand accident raisonnablement prévisible",
aucune institution, par conséquent, qui puisse, à cette fin des fins, garantir l'ordre social et la
constitution culturelle et politique.
Bien des acteurs, en revanche, se spécialisent dans le déni du danger, désormais possible. En
effet à la sécurité par le suivi de précaution s'est substitué le dogme sacré de l'infaillibilité.
Chaque pays – en particulier naturellement la France, l'expert nucléaire Sarkozy sait bien cela –
a le parc de centrales le plus sûr du monde ! Les gardiennes du dogme, ce sont la science et
l'économie nucléaires, celles‐là mêmes que l'on vient de prendre, sous les feux de l'espace
public mondial, en flagrant délit d'erreur. À l’époque des événements de Tchernobyl (1986),
Franz‐Josef Strauss prétendait que seuls les réacteurs nucléaires "communistes" étaient
susceptibles d'exploser – sous‐entendu : l'Occident capitaliste développé dispose de centrales
beaucoup plus sûres. Mais les avaries d'aujourd'hui se sont produites au Japon, pays high‐tech,
qui passe pour le mieux équipé et le plus sécurisé possible. La fiction selon laquelle, en
Occident, nous baignerions dans la sécurité, a vécu. La simple question : "Que se passerait‐il, si
jamais…?" tombe dans le vide d'une absence de précaution. Aussi la stabilité politique dans les
sociétés du risque ne tient‐elle qu'à cette autre stabilité : se donner des raisons de ne pas
envisager le problème.
En tout cas, ce mythe de la sécurité de la rationalité technique est en train d'exploser aux yeux
du monde entier, dans toutes les salles de séjour, avec les événements dramatiques de
Fukushima. Quelle signification peut donc encore avoir une sécurité fondée sur la probabilité –
et avec elle une analyse du risque fondée sur la technique et les sciences de la nature – quand il
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s'agit d'estimer l'accident le plus grave rationnellement prévisible, quand sa survenue laissera
bien sûr la théorie intacte, mais aura annihilé toute vie ? Ce qui conduit à cette autre question :
à quoi bon un système juridique qui réglemente dans le moindre détail les petits risques
techniquement négociables, mais use de son autorité pour légaliser et faire supporter comme
"risque résiduel" acceptable des dangers majeurs qui menacent la vie de tous ?
C'est à la "girouette de l'atome" – figure assez bien incarnée par la chancelière Angela Merkel –
qu'on appréciera le dilemme d'une politique pro‐nucléaire. Comment une autorité politique
peut‐elle se maintenir quand il lui faut aller au devant de la conscience que ses électeurs ont des
dangers en leur tenant des propos énergiques sur leur sécurité, et se mettre du même coup en
situation permanente d'accusée virtuelle possible, sa crédibilité dans son ensemble étant remise
en cause au moindre signe de catastrophe ?
Que ce qu'il reste d'espoir au Japon réside précisément dans l'intervention des "forces
d'autodéfense", chargées de se substituer à un système de refroidissement défaillant en
larguant de l'eau de mer depuis des hélicoptères, est plus qu'ironique – autodéfense ou défense
contre soi‐même ? Hiroshima fut effroyable – l'horreur absolue. Mais du moins était‐ce
l'ennemi qui avait frappé. Que se passe‐t‐il quand l'effroi provient de la zone productive de la
société – et non de militaires ? Ceux qui mettent aujourd'hui la nation en péril, ce sont les
garants du droit, de l'ordre, de la rationalité, de la démocratie elle‐même. Quelle politique
industrielle aurait‐il fallu défendre, si le vent porteur du dernier espoir avait tourné et si Tokyo
avait été contaminée ? A quelle crise de la technologie, de la démocratie, de la raison, de la
société faudrait‐il nous attendre ?
Certains se plaignent de ce que les images traumatisantes qui nous viennent du Japon
produiraient de fausses peurs et joueraient d'une "pseudo‐science" de l'empathie. Mais c'est
méconnaître avec une totale naïveté la dynamique politique inhérente au potentiel –
généralement sous‐estimé – d'autodestruction du capitalisme industriel triomphant. Bien des
dangers – à l'exemple même des radiations nucléaires – sont en effet invisibles ; ils se dérobent
à la perception quotidienne. Il s'ensuit que la destruction comme la protestation ne sont donc
exprimables qu'au moyen de symboles. Le citoyen de base, qui, eu égard à des menaces
échappant de toute façon aux sens, est culturellement dépourvu d'yeux, peut devenir "voyant"
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grâce aux images télévisées.
