Post on 08-Apr-2017
ÉCOLE DE POLITIQUE APPLIQUÉE
Faculté des lettres et sciences humaines
Université de Sherbrooke
LES CAPABILITÉS : UNE NOUVELLE APPROCHE EN JUSTICE CLIMATIQUE?
par
Esther Girard-Godin
Présenté à
M. Jonathan Lorange-Millette (codirecteur),
M. Serge Granger (codirecteur) et
M. Jean-Herman Guay (lecteur)
Dans le cadre de l’activité
GEP 831
Essai
Sherbrooke
Hiver 2015
i
Composition du jury
Les capabilités : une nouvelle approche en justice climatique?
Esther Girard-Godin
Cet essai a été évalué par un jury composé des personnes suivantes :
Jonathan Lorange-Millette, codirecteur de recherche (École de politique appliquée, Faculté des
lettres et sciences humaines)
Serge Granger, codirecteur de recherche (École de politique appliquée, Faculté des lettres et
sciences humaines)
Jean-Herman Guay, lecteur (École de politique appliquée, Faculté des lettres et sciences
humaines)
ii
Remerciements
Je tiens tout d’abord à remercier mon codirecteur Jonathan Lorange-Millette pour sa supervision
et son soutien tout au long de mon processus de rédaction. Son savoir, sa générosité, son
humanisme ainsi que sa grande disponibilité m’ont permis de trouver la discipline et le plaisir
d’écrire. Je veux aussi le remercier ainsi que Catherine Côté, Eugénie Dostie-Goulet et Karine
Prémont de m’avoir fait confiance comme auxiliaire d’enseignement. Je remercie aussi mon
codirecteur Serge Granger ainsi que le corps professoral de l’École de politique appliquée qui a
contribué à rendre mes années à l’Université de Sherbrooke intéressantes et stimulantes. Je tiens à
remercier plus particulièrement Eugénie Dostie-Goulet pour sa grande disponibilité et son soutien
tout au long de ma maîtrise. J’ai aussi une pensée spéciale pour mes collègues du département,
ainsi que ceux et celles du SAREUS, du RECSEP et du REMDUS avec qui j’ai développé, dans
plusieurs cas, une grande amitié.
Je ne saurais passer sous silence l’appui quotidien et inconditionnel de ma mère, Pascale, dont
l’ouverture d’esprit et la curiosité sont sans limites; ainsi que celui de mon père, Yvan, qui
continue de nourrir ma quête intellectuelle et avec qui j’ai partagé le défi des études supérieures.
Les discussions et les débats que nous avons lors des nombreux soupers familiaux sont la source
de mon épanouissement intellectuel.
Un merci tout spécial aussi à Jacques, Renée, Catherine, Roger et Émilie qui ont toujours
démontré un intérêt pour mes projets et avec qui je ressens un plaisir immense à discuter. Leur
présence ainsi que leur générosité ont assurément contribué à mon cheminement.
Enfin, je ne remercierai jamais assez mon compagnon de vie, Xavier, à qui je dois une grande
partie de mes réalisations et qui m’amène à me surpasser toujours un peu plus chaque jour. Son
soutien, ses conseils ainsi que nos discussions constituent la base de l’évolution de ma réflexion.
iii
Table des matières
Résumé ............................................................................................................................................. v
Liste des abréviations ...................................................................................................................... vi
Introduction ...................................................................................................................................... 1
Première partie - L’approche des capabilités ................................................................................. 10
1.1 L’idée de justice d’Amartya Sen .............................................................................................. 11
1.1.1 La valeur de la liberté .................................................................................................... 11
1.1.2 La base d’informations .................................................................................................. 13
1.1.3 L’égalité et la qualité de vie ........................................................................................... 14
1.2 La réflexion de Martha Nussbaum ........................................................................................... 17
1.2.1 La dignité humaine ........................................................................................................ 18
1.2.2 Les capabilités centrales à la vie humaine ..................................................................... 19
1.2.3 Le rôle de l’État ............................................................................................................. 21
1.3 Application de l’approche des capabilités ................................................................................ 22
1.3.1 Défis dans l’application de l’approche des capabilités .................................................. 25
1.3.2 Quelle place pour les capabilités en environnement ? ................................................... 27
Deuxième partie - Penser la justice climatique .............................................................................. 30
2.1 Les changements climatiques posés comme problème moral .................................................. 32
2.2 Perspectives théoriques ............................................................................................................ 35
2.2.1 L’approche distributive .................................................................................................. 35
2.2.2 Inégalités climatiques et équité ...................................................................................... 37
2.2.3 Justice intergénérationnelle ............................................................................................ 40
2.2.4 Principe de responsabilités communes, mais différenciées (RCMD) ............................ 43
2.3 De la théorie à la pratique ........................................................................................................ 45
2.3.1 Convergence entre la pensée et l’action ......................................................................... 46
2.3.2 Revendications des mouvements issus de la société civile ............................................ 48
2.3.3 Quelle place pour l’approche distributive dans les luttes écologiques ? ....................... 52
2.3.4 Les capabilités comme fondements à une justice climatique ........................................ 55
iv
Troisième partie -
L’approche des capabilités appliquée aux impacts humains des changements climatiques .......... 57
3.1 L’environnement dans l’approche des capabilités ................................................................... 58
3.1.1 La dimension environnementale chez Amartya Sen ...................................................... 58
3.1.2 La dimension environnementale chez Martha Nussbaum ............................................. 61
3.1.3 L’environnement comme métacapabilité ....................................................................... 63
3.2 Changements climatiques et capabilités humaines .................................................................. 65
3.2.1 Conséquences des changements climatiques sur les capabilités .................................... 66
3.2.2 Prise en compte des capabilités dans la lutte aux changements climatiques ................. 69
Conclusion ...................................................................................................................................... 73
Bibliographie .................................................................................................................................. 80
v
Résumé
Cet essai a pour objectif d’explorer la façon dont une approche fondée sur les capabilités
humaines pourrait constituer une base normative au développement d’une justice climatique qui
demeurerait cohérente avec le paradigme libéral dominant dans nos sociétés et institutions
modernes. Il s’agira d’étudier certains principes de justice écologique et d’observer dans quelle
mesure les capabilités, initialement conçues dans le champ du développement humain, peuvent
s’y intégrer. Il sera aussi question d’explorer la façon dont cette approche peut être considérée
dans l’élaboration des politiques publiques en matière de lutte aux impacts humains des
changements climatiques. Il sera démontré que les capabilités, bien qu’elles comportent certaines
limites, peuvent contribuer au renforcement théorique d’une justice écologique, mais que leur
prise en compte dans les politiques publiques constitue un réel défi malgré leur fondement
idéologique libéral. Pour illustrer notre propos, une attention particulière sera accordée à
l’approche distributive, l’une des plus répandues dans nos institutions en matière de gestion des
impacts humains des changements climatiques, mais aussi l’une des plus critiquées par les
mouvements issus de la société civile. Pour ce faire, nous analyserons certaines des
revendications des organisations non gouvernementales œuvrant en environnement afin
d’illustrer la cohérence qu’elles peuvent entretenir avec l’approche des capabilités.
vi
Liste des abréviations
CAN Climate Action Network
GDI Gender Developement Index
GEM Gender Empowerment Measure
GES Gaz à effet de serre
HDCA Human Development & Capability Association
IDH Indice de développement humain
IIG Indice d’inégalités de genre
OBNL Organisation à but non lucratif
ONG Organisation non gouvernementale
PNUD Programme des Nations unies pour le développement
RCMD Responsabilités communes mais différenciées
1
Introduction
La fin du 20e ainsi que le début du 21
e siècle auront été caractérisés par une prise de conscience
générale ainsi que par l’essor de la connaissance scientifique concernant la dégradation
environnementale mondiale. Il s’agit aussi de la période où l’on recense un nombre grandissant
d’effets liés à la dégradation de l'environnement : bouleversements climatiques, pollution et
baisse des ressources en eau douce, destruction des écosystèmes et perte de biodiversité,
déforestation, désertification, inondation, consommation de masse générant un nombre
grandissant de déchets, pollution atmosphérique, pression démographique et étalement urbain,
surexploitation des sols cultivables et élevage de masse, entre autres. La problématique du
réchauffement climatique mondial, des rapides changements qu’il engendre sur l’évolution du
climat ainsi que la responsabilité humaine à l’origine de ces bouleversements ont amené, à partir
de 1992, les pays à se rencontrer annuellement pour tenter de trouver une solution à ce
problème1. Plus de 20 ans plus tard, les cibles que s’étaient fixées plusieurs pays n’ont pas été
atteintes et la communauté internationale tarde à donner les résultats escomptés2.
L’échec apparent des négociations internationales sur le climat et, par conséquent,
l’accroissement des impacts humains liés aux changements climatiques font en sorte que l’on voit
émerger plusieurs inégalités dans la façon dont se manifestent ces bouleversements climatiques,
mais aussi dans les capacités d’adaptation des différentes communautés face à ces impacts. Ce
constat amène ainsi l’humanité à repenser quelques-uns des principes de justice en ce qui
concerne la reconnaissance des droits des individus et des communautés à vivre dans un
1 Avec l’adoption de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC), le Sommet
de la Terre qui s’est tenu à Rio de Janeiro en 1992 a été le coup d’envoi aux négociations internationales sur le
climat. Pour plus de détails : UNFCCC, United Nations Framework Convention on Climate Change, Historique,
2014, [En ligne], http://unfccc.int/portal_francophone/historique/items/3293.php, (Page consultée le 12 janvier
2015). 2 Les cibles fixées par le Protocole de Kyoto, adopté en 1997, n’ont mondialement pas été atteintes lors de son
échéance à la fin de l’année 2012. L’accord a toutefois été prolongé jusqu’en 2020. Pour plus de détails : Q.
SCHIERMEIER. « The Kyoto Protocol : Hot Air », Nature Journal, Vol. 491, pp. 656-658, [En ligne],
http://www.nature.com/news/the-kyoto-protocol-hot-air-1.11882, (Page consultée le 12 janvier 2015).
2
environnement sain, en regard des effets des changements climatiques d’origine anthropique3.
Dès lors, une réflexion s’impose sur la façon dont l’humanité peut prendre en charge les
inégalités résultant de la crise climatique.
Ce phénomène amène aussi de plus en plus de chercheurs à se questionner sur les causes de
l’échec des négociations internationales sur le climat, mais aussi sur les alternatives qui peuvent
être proposées4. Cette impasse est cependant généralement attribuée à des problèmes politiques
classiques. Plusieurs analyses politiques5 portant sur les enjeux climatiques mondiaux abordent
ce problème sous l’angle des relations interétatiques, des ententes économiques, de la sécurité
énergétique ou encore des questions juridiques. Par conséquent, l’importance accordée aux
perspectives idéologiques ainsi qu’aux idées politiques dans les analyses politiques des
changements climatiques est rarement considérée.
Or, notre prétention est qu’en se distinguant des préoccupations politiques et économiques
généralement répandues, une réflexion philosophique approfondie, fondée sur une analyse des
paradigmes idéologiques dominants dans nos sociétés, doit occuper un plus grand espace dans
l’analyse des politiques environnementales mondiales. Quels pourraient être les facteurs
d’influence conceptuels ou idéels pouvant expliquer les limites de l’action publique dans la lutte
aux changements climatiques? Nous croyons qu’ils ne sont pas seulement d’ordre structurel,
diplomatique ou économique, mais qu’ils représentent plutôt le symptôme d’une incohérence
3 L’influence de l’activité humaine à l’origine du réchauffement climatique mondial a été confirmée par le GIEC.
Pour plus de détails : GIEC, Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, Changements
climatiques 2013 – Les éléments scientifiques, Contribution du groupe de travail I au cinquième rapport d’évaluation,
Résumé à l’intention des décideurs, 2013, p. 15, [En ligne] : http://www.ipcc.ch/pdf/assessment-
report/ar5/wg1/WG1AR5_SPM_brochure_fr.pdf, (Page consultée le 12 janvier 2015). 4 Voir entre autres l’article suivant : F. GEMENNE. « Les négociations internationales sur le climat - Une histoire
sans fin? », Négociations internationales, Presses de Sciences Po, 2013, pp. 395-422, [En ligne],
www.cairn.info/negociations-internationales--9782724612813-page-395.htm, (Page consultée le 12 janvier 2015). 5 Voir, entre autres, les travaux de Simon Maxwell sur le développement et les changements climatiques, ceux de
Lawrence H. Goulder et William A. Pizer sur l’économie des changements climatiques, ou encore l’ouvrage
d’Anthony Giddens, un des plus connu en ce qui concerne l’analyse politique des changements climatiques : A.
GIDDENS. The Politics of Climate Change, Cambridge, Polity Press, 2011, 272 p.
3
idéologique entre le modèle politico-économique préconisé dans nos sociétés modernes et les
actions que nécessite la problématique du bouleversement climatique mondial6.
Immanuel Wallerstein explique que sur le plan de l’histoire des idées politiques, l’époque
contemporaine est marquée par trois principales idéologies : le libéralisme, le conservatisme et le
socialisme.7 Il mentionne toutefois que les différentes alliances entre ces idéologies ont amené le
conservatisme et le socialisme à se définir comme des variantes du libéralisme puisqu’elles se
sont inscrites dans sa logique qui apparaît comme permanente8. Ainsi, le 20
e siècle serait marqué
par « l’apothéose du libéralisme à l’échelle mondiale »9, ce qui ferait de ses valeurs les plus
répandues dans nos sociétés modernes.
Considérant que le libéralisme est devenu, au cours des derniers siècles, l’idéologie dominante
dans nos institutions politiques, nous pourrions être portés à croire qu’elle est une des causes de
l’impasse actuelle dans la lutte aux changements climatiques. Les alternatives critiques au
paradigme libéral, proposées entre autres par certains acteurs de la société civile10
, ne semblent
cependant pas être prises en compte par les décideurs. Ainsi, sur la question climatique, force est
de constater que le libéralisme a échoué à offrir l’accès à un environnement sain à tous les êtres
humains. Nous pouvons donc en déduire que le paradigme politico-économique actuellement
dominant semble ne pas être en mesure de résoudre cet état d’urgence. Le 5e et dernier rapport du
Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) note que les
changements climatiques d’origine anthropique accroissent, entre autres, les problèmes de santé
chronique, modifient négativement les pratiques agricoles et augmentent le risque de sécheresses
6 Par exemple, la journaliste et auteure Naomi Klein a publié récemment un ouvrage portant sur les raisons pour
lesquelles le modèle économique mondial basé sur l’idéologie du libre-marché est à l’origine de la crise climatique :
N. KLEIN. This Changes Everything : Capitalism vs. Climate, New York, Simon and Schuster, 2014, 576 p. 7 I. WALLERSTEIN. Trois idéologies ou une seule? La problématique de la modernité, Revue Genèses, No. 9,
1992, pp. 7-24, [En ligne], http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/genes_1155-
3219_1992_num_9_1_1134, (Page consultée le 11 janvier 2015). 8 Ibid, p. 22.
9 Ibid, p. 23.
10 Les revendications de certaines organisations issues de la société civile sont abordées dans la deuxième partie du
présent essai.
4
et d’inondations importantes11
. Plusieurs milliards d’individus continuent de voir les impacts des
changements climatiques modifier leurs conditions de vie, leurs primary goods12
, leur bien-être13
et même leurs capabilités fondamentales14
.
Dans cet ordre d’idées, existerait-il une approche qui saurait contribuer au renforcement d’une
justice climatique tout en demeurant compatible au paradigme idéologique dominant?
Il existe aujourd’hui une multitude d’approches qui tentent de résoudre la crise climatique.
Certains croient que l’humanité doit changer radicalement sa façon de concevoir sa relation avec
la nature et retrouver un respect pour la vie des écosystèmes et des autres animaux non humains
vivant sur la planète. Cette approche écocentrée15
issue de l’écologie profonde ne sera toutefois
pas retenue dans la présente analyse. Cette décision n’est toutefois pas due à un désintéressement
de cette approche, car il s’agit d’une des réflexions qui aurait le potentiel non seulement de
changer de paradigme, mais de lutter mondialement et durablement contre les impacts des
changements climatiques sur tous les organismes vivant sur la planète. L’objectif de la présente
analyse est toutefois de cibler une approche qui serait en mesure de répondre à la pensée
11
IPCC, Intergovernmental Panel on Climate Change, Climate Change 2014 – Impacts, Adaptation, and
Vulnerability, Working group II contribution to the fifth assessment report, Summary for Policymakers, 2014, p. 12,
[En ligne], https://ipcc-wg2.gov/AR5/images/uploads/WG2AR5_SPM_FINAL.pdf, (Page consultée le 12 janvier
2015). 12
Les primary goods (ou biens premiers) sont un concept développé par le philosophe américain John Rawls. Il
s’agit de ce que tout citoyen libre, égalitaire, rationnel et raisonnable devrait avoir pour s’assurer une bonne vie. Les
primary goods représentent une base commune pour la sélection unanime des principes de justice dans la position
originelle. John Rawls définie les primary goods dans : J. RAWLS. Théorie de la justice, Paris, Points Essais, (1re
édition : 1971) 2009, p. 93. 13
Amartya Sen développe sa propre économie du bien-être qui se place en opposition à la conception de bonheur
chez les utilitaristes et celle du « welfarisme ». Pour Sen, les capabilités peuvent servir d’indication au bien-être d’un
individu. Nous y revenons dans la première partie du présent essai. 14
Dans son approche, Martha Nussbaum définie dix capabilités centrales à la vie humaine. Ces capabilités se
présentent comme des possibilités que les individus décident d’exercer ou non. Ces fonctions sont universelles par
leurs seuils et priorités relatifs à chaque contexte culturel, social, politique et économique. Les idées de Martha
Nussbaum sont expliquées plus en détails dans la première partie du présent essai. 15
L’approche écocentrée (ou écologie profonde) estime que tous les éléments vivants (humains et non-humains)
doivent être protégés de par leur valeur unique, extérieure à l’utilité humaine. Elle place au centre de sa réflexion le
rapport qu’entretient l’humain avec la nature et critique la façon dont l’anthropocentrisme place l’humain à la fois au
centre et au sommet de la nature. Pour plus de détails sur cette approche : G. HOTTOIS et J-N. MISSA. Nouvelle
encyclopédie de bioéthique, Bruxelles, DeBoeck Université, 2001, pp. 337-339.
5
contemporaine dominante en matière d’environnement et aussi celle que l’on observe dans les
négociations internationales sur le climat, soit l’approche anthropocentrée16
.
Or, le libéralisme est la doctrine la plus influente depuis plus d’un siècle et la plus appliquée dans
nos sociétés occidentales. Considérant que les pays de l’Occident ont une grande part d’influence
dans les décisions qui concernent la gestion des impacts humains des changements climatiques et
qu’il y a urgence d’agir, analyser l’efficience d’une approche libérale de la justice pour résoudre
la crise humaine liée aux changements climatiques devient pertinent.
L’idéologie libérale qui a été étudiée et alimentée par plusieurs penseurs depuis le 17e siècle a
été, dans sa forme contemporaine, fortement influencée par la philosophie politique de John
Rawls. Pour ce dernier, les libertés individuelles ne doivent pas freiner la justice sociale, car
celle-ci doit être conçue comme équité (fairness)17
. L’égalité des chances est donc nécessaire
pour réaliser cette équité. Depuis la publication de Théorie de la justice, plusieurs auteurs ont
répondu et ont apporté une critique aux idées de Rawls et parmi eux, l’on compte le philosophe
économique indien Amartya Sen.
Dans ses travaux, Sen a entre autres développé son approche des capabilités18
dans l’objectif
d’offrir une alternative aux estimations quantitatives du revenu national, particulièrement
répandues dans les études économiques sur le développement19
. Selon lui, les indicateurs
d’évaluation telle le Produit national brut (PNB) ou le Produit intérieur brut (PIB), de par leur
orientation sur les moyens et la « croissance d’objets de confort »20
, négligent certains aspects
16
L’approche anthropocentrée, dans la lutte aux changements climatiques, place au centre de sa réflexion et de ses
actions les besoins humains. Les éléments de la nature sont donc généralement considérés comme ressources devant
être exploitées de manière durable pour satisfaire les besoins humains. Pour plus de détails sur cette approche : G.
HOTTOIS. et J-N. MISSA. Nouvelle encyclopédie de bioéthique, Bruxelles, DeBoeck Université, 2001, pp. 61-66. 17
J. RAWLS. Théorie de la justice, Paris, Points Essais, (1re
édition : 1971) 2009, pp. 138-144. 18
Le néologisme « capabilité » (fusion de « capacité » et « capable ») réfère à sa distinction avec le terme
« capacité » et est reconnu dans les versions traduites de l’anglais au français des ouvrages de Martha Nussbaum et
Amartya Sen. Il contient aussi à lui seul l’essentiel de la théorie de la justice sociale d’Amartya Sen. Plusieurs
auteurs francophones (ex. : Fabrice Flipo, Éric Monnet, Fabienne Brugère) ayant traité de cette approche utilisent et
reconnaissent cet emprunt lexical. 19
A. SEN. L’idée de justice, Paris, Flammarion, 2010, pp. 277-279. 20
Ibid, p.277.
6
fondamentaux de la vie humaine comme la qualité de vie, le bien-être et les libertés21
. En faisant
le pont entre la prospérité économique et la qualité des vies humaines, l’approche des capabilités
d’Amartya Sen s’intéresse non seulement à la vie qu’une personne parvient à mener, mais aussi à
la liberté réelle que cette personne a de choisir entre différentes façons de vivre22
.
Ainsi, en s'inscrivant dans une approche libérale de la justice, l’approche des capabilités peut
s’intégrer au paradigme dominant dans les négociations internationales sur le climat, tout en se
démarquant des trois principales théories libérales de la justice, soit l’utilitarisme, le
libertarianisme et l’approche rawlsienne23
. En effet, en se concentrant sur la « dimension de
possibilité de la liberté vue sous un angle "global" »24
, l’approche de Sen se distingue de
l’attention portée au résultat dans les approches conséquentialistes. En ce sens, les capabilités
auraient le potentiel de servir de cadre normatif dans la lutte aux changements climatiques.
L’objectif principal de la présente analyse est donc d’explorer la façon dont une approche basée
sur les capabilités saurait pallier les carences exprimées en ce qui concerne le paradigme politico-
idéologique dominant, dans la recherche de solutions durables aux enjeux humains des
changements climatiques. Les objectifs spécifiques concernent dans un premier temps une
explication claire et concise de l’approche des capabilités. Il sera en effet nécessaire de bien
définir les différentes notions caractérisant cette approche pour faciliter son utilisation par la
suite. Il sera alors important de marquer les différences dans l’interprétation et l’utilisation de
l’approche par nos deux principaux auteurs, Amartya Sen et Martha Nussbaum. Un deuxième
objectif spécifique consiste à rendre compte de la pertinence de l’application de l’approche des
capabilités dans le champ de l’environnement. Nous verrons que son utilisation dans ce domaine
demeure très marginale malgré son grand potentiel dans l’analyse des inégalités
environnementales. Il sera toutefois aussi question d’établir les limites de l’approche des
capabilités, tant au plan théorique qu’en ce qui concerne sa prise en compte dans l’action
publique. Notre quatrième objectif spécifique sera de définir le principe de justice climatique et
de mettre en lumière son caractère hétérogène dans les politiques mondiales en matière de lutte
21
A. SEN. L’idée de justice, Paris, Flammarion, 2010, p. 278. 22
Ibid, p. 279. 23
Ibid, p. 284. 24
Ibid, p. 285.
7
aux changements climatiques. Finalement, notre dernier objectif spécifique sera de présenter les
enjeux humains des changements climatiques dans sa dimension morale, c’est-à-dire d’exprimer
les problèmes éthiques reliés à ce phénomène.
Cet essai ne se concentrera donc pas sur un cas particulier, mais tentera plutôt d’explorer la
pertinence d’une approche dans un champ précis. Un des obstacles à l’application de l’approche
des capabilités aux impacts humains des changements climatiques est le peu d’attention portée
par Amartya Sen aux enjeux environnementaux dans l’ensemble de sa théorie. Comme le
mentionne Fabrice Flipo, pour Sen, « [l]a biosphère et l’écologie n’apparaissent que de manière
marginale, au détour d’une phrase, sans analyse approfondie. Les personnes et les sociétés ne
participent pas de la nature. Si nature il y a, elle est située en périphérie, composée de stocks
monofonctionnels et inépuisables. »25
Néanmoins, la crise écologique mondiale nous oblige à
reconsidérer le rapport qu’entretient l’humain avec la nature, mais aussi la façon dont cette crise
exacerbe les inégalités sociales. Ce constat nous permet d’ouvrir et d’élargir la théorie d’Amartya
Sen dans d’autres perspectives du développement humain. Par conséquent, nous développons une
recherche davantage exploratoire que confirmatoire. À l’aide de la recherche documentaire,
l’objectif sera d’identifier un problème pour ensuite conduire notre étude à partir des idées des
auteurs préconisés. Cet essai prendra ainsi la forme d’une revue de littérature analytique.
La première partie présentera donc les éléments essentiels à la compréhension de cet essai, soit
les principales notions constituant l’approche des capabilités. Il sera premièrement question de
définir la philosophie économique d’Amartya Sen et des trois principales notions qui se
retrouvent au cœur de sa théorie de la justice, soit la valeur de la liberté, la base d’informations
ainsi que l’égalité et la qualité de vie. Ayant aussi contribué au développement de l’approche des
capabilités, nous aborderons ensuite les idées de Martha Nussbaum sous trois angles : la dignité
humaine, les capabilités centrales à la vie humaine et le rôle de l’État. Nous présenterons dans
quelle mesure les deux auteurs se rejoignent sur la méthode et les éléments fondamentaux des
capabilités, mais aussi en quoi Nussbaum se distingue de Sen entre autres sur le plan de
25
F. FLIPO. « Pour une écologisation du concept de capabilité d'Amartya Sen », Natures Sciences Sociétés, Vol. 13,
2005, p. 68, [En ligne], http://www.cairn.info/revue-natures-sciences-societes-2005-1-page-68.htm, (Page consultée
le 7 janvier 2015).
8
l’application de l’approche. Après avoir défini l’approche des capabilités, nous verrons dans
quels champs elle a été appliquée ainsi que les défis que pose son passage dans l’action publique.
Nous amorcerons ensuite notre réflexion sur son application dans le domaine de l’environnement.
Cette section nous permettra de saisir le contexte d’émergence de l’approche des capabilités, en
plus de fournir d’importantes notions à notre analyse.
Nous exposerons ensuite, dans la deuxième partie, la question des inégalités résultant des
conséquences des changements climatiques, et plus particulièrement celle du développement
d’une justice climatique. Nous aborderons dans un premier temps la dimension éthique relative
aux impacts humains des changements climatiques, lorsque posés comme problème moral. Cela
nous amènera ensuite à définir quelques-unes des perspectives théoriques sous les thèmes de
l’approche distributive, des inégalités climatiques et de l’équité, de la justice intergénérationnelle
et du principe de responsabilités communes, mais différenciées (RCMD), pour ensuite faire le
pont entre la théorie et la pratique. C’est alors que nous présenterons la façon dont certains
chercheurs ont travaillé à faire converger la théorie avec la pratique en ce qui concerne la justice
écologique. Nous verrons ensuite qu’il existe une multitude de conceptions de la justice
écologique au sein des luttes sociales menées par certaines organisations non gouvernementales
(ONG). Nous tenterons donc de cibler quelques éléments de consensus entre ces différentes
conceptions pour ensuite arriver à démontrer dans quelles mesures l’approche des capabilités
peut être utilisée comme fondement et base normative au développement d’une justice
climatique.
Finalement, la troisième partie présentera la façon dont l’approche des capabilités peut être
appliquée aux impacts humains des changements climatiques. Il sera alors question de présenter
la dimension environnementale telle qu’exposée dans les travaux d’Amartya Sen et Martha
Nussbaum, pour ensuite élargir la réflexion à partir des idées de Breena Holland sur le sujet.
Nous aborderons les éléments qui ont amené cette dernière à concevoir l’environnement comme
une « métacapabilité ». Nous verrons que cette approche permet non seulement de mesurer
l’ampleur de l’influence des changements climatiques sur les vies humaines, mais qu’elle offre
aussi une perspective nouvelle dans la façon de concevoir l’approche des capabilités.
9
Nous tenterons ensuite de démontrer en quoi les capabilités humaines sont affectées par les
changements climatiques et aussi de quelle manière elles peuvent être prises en compte dans la
lutte aux changements climatiques.
En conclusion, nous ferons un retour sur les principaux éléments abordés dans la recherche, en
plus de faire un bilan de l’analyse. Nous terminerons avec une réflexion critique sur la place que
peuvent occuper les capabilités dans lutte au réchauffement climatique.
10
Première partie
L’approche des capabilités
Les travaux d’Amartya Sen sont d’abord inspirés de la Théorie du choix social à laquelle Sen a
aussi fortement contribué. Celle-ci se résume à l’étude de la relation entre les préférences
individuelles et les choix collectifs que l’on fait en société26
. L’interprétation moderne de la
Théorie du choix social trouve ses racines dans les travaux de Kenneth J. Arrow27
et, entre autres,
dans son « théorème d’impossibilité » démontrant que la simple agrégation des préférences
individuelles ne permet pas de cibler les préférences d’une collectivité28
. Sen a par la suite
soulevé l’existence d’un risque de déduire des généralités excessives dans cette procédure
d’agrégation. Il proposait donc de classifier les problèmes individuels en un certain nombre de
catégories et d’ensuite étudier la structure adéquate pour chacune de ces catégories29
. C’est dans
ce même ordre d’idées qu’il a développé sa propre conception de la justice qui tente, dans une
certaine mesure, de réconcilier les valeurs et les intérêts individuels avec les décisions collectives.
Lorsqu’il a développé son approche des capabilités dans les années 198030
, Amartya Sen s’est
alors inscrit dans une réflexion beaucoup plus globale en ce qui concerne les fondements du
libéralisme. Au-delà de la primauté des libertés, des responsabilités et du droit individuels
comme valeurs fondamentales dans nos sociétés, qu’en est-il de la qualité de vie des individus?
Sen propose de s’y attarder et de définir en quoi consiste le bien-être humain. Cette partie
explorera donc l’origine et le contexte d’émergence de l’approche des capabilités développée par
Amartya Sen ainsi que l’apport significatif de Martha Nussbaum à cette approche. Nous verrons
que leur conception de l’approche des capabilités se rejoint sur la majorité des points, notamment
en ce qui concerne l’évaluation qualitative du bien-être individuel, la liberté substantielle que
26
A. SEN. « Social Choice Theory: A Re-Examination », Econometrica, The Econometric Society, Vol. 45, No. 1,
1977, p. 53, [En ligne], http://www.jstor.org/stable/1913287, (Page consultée le 5 mai 2015). 27
K. J. ARROW. Social Choice and Individual Values, Londres, Yale University Press, (1re
edition : 1951) 2012,
192 p. 28
M. MORREAU. « Arrow's Theorem », The Stanford Encyclopaedia of Philosophy, 2014, [En ligne],
http://plato.stanford.edu/archives/win2014/entries/arrows-theorem, (page consultée le 5 mai 2015). 29
A. SEN. « Social Choice Theory: A Re-Examination », Econometrica, The Econometric Society, Vol.45, No.1,
1977, p. 53, [En ligne], http://www.jstor.org/stable/1913287, (Page consultée le 5 mai 2015). 30
T. WELLS. « Sen’s Capability Approach », Internet Encyclopaedia of Philosophy (IEP), [En ligne],
http://www.iep.utm.edu/sen-cap/, (Page consultée le 6 mai 2015).
11
représentent les capabilités ou encore l’importance de l’empowerment31
dans le développement
humain. Nous constaterons toutefois qu’elle se distancie lorsqu’il est question du rôle de l’État,
des capabilités fondamentales et de la notion de dignité. L’objectif de cette première partie est de
bien comprendre le développement de l’approche des capabilités pour faciliter la manipulation
que nous en ferons dans les parties subséquentes. Nous souhaitons donc exposer les principales
notions qui serviront à notre démonstration. Nous conclurons cette partie en introduisant
d’emblée l’objet sur lequel nous nous concentrerons dans cet essai, soit l’application de
l’approche des capabilités aux impacts humains des changements climatiques.
1.1 L’idée de justice d’Amartya Sen
Paru en 2009, L’idée de justice d’Amartya Sen se situe comme suite et critique à Théorie de la
justice de John Rawls. Une des principales critiques adressées à la théorie rawlsienne concerne
son approche distributive des primary goods. Autrement dit, Sen se questionne sur la variation
d’aptitudes qu’ont les humains à transformer ces primary goods en vie satisfaisante32
. Son livre
propose essentiellement de revoir la nature de la justice ainsi que les objectifs du développement
humain. Le but de l’ouvrage réside aussi davantage dans la prise de conscience des situations
d’injustice comme moyen d’établir les meilleures conditions pour combattre ces injustices que
dans l’élaboration d’un idéal de justice suivant une procédure bien définie. Dans ce qui suit, nous
proposons de résumer trois éléments centraux menant au développement de l’approche des
capabilités que propose Amartya Sen dans L’idée de justice.
1.1.1 La valeur de la liberté
Le libéralisme classique a placé au centre de sa théorie la primauté de la valeur de la liberté
individuelle. Également issu de la tradition libérale, Amartya Sen ne fait pas exception à cet
usage. Selon lui, pour qu’un humain devienne concrètement libre, il importe, d’une part,
d’accroître les revenus, mais aussi de renforcer le pouvoir des individus de choisir et de mener la
31
Difficilement traduisible en français, le concept d’empowerment vise à augmenter l’autonomisation des individus
ainsi que leur pouvoir d’agir sur leurs conditions sociales, économiques, environnementales et autres. 32
A. SEN. L’idée de justice, Paris, Flammarion, 2010, pp. 94-95.
12
vie à laquelle ils aspirent. Cet ancrage empirique ainsi que l’attention portée par Sen à la qualité
de vie, à l’équité, au bien-être individuel ainsi qu’aux réelles possibilités individuelles le
démarque de ses prédécesseurs.
Pour lui, une des principales raisons pour laquelle la liberté est si précieuse est parce qu’elle
« nous offre la possibilité d’accomplir ce que nous valorisons, quelle que soit la façon dont cela
se produit. »33
En d’autres termes, la liberté nous permet de décider de vivre comme nous
l’entendons et d’œuvrer à atteindre nos objectifs. Ce contexte de liberté favorise ainsi le libre
arbitre et la prise de décision individuelle. Sen propose toutefois une distinction pragmatique
entre la notion de liberté et celle de liberté réelle, soit la véritable possibilité qu’ont les individus
d’accomplir la vie qu’ils souhaitent accomplir dans un « mode d’organisation sociale »34
. Il attire
l’attention sur la distinction entre les notions « d’accomplissement » et de « liberté
d’accomplissement »35
. L’accomplissement, c’est « ce que nous faisons en sorte de réaliser »,
alors que la liberté d’accomplir est la possibilité réelle que nous avons de faire ce que nous
valorisons. Cette subtile nuance représente justement l’écart entre la liberté que l’on pourrait dire
proposée à un individu et la liberté réelle dont il dispose. Il est essentiel pour Sen de construire
un pont entre la façon dont nous concevons théoriquement la liberté et la façon dont elle
s’applique et se pratique dans la vie des gens.
Il y a donc un problème lorsque l’on juge « les possibilités dont disposent les gens en se
demandant uniquement si, en fin de compte, ils font bien ce que, hors de toute contrainte, ils
auraient choisi de faire. »36
Pour Sen, affirmer qu’un individu est libre par le seul constat qu’il se
trouve dans la même situation que celle où il se serait retrouvé par choix est une conclusion qui
dénature le concept même de « possibilité ». Plus précisément, ce constat révèle un schisme
entre la possibilité de choisir librement de réaliser une action et la simple possibilité de
réalisation d’une action. En effet, la conception de la liberté réelle s’évalue davantage dans
l’analyse globale d’un résultat, c’est-à-dire en considérant le processus ou encore la façon dont
33
A. SEN. L’idée de justice, Paris, Flammarion, 2010, p. 281. 34
Par « mode d’organisation sociale », Amartya Sen entend toute structure socialisée, soit une société donnée, une
nation, un État, une communauté ou encore une organisation. 35
A. SEN. Repenser l’inégalité, Paris, Points Économie, (1re
édition 1992) 2000, p. 63. 36
A. SEN. L’idée de justice, Paris, Flammarion, 2010, p. 283.
13
une personne parvient à une situation finale, que dans celle d’un résultat purement final qui nous
amènerait à omettre certaines contraintes dans la prise de décision.
D’un point de vue collectif, l’analyse des libertés individuelles implique de considérer la pluralité
dans les conditions de vie des individus au sein d’une société. C’est ce qui nous permettrait de
mesurer en quelque sorte l’écart de possibilités entre les individus, mais aussi d’évaluer les
capabilités d’une personne de mener le type de vie qu’elle valorise au-delà de la seule option qui
s’est finalement concrétisée. L’attention portée sur les possibilités permet au contraire une
approche plus large qui tient compte de la procédure de choix, en particulier « des autres
solutions [qu’une personne peut] choisir, dans les limites de sa capacité réelle à le faire. »37
1.1.2 La base d’informations
Une autre question essentielle qu’Amartya Sen pose dans L’idée de justice est celle de la base
informationnelle. Sur quelles bases juge-t-on de ce qui est juste ou injuste dans nos sociétés?
Toute théorie concrète de la philosophie politique doit choisir une base d’informations, c’est-à-
dire l’ensemble des informations (ou critères) dont il est nécessaire de disposer pour formuler un
jugement, mais aussi l’ensemble des informations exclues de cette évaluation.38
Cette base repose
sur des valeurs et permet d’évaluer selon les critères retenus l’avantage global d’un individu par
rapport à un autre. Ainsi, les priorités, souvent implicites, peuvent être isolées et analysées en
identifiant la base d’informations sur laquelle se fonde le jugement d’évaluation dans telle ou
telle théorie. En conséquence, cette base informationnelle se situe au cœur des différences entre
les conceptions de la justice. Par exemple, la théorie rawlsienne accorde une priorité à l’équité
dans sa base informationnelle, alors que chez les utilitaristes, ce sera plutôt la somme totale de
l’utilité (mesure selon le plaisir et le bonheur, donc le bien-être) qui constituera le moteur du
jugement. D’autres méthodes, employées dans plusieurs évaluations économiques, évalueront
l’avantage d’un individu d’un point de vue financier, c’est-à-dire à partir de son niveau de
revenu, de capital ou de ressources39
.
37
A. SEN. L’idée de justice, Paris, Flammarion, 2010, p. 283. 38
A. SEN. Un nouveau modèle économique, Paris, Odile Jacob, (1re
édition : 1999) 2003, p. 83. 39
A. SEN. L’idée de justice, Paris, Flammarion, 2010, p. 284.
14
Pour illustrer cette incapacité à créer un consensus en matière de justice ainsi que l’existence
d’une pluralité des conceptions de la justice et donc de l’inefficacité d’une approche procédurale
de la justice, Sen propose d’illustrer trois enfants et une flûte40
. Anne affirme que la flûte lui
revient parce qu’elle est la seule qui sache en jouer, Bob parce qu’il est pauvre au point de
n’avoir aucun jouet et Carla parce qu’elle a passé des mois à la fabriquer. Comment trancher
entre ces trois revendications, toutes aussi légitimes? Selon Sen, aucune institution ni procédure
ne permettront de résoudre ce différend d’une manière qui serait universellement acceptée
comme juste. Au contraire, la pluralité dans l’existence des conceptions de la justice fait en sorte
qu’il n’est pas possible de concevoir un seul système de valeurs et de critères pour penser la
justice. Ainsi, le choix que l’on fera pour trancher à qui revient la flûte s’arrêtera sur le cas qui
nous semble le plus juste selon les valeurs en cause et la base informationnelle que l’on
préconise.
L’approche de la justice de Sen prend pour base d’informations les capabilités par l’entremise des
libertés individuelles, qu’il distingue des utilités, même s’il prend aussi en considération leurs
conséquences.41
Nous verrons toutefois que l’approche des capabilités ne propose pas de recette
particulière ni de procédure sur la façon d’utiliser cette information. Elle est en fait une méthode
d’ordre général qui oriente l’attention vers l’information sur les avantages individuels, jugés,
comme nous l’avons vu, en termes de possibilités et non en fonction d’un « projet » spécifique
sur la bonne façon d’organiser une société.42
En ce sens, les capabilités permettent de franchir le
caractère téléologique souvent présent dans les approches procédurales de la justice.
1.1.3 L’égalité et la qualité de vie
Au même titre que John Rawls, une des principales préoccupations d’Amartya Sen est celle de
l’égalité. Toutefois, plusieurs théories libérales acceptent certaines formes d’inégalités fondées,
par exemple, sur des incitatifs43
. C’est un peu ce que Rawls défend dans son principe de
40
A. SEN. L’idée de justice, Paris, Flammarion, 2010, p. 38. 41
A. SEN. Un nouveau modèle économique, Paris, Odile Jacob, (1re
édition : 1999) 2003, p. 85. 42
A. SEN. L’idée de justice, Paris, Flammarion, 2010, p. 285. 43
Ibid, pp. 91-92.
15
différence. Certaines inégalités peuvent exister tant et aussi longtemps qu’elles avantagent les
plus démunis ou qu’elles engendrent une motivation44
. Or, l’importance de la notion d’égalité
depuis les Lumières ne fait plus débat selon Sen. La présence de la notion d’égalité dans toutes
les théories normatives et contemporaines de la justice sociale démontre bien le consensus global
en ce qui concerne sa valeur. En effet, ces théories exigent toutes l’égalité de quelque chose;
quelque chose que la théorie en question juge « particulièrement crucial »45
.
Or, deux grandes questions se posent pour une analyse éthique de l’égalité : (1) Pourquoi
l’égalité? et (2) L’égalité de quoi? Pour Sen, ces deux questions sont non seulement
interdépendantes, mais elles sont nécessaires à la compréhension de la force de la valeur de
l’égalité. Une théorie de l’égalité ne doit pas être abstraite. Si, toutefois, nous arrivons à répondre
à la deuxième question, demeure-t-il nécessaire de répondre à la première? Sen démontre que,
logiquement, si nous arrivons à développer un raisonnement en faveur de l’égalité de x (quel que
soit x – revenus, fortunes, chances, accomplissements réels, libertés, droits, etc.), nous nous
prononçons déjà en faveur de l’égalité sous cette forme46
. Dans ce cas, la réponse à la première
question existe par défaut. Toutefois, même si la majorité des théories normatives traitent de
l’égalité de quelque chose, cela ne suffit pas à dire qu’elles favorisent un traitement égal à tous
les humains. L’utilitarisme, par exemple, insiste sur « la maximisation de la somme totale des
utilités de tous les individus pris ensemble […] »47
Les utilitaristes ne préconisent pas, en
général, l’égalité du total des utilités dont jouissent des individus différents. En ce sens,
l’utilitarisme n’est pas particulièrement égalitaire et sa conception de la justice n’est pas
transcendantale48
. Cela constitue d’ailleurs une des principales critiques de Sen à l’endroit des
théories utilitaristes.
Deux des éléments sur lesquels Sen se concentre dans sa réflexion sur l’égalité et qui l’amènent,
par le fait même, à développer son approche des capabilités sont les problèmes de l’égalité de
base et de la diversité humaine. Comme nous l’avons mentionné plus tôt, Sen se préoccupe de la
44
J. RAWLS. Théorie de la justice, Paris, Points Essais, (1re
édition : 1971) 2009, pp. 315-323. 45
Ibid, p. 351. 46
A. SEN. Repenser l’inégalité, Paris, Points Économie, (1re
édition 1992) 2000, p. 35. 47
Ibid, p. 37. 48
A. SEN. L’idée de justice, Paris, Flammarion, 2010, pp. 91-92.
16
considération de la pluralité des conditions humaines au sein de la société. C’est d’un point de
vue comparatif que les notions de liberté et d’égalité deviennent problématiques : « Les sociétés
et les communautés auxquelles nous appartenons déterminent très différemment ce que nous
pouvons faire ou non. »49
Non seulement les différences dans notre environnement affectent nos
possibilités, mais chaque individu vient aussi au monde avec des traits et des caractéristiques
personnelles (sexe, handicap, aptitudes physiques et mentales, etc.). Ces dernières sont
principalement importantes, car elles exercent une influence notoire sur la façon que se
manifestera la liberté d’un individu. Elles doivent donc se retrouver au cœur de l’évaluation des
inégalités. Une personne handicapée, par exemple, pourra faire beaucoup moins avec le même
niveau de revenu qu’une personne n’ayant pas de handicap. Si, dans une société, les individus
étaient parfaitement semblables, l’égalité de l’un – par exemple, sur les revenus – tendrait à
converger vers celle des autres. Au contraire, l’ampleur de la diversité humaine fait en sorte que
l’égalité des revenus ou même celui d’un environnement naturel et social peut laisser subsister de
fortes inégalités dans la capacité des individus à faire ce qu’ils valorisent50
.
Sen critique donc le fait que nous ayons autant de difficulté à faire entrer ces différences
individuelles dans le cadre usuel d’évaluation qui sert à mesurer l’inégalité51
. Il constate en fait
que les indicateurs utilisés pour lutter contre les injustices sont essentiellement basés sur
l’évaluation de la richesse des individus et de l’écart entre leur revenu. Sa réflexion est, qu’au-
delà de ces indicateurs économiques, la qualité de vie des individus doit devenir un critère de
prospérité pour un pays52
. Ainsi, l’évaluation de la qualité des vies humaines implique de
s’intéresser non seulement à celles que l’on parvient à mener, mais aussi à la liberté réelle que
l’on a de choisir entre différentes façons de vivre (ou combinaisons de fonctionnement). C’est
précisément à travers cette réflexion qu’émerge la perspective des capabilités qui, elle, insiste sur
« la faculté qu’ont les gens de vivre la vie qu’ils souhaitent et qu’ils ont raison de souhaiter et
l’amélioration des choix à leur disposition, pour y parvenir. »53
49
A. SEN. Repenser l’inégalité, Paris, Points Économie, (1re
édition 1992) 2000, p. 47. 50
Idem. 51
Ibid, p. 58. 52
Amartya Sen a d’ailleurs développé l’Indice de développement humain (IDH) dans cet ordre d’idées. Nous en
discutons plus en détail dans la partie 1.3 Application de l’approche des capabilités. 53
A. SEN. Un nouveau modèle économique, Paris, Odile Jacob, (1re
édition : 1999) 2003, p. 369.
17
La question est donc de définir quels peuvent être les obstacles au plein épanouissement de cette
faculté. Si des soins de santé ainsi qu’une éducation de qualité peuvent favoriser cette faculté,
qu’en est-il de de la qualité de l’air et de l’accès à l’eau potable, par exemple? Les conditions
environnementales exercent une influence notoire sur la qualité de vie des personnes, non
seulement en ce qui concerne les besoins de base à leur survie, mais aussi sur leurs conditions
économiques. Nous y reviendrons en troisième partie.
1.2 La réflexion de Martha Nussbaum
La façon de concevoir la liberté par les capabilités est aussi soutenue, étudiée et alimentée par les
travaux de Martha Nussbaum qui a travaillé étroitement avec Amartya Sen dans les années 1980
sur les enjeux de développement et d’éthique. Leur collaboration a mené à la publication en 1993
de l’ouvrage The Quality of Life et à la fondation en 2003 de la Human Development &
Capability Association (HDCA).
La réflexion de Nussbaum concernant le développement humain et sa méthode rejoint en grande
partie celle de Sen. Tous deux soutiennent que, combinés à une réflexion abstraite, les formes de
vie et les exemples issus de la réalité sont essentiels pour « construire un discours philosophique
enraciné dans un diagnostic du présent mondialisé. »54
Dans les prochaines lignes, nous
survolerons certains des thèmes majeurs présents dans la réflexion de Martha Nussbaum en ce
qui concerne l’approche des capabilités, soit la dignité et les capabilités centrales à la vie
humaine ainsi que le rôle de l’État dans le soutien des capabilités. Nous verrons aussi ce qui l’a
amenée à contribuer au développement de cette approche ainsi que la portée de cette
contribution.
54
F. BRUGÈRE. « Martha Nussbaum ou la démocratie des capabalités », Essais et débats, Coopérative La vie des
idées, 2013, [En ligne], http://www.laviedesidees.fr/Martha-Nussbaum-ou-la-democratie.html, (page consultée le 7
janvier 2015).
18
1.2.1 La dignité humaine
La qualité de vie ainsi que la dignité humaine sont des critères aussi importants pour Nussbaum
que pour Sen. Cela suppose donc de considérer les opportunités qui s’offrent aux personnes ainsi
que le sens qu’ils attachent à leur existence. Ainsi, trois critères55
sont à retenir pour évaluer la
qualité de vie d’un individu : (1) la recherche du bien-être, (2) la liberté de l’agent à choisir ce
qu’il accomplit et (3) une conception du bien qui ne repose sur aucune objectivité préconstituée
(du type des primary goods chez Rawls ou du revenu réel dans les analyses du PIB), mais plutôt
sur les choix et les décisions des sujets.
Cette conception émerge d’une réflexion basée sur les conditions sociales de la justice. Au même
titre que Sen, Nussbaum nous amène à explorer les limites des débats relatifs à la justice sociale
et à en étendre les frontières au-delà de ce que permet une approche purement procédurale de la
justice. Elle explique que la théorie sociale du contrat repose essentiellement sur l’indépendance
des contractants et ne permet donc pas d’instituer un traitement égal de tous les êtres humains.
Une des principales critiques que Nussbaum adresse au libéralisme repose sur l’idée que le culte
de l’individu autonome et responsable autour duquel s’est articulée cette idéologie considère,
fictivement, que tout le monde a les mêmes moyens d’être actif et libre alors que l’humain est
fondamentalement vulnérable. Comme l’a exprimé le sociologue Richard Sennett, « la dignité de
la dépendance n’est jamais apparue au libéralisme comme un projet politique valable. »56
Nussbaum propose donc de renouveler la perspective de la liberté humaine à travers la liberté
d’accomplissement, ce qui, dans son essence, concorde avec la réflexion d’Amartya Sen.