La question de savoir s'il peut exister un sujet révolutionnaire capable de renverser le rapport
de forces qui conduit à définir la politique du risque est une question qui tourne à vide (qui
définit ce qu'est un risque sérieux et ce qui ne l'est pas ? Sur la base de quelles hypothèses
cognitives ?). Les mouvements anti‐nucléaires, la médiatisation des interventions critiques dans
la sphère publique, etc., tout cela ne peut enclencher un retournement de la politique nucléaire
– ils n'y parviendront pas en tout cas avec leurs seuls moyens. En fin de compte, s'il existe un
contre‐pouvoir nucléaire, ce n'est pas tant du côté des manifestants qui bloquent les transports
de combustible qu'il faut le rechercher. Le fer de lance de l'opposition à l'énergie nucléaire
réside… dans l'industrie nucléaire elle‐même.
Le mythe de la sécurité est en train de se consumer dans les images de catastrophes dont les
exploitants nucléaires avaient catégoriquement exclu la possibilité. S'il est entendu, justifié, que
les gardiens de la rationalité et de l'ordre légalisent et normalisent la mise en danger de la vie,
alors les milieux bureaucratiques de la sécurité promise ont beaucoup de soucis à se faire. Il
n'est pas faux, dès lors, de dire qu'à la question du "sujet politique" dans la société de classes
correspond, dans la société du risque, la question de la "réflexivité politique".
Ce serait cependant une erreur d'en conclure que les Lumières sont entrées dans une nouvelle
phase dont l'Histoire, dans sa grande charité, nous ferait l'offrande. On peut aussi préférer
estimer, tout au contraire, que la perspective ici esquissée évoque le stratagème de marins qui
voudraient évacuer l'eau qui envahit leur navire en perçant un trou au fond de la cale.
Traduction Christian Bouchindhomme
Ulrich Beck, sociologue allemand
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Et ce fut le grand séisme
et le Soleil s’obscurcit comme cilice,
et se fit la Lune sang...
Et les étoiles churent sur la terre
ainsi le figuier secoué par le vent de tempête
perd ses fruits encore verts.
Et le ciel se roula comme un parchemin et disparut,
et les montagnes, les îles
se mirent en mouvement.
Et les rois de la terre, les seigneurs,
les riches, les capitaines,
les puissants et les hommes francs,
tous coururent se réfugier
dans les cavernes, dans les gorges,
disant aux rochers et aux pierres :
roulez, ensevelissez‐nous
dissimulez‐nous à la face
de celui qui siège sur le trône,
et à l’ire de l’agneau,
car venu le grand jour de sa colère,
qui peut en réchapper?
Poème de Arseni Tarkovski dans Stalker
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http://www.lemonde.fr/idees/article/2011/03/25/la‐societe‐du‐risque‐mondialise_1497769_3232.html Cet article marque un point de départ pour une théorie de la catastrophe.
Il peut paraître étrange d'assimiler responsabilité et catastrophe, car la civilisation ne peut pas
répondre de la nature, et ne peut pas être tenue pour responsable. Mais peut‐elle être
responsable de ses propres créations quand celles‐ci deviennent le lieu de leur propre
destruction. Fukushima est le lieu d’une catastrophe particulière, car ce qui marque
particulièrement dans cette catastrophe, ce n'est pas la puissance extraordinaire du tsunami
(qui ne l’est apparemment pas pour les responsables, qui en nient la réalité, sous couvert de
rareté du cas...) , car le désastre ne suscite que son propre désastre, phénomène naturel
désastreux, exceptionnel, tragique.
Nous pouvons voir dans l’histoire de la civilisation des cas similaires, et les couches géologiques
témoignent de la sédimentation de l'être terre/civilisation depuis son origine.
La cité est définie par son rapport d’opposition/dépendance au monde naturel, à l'Autre, et ce
depuis toujours, et la modernité consiste à créer un lien harmonieux entre les deux, lien brisé
quand l’une des deux «parties» prend une place trop importante, crise écologique d’un côté
quand la modernité n’entre pas dans la logique de l’écosystème global, catastrophe quand
l’écosystème global se déchaîne, guerre quand l’Autre est Humain. Mais ce qui marque si
profondément le monde hyper‐moderne, c'est que cette opposition est retournée. La
civilisation hyper‐moderne vit ce qui est appelé le «village global», où l’humanité vit une
situation exceptionnelle de s’étendre sur la totalité de l’écosystème. Cela ne poserait pas trop
de problèmes si la civilisation vivait dans l’équilibre défini plus haut, et la crise écologique pose
problème pour l’espèce humaine, avec des dérèglements perturbant profondément l’équilibre
de la vie, mais ne remettant pas en cause sa pérennité, la vie ayant fait preuve d’inventivité
pour survivre depuis des millénaires. La crise écologique, qui n’est pas à défendre, au contraire,
elle mérite tous les efforts pour être digérée, ne remet pas en cause la présence au long terme
de la vie. Mais la présence du nucléaire pose d’autres questions que la seule destruction d’une
part de l’humanité. La civilisation hyper‐moderne possède la possibilité de détruire l’organisme
global de vie, non pas la transformation de l’équilibre de l’écosystème, la destruction de la vie,
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vie qu’il est très peu probable de trouver ailleurs (encore moins probable qu’un tremblement de
terre sur le parc nucléaire mondial, comme le prédisent les cultivateurs de radioactivité...).