Toutefois, les problématiques modernes liées à l’internationalisme et aux impacts d’une
économie mondialisée sur le libéralisme imposent à Nussbaum de porter une attention
particulière à la dignité humaine. Même s’il reconnaît son importance, Sen ne fait pas un usage
théorique central du concept de dignité humaine. Or, Nussbaum y accorde une place importante
dans sa philosophie politique. Elle fait remarquer que le respect de la dignité humaine passe 55
F. BRUGÈRE. « Martha Nussbaum ou la démocratie des capabalités », Essais et débats, Coopérative La vie des
idées, 2013, [En ligne], http://www.laviedesidees.fr/Martha-Nussbaum-ou-la-democratie.html, (page consultée le 7
janvier 2015). 56
R. SENNETT. Respect - De la dignité de l’homme dans un monde d’inégalités, Paris, Hachette, (1re
édition :
1982), 2005, p. 144.
19
habituellement par une remise en question des rapports de pouvoir entre les individus – pauvres
et riches, ruraux et urbains, femmes et hommes, sud et nord, etc. –, mais aussi par le respect de la
valeur d’égalité entre les personnes. Dans son analyse des travaux de Martha Nussbaum,
Fabienne Brugère propose que la question principale soit formulée comme suit : « Qu’est-ce que
chaque personne dans son contexte de vie est capable de faire et d’être ? »57
La notion de dignité
humaine implique un humanisme capable de cibler la possibilité réelle de disposer des choix les
plus larges possible. L’objectif est donc de trouver les moyens de donner du pouvoir d’être et
d’agir à ceux dont la liberté est restreinte par toutes sortes d’obstacles.
Pour Nussbaum, l’égalité se pense à travers l’égale dignité des êtres humains58
. Ainsi, les lois et
les institutions ont un rôle majeur à jouer pour assurer un traitement égal des individus, ce qui ne
garantit pas que chacun arrivera nécessairement à la même condition. Toutefois, le déploiement
des talents et des efforts offrant la capacité à un individu de construire une vie en accord avec ses
projets et ses désirs ne doit pas être empêché ou réservé à quelques-uns. Au contraire, la dignité
humaine est liée à la possibilité pour tous les humains d’être actifs dans leurs ambitions.
1.2.2 Les capabilités centrales à la vie humaine
L’approche des capabilités représente l’espace le plus adapté pour comparer les qualités de vie
selon Nussbaum. Cette approche est préférable aux perspectives utilitaristes ou de tendance
rawlsienne, car elle ne s’intéresse pas seulement au bien-être total ou moyen, mais aux
possibilités offertes à chaque personne. Elle considère « chaque personne comme une fin »59
.
Alors qu’Amartya Sen utilise ce cadre uniquement pour l’analyse de la qualité des vies
humaines, Martha Nussbaum s’intéresse aussi aux capabilités des animaux non humains.60
C’est
toutefois sa réflexion sur les conditions de vie humaine qui nous intéressera dans le présent essai.
57
F. BRUGÈRE. « Martha Nussbaum ou la démocratie des capabalités », Essais et débats, Coopérative La vie des
idées, 2013, [En ligne], http://www.laviedesidees.fr/Martha-Nussbaum-ou-la-democratie.html, (page consultée le 6
mai 2015). 58
M. NUSSBAUM. Frontiers of Justice, Cambridge/Londres, Harvard University Press, 2009, pp. 292-293. 59
M. NUSSBAUM. Capabilités – Comment créer les conditions d’un monde plus juste?, Paris, Flammarion, 2012,
p. 37. 60
Ibid, p. 36.
20
Nussbaum rappelle que l’objectif principal de Sen dans son développement de l’approche des
capabilités était de la présenter comme l’espace de comparaison le plus pertinent pour évaluer les
qualités de vie et d’ainsi modifier l’orientation du débat sur le développement61
. Elle note
toutefois que sa version ne propose pas de description précise de la justice de base. Il n’existe
donc pas de seuil ni de liste qui permettrait de hiérarchiser en quelque sorte les capabilités, même
si Sen reconnaît une plus grande importance à certaines d’entre elles (par exemple la santé et
l’éducation).
C’est dans cet ordre d’idées que Nussbaum élabore les dix « capabilités centrales »62
à la vie
humaine, soit (1) la vie, (2) la santé du corps, (3) l’intégrité du corps, (4) les sens, l’imagination
et la pensée, (5) les émotions, (6) la raison pratique, (7) l’affiliation, (8) les autres espèces, (9) le
jeu et (10) le contrôle sur son environnement. Une vie à laquelle il manquerait une seule de
ces capabilités ne saurait être une vie pleine, malgré tout ce dont elle disposerait par
ailleurs. Si Nussbaum reproche à Sen de ne pas proposer de seuil des capabilités, il ne
semble pourtant pas exister de hiérarchie dans la garantie de ces capabilités si ce n’est
qu’elles démarquent des autres qui n’apparaissent pas dans sa liste. En effet, un seuil
minimal est exigé pour chacune de ces dix capabilités . La définition de ces capabilités
fondamentales émerge de la question suivante : « Qu’est-ce qu’une vie humainement digne
exige? » La question, par exemple, ne concerne donc pas tant l’accès ou le droit au logement pour
tous que le fait que tout humain puisse vivre dans un logement décent. Cela implique donc de
définir en quoi consiste un logement convenable.
Bien que le développement des capabilités se fait de manière individuelle, il doit tout de même
être placé sous la responsabilité de la société et cet objectif passe principalement par des
politiques publiques. Alors que Sen insiste sur la liberté du bien-être, soit la liberté de choisir
comment on fonctionne, Nussbaum insiste sur la responsabilité du gouvernement de garantir à
tous les citoyennes et citoyens au moins un seuil de ces dix capabilités centrales.
61
M. NUSSBAUM. Capabilités – Comment créer les conditions d’un monde plus juste?, Paris, Flammarion, 2012,
p. 38. 62
Ibid, pp. 55-57.
21
1.2.3 Le rôle de l’État
Lorsque Sen discute de la responsabilité individuelle, il explique que certains chefs d’État
accordent parfois une si grande importance à l’autonomie individuelle que la seule idée que
certains individus puissent dépendre des autres est une négation d’estime de soi et est
condamnable63
. Bien qu’il ne s’oppose pas à cette idée, Sen exprime que la responsabilité
individuelle demeure sujette à discussion. Selon lui, l’affirmation même de cette responsabilité
individuelle dépend d’un ensemble de circonstances personnelles, sociales et environnementales.
Une personne n’ayant pas accès à une éducation ou à des soins de santé de base, par exemple, se
voit privée de la faculté de mener sa vie de façon autonome et ne peut donc pas être totalement
tenue responsable de sa situation. En effet, Sen considère que le sens de la responsabilité est
inférieur à la notion de capabilité, car elle exige la liberté.64
Et il ne voit pas là une solution
binaire entre, d’une part, la responsabilité individuelle et d’autre part « l’État nourrice ».
L’acceptation étroite de la responsabilité individuelle doit donc non seulement être élargie au
rôle de l’État, mais aussi en identifiant les fonctions d’autres institutions et ONG entre autres.
Pour Nussbaum, le gouvernement a un rôle définitif à jouer pour garantir aux individus une vie
digne et minimalement épanouie. Ainsi, le respect de la dignité humaine passe par les lois et les
institutions. Cela fait en sorte que les pays ne sont pas seulement un point de départ théorique
pour la construction d’une justice sociale, mais que leur gouvernement est aussi responsable de
soutenir les capabilités centrales de chaque individu65
. Nussbaum part toutefois du principe que
seules les sociétés « raisonnablement » démocratiques sont en mesure d’assurer une autonomie
individuelle, car elles puisent – en théorie – la source de leurs lois directement auprès de la
population. Les individus seraient donc, en principe, supportés par des lois qu’ils ont eux-mêmes
choisies. Dans cet ordre d’idée, le pays se trouve ainsi doté d’un rôle moral enraciné dans le
soutien des capabilités individuelles. Les inégalités mondiales qui perdurent et que nous
continuons d’observer aujourd’hui sont les conséquences d’une justice constamment violée selon
Nussbaum. Car les pays riches ont non seulement les moyens d’assurer à leurs citoyennes et
63
A. SEN. Un nouveau modèle économique, Paris, Odile Jacob, (1re
édition : 1999) 2003, pp. 43-48. 64
Ibid, p. 377. 65
M. NUSSBAUM. Capabilités – Comment créer les conditions d’un monde plus juste?, Paris, Flammarion, 2012,
p. 155.
22
citoyens les capabilités centrales, mais ils ont aussi le devoir d’assister les efforts des pays
pauvres66
. Ce raisonnement est principalement basé sur les arguments voulant que les nombreux
problèmes des pays pauvres trouvent leur origine dans l’exploitation coloniale ou encore que les
inégalités observées dans les pays pauvres soient la cause des habitudes de vie et de
consommation observées dans les pays riches.
L’ambition idéaliste de Nussbaum repose donc sur un renforcement de la légitimité des traités et
accords internationaux dans le but d’imposer certaines normes à la « communauté des nations ».
La justice internationale passe ainsi par un respect du droit international de la part de chaque
pays.
1.3 Application de l’approche des capabilités
L’application la plus marquante de l’approche des capabilités est probablement la création en
1990 de l’Indice de développement humain (IDH). Développé en majeure partie par Amartya
Sen, l’IDH est calculé par la moyenne de trois principales dimensions: une vie longue et saine,
l'acquisition de connaissances et un niveau de vie décent. L’IDH est aujourd’hui un indice
reconnu et utilisé par le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) dans
l’évaluation du développement humain à travers tous les pays67
.
La pertinence de l’application de l’approche classique des capabilités comme le propose Amartya
Sen a aussi fait l’objet de certaines études. Par exemple, en 2011, une étude commune germano-
autrichienne s’est basée sur les projets en cours au sein des pays de l’OCDE ayant été
commandés par les gouvernements allemands et britanniques. Les auteurs ont observé entre
66
M. NUSSBAUM. Capabilités – Comment créer les conditions d’un monde plus juste?, Paris, Flammarion, 2012,
p. 158. 67
Selon le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), l’IDH été créé « pour souligner que les
personnes et leurs capacités devraient constituer le critère ultime pour évaluer le développement d'un pays, pas
seulement la croissance économique. L'IDH peut également être utilisé pour remettre en question des choix
politiques nationaux, en se demandant comment deux pays ayant les mêmes niveaux de revenu national brut (RNB)
par habitant peuvent obtenir des résultats différents en termes de développement humain. Ces contrastes peuvent
susciter le débat sur les priorités politiques des gouvernements. » Pour plus de détails : PNUD, Programme des
Nations unies pour le développement, Indice de développement humain (IDH), Human Developement Reports, [En
ligne], http://hdr.undp.org/fr/content/indice-de-d%C3%A9veloppement-humain-idh, (Page consultée le 7 janvier
2015).
23
autres une augmentation considérable des applications basées sur l’approche des capabilités dans
les pays à revenus élevés de l’OCDE. Une des principales conclusions de leur étude explique que
leurs observations basées sur le développement humain et l’approche des capabilités ont confirmé
que le caractère multidimensionnel de cette approche peut produire une valeur ajoutée
considérable pour l’évaluation du bien-être, celui-ci ne pouvant pas être saisi que par les seules
mesures du revenu68
. Ce caractère multidimensionnel se retrouve effectivement dans plusieurs
études où l’on a appliqué l’approche des capabilités. Or, son application dans le champ de
l’environnement reste très limitée et sous-estimée. Très peu d’études se sont intéressées à
l’utilisation de l’approche des capabilités comme cadre d’évaluation des problèmes écologiques
ou encore sur la façon dont la dégradation de l’environnement influence l’épanouissement des
capabilités humaines. Le domaine dans lequel cette approche demeure la plus appliquée est celui
de la lutte à la pauvreté et plus particulièrement dans la comparaison entre les mesures
traditionnelles d’évaluation de la pauvreté basées sur le revenu et d’autres mesures dites
multidimensionnelles dans lesquelles s’intègre l’approche des capabilités.
Déjà en 1999, le Groupe d'économie du développement de l'Université Montesquieu Bordeaux
IV se penche sur le différentiel spatial de pauvreté au Burkina Faso et évalue la pauvreté
régionale de manière multidimensionnelle en comparant la « pauvreté monétaire » et la pauvreté
« en terme de capabilités »69
. Le chercheur conclue que « l’approche en termes de "capabilities"
met en évidence des différences sensibles selon le sexe et le statut professionnel du chef de
ménage, et suggère des actions différenciées en matière de lutte contre la pauvreté, modulées
selon les zones, tant en ce qui concerne l’accès aux biens privés qu’aux services collectifs. »70
Plus récemment, en 2013, l’International Journal of Social Economics publie une étude réalisée
par trois chercheurs provenant des universités de Cape Town et du Nigéria qui démontre la
pertinence de l’application de l’approche des capabilités dans la compréhension de la pauvreté au
68
J. VOLKERT et F. SCHNEIDER. The Application of the Capability Approach to High-Income OECD Countries:
A Preliminary Survey, CESifo Working Papers, 2011, p. 29. 69
J-P. LACHAUD. « Le différentiel spatial de pauvreté au Burkina Faso : “capabilities” versus dépenses », Pessac
(France), Groupe d'économie du développement de l'Université Montesquieu Bordeaux IV, 1999, [En ligne],
http://www.researchgate.net/publication/5178561_Le_diffrentiel_spatial_de_pauvret_au_Burkina_Faso___capabiliti
es__versus_dpenses, (Page consultée le 7 janvier 2015). 70
Ibid, Résumé.
24
Nigéria71
. Les chercheurs notent que les capabilités représentent en fait la dimension manquante
dans l’analyse et l’explication de la pauvreté. Il s’agit d’une nouvelle méthodologie qui doit être
directement appliquée dans l’évaluation de l’appauvrissement et de la privation.
Les capabilités ont aussi fait l’objet d’études sur le genre et plus précisément sur la condition et le
développement des femmes. En 2008, l’école de travail social de l’Université Tulane en
Nouvelle-Orléans a utilisé comme cadre d’analyse l’approche des capabilités pour étudier la
violence faite aux femmes dans un contexte de pauvreté72
. Plusieurs indices servant à évaluer les
inégalités des genres ont aussi été développés sur la base théorique de l’approche des capabilités
et sont aujourd’hui régulièrement utilisés par les Nations unies : l’Indice d’inégalités de genre
(IIG)73
, le Gender Empowerment Measure (GEM)74
et le Gender Development Index (GDI)75
.
Au Québec, on s’intéresse aussi à l’application de l’approche des capabilités dans le champ de la
santé mentale. Paul Morin, professeur à l’École de travail social de l’Université de Sherbrooke,
croit que « le pouvoir d’être et de faire des personnes usagères comme par exemple
l’établissement de liens effectifs entre la participation citoyenne et l’inclusion sociale sont mis en
valeur par l’approche par les capabilités. »76
M. Morin a d’ailleurs participé en 2009 à
71
J. E-O. ATAGUBA, H. EME ICHOKU et W. M. FONTA. « Multidimensional Poverty Assessment: Applying the
Capability Approach », International Journal of Social Economics, Vol. 40, No. 4, 2013, pp. 331-354, [En ligne],
http://www.emeraldinsight.com/doi/full/10.1108/03068291311305017, (Page consultée le 7 janvier 2015). 72
L. PYLES. The Capabilities Approach and Violence Against Women: Implications for Social Development,
International social work, 2008, pp. 25-36, [En ligne], http://isw.sagepub.com/content/51/1/25.short, (Page consultée
le 7 janvier 2015). 73
Pour plus de détails concernant cet indice : PNUD, Programme des Nations unies pour le développement, L’indice
d’inégalités de genre (IIG), Human Developement Reports, [En ligne], http://hdr.undp.org/fr/content/lindice-
din%C3%A9galit%C3%A9s-de-genre-iig, (Page consultée le 7 janvier 2015). 74
Quoiqu’il soit difficile de traduire précisément en français le concept d’empowerment, le GEM pourrait être traduit
par « Indice d’autonomisation des genres (ou des femmes) ». Pour plus de détails sur cet indice : NATION
MASTER. Gender Empowerment : Countries Compared, Country Info – Stats, 2014, [En ligne],
http://www.nationmaster.com/country-info/stats/People/Gender-empowerment, (Page consultée le 7 janvier 2015). 75
Pour plus de détails concernant cet indice : PNUD, Programme des Nations unies pour le développement, Gender
Developement Index (GDI), Human developement reports, [En ligne], http://hdr.undp.org/en/content/gender-
development-index-gdi, (Page consultée le 7 janvier 2015). 76
P. MORIN. L'approche par les capabilités et son apport théorique et pratique dans le champ de la santé mentale,
Résumé de présentation, 80e Congrès de l’ACFAS, 2012, [En ligne],
http://www.acfas.ca/evenements/congres/programme/80/400/467/c, (Page consultée le 7 janvier 2015).
25
l’élaboration d’un rapport de recherche sur le développement des capabilités des jeunes à
l’attention de l’organisme Le Tremplin 16-30 de Sherbrooke77
.
1.3.1 Défis dans l’application de l’approche des capabilités
En constatant les nombreuses applications de l’approche des capabilités dans divers champs
sociaux, on pourrait croire que sa prise en compte dans nos politiques publiques ne représente pas
un défi majeur. Néanmoins, malgré son attrait pour les ONG, l’approche des capabilités demeure
relativement absente des politiques élaborées par les dirigeants. Cela peut s’expliquer par les
nombreux défis que représente la prise en compte des capabilités dans nos institutions publiques
en ce qui concerne, par exemple, une modification des positions idéologiques, la complexité de
son application ou encore les obstacles liés à la prise de décisions et au régime politique.
Commençons toutefois par observer dans quelles sphères Amartya Sen constate lui-même les
défis que peut poser l’application de son approche des capabilités.
Comme nous l’avons vu plus tôt, la notion d’égalité est au cœur de la philosophie politique de
Sen. Ainsi, si l’égalité est importante et que les capabilités sont un élément central à la vie
humaine, ne serait-il pas juste d’exiger l’égalité des capabilités? Dans L’idée de justice, Sen pose
cette question pour illustrer en quelque sorte une des limites de son approche78
. Il fait remarquer
que si l’égalité des capabilités est souhaitable dans certaines circonstances, son impératif pourrait
devenir dangereux lorsqu’il entre en conflit avec d’autres considérations morales. Sen donne un
exemple en partant de la prémisse qu’il est bien établi que les femmes vivent plus longtemps que
les hommes de manière générale. Si l’on réfléchit seulement en termes de capabilités et que l’on
souhaite égaliser la « capabilité de longévité », on pourrait tendre à soutenir davantage de soins
médicaux aux hommes qu’aux femmes pour compenser leur déficit de capabilité. Mais cela pose
un sérieux problème sur le plan moral, car comme l’explique Sen, « […] moins soigner les
77
P. MORIN et S. TURCOTTE. Le Tremplin 16-30 de Sherbrooke et le développement des capabilités des jeunes,
Groupe régional d’activités partenariales de l’Estrie Université de Sherbrooke/Centre de santé et de services sociaux
– Institut universitaire de gériatrie de Sherbrooke (CSSS-IUGS), Rapport de recherche, 2009, [En ligne],
http://www.csss-iugs.ca/c3s/data/files/Tremplin%2016-30_corr2011.pdf, (Page consultée le 7 janvier 2015). 78
A. SEN. L’idée de justice, Paris, Flammarion, 2010, p. 356.
26
femmes que les hommes pour les mêmes problèmes de santé serait une violation flagrante d’un
impératif important de l’équité procédurale (soit celui de traiter tout le monde de la même façon
devant les questions de vie et de mort) […] »79
En ce sens, l’approche des capabilités peut donc
s’avérer importante pour évaluer les possibilités réelles des gens ainsi que leur qualité de vie,
mais il faut demeurer attentif à la dimension procédurale de la liberté dans l’évaluation de ce qui
est juste. S’il est important d’accorder une valeur à l’égalité des capabilités, on ne doit pas
nécessairement l’exiger lorsqu’elle est en contradiction avec d’autres préoccupations. Cette façon
de faire placerait la capabilité dans un statut « d’atout maître », alors qu’elle doit davantage être
considérée comme « un des aspects de la liberté lié aux possibilités concrètes »80
.
Un autre défi que peut poser l’application de l’approche des capabilités est l’opposition entre les
concepts de liberté positive et de liberté négative81
. Si l’on conçoit la liberté réelle en termes de
capabilités, nous avons vu qu’il est essentiel de se concentrer sur la façon dont une personne peut
agir ainsi que sur ce qu’elle est capable de faire dans le plus de sphères possible; cela dans l’idée
que chaque individu puisse être libre d’accomplir ce qu’il désire. On accepte ainsi que la liberté
d’un individu dépende de quelque chose ou d’une structure qui le dépasse. Mais cette dépendance
ne limite-t-elle pas la liberté réelle de cette personne? Être libre de faire quelque chose
indépendamment des autres donne à la liberté d’un individu une force qui lui manque lorsque sa
liberté d’agir dépend d’une aide extérieure. Cette compréhension de la liberté négative rencontre
toutefois ses limites devant les contraintes réelles qui pèsent sur les individus. Lorsque Sen
affirme qu’avant de penser la justice, il faut prendre conscience des situations d’injustice et
établir les meilleures conditions pour combattre ces injustices, c’est justement dans l’idée qu’une
conception de la justice ne peut pas reposer que sur des principes, mais doit plutôt être ancrée
dans le réel : « Ce clivage entre pouvoir et ne pas pouvoir faire quelque chose est capital, car ce
qu’une personne est concrètement capable de faire compte vraiment. »82
Dans le même ordre
79
A. SEN. L’idée de justice, Paris, Flammarion, 2010, p. 357. 80
Ibid, p. 356. 81
À titre de rappel, la liberté négative peut se définir par l’absence de contrainte et la possibilité qu’une personne a
d’agir sans empêchement ni ingérence. Une des valeurs sous-jacentes à cette conception de la liberté est la
responsabilité individuelle. La liberté positive se définit davantage dans le droit qu’une personne a d’agir selon ses
convictions, soit la possibilité qu’elle a d’atteindre ses buts. Cela implique donc une certaine intervention sociale
dans la garantie des droits individuels. Une des valeurs sous-jacentes à cette conception de la liberté peut être
l’égalité des chances. 82
A. SEN. L’idée de justice, Paris, Flammarion, 2010, p. 368.
27
d’idées, il est important de rappeler que l’absence de contrainte dans les agissements d’une
personne peut effectivement affecter ceux d’une ou plusieurs autres. Les problématiques
environnementale et climatique en sont de parfaits exemples et nous nous y attarderons plus en
détail dans la 3e partie.
Ainsi, jusqu’à présent, l’application de l’approche des capabilités passe essentiellement par des
initiatives communautaires dans des milieux ciblés. Son développement au sein de l’appareil
étatique tarde à s’observer. L’attention portée aux capabilités dans les politiques publiques
implique non seulement une réflexion profonde sur la nature des mesures d’évaluation de la
qualité de vie, mais aussi des investissements durables de la part de l’État. La réflexion doit aussi
se faire à travers une remise en question de la façon dont nos programmes sociaux exacerbent la
notion de responsabilité individuelle. Si l’on conçoit la pauvreté par un manque de capabilités et
pas simplement par l’absence de certains biens ou revenus, cela implique d’accepter l’existence
d’une interdépendance entre les individus et par le fait même une plus grande intervention
collective sur le développement des libertés individuelles.
1.3.2 Quelle place pour les capabilités en environnement ?
Les problèmes environnementaux et ses conséquences humaines sont définitivement les grands
oubliés dans l’application de l’approche des capabilités. Sa réussite dans plusieurs autres champs
offre pourtant une bonne base et une confiance dans l’analyse des impacts humains des
changements climatiques et plus précisément dans ce que l’on nomme la « justice écologique »83
.
Peu de chercheurs se sont jusqu’à aujourd’hui intéressés à une application de l’approche des
capabilités aux enjeux environnementaux. Fabrice Flipo s’est penché en 2005 sur ce qu’il nomme
une « écologisation du concept de capabilité »84
. Pour lui, la pertinence de cette approche dans le
domaine de l’environnement ne fait pas de doute : « Le concept, qui a permis de sortir du
83
La définition ainsi que les raisons qui justifient le choix de privilégier le terme « justice écologique » dans le
présent essai seront présentées dans la partie 2.1.2 Inégalités climatiques et équité. 84
F. FLIPO. « Pour une écologisation du concept de capabilité d'Amartya Sen », Natures Sciences Sociétés, Vol. 13,
2005, pp. 68-75, [En ligne], http://www.cairn.info/revue-natures-sciences-societes-2005-1-page-68.htm, (Page
consultée le 7 janvier 2015).
28
réductionnisme marchand, permettra-il aussi de sortir du réductionnisme économique, qui se
contente d’envisager la nature comme un entrepôt de matériaux inépuisables ou pour le moins
substituables entre eux ? »85
Il en vient à répondre qu’effectivement, l’approche des capabilités se
révèle bien adaptée à la problématique écologique, en ce qu’elle permet de saisir la crise
écologique sous un nouveau jour : celui des droits de la personne.
Tout récemment, en octobre 2014, un groupe français de chercheurs en économie a étudié les
pistes que peut fournir l’approche des capabilités à la « justice environnementale » sous l’angle
de la justice comparative. Les chercheurs ont conclu que les personnes défavorisées vivaient
souvent dans des environnements de faible qualité comparativement aux personnes mieux
nanties86
. Ils mentionnent aussi que l’approche permettrait de constituer une mesure adéquate
pour évaluer la situation de ces individus.
L’objectif, dans les prochaines pages, sera donc de revoir les différentes conceptions de la justice
écologique et de définir plus précisément la notion de justice climatique, pour ensuite évaluer la
pertinence de la pensée politico-économique d’Amartya Sen basée sur l’approche des capabilités
appliquée aux impacts humains des changements climatiques. Le caractère riche et
multidimensionnel de la théorie de Sen nous a démontré que ses implications peuvent être
multiples. Toutefois, comme le mentionne Fabrice Flipo, « Amartya Sen reste un théoricien ancré
dans le paradigme économiste classique de la nature. »87
Et puisque la crise écologique nous
oblige à revoir le concept même de la nature, l’approche des capabilités conservera-t-elle son
intérêt dans ce domaine? C’est effectivement possible si elle est utilisée comme cadre d’analyse
et non pas comme mesure de référence absolue. L’approche des capabilités demeure très
malléable et nous verrons que sa complexité ainsi que son caractère pluridisciplinaire offrent un
85
F. FLIPO. « Pour une écologisation du concept de capabilité d'Amartya Sen », Natures Sciences Sociétés, Vol. 13,
2005, p. 68, [En ligne], http://www.cairn.info/revue-natures-sciences-societes-2005-1-page-68.htm, (Page consultée
le 7 janvier 2015). 86
J. BALLET, D. BAZIN et J. PELENC. Justice environnementale et approche par les capabilités, HAL archive
ouverte, R2D 2, 2014, [En ligne], http://dumas.ccsd.cnrs.fr/UNIV-BORDEAUX4/halshs-01071203v1 (Page
consultée le 7 janvier 2015). 87
F. FLIPO. « Pour une écologisation du concept de capabilité d'Amartya Sen », Natures Sciences Sociétés, Vol. 13,
2005, pp. 68-75, [En ligne], http://www.cairn.info/revue-natures-sciences-societes-2005-1-page-68.htm, (Page
consultée le 7 janvier 2015).
29
certain atout lorsqu’il est question de traiter des problèmes humains liés à la dégradation de
l’environnement.
30
Deuxième partie
Penser la justice climatique
Les conséquences de la dégradation de l’environnement amènent les chercheurs à observer la
façon dont ces conséquences se font sentir sur les humains à travers le monde. Les sécheresses et
les inondations récurrentes ainsi que la pollution atmosphérique, par exemple, ont des impacts
dévastateurs sur les populations et l’économie de plusieurs pays du Sud, alors que d’autres pays
du Nord réussissent jusqu’à présent à s’en tirer sans trop de dommages. C’est généralement
l’absence de ressources financières et technologiques ainsi que l’insécurité alimentaire qui fait en
sorte que les communautés des pays du Sud, qui tirent la quasi-totalité de leurs moyens
d’existence des ressources naturelles locales, se retrouvent plus vulnérables à l’instabilité
climatique88
.
Il existe en effet de grandes inégalités dans la façon dont les humains vivent les bouleversements
climatiques. Le principe de justice écologique89
émerge du constat de l’existence d’une
concordance pernicieuse entre les inégalités sociales ou économiques et les inégalités
écologiques. Pourquoi les moins nantis et les plus vulnérables sont-ils aussi ceux qui subissent les
impacts écologiques les plus importants? Autour des années 1980, on a vu émerger un des
premiers mouvements pour une « justice environnementale » aux États-Unis, soit celle de la lutte
contre le racisme environnemental, qui a entre autres été menée par le chercheur Robert D.
Bullard90
. À cette époque, on dénonçait que les lieux d’enfouissement des stocks de déchets ou
encore ceux du rejet des eaux usées ou des produits toxiques, par exemple, concordaient trop
souvent avec l’endroit où vivaient les minorités raciales. Aujourd’hui, la dynamique des
injustices écologiques concerne autant l’élimination des déchets que la qualité de l’air et de l’eau
ou encore les catastrophes climatiques. Elle peut s’observer à travers le monde et constitue l’un
des enjeux les plus importants de notre siècle.
88
IPCC, Intergovernmental Panel on Climate Change, Climate Change 2014 – Impacts, Adaptation, and
Vulnerability, Working group II contribution to the fifth assessment report, Summary for Policymakers, 2014, pp. 6-
7, [En ligne], https://ipcc-wg2.gov/AR5/images/uploads/WG2AR5_SPM_FINAL.pdf, (Page consultée le 12 janvier
2015). 89
Il est possible d’observer un certain consensus dans la littérature en ce qui concerne l’utilisation du terme justice
écologique. Cette terminologie est expliquée dans la section 2.1.2 Inégalités climatiques et équité. 90
Robert D. Bullard est reconnu comme étant un des piliers de la « justice environnementale » grâce, entre autres, à
ses nombreux travaux sur le racisme environnemental aux États-Unis.
31
La réflexion en ce qui concerne la justice climatique implique de considérer les causes et les
effets des changements climatiques d’un point de vue éthique, mais aussi d’examiner les enjeux
des droits de la personne et de la responsabilité collective vis-à-vis des conditions de vie de tous
les humains ainsi que celles des générations futures. Les définitions de la justice climatique
demeurent néanmoins très nombreuses et le consensus en ce qui concerne son application est
encore loin d’être atteint. Pour Christopher Foreman, la multiplicité des conceptions de la justice
écologique et la difficulté de mettre une limite à sa définition rendent la notion « très efficace
comme rhétorique à usage politique », mais la rendent moins « opérationnelle » dans l’action
publique91
.
Étudier les différentes perspectives de la justice écologique, et plus particulièrement de la justice
climatique, peut permettre de cibler certains éléments de consensus. Or, nous avons vu que
l’approche des capabilités telle que développée par Amartya Sen et Martha Nussbaum implique
de se préoccuper non seulement de la qualité de vie des individus ainsi que de leur bien-être, mais
aussi de la liberté et des possibilités réelles qu’ils possèdent pour mener à bien la vie qu’ils
souhaitent mener. D’autre part, il est possible d’affirmer que les impacts humains des
changements climatiques modifient de façon importante les capabilités de certains individus,
particulièrement les plus pauvres de nos sociétés. Les capabilités pourraient-elles alors servir de
base dans l’application d’une justice climatique? Dans les prochaines sections, nous verrons tout
d’abord dans quelle mesure la problématique des changements climatiques peut être interprétée
comme une problématique d’ordre moral. Nous tenterons ensuite de bien définir quelques-unes
des perspectives théoriques de la justice climatique. Nous aborderons dans un premier temps les
principales notions associées à l’approche distributive puisque son utilisation est assurément la
plus répandue dans les politiques de gestion des impacts environnementaux. C’est aussi une des
théories qui fait à la fois l’objet de plusieurs critiques. Le concept récent des inégalités
écologiques sera aussi discuté, car son existence ne fait plus de doute. Nous verrons qu’il existe
effectivement une forte relation entre les inégalités écologiques, sociales et économiques et que le
développement d’une justice climatique doit aussi passer par la considération de ce phénomène.
Nous aborderons aussi la question de la justice intergénérationnelle en nous posant la question
91
C. H. FOREMAN JR. The Promise and Peril of Environmental Justice, Washington, DC, Brookings Institution
Press, 1998, p. 12.
32
suivante : où se situe la responsabilité de l’humanité en ce qui concerne les générations futures?
En effet, les décisions prises aujourd’hui en ce qui concerne la lutte aux changements climatiques
auront un impact majeur sur les conditions de vie de nos descendants. Finalement, le principe de
RCMD nous rappellera qu’une justice écologique mondiale doit aussi considérer une variation
dans la contribution des pays à la concentration de GES dans l’atmosphère ainsi que leur
responsabilité actuelle à la lutte aux changements climatiques. Après avoir défini ces approches
théoriques, nous étudierons la façon dont certains groupes revendiquent l’application d’une
justice climatique. L’objectif sera ensuite de découvrir si les capabilités peuvent effectivement se
forger une place dans l’élaboration d’une justice climatique.
2.1 Les changements climatiques posés comme problème moral
L’étude des changements climatiques est pluridisciplinaire. Elle exige un dialogue entre les
sciences naturelles, le droit, l’économie, la science politique, la philosophie, etc. Si, dans cet
essai, nous abordons la problématique des changements climatiques sous un angle politico-
philosophique, c’est qu’il s’agit d’un enjeu dont les questionnements moraux et éthiques sont
nombreux. Toutefois, comme le mentionne Pierre-Yves Néron, il ne faudrait pas considérer que
toutes les questions morales relatives aux changements climatiques relèvent du domaine de
l’éthique environnementale92
. Certaines questions portant, par exemple, sur la pratique du
commerce, sur la responsabilité des entreprises ou encore sur la légitimité d’un marché de
carbone relèvent davantage de l’éthique des affaires. L’éthique des relations internationales peut
aussi apporter plusieurs idées en ce qui concerne les fondements du système international comme
l’importance de la souveraineté des États face aux changements climatiques.
Or, la problématique des changements climatiques au niveau mondial a dans une certaine mesure
été prise en charge par le droit international. Plusieurs textes internationaux93
ont été signés par
92
P-Y. NÉRON. « Penser la justice climatique », Peuples autochtones et enjeux d’éthique publique, Revue Éthique
publique, Vol. 14, No. 1, 2012, p. 2, [En ligne], http://ethiquepublique.revues.org/937, (Page consultée le 24 avril
2015). 93
En voici quelques-uns : Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques – 1992, Convention
des Nations unies sur la diversité biologique – 1992, Déclaration de Rio sur l’environnement et le développement –
1992, Déclaration de l’UNESCO sur les responsabilités des générations présentes envers les générations futures –
1997, Protocole de Kyoto – 1997, Déclaration universelle des droits de l’homme – 1948, etc.
33
une majorité de pays et peuvent être utilisés dans l’intention de diminuer les impacts des
changements climatiques ou pour préserver certains droits acquis. Toutefois, un des principaux
obstacles auquel fait face la communauté internationale, et plus particulièrement les
communautés vulnérables, est l’absence de mécanismes juridiquement contraignants dans
l’application de ces textes. Il n’existe donc jusqu’à maintenant aucune instance internationale
pouvant assurer une réglementation mondiale obligatoire visant à limiter les émissions de GES et
ainsi minimiser les impacts des changements climatiques94
. La problématique de la lutte aux
changements climatiques est donc reléguée à la volonté morale des acteurs en cause.
Développer une justice climatique comportant les arguments moraux ayant le potentiel de
convaincre les décideurs d’agir constitue en soi un grand défi. Pour Néron, c’est principalement
parce que ces arguments ne concordent pas avec l’ensemble des « conceptions "classiques" de la
justice distributive, qui de manière générale, semblent échouer à nous proposer des outils pour
saisir toute cette complexité. »95
. La nature internationale et intergénérationnelle de la
problématique des changements climatiques exige de repenser les fondements des conceptions les
plus répandues de la justice.
Pour John Broome, il faut ajouter une réflexion morale à la dimension économique pour régler la
problématique du changement climatique et cette morale se divise entre une morale privée et une
morale publique96
. Chacune d’elle est dirigée par ses propres principes. Ainsi, la morale
individuelle en ce qui concerne les changements climatiques est guidée par le « devoir de justice
de ne pas nuire »97
davantage que dans le but de changer le monde. Cela relève de la morale
privée. On peut donc affirmer que puisqu’il contribue de façon significative au réchauffement
climatique et que sa contribution engendre des impacts à d’autres personnes, chaque individu a le
devoir de réduire son empreinte écologique. Or, la morale publique, quant à elle, concerne les
94
UNESCO, Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture, Les implications éthiques du
changement climatique mondial, rapport de la Commission mondiale d’éthique des connaissances scientifiques et
des technologies (COMEST), Paris, UNESCO, 2010, p. 23. 95
P-Y. NÉRON. « Penser la justice climatique », Peuples autochtones et enjeux d’éthique publique, Revue Éthique
publique, Vol. 14, No. 1, 2012, p. 4, [En ligne], http://ethiquepublique.revues.org/937, (Page consultée le 24 avril
2015). 96
J. BROOME. Climate Matters: Ethics in a Warming World, New York, W. W. Norton & Company, 2012, pp. 73-
81. 97
Ibid, p. 14.
34
devoirs du gouvernement. Ceux-ci doivent faire la promotion du bien et rendre le monde
meilleur98
. Ce devoir incarne toutefois un problème : il est difficile, voire impossible, de cibler ce
qui rend le monde meilleur. Et cela rejoint en grande partie le problème qu’avait relevé Amartya
Sen lorsqu’il notait notre incapacité à créer un consensus en matière de justice. Pour un
utilitariste comme John Broome, c’est la maximisation du bien-être99
qui constitue la base
informationnelle qui devrait guider les décisions gouvernementales en matière de lutte aux
changements climatiques.
Peu importe de quelle façon elle est abordée, la problématique des changements climatiques
demeure un défi moral et éthique d’une grande importance. Et cela ne concerne pas seulement ses
effets, mais aussi ses causes et ses fondements. Dans un rapport intitulé Les implications éthiques
du changement climatique mondial publié par la Commission mondiale d’éthique des
connaissances scientifiques et des technologies (COMEST), l’on conclue que l’enjeu éthique du
changement climatique s’énonce en quatre points100
que nous synthétiserons ici: (1) la nature
anthropique du changement climatique, (2) les préjudices causés aux populations humaines et
non-humaines et qui s’aggraveront, (3) l’existence d’une possibilité d’atténuer, interrompre, voire
inverser le changement climatique si des mécanismes optimaux sont fixés et appliqués et (4) les
émissions passées de GES exigent de porter un effort sur l’adaptation immédiate et à long terme
aux effets des changements climatiques. Ainsi, tout exercice de compréhension, d’étude ou de
prise en charge du phénomène du réchauffement climatique nécessite une réflexion éthique
approfondie : « L’éthique ne vient pas s’ajouter à la somme des problèmes soulevés par le
changement climatique mondial : elle représente la part constitutive de toute réponse justifiée, en
raison, aux défis posés par le changement climatique. »101
98
J. BROOME. Climate Matters: Ethics in a Warming World, New York, W. W. Norton & Company, 2012, p. 188. 99
Ibid, p. 126. 100
UNESCO, Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture, Les implications éthiques du
changement climatique mondial, rapport de la Commission mondiale d’éthique des connaissances scientifiques et
des technologies (COMEST), Paris, UNESCO, 2010, p. 39. 101
Ibid, p. 42.
35
2.2 Perspectives théoriques
2.2.1 L’approche distributive
La complexité du problème des changements climatiques posé comme problème moral implique
pour plusieurs d’observer la façon dont les institutions distribuent les bénéfices ainsi que le coût
environnemental. Cette approche, qui trouve son origine dans la notion de justice distributive de
John Rawls, est à la base de la conception d’une justice écologique. En effet, pendant plusieurs
années et encore aujourd’hui principalement aux États-Unis, les études de cas empiriques
dominent la littérature sur la justice écologique, sans que le concept de justice distributive,
toujours en arrière-plan, fasse véritablement l’objet de débats102
.
L’approche distributive en justice climatique porte ainsi son attention non seulement sur l’étude
de cas, mais aussi sur l’analyse de la distribution spatiale des risques climatiques et l’examen de
politiques encadrant cette distribution103
. Elle nous propose donc une analyse morale
institutionnelle où l’objectif est la recherche d’une distribution équitable par nos institutions
politiques des avantages et des coûts environnementaux. Or, le point principal dans cette
approche porte principalement sur une procédure visant la distribution équitable des résultats.
Cette conception procédurale de la justice suscite plusieurs critiques, dont celle d’Amartya Sen,
car il n’existe pas de référence ni de procédure universelle pour juger de ce qui est juste ou non.
La forme de l’État national est conçue comme étant le lieu clé de la justice distributive. Comme
le fait remarquer Pierre-Yves Néron, il devient ainsi difficile de parler de justice distributive à
l’échelle internationale puisque son usage se limite aux frontières étatiques104
. Cela constitue
d’ailleurs une des trois principales critiques qu’Amartya Sen adresse à John Rawls dans L’idée de
102
S. FOL et G. PFLIEGER. « La justice environnementale aux États-Unis : construction et usages d’une catégorie
d’analyse et d’une catégorie d’action », Revue Justice spatiale, No. 2, 2010, [En ligne], http://www.jssj.org/article/la-
justice-environnementale-aux-etats-unis-construction-et-usages-dune-categorie-danalyse-et-dune-categorie-daction/,
(Page consultée le 7 janvier 2015). 103
D. E. TAYLOR. « The Rise of the Environmental Justice Paradigm », American Behavioral Scientist, Vol. 43,
No. 4, 2000, [En ligne], http://webhost.bridgew.edu/ramey/www/g333pdf/TaylorEjustParadigmSocConstruction.pdf,
(Page consultée le 7 janvier 2015) 104
P-Y. NÉRON. « Penser la justice climatique », Peuples autochtones et enjeux d’éthique publique, Revue Éthique
publique, Vol. 14, No. 1, 2012, p. 4, [En ligne], http://ethiquepublique.revues.org/937, (Page consultée le 14
septembre 2014).
36
justice. Il explique qu’à moins de partir à la recherche d’un gigantesque contrat social mondial ou
d’établir des institutions justes pour la société mondiale, les mécanismes du contrat social et de la
justice distributive limitent leur raisonnement aux priorités individuelles au sein d’une même
société105
.
De plus, pour Sylvie Fol et Géraldine Pflieger, l’environnement et le climat sont des facteurs
beaucoup trop contextualisés pour l’interprétation de ce qui est juste ou moins juste en matière de
distribution des inégalités106
. Elles expliquent qu’aux États-Unis, l’Agence américaine de
protection de l’environnement définit la « justice environnementale » sur la base de la non-
discrimination à l’égard des minorités ethniques, du revenu et de la région. Certaines
communautés doivent donc être « qualifiées » de communautés de « justice environnementale »
pour bénéficier des avantages107
. Elles déplorent ainsi une forme d’institutionnalisation de la
« justice environnementale » qui réduit son concept « à la définition d’une communauté cible
pour devenir un critère d’évaluation strict d’une politique publique donnée et de ses impacts
environnementaux. »108
. Les situations où peuvent apparaître des risques environnementaux sont
donc normalisées au profit de la considération d’une pluralité de réalités géographiques et
individuelles.
Finalement, pour Robet D. Bullard, la protection environnementale, tel qu’elle est mise en œuvre
aujourd’hui, ne fait que gérer, réguler et distribuer les risques. Cela est dû au fait que le
paradigme actuellement dominant consiste essentiellement à institutionnaliser le traitement des
inégalités109
. Ce paradigme est lourd de conséquences selon Bullard, car il permet de négocier la
santé humaine dans un but lucratif, de placer la charge de la preuve sur les « victimes » et non pas
sur l'industrie polluante, d’exploiter la vulnérabilité des communautés économiquement et
politiquement marginalisées en plus de créer une industrie autour de l'évaluation et de la gestion
105
A. SEN. L’idée de justice, Paris, Flammarion, 2010, p. 103. 106
S. FOL et G. PFLIEGER. « La justice environnementale aux États-Unis : construction et usages d’une catégorie
d’analyse et d’une catégorie d’action », Revue Justice spatiale, No. 2, 2010, [En ligne], http://www.jssj.org/article/la-
justice-environnementale-aux-etats-unis-construction-et-usages-dune-categorie-danalyse-et-dune-categorie-daction/,
(Page consultée le 7 janvier 2015). 107
Idem. 108
Ibid, p. 3. 109
R. D. BULLARD et G. S. JOHNSON. « Environmental Justice: Grassroots Activism and Its Impacts on Public
Policy Decision Making », Journal of Social Issues, Vol. 56, No. 3, 2000, p. 558.
37
des risques et de négliger le développement d’un système de prévention de la pollution comme
stratégie globale et dominante.110
L’approche distributive en justice climatique semble donc bien loin des objectifs qui pourraient
être fixés dans le cadre d’une approche fondée sur les capabilités. De plus, l’approche de Sen et
Nussbaum ne s’inscrit pas dans une approche libérale classique de la justice. Même si leur
philosophie concentre sa principale attention sur l’individu, la façon dont pourrait s’opérer une
« distribution des capacités » conserve une grande distance avec les théories libérales valorisant
principalement une distribution équitable des revenus et des primary goods. Cela forme en
quelque sorte le paradoxe de l’approche des capabilités. Si ses auteurs et ses fondements sont
libéraux, nous verrons que son intégration dans les politiques publiques constitue un obstacle à
son application.
D’ailleurs, dans sa critique sur les différentes façons d’évaluer les inégalités, Sen déplore que
nous ayons autant de difficulté à considérer les différences entre les individus ainsi que leur bien-
être. Pourtant, comme nous l’avons vu plus tôt, l’ampleur de la diversité humaine fait en sorte
que l’égalité d’un environnement naturel peut laisser subsister de fortes inégalités dans la
possibilité des humains à accomplir ce qu’ils souhaitent accomplir. C’est pourquoi la question
des inégalités climatiques doit se trouver au cœur d’une conception de la justice climatique.
2.2.2 Inégalités climatiques et équité
En 2012, la Banque mondiale a rendu public un rapport sur les effets qu’aurait sur la planète une
augmentation de la température planétaire de 4°C d’ici la fin du siècle111
. Selon ce rapport, cette
110
R. D. BULLARD et G. S. JOHNSON. « Environmental Justice: Grassroots Activism and Its Impacts on Public
Policy Decision Making », Journal of Social Issues, Vol. 56, No. 3, 2000, p. 558. 111
Selon le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), si les émissions de gaz à effet
de serre (GES) continuent à leur rythme actuel, un réchauffement planétaire moyen pourrait atteindre 4°C, ce qui
représenterait une augmentation « dangereuse » qui perturberait de façon importante les moyens de subsistance de
l’humanité. Pour plus de détails : GIEC, Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat,
Changements climatiques 2013 – Les éléments scientifiques, Contribution du groupe de travail I au cinquième
rapport d’évaluation, Résumé à l’intention des décideurs, Suisse, 2013, [En ligne],
http://www.ipcc.ch/pdf/assessment-report/ar5/wg1/WG1AR5_SPM_brochure_fr.pdf, (Page consultée le 7 janvier
2015)
38
hausse déclencherait une cascade de cataclysmes provoquant des vagues de chaleur extrêmes, une
baisse des stocks alimentaires mondiaux et une augmentation du niveau de la mer affectant des
centaines de millions de personnes. Bien que le rapport soutient qu’aucune société ne serait
épargnée par les impacts dangereux des changements climatiques, il mentionne que la répartition
de ces impacts est susceptible d'être intrinsèquement inégale et défavorable aux régions les plus
pauvres. De plus, ces dernières ont des capacités économiques, institutionnelles, scientifiques et
techniques amoindries pour faire face au phénomène et s'y adapter112
. À ce titre, le président de la
Banque mondiale, M. Jim Yong Kim, a affirmé qu’il ne serait dorénavant plus possible de
concevoir l’enrayement de la pauvreté sans s’attaquer aux changements climatiques113
.
La notion d’égalité devant la dégradation de l’environnement demeure donc un concept nouveau
et relativement peu exploré. Même s’il a été utilisé plus tôt, c’est à la suite du Sommet mondial
sur le développement durable qui s’est tenu à Johannesburg en 2002 que le terme « égalité
écologique » est apparu dans les textes officiels et gouvernementaux. Dans un article portant
précisément sur cette notion, Marianne Chaumel et Stéphane La Branche affirment que l’égalité
écologique « suggère la nécessité de prendre en compte les enjeux environnementaux dans
l’élaboration de meilleures conditions d’égalité entre les individus, enjeux souvent relégués au
second plan face à ceux touchant au domaine économique, par exemple. »114
Ainsi, au-delà des
exigences de la productivité et de l’efficacité économiques, le bien-être de tous les citoyens doit
être garanti à travers la préservation de l’environnement et de l’équité sociale.
Chaumel et La Branche remarquent toutefois que les études qui traitent des inégalités écologiques
ont tendance à développer un argumentaire construit sur cette notion sans l’avoir préalablement
définie, alors qu’elle est d’une grande complexité115
. Dans ces différents études et rapports, on
112
BANQUE MONDIALE. Turn Down the Heat: Why a 4°C Warmer World Must Be Avoided, Washington DC:
World Bank, 2012, p. 13, [En ligne], http://documents.worldbank.org/curated/en/2012/11/17097815/turn-down-heat-
4%C2%B0c-warmer-world-must-avoided (Page consultée le 7 janvier 2015) 113
A. YUKHANANOV. « No Nation Immune to Climate Change: World Bank », Reuters, 2012, [En ligne],
http://www.reuters.com/article/2012/11/19/us-worldbank-climate-idUSBRE8AI00520121119, (Page consultée le 7
janvier 2015). 114
M. CHAUMEL et S. LA BRANCHE. « Inégalités écologiques : vers quelle définition ? », Populations,
vulnérabilités et inégalités écologiques, Revue espace populations sociétés, 2008, pp. 101-110, [En ligne],
http://eps.revues.org/2418, (Page consultée le 7 janvier 2015). 115
Idem.