L'ingérence à Fukushima est la triste image de cette nouvelle cité, si nous pouvons l'appeler
ainsi, qui se tourne le dos et qui assiste impuissante à sa propre destruction. L’hypothèse où
Tokyo devrait être évacué serait la marque de cette cité, non pas ville fantôme, car une ville
fantôme est la fuite de la civilisation vers la civilisation, en une évolution organique vers un
monde meilleur, mais fuir Tokyo signifierait fuir la civilisation, vers un monde sans après. La
première solution serait la fuite vers un avant, mais un avant potentiellement hypothétique (et
fantasmé, dans notre civilisation sans plus aucun avant), car la raison de la fuite reposerait déjà
dans la conscience de la fuite, conscience sur laquelle repose la construction de cette fuite.
En 1962, dans son film "La Jetée" Chris Marker montrait un monde dévasté par une guerre
nucléaire, où ce qui restait de civilisation tentait, alors que l'exploration de l'espace était devenu
impossible, de passer par le temps pour trouver l'énergie et des moyens techniques nécessaires
à la reconstruction de la civilisation. Par la mise en image de la conscience, il faisait voyager un
"héros" bien particulier dans le temps (dont le seul héroïsme était d'être attaché fortement au
réel par une image d'enfance), en le faisant rentrer dans le réel par l'image, dans le but de s’y
mouvoir et de tenter de créer un pont avec le passé, puis le futur. La chute, qui signe le
commencement du film, montre le «héros» face à un choix. Il lui est proposé par les hommes du
futur de rester dans ce monde futur pacifié, sauvé; mais plutôt que ce monde de l’après, il
décide de retourner avant la catastrophe, au moment de la scène qu’il l’avait tant marqué étant
enfant. C’est alors qu’il comprend, en se faisant tuer que cette scène avait été la vision de sa
propre mort.
La scène fait basculer ce souvenir qui l’avait tant marqué, laquelle, pendant tout le film est
montrée comme un moment de bonheur. Elle aurait pu être l’image d’un simple moment
réellement vécu, comme il est montré au début de l’exploration des souvenirs dans la tentative
d’accrocher le temps, de vrais chats, de vrais moments de bonheur, de vrais visages etc... Il n’en
est rien, et ce qui a formé la capacité de notre «voyageur» à rentrer dans le réel et dans le
temps n’a pu avoir lieu que grâce à la vision de sa propre mort, en polarité avec ce visage
féminin qui forme la trame des voyages. Mise en abîme de sa propre conscience, et mise en
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abîme de la civilisation, car ce voyage dans la conscience avait pour but de sauver l’humanité de
sa propre destruction, et le voyage s’est soldé (au sens du prix à payer, pas de la finalité), par la
mort même du sauveur. Le film met en scène, non pas un voyage dans le temps, mais la
destruction par la civilisation de sa propre existence et forge comme postulat que l’origine de ce
processus repose déjà dans sa propre fin.
En mettant de telle façon en scène le destin de l’Humanité, espèce qui arrive à abolir la voie de
l’espace (thème critique vis‐à‐vis de la modernité, qui entretient un rapport à l’espace, au
territoire de façon absolue ; voir le rapport entre la bombe atomique et le Land Art américain)
Chris Marker situe l’enjeu de l’homme de la fin, dans le sens Andersien, face à sa propre fin, de
manière active. L’homme de la Jetée observe ce passage du temps de la modernité au temps de
la fin en étant le témoin de sa propre mort.
Ce film possède un caractère Initiatique pour l’architecte de notre époque, qui prend pour
tâche de participer au sauvetage de l’humanité. Si ce film montre le passage entre la modernité
et le temps de la fin, par le biais d’un héros passif, dirigé par la nécessité catastrophique et
concentrationnaire de la fin du monde, il appelle à un acte qui n’est pas encore présent dans le
film, mais qui est d’une certaine manière en substance, proposé par la fable du voyage dans le
temps. Sauver l’humanité passe par la ressource technologique apportée du futur, par l’entrée
en contact avec ceux qui vivent «l'après» sauvetage. Chris Marker utilise un sophisme prenant la
forme d’un «déguisement du destin» pour les survivants, qui affirme que si l’humanité avait
survécu, elle ne pouvait pas refuser à son propre passé les moyens de sa survie.