39
observe donc une utilisation indifférente des termes d’« inégalités écologiques »,
d’« inégalités socio-économiques » ou d’« inégalités environnementales », comme s’ils avaient la
même définition. Chaumel et La Branche proposent donc de distinguer les concepts d’égalité
écologique et d’égalité environnementale116
et viennent à démontrer qu’une analyse basée sur les
inégalités écologiques « oblige à porter l’attention sur des enjeux de relations sociales, politiques
et socio-économiques, des enjeux de relations de pouvoir telles les différences de qualité et
d’accès aux biens publics environnementaux ou l’existence d’un risque sur un territoire précis,
alors que les données du système d’information environnemental ne fournissent généralement pas
de renseignement sur ces populations. »117
Or, les sciences sociales qui se sont intéressées à l’influence de la nature et du contexte
environnemental sur les phénomènes sociaux nous font remarquer de grandes tendances sociales
et économiques dans les impacts des inégalités écologiques. C’est à ce propos que Chaumel et La
Branche en viennent à conclure que « la notion d’inégalités écologiques correspond, en termes
simples, aux relations inégalitaires qu’entretiennent les hommes entre eux vis-à-vis de leur
environnement. »118
À ce titre, l’utilisation de la notion d’inégalité écologique considère les rapports qu’entretient
l’humain avec la nature ainsi que l’impact des variations naturelles subies par les humains.
L’emploi du concept d’inégalité climatique, comme il est convenu dans le présent essai, renvoie
donc à une sous-catégorie de la notion d’inégalité écologique qui précise l’attention portée sur les
effets des variations climatiques sur les humains et leur concordance avec les inégalités sociales.
116
Sans en faire la distinction exhaustive, il est important de comprendre que la différence entre les deux notions se
situe dans la place qu’occupe l’humain dans la nature. Marianne Chaumel et Stéphane La Branche considèrent
l’environnement « comme l’ensemble des éléments naturels en relation avec l’humain et ses productions. » Alors que
l’écologie, bien qu’elle détienne une définition biologique, désigne, dans une perspective davantage sociale et
politique, « la science qui étudie les relations des êtres vivants entre eux et avec leur environnement. […] L’écologie
se situe donc à un niveau d’abstraction supérieur à l’environnement, en ce qu’il s’agit des savoirs, théories,
disciplines qui ont trait à la compréhension de cet ensemble d’interactions, de dynamiques et de processus naturels
en relation complexe et réciproque avec l’activité humaine. » Cette définition est aussi soutenue entre autres par
Jean-Baptiste Jeangène Vilmer et Ryo Chung qui ont dirigé l’ouvrage Éthique des relations internationales, ainsi
que par Fabrice Flipo dans son article « Les inégalités écologique et sociale : l’apport des théories de la justice ». 117
M. CHAUMEL et S. LA BRANCHE. « Inégalités écologiques : vers quelle définition ? », Populations,
vulnérabilités et inégalités écologiques, Revue espace populations sociétés, 2008, pp. 101-110, [En ligne],
http://eps.revues.org/2418, (Page consultée le 7 janvier 2015). 118
Ibid, p. 104.
40
Cette définition doit toutefois s’étendre au-delà des variations climatiques naturelles lorsque l’on
considère l’origine anthropique des changements climatiques actuels ainsi que les externalités119
occasionnées par l’activité économique des pays les plus pollueurs. Si plusieurs penseurs libéraux
ont admis que les humains sont naturellement inégaux, ils ont aussi convenu que le
fonctionnement des sociétés est souvent à l’origine de plusieurs inégalités institutionnelles ou
politiques120
. En ce sens, les effets des changements climatiques seraient une des conséquences
de la poursuite d’un système entretenant les inégalités entre les individus. Cibler à qui revient la
responsabilité morale d’encadrer ou diminuer les impacts humains des changements climatiques
demeure un des principaux enjeux au sein des négociations internationales sur le climat.
2.2.3 Justice intergénérationnelle
En raison de sa nature internationale et intergénérationnelle, la question de la lutte aux
changements climatiques représente un défi pour l’ensemble des pratiques classiques d’utilisation
de la nature et de ses ressources. C’est aussi un phénomène qui amène l’humanité à se
questionner sur sa responsabilité morale à l’égard des générations futures. Dans une entrevue
accordée à la Fondation David Suzuki, Peggy Olive a affirmé qu’il est injuste de forcer nos
descendants « à payer de leur santé et de leur sécurité pour les dommages environnementaux que
nous avons causés, que nous l'ayons fait en connaissance de cause ou
non »121
. Mais comment donner un sens à nos responsabilités envers les prochaines générations
119
Le concept d’externalité environnementale est principalement utilisé en économie de l’environnement pour
définir les effets qu’engendre l’activité économique d’un pays ou d’une entreprise sur un autre pays ou une autre
entreprise, sans que cet effet ne soit considéré dans l’échange marchand. L’utilisation de la notion d’externalité en
environnement permet de représenter, par exemples, les effets du réchauffement climatique mondial sur les
populations moins pollueuses et d’ainsi mettre en lumière la tragédie des communaux. Pour plus de détails sur ces
concepts, voir FAUCHEUX, Sylvie. « L’économie de l’environnement », Encyclopædia Universalis, [En ligne],
http://www.universalis.fr/encyclopedie/economie-de-l-environnement, (Page consultée le 7 janvier 2015) ainsi que S.
TREMBLAY-PEPIN. « Qu’est-ce que la tragédie des biens communs? », Institut de recherche et d’informations
socio-économiques (IRIS), 2013, [En ligne], http://iris-recherche.qc.ca/blogue/quest-ce-que-la-tragedie-des-biens-
communs, (Page consultée le 7 janvier 2015) 120
Voir la distinction que fait Jean-Jacques Rousseau de l’« inégalité naturelle » et de l’« inégalité morale » dans :
J-J. ROUSSEAU. Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Paris, Flammarion, (1re
édition : 1755) 2011. 121
FONDATION DAVID SUZUKI. « La santé environnementale est une question de justice intergénérationnelle »,
entrevue avec Peggy Olive, Blogue, 2012, [En ligne], http://www.davidsuzuki.org/fr/blogues/vert-sante/2012/02/un-
environnement-en-sante-pour-des-enfants-en-sante/, (Page consultée le 7 janvier 2015).
41
ou, comme le relève Pierre-Yves Néron, « comment donner un sens aux demandes et
revendications de personnes qui, par définition, n’existent pas encore? »122
Un des premiers penseurs à s’être penché sur cette question est le philosophe allemand Hans
Jonas dans son ouvrage Le Principe responsabilité publié en 1979. Pour Jonas, si on a reconnu la
responsabilité des humains envers leurs semblables, l’humanité doit maintenant s’élever à l'idée
d'une responsabilité intergénérationnelle123
. À travers ses recherches, Dominique Bourg a
d’ailleurs remarqué l’importance d’une dimension « lointaine » dans la réflexion du philosophe.
Il explique que Jonas s'opposait à l'éthique traditionnelle qu’il caractérise comme le rapport de
proximité qu’entretient l’humain dans la sphère des actions. Il proposait donc une « éthique de la
distance caractérisée par une obligation [...] de veiller à la possibilité d'une vie humaine dans le
futur, fût-il très lointain... »124
. Ce raisonnement serait la seule façon pour Jonas de rompre avec
un « hédonisme généralisé » et ainsi dépasser la situation critique dans laquelle l'humanité se
retrouve. Un des principaux défis dans l’application d’une justice intergénérationnelle selon
Jonas reste toutefois la limite des décideurs politiques d'anticiper les conséquences futures et
lointaines de leurs actions.
En 1988, l’idée de développement durable, tel que définie dans le rapport Brundtland125
et qui
connaît, depuis, un succès non négligeable dans nos institutions contemporaines, implique
l’exigence d’une justice entre les générations : « L’humanité a la possibilité de faire du
développement durable qui répondra aux besoins du présent sans compromettre la capacité des
122
P-Y. NÉRON. « Penser la justice climatique », Peuples autochtones et enjeux d’éthique publique, Revue Éthique
publique, Vol. 14, No. 1, 2012, p. 5, [En ligne], http://ethiquepublique.revues.org/937, (Page consultée le 14
septembre 2014). 123
H. JONAS. Le Principe responsabilité, Paris, Flammarion, (1re
édition : 1979) 2013. 124
D. BOURG. « Environnement, morale et politique », Limites de l’éthique dans l’action politique, Revue
européenne des sciences sociales, No. 38-118, 2000, pp. 7-14, [En ligne], http://ress.revues.org/682, (Page consultée
le 7 janvier 2015) 125
Le Rapport Brundtland, officiellement intitulé Our Common Future, est une publication rédigée en 1987 par la
Commission mondiale sur l’environnement et le développement de l'Organisation des Nations unies, présidée par
l’ex-première ministre norvégienne Gro Harlem Brundtland. Le rapport a entre autres été utilisé comme base au
Sommet de la Terre de 1992 et a popularisé l'expression de « développement durable », notamment en apportant la
définition communément admise du concept.
42
générations futures de répondre aux leurs. »126
. Sophie Lavallée, de son côté, a fait l’analyse de la
théorie d’Édith Brown Weiss que l’on peut retrouver dans la Déclaration de Rio de 1992 dont le
document de base était le rapport Brundtland. Cette théorie mentionne entre autres que « le droit
au développement doit être réalisé de façon à satisfaire équitablement les besoins relatifs au
développement et à l’environnement des générations présentes et futures »127
. Pour Lavallée, le
concept d’équité intergénérationnelle implique que tous les pays sont responsables de l’état de la
planète et qu’à titre de « gouvernants du patrimoine mondial », ils ont tous le mandat d’offrir aux
prochaines générations la planète dans le même ou dans un meilleur état que ce que la génération
précédente leur a laissé128
. C’est aussi la façon dont Susan Clayton aborde la notion de « justice
environnementale » qui, selon elle, se définit par la responsabilité envers les autres espèces et les
générations futures, ainsi que le droit à un environnement sain. Selon les conclusions de sa
recherche, cette conception de la justice serait probablement le meilleur moyen de résoudre les
conflits environnementaux, tout en se distinguant des facteurs traditionnels de la justice
procédurale et distributive129
. Pour Clayton, plusieurs critiques doivent être adressées à ce qu’elle
définit comme étant la justice procédurale environnementale actuelle. Les compagnies
exerceraient une influence disproportionnée dans l’élaboration des politiques, alors que plusieurs
autres groupes sont exclus du processus de décisions en ce qui concerne les enjeux
environnementaux. Le système procédural ferait aussi ralentir l’action en matière
d’environnement ainsi que l’application des normes et des lois écrites130
.
D’ailleurs, force est de constater, comme le soulève Axel Gosseries, que les théories de la justice
demeurent relativement démunies pour traiter des questions normatives liées à notre
126
G. H. BRUNDTLAND (Dir.) Our Common Future, Rapport rédigé par la Commission mondiale sur
l’environnement et le développement des Nations unies, Paragraphe 27, 1988, [En ligne], http://www.un-
documents.net/our-common-future.pdf, (Page consultée le 8 janvier 2015).
Traduction libre de: « Humanity has the ability to make development sustainable to ensure that it meets the needs of
the present without compromising the ability of future generations to meet their own needs. » 127
S. LAVALLÉE. « Le principe des responsabilités communes mais différenciées à Rio, Kyoto et
Copenhague : essai sur la responsabilité de protéger le climat », Revue Études internationales, Vol. 41, No. 1, 2010,
p. 57, [En ligne], http://www.erudit.org/revue/ei/2010/v41/n1/039616ar.html?vue=resume, (Page consultée le 7
janvier 2015). 128
Idem. 129
S. CLAYTON. « Models of Justice in the Environmental Debate », Journal of Social Issues, Vol. 56, No. 3, pp.
459-474, 2002, [En ligne], https://sustainability.water.ca.gov/documents/18/3407876/Models+of+justice.pdf, (Page
consultée le 7 janvier 2015) 130
Ibid, p.461.
43
environnement et à la nature. Cela fait en sorte que les débats sur la « durabilité » accordent peu
de place à un examen précis de ce que la justice intergénérationnelle pourrait signifier
concrètement131
. Cela peut être lié à la légitimité que les sociétés accordent aux décisions prises
antérieurement. En effet, si l’on considère que le contrat social qui assure la pérennité de nos
institutions actuelles est issu du consentement des générations passées, il devient difficile pour
ces institutions d’à la fois obéir aux valeurs héritées et d’anticiper les meilleures décisions à
prendre pour l’avenir. En ce sens, le paradigme donnant cette légitimité à la tradition serait un des
obstacles à l’élaboration de politiques environnementales véritablement conçues pour les
générations futures.
2.2.4 Principe de responsabilités communes, mais différenciées (RCMD)
La notion de responsabilité qui se retrouve au cœur du principe de justice intergénérationnelle
constitue aussi l’un des principaux éléments de débat au sein des négociations internationales sur
le climat et probablement la pièce maîtresse du Protocole de Kyoto. C’est en 1992, lors de la
Conférence des Nations unies sur l’environnement et le développement qui a abouti, comme nous
l’avons vu, à la Déclaration de Rio, que la communauté internationale formule le principe de
RCMD qui modifiera substantiellement le paradigme de lutte aux changements climatiques.
Selon Lavallée, en formulant ce principe, « la communauté internationale prend acte du fait que,
les inégalités économiques étant systémiques, le développement durable ne peut être concrétisé
que si, dans les accords multilatéraux en environnement, les obligations des pays développés et
des pays en développement sont à géométrie variable. »132
. Ainsi, le principe de RCMD mérite
une attention particulière, principalement due à sa double composition entre, d’une part, la
réponse collective qu’exige le réchauffement climatique mondial et, d’autre part, les capacités et
responsabilités spécifiques à chaque pays.
131
A. GOSSERIES. « Les théories de la justice intergénérationnelle - Synopsis à l’usage des durabilistes pressés »,
Revue Raison publique, No. 8, 2008, pp. 7-29, [En ligne], http://www.raison-publique.fr/article272.html, (Page
consultée le 7 janvier 2015). 132
S. LAVALLÉE. « Le principe des responsabilités communes mais différenciées à Rio, Kyoto et
Copenhague : essai sur la responsabilité de protéger le climat », Revue Études internationales, Vol. 41, No. 1, 2010,
p. 52, [En ligne], http://www.erudit.org/revue/ei/2010/v41/n1/039616ar.html?vue=resume, (Page consultée le 7
janvier 2015)
44
Plusieurs relations existent entre le principe de RCMD et les concepts d’équité et de
développement durable. La conférence de Stockholm en 1972 avait déjà, selon Jutta Brunnée,
modifié la structure du droit de l’environnement international en « passant d’un cadre
transfrontalier et bilatéral à un cadre global, qui cherche à prendre en considération la recherche
de l’équité entre les générations actuelles, notamment Nord-Sud, et les générations futures. »133
Le rapport Brundtland a, quelques années plus tard, permis d’intégrer ces considérations dans la
sphère politique.
Le principe de RCMD implique donc l’idée que les États ont des « responsabilités communes »
dans la préservation de l’environnement, mais qu’ils ont aussi des responsabilités historiques
différentes en ce qui concerne leur contribution à la lutte aux changements climatiques. Selon
cette prémisse, les pays industrialisés, dits du Nord, étant les principaux responsables de la
concentration de GES dans l’atmosphère depuis la Révolution industrielle, il est en premier lieu
de leur responsabilité de réduire leurs émissions de GES, puisqu’ils portent la responsabilité du
changement climatique. Or, le niveau de pauvreté dans les pays en développement, dits du Sud,
fait en sorte que les enjeux de croissance économique et de développement sont généralement
mentionnés comme étant les principaux objectifs de ces pays. Dans cet ordre d’idées, il
deviendrait « injuste » pour ces pays de freiner leur développement pour lutter contre le
réchauffement climatique causé par le développement antérieur des pays industrialisés. De ce
fait, même si la Chine est aujourd’hui le plus grand émetteur de GES en valeur absolue134
et que
l’Inde a connu une croissance de ses émissions de GES de 190% depuis 1990135
, la
« responsabilité différenciée » des États-Unis, par exemple, fait en sorte que sa contribution à la
réduction des émissions de GES mondiales devrait être plus grande.
133
J. BRUNNÉE. « The Stockholm Declaration and the Structure and Processes of International Environmental
Law », The Future of Ocean Regime Building: Essays in Tribute to Douglas M. Johnston, Toronto, 2008, p. 2, [En
ligne], http://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=1437707, (Page consultée le 7 janvier 2015), Traduction
libre de « I will first illustrate how the “structure” of international environmental law has changed from a
transboundary, bilateral framework to a global framework, which seeks to take into account considerations of both
intra- and intergenerational equity. » 134
Le Qatar demeure le plus grand émetteur de GES per capita. Pour plus détails : STATISTIQUES MONDIALES.
Émissions de CO2 en tonnes par habitant en 2000 et 2006, Ludovic Lefort, 2013, (portail référé entre autres par
l’Institut d’administration des entreprises de Paris), [En ligne], http://www.statistiques-
mondiales.com/emissions_co2_decroissant.htm, (Page consultée le 7 janvier 2015). 135
Tel que calculé à partir des données de la page suivante: PERSPECTIVE MONDE. Émissions de CO2 (tonnes
métriques), Inde, Graphique tiré de la Banque mondiale, Université de Sherbrooke, 2010, [En ligne],
http://perspective.usherbrooke.ca/bilan/tend/IND/fr/EN.ATM.CO2E.KT.html, (Page consultée le 7 janvier 2015).
45
Cette notion de responsabilité historique affecte non seulement l’activité économique de certains
pays, mais définit aussi la façon de concevoir la justice climatique au niveau international. Si
l’approche des capabilités se concentre sur la liberté, la qualité de vie ainsi que le bien-être
individuel, qu’en est-il de ces attributs considérés dans une perspective plus globale? En d’autres
termes, est-il possible d’évaluer les capabilités collectives? Pour Ballet, Bazin et Pelenc,
l’approche d’Amartya Sen, lorsqu’elle prend en compte les capabilités collectives dans le
jugement d’évaluation des sociétés, permet effectivement une analyse pertinente des « injustices
environnementales », notamment à travers la reconnaissance des identités collectives136
. Le
principe de RCMD permet donc un parallèle intéressant avec l’approche à l’étude en ce qu’il met
en lumière le problème que pose l’application d’une équité écologique mondiale.
2.3 De la théorie à la pratique
À la lecture des différentes perspectives théoriques de la justice écologique, il devient pertinent
de se questionner sur la façon dont une justice écologique est perçue et défendue dans les
différentes luttes sociales. Nous proposons dans un premier temps d’étudier la façon dont certains
chercheurs ont travaillé à faire converger la théorie avec la pratique dans le champ de la justice
écologique. Cette méthode d’analyse, qui est aussi l’une des préoccupations de Martha Nussbaum
et Amartya Sen137
, nous permettra de faire le pont entre les formes abstraites des théories
philosophiques de la justice écologique et les revendications de regroupements issus de la société
civile dans leur lutte contre les injustices écologiques et climatiques. Nous discuterons donc dans
un premier temps de la façon dont peuvent converger la théorie et la pratique dans le champ de la
justice écologique et climatique pour ensuite étudier les différentes revendications des luttes
sociales. À la suite d’un examen de la place occupée par l’approche distributive de la justice dans
136
J. BALLET, D. BAZIN et J. PELENC. Justice environnementale et approche par les capabilités, HAL archive
ouverte, R2D2, 2014, [En ligne], http://dumas.ccsd.cnrs.fr/UNIV-BORDEAUX4/halshs-01071203v1 (Page
consultée le 7 janvier 2015). 137
Tous deux soutiennent que, combinés à une réflexion abstraite, les formes de vie et les exemples issus de la réalité
sont essentiels pour « construire un discours philosophique enraciné dans un diagnostic du présent mondialisé. » Voir
F. BRUGÈRE. « Martha Nussbaum ou la démocratie des capabalités », Essais et débats, Coopérative La vie des
idées, 2013, [En ligne], http://www.laviedesidees.fr/Martha-Nussbaum-ou-la-democratie.html, (page consultée le 7
janvier 2015).
46
les mouvements sociaux, nous terminerons cette section en explorant la façon dont les capabilités
peuvent servir de fondements au développement d’une justice climatique.
2.3.1 Convergence entre la pensée et l’action
David Schlosberg est l’un des principaux chercheurs qui travaillent à renforcer les liens entre les
théories de la justice écologique et les revendications issues des luttes sociales. Dans ses écrits,
Schlosberg adresse une importante critique à l’approche distributive de la justice. Pour lui, une
compréhension approfondie de la justice nous oblige à considérer les liens entre la distribution, la
reconnaissance, les capabilités et la participation138
. Principalement en matière d’environnement,
les tenants de la justice distributive semblent concevoir l’« injustice environnementale »139
comme un simple enjeu de mauvaise distribution du coût et des avantages environnementaux,
alors qu’il existe une pluralité d’identités et de capabilités qui peuvent être affectées par ces
injustices au sein d’une collectivité. Une des principales thèses de Schlosberg est qu’un
pluralisme critique peut nous offrir un cadre pour penser à la fois une justice sociale mondiale et
une « justice environnementale ». Il prétend ainsi qu’il est possible de tendre vers un consensus
en ce qui concerne les bases d’une « justice environnementale », même s’il n’existe pas
d’uniformité culturelle sur la définition du terme.140
À la suite de la publication de Justice and the Politics of Difference d’Iris Marion Young en
1990, Sylvie Fol explique que « l’accent a été mis sur la compréhension des phénomènes sociaux
138
D. SCHLOSBERG. Defining Environmental Justice: Theories, Movements, and Nature, Oxford University Press,
2007, p. 8, Traduction libre de: « […] a thorough understanding and approach to justice requires us to see the
linkages between distribution, recognition, capabilities, and participation. » 139
L’ambiguïté terminologique analysée plus tôt entre « justice environnementale » et « justice écologique » exige
que l’utilisation de l’un de ces concepts soit directement référée à l’utilisation qu’en fait l’auteur. On peut être porté à
croire que l’utilisation de « justice environnementale » par David Schlosberg rejoint en grande partie la définition
que font Marianne Chaumel et Stéphane La Branche de la « justice écologique », soit que l’attention portée aux
inégalités écologiques « oblige à porter l’attention sur des enjeux de relations sociales, politiques et socio-
économiques, des enjeux de relations de pouvoir telles les différences de qualité et d’accès aux biens publics
environnementaux ou l’existence d’un risque sur un territoire précis […] » 140
D. SCHLOSBERG. « Reconceiving Environmental Justice: Global Movements and Political Theories »,
Environmental Politics, Vol. 13, No. 3, 2004, p. 532, [En ligne],
http://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/0964401042000229025, (Page consultée le 7 janvier 2015), Traduction
libre de: « […] there is still the possibility of unity on notions of environment justice, even if there is not uniformity
of cultural definitions of the term. »
47
et institutionnels conduisant aux situations d’injustices [environnementales]. »141
. En plaçant au
centre de la réflexion la notion de reconnaissance permettant d’identifier les situations
considérées comme « environnementalement injustes », Schlosberg s’inscrit dans ce courant où
l’on porte davantage l’attention sur la « distinction entre les inégalités de distribution et l’étude
des processus sociaux, politiques et institutionnels ayant produit de telles inégalités
environnementales. »142
Ainsi, au-delà de la définition des attributs idéals d’une société juste qui
risqueraient d’être confrontés, par exemple, à différents obstacles économiques, géographiques
ou culturels, cette approche permettrait de mieux rendre compte du caractère injuste d’une
situation, et ce non seulement de manière comparative, pour ensuite cibler les moyens de contrer
cette situation.
Les éléments nécessaires au développement d’une définition de la « justice environnementale »
résideraient donc dans la comparaison et la convergence entre les théories de la justice et la façon
dont les regroupements, mouvements et activistes environnementaux revendiquent des
changements qui vont bien au-delà d’une simple distribution du poids et des avantages
environnementaux. Cela implique donc de considérer, d’une part, les arguments théoriques et,
d’autre part, les informations empiriques. Schlosberg relève donc l’inévitable tension entre la
pensée et l'action, ou entre ce que Hannah Arendt nommait la problématique des rapports de la
recherche du sens et l’insertion du sens dans le monde commun143
. Les deux notions sont
complémentaires, mais une plus grande convergence entre elles est nécessaire pour arriver à
appliquer une réelle « justice environnementale ».
Une définition de la justice écologique doit ainsi être soumise à une constante évaluation pour
demeurer critique, pragmatique et ancrée dans la réalité de notre monde. Schlosberg propose
donc la création d’un mouvement écologiste unifié et basé sur une conception plurielle d’une
théorie et d’une pratique de la justice.
141
S. FOL et G. PFLIEGER. « La justice environnementale aux États-Unis : construction et usages d’une catégorie
d’analyse et d’une catégorie d’action », Revue Justice spatiale, No. 2, 2010, p. 5 [En ligne],
http://www.jssj.org/article/la-justice-environnementale-aux-etats-unis-construction-et-usages-dune-categorie-
danalyse-et-dune-categorie-daction/, (Page consultée le 7 janvier 2015). 142
Idem. 143
H. ARENDT. The Life of the Mind, New York, Edited by Mary McCarthy, Harcourt, (1re
edition: 1971) 1981.
48
2.3.2 Revendications des mouvements issus de la société civile
La prise de conscience globale de la crise écologique et de ses impacts humains a favorisé
l’émergence d’une multitude de groupes militant pour le droit à un environnement sain. Que ce
soit en préparation ou à la suite du premier Sommet de la Terre en 1972, les enjeux liés à la
dégradation de l’environnement ont frappé l’imaginaire collectif et ont motivé des milliers
d’individus à s’investir dans cette cause.
Aujourd’hui, certains d’entre eux travaillent directement auprès des populations, tandis que
d’autres tentent d’influencer les décisions politiques ou légales. Ces regroupements prennent la
forme d’ONG, d’organisations à but non lucratif (OBNL), de syndicats ou encore d’instituts de
recherche et plusieurs d’entre eux proposent des moyens pour assurer une justice climatique entre
les pays, mais aussi entre tous les citoyennes et citoyens de la planète.
L’intérêt d’étudier les revendications de ces groupes réside principalement dans leur caractère
extérieur à la structure étatique ainsi que leur autonomie face au pouvoir politique. Cela permet
de penser que leurs positions et les propositions qu’ils apportent en regard de la lutte aux
changements climatiques ne sont pas influencées par des intérêts politiques ou pécuniaires. Nous
nous concentrerons donc sur l’analyse des revendications de quatre ONG internationales et de
deux réseaux internationaux œuvrant en environnement pour tenter de cibler les exigences et les
actions qu’ils partagent entre eux. Nous verrons ensuite l’émergence d’un certain consensus entre
ces organisations en ce qui concerne la responsabilité des institutions dans l’existence des
inégalités écologiques. Pour plusieurs d’entre elles, l’État a un rôle important à jouer dans la lutte
aux impacts humains des changements climatiques, ce qui rejoint en quelque sorte la vision
d’Amartya Sen et surtout de Martha Nussbaum dans les moyens de garantir certaines capabilités
à tous les individus. L’objectif de cette section est donc d’étudier l’absence ou l’existence des
capabilités dans les revendications des ONG environnementales internationales et, en cas
d’absence, d’évaluer dans quelle mesure cette approche est complémentaire à leur mission.
49
D’abord, Greenpeace144
est assurément l’une des ou sinon l’ONG environnementale
internationale la plus connue, mais aussi une des vétéranes de son domaine. Fondée en 1971 en
Colombie-Britannique alors qu’un petit bateau transportant bénévoles et journalistes s’est rendu
en Alaska où les États-Unis procédaient à des essais nucléaires souterrains, Greenpeace justifie
aujourd’hui son existence par la dénonciation entre autres des « criminels environnementaux ».
Une de ses principales missions est de contester et mettre au défi les gouvernements ainsi que les
entreprises lorsqu’ils ne remplissent pas leur « mandat » de protéger l’environnement et l’avenir
des générations futures. Greenpeace encourage donc la recherche scientifique, le lobbying ainsi
que l’action pacifiste pour promouvoir des solutions à une multitude d’enjeux liés à la
dégradation de l’environnement mondial : changement climatique, océans, forêts, biodiversité,
armement nucléaire, toxicité, agriculture, etc.
Cette mission rejoint en grande partie celle de l’organisation 350.org dont la fonction est
toutefois plus spécifique. Fondée en 2008 aux États-Unis, 350.org a vu le jour à travers
l’implication d’un regroupement d’étudiants universitaires145
. Ceux-ci soutenaient que le
changement climatique était le problème le plus important auquel devait faire face l’humanité et
déploraient que l’action climatique se fût jusqu’à maintenant embourbée dans des tactiques
politiques146
. Il fallait donc créer une organisation qui allait lutter internationalement contre la
concentration des émissions de GES et l’exploitation des énergies fossiles. Aujourd’hui, 350.org
est actif dans la majorité des pays du monde. Ses principales campagnes concernent la lutte
contre les centrales au charbon en Inde, l’arrêt de l’oléoduc Keystone XL aux États-Unis et toutes
autres actions visant l’arrêt de l’exploitation des combustibles fossiles par les institutions
publiques147
. La mission de 350.org est de démanteler l’influence de l’industrie des combustibles
fossiles à travers un mouvement populaire mondial. Cette mission repose sur la conviction qu’un
mouvement de cette envergure a le pouvoir de rendre les dirigeants imputables en regard des
découvertes scientifiques et des principes de justice148
.
144
La synthèse de la description de l’historique et de la mission de Greenpeace est faite d’après les données
disponibles sur le site Web de l’organisation : GREENPEACE INTERNATIONAL. About Us, 2014, [En ligne],
http://www.greenpeace.org/international/en/about/, (Page consultée le 7 janvier 2015). 145
350.ORG. Our History, [En ligne], http://350.org/about/what-we-do/, (Page consultée le 7 janvier 2015) 146
Idem. 147
350.ORG. Campaigns and Projects, [En ligne], http://350.org/campaigns/, (Page consultée le 7 janvier 2015) 148
350.ORG. What We Do, [En ligne], http://350.org/about/what-we-do/, (Page consultée le 7 janvier 2015)
50
De son côté, le mouvement Climate Justice Now! se veut être un réseau international
d’organisations et de mouvements engagés dans la défense de la justice sociale, écologique et de
genre149
. Le réseau soutient que les communautés des pays du Sud ainsi que celles à faible revenu
des pays industrialisés du Nord ont porté le fardeau de l’exploitation des combustibles fossiles et
que ces communautés font maintenant face aux pires impacts des changements climatiques
(pénuries alimentaires, inondations, sécheresses, etc.)150
Le mouvement déplore qu’au sein des
négociations internationales sur le climat, les États industrialisés fassent pression sur les États du
Sud pour qu’ils s’engagent à réduire leurs émissions de GES, alors qu’ils refusent eux-mêmes de
respecter leur obligation morale de réduire radicalement leurs propres émissions et d’offrir un
soutien aux pays en développement dans leurs efforts pour réduire leurs émissions ainsi que pour
s’adapter aux impacts des changements climatiques151
. Climate Justice Now! prétend aussi qu’il
existe de fausses solutions à la crise climatique défendues par les gouvernements et appuyées par
les institutions financières et les sociétés multinationales, comme la libéralisation des marchés et
des échanges, la privatisation des instances publiques, le développement des agrocarburants, mais
aussi la compensation carbone152
. En ce sens, Climate Justice Now! est l’un des plus importants
mouvements écologistes s’opposant fermement à un marché de carbone mondial. Lors de sa
formation en 2010, le réseau regroupait plus de 700 organisations issues de partout à travers le
monde153
. Bien que le réseau ait été très actif lors de la conférence de Durban sur les
changements climatiques en 2011154
, ses actions et ses publications semblent se faire de plus en
plus rares dans les dernières années155
.
149
CLIMATE JUSTICE NOW!. (Descriptif de la page d’accueil), 2015, [En ligne] : http://www.climate-justice-
now.org/, (Page consultée le 7 janvier 2015). 150
CLIMATE JUSTICE NOW!. Principles, 2012, [En ligne], http://www.climate-justice-now.org/principles/, (Page
consultée le 7 janvier 2015). 151
Idem. 152
Idem. 153
CLIMATE JUSTICE NOW!. CJN! network members (as at November 2010), 2010, [En ligne],
http://www.climate-justice-now.org/cjn-network-members-november-2010/, (Page consultée le 7 janvier 2015). 154
Appellation officielle : 17e Conférence des Parties (CdP) de la Convention-cadre des Nations unies sur les
changements climatiques (CCNUCC). 155
La dernière publication du réseau Climate Justice Now! sur son site Web date du 14 mars 2012 et la majorité de
l’actualité porte sur la conférence de Durban sur les changements climatiques : CLIMATE JUSTICE NOW!. (Page
d’accueil), 2015, [En ligne], http://www.climate-justice-now.org/, (Page consultée le 7 janvier 2015).
51
Tout comme Greenpeace, les Amis de la Terre a vu le jour en 1971 grâce aux efforts communs de
quatre organisations de France, de Suède, d'Angleterre et des États-Unis156
. À cette époque, leurs
principales campagnes concernaient l'énergie nucléaire et la pêche à la baleine. Aujourd’hui, les
Amis de la Terre milite pour un monde pacifiste et durable fondé sur des sociétés vivant en
harmonie avec la nature157
. L’organisation insiste sur l’importance de garantir une vie digne à
chaque humain où l’intégrité, l’équité et les droits des peuples sont respectés et où l’on favorise
l’autonomisation et la participation des peuples autochtones, des communautés locales et des
femmes158
. L’organisation travaille donc à créer une société solidaire ainsi que socialement et
environnementalement juste bâtie sur la souveraineté et la participation des peuples dans laquelle
les individus seraient libres de toute forme de domination et d’exploitation, tels que le
néolibéralisme, la mondialisation corporative, le néocolonialisme et le militarisme159
.
En tant qu’institut de recherche indépendant, Worldwatch vise à développer des solutions
innovantes aux problèmes que pose la dégradation de l’environnement. Depuis sa fondation aux
États-Unis en 1974, ses recherches ciblent tant l’action gouvernementale que citoyenne et du
secteur privé160
. À travers ses recherches, Worldwatch travaille à accélérer une transition vers un
monde durable répondant aux besoins de tous les humains. Ainsi, ses principaux objectifs sont de
favoriser l’accès universel aux énergies renouvelables ainsi qu’à une alimentation nutritive,
l’expansion des emplois et du développement respectueux de l’environnement, la transformation
de la culture de consommation vers une culture plus durable et l’arrêt rapide de la croissance
démographique par la maternité saine et intentionnelle161
. Worldwatch publie entre autres chaque
année son State of the World traitant de différents enjeux liés à l’environnement, tels que la
gouvernance environnementale, le développement durable, le climat, l’énergie, l’agriculture ou
156
FOEI, Friends of Earth International, History, About FoEI, [En ligne], http://www.foei.org/about-foei/history/,
(Page consultée le 7 janvier 2015). 157
FOEI, Friends of Earth International, Mission and Vision, About FoEI, [En ligne], http://www.foei.org/about-
foei/mission-and-vision/, (Page consultée le 7 janvier 2015). 158
Idem. 159
Idem. 160
WORLDWATCH INSTITUTE, History, About Us, 2013, [En ligne], http://worldwatch.org/mission, (Page
consultée le 7 janvier 2015). 161
WORLDWATCH INSTITUTE, Mission, About Us, 2013, [En ligne], http://worldwatch.org/mission, (Page
consultée le 7 janvier 2015).
52
encore la participation sociale162
. L’institut est aujourd’hui reconnu comme l’un des plus
importants et influent au monde en matière de développement durable.
Finalement, avec plus de 900 ONG membres dans plus de 100 pays, le réseau Climate Action
Network (CAN) est le plus grand regroupement d’ONG environnementales internationales au
monde163
. La totalité des ONG décrites plus tôt en est membre164
. En coordonnant les échanges
d’informations ainsi que les actions régionales, nationales et internationales entre ses
organisations membres, le rôle de CAN est principalement politique et stratégique165
. Son
existence a le pouvoir de créer un rapport de force avec les sociétés privées multinationales. CAN
travaille donc à concentrer les efforts et les positions de ses membres en promouvant l’action
individuelle et gouvernementale pour limiter le réchauffement climatique à des niveaux
écologiquement durables. La mission du réseau se base principalement sur la définition de
développement durable tel que formulé dans le rapport Brundtland166
.
2.3.3 Quelle place pour l’approche distributive dans les luttes écologiques ?
À la lecture des différentes missions et revendications de ces organisations issues de la société
civile, il est possible d’observer certaines concordances avec les quelques perspectives théoriques
de la justice climatique que nous avons décrites plus tôt. La plupart de ces organisations
s’entendent pour exprimer que les effets des changements climatiques ainsi que les inégalités
écologiques qu’ils engendrent sont principalement dus à des structures économiques et sociales
inégalitaires présentes et maintenus dans nos sociétés. Plusieurs mouvements écologistes
dénoncent l’existence d’une concordance entre les inégalités écologiques et les inégalités
économiques ainsi que leur acceptation par les institutions publiques.
162
WORLDWATCH INSTITUTE, State of the World Reports, Bookstore, [En ligne],
http://www.worldwatch.org/bookstore/state-of-the-world, (Page consultée le 7 janvier 2015). 163
CAN INTERNATIONAL, Climate Action Network International, About CAN, [En ligne],
http://climatenetwork.org/about/about-can, (Page consultée le 7 janvier 2015). 164
Mis à part le mouvement Climate Justice Now! qui est lui-même un regroupement d’ONG. 165
CAN INTERNATIONAL, Climate Action Network International, About CAN, [En ligne],
http://climatenetwork.org/about/about-can, (Page consultée le 7 janvier 2015). 166
Idem.
53
Les critiques qu’adresse David Schlosberg à l’approche distributive se manifestent aussi dans les
revendications des différents groupes. Bien que la contribution des pays développés au Fonds
vert pour le climat (FVC)167
soit annuellement abordée malgré son efficacité mitigée, la
consolidation d’une solidarité internationale telle que revendiquée par le mouvement Climate
Justice Now! ne semble pas passer directement par des transferts de fonds de la part des pays
développés. Tout en engendrant un certain financement, le soutien que peuvent apporter les pays
développés aux pays en développement dans leur adaptation aux changements climatiques se
définit davantage en termes de connaissances, de savoir-faire ainsi que d’avancées
technologiques.
D’autre part, lorsque Greenpeace se donne pour mission de dénoncer les « criminels
environnementaux » et de révéler le laxisme des dirigeants à défendre le bien commun,
l’organisation ne revendique pas une meilleure distribution du coût et des bénéfices
environnementaux. À travers cet objectif, Greenpeace semble surtout vouloir améliorer la
transparence et la circulation de l’information et ainsi susciter l’indignation publique, ce qui
aurait le potentiel de renforcer l’imputabilité des gouvernements.
Dans la plupart des cas, les perspectives théoriques basées sur la justice intergénérationnelle, le
principe de RCMD ainsi que sur les inégalités écologiques se retrouvent au cœur des
revendications des ONG. Bien qu’elles soient partagées par les autres organisations, les valeurs
d’équité et de dignité prônées par les Amis de la Terre se démarquent en quelque sorte de
l’approche pragmatique préconisée par les autres organisations. À travers une représentation plus
idéaliste, les Amis de la Terre souhaite en fait modifier la culture qu’entretient l’humain avec la
nature. Il s’agirait donc d’un processus à long terme visant essentiellement un changement de
paradigme que l’humanité aurait avantage à suivre pour assurer une qualité de vie à tous les
individus.
167
Selon l’Organisation météorologique mondiale, « le Fonds vert pour le climat a été conçu comme un réseau
mondial assurant la plus grande partie du financement à des fins climatiques. Il s’agit d’un mécanisme de transfert
financier qui devrait permettre de distribuer les 100 milliards de dollars (É-U) d’aide que les pays développés se sont
engagés à mobiliser annuellement en faveur des pays en développement d’ici 2020. » Pour plus de détails : OMM,
Organisation météorologique mondiale, Fonds vert pour le climat, Bulletin, Vol. 61, 2012, [En ligne],
https://www.wmo.int/pages//publications///bulletin_fr/archives/61_1_fr/Fondsvertpourleclimat.html, (Page consultée
le 7 janvier 2015).
54
En revanche, l’institut de recherche Worldwatch a la conviction que la recherche scientifique est
le meilleur moyen de favoriser l’action gouvernementale, mais aussi celle du secteur privé dans la
lutte aux changements climatiques et ses impacts humains. Cela rejoint en partie la mission du
réseau CAN qui mise sur la concertation et le renforcement du mouvement écologiste dans le but
de faire contrepoids à la puissance des sociétés polluantes et à la proximité qu’elles peuvent
entretenir avec les décideurs.
Cette action politique privilégiée par plusieurs organisations semble due à la conscience de
l’ampleur du problème et l’urgence que pose la crise écologique, ou encore à ce que Fol et
Pflieger nomment le « processus de professionnalisation des militants »168
. Les deux chercheuses
expliquent en effet que les activistes environnementaux sont aujourd’hui amenés à négocier avec
les instances gouvernementales, ce qui les engage dans des discussions impliquant scientifiques,
experts professionnels et acteurs politiques169
. La participation des activistes à ces forums les
amène ainsi à « mobiliser des savoirs de plus en plus spécialisés et techniques, les faisant sortir
de leur rôle exclusif de militants. »170
. C’est ce qui ferait en sorte que plusieurs ONG
environnementales internationales participent aux négociations internationales sur le climat,
publient des recherches à l’intention des décideurs et tentent de prendre part au débat directement
sur la scène publique. Pour elles, une des solutions aux impacts humains des changements
climatiques passe nécessairement par la structure étatique.
D’ailleurs, plusieurs des missions de ces organisations ont aussi une vocation sociale et
économique définissant leur conception du monde qui va au-delà de la lutte environnementale.
C’est ce qui fait que 350.org et Climate Justice Now! contestent non seulement l’exploitation des
énergies fossiles, mais aussi l’investissement de l’État dans ce secteur. C’est aussi ce qui justifie
que Climate Justice Now! critique la création d’un mécanisme de réduction des émissions de
GES basé sur le marché et que les Amis de la Terre dénonce les rapports de domination et
168
S. FOL et G. PFLIEGER. « La justice environnementale aux États-Unis : construction et usages d’une catégorie
d’analyse et d’une catégorie d’action », Revue Justice spatiale, No. 2, 2010, pp. 3-4, [En ligne],
http://www.jssj.org/article/la-justice-environnementale-aux-etats-unis-construction-et-usages-dune-categorie-
danalyse-et-dune-categorie-daction/, (Page consultée le 7 janvier 2015). 169
Idem. 170
Idem.
55
d’exploitation entre les humains en plus de revendiquer une meilleure reconnaissance des peuples
sous-représentés dans les instances publiques.
2.3.4 Les capabilités comme fondements à une justice climatique
Non seulement les critiques de Schlosberg à l’égard d’une approche distributive de la justice
climatique nous ont démontré l’inefficacité de cette approche, mais la plupart des perspectives
théoriques étudiées plus tôt font aussi état de l’insuffisance de cette approche lorsqu’elle est
appliquée aux impacts humains des changements climatiques. De plus, aucune ONG
environnementale internationale ne semble faire de la distribution un enjeu prioritaire. Lorsque
Schlosberg explique qu’une compréhension approfondie d’une « justice environnementale »
oblige à considérer les liens entre la distribution, la reconnaissance, les capabilités et la
participation, il soulève toute la complexité des effets de la dégradation de l’environnement sur
l’humanité. Les enjeux d’inégalités écologiques et de leur concordance avec les inégalités
économiques mènent nécessairement à une réflexion sur d’autres facteurs que la distribution et
l’approche des capabilités synthétise plusieurs des préoccupations qui y sont liées.
Or, la synthèse de la mission des différentes ONG nous permet aussi de penser que les
capabilités, sans être formulées tel quel, se retrouvent au cœur de plusieurs de leurs
revendications et qu’elles pourraient en quelque sorte devenir un espace d’évaluation des
inégalités écologiques. L’attention portée aux différents facteurs définissant les capabilités telles
que la qualité de vie, le bien-être, la liberté, l’accomplissement et l’égalité démontrent une
concordance certaine, non seulement avec les différentes perspectives théoriques de la justice
écologique, mais aussi avec les revendications des différentes ONG environnementales
internationales. Ainsi, en plus d’apparaître compatible à plusieurs niveaux avec les revendications
des ONG, l’approche des capabilités pourrait, dans une certaine mesure, offrir une base qui
permettrait à ces organisations de renforcer leurs fondements théoriques.
Or, un des principaux obstacles à l’évaluation des inégalités écologiques par les organisations ou
les institutions est que les luttes écologistes et la conception du développement durable ne
conçoivent pas ou ne préconisent pas d’approches de la justice. C’est donc dans cet esprit que les
56
capabilités auraient le potentiel de servir de base normative qui permettrait d’identifier les
inégalités écologiques et ainsi servir d’objectifs aux politiques publiques. Nous constaterons
toutefois le défi que peut représenter l’intégration du concept de capabilités dans les décisions
institutionnelles. S’il s’agit d’une approche qui semble être en concordance sur plusieurs points
avec la majorité des théories et mouvements revendiquant une justice écologique, nous verrons
que ce n’est pas aussi évident avec le modèle préconisé dans nos institutions.
57
Troisième partie
L’approche des capabilités appliquée aux impacts humains des changements
climatiques
Dans leurs travaux sur la manière dont l'approche des capabilités peut être employée dans
l'élaboration d'une conception du développement durable, Emily Schultz et ses collègues
mentionnent que cette approche peut être en mesure de pallier la carence d’une conception de la
justice au principe de développement durable171
. Cela aurait peut-être le potentiel de répondre en
partie à l’ambitieuse conviction de Schlosberg voulant qu’il soit possible de tendre vers un
consensus en ce qui concerne les bases d’une « justice environnementale », même s’il n’existe
pas d’uniformité culturelle sur la définition du terme. En effet, dans cet ordre d’idées, les
capabilités pourraient servir de cadre de référence normatif dans le développement d’une
approche de la justice efficace dans la lutte aux inégalités écologiques.
Dans ce qui suit, nous allons donc tenter de cibler dans quelle mesure le concept
d’environnement est abordé dans l’approche des capabilités tel que développé par Amartya Sen et
Martha Nussbaum, pour ensuite démontrer en quoi les capabilités peuvent servir de cadre
d’analyse aux inégalités écologiques. Cette démonstration se fera, d’une part, sur la façon dont
les capabilités humaines sont affectées par les impacts des changements climatiques et, d’autre
part, comment sa réflexion peut ramener le débat climatique sur les valeurs sociales libérales, tel
que l’équité, la liberté individuelle ou encore le pluralisme préconisés dans nos sociétés. L’apport
théorique des capabilités dans l’évaluation des inégalités climatiques et dans la façon dont la
qualité de vie des individus peut être affectée par les bouleversements climatiques est
démontrable. Mais les obstacles à son application demeurent multiples. En effet, nous verrons
que l’ampleur de la problématique écologique ainsi que les structures étatique et juridique
existantes forment deux contraintes importantes à l’application de l’approche des capabilités aux
impacts humains des changements climatiques.
171
E. SCHULTZ, M. CHRISTEN, L. VOGET-KLESCHIN et al. « A Sustainability-Fitting Interpretation of the
Capability Approach: Integrating the Natural Dimension by Employing Feedback
Loops », Journal of Human Development and Capabilities, Routledge, 2013, pp. 115-133, [En ligne],
http://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/19452829.2012.747489, (Page consultée le 7 janvier 2015).
58
3.1 L’environnement dans l’approche des capabilités
Nous l’avons vu plus tôt, la réflexion d’Amartya Sen et Martha Nussbaum, à travers le
développement de l’approche des capabilités, se concentre principalement sur les enjeux de
développement humain. Pour Sen, le développement humain est une expansion de la liberté
concrète des individus172
. Cette conception rend l’approche particulièrement polyvalente dans son
application, car tout enjeu de développement humain abordé sous l’angle des capabilités vise à
augmenter la prise de pouvoir des personnes sur leur propre sort. L’absence de procédure
favorisant cette prise de pouvoir peut aussi favoriser la polyvalence de l’approche. Il est donc tout
à fait possible d’analyser l’impact des problèmes écologiques sur ces personnes et le pouvoir
qu’elles ont pour y répondre. Toutefois, les enjeux environnementaux et climatiques demeurent
peu présents dans les analyses et surtout au sein des initiatives basées sur les capabilités. Cela
peut entre autres être dû à la faible attention portée aux enjeux environnementaux par Sen et
Nussbaum. Nous verrons néanmoins dans ce qui suit que ces derniers ont développé certaines
idées concernant la problématique environnementale qui s’avèrent pertinentes dans la présente
analyse. Nous aborderons ensuite la réflexion de Breena Holand concernant l’important rôle que
peut jouer l’environnement dans l’approche des capabilités. Ces données constitueront une base
pour pousser la réflexion plus loin en ce qui concerne la façon dont les capabilités humaines
peuvent être affectées par la dégradation de l’environnement et les variations climatiques
extrêmes. Une conception philosophique du bien-être a-t-elle le potentiel de s’intégrer dans la
lutte aux changements climatiques?
3.1.1 La dimension environnementale chez Amartya Sen
Lorsqu’il aborde la problématique environnementale, Sen se concentre principalement sur la
définition et la conception du développement durable. Selon lui, le rapport Brundtland, dont il
reconnaît la nécessaire contribution dans l’indissociabilité entre la valeur de l’environnement et la
vie des êtres humains, n’a cependant pas suffisamment insisté sur la qualité de vie des
individus173
. La notion de besoin préconisée dans la définition reconnue du terme174
négligerait
172
A. SEN. L’idée de justice, Paris, Flammarion, 2010, p. 304. 173
Ibid, p. 303.