Voyager dans le passé possède d’un point de vue philosophique une justification relativement
évidente, en mettant en scène le rôle de la mémoire, encrée dans le réel par des images, une
introspection permet d’en arriver à un «moment de vie». Cela nous est montré, dans le rapport
entre image immobile et image mobile, lors du moment poétique crucial de La jetée, où le
visage de la femme s’anime par la mise en mouvement de la pellicule et des effets de lumière,
comme une ode au cinéma et à l’image. Cette scène marque l’entrée mobile dans le réel du
héros, qui peut alors se déplacer dans l’image, dans la mémoire, dans le réel. Ce point de vue
pourrait être l’état parfait de l’Architecte qui se déplace dans le temps, dans l’Architecture
intemporelle, au centre des archétypes, dans une Architecture en perpétuel recommencement,
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qui va de la première stèle mortuaire aux plus grands projets de Kahn. Accéder à ce degré
d’Architecture peut se trouver être le but sublime d’une culture idéaliste et possède en soi‐
même bien des vertus profitables au bien de tous. Qu’est‐ce qu’une bonne Architecture? se
poserait comme question cet Architecte.
Mais dans l’optique de la situation de la catastrophe, cette vue de l’architecture se trouve
biaisée. Nous avons vu comment cela abouti à la possibilité de la destruction totale, et à la
situation dépeinte jusque‐là dans le film de Chris Marker.
Je disais que Chris Marker avait l’intuition d’un autre Architecte dans son film, et cet Architecte
devait non plus voyager dans le passé, mais sauver le présent en allant DANS le monde futur
trouver des ressources nécessaires au monde passé pour sa survie. Ce passage est le plus
mystérieux du film, et nous voyons comment Chris Marker a eu du mal à appliquer la même
forme d’expression plastique que pour le passé, laquelle repose sur des images fixes en noir et
blanc convenant parfaitement pour un travail sur le réel et la mémoire. Nous voyons qu’il
applique le même procédé pour le voyage dans le futur, et nous montre maladroitement des
êtres imaginés, de stature hiératique, marqués d’un «troisième oeil», signifiant maladroitement
que le sujet est délicat à traiter, et que son propos repose sur une représentation maladroite.
De manière plus étrange est significative, il nous montre des formes organiques abstraites,
voulant signifier des villes reconstruites, des pays, des plans d’une architecture
incompréhensible, nous montrant l’impossibilité de comprendre une forme de penser issue du
futur. (S. Kubrick s’est retrouvé face au même problème de représentation lors du
retournement du film 2001 l'odyssée de l’espace quand le héros passe au‐delà de l’infini et se
transforme, en passant dans des champs de couleur, puis dans une architecture étrange pour se
voir mourir et renaître en surhomme, montré de manière maladroite par une sorte « d’être
cosmique»)
Du point de vue de l’architecte c’est un renversement total de la logique même de projet, qui
utilise le moyen de la représentation, pour faire sens et projet DANS et à partir du monde
existant, pour créer le monde futur. L’architecte doit permettre à l’humanité d’habiter un lieu
dans le futur d’un monde possible. Dans l’optique d’un temps de la fin, selon Chris Marker, le
projet architectural se déroule dans un temps de l’après architecture pour pouvoir créer une
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aArchitecture. L’aArchitecte (l’Architecte de l'après) doit utiliser une représentation future,
comme une technologie venant du futur pour lui permettre d’atteindre ce monde d’où est
issue l’architecture ainsi produite. Une architecture ainsi produite serait une architecture de
«l’après», une architecture qui aurait été fabriquée à partir de la catastrophe, avec ses plaies.
Avant d’en arriver là, il est nécessaire d’explorer les potentialités de la projection d’une telle
architecture et sur quelles modalités elle pourrait reposer, si tant est qu’elle puisse exister.
Il sera exploré dans la suite du travail entre architecture et cinéma, comment le film «Le
Sacrifice» de Andreï Tarkovski ouvre des champs d’exploration d’un être‐au‐monde particulier,
faisant question quant à la catastrophe nucléaire, à l’architecture et à la responsabilité.
« Le caractère hérétique, c’est‐à‐dire Sacré, de la poésie est motivé par la conviction que
l’homme est le plus cruel des êtres vivants.