59
l’existence de valeurs humaines : « Certes, les gens ont des besoins, mais ils ont aussi des
valeurs; en particulier, ils chérissent leur aptitude à raisonner, évaluer, choisir, participer et agir.
Les limiter à leurs besoins nous donnerait une vision assez appauvrie de l’humanité. »175
Or, la valeur de l’environnement selon Sen ne réside pas seulement dans sa nature propre, mais
surtout dans les possibilités qu’il offre aux humains. La perspective anthropocentrée intrinsèque à
la définition du développement durable est donc nécessaire pour Sen, car les éléments de la
nature doivent être surtout considérés comme ressources pour les humains. Autrement, c’est par
responsabilité morale que l’humain, dû à sa supériorité sur les autres espèces, ressentirait le
devoir de protéger certaines espèces, même si leur extinction n’avait pas d’impact direct sur son
niveau de vie176
.
D’ailleurs, malgré la problématique de la dégradation de l’environnement, l’intervention de
l’humain sur son environnement ne serait pas seulement destructrice et aurait même dans une
certaine mesure le pouvoir de le fortifier et l’améliorer177
. Une intervention « rationnelle et
efficace » de l’humanité sur l’environnement se ferait à travers un processus de développement
qui favoriserait cet impact positif que peuvent avoir les humains sur leur environnement178
. Il
explique aussi que la pression démographique qui stimule le réchauffement de la planète et la
destruction croissante des milieux naturels peut être réduite à long terme par l’instruction et
l’emploi des femmes, une intervention qui contribuerait à réduire le taux de fécondité.179
C’est
ainsi qu’il révise la définition du développement durable de Brundtland en insistant sur la
durabilité des capabilités.180
174
G. H. BRUNDTLAND (Dir.) Our Common Future, Rapport rédigé par la Commission mondiale sur
l’environnement et le développement des Nations unies, Paragraphe 27, 1988, [En ligne], http://www.un-
documents.net/our-common-future.pdf, (Page consultée le 8 janvier 2015). Traduction libre de : « Humanity has the
ability to make development sustainable to ensure that it meets the needs of the present without compromising the
ability of future generations to meet their own needs. » 175
A. SEN. L’idée de justice, Paris, Flammarion, 2010, p. 305. 176
Ibid, p. 306. 177
Ibid, p. 304. 178
Idem. 179
Idem. 180
« […] le maintien, et si possible l’extension, des libertés et capabilités concrètes dont jouissent les gens
aujourd’hui sans compromettre la "capabilité des générations futures" d’avoir une liberté semblable, ou supérieure. »
dans A. SEN. L’idée de justice, Paris, Flammarion, 2010, p. 307.
60
Sen semble toutefois diminuer l’ampleur de l’empreinte écologique humaine sur l’ensemble de la
planète. Les moyens qu’il avance pour freiner la dégradation de l’environnement encouragent
principalement l’intervention humaine dans la régulation des territoires naturels plutôt que la
minimisation de l’intervention humaine dans l’environnement. Il est possible de croire que
l’autorégulation naturelle observée pendant des millions d’années sur la planète ne nécessite pas
d’intervention positive de l’humanité. Ultimement, la pression qu’exerce l’espèce humaine sur la
nature aurait le pouvoir de mettre en péril sa propre civilisation181
.
Dans son analyse sur la façon dont Sen aborde la notion d’environnement physique, Breena
Holand fait remarquer qu’il le conçoit comme un facteur façonnant la manière dont une personne
pourra jouir de ce qu’elle a ou reçoit182
. Par exemple, dans son ouvrage Development as freedom,
Sen soutient que les variations des conditions environnementales, telles que l’augmentation de la
température, les tempêtes et les inondations peuvent influencer ce qu’une personne obtient d’un
niveau donné de revenu183
. Dans chaque cas, l'environnement agit comme une composante
matérielle ayant autant d’influence que les autres considérants politiques, sociaux ou
économiques sur ce que les gens sont capables de faire et la qualité de vie qu'ils sont en mesure
d'atteindre.
Toutefois, parce que la plupart des ressources environnementales sont des biens publics, Sen
reconnaît que les mécanismes du libre marché orientés vers les biens privés peuvent produire des
pertes publiques importantes dans le domaine de l'environnement.184
Il dresse d’ailleurs une
critique envers ce que l’on pourrait aujourd’hui nommer « l’économie divine »; cette pensée
répandue voulant que l’on prête de telles vertus au marché qu’on ne lui impose plus de contrainte.
181
Voir, entre autres, cette analyse de l’étude de la NASA sur le sujet: N. AHMED. « Nasa-Funded Study: Industrial
Civilisation Headed for "Irreversible Collapse"? », The Guardian, 2014, [En ligne],
http://www.theguardian.com/environment/earth-insight/2014/mar/14/nasa-civilisation-irreversible-collapse-study-
scientists, (Page consultée le 7 janvier 2014). 182
B. HOLLAND. Environment and Capability: A New Normative Framework for Environmental Policy Analysis,
Thèse doctorale, Department of Political Science, Université de Chicago, 2005, p. 118. 183
A. SEN. Development as Freedom, New York, Anchor Books, 2000, p. 110. Traduction libre de :
« Variations in environmental conditions, such as climatic circumstances (temperature ranges, rainfall, flooding and
so on) can influence what a person gets out of a given level of income. Heating and clothing requirements of the
poor in colder climates cause problems that may not be shared by equally poor people in warmer lands. » 184
B. HOLLAND. Environment and Capability: A New Normative Framework for Environmental Policy Analysis,
Thèse doctorale, Department of Political Science, Université de Chicago, 2005, p. 120.
61
Tout en exprimant l’importance et même la « nécessité vitale » de l’existence du marché, Sen
explique que le dogme du jour doit tout de même être soumis à un examen scrupuleux. Sen qui,
rappelons-le, est économiste de formation en plus d’avoir reçu un prix Nobel d’économie, pose
donc un regard critique sur l’économie de marché et ses conséquences qui peuvent être majeures
sur l’environnement ainsi que sur les conditions de vie des gens.
3.1.2 La dimension environnementale chez Martha Nussbaum
Nussbaum admet que l’approche des capabilités n’a pas encore complètement exploré le sujet,
mais ses idées concernant le droit et la reconnaissance des capabilités animales l’ont
probablement mené à une réflexion plus approfondie que Sen en ce qui concerne les enjeux
environnementaux. Cela se reflète notamment à travers l’identification qu’elle fait de la 8e
capabilité centrale à la vie humaine voulant qu’il soit nécessaire « d’être capable de développer
une attention pour et de vivre en relation avec les animaux, les plantes et le monde naturel »185
.
Nussbaum admet que bien que cette capabilité puisse être sujette à controverse étant donné son
caractère non universel, il est nécessaire de la conserver sur la liste des capabilités fondamentales,
car certaines personnes, dépendamment de leur culture, voient la relation avec les autres espèces
comme un élément central d’une vie qui est « réellement humaine »186
. Elle mentionne toutefois
qu’une controverse concernant cette 8e capabilité peut être atténuée d’après un consensus sur la
« valeur instrumentale » que représentent les éléments de la nature considérés comme ressources
vitales à la vie humaine.
Selon Breena Holland, Nussbaum va beaucoup plus loin que Sen dans la reconnaissance du rôle
de l’environnement naturel et de sa valeur matérielle de base aux conditions de vie humaine.
Mais elle déplore le fait qu’elle ne précise pas les implications qui émergent de l'importance
instrumentale des facteurs environnementaux et qu'elle ne considère pas la façon dont les
185
M. NUSSBAUM. Capabilités – Comment créer les conditions d’un monde plus juste?, Paris, Flammarion, 2012,
p. 57. 186
B. HOLLAND. Environment and Capability: A New Normative Framework for Environmental Policy Analysis,
Thèse doctorale, Department of Political Science, Université de Chicago, 2005, p. 122.
62
composantes non humaines de l’environnement, comme les espèces et les écosystèmes, peuvent
aussi être soumises à certains principes de justice187
.
Dans son ouvrage sur les capabilités, Nussbaum consacre un chapitre aux problèmes
contemporains liés à l’approche des capabilités dans lequel elle discute de la qualité de
l’environnement. Dans cette section, elle exprime que « la qualité de l’environnement naturel et
la santé des écosystèmes sont essentielles au bien-être humain. »188
. Elle va même jusqu’à
mentionner l’importance de ce bien-être lorsqu’il implique des engagements envers les
générations futures. Nussbaum offre donc une réponse directe aux critiques que lui a adressées
Holland, en mentionnant que l’enjeu de la qualité de l’environnement ne peut pas être abordé
selon une approche purement anthropocentrée telle que les capabilités :
[…] dans le contexte d’un débat public, il est utile de montrer que des
conclusions très puissantes peuvent être tirées de prémisses faibles et non
controversées, que l’essentiel du public partage. À l’autre bout du spectre
des approches possibles, il est facile de voir qu’une position qui traite les
écosystèmes comme fins en soi, indépendamment des individus qui y
vivent, peut donner des conclusions fortes pour la protection de
l’environnement. Mais peu de personnes défendent de telles positions, si
bien que de tels arguments auront sans doute peu d’effet sur les choix
politiques. […] Personnellement, je rejette ces positions parce que je
crois que les individus sensibles, animaux et humains, ont une valeur en
eux-mêmes, pas en tant que partie d’un système plus large […] 189
Ainsi, tout en exprimant son appui à une vision écocentrée de la qualité de l’environnement, elle
admet que l’urgence d’agir en matière d’environnement justifie le développement de positions
anthropocentrées, comme l’utilisation qu’en font Sen et Holland.
187
B. HOLLAND. Environment and Capability: A New Normative Framework for Environmental Policy Analysis,
Thèse doctorale, Department of Political Science, Université de Chicago, 2005, p. 125. 188
M. NUSSBAUM. Capabilités – Comment créer les conditions d’un monde plus juste?, Paris, Flammarion, 2012,
p. 219. 189
Ibid, p. 220.
63
3.1.3 L’environnement comme métacapabilité
Pour Breena Holland, les politiques d’évaluation de la qualité de l’environnement préconisées en
économie de l’environnement échouent à fournir les informations adéquates en ce qui concerne la
valeur de l’environnement pour les individus et les sociétés190
. Cependant, Holland reconnaît que
l’environnement détient sa valeur propre et indépendante de ce qu’elle peut représenter pour les
humains et que la majorité des critiques à l’égard des politiques environnementales concernent
justement cette perspective purement anthropocentrée. Mais elle fait remarquer que les politiques
d’évaluation ne répondent pas plus à l’objectif de reconnaître la réelle valeur de l’environnement
pour les humains191
. D’une part, les informations concernent presque exclusivement des données
quantitatives basées par exemple sur les profits qu’engendre l’exploitation d’une ressource, alors
qu’une analyse davantage qualitative permettrait de rendre compte de ce qui fait en sorte que
cette ressource est valorisée par certaines personnes. D’autre part, l’information ne considère pas
la problématique des externalités négatives, ce qui ne permettrait pas aux gens de reconnaître la
relation d’interdépendance entre l’existence d’une ressource précise et l’équilibre écologique
global; et éventuellement l’impact sur leur propre qualité de vie192
.
C’est ce qui amène Holland à considérer les capabilités sous une approche permettant de
concevoir la valeur de l’environnement comme une relation entre les conditions
environnementales nécessaires au choix individuel et les interactions écologiques assurant les
conditions de vie sur Terre193
. Holland développe ainsi une structure d’évaluation des politiques
environnementales qui inclue les valeurs de préférence, de satisfaction et d’efficacité
économique, en plus des valeurs individuelles et sociales que les analyses économiques
n’abordent pas.194
Dans son article portant sur la justice et l’environnement dans l’approche des capabilités de
Nussbaum, Holland expose les raisons pour lesquelles les « capacités environnementales
190
B. HOLLAND. Environment and Capability: A New Normative Framework for Environmental Policy Analysis,
Thèse doctorale, Department of Political Science, Université de Chicago, 2005, p. 14. 191
Ibid, p. 15. 192
Idem. 193
Ibid, p. ix. 194
Idem.
64
durables » sont en fait des « métacapabilités »195
. Même la première capabilité centrale déclarée
par Nussbaum, soit celle de la vie196
, ne saurait être assurée sans une protection minimale des
conditions écologiques garantissant les éléments de base de la vie comme l’air, l’eau, la terre et
une atmosphère assurant une protection contre les rayons du soleil197
. Selon Holland, l’approche
de Nussbaum aurait avantage à considérer et inclure les conditions écologiques comme une
« métacapabilité » nécessaire à sa liste des capabilités centrales à la vie humaine. Non seulement
cette extension améliorerait et rendrait plus crédible la théorie de justice de Nussbaum, mais elle
permettrait aussi de rendre l’approche des capabilités plus attrayante pour lutter contre les
inégalités dans la répartition des avantages et du coût environnemental : « En élargissant et en
adaptant les concepts de base du bien-être dans la théorie des capabilités, il devient possible de
les appliquer aux questions environnementales et ensuite les utiliser pour révéler et surmonter les
limites de l'approche économique actuelle dans l'évaluation des politiques
environnementales. »198
Or, lorsque Nussbaum résume la démarche de Holland, elle affirme que c’est en « abordant les
questions de qualité environnementale et de soutenabilité que l’approche des capabilités offre des
avantages notables par rapport à d’autres approches actuellement préférées en économie de
l’environnement. »199
Ainsi, concevoir la qualité de l’environnement comme base à la liberté et au bien-être humain
aurait le potentiel d’alimenter l’approche des capabilités et de mettre à jour la théorie de la justice
de Nussbaum. Il n’est pas garanti, néanmoins, que cette approche permette de modifier la relation
195
B. HOLLAND. Justice and the Environment in Nussbaum's “Capabilities Approach” - Why Sustainable
Ecological Capacity Is a Meta-Capability, University of Utah, Political Research Quarterly, 2008, pp. 319-332, [En
ligne], http://www.jstor.org/stable/20299735, (Page consultée le 7 janvier 2015). 196
Martha Nussbaum définie cette capabilité centrale comme étant la possibilité « d’être capable de mener sa vie
jusqu’au terme d’une vie humaine d’une longueur normale; ne pas mourir prématurément, ou avant que sa vie ne soit
tellement réduite qu’elle ne vaille plus la peine d’être vécue. » dans M. NUSSBAUM. Capabilités – Comment créer
les conditions d’un monde plus juste?, Paris, Flammarion, 2012, p. 55. 197
B. HOLLAND. Environment and capability: A New Normative Framework for Environmental Policy Analysis,
Thèse doctorale, Department of Political Science, Université de Chicago, 2005, p. 123. 198
Ibid, p. 129; Traduction libre de : « By expanding and (for some purposes) adapting the basic concepts of well-
being in capabilities theory, we can apply them to environmental issues and then use them to expose and overcome
the limitations of the current economic approach to evaluating environmental policies. » 199
M. NUSSBAUM. Capabilités – Comment créer les conditions d’un monde plus juste?, Paris, Flammarion, 2012,
p. 219.
65
mercantile que l’humain a développée avec la nature. Revoir les fondements de l’analyse
économique des impacts humains de la dégradation de l’environnement, même en s’inspirant des
notions du développement durable, demeure un défi de taille face au système économique
actuellement dominant.
3.2 Changements climatiques et capabilités humaines
Nous avons vu que les enjeux environnementaux ne constituaient pas une base d’analyse
particulièrement développée dans les travaux d’Amartya Sen et de Martha Nussbaum. Il s’agit
pourtant aujourd’hui d’un obstacle majeur au développement humain qu’il n’est plus possible
d’ignorer. La réflexion sur la justice écologique a énormément évolué au cours des dernières
années et il est maintenant possible d’affirmer que les idées apportées par nos deux principaux
auteurs en ce qui concerne la problématique environnementale sont relativement limitées. Il est
en effet difficile de cibler dans leurs écrits de quelle façon se manifestent les inégalités
écologiques ou encore dans quelle mesure les capabilités peuvent s’intégrer à ce phénomène,
puisqu’ils considèrent l’environnement comme un cadre de vie. La situation aujourd’hui est
pourtant beaucoup plus significative.
Or, les travaux de Breena Holland permettent une meilleure compréhension de l’ampleur des
impacts humains liés à la dégradation de l’environnement et de la façon dont l’approche des
capabilités peut s’insérer dans cette analyse. Concevoir l’environnement comme
« métacapabilité » n’est toutefois pas la seule façon d’utiliser l’approche lorsque l’on traite des
problèmes écologiques. Cette dernière section analysera d’autres façons d’introduire le concept
des capabilités aux enjeux humains liés aux changements climatiques. Nous tenterons de préciser
de quelle manière les impacts observés des changements climatiques affectent concrètement les
capabilités humaines, pour ensuite explorer la façon dont cette approche pourrait être prise en
compte dans la gestion des impacts humains des changements climatique.
66
3.2.1 Conséquences des changements climatiques sur les capabilités
L’étude de l’approche des capabilités humaines dans un champ aussi global que celui des
changements climatiques nous amène à nous concentrer sur la façon dont cette problématique
agit sur l’individu davantage que sur les collectivités. Sa réflexion en est donc une d’équité, de
bien-être individuel, de justice ainsi que de changement climatique.
Il est possible d’étudier aujourd’hui la façon dont les capabilités sont affectées par les
conséquences des changements climatiques. La concentration d’émissions polluantes observée
dans plusieurs villes de Chine peut avoir des conséquences désastreuses sur la santé de la
population. De plus en plus de recherches tendent à démontrer un lien physiopathologique entre
l’exposition à long terme à la pollution de l’air et la croissance des maladies respiratoires et du
cancer ainsi que l’augmentation de la mortalité liée à ces problèmes200
. Sur le continent africain,
l’augmentation des températures rend l’accessibilité et les ressources en eau potable de plus en
plus précaires201
, alors que les inondations extrêmes au Pakistan ou au Bangladesh détruisent les
logements de milliers de personnes en plus d’exacerber l’insécurité alimentaire.
Ces exemples en sont quelques-uns qui illustrent l’influence que peuvent exercer la dégradation
de l’environnement et les impacts des changements climatiques sur les capabilités humaines de
base comme la santé ou l’alimentation. En effet, l’ampleur de la pollution de l’air en Chine peut
aller jusqu’à diminuer la capacité des individus d’avoir une vie en santé, même si leurs choix
quotidiens vont en ce sens. Non seulement leur bien-être est-il compromis, mais une contrainte
extérieure leur est imposée et limite leur liberté de choisir entre différentes façons de vivre. La
crise que subissent plusieurs populations d’Afrique en ce qui concerne l’accessibilité à l’eau
potable est aussi une représentation de cette perte de liberté individuelle. Il s’agit d’une
conséquence exogène aux pratiques de la vie courante de ces individus qui voient non seulement
200
Voir : G-H. DONG, P. ZHANG, B. SUN et al. « Long-Term Exposure to Ambient Air Pollution and Respiratory
Disease Mortality in Shenyang, China: A 12-Year Population-Based Retrospective Cohort Study », Clinical
Investigations, Respiration, No. 84, 2011, pp. 360-368. et aussi : G. PAN, S. ZHANG, Y. FENG et al. « Air
pollution and children’s respiratory symptoms in six cities of Northern China », Respiratory Medecine, No. 104,
Elsevier, 2010, pp. 1903-1911. 201
K. CHIKA URAMA et N. OZOR. « Impacts of Climate Change on Water Resources in Africa: The Role of
Adaptation », African Technology Policy Studies Network (ATPS), 2010, [En ligne],
http://www.ourplanet.com/climate-adaptation/Urama_Ozorv.pdf (Page consultée le 5 mai 2015).
67
leur possibilité d’accomplir ce qu’ils valorisent ébranlée, mais certaines de leurs capabilités
fondamentales totalement compromises. De plus, ces phénomènes dépassent la responsabilité
d’un seul individu. Chaque personne n’a donc pas de réel pouvoir sur sa condition de vie. Le
réchauffement climatique ébranle aussi le secteur de l’emploi et de l’exploitation des ressources
naturelles. Les travailleuses et travailleurs de la pêche voient leur métier précarisé par la perte de
stocks dans les océans, entre autres due à l’acidification des eaux. Ces observations démontrent
une fois de plus que les changements climatiques ne se mesurent pas seulement en termes
économiques et qu’ils ont leur lot de conséquences sur la qualité de vie des individus.
L’enjeu des impacts des changements climatiques en demeure donc un d’équité, mais aussi de
vulnérabilité. Selon le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), le concept
de vulnérabilité est de plus en plus utilisé dans l’objectif d’évaluer la pression et le stress
qu’occasionnent les changements climatiques ainsi que la capacité des populations à y répondre
et à s’y adapter202
. La vulnérabilité au changement climatique ne se limiterait toutefois pas aux
variations observées dans la nature et donc à la dépendance des individus à celle-ci. Elle
s’évaluerait aussi à travers d’autres changements en cours, comme « les chocs sociaux et
économiques et [les] transformations liées à la mondialisation, la propagation des maladies
infectieuses, les conflits et l'urbanisation. »203
Ce différentiel de vulnérabilité permettrait de cibler
les personnes fortement exposées aux variations climatiques et dont les libertés et les capabilités
sont limitées pour répondre à ces changements.
D’ailleurs, les variations climatiques occasionneront parfois la perte d’un héritage culturel ou
d’une tradition auxquels les gens accordent une grande valeur, par exemple la récurrence d’hivers
froids et enneigés, la biodiversité des forêts ou des fonds marins, la mousson, etc. Sans mettre
directement la vie d’humains en péril, ces conséquences intangibles et difficilement mesurables
peuvent néanmoins avoir des effets notoires sur le bien-être et la qualité de vie de plusieurs
personnes.
202
K. O’BRIEN et R. LEICHENKO. « Human Security, Vulnerability and Sustainable Adaptation », in Fighting
Climate Change: Human Solidarity in a Divided World, Human Development Report, United Nations Development
Programme (UNDP), 2008, p. 5. 203
Idem. Traduction libre de : « [Vulnerability to climate change is influenced by many other processes of change,
including] ongoing social and economic shocks and transformations linked to globalization, the spread of infectious
diseases, conflict, and urbanization. »
68
Lorsque des éléments auxquelles les personnes accordent de la valeur contribuent à leur
conception du bien-être, leur perte peut être significative. En ce sens, « lutter contre les iniquités
ne signifie pas de réduire la diversité ou de limiter les préférences, mais vise plutôt à souligner les
libertés et les capabilités. »204
Il s’agit donc de porter une attention particulière à la qualité de vie
des individus, qui se trouve à dépendre de variations climatiques régulières et relativement
prévisibles.
Or, la façon dont un individu réagira face aux manifestations des variations climatiques extrêmes
dans son milieu – soit en tant que stress ou opportunité – dépendra de sa capacité de répondre à
des contraintes ou de saisir les opportunités. Le résultat dépend beaucoup de facteurs politiques,
économiques, sociaux, culturels, religieux et environnementaux influençant les conditions de vie
de l’individu, mais ses capabilités sont aussi une indication de la nature du changement et de
l’inégalité dans la possibilité de générer une opportunité à partir de ces changements : « Ces
facteurs [énumérés ci-dessus] génèrent des conditions de marginalisation, de perte d’autonomie,
et d’appauvrissement pour certains, alors qu’ils génèrent un enrichissement et l’accès à plus de
droits pour d’autres. »205
Cet écart dans la variation de l’aptitude qu’ont les personnes à
transformer les événements climatiques irréguliers en opportunités amène aussi le risque que
soient alimentées des dynamiques d’injustice et des structures inégalitaires déjà existantes.
Toutefois, la façon de concevoir les externalités écologiques comme étant « génératrices
d’opportunités » doit faire l’objet d’un questionnement idéologique. Les conséquences de la
dégradation environnementale peuvent, à long terme, difficilement représenter une opportunité.
Cette analyse des impacts des changements climatiques et de la façon dont ils influencent et
portent préjudice aux capabilités humaines nous amènent à déduire que cette approche contribue
effectivement à l’identification des inégalités écologiques. Elle rend possible l’ouverture de la
théorie d’Amartya Sen dans d’autres perspectives du développement humain et permet de rendre
204 K. O’BRIEN et R. LEICHENKO. « Human Security, Vulnerability and Sustainable Adaptation », in Fighting
Climate Change: Human Solidarity in a Divided World, Human Development Report, United Nations Development
Programme (UNDP), 2008, p. 5. 205
Ibid, p. 7; Traduction libre de : «These factors generate conditions of marginalization, disempowerment, and
impoverishment for some, while also generating enrichment and entitlement for others. »
69
compte de la possibilité réelle des individus à s’adapter aux variations climatiques extrêmes. Les
écarts observés ne sont pas seulement de nature économique, mais trouvent aussi leur origine
dans l’accès aux ressources, dans l’autonomie, l’éducation, la santé, etc. Ils se manifestent dans la
variation des individus à s’adapter ou non aux changements climatiques.
Nous explorerons donc dans la dernière section la manière dont l’approche des capabilités
pourrait servir de base normative à l’évaluation des inégalités écologiques. Nous considérerons
aussi son potentiel de servir d’objectifs aux politiques internationales de lutte aux changements
climatiques. Selon notre prémisse de base, cela implique que l’approche doit demeurer en
cohérence avec le paradigme idéologique dominant.
3.2.2 Prise en compte des capabilités dans la lutte aux changements climatiques
Réfléchir en termes de capabilités dans l’analyse des impacts humains des changements
climatiques permet d’évaluer l’ampleur du problème. Il est maintenant indéniable que, non
seulement la qualité de vie de plusieurs personnes est compromise par les conséquences du
réchauffement climatique, mais que plusieurs d’entre elles n’ont plus la possibilité de vivre la vie
qu’elles souhaitent mener. Il s’agit donc bel et bien d’un enjeu de dignité humaine et de bien-être.
L’approche des capabilités devient donc nécessaire à l’évaluation du réel pouvoir qu’ont les
individus à affronter les impacts des changements climatiques. Pour Lydie Laigle et Nathalie
Blanc, l’avantage de cette approche est qu’elle « insiste sur le ressourcement de l’agir qui
pourrait être conquis par tous, plus que sur des politiques publiques plus classiques conçues dans
une problématique d’un traitement égal (assistanat) ou d’une égalité d’accès. »206
Nous avons vu plus tôt que si nos institutions ont de la difficulté à évaluer les inégalités
écologiques, c’est parce que leurs actions en matière de lutte aux changements climatiques sont
principalement basées sur le concept de développement durable qui, sans préconiser une
approche de la justice, s’appuient naturellement sur les notions de l’approche distributive. Cela
206
L. LAIGLE et N. BLANC. « Gouvernance environnementale et adaptation au changement climatique : une
approche par les "capabilities"? », Colloque international futurs urbains, Université de Paris-Est, 2013, p. 2, [En
ligne], http://villes-environnement.fr/fr/ajax/papier/48.html, (Page consultée le 7 mai 2015).
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vaut aussi pour l’évaluation des impacts des variations climatiques sur les individus, leur capacité
à y répondre et à s’y adapter ainsi que leur niveau de vulnérabilité face aux aléas subis.
Or, l’approche des capabilités offre une polyvalence suffisante dans son application et même un
atout dans le champ de l’environnement, ce qui la rend avantageuse dans le développement d’une
base normative à l’identification des inégalités écologiques. C’est aussi une approche qui se
distingue de l’attention portée au résultat dans les perspectives conséquentialistes comme
l’approche distributive, fortement répandue dans les initiatives publiques d’atténuation des
impacts liés aux changements climatiques. Nous avons pourtant vu que non seulement cette
approche échoue à assurer une distribution équitable des coûts et des bénéfices
environnementaux au-delà des frontières étatiques, mais que sa procédure ne peut pas être jugée
universellement juste. À l’inverse, une conception philosophique du bien-être tel que les
capabilités, qui ne propose aucune procédure particulière, a-t-elle le potentiel de s’intégrer dans
les politiques mondiales de lutte aux changements climatiques? A priori, cela semble être un gros
défi. La liberté, la qualité de vie, le bien-être et la dignité humaine font partie des principales
notions formant le cœur de l’approche des capabilités. Mais la structure du système international
ainsi que les institutions décisionnelles parviennent rarement à intégrer des concepts aussi
abstraits et difficilement mesurables. Pourtant, selon Laigle et Blanc, l’étude de l’approche des
capabilités permet une nouvelle réflexion sur la gouvernance : « Il s’agit de sortir de la
dichotomie entre l’empowerment et les politiques publiques comme étant structurantes. »207
La
prise en compte des capabilités dans l’adaptation aux changements climatiques ramènerait ainsi
l’attention sur le pouvoir d’agir. Car, si les conséquences du réchauffement climatique
représentent une opportunité pour certains (dans le secteur des technologies, par exemple), elles
représentent une réelle angoisse pour les populations vulnérables. Et dans certains contextes,
même de minimes variations climatiques peuvent exercer une grande influence sur les capabilités
des individus.
207
L. LAIGLE et N. BLANC. « Gouvernance environnementale et adaptation au changement climatique : une
approche par les "capabilities"? », Colloque international futurs urbains, Université de Paris-Est, 2013, p. 2, [En
ligne], http://villes-environnement.fr/fr/ajax/papier/48.html, (Page consultée le 7 mai 2015).
71
C’est pour cette raison que Karen O’Brien et Robin Leichenko affirment dans leur rapport que le
réchauffement climatique dangereux ne devrait pas seulement être mesuré selon le nombre de
particules par million ou les degrés d’augmentation de température208
. Ce sont davantage les
dynamiques sociales, captées selon des indicateurs de capabilités tels que l'état de santé de la
population, la présence et la qualité des réseaux sociaux et communautaires, l'accès à
l'information et à l'éducation, qui devraient être analysées209
.
Pour Laigle et Blanc, la question que l’on doit alors se poser est la suivante : « qu’est-ce qui
permet dans une situation de défaveur ou d’inégalités d’accès à ceux qui sont les plus vulnérables
de retrouver une capacité de conquérir une marge d’autonomie et d’action pour surmonter leur
vulnérabilité? »210
La solution à une meilleure adaptation aux changements climatiques passerait
entre autres par la réappropriation du rapport des individus à leur environnement211
. Les
transformations naturelles et leurs impacts sur la santé et le bien-être des humains exigent une
recomposition politique. Les auteures critiquent que l’on privilégie aujourd’hui un traitement
technicisé de la question climatique, ce qui nous éloigne des « préoccupations citoyennes ou des
possibilités de mobilisation de la société civile. »212
L’adaptation aux changements climatiques
doit donc dépasser cette « technicisation de l’action publique » en faisant la promotion d’une
démocratisation de la problématique qui favoriserait sa prise en compte à tous les niveaux de la
société. Ainsi, prendre en compte les capabilités dans l’adaptation aux changements climatiques
permettrait d’outrepasser l’idée que les individus doivent s’assujettir aux bouleversements qui en
découlent.
D’ailleurs, en plus d’améliorer l’évaluation des impacts réels des variations climatiques sur la
qualité de vie des individus, l’approche des capabilités permettrait aussi de promouvoir la
208
K. O’BRIEN et R. LEICHENKO. « Human Security, Vulnerability and Sustainable Adaptation », in Fighting
Climate Change: Human Solidarity in a Divided World, Human Development Report, United Nations Development
Programme (UNDP), 2008, p. 2. 209
Idem. 210
L. LAIGLE et N. BLANC. « Gouvernance environnementale et adaptation au changement climatique : une
approche par les "capabilities"? », Colloque international futurs urbains, Université de Paris-Est, 2013, p. 2, [En
ligne], http://villes-environnement.fr/fr/ajax/papier/48.html, (Page consultée le 7 mai 2015). 211
Ibid, p. 3. 212
Idem.
72
résilience213
. En effet, en renforçant les capabilités d’adaptation des individus vulnérables, les
bouleversements pourraient aller jusqu’à occasionner des impacts positifs, ou du moins limités,
sur la vie des personnes214
. Gina Ziervogel et ses collègues ont démontré, à travers l’expérience
de la création d’un jardin communautaire dans un village d’Afrique du Sud, que l’acquisition de
connaissances, la mise en commun des compétences individuelles et le renforcement d’un réseau
social ont diminué la vulnérabilité des individus impliqués dans le projet215
. La vente individuelle
et collective des légumes cultivés dans le potager favorise la résilience aux variations futures du
marché et améliore ainsi l’adaptation aux changements climatiques216
.
Les initiatives locales de la sorte demeurent néanmoins assujetties aux décisions politiques. Le
niveau d’éducation et l’accès à l’information, par exemple, exerceront une influence capitale sur
la façon dont les gens s’organiseront collectivement pour faire face aux changements climatiques.
La vulnérabilité et la façon de s’adapter au phénomène doivent donc être considérées dans les
politiques publiques et celles-ci doivent revoir les approches possibles de l’adaptation aux
changements climatiques ainsi que les mesures d’évaluation des conséquences des
bouleversements climatiques. Même si l’approche des capabilités correspond au paradigme
libéral dominant, l’attention que doivent y porter les politiques publiques nécessite un
changement significatif dans la façon d’aborder les problèmes humains liés aux changements
climatiques. Ultimement, c’est une modification de la culture de gouvernance qui doit être opérée
pour prendre en charge les problèmes de capabilités liés aux changements climatiques.
L’analyse que nous venons de faire de l’application de l’approche des capabilités aux
conséquences humaines des changements climatiques nous prouve non seulement sa pertinence,
mais aussi l’ampleur du problème et le défi qu’il pose dans la sphère collective. Quelques
critiques restent toutefois à être adressées et certaines questions demeurent sans réponse. La
prochaine partie permettra de faire le bilan de cette analyse et d’y apporter un regard nouveau.
213
G. ZIERVOGEL, S. BHARWANI et T. E. DOWNING. « Adapting to Climate Variability: Pumpkins, People and
Policy », Natural Ressources Forum, Vol. 30, No. 4, 2006, pp. 294-305. 214
Ibid, p. 295. 215
Ibid, pp. 301-302. 216
Ibid, p. 302.
73
Conclusion
Lorsqu’Amartya Sen a réfléchi à son approche des capabilités, un de ses principaux objectifs était
de développer une alternative qui saurait pallier aux critères quantitatifs d’évaluation de la
richesse des États. Sa prémisse était que la qualité de vie des personnes devait aussi faire partie
des critères de prospérité d’un pays, car la pauvreté est davantage une privation de capacité que
de revenu. Sa conception du bien-être et de la liberté n’a pas seulement permis de concevoir le
développement humain au-delà des considérations financières, mais elle a aussi contribué à faire
avancer la pensée libérale. Pour Sen, la liberté est en quelque sorte socialement construite. Ainsi,
une fois qu’on l’a conçue de manière théorique, il faut s’assurer de bien comprendre la façon dont
elle se manifeste dans la réalité des individus. Cela vaut aussi pour les situations d’injustice. Une
procédure d’évaluation des injustices et des inégalités ne permet pas de considérer l’existence
d’une pluralité dans les différentes conceptions de la justice. En effet, leurs valeurs sous-jacentes
varient entre les communautés et les cultures, mais aussi dans le temps et selon la base
d’informations du modèle idéologique sociétal.
La théorie philosophique de Sen demeure donc ancrée dans un paradigme libéral, en ce qu’elle
porte l’attention sur le bien-être individuel et sur la possibilité réelle que chaque personne a de
choisir entre différentes combinaisons de fonctionnement. Mais rappelons que Sen estime que
chaque individu a aussi une responsabilité dans l’épanouissement de ses capabilités, même si
celle-ci demeure limitée. En effet, l’interdépendance des humains dans leurs conditions de vie fait
en sorte que cette responsabilité individuelle atteint rapidement sa limite. Mais le développement
humain, conçu à travers une implication collective dans les efforts de déploiement des capabilités
individuelles, amène les personnes à posséder plus de pouvoir sur leur propre sort et augmente
ainsi leur part de responsabilité en ce qui concerne leur condition de vie.
L’individu n’est toutefois pas aussi autonome et responsable que le suppose l’idéologie libérale
classique. C’est d’ailleurs une des principales critiques que Martha Nussbaum adresse au
libéralisme. Il est faux de croire que tous les individus ont les mêmes possibilités d’être libres et
d’avoir une vie digne. Au contraire, l’humain est vulnérable et ses capabilités sont influencées
par l’activité de ses semblables. À une époque mondialisée comme nous le vivons aujourd’hui,
les externalités sociales et environnementales traversent les frontières. Ce phénomène met en
74
lumière le problème du libre choix véhiculé par le libéralisme. La pensée libérale semble
atteindre une limite lorsque vient le temps de tenir compte des externalités et de l’influence
qu’exerce l’activité humaine sur les individus. Selon Nussbaum, on doit donc porter une attention
particulière à la dignité humaine et travailler à assurer une égale dignité à tous les humains. Cette
garantie passe par les lois et les institutions démocratiques qui ont un rôle crucial à jouer pour
assurer un traitement égal des individus. Et la responsabilité des gouvernements s’étend aussi à la
garantie d’un seuil minimal des capabilités centrales à la vie humaine217
. Ainsi, la structure
étatique ne représente pas seulement un point de départ théorique pour la construction d’une
justice sociale. Les gouvernements ont le devoir de prendre en charge la qualité de vie, non
seulement de leurs citoyennes et citoyens, mais aussi des plus démunis vivant ailleurs dans le
monde.
Les capabilités se distinguent donc sur plusieurs points des approches libérales classiques de la
justice. Même si la philosophie politique et économique d’Amartya Sen et Martha Nussbaum
demeure ancrée dans un paradigme libéral, le déploiement de leur approche des capabilités
nécessite une réflexion qui dépasse les principes du libéralisme classique. Cette opposition peut
s’observer entre autres sur la façon de concevoir la responsabilité individuelle, l’intervention de
l’État, la valeur du marché et même l’existence d’externalités négatives. Les capabilités conçues
comme une approche libérale de la justice constituent donc une sorte de paradoxe, principalement
dans son application et son intégration dans les politiques publiques.
Concevoir le développement humain en termes de capabilités a fait l’objet de plusieurs
recherches et expériences terrains. Nous avons vu que son caractère multidimensionnel conférait
à cette approche un atout dans son application. Sa prise en compte peut donc être observée dans
plusieurs domaines tels que l’égalité entre les femmes et les hommes, la santé mentale et la lutte à
la pauvreté. Son application la plus marquante demeure l’IDH, dont l’utilisation est devenue une
référence en matière de développement humain, même si plusieurs États tardent à reconnaître sa
complétude face au PIB. Néanmoins, les problèmes écologiques demeurent les grands oubliés
217
En rappel : (1) la vie, (2) la santé du corps, (3) l’intégrité du corps, (4) les sens, l’imagination et la pensée, (5) les
émotions, (6) la raison pratique, (7) l’affiliation, (8) les autres espèces, (9) le jeu et (10) le contrôle sur son
environnement; dans M. NUSSBAUM. Capabilités – Comment créer les conditions d’un monde plus juste?, Paris,
Flammarion, 2012, pp. 55-57.
75
dans l’application de l’approche des capabilités et c’est l’une des raisons qui nous a poussés à en
faire l’étude.
Nous avons donc voulu définir certaines des notions de la justice écologique. Cette partie avait
pour objectif de présenter en quoi les problèmes écologiques et plus particulièrement le
réchauffement climatique devaient être abordés d’un point de vue moral. Nous avons donc défini
certaines notions de la justice écologique et nous avons pu observer qu’il s’agit d’un concept
particulièrement hétérogène et non consensuel. Si l’approche distributive demeure la plus
répandue dans la gestion publique des impacts humains des changements climatiques, c’est aussi
celle à qui l’on adresse le plus grand nombre de critiques. Une procédure visant la simple
distribution équitable par nos institutions des coûts et bénéfices environnementaux ne
parviendrait pas à assurer une qualité de vie à tous les individus. Pour Sen, l’approche
distributive ne réussit pas à considérer chez l’humain l’existence d’une pluralité de valeurs, de
mœurs, d’ambitions, etc. L’enjeu des inégalités écologiques doit donc avoir une place
prépondérante dans l’élaboration d’une justice écologique. Cela implique de porter l’attention sur
la façon dont les conséquences environnementales avivent les inégalités sociales et économiques
déjà existantes dans nos sociétés. Au-delà des préoccupations et des impacts économiques, les
enjeux environnementaux doivent aussi être considérés dans l’élaboration de meilleures
conditions d’égalité entre les individus.
Or, la justice écologique traite aussi du devoir moral que nous avons envers les générations
futures. Il s’agit d’un concept de plus en plus répandu dans les accords internationaux ainsi que
dans les rapports scientifiques portant sur la problématique du réchauffement climatique.
Toutefois, les théories de la justice ne semblent pas être en mesure de traiter des questions
normatives liées à notre environnement et à la nature. Dans cet ordre d’idées, nous nous sommes
questionnés sur le potentiel que les capabilités auraient à servir de base dans l’élaboration d’une
justice climatique. Cette approche constituerait alors un atout dans l’évaluation des inégalités
écologiques. Mais cette question doit aussi être posée dans une perspective plus globale, lorsque
l’on considère la reconnaissance des identités collectives. Les inégalités écologiques n’existent
pas seulement entre les individus, mais aussi entre des sociétés entières. Nous avons vu qu’il
76
devenait possible de concevoir des capabilités collectives permettant d’évaluer la possibilité
réelle de chaque pays à tendre vers un projet social qu’il valorise.
Ainsi, lorsque nous avons observé les différentes positions des ONG environnementales à
l’étude, nous avons remarqué qu’il ne semble pas exister de points de discordance entre leurs
revendications et les notions de base à l’approche des capabilités. Si l’on souhaite une application
concrète d’une justice écologique, il faut s’assurer de sa réception positive auprès des acteurs
agissant sur le terrain. Le fait que les revendications des ONG et que l’approche des capabilités
concordent en majeure partie permet de croire que les capabilités pourraient renforcer les
fondements théoriques de ces organisations.
Notre analyse a toutefois révélé que la problématique environnementale était peu traitée dans les
travaux d’Amartya Sen et Martha Nussbaum. Pour Sen, la valeur de la nature réside surtout dans
les possibilités qu’elle offre aux humains. Ainsi, s’il n’existe pas de conflit entre les principales
notions de l’approche des capabilités et les revendications des mouvements écologistes issus de
la société civile, la manière dont Amartya Sen conçoit la nature pourrait provoquer certaines
critiques. Il est vrai que plusieurs ONG placent au cœur de leurs luttes le sort des humains. Mais
la vision purement anthropocentrée de la nature est souvent contestée par celles-ci, puisque
plusieurs ONG incitent l’humanité à revoir sa relation avec son environnement. Nous avons
d’ailleurs mentionné à quelques reprises dans cet essai que l’intérêt d’étudier une approche
anthropocentrée réside principalement dans sa concordance avec le modèle de pensée préconisé
dans nos institutions et donc chez les décideurs. Cela rejoint en partie ce que soutient Martha
Nussbaum. Nous avons en effet observé que la dimension environnementale dans ses travaux
semblait plus étoffée sur certains points que dans ceux de Sen. Cela s’observe à travers le
développement de la 8e capabilité centrale
218, mais aussi à travers sa reconnaissance du rôle que
jouent la nature et les écosystèmes dans le bien-être humain. De plus, Nussbaum s’intéresse aux
capabilités animales et, même s’il s’agit d’un élément que nous avons volontairement écarté dans
cet essai, cela dénote bien l’intérêt que porte Nussbaum à d’autres considérations que celles qui
218
En rappel : La 8e capabilité centrale de Martha Nussbaum consiste à « être capable de développer une attention
pour et de vivre en relation avec les animaux, les plantes et le monde naturel »; dans M. NUSSBAUM. Capabilités –
Comment créer les conditions d’un monde plus juste?, Paris, Flammarion, 2012, p. 57.
77
concernent seulement les humains. Elle fait aussi partie de ceux et celles qui reconnaissent
l’importance d’une réflexion écocentrée plus grande. Rappelons qu’elle mentionnait dans son
ouvrage « […] qu’une position qui traite les écosystèmes comme fins en soi, indépendamment
des individus qui y vivent, peut donner des conclusions fortes pour la protection de
l’environnement. »219
Si elle critique une approche purement anthropocentrée des problèmes
écologiques, elle reconnaît toutefois la pertinence de l’utilisation de ses arguments dans le but
d’influencer les choix politiques. Cela justifierait ainsi le recours aux capabilités pour évaluer les
problèmes humains liés à la dégradation de l’environnement.
Malgré cela, l’approche des capabilités demeure absente des politiques publiques en matière de
changements climatiques. Cela s’explique en partie par le réel défi que représente sa prise en
compte par nos institutions. Il est vrai que l’approche de Sen demeure cohérente avec l’idéologie
libérale dominante dans nos sociétés modernes. Toutefois, si certaines études tendent à démontrer
que le développement humain soutient la croissance économique, l’augmentation des inégalités
ainsi que la concentration du capital et des patrimoines 220 démontrent aussi une certaine
incompatibilité entre l’application des capabilités et la nature de notre système économique
actuel. Une considération accrue des capabilités dans les préoccupations économiques
nécessiterait une profonde modification des mesures d’évaluation de la qualité de vie, en plus
d’investissements publics durables. Une réflexion serait aussi primordiale concernant la façon
dont nos programmes sociaux exacerbent la notion de responsabilité individuelle. Ultimement,
les institutions politiques et juridiques ne semblent pas construites pour prendre en charge un
concept aussi abstrait que celui des capabilités dont l’application nécessite une intervention
variée et relative.
En ce qui concerne les problèmes écologiques, la dégradation de l’environnement naturel et les
changements climatiques ne peuvent vraisemblablement pas être considérés comme des facteurs
ayant une simple influence sur les capabilités. Nous avons vu que dans certains cas, ce sont des
phénomènes qui se retrouvent à la source du bien-être et de la qualité de vie des individus.
219
M. NUSSBAUM. Capabilités – Comment créer les conditions d’un monde plus juste?, Paris, Flammarion, 2012,
p. 220. 220
T. PIKETTY. Le capital au XXIe siècle, Paris, Éditions du Seuil, 2013, 976 p.
78
Par exemple, disons que la problématique de la dégradation de l’environnement ne constitue
actuellement pas un enjeu et que notre environnement naturel n’est pas en danger. Nous aurions
tout de même pu nous poser la question suivante : l’amélioration de la qualité de l’environnement
peut-elle contribuer à l’épanouissement des capabilités humaines? Dans ce cas, il aurait
effectivement été possible d’y répondre par l’affirmative et de préciser que les humains vivant
dans un environnement de meilleure qualité possèdent plus de pouvoir sur leur qualité de vie que
ceux vivant dans un environnement de moins bonne qualité.
Néanmoins, présentement, dans certaines régions du monde, les problèmes écologiques sont
d’une si grande ampleur qu’ils compromettent non seulement le bien-être et la qualité de vie des
personnes y vivant, mais surtout leur survie et leur dignité. L’approche des capabilités semble
donc atteindre un point de rupture en ce qui concerne les impacts humains des changements
climatiques. La difficulté d’évaluer les conséquences humaines de la dégradation de
l’environnement via l’approche des capabilités est que ses impacts apparaissent comme évidents
et aberrants. Les conditions environnementales optimales étant à l’origine de la vie sur Terre, il
devient aujourd’hui impossible de considérer la dégradation de l’environnement naturel comme
un phénomène ayant autant d’influence que d’autres préoccupations d’ordre politique, social ou
économique. Breena Holland a trouvé une partie de la réponse en définissant les conditions
environnementales comme une métacapabilité, mais l’objectif dans le présent essai n’était pas
seulement d’alimenter l’approche et de la rendre plus crédible, mais surtout d’analyser son
potentiel d’intégration dans les politiques publiques. Or, si l’on considère l’environnement
comme la pierre angulaire soutenant l’existence et le déploiement des « capabilités centrales »,
son utilisation dans le cadre de l’approche des capabilités perd de sa pertinence.
En introduction à cet essai, nous avons formulé notre question d’analyse comme suit : existerait-
il une approche qui saurait contribuer au renforcement d’une justice climatique tout en demeurant
compatible au paradigme idéologique dominant?
Cette question partait du principe qu’une réflexion philosophique et éthique approfondie doit
occuper un plus grand espace dans les analyses politiques portant sur la problématique du
réchauffement climatique. À la lumière de notre analyse, il est possible de déduire que les limites
79
de l’action publique en matière de lutte aux changements climatiques peuvent en partie
s’expliquer par une incohérence idéologique entre le modèle politico-économique dominant et les
actions que nécessitent les problèmes humains du changement climatique. Nous avons vu que les
inégalités écologiques étaient souvent reléguées au second plan face aux préoccupations
économiques dans l’élaboration de politiques environnementales, alors qu’il s’agit d’un enjeu
mondial d’une grande importance. Nous avons aussi observé que les politiques publiques en
matière de lutte aux changements climatiques s’inspirent généralement du concept de
développement durable. Or, ce concept valorise surtout une approche distributive pour lutter
contre les impacts humains de la dégradation de l’environnement dont nous avons étudié les
désavantages et les insuccès. Nous pourrions ajouter que la proximité qu’entretiennent les
gouvernements avec les différents lobbies du secteur privé est assez grande pour que celui-ci
impose en quelque sorte ses valeurs économiques et sociales.
En conclusion, une approche basée sur les capabilités pourrait contribuer au renforcement
théorique d’une justice climatique en ce qu’elle permettrait d’offrir une base normative qui
demeure cohérente avec les différentes interprétations de la justice écologique. La principale
contrainte réside dans l’intégration de l’approche dans les politiques publiques de lutte aux
impacts humains des changements climatiques.
Cela nous amène à nous questionner sur l’avenir des libertés individuelles dans une lutte aussi
collective que celle contre le réchauffement climatique. Dans quelle mesure est-il possible de
réfléchir à une justice climatique sans remettre en question les fondements de l’idéologie
libérale? Le modèle libéral répandu dans nos sociétés pourra-t-il survivre à cet enjeu?
80
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