La condition spirituelle du poète mène à la catastrophe. La culture poétique naît du désir
d’éviter cette catastrophe. »
Andreï Tarkovski – Notes du scénario du Sacrifice
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«Brûlé de soifs spirituelles,
j’errais au désert sombre et sourd,
quand un Séraphin aux six ailes
m’apparut dans un carrefour.
De ses doigts légers comme un songe,
touchant mes yeux, il fit s’ouvrir
ma prunelle ardente qui plonge
au plus profond de l’avenir,
dilatée, et claire, et pareille
à la pupille de l’aiglon
qu’un effroi nocturne réveille.
Et puis, il toucha mon oreille
qui s’emplit de bruits et de sons.
Et j’entendis alors l’étrange
frémissement du firmament,
et j’entendis le vol des Anges ;
et j’entendis, depuis ce moment,
Léviathan frôler la mousse
dans les abîme sous‐marins,
la croissance des jeunes pousses,
dans les taillis du val voisin.
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Penché sur ma bouche frivole,
il prit ma langue qui pécha
par blasphème et vaines paroles,
et de sa droite, il l’arracha ;
puis l’Ange, d’un geste farouche
descella de nouveau mes dents ;
sa main sanglante dans ma bouche
mit le dard d’un serpent prudent.
Et puis il fendit de son glaive
ma poitrine, et je sens soudain
que sa dextre cruelle enlève
mon coeur palpitant de mon sein,
et place, dans la plaie ouverte,
un bloc de charbon embrasé...
Dans la plaine, cadavre inerte,
gisait mon corps martyrisé...
Tout à coups retentit le Verbe,
Le Verbe irrité du Très‐Haut :
«O toi qui gis là‐bas dans l’herbe
lève‐toi, mortel, il le faut.
Réveille‐toi donc de ton somme :
debout, Prophète, entends et vois !
Obéis ! parcours à la fois
terres et mers, et que ta voix
brûle partout le coeur des homme!»»
A. Pouchkine, Oeuvres poétiques, op. cit., «Le Prophète», traduction d’Henri Grégoire
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Coupure de presse :
Une fuite d'eau signalée à la centrale nucléaire d'Onagawa après le séisme de jeudi
LEMONDE.FR avec AFP et Reuters | 08.04.11 | 06h43 • Mis à jour le 08.04.11 | 09h25
Des fuites d'eau ont été repérées à la centrale nucléaire d'Onagawa après le nouveau séisme de
magnitude 7,1 survenu jeudi dans le nord‐est du Japon, a annoncé vendredi l'exploitant de la
centrale, Tohoku Electric Power.
"En raison des secousses, plusieurs anomalies ont été relevées dans les bâtiments des réacteurs",
a expliqué un responsable de l'Agence de sûreté nucléaire lors d'une conférence de presse,
soulignant toutefois que le niveau de radioactivité était "très inférieur" à la limite légale.
"De l'eau a notamment débordé de la piscine de désactivation du réacteur 2", a précisé
l'exploitant de cette centrale qui compte trois réacteurs. De l'eau a aussi été découverte sur le
sol à plusieurs étages des bâtiments des autres unités, mais à chaque fois en très petite
quantité.
Tohoku Electric Power s'attend toutefois à relever plusieurs autres incidents en poursuivant
l'inspection du site. La centrale, dont la structure n'a pas été abîmée, est arrêtée depuis le
terrible séisme et le tsunami géant qui ont dévasté le nord‐est de l'archipel le 11 mars. Toutefois
le combustible qu'elle contient doit être en permanence refroidi.
La baisse du niveau d'eau dans ces piscines de refroidissement est une source d'inquiétude car,
si elles ne sont pas suffisamment immergées, les barres de combustible usagé provoquent des
rejets radioactifs dans l'atmosphère.
Aucun dégât n'a été en revanche signalé sur le site de la centrale accidentée de Fukushima Dai‐
Ichi (n° 1), lors du séisme du 11 mars, située plus au sud, selon l'opérateur Tokyo Electric Power
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(Tepco).
Brièvement évacués jeudi soir, les techniciens y continuaient vendredi à injecter de l'azote dans
le réacteur 1 afin d'empêcher une explosion d'hydrogène.
QUATRE MORTS
Deux femmes de 83 et 63 ans et deux hommes de 79 et 85 ans ont été tués et plus d'une
centaine de personnes blessées dans les préfectures de Miyagi et Yamagata, selon les autorités
et l'agence de presse Jiji, lors du séisme de jeudi.
Quelque 3,3 millions de foyers ont été privés d'électricité dans la région du nord‐est, indique
Tohoku Electric Power et les transports ferroviaires sont à nouveau perturbés, certaines lignes
de trains rapides Shinkansen ayant été stoppées.
Ressenti jusqu'à Tokyo, le tremblement de terre de magnitude 7,1 a été la plus forte réplique
enregistrée depuis le séisme et le tsunami qui ont fait plus de 27 000 morts et disparus le 11
mars.
ALERTE AU TSUNAMI LEVÉE
Le tremblement de terre s'est produit à 23 h 32, heure locale (16 h 32, heure française) à une
profondeur de 49 km, selon l'Institut de géophysique américain USGS. Son épicentre était situé
dans l'océan Pacifique, à 66 km à l'est de la ville de Sendai, dans la préfecture de Miyagi.
Une alerte à un tsunami pouvant aller jusqu'à deux mètres de haut a été levée une heure et
demie plus tard sans qu'il y ait eu de vagues anormalement élevées signalées sur le rivage. Le
séisme et le tsunami géant du 11 mars ont fait plus de 27 000 morts et disparus, selon la police.
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Causalité
"Le concept philosophique du sublime, bien qu’il soit apparu avant 1755, a été développé et
fortement valorisé par Emmanuel Kant, qui a tenté de saisir toutes les implications du séisme de
Lisbonne. Le jeune Kant, fasciné par la catastrophe, collecta toutes les informations qui lui
étaient accessibles et les utilisa pour formuler dans trois textes successifs une théorie sur la
cause des séismes. Sa théorie, qui reposait sur le mouvement de gigantesques cavernes
souterraines remplies de gaz chauds, fut démentie par la science moderne, mais représentait
néanmoins la première tentative d’expliquer un tremblement de terre par des facteurs naturels
et non surnaturels. Selon Walter Benjamin, le petit livre de Kant sur les séismes « représente
probablement les débuts de la géographie scientifique en Allemagne, et très certainement ceux
de la sismologie »."
Source wikipédia : http://fr.wikipedia.org/wiki/Tremblement_de_terre_de_Lisbonne
Cet extrait situe une des notions phares d’une problématique entre architecture, catastrophe
et responsabilité. Elle nous permet de poser la question de la causalité en architecture,
induisant une manière de considérer le monde.
Nous voudrons montrer comment, du point de vue de la catastrophe actuelle, il est devenu
obsolète de parler de causalité naturelle du séisme vis‐à‐vis de la responsabilité. En nous
appuyant sur la vision Tarkovskienne de l’art, nous questionnerons l’acte architectural dans un
cadre de village global, où l’architecte se retrouve confronté à l’absolu, à l’intérieur même de
son agir, et fait ainsi le parallèle avec la création artistique.
Dans son livre « Le Temps Scellé », Andreï Tarkovski écrit, pour introduire ses convictions
cinématographiques que nous étudierons plus loin, à propos de la notion de temps et de
l’importance que revêt le caractère moral de la conscience dans l’appréhension du monde.
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Andreï Tarkovski introduit son chapitre « Fixer le temps » ainsi :
« STAVROGUINE. – Dans l’Apocalypse, l’Ange jure que le temps n’existera plus.
KIRILOV. – Je sais, Ça y est net, vrai et précis. Lorsque l’homme tout entier aura atteint le
bonheur, il n’y aura plus de temps, parce qu’il sera devenu inutile. Une idée très juste.
STAVROGUINE. – Mais où est‐ce qu’on le cachera ?
KIRILOV. – On ne le cachera nulle part. Le temps n’est pas un objet, mais une idée. Il s’éteindra
dans l’esprit. »
Dostoïevski, Les Possédés, deuxième partie, chapitre 5.
« Le Temps est la condition d’existence de notre « moi ». Il est son atmosphère vitale. Il
s’évanouit pour raison d’inutilité quand se rompent les liens entre la personne et les conditions
de son existence. Quand survient ce qu’on appelle la mort, qui est aussi la mort du temps
individuel : la vie de l’être humain devient alors inaccessible aux sentiments de ceux qui sont
restés en vie. Elle est morte pour son entourage. Le temps est nécessaire à l’homme de chair
pour réaliser sa personnalité. Je ne considère pas ici le temps linéaire, qui signifie avoir le temps
de faire quelque chose, de réaliser tel ou tel acte, qui est un résultat. Je m’intéresse, quant à
moi, à la cause, à ce qui féconde l’homme au sens moral.
Ni l’histoire ni l’évolution ne sont encore le temps. Elles sont toujours des conséquences. Le
temps est un état, la flamme où vit la salamandre de l’âme humaine.
Le temps et la mémoire se fondent l’un dans l’autre comme deux faces d’une même médaille. »
Par cette citation, A. Tarkovski ouvre vers ce qui servira de base à la situation de notre
Architecte. En situant ainsi les conditions de son exercice, il définit alors la base d’un rapport de
causalité qui prend appui sur la mémoire et la conscience morale de l’homme. La notion de
conscience morale de l’homme devient alors l’élément charnière du déroulement temporel du
monde. Parlant ensuite de la notion de réversibilité du temps, il énonce comment la conscience
vit un rapport au temps inverse vis‐à‐vis du monde et de ses rapports de causalité. Si le monde
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s’enchaîne dans un rapport de cause à effet, en se déposant dans l’âme comme une expérience
dans le temps, la conscience établie elle un rapport inverse, elle « remonte le temps » en
plongeant des effets vers les causes. Cette précision pose la condition d’existence de l’homme
de manière causale, mais d’une manière où cette causalité est duale.
C’est là que A. Tarkovski situe la position de l’artiste comme tenant de la conscience morale de
son rapport au monde. L’artiste vit et agit dans le monde, mais est surtout porteur, A. Tarkovski
parle même de l’artiste « victime », de la conscience, ce qui le pousse à faire de l’expérience
qu’il a vis‐à‐vis de la conscience même un principe moral majeur. L’artiste saisi en lui‐même le
principe causal de la conscience et se trouve, quand il est confronté au monde, face à des effets
dont sa conscience est la cause. L’artiste Tarkovskien n’est pas surpris par les évènements, mais
est profondément ébranlé par le fait qu’il voit dans le monde la manifestation des actes dont sa
conscience connaît l’essence. A. Tarkovski met clairement en évidence cette légalité propre à la
conscience dans son film Stalker lors d’une scène qui révèle la légalité de la « zone », où le
personnage de l’artiste veut quitter le groupe mené par le Stalker, ne se fiant pas au dire de
celui‐ci, et part tout seul à l’aventure dans la « zone ». Il avance, et A. Tarkovski met ici, par le
cinéma, magistralement en oeuvre le processus spirituel qui relie l’artiste au monde, comme
pour révéler à l’artiste même son véritable sens. La scène montre l’artiste quittant le groupe
vers le fond de l’image, vers l’entrée d’une maison. Plan suivant, l’artiste est filmé de dos avec la
caméra centrée sur sa tête et ses épaules, le fond est flou. Les deux avancent doucement, pour
montrer la « pression du temps » interne au déroulement temporel de la scène. Plan suivant, la
caméra est située depuis l’intérieur de la maison, depuis l’endroit que l’artiste regarde. Le vent
se lève, l’artiste regarde vers la caméra, l’éloignement ne permet pas de savoir s’il s’agit d’un
« regard caméra », l’artiste avance vers la maison, se dirige vers la caméra, le vent s’accentue,
un bruit d’oiseaux qui s’envolent apparaît, puis une voix dit « arrêtez ! ne bougez plus ! ». Cette
voix ressemble fortement à la voix de l’artiste.
L’artiste ne comprend pas, demande au Stalker si c’est lui qui l’a arrêté, mais est, en tout cas,
profondément bouleversé par l’expérience. A. Tarkovski met en œuvre ici sa vision de l’artiste,
qu’il confronte avec un artiste « en quête » qui ne trouve pas l’inspiration, et qui apprend à
trouver la source de son inspiration. A. Tarkovski est clair. Elle vient de lui‐même, de sa
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conscience même, conscience non pas imaginaire, irréelle, mais baignée par la vérité. L’artiste
est montré ici comme principe causal du monde, par l’expérience de l’absolu à l’intérieur même
de lui‐même.
Si Alexander dans le film Le Sacrifice se dit lors de la guerre nucléaire, que le jour qu’il avait
attendu toute sa vie, se manifestait, c’est que justement, l’homme sent dans sa conscience que
le devenir du monde entier se manifeste, car il en subit le poids au quotidien et vit
perpétuellement avec la conscience que cette menace existe. Dans Le Sacrifice encore, le
personnage d’Otto, le facteur, est révélateur de la situation de l’homme vis‐à‐vis de la
catastrophe et du futur. Otto est un personnage énigmatique. Facteur, lecteur de Nietzsche, il
s’intéresse aux phénomènes étranges. Ce fait est l’image de facultés qui semblent le
questionner. Juste avant la catastrophe nucléaire, après avoir décrit une histoire apparemment
impossible, marche dans le salon de la maison, et tombe tout d’un coup au sol, évanoui. Il se
relève, rampe au sol, s’assoit sur une chaise, et en remontant sa montre, répond aux
interrogations de ses amis. « L’aile d’un mauvais ange m’a touché ». Fasse à leur scepticisme, il
leur répond que ce n’est pas une blague, et quelques instants plus tard, la catastrophe arrive.
Cette conscience de l’artiste, qui, à l’intérieur de l’individu, permet d’accéder à l’absolu,
permet‐t‐elle de dépasser l’individuel et d’acquérir une vertu universelle utilisable dans
l’exercice du projet architectural ? Cette expérience semble en rien être basée sur des faits
extérieurs, de l’ordre de la projection architecturale, mais relever de l’expérience à l’intérieur
même de la conscience, qui se manifeste au monde, en elle même.
Ceci ouvre sur une opposition exposée dans Stalker avec le trio Artiste/Scientifique/Stalker qui
forme les trois piliers de la connaissance chez A. Tarkovski, et illustre en profondeur les
questions posées par une époque schizophrène.
En polarité avec l’artiste, A. Tarkovski met en œuvre le personnage du Scientifique de la même
façon que l’artiste. Durant tout le film, les deux personnages s’opposent constamment pour
tenter de définir le sens de leur quête, traverser, guidé par un « Stalker », un lieu étrange
nommé « La Zone » dans le but d’atteindre une chambre qui se trouve en son sein et qui
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exaucerait le voeux le plus cher de celui qui y rentrerait.
Le scientifique a un comportement totalement inverse de celui de l’artiste, qui se souciait
uniquement du but de l’aventure et de la causalité du voyage, qu’il sentait venir du fond de sa
conscience. Seulement, il ne voit dans les faits, le monde, qu’un système de leurres insignifiants
sans justifications, alors que le scientifique ne fait attention qu’aux objets, et ne considère pas
les rapports de causalité fondant la zone auxquels se confronte l’artiste, comme ayant valeur de
réalité. Il ne voit le processus que comme un système mécanique, dont il pourra sortir un objet
de caractère scientifique, mesurable, sous forme « d’une pleine malle de bonheur ». Cette
situation reste du domaine de la rationalité, et ne semble pas réellement poser problème.
Seulement, lors du voyage à travers la Zone, le Stalker semble profondément perturbé par le fait
que le scientifique ne soit pas victime des pièges, et possède une indépendance vis‐à‐vis des
rapports de causalité entretenus dans la zone. La peur du Stalker semble justifiée, même s’il ne
se doute pas totalement du caractère nocif que cela semble entraîner sur la suite des
évènements. Le scientifique, qui a évité les pièges, justement, était parti chercher son sac sans
faire attention aux mises en garde du Stalker. Il se trouve que dans ce sac se trouve l’objet
fondant le but de la venue du scientifique dans la zone. Il ne voulait non pas trouver un
fondement à la science, mais estimait que la zone et ses chimères ne pouvaient pas continuer à
exister au vu de la nature humaine et de la situation dans laquelle elle est, il prit alors dans son
sac une bombe, pour détruire la chambre. A. Tarkovski semble avoir perçu le danger de la
connaissance scientifique, qui ne se permet pas de voir un quelconque but au déroulement des
faits, et renvoie à l’aléa le principe causal, que la raison ne permet pas de saisir. Mais au‐delà de
ce fait, la présence de la bombe comme objet final de la science situe en profondeur le mal
interne à la rationalité. La possibilité de la destruction réfléchie, par la pensée scientifique,
exclue toute conscience morale à l’individu qui se baserait sur ce mode de penser. Au final, sur
le seuil, le scientifique est obligé de laisser au réel son existence et la part du doute, car il avoue
son impuissance à le saisir, et pose une première pierre de la moralité scientifique : rien ne doit
être commit qui ne soit réversible.
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C’est face à cette double schizophrénie que se retrouve l’architecte de notre temps. Artiste, il
se trouve à l’intérieur de lui‐même inclut de manière causale dans le devenir du monde, et
connaît maintenant consciemment le caractère dangereux et meurtrier que revêt sa profession.
Cela le met dans un premier état qui fait de lui son propre prédateur, et d’un autre côté il se
retrouve dans la situation où son seul moyen d’appréhender le monde le met face à
l’impossibilité de connaître l’essence des liens de causalité qui régissent le monde dans lequel il
agit, et ainsi se retrouve aveugle aux réels problèmes que soulève sa profession.
Dans la suite de notre travail nous tenterons, par l’analyse approfondie de la méthode
Tarkovskienne de considérer sa création artistique, tout en la confrontant aux personnages du
Stalker, ainsi qu’aux actes de certains personnages principaux, de dégager la force de l’action
artistique Tarkovskienne. Nous la confronterons alors avec la pratique du projet architectural,
en ouvrant sur la culture contemporaine de l’art et de l’architecture, dans le but de cibler
quelques pistes de réflexions faisant échos à nos questionnements.